Billetdoux métaphysicien


On a beaucoup parlé de l’humour de Billetdoux, humour à la fois tendre et cruel qui naît de l’observation attentive, même lorsqu’elle paraît totalement irréaliste, de la souffrance humaine. En revanche rarement a été attirée l’attention sur la dimension métaphysique de son œuvre qui se cache derrière cet humour, sur la présence permanente de la mort, ce qui est l’objet de cet article, à partir de trois exemples, Va donc chez Törpe, Ne m’attendez pas ce soir et Comment va le monde, Môssieu ? Il tourne, Môssieu ! 

Much has been written about humor in Billetdoux’s theater: a humour both tender and cruel that comes from close observation of human suffering, even when it seems totally unrealistic. However rarely has been drawn attention to the metaphysical dimension of his work behind the humor, and to the constant presence of death. This is the subject of this article, through the analysis of three examples: Va donc chez Törpe, Ne m’attendez pas ce soir et Comment va le monde, Môssieu ? Il tourne, Môssieu ! 

 


Texte intégral

On a beaucoup parlé de l’humour de François Billetdoux, humour à la fois tendre et cruel qui naît de l’observation attentive, même lorsqu’elle paraît totalement irréaliste, de la souffrance humaine. Il entretient en effet un rapport au langage bien particulier, en partie hérité de son passage à la radio où il a travaillé en permanence sur les mille facettes de la langue parlée mais aussi de sa participation à des spectacles de cabaret, chez Milord l’Arsouille ou à L’Ecluse où il interprète lui-même les « monologues à dire », toujours teintés d’insolite, qu’il compose. Dès Tchin-Tchin en 1959 [1], pièce avec laquelle le public le découvre vraiment [2], la presse, unanime, saluant la naissance d’un nouvel auteur, met l’accent sur cet humour. Morvan Lebesque dans Carrefour [3] y voit « un miracle de tendresse et d’ironie ». Dans Le Parisien libéré, Georges Lerminier, séduit par la fantaisie langagière, trouve le spectacle « énormément spirituel, vaguement inquiétant [4] ». Il ajoute qu’on « y retrouve le ton du Billetdoux des émissions poético-farfelues de la radio. Il y entre pas mal de préciosité, une préciosité ironique, très consciente ». Quant à Paul-Louis Mignon, qui apprécie particulièrement le « tragique optimiste de la pièce », il écrit :

L’humour avec lequel F. Billetdoux considère les choses a l’originalité de n’être pas une arme de défense, il n’est pas un moyen de dissimuler un désespoir secret, il affirme au contraire une sagesse, la certitude qu’au bout de la nuit, il est possible de connaître le plaisir de vivre [5].

C’est également cette langue singulière que retient de lui, lorsqu’a sonné l’heure des bilans, Colette Godard dans l’article nécrologique qu’elle lui consacre dans Le Monde le jeudi 28 novembre 1991 :

Il […] bâtit en rêve des nuits peuplées de mots lumineux, de fantômes inquiets, de copains bien vivants. Homme de radio, les distorsions sonores rendues possibles par la technique le fascinent. Et, comédien, le langage, la façon dont se jouent les multiples sens des phrases.

Il en est de même pour Poirot-Delpech dans le même numéro du Monde qui se ressouvient du plaisir des mots que lui procura Tchin-Tchin :

La grâce existe, nous l’avons rencontrée, un soir de 1959 au Théâtre de Poche. Un couple de soiffards trinquaient, Tchin-Tchin, à la santé des mots, ces adorables faux-frères. Elle, c’était Katarina Renn, à l’accent germanique, lunatique, inspirée. Lui, c’était l’auteur, Billetdoux, distillant ses propres répliques avec une gourmandise surprise. Sous le regard d’un certain Claude Berri, le futur producteur, Billetdoux imposait sa silhouette et son style d’adolescent poupin, l’œil et la bouche luisant de tendresse inquiète, douloureuse. En plein théâtre de l’absurde était né un cousin antillais [6] de Boris Vian, plus tourmenté et lyrique, plus russe, à sa façon.

Si donc l’humour, le brio langagier, ont été soulignés tout au fil de la carrière de Billetdoux, en revanche rarement a été attirée l’attention sur la dimension métaphysique de son œuvre qui se cache derrière cet humour, sur la présence permanente de la mort, de la vieillesse qui en est l’antichambre, sur le désarroi face à la question, éternellement sans réponse, de l’existence, de la place de l’homme dans l’univers, ce que je voudrais faire ici, à travers l’analyse de trois pièces, Va donc chez Törpe, Ne m’attendez pas ce soir, Comment va le monde, Môssieu ? Il tourne, Môssieu !

1. Le suicide imparable

Après avoir tenté de cerner dans Tchin-Tchin et dans Le Comportement des époux Bredburry (1960) le mystère des relations amoureuses, Billetdoux, écrivant Va donc chez Törpe (1961), se penche sur l’énigme du suicide et sur l’inaptitude de l’homme à empêcher son semblable de commettre l’irréparable. Il se place d’ailleurs dans l’héritage de Camus, de

Noces d’abord, un cri naturel, puis en parallèle les deux qui datent de 1942 et qui vont de l’indifférence à la parole d’un Job sans interlocuteur. L’Étranger se transforme à travers Le Mythe de Sisyphe qui débute par : « Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide [7]. »

et plus loin :

Ah ! Être là au moment où quelqu’un veut attenter à sa propre vie ! L’en empêcher ! Trouver quoi dire ! Le fait est que le suicide ne saurait être pour moi d’abord et seulement une hypothèse philosophique [8].

Dans l’étrange auberge d’Europe centrale de Va donc chez Törpe viennent se retirer tous les désespérés du pays car la propriétaire, une certaine Ursula Törpe, sait comprendre leur dégoût de l’existence et les apaiser, les persuader de continuer à vivre. Or voici que depuis un certain temps elle n’y parvient plus et qu’au contraire on y meurt beaucoup plus qu’ailleurs.

À leur arrivée, ils espèrent encore quelque chose d’autre : un au-delà d’eux-mêmes. Hélas ! Mademoiselle Törpe, ancienne Résistante, n’identifie plus l’ennemi à combattre. Elle n’en peut plus de faire face seule à tant de désespérances. À son tour, elle appelle au secours ou, si l’on préfère, à une autre conscience [9].

Cette « autre conscience », c’est l’inspecteur de police, Karl Töpfer, qui vient sur sa demande inspecter les lieux pour enquêter sur cette vague de suicides. Interrogeant un à un tous les pensionnaires, Klaus von Karadine, un hobereau, Tsilla Mamadou, un étudiant noir, Stephan Pocoresco, un juif, etc.… il découvre avec effroi que ces êtres aspirent à la mort et se rend compte qu’ils ne viennent là que pour mettre un terme à leur existence. Essayant en vain de saisir leurs mobiles (l’alcool, la maladie, l’amour, l’argent ?), il finit par s’apercevoir que rien ne manque à ces malheureux, sinon… le désir de vivre.

Dites-moi, est-ce que vous n’avez pas tout ce qu’il vous faut pour être heureux ? La santé, la nourriture, le logement, l’avenir, la vie ? Il n’y a rien d’autre peut-être, mais cela vous l’avez. Alors ! Et qu’est-ce que vous voulez d’autre ? J’ai essayé de le faire entendre à chacun d’entre vous tout à l’heure, mais vous m’avez considéré comme une brute imbécile [10].

Billetdoux fait remarquer que « l’inspecteur Töpfer, le personnage-moteur de l’action, répète enfantinement : “Je veux comprendre” [11]. » La femme de ménage se moque de lui et de cette prétention à comprendre :

Et il y a des petits messieurs bavards qui viennent faire les coqs dans les bonnes maisons, et qui se pavanent, et qui tournicotent, et qui poussent des cris, et qui voudraient que les autres expliquent ce qu’ils ne comprennent pas dans leur cervelle de coqs ! J’en ai vu toute ma vie, mon garçon, des comiques de votre espèce. Ils posent des questions et c’est tout ce qu’ils savent faire [12].

L’inspecteur est d’autant plus surpris qu’il rappelle, dans sa tirade inaugurale, que la première fois qu’il se rendit dans ce village, dans cette auberge, la joie régnait, on y dansait ; que la deuxième fois il y vint pour se cacher car c’était la guerre, cette deuxième guerre mondiale qui, il en a conscience, a marqué un seuil dans l’histoire de l’Europe si bien que l’homme n’a plus la même place dans le monde qu’avant.

Si le suicide apparaît à tous les pensionnaires de l’auberge comme devoir être leur destin, c’est qu’ils éprouvent le sentiment qu’ils sont déjà touchés par l’aile de la mort. L’un d’eux, Pocoresco, déclare :

Mais nous sommes déjà morts, jetons un coup d’œil ! Le fumier est sous la peau. Cette odeur de bête qui respire mal, que ni le froid, ni la pluie, ni rien ne disperse, c’est nous-mêmes [13].

L’inspecteur voudrait éviter les prochains suicides mais se trouve totalement démuni face à la détresse humaine. Impuissant, il assiste à la mort d’un des pensionnaires qui se tue sous ses yeux. L’enquête n’a pas abouti, ses tentatives pour ramener les désespérés à la vie non plus. Lui-même va ressortir de l’expérience totalement désemparé, ayant perdu toutes ses certitudes. Dans cette pièce aux accents métaphysiques, que Billetdoux pensait d’abord intituler Hôtel de l’espérance et des noyés réunis [14], c’est toute l’insoluble difficulté d’être qu’il interroge à travers deux personnages, l’inquiétante Törpe, avatar dégradé de psychopompe, et l’inspecteur désarmé qui ne trouve aucune réponse à ses questions. Ce n’est pas un hasard s’il interprète lui-même à la création le rôle de l’Inspecteur qui essaie vainement de sonder les cœurs et se heurte à ce mystère de l’existence que tout son théâtre met en scène. Cette pièce parabole dit, à travers un humour grinçant, la pitié et la sympathie qu’il porte à l’humanité souffrante.

Va donc chez Törpe n’est pas une pièce rassurante […]. Mais c’est un apologue ambigu et généreux sur la fameuse difficulté d’être, une de ces œuvres bizarres, intrigantes, inquiétantes, ‒ affectueuse, somme toute, qui nous rappellent que la vérité ne s’obtient jamais en soumettant les autres à la question, mais qu’on s’en rapproche en se posant, tous ensemble, les vraies questions, les questions de vie, de mort ou d’amour […] [15].

La pièce est créée le 28 septembre 1961 au Festival de Liège en Belgique avec un grand succès et représentée le lendemain au Studio des Champs-Élysées à Paris dans la mise en scène d’Antoine Bourseiller [16]. Tous, Robert Kanters dans L’Express, Pierre Marcabru dans Arts, Roger Nimier dans Le Nouveau Candide, applaudissent tant le dialogue éblouissant que le décor, saisissant dans sa sobriété, ainsi que le jeu des acteurs. Bertrand Poirot-Delpech dans Le Monde est dithyrambique, saluant dans le théâtre de Billetdoux une voie dramatique qui vient renouveler l’Avant-Garde des années cinquante, « dépassant le constat de faillite inspiré à ses devanciers par l’incohérence des choses et des mots » :

À l’Avant-Garde tout intellectuelle des années cinquante, condamnée aux poubelles de Beckett, il fait succéder une Avant-Garde qui pourrait s’appeler celle du cœur et de l’envie de vivre envers et contre tout. Ce besoin éminemment moderne de transcender les vieilles notions d’absurdité et de mort, il fallait, pour le traduire en termes d’aujourd’hui, des trésors de sensibilité, d’ironie, d’invention poétique… et de technique théâtrale. Billetdoux les possède miraculeusement, avec son art des ruptures tendres et burlesques, d’où naissent par mégarde des rêves infinis. L’auteur de Tchin-Tchin est devenu un grand poète de la nuit [17].

Billetdoux est désormais un auteur reconnu, comme en témoigne en cette même année 1961 la parution aux éditions de La Table Ronde du Théâtre I [18].

2. Le spectre de la vieillesse

 Comme dans Va donc chez Törpe, la mort plane dès le lever de rideau dans Ne m’attendez pas ce soir (1971), ce « poème-spectacle », selon la dénomination de Billetdoux, dans lequel un vieil homme nommé ‒ antiphrase comique ‒ Bonaventure, rôle tenu là encore par Billetdoux lui-même, qui porte un « maquillage-masque disant vieillesse », déclare :

Ainsi je meurs

comme un insecte

comique

alors

qu’on ne m’embête plus !

Au public, fortement.

Ne me dites pas que je n’ai pas changé !

Maintenant j’ai pris peur.

Mais vous-même, comment allez-vous, camarades ?

N’est-il pas regrettable qu’en prenant de l’âge

on ne puisse plus au fur et à mesure aller mieux qu’avant ?

Difficultueusement, il se détourne et va vers l’Épouvantail aux Miroirs, qui est comme qui dirait fermé.

Avec toutes les choses qui m’empâtent

sans compter les doutes

nous n’irons plus bien loin…

 

Se regardant.

C’est l’automne

les bajoues tombent

les cernes jaunissent

ne parlons pas des poils…

 

Il ouvre l’Épouvantail, se regardant successivement dans chacune des trois parties…

Je rêvais d’être un aigle

je me croyais un lion

me voilà ruminant…

Il s’assied.

À trop se ralentir

on se tient moins qu’un arbre

on meurt plus vite qu’un caillou [19].

Avec la présence de l’Épouvantail aux Miroirs, épouvantail sur lequel Bonaventure lit sa vieillesse, c’est une atmosphère de conte qui baigne cette pièce qui pourrait avoir comme sous-titre les deux âges de la vie. À côté de Bonaventure, se tient Évangéline, une jolie jeune fille nonchalamment allongée dans un hamac, figure allégorique de la jeunesse. Sa futilité contraste avec l’inquiétude qui assaille l’homme.

Moi, je ne vois plus que trois endroits où vivre :

en Californie ‒ on the beach ‒

aux Galeries Lafayette

et l’été dans un magnolia [20].

Après avoir contemplé dans les trois miroirs de l’épouvantail sa décrépitude, c’est dans le visage d’Évangéline, devenue l’épouvantail, que Bonaventure interroge avec angoisse sa vieillesse.

L’atmosphère est tout aussi inquiétante dans Les Veuves (1975), pièce elle aussi composée à la manière d’un conte, dans laquelle le Vieil Oncle, rôle à nouveau tenu par Billetdoux lui-même, parti très loin, revient au pays natal au soir de sa vie, et essaie de différer ce retour qu’il appréhende car il a le sentiment d’aller à la rencontre de sa mort. Aussi, alors que toutes les femmes de ce village où il n’y a plus que des veuves guettent son arrivée avec impatience, crie-t-il, comme Bonaventure : « Ne m’attendez pas ce soir » [21]. Le reflet du visage dans le miroir y est tout aussi angoissant. Chrysalide, l’une des crapaudines, « interroge le miroir et ses compagnes :

‒ Est-ce que j’ai changé ?

Est-ce que

j’ai changé [22] ?

Il en va de même dans Tchin-Tchin où dans le village du héros, Césaréo, « … toutes les femmes sont en deuil d’on ne sait qui… [23] ». Le vieil homme qu’inquiète l’approche du terme, on le voit, est un personnage récurrent dans le théâtre de Billetdoux.

3. Les tribulations funestes de la guerre

Poursuivant, après un intermède comique, Pour Finalie ‒ commande d’Antoine Bourseiller pour le spectacle collectif Chemises de nuit, auquel participent Ionesco et Vauthier avec Délire à deux et Badadesques ‒ le questionnement métaphysique engagé dans Va donc chez Törpe, Billetdoux, dans Comment va le monde, Môssieu? Il tourne, Môssieu! (1964), « une aventure tragi-comique [24] » porte pour la première fois le drame sur la scène du monde. Par son titre, qui est un emprunt à Timon d’Athènes [25], il place explicitement la pièce sous le signe de Shakespeare [26] mais aussi des Pensées de Pascal qu’il cite dans sa « Préface » de 1990 :

Je ne sais qui m’a mis au monde, ni ce que c’est que le monde, ni que moi-même ; je suis dans une ignorance terrible de toutes choses ; je ne sais ce que c’est que mon corps, que mes sens, que mon âme et cette partie de moi qui pense ce que je dis, qui fait réflexion sur tout et sur elle-même, et ne se connaît non plus que le reste. Je vois ces effroyables espaces de l’univers qui m’enferme, et je me trouve attaché à un coin de cette vaste étendue, sans que je sache pourquoi je suis plutôt placé en ce lieu qu’en un autre, ni pourquoi ce peu de temps qui m’est donné à vivre m’est assigné à ce point plutôt qu’à un autre de toute l’éternité qui m’a précédé et de toute celle qui me suit. […] Tout ce que je connais est que je dois bientôt mourir, mais ce que j’ignore le plus est cette mort même que je ne saurais éviter [27].

Il narre, sous un mode burlesque, l’errance d’un soldat français, Hubert Schluz, qui parvient à s’évader en 1944 d’un camp de concentration de Silésie avec un soldat américain, Job [28]. C’est à toute la monstruosité de la grande Histoire que sont confrontés les deux héros, jetés comme Candide dans « une boucherie héroïque ». Les deux hommes, qui s’entraident pendant la débâcle, deviennent compagnons d’infortune. Schluz, un banlieusard gringalet et timide, un invétéré bavard à qui sa naïveté joue bien des tours, rêve de tenir une gargote au bord de la Marne tandis que l’Américain, un homme pragmatique qui fonce, brutal, sans se poser de questions, sans se préoccuper de ceux qui l’entourent, veut retourner dans son Texas natal pour y construire une ville. Bien que tout semble devoir les séparer, les malheurs qu’ils vivent ensemble font naître entre eux une solide amitié que rien ne viendra entamer. Job, sous le charme, ne se lasse pas d’écouter les propos truculents de Schluz, tantôt gouailleur tantôt raisonneur. Quant à Schluz, séduit par la force herculéenne de Job, il renonce à tout pour le suivre, à sa femme, à son pays, à ses copains, et il l’accompagne jusqu’au fin fond du Texas. Petits points perdus dans un monde apocalyptique, les deux hommes parcourent ensemble des milliers de kilomètres, de la Silésie au Texas, en passant par Paris, New-York, etc…, jusqu’à ce que s’achève lamentablement leur dérisoire épopée. Enfin parvenu au Texas, Job est abattu par trois cow-boys, laissant, seul au milieu des derricks, le malheureux Schluz qui rêve pourtant toujours d’ouvrir un bistrot. À travers la pitoyable odyssée du couple, c’est sur la misère de la condition humaine que s’interroge Billetdoux. Dans cette sorte de roman picaresque porté à la scène, c’est toute la fragilité de l’homme ballotté dans un univers violent et chaotique, mais c’est aussi la force de son instinct de vie qu’il représente. Pièce cosmique comme l’a voulu son auteur qui déclare dans son « Avant-propos » :

Quant au décor et à la musique, j’ai rêvé dans cette entreprise qu’ils soient la terre et le ciel, par quoi nous nous sommes envolés dans le temps et dans l’espace et dans la gravitation [29].

Mise en scène par Billetdoux lui-même, la pièce est créée le 11 mars 1964 au Théâtre de l’Ambigu [30]. Dans cette œuvre qu’il qualifie de « western métaphysique », sans doute ironiquement par référence à ce « western endiablé » qu’est, selon Beckett, En attendant Godot, Billetdoux, désireux de « composer une orchestration multiforme autour de deux solistes », réalise une expérience scénique originale. Face aux deux protagonistes, il place une douzaine de mimes qui incarnent les quelques soixante-quinze personnages que rencontrent Schluz et Job au cours de leur interminable périple. Quoique muets, ils ne sont pas pour autant de simples figurants. Billetdoux les qualifie de personnages au sens plein du terme. Il donne l’exemple de Madeleine, la femme de Schluz ou des trois cow-boys meurtriers qui sont annoncés par le dialogue, puis nommés, affirmant qu’ils sont non seulement utiles à l’intrigue mais aussi qu’ils sont « nécessairement autres que ce que Job et Hubert en disent, sinon il n’y aurait pas rencontre, ce choc de volontés opposées qui a force de loi au théâtre. Et ces gens-là pourraient prononcer des répliques, mais ils se taisent, et c’est chaque fois par un mutisme particulier qu’ils répondent et le plus souvent par un acte qui s’ensuit. Ils interviennent, ils sont [31]. » D’autres sont là pour figurer les foules. Ce sont, comme il l’explique également, « les déportés, les soldats américains, les soutiers qui ne sont muets que de langue. Ils forment images et signifient : ils meurent, ils tuent, ils obéissent, ils représentent et, à mes yeux, se tiennent au bord de danser. » Ceux qui chantent ont une fonction chorique, tel le jeune soldat SS :

Je ne sais rien de qui me mène,

je crois en mon cheminement.

[…]

Qui me dira donc qui me mène

et où va mon cheminement [32]?

Tous ont pour rôle de représenter le monde dans lequel évoluent, en proie au désarroi, les deux héros. « C’est toute une génération éperdue par la guerre qui dit ses doutes [33]. »

Le décor géométrique conçu par Jacques Noël contribua à créer une impression d’immensité dont Philippe Dechartre souligne la pertinence. C’est « un immense espace courbe qui a la rigueur et la fascination métaphysique d’une équation. Dans cette masse sculpturale façonnée d’une seule main s’ouvre l’ombilic géant du monde, inexorable point de fuite vers où convergent et disparaissent les hommes et les femmes du drame [34]. » Bertrand Poirot-Delpech dans Le Monde admire lui aussi la force du décor qui suscite chez le spectateur « des effrois d’Apocalypse [35] ». Elsa Triolet dans Les Lettres françaises le 19 mars 1964 a également perçu la force de l’interrogation métaphysique que porte ici Billetdoux :

Un spectacle qui n’est ni facile, ni simple. Sa structure cinématographique, ses images, ses données appartiennent aux jours d’aujourd’hui, théâtralement, humainement et philosophiquement […]. La pièce respire l’air de notre temps, notre atmosphère viciée, porteuse de germes, nos obsessions… Or, même sa métaphysique a la chair et les os des hommes d’aujourd’hui.

Conclusion

Si la mort est l’angoisse qui irrigue toute l’œuvre du poète dramatique, c’est qu’il l’a rencontrée très tôt, comme il en témoigne lui-même dans sa « Préface » à Va donc chez Törpe, sous-titrée « Un peu d’air ! Un peu d’air ! »

Déjà la mort fait partie de ma famille, où l’on a beaucoup disparu sans rien me dire.

Ma mère a été enlevée de sa chambre en cachette quand j’avais sept ans. Plus tard on me racontera qu’elle avait attrapé un coup de vent froid en montant jusqu’où elle n’aurait pas dû : au premier étage de la tour Eiffel. En ce temps-là, on avait quelque honte à mourir de tuberculose, cette consomption par mal d’amour, romantique et contagieuse.

Dans le même immeuble, le concierge a été découvert dans la cave, asphyxié par les émanations de la chaudière d’où dont il avait la charge. Puis, sous l’Occupation allemande, notre voisine de palier au deuxième étage, rondelette et rigolote, qui était juive hongroise, par panique une nuit s’est jetée par la fenêtre.

Enfin, vers l’âge de quinze ans ‒ je m’assure encore mal de l’ordre des choses dans mon passé ‒, j’ai appris que l’abbé Marie, père missionnaire et curé de Saint-Pierre de Montmartre, auquel on avait confié mon enfance orpheline, s’était donné la mort, comme m’a dit. Puis par hasard un soir que mon père dont j’ignorais tout avait lui aussi mis fin à ses jours d’une balle au cœur alors qu’il avait vingt-trois ans et que j’avais deux mois.

On comprendra que l’inquiétude du suicide me soit consubstantielle [36].

Il y a pour lui d’abord ce scandale ontologique de la mort individuelle. Il en est un autre, historique, lui, celui de la mort de masse, perpétrée par l’homme, cette espèce d’autodestruction à laquelle le siècle dans lequel il a vécu, siècle qui a dépassé en barbarie tous les précédents, lui a donné d’assister.

Jusqu’à la puberté, les récits des anciens combattants de 14-18 ‒ surtout ceux des gueules cassées que l’on regardait discrètement comme des monstres ‒ ou les échos de la guerre d’Espagne et des luttes ouvrières dans les rues de Paris m’environnaient davantage que ceux des années folles. Ah ! Comme j’écoutais ! Dans l’étonnement.

[…]

À la Libération, après avoir fréquenté les cadavres des bombardements aériens par service civique et salué ceux de mes amis fusillés, j’ai parcouru Paris de part en part, grâce à une carte de journaliste, et j’ai vu les femmes tondues et le lynchage des prisonniers allemands. Quelques semaines plus tard, je suis allé à la rencontre, d’hôtel en hôtel ‒ ils avaient droit au luxe dans leur costume rayé jaune et noir ‒ des premiers rescapés des camps de la mort lente.

Ma voix a mué vite. J’ai dû parler en homme prématurément, par enfance humiliée, thème connu. J’irai jusqu’à dire « en vieillard précoce ». L’une des origines peut-être de mon goût du comique, par déguisement.

Je ne me suis pas résigné, je ne me résigne pas au non-sens.

[…]

Il y avait eu la répression de cette révolte première en Hongrie et il y avait la question de la torture en Algérie perpétrée par nous autres. Plus « aigûment » que jamais, j’ai ressenti comme nous étions possédés depuis plus d’un siècle en Europe par un subtil processus de dépérissement suicidaire [37].

Ce sont donc ces deux angoisses qu’il a portées à la scène dans toutes ses pièces, qu’elles soient intimistes ou qu’elles représentent le théâtre du monde, ce sentiment que l’homme porte la mort en lui comme le ver au milieu de la pomme, cette conscience que l’Europe est en perdition. Dans trois des pièces considérées ici, Billetdoux qui est à la fois poète et homme de plateau s’est distribué lui-même à la création dans le rôle principal, le Vieil Homme de Ne m’attendez pas ce soir, le Vieil Oncle dans Les Veuves, l’Inspecteur dans Va donc chez Törpe, ou bien a réalisé la mise en scène dans Comment va le monde, Môssieu ? Il tourne, Môssieu !, ce qui est une façon de montrer au public qu’il se place au cœur du drame, que cette expérience de la mort et de la destruction est sienne, mais qu’elle est également celle de tout homme, et de ce fait de l’impliquer davantage, de l’obliger à se sentir directement concerné.

Notes

[1] La pièce est créée avec succès le 26 janvier 1959 au Théâtre de Poche-Montparnasse, dirigé par Renée Delmas et Étienne Bierry, dans la mise en scène de François Darbon, avec, dans les rôles principaux, Katharina Renn (Mrs Paméla Puffy-Picq), Francois Billetdoux (Césaréo Grimaldi) en alternance avec Roland Dubillard. Traduite en dix-neuf langues, elle fera bien vite le tour du monde.

[2] Il a déjà écrit pour le théâtre avant 1959 et a été joué. En même temps qu’il a publié son premier roman, L’Amiral, il a monté en 1955 au Théâtre de l’Œuvre un spectacle intitulé Les Plus Beaux Métiers du monde dans lequel il a mis en scène deux courtes pièces, Au Jour le jour de Jean Cosmos et sa première comédie, À la nuit la nuit, mais ce spectacle est resté confidentiel.

[3] Cité dans L’Avant-Scène, n° 193, 18 mars 1959.

[4] Ibid.

[5] Ibid.

[6] Allusion au fait que pendant deux ans, en 1949 et en 1950, Billetdoux est le directeur artistique de Radio-Martinique.

[7] Va donc chez Törpe, Arles, Actes Sud-Papiers, 1989, « Préface. Un peu d’air! Un peu d’air ! », p. 6.

[8] Id. p. 9. Les italiques sont de Billetdoux. Il en est de même dans les citations suivantes.

[9] Ibid.

[10] Va donc chez Törpe, op. cit., p. 53.

[11] Va donc chez Törpe, « Préface » déjà citée, p. 8.

[12] Va donc chez Törpe, p. 22.

[13] Id., p. 24.

[14] Va donc chez Törpe, « Préface », p. 8.

[15] Claude Roy, « Un apologue ambigu et généreux », L’Avant-Scène Théâtre, n°273, octobre 1962.

[16] Avec les décors de Pace. La distribution réunit Michel Daquin (Klaus von Karadine), Christiane Ribes (Ada), François Billetdoux (l’Inspecteur Karl Töpfer), Yves Péneau (Gustav), Chantal Darget (Opportune), Katharina Renn (Ursula Törpe), Yves Kerboul (Hans Meyer), Charles Millot (Stéphan Pocoresco), Dia Fara (Tsilla Mamadou), André Weber (Piotr Ollendorf), etc. La pièce est jouée pendant un an à Paris avec un immense succès.

[17] Bertrand Poirot-Delpech, « L’avant-garde du cœur », cité dans L’Avant-scène n°273, octobre 1962.

[18] Contient À la Nuit la nuit, Tchin-Tchin, Le Comportement des époux Bredburry et Va donc chez Törpe.

[19] Ne m’attendez pas ce soir, Arles, Actes Sud-Papiers, 1994, p. 9-10.

[20] Id., p. 10.

[21] Les Veuves, L’Avant-Scène Théâtre n°571, p. 26.

[22] Id., p. 23.

[23] Tchin-Tchin, Arles, Actes Sud-Papiers, 1998, p. 20.

[24] Comment va le monde, Môssieu? Il tourne, Môssieu!, Arles, Actes Sud-Papiers, 1990, « Avant-propos pour la première édition, 1964 », p. 7.

[25] « Comment va le monde ? ‒ Il s’use, Monsieur, à mesure qu’il grandit. »

[26] « Comment va le monde, Môssieu?… Dans les royaumes de William Shakespeare, d’où la question m’est venue […] » (« Préface »), p. 15.

[27] Comment va le monde, Môssieu? Il tourne, Môssieu!, « Préface. Tout seul sous la lampe », p. 15.

[28] « Dois-je insister en soulignant en quoi il s’agit plutôt de l’Ancien Testament ? », id., p. 19.

[29] « Avant-propos pour la première édition », déjà cité, p. 8.

[30] La musique est de Joseph Kosma. André Weber (Hubert Schluz), et Jess Hahn (Job) interprètent les rôles des deux soldats.

[31] L’Avant-Scène Théâtre,  n° 311, 15 mai 1964.

[32] Comment va le monde, Môssieu? Il tourne, Môssieu!, p. 23-24.

[33] Comment va le monde, Môssieu? Il tourne, Môssieu!, op. cit., « Préface. Tout seul sous la lampe », p. 18.

[34] Cité dans L’Avant-Scène Théâtre, n° 311, op. cit.

[35] Ibid.

[36] Va donc chez Törpe, « Préface » déjà citée, p. 5.

[37] Id. p. 5-6.

Auteur

Marie-Claude Hubert est professeur émérite de littérature française à Aix-Marseille Université. Spécialiste du théâtre français du XXe siècle (depuis son premier ouvrage : Langage et corps fantasmé dans le théâtre des années cinquante : Beckett, Ionesco, Adamov, Corti, 1984), notamment de Lenormand, Vitrac, Montherlant, Genet, Beckett, Ionesco, Adamov, Audiberti, elle a publié de nombreux ouvrages sur le théâtre, édité pour Gallimard Folio/Théâtre plusieurs pièces. Avec une équipe composée de chercheurs français et étrangers, elle a dirigé le Dictionnaire Beckett (Honoré Champion, 2011) et le Dictionnaire Jean Genet (Honoré Champion, 2014).

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