Présentation

François Billetdoux (1927-1991), l’auteur de Tchin-Tchin (1959), de Va donc chez Törpe (1961), du « western métaphysique » Comment va le monde, Môssieu ? Il tourne, Môssieu ! (1964), est aujourd’hui peu joué. Surtout connu comme auteur de théâtre, il a cependant commencé sa carrière en 1946 comme auteur et producteur de radio, et à l’occasion réalisateur ; une étape formatrice dont il a souvent souligné ensuite l’importance et l’influence sur son écriture théâtrale. Billetdoux écrit sa première (courte) pièce pour la scène en 1955, dans la foulée de deux pièces policières pour la radio l’année précédente. Il a 32 ans en 1959 quand il connaît son premier grand succès de théâtre, Tchin-Tchin. Une belle décennie s’ouvre alors pour lui, qui fait de la scène, malgré quelques demi-succès et sans exclure les autres médias (livre, radio, télévision), son principal terrain de jeu. En 1967, l’éreintement de Silence ! l’arbre remue encore… par la critique parisienne l’irrite profondément et le blesse à la fois. Il y répond en renchérissant dans l’expérimentation de formes nouvelles, avec 7 + Quoi ? (1968, théâtre), Ai-je dit que je suis bossu ? (1971, radio), Les Veuves, « tapisserie lyrique » (1972) ou La Nostalgie camarade, « partition théâtrale » (1974). S’ensuivent dix ans de silence. Réveille-toi, Philadelphie ! en 1988, succès exceptionnel, récompensé par le Molière du meilleur auteur, et Appel de personne à personne, œuvre en sept versions (audio, vidéo, diaporama, ballet…) accompagnent la mise en route en 1986 du Catalogue d’un dramaturge, projet d’édition des œuvres de Billetdoux en 21 volumes aux éditions Actes Sud – Papiers, interrompu quelques années après la mort de l’auteur, qui en était le principal moteur.

Le dossier publié aujourd’hui vise à faire redécouvrir quelques facettes d’une œuvre théâtrale et radiophonique aussi abondante et diversiforme que méconnue, qui inscrit très nettement son auteur en précurseur, à sa manière, du « théâtre des voix » caractéristique des écritures contemporaines (Vinaver, Novarina…) auquel Sandrine Le Pors a consacré une étude en 2011 [1]. Une inflexion décisive de ce point de vue, dans l’itinéraire artistique de Billetdoux, est son émancipation vers 1968 du théâtre dans la « grande lignée », pour une exploration multimédiale (cinéma, télévision, radio, théâtre… [2]) des « situations élémentaires » qui nourrissent le théâtre et de « l’instinct de théâtralité » présent en chacun de nous :

Je suis de ceux qui ont appris le théâtre en allant au théâtre et le goût du « rideau rouge » peut évidemment avoir une influence. Mais à cette époque, il y avait Ionesco, qui prônait l’antithéâtre, ou Beckett, et quelques autres, et moi qui venais juste « après », et pour moi dans la grande lignée qui va des Grecs et passe par Shakespeare, Ionesco et Beckett sont une fin. […] J’éprouvais la nécessité de faire quelque chose d’autre mais au début je suis entré dans le théâtre en me servant des diverses formes existantes aussi bien avec ma première pièce Le Comportement des époux Bredburry qu’avec Va donc chez Törpe. Ce n’est qu’avec Tchin-Tchin que j’ai commencé à m’en libérer [3].

J’ai donc essayé de retrouver le théâtre avant « le théâtre », de retrouver les notions élémentaires en considérant que dès l’instant où l’on s’est figé dans des formes on est nécessairement entré dans une certaine faiblesse du théâtre de type occidental dont il fallait se méfier. […] L’élémentaire existe toujours et nous sommes dans une époque où l’élémentaire en ce qui concerne le théâtre doit être profondément reconsidéré ne serait-ce que parce que nous avons à notre disposition, mais aussi nous environnant, de nouveaux moyens d’expression et que la notion d’expression dramatique peut aujourd’hui s’épanouir au cinéma, à la télévision, à la radio comme au théâtre [4].

Or dans cette direction qui le conduit, à la manière d’un Cocteau ou d’un Tardieu, à « s’interroger artisanalement » sur le monde en se méfiant des « disciplines fixes », des « systèmes », des « idées arrêtées » (lettre à Simone Benmussa, 1964), une conviction s’affirme toujours plus, paradoxale sans doute dans le contexte d’une société dite de l’image, mais profonde aussi sans doute : l’homme est un instrument de musique, sa tête un « nid d’oiseaux », ses oreilles sont plus importantes que ses yeux…

Étrangement, les sociétés de type industriel se développent par multiplication des images visuelles, nous faisant oublier que nous avons commencé par entendre avant de voir. Dans le ventre de notre mère, nous avons vécu dans un univers sonore, nourris aussi par cette voix de femme que nous entendions comme de l’intérieur d’un instrument de musique, comme dans la caisse de résonance. On peut rêver à partir de là aux origines du monde.

Je le sais maintenant : j’ai eu besoin du théâtre /non pour dépasser les limites comme Antonin Artaud le rêvait cruellement, mais pour découvrir la taille de l’homme, / pour apprendre à vivre, par ouverture, dans une civilisation scientifiquement occupée à pulvériser tout mouvement qu’on doit qualifier de naturel. Je suis né, nous sommes nés « instruments de musique » […]

 Ces deux citations viennent de la très belle et ambitieuse série Océan du théâtre diffusée en 1972 sur France-Culture dans Les Chemins de la connaissance, conçue par Billetdoux comme « d’une part un récit auto-analytique d’une expérience vécue dans l’ordre théâtral et d’autre part un documentaire complexe sur différentes utilisations para-théâtrales du jeu dramatique, notamment sur les plans : thérapeutique, liturgique et anthropologique [5] ». Elles éclairent le sens des « exercices » et « études » de ses vingt dernières années, tout en invitant à relire et à mettre en perspective ses débuts à la radio, monde de voix s’il en est, et son théâtre « première manière ».

Les articles réunis dans ce dossier y concourent, en envisageant sous cet angle et quelques autres l’écriture et les réalisations de Billetdoux à toutes ses époques.


Document 1

Dernier état du projet de Catalogue d’un dramaturge  en 21 volumes (merci à Claire David, directrice éditoriale chez Actes Sud ‒ Papiers). Nous donnons entre crochets, à titre indicatif, les œuvres regroupées sous certains titres dans le tout premier plan de ce projet , daté novembre 1984, conservé au Fonds Billetdoux de la BnF. Certaines ont finalement donné lieu à un volume séparé.

Petits drames comiques, en un acte

Le comportements des époux Bredburry

Va donc chez Törpe

Tchin-Tchin

Le timide au Palais d’après Tirso de Molina

Comment va le monde, Môssieu ? Il tourne, Môssieu !

Il faut passer par les nuages

Personnages, monologues et soliloques (sous le titre Monologues)

Faits divers pour l’oreille (audio-drames) [Les Nuages ; Un soir de demi-brume ; Plaidoyer pour un homme triste ; Bien amicalement ; Nationale 7]

Divertissements un peu tristes, spectacles [Concerto pour tête à tête ; Ne m’attendez pas ce soir ; Les Veuves]

Has been Bird, enquête lyrique

Pitchi Poï, enquête audiovisuelle

Silence ! L’arbre remue encore…

Réveille-toi Philadelphie !

Ai-je dit que je suis bossu ?

Les Veuves 

Ne m’attendez pas ce soir

À la nuit la nuit 

Appel de personne à personne

La personne qui n’est pas là [film]

Rintru pa trou tar, hin !

Document 2

Catalogue d’un dramaturge : liste chronologique des titres parus et *disponibles.

1986
Tchin-Tchin*

Silence ! L’arbre remue encore…

1987

Petits drames comiques [À la nuit la nuit et Pour Finalie]

1988

Il faut passer par les nuages* [réimprimé en 2015]

Réveille-toi Philadelphie !*

1989

Va donc chez Törpe !*

1991

Le Comportement des époux Bredburry

Comment va le monde, Môssieu ? Il tourne, Môssieu ! *

1992

Pitchi Poï ou la parole donnée*

Appel de personne à personne*

1994

Ne m’attendez pas ce soir*

1996

Monologues* [Femmes parallèles, Bagage, Gnagna, Machin-tout-court, Pilaf, Ai-je dit que je suis bossu ?] [réimprimé en 2015]

1997

La nostalgie, camarade…


Notes

[1] S. Le Pors, Le théâtre des voix. À l’écoute du personnage et des écritures contemporaines, préface de Jean-Pierre Sarrazac, Rennes, PUR, 2011.

[2] Billetdoux est l’inventeur de la notion d’auteur multimédia reprise par la SCAM (Société civile des auteurs multimedia) dont il est un des membres fondateurs en 1981.

[3] F. Billetdoux, « J’étouffe au théâtre », entretien avec Lucien Attoun, Les Nouvelles littéraires, 6 février 1969.

[4] Ibid.

[5] « Présentation » manuscrite de la série par l’auteur datée 30/11/71, BnF, Fonds Billetdoux, cote 4-COL-178 (573-576).

Auteur

Pierre-Marie Héron est professeur de Littérature française à l’université Paul-Valéry Montpellier et membre de l’Institut universitaire de France. A notamment publié des études sur Genet (Gallimard, 2003), Jouhandeau (PU Limoges, 2009) et Cocteau (PUR, 2010). Spécialiste des relations entre les écrivains et la radio en France au XXe siècle, il a dirigé plusieurs ouvrages sur le sujet. Derniers titres parus : Écrivains au micro. Les entretiens-feuilletons à la radio française dans les années cinquante (PUR, 2010); Jean Cocteau. Pratiques du média radiophonique (co-dir. avec Serge Linarès, Minard, 2013), Les radios de Philippe Soupault (dir., Komodo 21, 2015).




Entretien avec Agathe Mella (1987)

Note

Au printemps 1987, Agathe Mella, ancienne directrice de Paris-Inter puis France-Inter et France Culture, mène au nom du Comité d’Histoire de la Radiodiffusion des entretiens destinés à nourrir une suite de dix émissions sur la recherche radiophonique, diffusée dans la série Les Chemins de la connaissance au cours de l’été suivant par France Culture. Pour François Billetdoux, qu’elle a bien connu, c’est l’occasion de brosser à grands traits sa carrière radiophonique, des débuts de producteur de « variétés littéraires » au Club d’Essai à la direction d’une Cellule d’études prospectives associant l’INA et Radio-France. C’est l’occasion aussi de souligner tout ce qu’en lui l’homme de théâtre doit à l’homme de radio. L’entretien, publié dans le n°32 des Cahiers d’Histoire de la Radiodiffusion, mars 1992, p. 56-72, est repris ici avec l’aimable autorisation du C.H.R. Intertitres de la rédaction.


Agathe MELLA ‒ François Billetdoux, je vais vous demander de rassembler vos souvenirs et de nous donner vos manières de voir sur ce que fut la recherche à la radio. D’abord qu’est-ce que ça veut dire « la recherche à la radio » dans votre esprit ? La recherche de quoi ? Et comment ?

François BILLETDOUX ‒ Si on parle de mon approche personnelle, elle est adolescente puisque je devais avoir dix-sept ans quand je suis entré au Club d’Essai de la radiodiffusion française, et j’y suis entré parce que je voulais faire un peu de radio. J’étais intéressé par la radio et j’essayais de placer à l’époque une émission. J’avais fait un projet et il m’avait été renvoyé par Jean Thévenot qui s’occupait des variétés à l’époque à la RTF. Il m’avait dit : « C’est trop littéraire. » J’étais allé voir Étienne Lalou, lequel avait repoussé mon projet en me disant : « C’est trop variétés. » Et voilà qu’en mars 1946 s’ouvre le Club d’Essai. Il y avait un an que je travaillais à cette émission et nous étions quatre : un musicien, Hubert Degex ; Jean Valmont, un comédien ; Picaud, une comédienne, et moi. On connaissait l’émission par cœur. On est arrivés au studio. Et nous avons pu aussitôt enregistrer la première émission [des Ânes rouges] sans aucune difficulté. Ensuite, pratiquement, s’est engagée une série. Au départ, il n’y en avait qu’une que j’avais travaillée pendant un an. Ensuite, j’en ai fait une toutes les semaines…

Agathe MELLA ‒ Qui était directeur du Club d’Essai, à l’époque ?

François BILLETDOUX ‒ Jean Tardieu.

Agathe MELLA ‒ Et cette époque, c’était laquelle ? En quelle année aviez-vous dix-sept ans ?

François BILLETDOUX ‒ En 1946.

Agathe MELLA ‒ Tout de suite après la guerre.

François BILLETDOUX ‒ J’ai toujours cru depuis lors ‒ bien qu’ayant eu des approches beaucoup plus difficiles ‒ que c’était le rêve même, et que ce rêve était la chose la plus juste qui soit. Le Club occupait un très bel hôtel particulier rue de l’Université. J’avais la possibilité d’avoir des studios. Il y avait des ingénieurs qui étaient merveilleux : Raymond Verchère, Jean Godet, Jacques Poullin, et tout était possible. Alors, ce n’est pas l’idée de recherche qui prédomine pour moi, c’est cette idée que tout était possible. Par conséquent, je me suis laissé aller d’une certaine façon « à inventer » la radio, puisqu’à cette époque c’était possible. Et c’est le début, pour moi, de l’approche de la recherche. Il faut ajouter que ce Club d’Essai n’est pas né de rien puisqu’il préexistait. Le Studio d’Essai avait été créé pendant l’Occupation par Pierre Schaeffer : il a été la première station radio à émettre à la Libération. Pratiquement, il s’y était passé un certain nombre de travaux, avec Jacques Copeau par exemple. Des travaux de recherche sur le plan technique, toute une série d’intuitions propres à Pierre Schaeffer. Il y avait donc un soubassement important, qui était quand même dans l’air du temps et dont des gens comme moi ont pu profiter. A l’époque où ce Club d’Essai s’est ouvert, on y trouvait Maurice Cazeneuve qui est devenu l’un des premiers metteurs en ondes et qui voulait traiter la radiodiffusion comme on traitait le cinéma. Et il y réussissait, ma foi. Il y avait sur le plan des émissions dramatiques Paul‑Louis Mignon qui, lui, essayait de faire intervenir toute la littérature dramatique de notre époque. Tous ces gens sortant de la guerre avaient le sentiment, là, d’une ouverture.

LA RECHERCHE : TOUTES LES DIRECTIONS

Agathe MELLA ‒ Mais de mauvaises langues disent que dans la recherche, on cherche… ce qu’on cherche ! Et après tout, ce n’est pas si bête. En effet, faire de la recherche, c’est se poser des questions sur les voies différentes que l’on pourrait emprunter. Est-ce que ces voies tiennent à des recherches de fond, de forme, de style, de langage, de moyens de communication, ou bien est-ce que c’est tout à la fois ?

François BILLETDOUX ‒ C’est tout à la fois. Mais selon les périodes où l’on pratique et selon ce qu’on a à faire, on favorise tel ou tel aspect. Là, à l’époque, je dirais que, pour ma part, ça a été bien davantage une recherche des hommes. J’ai fait énormément travailler des gens jeunes que je faisais venir régulièrement dans nos studios, beaucoup dans le domaine des variétés. J’ai fait débuter des tas de gens…

Agathe MELLA ‒ Difficile domaine que celui des variétés !

François BILLETDOUX ‒ Oui, et qui pour moi, était un monde en naissance. À l’époque, les Français chantaient mal ; il y avait les premiers interprètes à la guitare ; Jacques Donai, Francis Lemarque, etc. ; il y avait les gens qui inventaient le cabaret. C’était, à la Rose Rouge, Yves Robert. Yves Robert venait comme bruiteur dans mes émissions. Par la suite, j’ai fait chanter pour la première fois Mouloudji, avec beaucoup de difficultés. Puisque le Club était ouvert, toutes sortes d’hommes pouvaient venir là, et dans des styles relativement différents, mais ayant tout de même un caractère un petit peu littéraire. Pour résumer ce qu’a été le Club d’Essai, c’est difficile, il faudrait beaucoup de temps !

Agathe MELLA ‒ C’était une pépinière qui était censée découvrir des sources de telle manière que les directeurs des chaînes de programmes ‒ dont j’étais à l’époque ‒ puissent en bénéficier, puissent dire « Ça, c’est réussi ! maintenant, on passe par les grandes chaînes. » Je me souviens que ce fut pour moi un très fructueux moyen d’alimenter France-Inter. Par exemple, le fameux « Masque et la Plume » sortait du Club d’Essai. Je me souviens même que Tardieu m’avait fait des reproches en me disant : « Vous venez me “piquer” mes émissions. » Je répondais : « Je croyais que vous étiez fait pour ça ! » Par la suite, il en a un peu convenu, parce qu’il est loin d’être bête… et il a été au contraire ravi de voir que sa production fleurissait ailleurs. Alors, ces fameux Anes Rouges, on y chantait, on y dansait, qu’y faisait-on ?

François BILLETDOUX ‒ C’était une émission qui était différente chaque semaine et qui permettait de faire venir des interprètes.

Agathe MELLA ‒ Est-ce que vous croyez qu’on en trouverait encore dans les archives ?

François BILLETDOUX ‒ Il paraît que oui puisque le groupe des Espaces radiophoniques ayant fait une exposition l’année dernière, ou l’année d’avant, a réussi à trouver un exemplaire que je n’ai pas pu entendre, mais qui existe encore… [1]

Agathe MELLA ‒ … ayant échappé au désastre qui frappe de temps en temps les archives de la radio.

François BILLETDOUX ‒ Peut-être que la phonothèque n’est pas complètement appauvrie dans ce domaine. Il y a un album qui est très important, « Dix ans d’essais radiophoniques 1942‑1952 », qui avait été fait par Schaeffer [2]. Il est assez indicatif d’un certain nombre de recherches qui avaient eu lieu à ce moment-là ‑ non compris dedans, la recherche concernant la naissance de la musique concrète qui très rapidement est venue en marge. J’y ai un petit peu participé, en découvrant là les travaux de classement, qui étaient primordiaux pour Schaeffer. Il y avait à ce moment-là : Ferrari, Poullin… Tout cela se passait en même temps ; de même, se passait en même temps le fait que, rue de l’Université, se faisaient les premiers entretiens radiophoniques avec Georges Charbonnier, avec Jean Amrouche.

Agathe MELLA ‒ Ah ! les premiers entretiens à proprement parler, ceux qui ont eu tant de succès et à juste titre, n’étaient pas connus avant qu’ils n’aient débuté…

François BILLETDOUX ‒ Ils ont débuté là, oui.

UN INSTRUMENT SOCIAL ET CIVILISATEUR

Agathe MELLA ‒ En somme, il fallait trouver des formes, de nouvelles manières d’expression. Croyez-vous qu’actuellement ‒ ce n’est pas tout à fait l’objet de notre entretien ‒ il y ait encore un terrain à explorer ? Est-ce qu’on n’a pas battu tous les buissons ?

François BILLETDOUX ‒ Je crois qu’il y a forcément un terrain à explorer. J’ai plutôt le sentiment d’une régression actuellement, par un développement trop important d’une certaine forme de radio molle. Il m’a été donné, après mon passage au Club d’Essai, d’affronter un nouveau problème, parce que là aussi, j’étais, très jeune, directeur des programmes pour la radio aux Antilles et je me suis occupé de l’installation de la RTF à la Martinique, à la Guadeloupe et en Guyane. Tout particulièrement, je m’occupais de la radio à Fort-de-France ‒ et donc là, pour ma part, j’ai découvert une chose primordiale, qui est l’importance sociale de l’instrument. Cet aspect-là, qui est un des aspects qui m’a beaucoup intéressé par la suite, m’étant occupé beaucoup des problèmes des radios locales, par exemple, cet aspect-là pour moi, date de trente ans. Me trouvant à la Martinique dans une espèce de province française, mais dans un environnement particulier : celui des Caraïbes, et avec des problèmes humains et politiques d’une autre nature, j’ai découvert en quoi la radiodiffusion était un instrument social…

Agathe MELLA ‒ Mais vous voulez dire « social » dans ce sens qu’il favorise la communication, ou bien, aussi, un instrument civilisateur ?

François BILLETDOUX ‒ Civilisateur, par nécessité parce que là aussi, il ouvre. Il y avait eu une période assez difficile après la guerre. Pour ma part ‒ bien sûr là encore les variétés m’ont bien aidé ‒ j’ai relancé le Carnaval. Et relancer le Carnaval, ça veut dire que, tout d’un coup, les jeunes Antillais écrivaient des chansons d’actualité ‑ ils n’écrivaient toujours que des chansons d’actualité. Chaque événement peut provoquer une chanson.

Agathe MELLA ‒ Comme actuellement en Amérique latine.

François BILLETDOUX ‒ Donc c’est une action sociale, c’est une libération. Il m’a été donné de lire des poèmes ‒ chose qui ne se faisait pas facilement peut-être à Paris et qui là-bas était fort bien entendue, y compris même les poèmes de Césaire ‒ ce qui a choqué un peu puisqu’il était maire communiste et en même temps un poète un peu difficile. Eh bien c’est formidablement bien entendu par une population qui était sensible au lyrisme. Donc, entre le Carnaval et la grande littérature, le mouvement était de même nature, et il se passait quelque chose dont maintenant j’ai encore des échos de personnes qui avaient douze ans à l’époque, et qui avaient le sentiment qu’on leur ouvrait le monde. D’autant plus que, étant nourri de beaucoup d’éléments de phonothèque que je pouvais avoir emportés, j’apportais aussi des novations.

VITESSE ET RADIO « MOLLE »…

Agathe MELLA ‒ Vous aviez donc l’impression que vous étiez en mesure d’ouvrir des voies. Revenons aux temps présents. Vous parliez de radiodiffusion molle. Vous voulez dire que peut-être on ne se donne pas assez de peine pour rechercher quoi que ce soit qui ne soit pas le tout venant qui se présente immédiatement à l’esprit ou au micro ?

François BILLETDOUX ‒ Oui, je vais vous donner un exemple pour faire image, mais il y en aurait beaucoup d’autres. Vous avez un compositeur canadien, de Vancouver, qui s’appelle Murray Scheffer. II s’est passionné pour ce qu’on appelle « le paysage sonore », en analysant tout ce qui est dans l’environnement sonore, partant de l’idée que nous vivons dans un monde dont nous ne mesurons pas assez qu’il est plein de significations pour l’oreille. Donc il a organisé ‑ mais sur un plan presque mondial ‑ toute une série de travaux sur le « paysage sonore ». Et, par rapport à la radio, il dit, par exemple, qu’il faudrait se préoccuper du style de la programmation. Si vous écoutez les bandes sur la M.F. actuellement, tout ce qui passe, tout le monde parle à la même vitesse ; tout le monde a l’air d’être précipité, tout le monde évoque « le temps qui m’est imparti » ; tout le monde est pressé. Pourquoi ne pas essayer d’adopter un rythme différent sur le plan de la station ?

Agathe MELLA ‒ Rythme de la parole ?

François BILLETDOUX ‒ Rythme en général. Par exemple, on se dit : tout le monde, dans le système urbain, vit dans la précipitation. Rien n’empêche de faire une station où on dit : là, nous avons le temps ; là, nous avons le loisir…

Agathe MELLA ‒ Là ce serait une recherche de rythme.

François BILLETDOUX ‒ Il est possible de faire une recherche sur la programmation et sur le style du programme. Ce qui est une autre idée que celle qui consiste à dire « On va chercher une nouvelle émission ». On peut penser en terme de programmation. Eh bien, on pouvait espérer qu’il y aurait parmi les stations, parmi les 1200 qui sont apparues en France, qu’il y en aurait qui prendraient un style, un ton. Ça n’a pas eu lieu d’une façon évidente.

[…]

JAZZ ET AUTRES NOUVEAUTÉS

Agathe MELLA ‒ Nous venons de faire un détour sur le présent, et je ne le regrette pas, Mais je voudrais que nous revenions un petit peu au temps du Club d’Essai. Vous avez nommé pas mal de personnes qui ont participé ; les Anes rouges ont duré combien de temps ? Plus d’une année ?

François BILLETDOUX ‒ Deux ans.

Agathe MELLA ‒ À part Les Anes rouges, est-ce que vous pouvez nous mettre sur la piste d’autres émissions qu’il faudrait essayer de déterrer dans les archives de cette maison ?

François BILLETDOUX ‒ Peu à peu, je suis venu à m’occuper d’un ensemble de programmes et il y a eu beaucoup d’émissions qui ont été faites à mon instigation. Pratiquement, à l’époque, je ne sais pas si vous vous souvenez de Sim Coppens ? C’était « La voix de l’Amérique », eh bien, c’était la seule émission qui existait sur le jazz. J’ai fait entrer au Club d’Essai André Francis et André Hodeir et les premières émissions sur le jazz ont commencé là.

Agathe MELLA ‒ Comment est-ce qu’un directeur de programmes ne pensait pas à programmer le jazz ?

François BILLETDOUX ‒ Le jazz, c’était une des formes qui était dans l’esprit de quelques-uns. A l’époque je connaissais un peu le jazz parce que j’étais allé chez Dullin et qu’il y avait, chez Dullin, Michel Carrier et Claude Desailly qui avaient créé la première discothèque avec leurs disques 78 tours. Et il y avait tout un petit milieu qui s’intéressait au jazz, mais ce n’était pas encore d’usage courant : c’était la jeunesse. Il y avait aussi Bernard Blin qui est arrivé à ce moment-là au Club d’Essai. Bernard Blin, lui, avait des préoccupations concernant donc une radio utile, et il a commencé par faire des clubs de jeunes et là aussi ça a été l’amorce de choses qui sont venues par la suite. Vous aviez Jacques Peuchmaurd qui, lui, s’est assez vite intéressé à d’autres aspects ; par exemple, il a été le premier, vraiment, à faire une émission en utilisant les archives historiques. Cette émission s’intitulait « Les Illusions perdues », sauf erreur, et racontait ce qui s’est passé avant-guerre, 34, 36, la guerre d’Espagne, Hitler, etc. C’était quelque chose qui était également nouveau.

Agathe MELLA ‒ Et il y avait des archives ?

François BILLETDOUX ‒ II y en avait. Donc, vous voyez, il s’est passé beaucoup de choses, et puis il y avait des tentations : il y avait Constantin Œconomo que je n’ai jamais revu, qui, lui, était plutôt du côté sciences humaines. On ne parlait pas encore beaucoup de sciences humaines, mais il fouinait du côté des chercheurs du type CNRS. Il y avait là également toute cette approche sociale, qui était difficile ; il faut se rappeler qu’il y avait le début des Temps modernes, que les problèmes se posaient d’une certaine façon politiquement. A l’intérieur du Club d’Essai, bien des interrogations aussi se faisaient jour sur la nature des enregistrements qu’on pourrait effectuer. Il faut se rappeler que nous avons commencé au Club d’Essai avec des moyens techniques d’une certaine nature. L’usage le plus courant, c’était le disque souple qui était assez difficile à manier. Puis il y a eu le Philips-Miller qui a été un rêve.

Agathe MELLA ‒ Mais ça se conservait mal !

François BILLETDOUX ‒ Et puis le grand départ quand même a été le fait de la bande magnétique. Dès que la bande magnétique est arrivée, l’approche des problèmes de radio a entièrement changé. La radio, ce sont mes universités. Pratiquement, le montage magnétophone m’a appris sur le terrain toutes sortes de problèmes phonétiques que je n’aurais pas appris aussi bien à la Sorbonne. Et le travail que j’ai pu faire pour monter les entretiens de Jean Amrouche avec Giono par exemple, sur la forme du discours de Giono, sur ses répétitions, sur ses hésitations, sur les moments où à certains mots il se mettait à galoper, où le récit prenait forme. Voyez, c’est quelque chose de passionnant. Ce qu’il y avait en moi d’acteur et d’auteur a beaucoup appris en travaillant sur une bande magnétique. Alors, est-ce qu’on doit appeler ça de la recherche ? Ça a été une recherche pour moi formidable.

Agathe MELLA ‒ Le Club d’Essai a pris fin pour laisser la place à un service de la recherche ? Ou y a-t-il eu un hiatus ?

François BILLETDOUX ‒ Il y a eu un hiatus.

SCHAEFFER : NAISSANCE DES CHOSES A PARTIR DU BROUILLON DES RENCONTRES

Agathe MELLA ‒ La fin du Club d’Essai, c’est à quel moment ? En somme, ça a commencé en 46, précédé par le Studio d’Essai. Pourquoi a‑t-on fermé le Club d’Essai ? C’était une pépinière merveilleuse. Dieu sait si je l’ai vécu !

François BILLETDOUX ‒ Mais je ne me souviens pas de la fin avec évidence… Je me souviens d’avoir travaillé au début du Service de la Recherche, mais je situe, pour moi, ce début après avoir travaillé encore avec Pierre Schaeffer et après avoir été directeur des programmes de la SORAFOM (la Société de Radiodiffusion de la France d’Outre Mer) où, ma foi, il s’agissait là aussi d’inventer des radios dans des pays qui n’étaient pas encore indépendants, et ça a été une expérience considérable. II me semble que le début du Service de la Recherche ou de l’un de ses moments, c’est celui où ayant été mis à la porte, Schaeffer a dit : « Je ne veux plus rien faire… Les gens me dégoûtent… Je vais reprendre mon petit travail…, un petit instrument de rien du tout… Repartir du côté de la musique. Peut-être essayer cela un peu… du côté de l’image en même temps ». Il m’a demandé mon avis. Je lui ai dit : « Mon avis, je vais te le donner, il est tout simple. Tu dis : “J’ai besoin de rien du tout” et petit à petit ça va augmenter et prendre sa place ».

Agathe MELLA ‒ Le Service de la Recherche, c’est une autre paire de manches qui appartient plus ou moins à Pierre Schaeffer. Est-ce que vous y avez personnellement contribué ?

François BILLETDOUX ‒ Au début, à la conception. Avec Schaeffer, il y avait des réunions ; on participait à des réunions, et le brouillon des rencontres finit par donner naissance à toutes sortes de choses. Et là, je n’ai pas poursuivi directement avec le Service de la Recherche, sauf occasionnellement, parce que c’est l’époque où j’ai développé mes activités du côté du théâtre, et donc j’ai eu une longue période où j’ai négligé un peu…

Agathe MELLA ‒ Est-ce que vous pouvez définir en quoi votre manipulation d’un instrument radio vous a aidé ou orienté dans ce que vous avez produit pour votre théâtre ? Ou est-ce que ce sont des compartiments complètement différents ?

François BILLETDOUX ‒ Je dirai que deux perspectives se sont ouvertes peu à peu en moi : l’une, ça a été une interrogation sur le processus de création, en général, savoir ce que j’appelle aujourd’hui « le petit moteur du griot ». Pourquoi ? Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce qu’il peut y avoir de commun dans différentes formes d’expression ? Et l’autre approche a été celle, qui apparaît d’une certaine façon grâce aux travaux que j’ai pu faire à la radio ; c’est une préoccupation sur la parole et la voix. Donc, c’est le problème de fond, le rapport entre la parole et l’écriture et qui pour moi, va déboucher sur ce qui est le plus important, à mon sens, sur le plan de la recherche, remonter jusqu’au commencement : jusqu’au logos, jusqu’au Verbe, jusqu’à tout ce qui est essentiel sur le plan spirituel.

TOUT LE MONDE DEVRAIT FAIRE DU THÉÂTRE

Agathe MELLA ‒ Vous voulez dire le lien de la pensée et de…

François BILLETDOUX ‒ De l’origine : « Au commencement était le Verbe. » Ma foi, si je n’avais pas eu une approche concrète de tous les problèmes qui se posent par rapport à la voix, à la parole, par rapport à la vocalisation, aux aspects concrets qui se présentaient à moi… j’en suis arrivé, si vous voulez, à une sorte de ce que j’appelle modestement une métaphysique concrète. Et cette métaphysique concrète est fondée sur cette réflexion qui a été possible à partir de mes travaux personnels où la radio a été un instrument très positif ‑ donc vous voyez, c’est beaucoup. Je pense un peu ça au théâtre : qu’est-ce qui est important au théâtre ? La première représentation ‑ mais le plus important, ce sont les répétitions, le plus important, c’est ce qui se passe avant ; c’est la gestation. Et tout le monde devrait faire du théâtre parce que c’est l’instrument d’éducation par excellence. De même en ce qui concerne la radio, je trouve extraordinairement formateur le travail qu’on peut faire sur la manipulation et des sons et des formes, et des syntaxes, la grammaire sonore et les problèmes que pose ensuite la réflexion sur les réseaux. On a là une base pour la formation des adolescents, considérable. On considère beaucoup ces techniques dans leurs applications extérieures, dans leur consommation alors qu’elles ont une extrême valeur sur le plan de la recherche de soi-même. Ma foi, pour moi, c’est une décision très restrictive que de développer l’informatique et la micro-informatique dans les écoles, alors que ce n’est qu’un des moyens qui doivent être utilisés.

Agathe MELLA ‒ Évidemment, ceux auxquels vous faites allusion sont beaucoup plus profonds. On parle communication. Mais est-ce que le meilleur moyen de permettre aux gens de communiquer ne serait pas justement de les laisser faire du théâtre ?

François BILLETDOUX ‒ Assurément.

Agathe MELLA ‒ Ce serait beaucoup plus profond, à la fois comme approche et comme résultats, puisque ça permettrait de partir de soi-même pour aller en projection. Parce que, il me semble que ce qu’on nous raconte sur la communication actuellement reste très superficiel. Malheureusement, nous ne pouvons pas faire le détour par le théâtre que vous avez si brillamment mis sur pied, parce que ce n’est pas l’objet de notre entretien. Je voudrais que vous reveniez au moment où, à la radio, vous avez tenté dans des productions où vous étiez à la fois le producteur, l’auteur et le réalisateur, de produire quelque chose qui, une fois de plus, sorte des sentiers battus, et constitue une oeuvre complète en soi. Nous avons parlé tout à l’heure de séries comme Les Anes rouges. Est-ce que vous pouvez trouver dans votre tête deux ou trois autres productions ?

François BILLETDOUX ‒ Pratiquement, les premières approches que j’ai pu faire, je suis toujours dessus. C’est que je me suis toujours beaucoup intéressé à tout ce qui est de l’ordre du soliloque, du monologue. Et j’ai continué tout le temps. Et je continue encore. On a beaucoup, en littérature, parlé du monologue intérieur, là, l’approche est d’une autre nature. Donc ce problème de quelqu’un tout seul, qui parle, m’a toujours été comme un point de réflexion.

Agathe MELLA ‒ Ça vous paraît compatible avec le théâtre ? Avec la scène ?

François BILLETDOUX ‒ Oui, d’une certaine façon, et j’ai fait toute une série de travaux autour de monologues. Je continue à penser qu’il y a là un des noyaux intéressants sur le plan dramatique, avant le dialogue. Pratiquement, les premières pièces que j’ai pu écrire, je les ai écrites pour la radio avec l’avantage que, comme c’étaient des productions de Pierre Véry et Germaine Beaumont, Les Maîtres du mystère, il y avait un petit élan du côté d’ouvrages à caractère un peu policier, fondés sur des faits divers. Ce furent donc des exercices. J’ai commencé par ces exercices avant de revenir à mon envie profonde qui était le théâtre. Et puis il m’est arrivé à l’occasion des commandes faites par Alain Trutat ‒ dont on ne dira jamais assez l’importance qu’il a eue pour beaucoup, beaucoup de gens, sur le plan du rapport entre l’écriture et l’instrument radiophonique. De temps à autre, Alain Trutat me demandait de faire un Atelier de Création Radiophonique, ou d’écrire à l’occasion des Prix Italia. Et j’ai fait un certain nombre d’exercices.

Agathe MELLA ‒ Mais encore ? Sortez-moi des titres, pour que je les recherche…

François BILLETDOUX ‒ L’un qui m’a beaucoup intéressé à faire Ai-je dit que j’étais bossu ?, que Roger Blin a repris après au théâtre ‒ mais que j’ai fait pour la radio. Ai-je dit que j’étais bossu ?, ça a été un travail sur la stéréo.

RECHERCHES CLANDESTINES DANS LA MAISON RONDE

Agathe MELLA ‒ Ah oui ! La stéréo ça a été pour vous un nouvel instrument, ou un instrument plus perfectionné, en tout cas ?

François BILLETDOUX ‒ Une nécessité. Une nécessité et en pensant que c’était quelque chose qui méritait d’être approfondi effectivement par rapport à des approches en relief. Et je me suis intéressé à cet aspect-là en pensant qu’on pouvait aller beaucoup plus loin et qu’on a encore beaucoup à faire. La stéréo est quelque chose qui apparaît comme normal. Ce n’est pas encore évident que la technique ait tout à fait suivi, enfin puisse répondre à quelque chose qui, dans l’homme, implique une projection dans l’espace. Alors, il y a des approches qui sont faites par des musiciens, très considérables, mais il y a encore beaucoup à faire dans ce domaine. Et pendant un certain temps, pendant près de deux ans on a travaillé d’une façon tout à fait bénévole, et même clandestine.

Agathe MELLA ‒ Comment, clandestine ?

François BILLETDOUX ‒ Clandestine ! Nous venions le soir à Radio France dans des studios, des ingénieurs du son et quelques metteurs en ondes comme Jacques-Adrien Blondeau par exemple, les ingénieurs du son : Madeleine Sola ; il y avait Arlette Dave, il y avait le groupe de Chardonnier [3]; il y avait Bernard Assine ; tout ce petit groupe se réunissait le soir, dans cette maison qui est souvent vide le soir, et nous faisions nos expériences.

Agathe MELLA ‒ C’est de la recherche, dans la mesure où ce n’est pas l’exploitation.

François BILLETDOUX ‒ Et puis, nous étions intéressés par ce dialogue qui, hélas, n’est pas assez courant, ou trop occasionnel. Les ingénieurs de Radio France faisaient des recherches sur la stéréo et par exemple sur le problème du micro. Ce micro double pour la stéréo. Là, je venais avec mes sentiments, mon intuition des choses, obligeant à une réflexion d’ordre technique, par les problèmes que je pouvais poser en tant qu’auteur, en tant qu’acteur. Nous avons fait ça pendant deux ans.

Agathe MELLA ‒ Cette clandestinité a duré pendant deux ans ! C’est très méritoire parce que, franchement, rien ne vous y obligeait, ensuite, c’était parfaitement désintéressé.

François BILLETDOUX ‒ Tout à fait, mais désintéressé. Quelque chose m’intéressait au fond ! Mais c’était désintéressé sur le plan pratique.

Agathe MELLA ‒ […] À partir des années 73, que s’est-il encore passé de novateur à quoi vous avez participé ?

DANS UN ORGANISME, LE SOUCI DES RÉSULTATS PRÉVAUT SUR CELUI DE LA RECHERCHE

François BILLETDOUX ‒ Là, à cause de l’éclatement de l’ORTF, il y a eu une période d’hésitations. Mais à la demande de Jacqueline Baudrier, j’ai créé une Cellule d’études prospectives qui est devenue commune à Radio France et à l’INA en pensant qu’il fallait réfléchir à l’avenir de la radio sous ses différentes formes. Et c’était un des domaines que le Service de la Recherche ne recouvrait pas à l’origine. Il était dirigé à ce moment-là par Jacques Poullin ; on s’est retrouvé. Pierre Emmanuel était président de l’INA, et comme il avait un grand souci de la parole et comme il entendait bien quel était le mien, j’ai essayé. Comme tous les gens de la recherche le savent, on essaye et on est toujours déçu, parce que c’est très très difficile à l’intérieur d’un organisme, quel qu’il soit, de faire de la recherche ; la plupart des gens sont plus soucieux de résultats que de recherche.

Agathe MELLA ‒ L’exploitation dévore des moyens, dévore des crédits, dévore les personnes.

François BILLETDOUX ‒ Il est très difficile de faire comprendre quelque chose qui n’existe pas encore. Et même si on le pressent, ou si on l’étudie formellement. J’ai énormément travaillé sur le problème des réseaux, des radios locales.

Agathe MELLA ‒ Réseaux ? Vous voulez dire infrastructures ?

François BILLETDOUX ‒ Oui. Hélas, sur le plan des radios locales, on a eu le tort de ne pas me suivre, mais c’est l’habitude. Je me suis intéressé depuis 1972, aux problèmes des satellites et vous voyez que les premiers satellites ne vont sortir qu’en 1986 ! Et dès ce moment-là, j’ai engagé des dialogues où j’étais un des rares hommes de programmes à rencontrer régulièrement des ingénieurs. Et je me suis beaucoup intéressé à la fois, au sein du Conseil de l’Audiovisuel avec Jean D’Arcy et quelques autres, à tous les problèmes se posant sur l’avenir. Et je défendais l’importance du son. L’importance du son et l’importance de la radio. Sur le plan de l’importance de la radio, je défendais là encore le fait que l’instrument radiophonique devait être mis au service d’un certain nombre d’objectifs qu’on appellerait sociaux enfin, pour répondre à des problèmes de société. La seule grande expérience que j’ai pu faire, ça a été Radio Solitude en Cévennes. Dans le Massif Central en voie de désertification, je souhaitais montrer que les nouvelles techniques devaient permettre d’améliorer les conditions de vie dans une région en difficulté. Et pratiquement, on a fait une expérience dans des conditions difficiles, mais enfin…

Agathe MELLA ‒ Pendant combien de temps ?

François BILLETDOUX ‒ Ça a été sur une dizaine de jours.

Agathe MELLA ‒ Mais c’était suffisant pour que ce soit exemplaire ?

François BILLETDOUX ‒ C’était suffisant pour que ce soit une première investigation. C’est-à-dire qu’ensuite, il aurait fallu poursuivre et développer. C’est ce qui n’a pas été possible.

Agathe MELLA ‒ On ne sait jamais. Les suites ne sont pas forcément immédiates.

François BILLETDOUX ‒ Et puis ce n’est pas forcément celles qu’on conduit. Il faut être « donneur de semence » comme disait Claudel, mais pratiquement, j’ai été un peu agacé de voir que tout le monde rabâchait bêtement « Nous sommes dans une civilisation de l’image » et je disais « Mais non, mais non, nous sommes dans une civilisation du son ». Mais on ne le sait pas. J’avais quelques boutades qui me permettaient d’expliquer les choses. Je disais « Essayez donc de demander à vos proches ou aux téléspectateurs en général de fermer la bande son de la télévision entre 19 h et 21 h. Qu’est-ce qu’il reste ? » Donc le son est là, l’image n’est pas très très nourrissante. Partant d’une réflexion quand même plus large, j’ai organisé le premier colloque du genre ‒ il n’y en a pas eu de second ‒ qui était L’Homme d’aujourd’hui dans la société sonore. On s’aperçoit qu’il y a eu énormément de problèmes liés encore une fois à la parole. Au fond de l’homme il y a ce rapport qu’il faut établir avec toutes les techniques de sonorisation, de diffusion. Il faut également étudier par rapport à l’oreille, parce qu’il n’y a pas seulement l’émission, il y a la réception.

Agathe MELLA ‒ D’ailleurs, la survie de la radio, son développement, après l’apparition de la télévision, vous donnent entièrement raison. Je dois dire que bêtement à l’époque, j’ai cru que la télévision écraserait la radio. Eh bien non. Vous venez d’en donner la raison : le son a une telle importance que la radio ne fut pas écrasée et qu’on ne voit pas pourquoi elle le serait !

François BILLETDOUX ‒ Et puis il y a peut-être d’autres développements possibles. Je regrette un petit peu ce que je vous disais au début sur la floraison de tant de radios sans objectifs. Quelques unes vont tenir. Mais il y a certainement mieux à faire. Et j’espère qu’il y aura moins de radios, mais davantage d’objectifs.

Notes

[1] Dans l’émission qu’il fait l’année suivante, Billetdoux produit plusieurs enregistrements retrouvés.

[2] Anthologie éditée en 1953, revue et augmentée en 1961, qui a fait l’objet d’une nouvelle édition en 1994 par l’INA et Phonurgia Nova.

[3] Cet ingénieur du son (né en 1926) participe dans les années 1960 aux travaux sur la stéréophonie menés au sein du service des études de la RTF, en même temps qu’au Groupe de recherches musicales crée par Pierre Schaeffer  dans la lignée du Groupe de musique concrète. Il prend en 1972 la direction du Groupe central de prise de son de l’ORTF, dont il s’agit ici.




« Dans la mer immense des ondes » : espace de l’interlocution et éléments sonores dans le théâtre de François Billetdoux

L’article porte sur les rapports entre le théâtre de François Billetdoux et le monde du son et de la radio. Trois problèmes fondamentaux s’y trouvent abordés : 1 : les voix intérieures et métaphysiques (appels) qui se font entendre dans l’univers des pièces examinées ; 2 : les dispositifs interlocutoires dans lesquels les personnages parlent comme s’ils étaient des stations émettrices (communication asymétrique) ; 3 : les effets constituant le paysage sonore des pièces étudiées et les éléments liés à la technique radiophonique. L’article propose également une grille d’analyse des formes monologales du discours, typiques de l’œuvre de Billetdoux.

The article concerns the relationship between the theatrical works of François Billetdoux and the world of sound and the radio. It addresses three main issues: 1: voices of inner and metaphysical nature which can be heard in the studied works; 2: speech situations where characters speak as though they were the radio broadcasting stations (asymmetrical communication); 3: effects that make up the “soundscape” of the works and items related to the radio technology. The article also proposes a useful criteria grid for analyzing the monologue forms of discourse characteristic of the dramaturgy of François Billetdoux.

 


Texte intégral

1. Remarques préalables

« Aussi un texte de théâtre ne s’écrit-il pas seulement pour l’œil et l’imaginaire d’un lecteur. Il doit pouvoir être dit, en passant par la voix qui ne se limite pas à la bouche. Il doit pouvoir être entendu, en passant par l’ouïe qui ne se limite pas à l’oreille. » C’est François Billetdoux qui s’exprime ainsi dans la préface de Réveille-toi, Philadelphie ! en août 1988 [1], en nous donnant une certaine indication ‒ sinon l’indication essentielle ‒ pour comprendre avec quelle largeur de vue il considère les problèmes du son et de la voix dans une œuvre théâtrale. Cette conception très profonde, quasi métaphysique, de la perception sensorielle n’étonne point chez cet auteur qui, dès ses premiers textes, n’a eu de cesse d’explorer les possibilités et les limites de la théâtralité.

Les qualités d’expérimentateur qui caractérisent Billetdoux sont d’ailleurs toujours mises en avant par tous ceux qui s’intéressaient à son œuvre. Pierre Marcabru appelle Billetdoux un « expérimentateur-né [2] ». Geneviève Latour le présente comme un « homme d’innovations [3] ». « De la scène, de l’écran, du micro, il connaît toutes les techniques dont il se sert avec bonheur au service de son théâtre [4] », écrit-elle, pour conclure : « Plus le temps passe et plus il se consacre au travail de laboratoire [5] ». Bertrand Poirot-Delpech affirme que Billetdoux a opéré des « progrès irreversibles dans l’approche des personnages et la technique dramatique [6] ». Mathilde La Bardonnie, pour finir, voit en Billetdoux un « expérimentateur radiophonique [7] ». En effet, très sensible au potentiel artistique des différents codes sémiotiques, Billetdoux ne pouvait pas passer à côté de cet ingrédient fondamental de la mise en scène qu’est la phonosphère du spectacle. Dans le corpus théâtral de l’auteur, celle-ci s’avère d’une richesse exceptionnelle, et mériterait un examen approfondi et ordonné. La tâche dépassant, bien entendu, les limites d’un article, je vais me concentrer [8] sur les trois principales catégories de phénomènes à travers lesquelles on perçoit le singulier travail du son dans le théâtre de Billetdoux, ainsi que certains éléments radiophoniques et qualités radiogéniques de ses pièces, à savoir les appels, les effets sonores [9] et la communication asymétrique.

2. «Dans la mer immense des ondes »

Avant d’effectuer le relevé des éléments sonores et « radioactifs » chez Billetdoux, ouvrons une brève parenthèse et relisons une de ses dernières chansons. Jamais ne sont là ceux qu’on aime, chantée en finale de la dernière pièce de Billetdoux Appel de personne à personne, reflète, en miniature, tout ce dont il sera question ci-après. Texte très révélateur en ce qui concerne les grands thèmes de la dramaturgie billetdulcienne, il a aussi fourni, comme on le verra, la citation-phare qui figure dans le titre du présent article.

Jamais ne sont là ceux qu’on aime

quand on pleure entre quatre murs.

Ceux qu’on aime s’en vont si vite

sans qu’on sache après quoi ils courent.

Mais aujourd’hui, si je m’égare

dans la montagne ou dans les rues

il suffit que j’ose un murmure

pour qu’un inconnu me retrouve

Ref.

Je ne serai plus seule au monde.

Quelqu’un me parle dans le vent.

Je peux m’en aller n’importe où.

Le vent, le vent me suit partout.

Je ne connais pas son visage.

Je ne connais pas son pays.

Pourquoi risquer d’être déçue ?

Je ne connais que sa voix chaude.

Il me dit : nous sommes tout deux

sur une même longueur d’ondes.

Je lui dis : je ne vous crois pas.

Mais quel bonheur qu’il me réponde.

[Ref.]

Il me suit jusque dans ma chambre.

Je n’ai plus peur quand je m’endors.

Il me dit de faire attention

partout à la moindre des choses.

Nous ne parlons plus que d’amour,

du moins de ce qui lui ressemble.

Je ne dirai pas ce que c’est

mais tout est beau et tout m’enchante,

[Ref.]

La nuit le jour n’importe l’heure

j’entends qu’on me parle d’ailleurs.

Alors je quitte mon journal.

Je n’ai plus peur du temps qui passe.

Il m’a dénichée dans le ciel

par la trace d’une colombe.

Pourvu qu’il ne me perde pas

Dans la mer immense des ondes.

Je ne serai plus seule au monde.

Quelqu’un me parle dans le vent.

Je m’en vais trouver ma voilure.

Alors bon vent bon vent bon vent [10] !

Tout est là, donc, en filigrane : un personnage dédoublé qui monologue, un appel mystérieux qui transite par les ondes ; un émetteur que l’on n’entend pas et que l’on entend quand même d’une certaine manière ; un récepteur-décodeur qui croit entendre une voix, mais ne sait pas qui c’est, une situation initiale de solitude qui finit par être surmontée en quelque sorte. Il y a aussi et surtout l’éther, cet espace de diffusion de la voix où les ondes se propagent, électromagnétiques, télépathiques, métaphysiques. Voici les éléments-clés qu’il était important de présenter succinctement au début du parcours, pour opérer une certaine mise en perspective.

La parenthèse fermée, passons en revue tout ce qui, chez Billetdoux, a trait au son, à la radio, aux effets acoustiques.

3. Appel(s)

La première notion qu’il faut absolument mettre en relief quand on parle des structures sonores dans le théâtre de Billetdoux est celle d’appel ou des appels, puisqu’il s’agit là de toute une famille de phénomènes. Tantôt matériels (purement acoustiques), tantôt psychologiques ou métaphysiques, les appels se retrouvent dans presque toutes les pièces de Billetdoux, même dans certains textes appartenant à la veine néoboulevardière que j’exclus ici de mon propos. Tous ces nombreux appels qui retentissent dans les pièces de Billetdoux peuvent se regrouper en quelques catégories générales :

  1. des appels qui font revenir le protagoniste à un endroit auquel il était attaché à une époque donnée, et qu’il avait ensuite quitté pour des raisons plus ou moins obscures (on les ignore pour la plupart du temps). Ce genre d’appel a lieu dans six pièces : Bien amicalement, Comment va le monde ?, Silence, l’arbre remue encore, Rintru pa trou tar hin ! et La Nostalgie, camarade.
  2. des appels lancés par des personnages solitaires qui ont rencontré quelqu’un sans lui parler, qui croient avoir rendez-vous avec un inconnu, ou qui s’adressent à une personne absente de leur univers. Ceci est le cas ans Femmes Parallèles, Ne m’attendez pas ce soir, Ai-je dit que je suis bossu ? et Appel de personne à personne.
  3. des appels prenant la forme de souvenirs lointains soudainement ranimés, ou de souvenirs transformés en appels pressants, quasi vocaux ; c’est ce que l’on voit se produire dans Il faut passer par les nuages et dans À la nuit la nuit dans une moindre proportion.
  4. une catégorie open où se regroupent des appels d’autres types : les invocations de Has been bird, les ululements du loup dans Réveille-toi, Philadelphie ! ou encore les recherches-enquêtes où le protagoniste poursuit un objectif qui devient une vocation, comme par exemple Mathieu dans Pitchi Poi.

 Que veut dire tout cela ? Cela veut dire tout d’abord que les structures profondes du théâtre de Billetdoux ont souvent un caractère sonore ou para-sonore, dans la mesure où il s’agit là assez souvent d’une entente télépathique, métaphysique entre les personnages qui captent des messages immatériaux purement intentionnels. Ensuite apparaît le problème technique du rendu scénique de toutes ces instances (ré)clamantes. En fait, qu’il s’agisse d’une voix perçue intérieurement par un personnage ou d’une voix qu’il entend réellement, le spectateur, lui, va devoir en être informé par un stimulus sensoriel concret, parce qu’il faut bien donner à toutes ces étranges voix une forme sensible. Il serait logique qu’au niveau de la mise en scène ce soit le plus souvent, pour tous les cas de figure, un stimulus sonore. Le tableau ci-dessous reprend la question des appels pièce par pièce :

Titre de la pièce Type d’appel
A la nuit, la nuit  Les souvenirs de Marie-Louise et de Jean-Pierre appellent respectivement Benoît et Marthe.
Bien amicalement René appelle l’autre René au moyen d’un télégramme.
Comment va le monde… ? Job est appelé par la voix d’une femme (Guillaume).
Il faut passer par les nuages Martin (un jeune garcon mort) appelle Claire.
Has been bird  Marybird (morte) est appellée et interpellée par différents groupes de personnages.
Pitchi-Poï ou la parole donnée Pas d’appel au sens strict. Mathieu cherche à travers toute l’Europe la femme juive qui lui avait confié une enfant pendant la guerre.
Silence ! l’arbre remue encore… Octobre, revenant dans son village, suit la voix d’Aurélie qu’il entend dans son esprit.
Femmes parallèles Monologues où les personnages s’adressent à des interlocuteurs absents parfois avec des appels.
Rintru pa trou tar hin !  Un appel fait revenir le protagoniste (Marco Paulo) à la maison.
Ne m’attendez pas ce soir Evangéline et Bonaventure s’appellent l’un l’autre sans se rencontrer.
Les Veuves Les veuves appellent L’Oncle Rouge-et-or (retour du protagoniste à l’endroit qu’il avait quitté).
La nostalgie, camarade Un appel mystérieux (celui d’Eugénie ?) fait revenir Bougre de Jacques au théâtre où il avait travaillé à l’époque.
Ai-je dit que je suis bossu ?  Pas d’appel au sens propre du terme. Pourtant, Emmanuel invite sa voisine Enrika à l’appeler. L’interjection : « Appelez-moi ! » revient comme un refrain.
Réveille-toi, Philadelphie ! Le Loup appelle Philadelphie.
Appel de personne à personne L’Oiseleur Z’Ailé (un merle) appelle Rachel. Celle-ci se sent appelée par une voix inconnue.

 

4. Communication asymétrique

Le deuxième problème dont il est impossible de faire abstraction quand on parle des pièces de Billetdoux est la communication qui n’en est pas une et qui pourtant, parfois, s’accomplit quand même dans une certaine mesure et dans un certain sens. Paul-Louis Mignon écrivait ceci à propos des pièces de Billetdoux : « […] la société humaine s’y représente de façon sordide ; les êtres se cherchent, se rencontrent, mais demeurent étrangers, solitaires [11] ». Sordide n’est sans doute pas le bon mot, mais à part cela, l’observation est tout à fait juste : les personnages de Billetdoux se cherchent, mais demeurent étrangers les uns aux autres. Très juste me paraît également une autre remarque, de Jean-Luc Dejean, relevant que dans toutes les œuvres de Billetdoux « l’humour et la douleur se confondent dans ce carrefour des solitudes, le langage [12] ». Jean-Luc Dejean a raison d’insister sur le langage, car la solitude chez Billetdoux est une solitude très expressive, très langagière ; elle se dit, elle n’en finit pas de se dire, comme chez Beckett et d’autres maîtres de la parole solitaire ou solitude parlante.

Ici un dossier volumineux pourrait se (r)ouvir concernant les techniques adialectiques, adialogiques et paradialogiques à l’œuvre dans le théâtre de Billetdoux, lesquelles j’ai recensées en 2005 [13]. Au lieu de refaire le parcours déjà fait, je me limiterai à une récapitulation tabulaire, très succincte, qui insiste surtout sur la manière dont se trouve construite la plateforme interlocutoire dans les pièces ici sélectionnées :

Titre de la pièce Type de la plateforme interlocutoire et structure énonciative
À la nuit, la nuit Communication virtuelle : jeux de rôles.
Bien amicalement  Une rencontre par quiproquo. Règlement de comptes entre anciens amis (communication « par procuration » entre Carducci et Gabrièle).
Comment va le monde… ?  Réduction bi-logale : sur 300 personnages, 2 seulement parlent ; communication asymétrique fréquente ; chansons en arrière fond.
Il faut passer par les nuages  Suite de monodiscours qui se répondent avec décalage ou restent sans réponse ; polylogues oniriques ; toute une gamme de procédés adialogiques et paradialogiques.
Has been bird  Communication asymétrique ; Marybird constitue un foyer focal où convergent des voix et des discours orchestrés venant depuis « la salle ».
Pitchi-Poï ou la parole donnée Reportage filmique ; scènes dialoguées + dialogue d’enregistrements et témoignages ; utilisation de voice off de l’acteur, y compris quand celui-ci est à l’image.
Silence ! l’arbre remue encore… Plateforme interlocutoire incohérente : les récits des événements faits a posteriori alternent avec les événements montrés en direct ; style enquête par endroits ; monologues délirants d’Octobre.
Femmes parallèles Soliloques, monologues, quasi-monologues. Divers degrés d’absence de l’allocutaire. Divers procédés de prise en charge du discours de l’interlocuteur absent.
Rintru pa trou tar hin !  Enquête policière et journalistique (+ reconstitution) ; dialogue normal + dialogue de témoignages, de voix enregistrées, etc., emploi de voice off.
Ne m’attendez pas ce soir Disjonction chronotopique de la plateforme d’interlocution. Juxtaposition de monologues d’Évangéline et de Bonaventure. Mixages sur l’axe passé / présent.
Les Veuves Dialogue quasi-normal. Épuration rhétorique, discours réduit au minimum ; répliques adialectiques (questions sans réponse, exclamations, souhaits, etc.).
La nostalgie, camarade Polylogues : solos + flashes ; nombreuses répliques téléphoniques ; scènes oniriques avec chuchotements, borborygmes, voix lointaines, lamentos etc.
Ai-je dit que je suis bossu ?  Double structure interlocutoire : 1 : communication intrapersonnelle (voix réelle et voix intérieure du protagoniste) ; 2 : Emmanuel écoute par la cloison les cris d’Enrika et les bruits produits dans son appartement.
Réveille-toi, Philadelphie ! Dédoublement diachronique du personnage (Phila), nombreuses répliques téléphoniques (Velt), monologues chantés (complainte Laraou raou).
Appel de personne à personne Incompatibilité statutaire des interlocuteurs (femme / oiseau) ; communication bilatéralement asymétrique ; le dialogue se mue par endroits en un récit formé par l’alternance des interventions de L’Oiseleur et Mocking Bird.

 

En regardant sous un angle radiophonique tous les personnages que Billetdoux fait soliloquer ou monologuer dans ses pièces, on peut affirmer qu’ils font comme s’ils étaient autant de stations de radio individuelles : ils émettent leurs messages et attendent que leurs interlocuteurs passent un beau jour un coup de fil interactif au studio duquel le message était parti. Cela est peut-être une vision un peu simplificatrice, mais la formule n’est pas tout à fait fausse. Dans le théâtre de Billetdoux, la communication interpersonnelle s’effectue à peu près de cette manière-là, dans bon nombre de pièces.

On pourrait enfin, dans un dessein plus pédagogique ‒ et aussi pour introduire un élément neuf et concret dans cette séquence ‒ proposer une grille d’analyse permettant d’examiner toutes les formes monodiscursives (mono-formes et/ou mono-séquences) qui abondent dans la dramaturgie de Billetdoux et qui en font l’une des caractéristiques essentielles [14].

Critère Pistes d’analyses, questions à (se) poser 
1: Proportions (en %) et impact dans l’ensemble de l’œuvre S’agit-il d’un monodiscours autonome (mono-forme) ou inséré dans un discours englobant (mono-séquence) ? Quelle partie de l’œuvre est occupée par les séquences monodiscursives ? Quelle est l’importance des mono-séquences dans l’économie de l’œuvre ? La mono-séquence provoque-t-elle des anachronies (prolepses / analepses), des ralentissements/accélérations de l’action ?
2: Filiations génériques du monodiscours + intertexte À quels genres de discours s’apparentent les monodiscours donnés (journal d’information, émission radiophonique, one-person-show, tirade classique, mono-récit, etc.) ? Y a-t-il des références à d’autres textes/œuvres (allusions, citations) ?
3: Situation du sujet parlant Pour quelle raison le sujet parlant s’exprime en monodiscours (à cause de quels déficits, quelles contraintes) ? Où se trouve-t-il ? Qui est-il ? À qui s’adresse-t-il ? Veut-il obtenir une réponse ou non ? Pourquoi ? Quelle est son attitude vis-à-vis de l’allocutaire ?
4: Situation de l’allocutaire Peut-on repérer un/des destinataires dans le monodiscours (participants ratifiés et non-ratifiés) ? Dans l’affirmative, comment sont-ils rendus présents ? ou quelles sont les modalités de leur absence (corporelle, visuelle, auditive, inaptitude à interagir) ? De quelle manière les éventuels propos ou réactions de l’allocutaire sont-ils/elles pris en charge par le sujet parlant/pensant ? Quel effet la présence/absence de l’allocutaire exerce-t-elle sur le monologuant ? Y a-t-il dans le monodiscours des stimuli sensoriels extralinguistiques ou non-linguistiques qui favorisent son développement ?
5: Finalité dramaturgique Pourquoi une séquence donnée est-elle monodiscursive ? Doit-elle vraiment l’être ? L’auteur emploie-t-il une stratégie communicationnelle spécifique ? opère-t-il un tour de force ?
6: Fonctions artistiques Quelles fonctions artistiques le monodiscours remplit-il (images, visions, effet poème) ? Quelles sont les fontions rhétorico-pragmatiques du langage utilisé dans le monodiscours ?
7: Structure Comment la mono-séquence est-elle construite ? Peut-on y repérer des parties ? Si oui, comment s’articulent-elles entre elles (linéarité, circularité, répétitivité, parenté avec des formes monologales connues, etc.) ?
8: Type et mode de communication S’agit-il d’un soliloque, d’un quasi-monologue ou d’un monologue ? Le monodiscours imite-t-il la parole solitaire ou plutôt la pensée silencieuse (dans quelle mesure le discours du monologuant est-il articulé, non-articulé, chaotique) ? Peut-on noter la présence d’appareils tel qu’un microphone ? Dans l’affirmative, quel type de situation de communication se trouve défini par leur usage ?
9: Interactions entre différents niveaux et secteurs de l’organisation textuelle Que peut-on dire des relations entre l’appareil didascalique (qui est aussi une forme de monodiscours parfois) et le monodiscours étudié ? Y a-t-il des interactions entre la parole auctoriale et celle du sujet parlant ? Comment le monodiscours s’inscrit-il dans l’architecture de l’univers de l’œuvre ?
10: Jeu d’acteur, mise en scène et décors Quelles contraintes ou quel type de jeu sont imposés à l’acteur (aux acteurs) par la forme monodiscursive choisie par l’auteur ? Comment spatialiser ce monodiscours (accessoires à utiliser, décors, praticables à mettre en place, effets sonores, lumineux, autres) ?

 

5. Personnages, phénomènes et objets liés à l’univers du son

En lisant les textes de Billetdoux, on remarque un certain nombre de phénomènes, de faits, de personnages et d’objets qui ont trait à l’acoustique et plus particulièrement au monde de la radio. On distinguera tout d’abord des pièces que l’on pourrait appeler stéréophoniques (avec, bien évidemment, toutes les réserves que l’on peut émettre vis-à-vis de cette étiquette). En effet, dans quelques-unes des pièces de Billetdoux, on détecte des tentatives pour obtenir, par différents moyens, des effets de stéréophonie (il s’agit surtout de Silence, l’arbre remue encore ! Ne m’attendez pas ce soir, Ai-je dit que je suis bossu ?, Réveille-toi, Philadelphie ! et Appel de personne à personne). La stéréophonie s’obtient là par deux stratégies du dédoublement du personnage : dédoublement diachronique et synchronique.

La première pièce basée sur la stéréophonie diachronique est Silence, l’arbre remue encore ! où l’on a affaire à la juxtaposition des répliques prononcées à des moments temporels différents. En effet, l’histoire du protagoniste, Octobre, est racontée deux fois, et ceci presque simultanément, puisque les événements montrés en direct alternent avec les récits faits a posteriori des mêmes événements. À part ce téléscopage temporel, Silence… pose encore un autre problème sonore : celui de la Voix d’Aurélie, la femme du protagoniste, qui parle à celui-ci dans le vent, ou dans son esprit, et qui opère un téléguidage de son mari.

Différent et à la fois semblable est le cas de Ne m’attendez pas ce soir où le personnage de Bonaventure est montré à la fois comme enfant et adulte. Cette pièce, qualifiée par Jean-Pierre Miquel de « petit bijou de spectacle [15] », est d’ailleurs conçue comme une Instrumentation. À la place de la liste habituelle de dramatis personae, on y trouve en fait une liste d’instruments dans laquelle figurent entre autres : Le Vroum (« objet sonore »), des voix enregistrées et « une suite de bruitages en stéréophonie », comme le précise la didascalie (p. 8). Ces bruitages sont nombreux et variés : ce sont des échos, des cris musicaux, des cris d’enfants, des bruits de train, de grille, de scie mécanique, de marteau de porte, de voiles en plastique, de pas de danse exécutés au ralenti, de vol de mouettes, de voiture qui démarre, de dynamitage… La didascalie signale même une « maison sonore » (p. 22) et une « poursuite sonore » (p. 46). Tout cela forme donc un soundscape très riche. Un autre procédé intéressant à relever ici est celui du duo flute-violoncelle [16] qui fait pendant au dialogue d’Évangéline et Bonaventure à un moment donné de la pièce et qui peut être qualifié de blanding [17]. La musique va d’ailleurs assumer, tout au long de la pièce, des tâches mimétiques très concrètes, puisqu’on trouve dans le texte des « blessures musicales » (p. 11, 15), des « appels musicaux » (p. 14), des « cris musicaux » (p. 16), des « menaces musicales » (p. 18), etc. Dans Ne m’attendez pas ce soir on notera même des moments où les personnages utilisent le micro (p. 20).

Même chose, enfin, pour Réveille-toi, Philadelphie ! où le personnage principal subit lui aussi une sorte de dédoublement qui fait que nous entendons parler en même temps Philadelphie jeune fille et Philadelphie vieille femme. Mais cette fois-ci, le procédé est beaucoup plus discret, si bien qu’il risque de passer inaperçu, si on ne lit pas la pièce de façon attentive. Le technicien du son devrait bien entendu s’interroger ici sur les moyens les plus adéquats pour donner une existence scénique au « loup » que l’on ne voit jamais et qui doit pourtant faire sentir sa présence dans la sonosphère : comment rendre ses hurlements qui apparaissent dès les premières scènes, comment rendre le « grincement lupin » que l’on entend vers la fin du texte (p. 107) ?

Pour la catégorie de la stéréophonie synchronique, deux textes sont à prendre en compte. Le premier – Ai-je dit que je suis bossu ? est explicitement conçu pour être « vu en stéréophonie » (p. 70). Au point de vue énonciatif, la pièce est faite du monologue d’un vieil homme, Emmanuel, qui parle/pense à deux voix (réelle et intérieure) et qui s’adresse à sa voisine séparée de lui par une cloison, si bien qu’Emmanuel n’a qu’une vision auditive (ou écoute aveugle [18]) de ce qui se passe de l’autre côfté du mur [19]. La didascalie suggère ici ouvertement qu’on pourrait utiliser deux haut-parleurs pour difuser les deux voix du personnage (p. 70).

La deuxième pièce à dédoublement synchronique, Appel de personne à personne, est une mini-opérette. Elle a même, selon le mot de l’auteur, une version radiophonique en bonne et due forme. Dans Appel…, nous voyons donc un autre personnage se scinder en deux : Rachel. Comme Philadelphie ou encore Marybird (dans Has been bird), elle est secondée par son Double, mais cette dualité ne s’accentue pourtant que vers la fin de l’histoire où la femme subit une sorte de transfiguration psychologique et spirituelle que nous apprenons par la voix de ce Double, justement. Cependant, ce qui paraît plus important ici, c’est tout une série d’effets sonores et musicaux qui font de cette œuvre un véritable conte musical : chansons, comptines, danses, ballades, berceuses, cris d’oiseaux, équivalences métriques, vocaliques, consonantiques, bruits de pas, de gouttes d’eau tombant du robinet, onomatopées, etc. Dans la version discographique (très jolie, soit dit en passant), on peut noter en particulier des effets de fade-in et fade-out très classiques (apparition / disparition progressive des sons, des chants, des musiques).

Étant donné l’inventivité de Billetdoux dans le domaine dramaturgique, les autres pièces du corpus présentent chacune un cas particulier de la structuration du paysage sonore, si bien qu’il est nécessaire de les décrire un à un, séparément, sans recours aux critères généraux et subsumants. C’est l’ordre chronologique de la composition qui va déterminer le cours de l’exposé.

La première pièce importante de Billetdoux, À la nuit la nuit, ne contient pas beaucoup de phénomènes acoustiques qui se démarquent comme tels, l’auteur exploitant ici d’autres effets et/ou contraintes formelles. Ce qu’on peut relever, c’est juste le fait que Marthe chante une chanson en s’accompagnant de la guitare et qu’elle met en marche pendant quelques minutes « un vieux phono » (p. 47) ; à part cela, il n’y a pas vraiment ici de choses à retenir sur le plan auditif.

Il en est de même, à mon avis, de Bien amicalement, même si Billetdoux lui-même semble contester cet état de choses. En effet, il écrit à son propos ceci : « Il y a bien des silences dans ce texte qui appartiennent strictement pour moi à l’espace sonore, ainsi qu’un mouvement dramatique à inscrire dans la durée propre aux œuvres pour l’oreille seule. Tout n’est pas dit dans les mots [20]. » La déclaration, à mon humble opinion, peut prêter à controverse. Il faudrait, en fait, entendre la pièce à la radio, mise en ondes par l’auteur lui-même de préférence, pour voir comment il entendait utiliser les silences dont il parle. Ceux-ci en tout cas ne sont même pas signalés dans le dialogue par des didascalies adéquates. Le soin de les repérer et d’en mesurer la longueur a été laissé à l’équipe réalisatrice [21].

Dans Pitchi Poï…, qui se présente comme un mélange de documents visuels et sonores s’organisant en un film-reportage, c’est surtout la présence de langues étrangères et d’accents étrangers qui paraît auditivement saillante. Tout cela vient du grand rêve de Billetdoux qui sous-tend ce télé-film, à savoir celui de créer une œuvre vraiment européenne. Étant donné la forme scénaristique de l’œuvre (scénarisation [22] psychologique et technique), l’adaptation radiophonique serait assez facile à réaliser. Rien qu’en supprimant la vision et en compactant la durée, on obtiendrait une émission de radio tout à fait intéressante.

Ritru pa trou tar hin ! n’affiche pas non plus beaucoup d’effets sonores spécifiques sauf l’usage des enregistrements sur bande magnétique effectués lors de l’enquête policière qui constitue l’armature de l’intrigue. Ce que l’on doit signaler en outre dans Ritru pas…, c’est le curieux personnage de Ouaoua définit comme « parleur audio-visuel » (p. 10). Il est clair, dans ces conditions que le dispositif scénique de cette pièce doit nécessairement comporter un certain nombre d’appareils éléctroacoustiques permettant non seulement la reproduction des voix, mais surtout la figuration des personnages (comme Ouaoua) dont le fonctionnement repose sur une association entre le corps humain et l’objet inanimé.

Comment va le monde… est une œuvre où l’on remarque une organisation assez spéciale de l’espace sonore. En effet, grâce à une série de couplets qui ponctuent la pièce, on entend cet espace se diviser en deux dans le sens de la profondeur. Il y a l’espace de l’action et « la marge de l’action » (p. 52), comme le dit Billetdoux. Dans cette marge, on voit évoluer tout un groupe de personnages secondaires, qui chantent et qui ne vivent que par ce chant. Billetdoux emploie à propos de Comment va le monde… le terme de contrepoint (p. 51), qui serait selon lui une sorte de principe organisateur de cette pièce. Mais du point de vue de la mise en scène du son, plutôt que de parler de contrepoint, il faudrait peut être s’exprimer en termes de plans sonores, puisqu’on a ici affaire à un jeu classique entre le plan proche et le plan moyen, ou plutôt entre le plan moyen et éloigné, le plan proche étant réservé, dans la technique radiophonique, à produire d’autres types d’effets (voix intérieure, proximité spatiale par rapport à l’auditeur, etc).

Pour ce qui est de Il faut passer par les nuages, il importe de signaler tout d’abord l’agencement musical des parties (allegretto ma non troppo / andantino / scherzo grave / allegro pathétique / aubade). À l’intérieur de cette macro-structure dynamico-rythmique, Billetdoux s’ingénie à exploiter divers types de nuances vocales : nous avons ainsi la mezza voce, les voix transformées par le téléphone, les lectures de lettres, les conférences, etc. Parmi tous ces effets sonores, il y en a un qui constitue un certain défi pour la mise en scène de la pièce : les interventions du personnage fantomatique de Clos-Martin, ce revenant qui « jaillit par petites bulles de la conscience de Claire », comme le dit avec justesse Sheila Louinet [23]. Idem pour la fin de la pièce où, avec le cauchemar de Claire (une séquence polylogale très complexe), un autre vaste champ de manœuvres acoustiques s’ouvre au metteur en scène.

Has been bird est une pièce-reportage où, encore une fois, tout repose sur une orchestration de discours plutôt que sur un véritable dialogue. Ce qui saute aux yeux ici, c’est le rôle fondamental de deux personnages, reporter et speaker, qui prononcent la grande majorité des répliques. Ces deux personnages-là, avec une foule d’autres voix, chorales ou individuelles, constituent ce que j’appelle un macro-actant narratif s’opposant spatialement aux protagonistes. On doit noter aussi, dans Has been bird, un emploi fréquent de la voix basse et du silence, ainsi que le fait, fondamental pour notre optique, que le discours du reporter ressemble parfois à celui d’un journaliste qui effectue une relation en direct pour la radio. En fait, le reporter de Has been bird se comporte comme si le public ne voyait pas la scène.

Dans les monologues des Femmes parallèles, les personnages, selon la prescription explicite de l’auteur, doivent être traités comme des instruments (p. 9). Ce postulat, tant qu’il reste théorique, paraît anodin, mais dans la pratique il risque de s’avérer difficile à réaliser. Il est certes vrai que chacun des sept monologueurs adopte une autre diction, une autre prosodie et que chacun parle un autre langage. Il n’en reste pas moins que cette instrumentation-là repose essentiellement sur les contrastes de tonalités très généraux. En tout cas, les monologues réunis sous le titre générique de Femmes parallèles pourraient donner lieu à des analyses acoustiques plus minutieuses.

La Nostalgie, camarade est par contre une pièce à nombreux effets sonores proprement dits, et c’est sans doute l’une des pièces les mieux travaillées de ce côté-là. Elle rappelle de ce point de vue Ne m’attendez pas ce soir, avec l’usage des échos (fig. 2), du jeu du violon (fig. 5), des voix off (fig. 8), du téléphone (tout au long de la pièce). On y repère en outre des bruits de démolition (martèlements, stridences, coups métalliques) et un effet strictement radiophonique de cross-fade dans la séquence 7 où les stridences se transforment en cris d’oiseaux, les cris d’oiseaux en sonneries de téléphone, les sonneries de téléphone en sifflets de train, d’ambulance etc.

Enfin, Les Veuves, sorte d’intermedial performance, conjuguant théâtre, marionnettes, musique (et ponctuellement télévision), tout en étant surtout basé sur les éléments visuels, recèle pourtant pourtant une curiosité importante : le curieux dispositif de « la croix sonore qui répercute aux quatre vents » (p. 24) – un véritable appareil émetteur grâce auquel les filles appellent l’Oncle Rouge-et-or.

On pourrait conclure en une phrase: la dramatugie de Billetdoux ne sonne pas creux.

Notes

[1] Les références bibliographiques complètes des pièces mentionnées ou examinées se trouvent dans la bibliographie de fin d’article.

[2] V. ici.

[3] « François Billetdoux ou Le Magicien du Théâtre », en ligne ici.

[4] En ligne ici.

[5] « François Billetdoux ou Le Magicien du Théâtre », op. cit.

[6] Bertrand Poirot-Delpech, Le Monde, 24 octobre 1964.

[7] « Le monde tourne, Billetdoux est mort », Libération, 27 novembre 1991.

[8] Cette intervention a un caractère expiatoire. J’essaie par là de réparer une sorte de faute originelle que j’avais commise il y a 15 ans, et que j’ai perpétrée ensuite, inconciemment, pendant un certain nombre d’années. En effet, lorsque je commençais à écrire sur le théâtre de François Billetdoux, à la fin des des années 1990, ainsi que dans quelques-unes de mes publications postérieures, je n’ai pas assez insisté sur l’impact que les activités radiophoniques et médiatiques de l’auteur avaient pu avoir sur sa dramaturgie. La journée d’études sur Billetdoux (et la radio) organisée à Montpellier par Pierre-Marie Héron en avril 2015 a été une excellente occasion pour revenir en arrière et réviser les choses sous cet aspect-là.

[9] Il importe cependant de remarquer que le théâtre de Billetdoux ne saurait être interprété seulement sous cet angle-là. Certes, Billetdoux a travaillé à la Radio pendant de longues années, mais il s’est également frotté, et fortement, à la télévision, au cinéma, à la musique, de sorte que ses textes dramatiques portent de fait différentes marques et empreintes : radiophoniques, télévisuelles, cinématographiques, musicales. La télévision est présente dans Rintru pas…, le cinéma et la télé dans Pitchi poï.., le happenning dans Les Veuves, la musique dans Appel de personne à personne ; nous assistons en outre à une sorte d’opéra funèbre avec Has been bird et à une espèce de one-person-show avec Femmes Parallèles. Dans le répertoire de Billetdoux on trouvera même une interrogation sur le téléphone dans le spectacle d’HiFi. Ce n’est donc pas seulement la radio qui a informé l’œuvre théâtrale de cet auteur et il serait un peu partial, dans ces conditions-là, de faire de la piste radiophonique l’unique perspective d’analyse.

[10] Appel de personne à personne, Arles, Actes Sud-Papiers, 1992, p. 47-48.

[11] L’Avant-scène, no 193, p. 6.

[12] Le Théâtre français d’aujourd’hui, Paris, Nathan, 1971, p. 119.

[13] Witold Wołowski, L’adialogisme et la poétisation du texte dramatique dans le théâtre de François Billetdoux, Lublin, TN KUL, 2005.

[14] Le présent tableau s’inspire d’un certain nombre de travaux portant sur les différentes formes monodiscursives, en particulier des études conversationnistes (C. Kerbrat-Orecchioni), de l’ouvrage collectif dirigé par F. Fix et F. Toudoire-Surlapierre, Le Monologue au théâtre (1950-2000). La Parole solitaire (Dijon, E.U.D., 2006), et surtout de mes propres travaux : « Absence de personnage de théâtre dans Les Chaises d’Eugène Ionesco et dans Comment va le monde de François Billetdoux », Roczniki Humanistyczne, t. XLVIII, z. 5, 2000, p. 25-72 ; « Aux origines de l’adialogisme théâtral : Le Cantique des Cantiques », Roczniki Humanistyczne, t. LII, z. 5, 2004, p. 87-97 ; « Soliloque, quasi-monologue, monologue », Roczniki Humanistyczne, LIII, z. 5, 2005, p. 81-104 ; L’adialogisme et la poétisation du texte dramatique dans le théâtre de François Billetdoux, op. cit. ; « Qu’est-ce qu’une réplique théâtrale ? », Romanica Cracoviensia, 5 / 2005, p. 147-159 ; Du texte dramatique au texte narratif. Procédés interférentiels et formes hybrides dans le théâtre français du xxe siècle, Lublin, Wydawnictwo KUL, 2007.

[15] L’Avant-scène, 571, septembre 1975, p. 20.

[16] Comme le soulignent J. Bachura et A. Pawlik, la musique (rarement autonome au point de vue sémiotique dans le théâtre radiophonique) doit toujours être considérée comme co-créatrice des significations dans les pièces conçues pour la radio. V. « Znaczeniowa funkcja muzyki w słuchowisku », Folia Litteraria Polonica, 3, (17), 2012, p. 162.

[17] Pour une brève description des techniques de base utilisées dans les pièces radiophoniques, v. Richard James Gray, French radio drama from the interwar to the Postwar period (1922-1973), dissertation disponible ici.

[18] Le terme est de Rudolf Arnheim, Radio, trad. Lambert Barthélémy en collab. avec Gilles Moutot, Paris, Van Dieren, 2005 (éd. originale 1936), p. 219.

[19] On a ici affaire à une situation acousmatique au sens schaefferien du terme. V. Pierre Schaeffer, Traité des objets musicaux, Paris, Seuil, 1966 ; ainsi que les remarques intéressantes de Philippe Baudoin, « Le transistor et le philosophe. Pour une esthétique de l’écoute radiophonique », Klesis. Revue Philosophique, juin 2007, p. 1-18.

[20] L’Avant-scène, n°193, 15 mars 1959, p. 25.

[21] Dans le cas des œuvres théâtrales écrites exprès pour la radio, il est d’ailleurs intéressant d’examiner en détail leur pouvoir de visualisation. Un spécialiste du théâtre radiophonique, Józef Mayen, soutenait naguère que le facteur essentiel déterminant la spécificité de ce genre de théâtre réside bien dans sa capacité d’engendrer des images visuelles dans l’esprit des auditeurs. Lorsqu’un drame destiné à la radio semble acoustiquement déficitaire, il faut peut-être examiner plus en profondeur ses qualités picturales qui activent l’imagination du public, sans quoi on ne saurait vraiment juger de son adaptabilité radiophonique (J. Mayen, Radio a literatura, Warszawa, Wiedza Powszechna, 1965, p. 208).

[22] Au sens où l’entend Gérard Leblanc dans Scénarios du réel, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 9. V. aussi Julie Roué, La question du « je ». Traité de l’intime dans le documentaire radiophonique, en ligne ici.

[23] Sheila Louinet, compte rendu du spectacle de Jean-Claude Penchennat au Théâtre de l’Épée-de-Bois à Paris, en ligne ici.

Bibliographie

Corpus d’étude

Bien amicalement, L’Avant-scène, n°193, mars 1959.

Comment va le monde, môssieu? Il tourne, môssieu!, in Théâtre 2, Paris, La table Ronde, 1964.

Il faut passer par les nuages, in Théâtre 2, Paris, La Table Ronde, 1964.

Has been bird, pièce inédite, achevée en octobre 1966, coll. part..

Rintru pa trou tar hin! pièce inédite, publiée en brochure à l’occasion de la première représentation au Théâtre de la Ville (Paris), en avril 1970.

Les Veuves, L’Avant-scène, n°571, septembre 1975.

Silence! L’Arbre remue encore…, Arles, Actes Sud-Papiers, 1986.

À la nuit la nuit, in Petits drames comiques, Arles, Actes Sud-Papiers, 1987.

Réveille-toi, Philadelphie!, Arles, Actes Sud-Papiers, 1988.

Appel de personne à parsonne, Arles, Actes Sud-Papiers, 1992.

Pitchi-Poï ou la parole donnée, Arles, Actes Sud-Papiers, 1992.

Ne m’attendez pas ce soir!, Arles, Actes Sud-Papiers, 1994.

Femmes parallèles, in Monologues, Arles, Actes Sud-Papiers, 1996.

Ai-je dit que je suis bossu?, in Monologues, Arles, Actes Sud-Papiers, 1996.

La nostalgie, camarade, Arles, Actes Sud-Papiers, 1997.

Ouvrages

ARNHEIM Rudolf, Radio [1936], Paris, Van Dieren éditeur, 2005.

DEJEAN Jean-Luc, Le Théâtre français d’aujourd’hui, Paris, Nathan, 1971.

FIX Florence & TOUDOIRE-SURLAPIERRE Frédérique, Le Monologue au théâtre (1950-2000). La Parole solitaire, Dijon, E.U.D., 2006.

GRAY Richard James, French radio drama from the interwar to the Postwar period (1922-1973), en ligne ici.

LEBLANC Gérard, Scénarios du réel, Paris, L’Harmattan, 1997.

MAYEN Józef, Radio a literatura. Szkice, Warszawa, Wiedza Powszechna, 1965.

ROUÉ Julie, La question du « je ». Traité de l’intime dans le documentaire radiophonique, www.acsr.be/wp-content/uploads/la_question_du_je.pdf

SCHAEFFER Pierre, Traité des objets musicaux, Paris, Seuil, 1966.

WOŁOWSKI Witold, L’adialogisme et la poétisation du texte dramatique dans le théâtre de François Billetdoux, Lublin, TN KUL, 2005.

Du texte dramatique au texte narratif. Procédés interférentiels et formes hybrides dans le théâtre français du xxe siècle, Lublin, Wydawnictwo KUL, 2007.

Articles

BACHURA Joanna, pawlik Aleksandra, « Znaczeniowa funkcja muzyki w słuchowisku », Folia Litteraria Polonica, 3, (17), 2012, p. 162-170.

BAUDOUIN Philippe, « Le transistor et le philosophe. Pour une esthétique de l’écoute radiophonique », Klesis. Revue Philosophique, Juin 2007, p. 1-18.

LATOUR Geneviève, « François Billetdoux ou Le Magicien du Théâtre », www. regietheatrale. com

MIGNON Paul-Louis, « Billetdoux François », L’Avant-scène, n°193, mars 1959, p. 6.

MIQUEL Jean-Pierre, « Le grand auteur français de sa génération », L’Avant-scène, n°571, septembre 1975, p. 20-21.

WOŁOWSKI Witold, « Absence de personnage de théâtre dans Les Chaises d’Eugène Ionesco et dans Comment va le monde de François Billetdoux », Roczniki Humanistyczne, XLVIII, z. 5, 2000, p. 25-72.

– « Aux origines de l’adialogisme théâtral : Le Cantique des Cantiques », Roczniki Humanistyczne, t. LII, z. 5, 2004, p. 87-97.

– « Soliloque, quasi-monologue, monologue », Roczniki Humanistyczne, LIII, z. 5, 2005, p. 81-104.

« Qu’est-ce qu’une réplique théâtrale ? », Romanica Cracoviensia, 5 / 2005, p. 147-159.

Auteur

Witold Wołowski est professeur de lettres à l’Université Catholique de Lublin Jean Paul II (Pologne). Spécialiste du théâtre francophone du XXe siècle, théoricien de la littérature et du spectacle théâtral. Domaines de recherche privilégiés : hybridité générique en littérature, didascalies, interactions entre le théâtre et d’autres média. Principaux ouvrages monographiques : 2005 : L’adialogisme et la poétisation du texte dramatique dans le théâtre de François Billetdoux, Lublin, TN KUL ; 2007 : Du texte dramatique au texte narratif. Procédés interférentiels et formes hybrides dans le théâtre français du XXe siècle, Lublin, Wydawnictwo KUL ; 2015 : Didascalies et didascalité au théâtre et non seulement, Lublin, Wydawnictwo KUL (sous presse).

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« L’esprit des voix » : les monologues de Billetdoux


« Je me suis toujours beaucoup intéressé à tout ce qui est de l’ordre du soliloque, du monologue. Et j’ai continué tout le temps. Et je continue encore », confiait Billetdoux en 1987. L’article situe d’abord cet attrait pour la forme du monologue dans l’itinéraire de l’auteur (cabarets, radio, théâtre), avant de s’intéresser aux textes écrits en 1968 et 1969 pour le théâtre ou la radio et réunis en 1996 chez Actes Sud ‒ Papiers dans le volume Monologues Léonore, Anatolie, Julie Mad , Bagage, Gnagna, Machin-tout-court, Pilaf et la pièce stéréophonique Ai-je dit que j’étais bossu ?

“I have always been very interested in soliloquy, monologue. And I continued all the time. And I continue, ” confided Billetdoux in 1987. The first section of the paper  traces  the author’s practice with monologue at his beginnings (cabarets, radio, theater), before turning to texts written in 1968 and 1969 for theater and radio and published in 1996 by Actes Sud – Papiers under the title Monologues: Leonore, Anatolie, Julie Mad, Bagage, Gnagna, Machin-tout-court, Pilaf and stereo play Ai-je dit que j’étais bossu ? [Did I say that I was a hunchback?]


Texte intégral

Huit textes, les uns conçus pour la scène, le dernier pour la radio, sont réunis sous le titre générique Monologues dans un volume du « Catalogue d’un dramaturge » publié par Actes Sud ‒ Papiers en 1996 [1]. Les sept premiers, tous écrits en mai 1968, ont à l’origine été composés pour un « jeu théâtral [2] », 7 + Quoi ?, d’abord intitulé Je n’étais pas chez moi, qualifié de « septuor » en sous-titre, qui a donné lieu à deux représentations à Paris en septembre 1968 [3]. Le volume accueille aussi une « étude » stéréophonique pour la radio, Ai-je dit que je suis bossu ?, datée de 1969 mais diffusée en 1971 au sein d’une émission plus vaste conçue et réalisée par Billetdoux pour l’Atelier de création radiophonique de France Culture, Combien avez-vous d’oreilles ? Tous ces textes s’inscrivent dans un ensemble d’« exercices » ou d’« études » entrepris après l’échec de Silence ! L’Arbre remue encore…, en 1967, quand Billetdoux décide de ne plus écrire de pièce de théâtre « dans la grande lignée [4] ».

L’édition du volume chez Actes Sud ‒ Papiers venant cinq ans après la mort de Billetdoux, il n’est pas sûr que le titre finalement choisi soit de lui : le volume a longtemps été annoncé en effet sous le titre Personnages ‒ nous y reviendrons ‒ complété du sous-titre « Monologues et soliloques ». Billetdoux mettait-il des distinctions techniques fortes entre les deux termes ? Le sous-titre le suggère, mais ce n’est pas clair. Un article de Witold Wołowski qui leur est consacré passe plusieurs différences possibles en revue, pour finalement s’arrêter à celle-ci : le soliloque a lieu sans témoin, le monologue devant témoin [5]. Selon cette distinction simple, deux textes seulement sont essentiellement des soliloques [6] : « Julie Mad » et « Bagage ». Mais on doit noter aussi qu’à leur création en 1968, les sept premiers textes étaient tous appelés « soliloques » par leur auteur, pour une tout autre raison cependant, qui est sa répugnance, dit-il à Lucien Attoun peu avant la création, à employer « le mot de monologue qui risque d’évoquer des numéros d’acteurs détestables et surannés [7] ». D’un autre côté, le sous-titre envisagé pour la réédition chez Actes Sud – Papiers propose bien les deux mots côte à côte et non l’un à la place de l’autre…

Quoi qu’il en soit, il est intéressant de noter qu’en composant ces textes, Billetdoux pensait aussi aux « numéros » non du théâtre, mais du cabaret, qu’il avait lui-même pratiqués dans sa jeunesse, et comme auteur et comme interprète, dont certains nous sont parvenus grâce à un disque Philips édité en 1961 et conservé à la BnF. Mais plus important que l’expérience du cabaret a été l’expérience de la radio, où Billetdoux a travaillé plus de dix ans à partir de 1946, comme auteur, producteur, animateur et réalisateur et qui a été pour lui l’occasion d’un « travail sur la parole et la voix » et plus largement sur « la manipulation et des sons et des formes, et des syntaxes » : « La radio, ce sont mes universités [8] », dira-t-il à plusieurs reprises.

Nous nous proposons ici, après avoir retracé succinctement les premières étapes qui conduisent Billetdoux du monologue de cabaret au théâtre, de voir ce qu’il en est de son rapport au monologue en 1968-1971, dates de création des textes publiés dans Monologues.

1. Cabaret et radio. Exercices et apprentissages

1.1. Les débuts de Billetdoux auteur, producteur, interprète et réalisateur

Billetdoux fait ses débuts à la radio en 1946 au Club d’Essai animé par le poète Jean Tardieu, comme auteur, producteur, interprète et réalisateur d’émissions de variétés, jouées en studio et sans public d’abord, puis devant public aussi, notamment au théâtre Agnès Capri, 24 rue de la Gaieté (émission « Le Grand Sympathique » en 1946-1947). Ses émissions Les Anes rouges, L’heure de variétés, La Foire Saint-Germain, proposent toutes des « pots-pourris », comme dit un journaliste : « Vous mettez ensemble des chansons, des sketches, des interviews, des bouts de reportage, des faits divers, des petites histoires, des improvisations, vous secouez le tout énergiquement et vous passez à l’antenne [9]. » Il y est en bonne compagnie, puisqu’il y fait des émissions avec un Roland Dubillard (Amédée), une Agnès Capri, un Jacques Dufilho. Jusqu’en 1957, soit un an avant Tchin-Tchin, il garde des attaches avec le monde des cabarets poétiques et « d’avant-garde », notamment en faisant jouer cette année-là aux Trois-Baudets, dirigé par Jacques Canetti, un spectacle de variétés intitulé Hi-Fi, avec des sketches et chansons sur les inconvénients du téléphone.

Après ses débuts au Club d’Essai (1946-1948), les années 1950 sont fastes : en même temps qu’il écrit ses premières pièces policières pour la radio (Les Nuages, Un soir de demi-brume), il se produit sur la scène de cabarets poétiques fameux : Milord l’Arsouille, l’Écluse… en interprétant des monologues de sa composition. Dans Treize pièces à louer, au Théâtre du Quartier Latin en 1951-1952, il ouvre le spectacle avec un « Prologue », repris en juillet 1953 à la Rose rouge, qui fait entendre une suite de discours, « celui du curé à ses ouailles, du chef militant dans un meeting, du monsieur distingué dans un cénacle littéraire, du maire dans une réunion municipale, du bonimenteur dans une émission publique, etc. [10] » ; « cinq manières de présenter un spectacle » dit un autre journaliste, selon que l’on se trouve « dans une réunion mondaine, une séance de patronage, un meeting politique ou une émission de Jean Nohain [11] ».

Fin 1952-début 1953, chez Milord l’Arsouille dans un spectacle dont la tête d’affiche est Francis Claude, et chez Agnès Capri, Billetdoux joue quatre autres monologues : « Le bon père » (4 mn 45), « Elle est pas belle la vie ? » (2 mn 50), « L’autodidacte » (4 mn 30) et « La bête » (1 mn 40), soit « les confidences d’un père de famille, d’une brute primitive, d’un autodidacte vaniteux [12] », d’un alcoolique content de son sort. « Ce sont des morceaux d’une grande vérité psychologique, à quoi il manque peut-être, pour qu’ils portent complètement, ce brin d’outrance caricaturale qui fait plus vrai que le vrai [13]. » On peut les écouter à la BnF, enregistrés sur disque Philips [14]. Certains de ses monologues passent aussi sur les ondes : par exemple À la chasse comme à la chasse, repris en 1959 à la radio dans Suite pour orchestre et gens bizarres, ou Monologue diffusé en 1961 dans l’émission « Dimanche dans un fauteuil » et publié dans L’Avant-scène avec le texte de Comment va le monde Môssieu ? Il tourne Môssieu ! [15].

1.2. Billetdoux animateur de variétés

La radio donne aussi à l’écrivain l’occasion de s’entraîner à jouer un autre « personnage », de journaliste plus que d’acteur cette fois, qui est l’animateur d’émission de variétés. Pendant trois ans en effet, de 1951 à 1954, pour des émissions de Francis Claude (célèbre humoriste de l’époque) comme La Roue tourne en 1952 sur la Chaîne parisienne où il joue le rôle de « Monsieur Lebâton » (sous-entendu « dans les roues »), Billetdoux donne la réplique au meneur de jeu, fait les liaisons entre deux vedettes, deux disques, deux parties d’une émission, donne un billet, une chronique. Les textes sont souvent écrits à l’avance, dialogues comme monologues. Et Billetdoux monologue autant qu’il dialogue sinon plus. Or, loin de traiter la fonction à la légère, il y impose un style bien à lui, jusque dans une émission comme Tentez votre chance sur Paris Inter (ex Jour de chance), émission de la Loterie nationale, où il s’agit de meubler le temps entre les tirages des numéros gagnants :

Cette émission ne trancherait peut-être pas sur la liste copieuse des « variétés » sans les soins exceptionnels que M. Billetdoux accorde aux « liaisons ». Son « planning de chansons tracé – et il faut reconnaître que son choix, très heureusement ne s’égare pas vers les sentiers battus, – notre producteur prend sa plume et trousse avec esprit un petit « à propos » en guise de préface à chaque numéro du programme.

Il parle de la pluie et du beau temps, des autres et de lui-même (les auditeurs aiment beaucoup qu’on les prenne pour confidents). Sa technique a l’air d’être à la portée du premier venu. Mais le procédé importe moins que l’étincelle qui l’anime […] [16].

Citons aussi en 1954-1955, Ce n’est pas tous les jours dimanche sur Paris-Inter, une émission de 40 mn diffusée le dimanche à 15h50. Elle propose une sélection de nouveaux disques de variétés, mais est aussi tout autre chose, comme le précise l’auteur dans une interview pour La Semaine radiophonique en octobre 1954 : « C’est une émission libre, où je passe de la musique, du chant, des poèmes, de la prose, et même des petits sketches [17]. »

 Entre l’animateur d’émission à une voix et le diseur de monologues dans les cabarets et sur les ondes qui le précède et le suit, nous voyons une continuité, car Billetdoux, dans ce genre de sketch, s’est fait une spécialité du monologue de caractère : il ne pratique pas le monologue-pot-pourri, qui passe d’un sujet à un autre, du coq-à-l’âne, pour faire rire un peu de tout, mais il fait à chaque fois parler un type [18]. La différence entre le diseur et l’animateur est que le second ne cherche pas à faire rire de lui-même, alors que le premier veut faire rire du personnage qu’il incarne en le transformant par l’exagération burlesque en type comique. Ses manières de parler, de penser, d’être, sont gentiment grossies ou exagérées. Le monologue se veut piquant, ingénieux, incongru, il appuie sur les travers, les maladresses ou les naïvetés du personnage, il crépite de bons mots et traits d’esprit. Il va bon train aussi, il ne reprend pas souffle, il ne respire pas au sens où il n’intègre pas le silence comme une valeur, mais seulement la parole et les gestes. Car ces « numéros » de cabaret sont avant tout des spectacles, exigeant une présence scénique, une habileté à jouer de la voix et de la diction, du geste et des mimiques, des accessoires et du rapport au public [19].

Ce type de monologue a sa place sur les ondes de la radio de l’époque, même si la part de l’œil n’y trouve pas son compte. Un grand nombre d’émissions de variétés sont en effet enregistrées en public et retransmises telles quelles sans trop de scrupules sur les conséquences du changement de médium. Il faudrait savoir jusqu’où Billetdoux, quand il animait à ses débuts des émissions de variétés radiophoniques pour le Club d’Essai comme Les Anes rouges ou La Foire Saint-Germain, prenait réellement en compte le fait qu’avec la radio, non seulement on ne voit pas ce qui se passe mais qu’on écoute autrement ce qu’on entend du fait de l’entendre sans voir [20]. Dans les années Cinquante en tout cas, il semble assez « soucieux de la différence des genres et des techniques », comme il l’écrit en préambule d’une petite pièce radiophonique, Bien amicalement, qu’il laisse publier dans L’Avant-Scène en 1959 tout en précisant qu’elle n’est pas « une œuvre scénique » : « Il y a bien des silences dans ce texte qui appartiennent strictement pour moi à l’espace sonore, ainsi qu’un mouvement dramatique à inscrire dans la durée propre aux œuvres pour l’oreille seule. Tout n’est pas dit dans les mots [21]. » Mais faute d’avoir pu écouter ses monologues radiodiffusés de l’époque, je ne peux guère aller ici au-delà de l’hypothèse que Billetdoux intègre la différence de médium dans son interprétation ou son écriture de monologues à la radio, avec ce que cela suppose de concentration sur l’écoute, donc aussi le son, le rythme, le silence, et l’intensité de l’instant puisqu’à la radio l’auditeur peut prendre l’écoute et la quitter à tout moment et que, dit Billetdoux, « il faut convaincre tout de suite [22] ».

1.3. Rôle de la radio l’évolution artistique de Billetdoux

Ce qu’il faut souligner en revanche, c’est le rôle décisif que la radio, bien plus que le cabaret, a joué dans l’évolution théâtrale et plus généralement artistique de Billetdoux : « La radio », aimait-il à répéter, « ce sont mes universités [23] ». La radio en effet lui apprend écouter et à entendre autrement ; à comprendre l’importance du matériau sonore et de l’univers proprement sonore dans le langage humain. Elle est le médium de son éducation de l’oreille, grâce en particulier à son travail de réalisateur à partir de 1946. Billetdoux évoque à plusieurs reprises, parmi les grands moments, ses manipulations millimétriques sur la voix de Giono en 1953, quand il monte les entretiens radio de l’écrivain avec Taos et Jean Amrouche :

Des circonstances – heureuses – m’ont permis de faire de la phonologie sans le savoir, grâce au montage radiophonique. En particulier, j’ai pu manipuler la voix de Jean Giono […] il avait un plaisir à la venue des mots dans sa bouche, à cette aventure des mots qui prennent forme sonore dans l’espace et dans le temps […] son accent méridional ajoutait par le phrasé une espèce de chair, qui manque au parler pointu que l’on enseigne, français squelettique et guindé par le souci littéral du discours. Entre autres choses, il m’intéressait de constater que Jean Giono écrivait « avec accent » [et qu’ainsi une phrase de lui] lue à plat prend de la valeur juste lorsqu’elle est dite et entendue selon la musique propre à cet instrument qu’était Jean Giono [24].

D’où il ressort chez Billetdoux, au théâtre dans les années 1955-1967, à la radio, à la télévision, une obsession dramaturgique du matériau sonore. La radio déplace les enjeux du théâtre non seulement du visuel au sonore, mais de la parole à sa musique si l’on peut dire. En 1971, dans la belle série d’émissions intitulée Océan du théâtre, Billetdoux confessera qu’il a écrit toutes ses pièces en suivant les voix de ses personnages :

Lorsque j’en vins à composer des ouvrages dramatiques, dans la plupart des cas, ce furent des voix qui me guidèrent. Je n’écrivais pas « sur mesure » comme on dit. Ce n’était ni leur talent, ni leur emploi, ni rien d’eux qui m’attachait à eux. Je cherchais en moi ce que le son de leurs voix me disait jusqu’à ce que survienne quelque chose que je dois nommer « mystère de l’incarnation » […] Le fait est que telle ou telle voix entendue « module » en moi un personnage qui s’incarne en une suite de « figures » lesquelles empruntent à l’argile des mots et que je nourris de mon souffle, il me semble. […]

À retenir qu’il y a des gens dont je porte la voix en moi, dont je porte les sonorités. Les circonstances ont permis que je puisse « composer » à partir de certaines d’entre elles, par exemple celles d’Agnès Capri, de Cora Vaucaire, de Katharina Renn et de Madeleine Renaud. Là aussi, il y a eu « passage », de leur voix à la mienne, par l’écriture [25].

Cela est sensible dès la première pièce jouée de Billetdoux, À la nuit la nuit, créée en 1955 [26], mais s’accentue à partir de Comment va le monde Môssieu ? Il tourne Môssieu !

La radio permet aussi à Billetdoux de renouveler son écriture théâtrale en lui faisant découvrir dans le monologue une forme élémentaire de la parole humaine, de toute parole humaine, précédant le dialogue. Son intérêt est de révéler, mieux que le dialogue, ce que porte en lui un personnage : le monologue est une intériorité, dit-il en substance [27]. Une pièce dialoguée est la forme évoluée que prend le monologue d’un auteur donnant vie à plusieurs de ces moi possibles, avec chacun sa voix propre, son dedans et sa musique, comme il soulignera dans Océan du théâtre en 1972 [28].

On comprend dans cette perspective non seulement pourquoi le monologue investit de façon complètement inhabituelle les grandes pièces de Billetdoux, mais aussi pourquoi il est conduit, après Silence ! L’Arbre remue encore…, à un dépassement du théâtre « dans la grande lignée » par un retour à la forme élémentaire du monologue, sur scène comme à la radio, dans 7 + Quoi ? en 1968 et dans Ai-je dit que je suis bossu ? rédigé peu après, en 1969.

2. Personnages et monologues : le « besoin de spectacle »

2.1. Monologues et situations dramatiques

Je ne peux pas m’arrêter ici aux multiples facettes et emplois du monologue dans les pièces de théâtre, bien catalogués par Witold Wołowski dans son étude publiée en 2005 [29] et dans l’article écrit pour ce dossier. Comment va le monde Môssieu ? Il tourne Môssieu ! où l’influence du cabaret (music-hall) se fait sentir par l’emploi rythmique de chansons en plus des monologues parlés d’un des deux personnages (Hubert Schluz) [30], Il faut passer par les nuages, dont tout le premier mouvement consiste en un ballet de monologues de tous les personnages [31], d’autres pièces, mériteraient des développements [32]. Mais il faut souligner ce qui change quand Billetdoux tourne le dos au théâtre « dans la grande lignée ». Dans les deux pièces citées, l’auteur pratique un monologue d’action : un monologue court ou très court (de quelques lignes à une page et demie), adressé par un personnage à un ou plusieurs autres présents sur scène, qui l’entendent et y répondent par une action. Le jeu des monologues permet d’extérioriser l’intériorité des personnages, mais dans la limite permise par la qualité des interlocuteurs et par les nécessités de l’orchestration générale. Dans 7 + Quoi ? en revanche, puis dans Ai-je dit que je suis bossu ? les « situations dramatiques » conçues par l’auteur permettent aux monologues de durer, et donc aux personnages d’aller plus loin, voire bien plus loin, dans l’expression de ce qui les habite.

Précisons avant d’aller plus loin que ces « situations dramatiques » ne sont pas toutes des situations de soliloque au sens où le personnage qui parle n’a aucune oreille pour l’écouter : Billetdoux propose avec ces deux œuvres des « études », des « exercices », et prend donc bien soin de varier à chaque fois la formule. Certains s’installent ainsi entre soliloque et monologue : ce sont des monologues devant témoin mais « jusqu’à un certain point », où l’auditeur est à la fois proche et loin : Léonore, barricadée dans sa chambre, parle à Dieu ; la petite Gnagna, pas rassurée dans le lit inconnu de la ferme où ses parents l’emmènent chasser, interrompt plusieurs fois son soliloque pour s’adresser à celui ou celle qui ferme la porte puis qui éteint la lumière du couloir, puis qui au matin ouvre grand la porte ; Machin le joueur de jazz et de cartes tambourine longtemps à une porte qui à la fin s’ouvre. Dans Ai-je dit que je suis bossu ? la parole s’installe entre le monologue et le dialogue : Emmanuel s’adresse à une femme, Enrika Méthode, de l’autre côté de la cloison de son appartement, mais aussi à un moment dans l’obscurité de sa chambre où il a réussi à entrer. Celle-ci lui répond ou semble le faire mais par des gémissements, non par des mots : une didascalie parle à ce propos de « dialogue » tout court, plutôt que de monologue. On a donc plutôt affaire à un monologue-dialogue, qui est d’ailleurs dialogue pur dans un passage où Emmanuel parle dans le couloir avec le pilote de ligne venu visiter la femme.

2.2. Procédés du cabaret

Notre propos du début évoquait la première carrière de Billetdoux dans le domaine des variétés : c’est bien aux « monologues à dire » du cabaret que pense l’auteur en concevant 7 + Quoi ? Ce « jeu théâtral » sans dialogues ni intrigue commune aux personnages joue au fond avec une situation élémentaire qui est celle du diseur devant son public. Il la complique, en obligeant chaque acteur à se soucier aussi de l’orchestration d’ensemble des soliloques, tout en la prenant comme point de départ. C’est ce que Billetdoux souligne dans l’entretien déjà cité avec Lucien Attoun :

L’acteur est obligé d’assurer et de défendre son personnage, mettons comme il devrait le faire au music-hall – sans le support d’une intrigue, sans recours à un partenaire, par la présence – mais aussi en jouant avec l’ensemble où il s’insère. S’il n’en profite pas au fur et à mesure ou s’il ne s’inscrit pas dans le mouvement général, il se perd et la tension baisse. Aucun leader ne peut s’affirmer en scène contre les autres ou en leur nom. C’est là un jeu proprement et terriblement démocratique [33].

Pour permettre aux interprètes de 7 + Quoi ? de « défendre [leur] personnage », Billetdoux, et c’est un autre emprunt au cabaret, recourt au vieux procédé du contraste : il les type, exagère ce qui les qualifie, grossit ce qui les distingue. Chacun d’eux, dit l’avis, « parle sa langue et transpose à sa façon la réalité douteuse. Aujourd’hui, cela vaut encore la peine de faire contraster ces nuances. » Manières de parler, tempéraments, situations, tout sert à les contraster. Léonore est une dévote de province, déjà grand-mère, trompée par son mari coureur, fainéant, ivrogne et parasite. Anatolie est un personnage « à trois étages » de fille seule cherchant à se donner des airs de femme mais aussi, ce soir-là, à se mentir sur le retour de son grand amour d’avant ; Julie Mad, une « folle » comme l’indique son nom, est « clown, du pays septentrional de l’innocence, dans la catégorie “Auguste de soirée” », dit (un peu excessivement) la didascalie liminaire…

Les didascalies soulignent à gros traits ces contrastes, mais aussi l’usage, pour les trois premiers personnages au moins, d’un grand nombre d’accessoires, autre ressource habituelle du sketch de cabaret. « […] ceux qui n’ont pas exercé au cabaret, au music-hall, au cirque », écrit Billetdoux dans la préface de 1986 à sa première pièce de théâtre À la nuit la nuit, ignorent souvent que les accessoires parlent. […] Ils réclament d’être choisis et soignés de près. » Chez Léonore, les accessoires de son jeu sont d’abord ses mimiques : « elle baisse la tête à tout propos, porte la tête de côté par compassion, ou bien la courbe en hochant la tête, ou encore offre son visage au plafond, etc. » Chez Julie Mad, tout devient accessoire d’un jeu qui s’emballe jusqu’à l’éparpillement fébrile et « au fastueux désordre d’affaires accumulées », vêtements, sac, ustensiles de ménage, de toilette, de maquillage et « tout le contenu de ses tiroirs et de ses placards », etc. Ici et là, les « accessoires » de jeu sont moins voyants, comme dans Bagage ou Gnagna ; cela est fonction du « personnage » que joue le personnage. Dans le dernier monologue de 7 + Quoi ?, ils semblent se concentrer dans l’élocution du personnage Pilaf, qui s’est inventé, précise la didascalie « un langage “petit-nègre”, qu’il transforme au gré des rencontres » et dont il va jouer encore dans la cellule de prison où on l’a jeté, tout battu, râlant, crachant, suant et agonisant qu’il est, pour s’intéresser lui-même. Ce langage dans lequel il trouve un abri l’exalte et la magnifie à la fois dans sa détresse, raison pour laquelle sans doute le soliloque, disposé en vers libres, prend l’allure d’un poème [34].

2.3. Jouer un personnage, besoin permanent de l’humanité

Au-delà de ces emprunts, c’est l’importance structurale donnée à la forme du monologue dans la conception des deux œuvres de 1968 et 1969 qui fait sens. Quel sens ? Le premier titre envisagé pour le volume, Personnages, nous met sur la piste : ce qui réunit en profondeur les deux œuvres publiées dans ce volume, c’est qu’elles font voir ou entendre, à travers cette forme « élémentaire » de la parole qu’est le monologue, un besoin élémentaire présent en tout homme, qui est de se donner en représentation, de jouer un personnage, peu ou prou et même, comme Pilaf, dans les situations le plus graves. En apparence, Billetdoux ne fait que reprendre ici le thème séculaire de la comédie humaine. Mais son originalité est d’en faire une lecture résolument positive et optimiste, qu’il explicite dans l’entretien avec Lucien Attoun donné à l’occasion de la création de 7 + Quoi ? :

François Billetdoux ‒ Le théâtre est partout comme le besoin de spectacle en général existe chez tous. Le spectacle est dans la vie et peut permettre de magnifier et de mieux voir. […]

Lucien Attoun  ‒ Est-ce avec ce souci que vous avez écrit 7 + Quoi ?

François Billetdoux ‒ Certainement [35].

Ce « besoin de spectacle », de théâtre, c’est au fond un besoin de création, de développement, de plénitude, de rêve, que Billetdoux juge bien plus fondamental que le besoin sexuel par exemple, dont « la rengaine […] sert de bible au marketing général [36] ». Bien plus fondamental, dans la mesure où il permet à chacun de « s’élever par approfondissement [37] », comme il le dit des personnages d’À la nuit la nuit, en allant jusqu’au bout d’une vérité qu’il porte au fond de soi, de la faire passer de la nuit à la lumière. « En une nuit », dit l’avertissement, « chaque personnage suit son cours », avec comme point commun avec les autres de faire entendre la même mélodie de « la petite espérance [38] ». Léonore, barricadée dans sa chambre, donne libre cours à son espoir d’échapper à sa brute de mari ; Anatolie à son amour pour Maravilla, partie au loin, qu’une lettre d’elle a ravivé ; Julie Mad à l’illusion d’avoir semblé intéresser l’homme qui l’a renversée en voiture l’après-midi et lui aurait donné rendez-vous le lendemain matin à l’aube ; Gnagna joue la petite fille sage pour se rassurer, etc. La diversité même des âges, de la petite fille au vieil homme, est là pour suggérer la permanence de ce besoin de théâtre.

La particularité ici de 7 + Quoi ? ‒ et sa limite apparemment en 1968 ‒ est d’avoir voulu tester aussi le besoin de création des différents partenaires de la représentation, de l’auteur au metteur en scène, aux comédiens et au public : « Maintenant le temps est venu de reprendre enfin la phrase de Lautréamont : “La poésie doit être faite par tous et pour tous.” Je suis persuadé que, beaucoup plus gravement que les refoulements [sexuels] dont on nous parle beaucoup en ces temps, il y a un refoulement du besoin créatif chez l’homme. C’est un besoin immense chez tout homme qu’il s’agit de développer » dit alors Billetdoux  à Lucien Attoun [39]. Chacun, de l’auteur au public, est donc invité à « jouer sa partie » dans le déroulement d’un spectacle aléatoire : les sept monologues, à choisir parmi neuf [40], de durée-papier différente, sont faits pour être dits simultanément, au rythme décidé par le metteur en scène mais aussi par les comédiens. Pour éviter la cacophonie, chaque comédien, tel un instrument, doit s’accorder aux autres dans un entrelacs concertant, tous les personnages jouant une même « petite mélodie » qui est celle de la « petite espérance ». Mais libre aussi au public, dit l’auteur dans un entretien inédit donné avant la création, de n’écouter qu’un des personnages, ou deux, ou trois.

2.4. 7 + Quoi ? ou la création du monde

On imagine bien le risque qu’il y a à faire jouer ainsi sept personnages et de fait, l’expérience a d’abord été tentée avec trois monologues en juillet 1968 au Festival de Spolète (Italie), sous le titre Je n’étais pas chez moi : Léonore, Anatolie, Julie Mad. Elle a été reprise avec les mêmes textes, sous le titre Femmes parallèles, en septembre 1968 au Théâtre du Gymnase dans un montage de Michel Cacoyannis, en novembre 1970 à la Comédie-Française dans un montage de Jean-Pierre Miquel. L’année suivante, trois autres monologues ont été mixés à la radio, sous le titre Niania la nuit : Bagage, Gnagna, Machin-tout-court [41]. Pilaf, de son côté, a fait l’objet d’une version radiophonique, incluant un monologue de femme, en 1971, pour l’émission Combien as-tu d’oreilles ? [42], version présentée comme œuvre autonome au concours du Prix Italia 1972.

Mais le chiffre sept a pour Billetdoux son importance : il renvoie ici, semble-t-il, aux sept jours de la création du monde. Les sept personnages, tous très contrastés, certains typiques d’autres excentriques, représentent le monde en réduction, chacun de nous, non pas seul avec soi-même mais proche des autres du fait qu’il partage avec eux une même humaine condition, résumée dans l’avertissement de 1996 par les mots « douleur » et « espérance » [43].  Le « jeu » dramatique consiste donc à rejouer la création du monde, un monde malheureusement bien nocturne (tous les monologue ont lieu la nuit) et bien imparfait ; d’où le titre initial de 7 + Quoi ? qui pose la question d’un complément, d’un plus dans l’ordre du « quoi », non du combien, c’est-à-dire dans l’ordre du contenu. Peu importe en effet le nombre de personnages, d’instruments, puisque tous jouent la même « mélodie » : la question est plutôt de savoir ce qui peut advenir au fond de chaque spectateur à l’écoute de ces « prochain[s] plus douloureux que soi-même, et si proche[s], appelant [44] ». Le jeu, écrit Billetdoux, « devrait favoriser des tensions et des intensités étranges, mais évidentes au fond de nous [45] ». Il s’agit d’un jeu éminemment « politique » malgré les apparences, au sens où ces monologues et soliloques concertants invitent chaque spectateur à répondre à l’« appel » d’un prochain, non d’un étranger, qui est celui de sa condition humaine, faite à la fois de douleur d’être et d’espérance.

2.5. Ai-je dit que je suis bossu ? ou l’amour du « voisin »

Dans Ai-je dit que je suis bossu ? aussi, dont l’histoire commence un soir et se termine à l’aube suivante par la mort du vieil horloger Emmanuel, tout se passe la nuit, et en grande partie dans le noir. Un vieil homme seul dans un appartement perdu au septième étage d’un grand ensemble ; une femme seule dans l’appartement voisin, une artiste slave, qu’un accident cloue au lit depuis trois semaines ; deux solitudes dans ce grand ensemble anonyme… Mais comme dans 7 + Quoi ? cette « couleur nocturne » que Billetdoux demande de garder dans la version scénique créée dix ans plus tard par Roger Blin [46], et qui nous parle de la condition humaine, n’empêche pas d’entendre, en laissant les personnages suivre leurs cours, s’élever la mélodie de l’espérance. Poursuivant dans sa conviction que « notre tête est un nid d’oiseaux [47] », que l’existence humaine est modelée par le son plus que par l’image, par l’oreille plus que par l’œil, le pari de Billetdoux, qui  écrit ici sa première composition stéréophonique (suivra Niania la nuit), est d’entraîner l’auditeur à devenir tout oreille. Le sous-titre de l’œuvre, indique d’emblée ici son ambition musicale et lyrique : c’est un « oratorio », qui demande donc à l’auditeur « une attention analogue à celle que nécessite une œuvre musicale,  où la succession des tensions et l’architecture mouvante du thème et des motifs importent davantage que le développement linéaire du discours [48]. » En effet :

Le plus important n’est pas ce qu’on dit, le sens littéral ne représentant que la partie faible dans les trois valeurs par lesquelles se fonde la présence d’une voix juste. D’abord joue la musique des mots dans leur profération, secondement l’expression la plus profonde qui est celle des symboles [49].

 Combien as-tu d’oreilles ?, titre de l’émission encadrant la première diffusion de l’œuvre, est aussi une interpellation à retrouver « le goût de soigner l’oreille fabuleuse que nous sommes [50] ». Le choix du médium radiophonique pour cette œuvre et la « monstruosité » du personnage principal vont dans ce sens : « La bosse du vieil horloger Emmanuel est invisible. Mais il a cependant un vice de conformation au regard de la société urbaine d’aujourd’hui : il écoute, il est tout-oreille [51]. » Comme le disait déjà le poète et homme de radio Carlos Larronde dans les années Trente, la radio ne fait pas de nous des aveugles, mais des surauditifs, comme l’est dans l’œuvre Emmanuel, dont la bosse n’est pas celle qu’on imagine.

Et c’est cette extrême sensibilité du personnage aux sons qui l’environnent qui va le conduire, en suivant son cours, à écouter du dedans les gémissements de sa voisine Enrika Méthode (séquences 1, 2, 3, 6, 7, 14), à y sentir le mal de solitude dont elle souffre, à devenir « amoureux par l’oreille [52] » de cette « âme sœur [53] », jusqu’à entrer avec elle à la fin de l’œuvre dans de véritables « noces [54] » vocales, par-delà la cloison de leur deux appartements.

Si « l’expression la plus profonde » est « celle des symboles », sans doute se dévoile-t-il dans ces noces des deux personnages, dont une note assez raturée de Billetdoux laisse entendre qu’ils représentent un homme et son âme :

… faire valoir l’essentiel : [une sorte de] dialogue entre [un homme et son âme] / les deux personnages principaux

[…]

[L’âme – représentée par Madame Méthode] / La femme – Madame Méthode – / […] [55]

La « musique » d’Enrika, ou l’ouverture à l’amour du « voisin » (du prochain) comme clé de l’existence humaine. Ai-je dit que je suis bossu ? comme variation, aussi sur la parabole claudélienne du couple Animus et Anima, ce drôle de ménage de l’esprit et de l’âme ? Animus, un jour, surprend Anima « qui chantait toute seule, derrière la porte fermée : une curieuse chanson, quelque chose qu’il ne connaissait pas, pas moyen de trouver les notes ou les paroles ou la clef ; une étrange et merveilleuse chanson [56]. » De même l’horloger hypersensible aux bruits de ses voisins, irrité par la pollution sonore du monde moderne, trouve le chemin de son âme, en écoutant « du dedans » les gémissements de sa voisine Enrika Méthode (« methodos » : recherche d’une voie, d’un chemin), « étrange et merveilleuse chanson » qui libère en lui, dit aussi Billetdoux, « un immense amour [57] ».

C’est une bien belle musique que l’auteur de Comment va le monde Môssieu ? Il tourne Môssieu ! désire faire entendre, dans cette œuvre comme en réalité dans toute son œuvre, à ceux qui ont des oreilles pour entendre.

Documents

1. Deux monologues à dire de Billetdoux

Monologues « L’Autodidacte » et « La bête ». Transcription (partielle pour le premier) d’après l’enregistrement de 1952 au cabaret Milord l’Arsouille, repris dans un disque 45 t. Philips, 1961 (BnF, cote NUMAUD- 8829607).

1.1 L’Autodidacte

Ce n’est pas parce que je ne suis pas allé dans les écoles que je ne suis pas intelligent. Je dirai même que c’est parce que je suis intelligent, que ça ne m’a pas gêné d’aller dans les écoles. Vous voyez je pense ! Au début je n’osais pas. Même dans mon for intérieur, je faisais des citations plutôt ! Mais maintenant, je pense par moi-même et tout haut, sans texte préparé ni rien, en quelque sorte / j’improvise de la pensée ! C’est que, tel que vous me voyez je me suis fait moi-même, à la force du poignet, et remarquez bien que je n’ai même pas eu à suivre les cours du soir : la pratique, l’expérience, ont voulu que petit à petit [prononcé peti à peti] (rires), je connaisse les choses depuis le bas de l’échelle comme qui dirait en les touchant du doigt (rires). Par la suite, j’ai potassé dans des manuels jusqu’à des 10 et 11 heures du soir (rires) Puis j’ai pris sur moi de me rendre à des conférences, me forçant à écouter, même si je ne comprenais pas (rires) ou si j’avais sommeil (rires) […] Ce que l’avenir me réserve je l’ignore encore… Cependant / j’œuvre tous les matins (rires), avant de me rendre à mon labeur (rires). C’est ainsi que ce matin comme chaque jour j’ai travaillé au dictionnaire, c’est-à-dire que primo, je me rappelé ce que j’avais appris la veille, à savoir / les termes vaurien (rires un peu), vautour (rires un peu), vautrer (un peu), qui signifie… se rouler dans la boue (rires), vavassal ou vavasseur (rires un peu) et veau petit de la vache ! Secundo j’ai poursuivi en étudiant les définitions de : vedette, vectur, védique, mais surtout la série végétal, végétarien, végétation et végéter, terme utilisé par les médiocres (rires). Tertio, j’ai prévu que j’irai demain jusqu’à véhicule, […] Notons en passant que j’exerce en outre ma diction ! Brouette. Brouette (rires). En effet une bonne diction, c’est la moitié de la pensée (rires). Tout le reste n’est que vocabulaire (rires fournis). Je termine en signalant à votre attention que si j’en suis arrivé où j’en suis arrivé, c’est grâce à une peine acharnée, prise à l’abri des plaisirs qui détériorent actuellement la plupart des couches de la société. […] Je vous remercie de votre attention (applaudissements).

1.2 La bête

Mon pote, dans la vie y’a que deux problèmes : avoir soif, et boire (rires). Mon père i mangeait un hareng-saur tous les matins / pour avoir soif (rires) et il est mort d’une cirrhose du foie (rires) à 102 ans (rires). Alors moi je suis ses traces. Mais faut qu’j’vous dise : moi j’suis brute comm’ tout. J’ai peur de rien. (ton bas) Ni Dieu ni flics. Mais j’ai peur de faire mal. Et quand j’fas mal ça m’fait chialer. Et j’aime pas chialer. Alors je bois (rires). À mon onzième verre je sais plus c’que j’fais alors ça m’émeut plus. Alors je cogne (rires). Alors ça m’donne soif (rires forts) Alors je r’bois ! (rires) Et après (crié) je casse (rires). N’importe quoi ! Comme une bête ! Ou alors je bats les femmes ! La mienne c’est différent (rires). La mienne elle (ton confident, rêveur) j’l’emmène à la campagne. Près d’une rivière. Là ousque y a des moustiques (ooh…) Et j’en profite pour lui fout’ des gifles ! (rires) (crié) à jeun ! (rires, homme plutôt). Comme ça elle tait sa gueule (rires). Sinon on la baffe (rires). Moi j’suis un primitif (rires). Faut qu’je vive comme une bête ! Mais c’est pas facile tous les jours. J’ai la société contre moi ! (rires) Elle pige rien à rien la société ! Elle conçoit pas (vociféré) qu’y a des gens i faut qu’i vivent comme des bêtes ! (rires) Mon Dieu j’ai soif pas vous ? (rires et applaudissements).

2. Textes de Billetdoux à propos de Ai-je dit que je suis bossu ?
2.1. Prière d’insérer

Texte manuscrit et dactylographié avec note au crayon : « Document remis à M. Mercier le 29/5/80 / Pour pub », BnF, Fonds Billetdoux, cote 4-COL-162 (250).

Ai-je dit que je suis bossu ?

Non. Ma bosse du vieil horloger Emmanuel est invisible. Mais il a cependant un vice de conformation au regard de la société urbaine d’aujourd’hui : il écoute, il est tout-oreille.

Et voilà qu’au septième étage de l’immeuble moderne qu’il habite, dans une banlieue typique des grandes villes, il va jusqu’à entendre un soir le sens élémentaire des gémissements d’une étrangère à peine aperçue, sa voisine qu’il devine comme une âme sœur derrière la cloison fragile.

À vouloir lui porter secours, il donne naissance dans la nuit à un lamento inattendu…

2.2. Article

Présentation de François Billetdoux « pour servir d’introduction à son œuvre stéréophonique : Ai-je dit que je suis bossu ? […] qui représenta l’ORTF au Prix Italia 1970 », Cahiers littéraires de l’ORTF, n°8, 15-30 janvier 1971, p. 3-4.

Dans la banlieue d’une grande ville, au septième étage d’un immeuble neuf, deux appartements de part et d’autre d’une cloison fragile. À gauche une femme blessée dans un accident gémit. À droite, un vieil horloger tremble pour cette étrangère.

Il veille sur elle, de l’oreille, nuit et jour, l’invente, lui parle en lui-même et se parle jusqu’au plus aigu du cœur. Ce soir, il croit pressentir qu’elle étouffe de la plus secrète douleur, celle qui vient de la solitude.

« Fais quelque chose, Emmanuel », se dit le vieil homme, comme on lui a dit souvent tout au long de sa vie, dans son enfance au loin, à travers les guerres, devant la médiocrité des choses. Et il ne sait pas pourquoi peu à peu s’ouvre en lui le cri d’un immense amour, à quoi fait réponse son âme sœur, de l’autre côté de la cloison, par une plainte de plus en plus haute, comme en des noces. Il meurt au petit jour.

*

Cet ouvrage a été conçu en marge d’études et de travaux de recherche, poursuivis parallèlement en différents domaines d’expression et dont l’objet ne saurait être défini en quelques lignes. Indiquons :

Le thème évoque un problème dont les données sont encore peu ou mal inventoriées : la pollution atmosphérique par les matières et les effets d’ordre sonore.

Le choix d’un tel thème a été fait à titre d’exercice, en vue en fonction des préoccupations proprement actuelles concernant « le milieu urbain ».

Le traitement s’inscrit dans la lignée d’une série d’essais portant sur le monologue considéré en tant que forme élémentaire de ce qu’il est convenu de nommer « situation dramatique », au-delà des notions de conflit et d’intrigue.

En outre, il a été tenté ici d’établir un rapport autre que celui du dialogue et du duo, entre l’expression parlée et l’expression chantée, ce genre de rapports ouvrant de nouvelles possibilités au langage lyrique.

Il a été demandé à l’artiste du chant, par improvisations concertées, de maintenir ses variations au-delà du cri mais en deçà du chant, en sorte de mettre en valeur les « passages » de l’un à l’autre.

La composition de l’ensemble est de nature musicale. Pour l’équilibre, un « graphisme sonore » a été réalisé à partir d’une guitare électrique, fondé notamment sur des trajectoires et des « taches » de diverses couleurs, permettant de signaler l’environnement par épure, de prolonger la résonance des motifs et de rendre sensibles les affinités de thème avec l’espace.

Le propos général tend à préparer l’élaboration d’une « partition dramatique », réunissant les éléments disparates qui peuvent entrer dans la constitution d’une écriture spécifiquement radiophonique.

Enfin, les moyens propres à la stéréophonie ont été utilisés jusqu’aux termes actuels des plus récentes expérimentations quant à l’ouverture et à la profondeur du champ sonore, les inscriptions ponctuelles, l’usage du gros plan et les déplacements.


Notes

[1] Monologues, Arles, Actes-Sud – Papiers, 1996. Réimpression en 2015.

[2] F. Billetdoux, « J’étouffe au théâtre », entretien avec Lucien Attoun, Les Nouvelles littéraires, 6 février 1969, p. 1. L’entretien présente aussi ce « jeu théâtral » comme « le premier Exercice d’une série d’Études scéniques à caractère expérimental ».

[3] Spectacle annoncé dans Le Figaro du 17 septembre 1968. « Sept personnages, placés devant sept portes, symbolisant sept lieux différents, n’ont aucun rapport entre eux soliloquent et se débattent chacun dans une situation dramatique particulière. Le spectateur est libre de choisir, d’écouter l’un ou l’autre personnage, sans se préoccuper de son voisin, comme dans la vie » (Geneviève Latour, « François Billetdoux », en ligne ici).

[4] F. Billetdoux, « J’ai écrit ma dernière pièce », Les Nouvelles littéraires, 17 août 1967.

[5] Witold Wołowski, « Soliloque, quasi-monologue, monologue », Roczniki Humanistyczne, LIII, z. 5, 2005, p. 81-104.

[6] Ils virent au monologue à la fin.

[7] « Sept plus moi », dactylographie corrigée par l’auteur d’un entretien de 1968 avec Lucien Attoun initialement destiné à accompagner le retour de Billetdoux à la scène, avec 7 + Quoi ?, un an après l’échec de Silence ! L’Arbre remue encore… au XXe Festival d’Avignon, BnF, Département des Arts du Spectacle, Fonds Billetdoux, 4-COL-162 (651). L’entretien est publié dans Les Nouvelles littéraires, sous une forme abrégée et très remaniée, sous le titre déjà cité « J’étouffe au théâtre ». Le Fonds Billetdoux conserve aussi le manuscrit d’un premier jet de l’entretien et sa mise au net dactylographiée.

[8] Entretien avec Agathe Mella, ancienne directrice de France-Inter puis de France-Culture, Cahiers d’Histoire de la Radiodiffusion, n°32, mars 1992, p. 56-72. Repris dans Pierre-Marie Héron (dir.), Les écrivains hommes de radio (1940-1970). Montpellier, Publications de Montpellier III, 2001.

[9] BnF, Fonds Billetdoux, Recueil de coupures de presse 1946-juin 1957, cote 4-COL-162 (818), article s.l. de 1946 signé J.B. Dans une interview de 1946 à Jean Espagnac conservée dans le même recueil, Jean Tardieu fait l’éloge du jeune homme : « Les variétés ? Eh bien, c’est le mérite de François Billetdoux de les avoir fait sortir de la vulgarité et de la simple chansonnette. L’essentiel de son effort est compris dans les Anes rouges. Poésie, parodie, satire, il y a de tout cela dans son émission. »

[10] Gisèle Martini, « Pot-pourri de spectacles à la Rose rouge », Combat, juillet 1953 (Fonds Billetdoux, Recueil de coupures de presse 1946-juin 1957, loc. cit.).

[11] S. n., « Petite suite en ré. Michel de Ré au Club de Paris », Arts, janvier 1954 (Fonds Billetdoux, Recueil de coupures de presse 1946-juin 1957, loc. cit.).

[12] C. Mégret, « Les Variétés », Carrefour, décembre 1952 (Fonds Billetdoux, Recueil de coupures de presse 1946-juin 1957, loc. cit.).

[13] Ibid.

[14] Monologues pour rire. Face 1 : « Le bon père », « Elle est pas belle la vie ? ». Face 2 : « L’autodidacte », « La bête ». Enregistrement public chez Milord l’Arsouille. Le dossier « Monologues pour rire » conservé au Fonds Billetdoux de la BnF, cote 4-COL-162 (678), contient le texte de quelques autres sketches.

[15] Remarquons à ce stade que Billetdoux écrit aussi dans les années Cinquante quelques sketches dialogués (Opéra biographique, À la chasse comme à la chasse…).

[16] P. D., « Les liaisons de M. Billetdoux », Le Monde, août 1954 (Fonds Billetdoux, Recueil de coupures de presse 1946-juin 1957, loc. cit.).

[17] « François Billetdoux nous parle de ses émissions », La Semaine radiophonique en octobre 1954. « En dehors de ce travail de radio », ajoute l’auteur, je m’éparpille en diverses activités, je présente un numéro de cabaret, j’écris quelques chansons, et naturellement, je couve des projets… Et quels projets : une comédie musicale avec Jean Wiener, et un roman, un vrai roman sérieux pour La Table ronde » (Fonds Billetdoux, Recueil de coupures de presse 1946-juin 1957, loc. cit.).

[18] Dans Océan du théâtre, série diffusée en 1972 (voir infra), Billetdoux éclaire aussi les racines psychologiques de son goût pour ce genre de monologue : « […] je manquais de racines et par jeux radiophoniques je pus me faire la preuve que j’avais plusieurs “voix”… Ces personnages, je pus aussi les éprouver au cabaret » (BnF, Fonds Billetdoux, 4-COL-178 (573-576), sixième émission).

[19] Billetdoux, au Club d’Essai, a fait travailler un Roland Dubillard (Amédée), plus tard un Jacques Dufilho.

[20] Dans La Foire Saint-Germain, on sent qu’il s’agit de spectacle en public, mais la gaieté entraînante de l’ensemble emporte le morceau.

[21] L’Avant-Scène, n°193, 15 mars 1959, p. 25. Pièce policière à deux personnages écrite pour l’émission Grand prix de Paris, animée par Pierre Cour.

[22] Ibidem.

[23] Entretien avec Agathe Mella, op. cit.

[24] François Billetdoux, Océan du théâtre. Douze et une émissions radio, avec la collaboration d’Odette Aslan, France-Culture, série Les Chemins de la Connaissance, à partir du 4 mars 1972, sixième émission, « La parole donnée ». Texte complet de la série au Fonds Billetdoux de la BnF, 4-COL-178 (573-576).

[25] François Billetdoux, Océan du théâtre, op. cit., neuvième émission, « La tentation de l’essentiel ».

[26] V. « Début d’enquête », l’avant-propos écrit par l’auteur en 1986 pour la réédition de la pièce chez Actes Sud, dans le volume Petits drames comiques.

[27] Dans Ai-je dit que je suis bossu ? les deux voix d’Emmanuel, « l’une dite réelle, en situation ; l’autre dite intérieure, quasi monophonique, marginale », ont toutes les deux « un caractère confidentiel, sauf à la fin où celle dite réelle s’épanouit » (note liminaire, Monologues, op. cit., p. 79).

[28] Une idée dont Michel Polac a fait une émission fameuse et durable des années Cinquante : Lecture à une voix. Billetdoux y sera deux fois l’unique lecteur de ses pièces, en 1965 (Le Comportement des époux Bredburry) ; en 1968 (larges extraits de Pour Finalie).

[29] Witold Wołowski, L’adialogisme et la poétisation du texte dramatique dans le théâtre de François Billetdoux, Lublin, TN KUL, 2005.

[30] L’influence du cabaret est sensible dans Comment va le monde Môssieu ? Il tourne Môssieu ! avec l’emploi des chansons, qui sont des monologues, mais pas dans les monologues parlés.

[31] V. dans ce dossier l’article de Jean Bardet  sur « Le goût de l’expérimentation sonore dans Il faut passer par les nuages ».

[32] L’esprit du cabaret, où le spectacle allie musique (chanson) et théâtre (sketch), imprègne profondément la structure des pièces ultérieures de Billetdoux, comme elle oriente toutes ses « études », scéniques ou radiophoniques, sous des modèles musicaux variés.

[33] F. Billetdoux, « J’étouffe au théâtre », entretien avec Lucien Attoun, dactylographie du premier jet, op. cit.,

[34] En ne bruitant presque aucun des sons et mouvements du personnage indiqués ou suggérés dans les didascalies, la version radiophonique de Pilaf, sous-titrée « poème dramatique » et réalisée par l’auteur lui-même (in Combien as-tu d’oreilles ?, France Culture, ACR, 17 janvier 1971, durée 22 mn 50), donne plus d’importance encore au langage du personnage, tout en l’englobant dans un ensemble qui le musicalise et l’éloigne plus encore du genre « sketch ». Elle ajoute en effet à la version scénique une voix de femme, « la femme qui attend », dédoublée en voix parlée (Andromaque Tsoucalas) et voix chantée (Josette Aristarque), et des interventions à la guitare (Sébastien Maroto) : « […] écoutez-bien », dit Billetdoux en introduisant l’œuvre dans Combien as-tu d’oreilles ?, « comment la musique donne un sens aussi bien par le chant ou par la guitare que l’information transmise à travers un langage apatride ».

[35] F. Billetdoux, « J’étouffe au théâtre », entretien avec Lucien Attoun, dactylographie du premier jet, op. cit., f. 8.

[36] F. Billetdoux, « Début d’enquête », in Petits drames comiques, Arles, Actes Sud – Papiers, 1987 (préface de 1986 à la réédition de À la nuit la nuit).

[37] Ibid.

[38] F. Billetdoux, Monologues, op. cit..

[39] F. Billetdoux, « J’étouffe au théâtre », entretien avec Lucien Attoun, dactylographie du premier jet, op. cit., f. 7. La version publiée donne : « […] j’en suis arrivé à croire que le moment est venu – peut-être particulièrement en France – pour que commence à être possiblement réalisable ce qu’annonçait Lautréamont : “La poésie faite par tous et pour tous.” Assurément c’est là une vision idéaliste, mais lorsqu’on étouffe, il n’y a plus le choix. Pour ma part, j’étouffe et il me paraît que l’art est devenu le besoin primordial en Occident. » (op. cit.)

[40] Deux autres monologues, Glocks et Segond, restés inédits, devaient en effet permettre de varier encore un peu plus le jeu.

[41] Niania la nuit, « Étude de François Billetdoux », réal. stéréophonique de Georges Peyrou, France-Culture, 27 mars 1971, dans le cadre de la 10e Journée mondiale du théâtre (prod. : Lucien Attoun et Georges Peyrou). Dactylographie conservée au Fonds Billetdoux de la BnF et au Bureau des manuscrits de Radio France. Comme pour Femmes parallèles à la scène, liberté est laissée au réalisateur d’orchestrer les interférences entre les trois soliloques ‒ rebaptisés Élément X (Gnagna), Élément Y (Bagage), Élément Z (Machin-tout-court) ‒, avec la contrainte supplémentaire d’éviter toute superposition de voix, encore plus cacophonique pour une oreille seule qu’au théâtre.  Notons que dans l’édition de Monologues, c’est Pilaf et non Machin-tout-court qui est associé à Bagage et Gnagna, dans une note évoquant « la composition de la présentation scénique » (op. cit., p. 68).

[42] op. cit..

[43] On pointera dans cette Note liminaire l’affleurement d’un vocabulaire discrètement religieux, avec l’emploi du mot « prochain » et la mise entre guillemets de l’expression « petite espérance », qui renvoie à Charles Péguy et par lui à un certain prophétisme spirituel français du XXe siècle (Le Porche du mystère de la deuxième vertu, 1912 : « Ce qui m’étonne, dit Dieu, c’est l’espérance. / Et je n’en reviens pas. / Cette petite espérance qui n’a l’air de rien du tout. / Cette petite fille espérance. »)

[44] Avis de l’auteur en tête de Monologues, op. cit..

[45] Ibid.

[46] L’édition du texte chez Actes Sud – Papiers donne la version scénique, précédée d’un Avis de l’auteur écrit pour la création de la pièce.

[47] « Carte blanche à… François Billetdoux. En quoi la radiodiffusion a des rapports avec le son », Micro et caméra, n°54, 1974, p. 10.

[48] Manuscrit de la 1ère version du texte ci-dessus, passage retiré de la version finale.

[49] Id., p. 9.

[50] Ibid.  Le « prospectus » (préface parlée) de Combien as-tu d’oreilles ? s’ouvre sur ces mots : « Ici, François Billetdoux / Ici, c’est à quelques-uns que je parle. / À ceux qui ont le désir d’entendre et le besoin d’écouter. »

[51] F. Billetdoux, texte manuscrit destiné à la publicité de l’œuvre, daté du 29 mai 1980, BnF, Fonds Billetdoux, cote 4-COL-162 (250). Reproduit ci-après dans la section « Documents ». Le titre de l’œuvre est emprunté au Moulin de Pologne de Giono : c’est la question que pose le narrateur à son auditoire au milieu de son récit.

[52] Monologues, op. cit., p. 96.

[53] F. Billetdoux, texte de présentation de l’œuvre, Cahiers littéraires de l’ORTF, n°8, 15-30 janvier 1971, p. 3-4. Reproduit ci-après dans la section « Documents ».

[54] Cahiers littéraires de l’ORTF, op. cit.,

[55] « Ai-je dit que je suis bossu ? : oratorio en quelque sorte », BnF, Fonds Billetdoux, cote COL-162 (251).

[56] « Réflexions et propositions sur le vers français » (1925), repris dans Réflexions sur la poésie, Gallimard, 1963, « Folio Essais ».

[57] Cahiers littéraires de l’ORTF, op. cit.,

Auteur

Pierre-Marie Héron est professeur de Littérature française à l’université Paul-Valéry Montpellier et membre de l’Institut universitaire de France. A notamment publié des études sur Genet (Gallimard, 2003), Jouhandeau (PU Limoges, 2009) et Cocteau (PUR, 2010). Spécialiste des relations entre les écrivains et la radio en France au XXe siècle, il a dirigé plusieurs ouvrages sur le sujet. Derniers titres parus : Écrivains au micro. Les entretiens-feuilletons à la radio française dans les années cinquante (PUR, 2010); Jean Cocteau. Pratiques du média radiophonique (co-dir. avec Serge Linarès, Minard, 2013), Les radios de Philippe Soupault (dir., Komodo 21, 2015).

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Le goût de l’expérimentation sonore dans Il faut passer par les nuages


Cette pièce majeure de Billetdoux manifeste l’étonnante capacité de l’auteur à se renouveler, cinq ans après la création de Tchin-Tchin, en explorant autrement la musicalité du langage, mais aussi celle de la composition dramatique : des « mouvements » remplacent les actes, la progression se fait sonore, les caractères s’imposent par la voix. Les indications scéniques sont ici très précises : il y est question de « ballet », d’« accélérations », de personnages « hors de l’action » semblables aux « musiciens d’un orchestre en attente d’intervenir ». La pièce s’apparente à un « chant multiple » (Jean-Jacques Gautier) que nous tentons de faire entendre.

This major play by Billetdoux shows the surprising capacity of its author to reinvent himself, five years after the creation of Tchin-Tchin, by exploring the musicality of language in a different way, but also by renewing the dramatic composition. Indeed, acts are replaced by movements, the progression gets more sonorous, the characters establish themselves through their voice. The stage directions are really precise, and one can talk here about “ballet”, “acceleration”, about characters who find themselves “out of the action”, like “orchestra musicians waiting for their turn to play”. The play resembles a “multiple song” (according to Jean-Jacques Gautier) that we try to make people hear.


Texte intégral

Cinq ans après Tchin-Tchin, créé au Théâtre de Poche-Montparnasse, l’Odéon-Théâtre de France accueille Il faut passer par les nuages, dans une mise en scène de Jean-Louis Barrault. La pièce est créée le 22 octobre 1964. L’heure de la consécration semble venue. Madeleine Renaud joue le rôle de Claire, le personnage principal, dont elle est aussi le modèle : Billetdoux, qui voit en elle « ce qu’il y a de plus typiquement démesuré dans l’être occidental et qui est français : la folle passion désordonnée du raisonnable [1] », a écrit la pièce non seulement en pensant à elle, mais en l’entendant : « […] dites à Madeleine que je l’ai dans l’oreille, je crois, à une virgule près, et que c’est bien agréable cette manière de dire qu’elle a, elle rappelle la flûte chez Mozart [2]. » Quant au choix d’« une petite ville du Sud-Ouest de la France, près de Bordeaux, en l’année 1963 » pour situer l’intrigue d’une action contemporaine de l’écriture de la pièce, on notera que le Sud-Ouest est avant tout pour l’auteur une région « où l’on aime encore prononcer » et il veut que ses personnages en aient l’accent, « pour le jeu des mots, pour le plaisir de les dire [3] ». Précisément, il est beaucoup question de son, de rythme, de musique dans cette pièce, divisée en cinq parties appelées non pas actes mais mouvements et où la référence à la musique est vite explicite par les indications apportées au début de chacun de ces mouvements : Billetdoux invite à jouer le premier, qualifié aussi d’Ouverture, allegro ma non troppo ; divise le deuxième en deux « moments dramatiques [4] » à jouer andantino le premier, grave le second, simultanément décrit comme un scherzo ; fait du troisième mouvement un allegro pathétique ; invite à jouer le quatrième molto vivace ; et propose pour finir, avec le cinquième et dernier, une aubade. Dans des notes préparatoires, l’auteur parle aussi de « composition musicale » et de « symphonie [5] ». Cette approche sonore de la pièce, c’est en fait celle qu’il a du théâtre plus généralement au moment où il écrit Il faut passer par les nuages, comme il l’explicite dans une lettre à son metteur en scène Jean-Louis Barrault :

Or, à l’expérience, le théâtre devient pour moi le lieu musical où rappeler physiquement et métaphysiquement à la fois ce qu’il y a d’immuable et ce qu’il y a de changeant dans l’homme et pour l’homme et où le rappeler réellement au présent, non tant par les significations de la parole ou de l’argument qui sont des ingrédients ‒ que par l’orchestration et la chorégraphie, cette part vivante qu’aucune notation ne saurait transcrire sur la plus précise partition [6].

« Chorégraphie » est un mot utilisé aussi dans la première didascalie du Premier Mouvement et que reprend le philosophe et remarquable critique dramatique Henri Gouhier dans un article sur la pièce en 1964 : « En fait, Il faut passer par les nuages est une œuvre où l’imagination chorégraphique n’est pas seulement invitée à inventer un accompagnement visuel mais participe à la création du drame [7]. »

Tentons donc ici de lire « chorégraphiquement » la pièce et sa construction dramatique.

1. De la musique à la scène

Si la chorégraphie désigne l’art de composer et régler danses ou ballets [8], on comprend que Billetdoux utilise le mot pour parler des mouvements des personnages dans une pièce qui non seulement « a vraiment besoin de la représentation pour exister [9] », mais où les indications musicales systématiquement associées aux « mouvements » donnent un rythme à chaque fois différent aux mouvements des personnages sur la scène.

1.1. Premier mouvement

Pour commencer, l’allegro ma non troppo du premier mouvement donne lieu, lit-on, à « un continuel ballet fourmillant, de personnages, d’accessoires et d’effets lumineux […] ». La didascalie précise : « Le principal de ce ballet intéresse le rituel en pratique dans la maison de Claire Verduret-Balade, où se centralise l’action. Le reste est d’utilité, pour permettre à la fois de situer les autres lieux et d’aérer la scène aux proportions d’une petite ville active. »

Le décor de ce premier tableau doit nous permettre de parcourir la petite ville, selon les notes de Billetdoux à René Allio. Le souci de réalisme semble encore dominant, dans son désir de « fixer les images » :

L’un de mes propos primaires dans cette pièce consiste d’abord à présenter au public une vision naturaliste des choses [10] correspondant à ses habitudes actuelles…

Idéalement disons que le public devrait avoir la sensation qu’on lui présente l’inventaire des signes habituels de la bourgeoisie […] [11] »

Et Billetdoux ajoute, anticipant sur la progression de l’œuvre, que le public doit aussi avoir la sensation « que nous l’invitons à abandonner ce quotidien-là, ces meubles et ces immeubles, dont son esprit est encore occupé, en entrant dans la salle de théâtre. […] ce serait le premier état de notre épuration [12].

Le « rythme rapide [13] » fixé pour ce premier mouvement à « la vivacité aiguë [14] » doit donc donner lieu sur scène à de nombreux déplacements relatifs au train de vie d’une maison bourgeoise, à son personnel, mais aussi au contexte provincial et animé d’un cadre plus large. Une certaine vivacité sans excès doit caractériser le premier temps/tempo de la pièce.

1.2. Deuxième mouvement

Au début du deuxième mouvement, le tempo se ralentit, mais sans excès là encore, sans aller jusqu’à l’andante. Billetdoux précise :

[…] en vérité, ce Mouvement devrait avoir la modération d’un andante, il n’implique aucun excès de la part des personnages, il doit être joué « à l’aise », il expose et développe le thème de Claire jusque dans ses harmoniques. Mais la composition veut qu’il soit un peu « pressé ». D’où la décomposition en deux Moments [15].

L’andantino du Moment I trouve une traduction spatiale dans le ralenti de l’action qui s’ouvre sur « la “tournée” de Claire en duo avec Clos-Martin [16] ». La didascalie liminaire indique : les personnages, tous en scène, sont « disposés comme dans une fresque, mais en grisaille. Ils ne s’animeront significativement qu’à l’instant de parler. Sinon, ils prendront une position d’attente simple, sans expressionnisme ni autre formulation esthétique. » Une immobilité sobre est privilégiée avant et après les prises de parole qui animent un temps les personnages. L’agitation scénique a disparu, le ballet a cédé la place au tableau.

Peu de changements en apparence au début du Moment II, défini (paradoxalement) comme un scherzo grave : on y retrouve l’attente et l’immobilité du moment précédent. on pourrait se croire dans un autre andantino : « D’abord ils attendent, […] disposés comme des pions sur un échiquier [17]. » Deux indices cependant suggèrent une progression : les personnages à présent « s’observent », et sont comparés aux pions d’un échiquier, ce qui implique un mouvement que « fresque », à propos du moment dramatique précédent, n’induisait pas. La didascalie fait attendre ce mouvement : « […] quelles vont être les réactions des principaux protagonistes ? […] Lequel va bouger et comment ? » Les didascalies qui introduisent chaque scène de ce deuxième « moment » décrivent ensuite le déplacement des pions :

  1. Jeannot rejoint Josiane.
  2. Lucas rejoint Manceau. Verduret rejoint Pierre. Lucas rejoint Pierre. Clotilde apporte à Verduret sa valise. Il s’en va.
  3. Madame Aubin-Lacoste a rejoint Jeannot. Jeannot rejoint Couillard. Jeannot rejoint Adeline. (Benjamin) s’en va vivement. Clotilde apporte à Jeannot sa valise. Il s’en va.
  4. Manceau rejoint Couillard. Maître Couillard rejoint Pierre. « […] un piquet de grève, se formant ». Maître Couillard rejoint Clotilde.
  5. Le personnel de la fabrique, Max et Mémé (etc.) lentement se répandent en scène […] Pierre rejoint Clotilde. Des CRS apparaissent. Pierre rejoint Manceau. La foule se disperse.
  6. Claire apparaît […] Lucas disparaît en douce.

Le mouvement le plus fréquent est le rapprochement de deux personnages, avec onze occurrences du verbe « rejoindre ». Mais on trouve aussi deux apparitions et une disparition, trois départs, un rassemblement, une invasion et une dispersion. Il y a donc une grande variété de mouvements, une animation du plateau justifiant la caractérisation de scherzo. Billetdoux dit avoir pensé ce « moment » (« qui indique les effets, les échos de la tournée [18] » de Claire) comme « enlevé [19], » « vif et gai [20] ». Les départs et les coups de feu qui éclatent expliquent sans doute pour leur part le qualificatif de « grave ». Autre explication possible : l’auteur parle aussi « des résonances douloureuses » de ce morceau, même si « les péripéties en sont positives : ce sont les fruits de l’action conduite précédemment par Claire et venus à maturation, proprement dit des réactions [21] ». Quoi qu’il en soit, l’appellation paradoxale, contradictoire, de « scherzo grave » est bien dans le ton de l’auteur.

Dans ses notes à René Allio, Billetdoux indique que l’on s’éloigne dans ce deuxième mouvement du réalisme au profit de « simplifications » : « […] l’action se concentrant en un nombre restreint de lieux scéniques, ceux-ci bénéficient d’un certain “grossissement” […] »

Ce mouvement est une étape d’un projet théâtral visant à sortir à mesure le spectateur de sa routine, du réalisme de l’Ouverture, pour « […] l’entraîner, par décomposition progressive et variations dans les approches, au cœur des choses, jusqu’au bord d’un premier état de conscience claire [22]. » Billetdoux conçoit la progression dramatique comme une « quête en profondeur », un « passage du figuratif à l’abstrait », qu’il choisit de nommer « défiguration [23] » et qui, entreprise avec le deuxième mouvement, se poursuit et s’achève avec le troisième. Cette « défiguration » se traduit par des « changements d’axe » dont la promenade de Claire est un exemple : « […] le Moment I du deuxième Mouvement […] n’est pas pris sous le même angle, ni du même point de vue que le premier Mouvement, bien que les mêmes lieux soient utilisé [24]. » Il « s’ensuit la nécessité d’une vaste gamme de perspectives », on pourrait dire aussi de multiples variations…

1.3. Troisième mouvement

Dans l’allegro pathétique (autre quasi oxymore) du troisième mouvement, les personnages sont de nouveau nombreux en scène mais plus au complet et n’ont plus la place précise qu’ils occupaient sur l’échiquier du scherzo grave : « ils ne sont plus situés en des lieux concrètement définis ». L’échiquier cède par ailleurs sa place « à une carte en relief de la ville et des environs », puis à « une salle de ventes [25] ». Billetdoux entend ici explorer « ce qu’il y a de fatal dans la joie [26] ». Les personnages semblent ne plus se rejoindre pour se parler comme ils le faisaient dans le moment précédent, la communication devient plus difficile : « […] c’est à distance qu’ils s’adresseront la parole […] »

Du côté des personnages, on retrouve la situation d’attente présente dans les deux moments dramatiques du deuxième mouvement, mais alors qu’elle leur permettait surtout de s’observer les uns les autres, elle devient maintenant l’occasion de s’écouter les uns les autres, comme si la vue ne pouvait plus suffire, comme si l’oreille devait davantage entrer en jeu, ce que confirme la comparaison des personnages avec des musiciens : « […] lorsqu’ils sont hors de l’action, ils demeurent dans une certaine tension, écoutant, comme les musiciens d’un orchestre en attente d’intervenir [27]. »

Le réalisme du décor semble encore plus mis à mal que dans le mouvement précédent, pour lui permettre de s’agrandir : « Quant au décor, nous avons l’impression qu’il s’est étendu et il ressemble à une carte en relief où apparaissent en maquettes fort réduites les “Propriétés” de Claire […]. »

On se souvient qu’il restait assez réaliste au premier mouvement, situant l’action dans la maison bourgeoise d’une petite ville très active. Au deuxième mouvement, les lieux demeuraient les mêmes, mais « leur apparence réaliste (était) simplifiée », tout comme le « temps réel » de plusieurs semaines subissait des « contractions, accélérations et effets chronologiques [28] » Il semble qu’au troisième mouvement le décor tende vers une stylisation, qu’il cherche à apparaître comme artificiel, qu’il s’affiche comme tel.

Ce processus de « défiguration » constitue les trois premiers mouvements en première partie de la pièce. Dans les deux suivants, constitués en seconde partie par un entracte dûment indiqué, Billetdoux propose « des images épurées proprement de soucis réalistes [29] » et demande à Allio d’en tenir compte dans son décor. Au décorateur tenté de penser à « la facilité pour changer rapidement de lieux », à la façon de transcrire scéniquement « l’ubiquité », il demande de s’intéresser aux « rapports » entre les personnages :

Ce qui m’intéresse là […] ce sont les rapports, ce qu’il y a d’inconnu et d’inanalysable (de nos jours) entre deux ou plusieurs êtres dans un même temps, et tandis qu’ils ne sont pas en présence les uns des autres et qu’ils ne sont ni dans les mêmes humeurs ni dans la même préoccupation [30].

Et c’est au vocabulaire musical qu’il recourt de nouveau pour exprimer le sens de la simultanéité spatiale voulue dans les deux derniers mouvements : « Il s’agit précisément d’un “concert”, ou si l’on préfère : de la mise en train pour une «“jam-session” imprévue [31]. »

1.4. Quatrième mouvement

Dans le quatrième mouvement, « molto vivace », la scène semble gagner encore en artifice en se dénaturant, en s’ouvrant à une autre « scène », à un autre espace : celui d’une piste de cirque. « Un vaste cône lumineux vibrant de lumière jaune » est censé la faire apparaître : « [Il] décrit sur le plateau cet apparent ovale d’un cirque, réduisant la scène à ce lieu d’exhibition et de combat [32]. » L’action se veut plus clairement conflictuelle, et l’on pense plus encore à un ring ou à l’arène des gladiateurs qu’à une piste de cirque… À moins que le cirque soit plus proche du cercle qui permet, en y pénétrant, de faire « l’épreuve du vide », comme le suggère Jean-Marie-Lhôte [33].

L’emplacement des personnages reste sensiblement le même qu’au troisième mouvement, mais ils semblent moins visibles hors de l’ovale lumineux ; ils deviennent « ombres dans l’ombre ». Ils ne semblent plus seulement s’observer ou s’écouter : ils sont absorbés « par l’action qui sera la leur » soit pour se préparer à l’accomplir, soir parce qu’ils « hésitent au bord de l’arène ».

Agir est signifié par l’entrée dans le cirque, mais Billetdoux laisse au metteur en scène le choix de la tradition à adopter, des indications à donner à l’acteur : « tragique, tauromachique, clownesque, etc. » Et la scène, paradoxalement, dans cet espace de convention, semble refonder le réalisme pour que l’acteur se soucie exclusivement « d’exacerber sa sincérité, en prenant appui sur le drame réaliste de son rôle [34]. » C’est un peu comme une mise à nu qui doit se faire, dans cet espace conçu pour prendre des risques. L’action semble ici atteindre son paroxysme, ce que confirme Billetdoux lui-même : « […] c’est la scène centrale de la pièce, la plus haute et la plus pure, hors du temps, paroxystique, dans l’arène. C’est là où le décor peut être le plus nu et le plus abstrait [35]. »

1.5. Cinquième mouvement

« Éveil sous un nouveau jour [36] », l’aubade du cinquième mouvement confirme pleinement ce retour à un certain réalisme en même temps que l’espace se resserre sur un cimetière, « une fosse fraîche ([qui y] est creusée. » Billetdoux l’a envisagée comme un temps de fusion entre les règnes animal, végétal et minéral, un moment de réconciliation [37] quasi cosmique. La lumière jaune du mouvement précédent laisse la place à « un petit jour gris ». La scène est dépeuplée, pour ne donner la parole qu’à Pitou, Claire et Paupiette. Une impression d’apaisement se dégage de cette aubade très courte et qui fait écho au « petit jour qui se (levait) [38] » du début de la pièce, comme si l’intrigue trouvait là une manière assez naturelle de se boucler.

Quelle place pouvait bien trouver la musique de scène de Serge Baudo dans une composition dramatique aussi fortement musicalisée ? Elle semble avoir joué un rôle secondaire, Billetdoux en parle comme « le complément décoratif que constitue la bande sonore [39] ». Elle ne semble guère plus importante que « l’utilisation des comparses dans le maniement chorégraphique du mobilier et des accessoires [40] ».

2. La parole ou la difficulté de sortir du « solo »

2.1. Une « fugue d’apparents monologues »

On a pu déjà remarquer en analysant les didascalies ouvrant les divers mouvements que l’adresse à l’autre était incertaine en raison de l’éloignement des personnages entre eux. On trouve ainsi au début du troisième mouvement : « c’est à distance qu’ils s’adresseront la parole ». Gouhier le note déjà en 1964 : « […] dans Il faut passer par les nuages, le monologue est, en quelque sorte, la cellule dramatique [41] » : « […] le plus souvent, les personnages s’adressent à un autre, mais tellement “autre” que sa réponse importe peu. Ce sont seulement des gens qui disent tout haut ce qu’ils pensent [42]. » Et de rapprocher la pièce de Billetdoux d’un roman par lettres…

Dans la lettre déjà citée à Jean-Louis Barrault, l’auteur précise sa conception du dialogue :

Je voudrais arriver à ne faire prononcer aux personnages que ce qu’ils diraient d’essentiel dans une scène au point le plus noué de la crise, soit sous forme de tirade, de monologue, de confession, de déclaration, de lecture, etc. Et que le dialogue se reconstitue d’une part dans le rapport entre telle tirade et tel monologue, d’autre part dans le traitement visuel de ce rapport [43].

Et c’est une « suite », une « fugue d’apparents monologues », « une entreprise concertante » qu’il invite Barrault à imaginer.

« Fugue » est ici un mot important : comme on le voit très vite en effet, le monologue n’est pas seulement la cellule dramatique évoquée par Gouhier, il compte autant, sinon davantage, pour sa valeur sonore, musicale. Les mots seraient d’abord des notes, et leur sens serait mis en retrait pour mieux participer à un ensemble, à une « composition ». En grand amateur et connaisseur de jazz qu’il est, Billetdoux semble rêver d’une langue qui ne soit que musique : « Les musiciens sont bien veinards de n’avoir pas à formuler en usant de la petite monnaie du parler [44]. » Cette langue aurait une justesse sonore qui lui rendrait la justesse sémantique qu’elle a perdue selon Billetdoux : « C’était savoir vivre autrefois que de bien nommer les choses, de les baptiser chaque fois en leur donnant leur vrai nom [45]. » Elle se rapprocherait sans doute de « la plus ancienne des langues, celle où avant l’apparition du progrès matériel les sentiments trouvaient dans la voix, le geste, un prolongement spontané. […] C’est ainsi que naîtra le mouvement d’un chant de piroguiers ; que la pensée parlée deviendra mélodie [46] » Une langue qui gardait la mémoire du corps, qui le prolongeait…

Penser l’écriture dramatique comme une chorégraphie, c’est peut-être compenser cette perte du sens véritable des mots, du décalage entre eux et leurs référents, leur redonner une signification par le mouvement d’ensemble, les rendre de nouveau compréhensibles.

Évoquant Shakespeare avec Barrault, Billetdoux le dit « devenu “imparlable” pour les spectateurs des années 60. S’il continue à intéresser le public, c’est selon lui « parce que ses actions dramatiques demeurent lisibles chorégraphiquement [47]. » Ce souci du sonore se retrouve dans son désir d’« améliorer [s]a métrique, en douce », à l’occasion de l’écriture d’Il faut passer par les nuages : « Il me semble que l’octosyllabe peut donner une base convenable à un phrasé en correspondance avec le langage parlé d’aujourd’hui [48]. » Le personnage doit pouvoir ainsi faire entendre sa musique. Il est considéré comme un instrument dont l’intervention doit être cadrée, comme l’est une image au cinéma : « […] chaque personnage est à un certain degré de tension intérieure. Orchestralement, pour un enregistrement sonore, nous chercherions à “sortir“ tel instrument parce que sa mélodie est la plus riche ; au cinéma ce serait un gros plan [49]. »

Madeleine Renaud rappelait déjà à Billetdoux « la flûte chez Mozart », mais c’est à tous les acteurs qu’il revient de jouer leur partition : « […] l’acteur serait l’instrumentiste capable de traduire et de reproduire les émotions reçues et transcrites par l’auteur afin de les provoquer à neuf chez le spectateur au niveau du ventre, de la poitrine ou de l’esprit. »

Le décor idéal devrait être ainsi entièrement au service de ces acteurs-musiciens : « Pratiquement, de ce fait, le matériel décoratif ne devrait-il être qu’un outillage propre à aider le comédien dans son expression, soit l’équivalent d’un matériel d’orchestre. »

L’ouverture de la pièce semble faite en effet pour que chaque personnage (im)pose sa voix dans une longue prise de parole à laquelle personne ne réplique :

Marielle (séquence 1)

Monsieur Verduret (séquence 2)

Paupiette (séquence 3)

Clotilde (séquence 4)

Jeannot Pouldu (séquence 5)

Mémé Luciole (séquence 6)

Clos-Martin (séquence 6)

Ce n’est qu’avec la seconde prise de parole de Mémé Luciole, à la séquence 6, qu’un échange avec Maximilien s’engage, et d’ailleurs très brièvement. Il est vrai que l’on quitte alors les lieux fermés des cinq premières séquences (mansarde de Marielle dans la maison Verduret-Balade, chambre de Verduret dans la même maison, salle de bain de l’hôtel particulier Balade, intérieur de la maison Verduret-Balade, confessionnal) pour un lieu plus ouvert, la promenade, « sous les tilleuls peut-être », selon les indications de Billetdoux à Allio [50].

Ces sortes de monologues introductifs avaient déconcerté certains critiques, comme Jean-Jacques Gautier, lors de la création en 1964, qui loin d’y percevoir un « allegro ma non troppo », évoquait « un assez long temps de démarrage », « une mise en place volontairement lente », exigeant du spectateur « une accoutumance » pour « admettre et supporter ces soliloques fragmentés dont on ne sait où ils vont ». Son ennui se percevait quand il parlait des « dix ou douze “flashes” » à subir [51]

2.2. Voix

Comment caractériser les voix mises en place ?

Le parler de Marielle, « la jeune bonne », dans sa lettre à son amie Paulette, a les couleurs, la familiarité de son âge et des années 1960 : « Je suis vachement contente. Me voilà tombée devine chez qui ? Oui, Mademoiselle : chez la Verduret-Balade […] tu vois le genre […] j’ai préféré me racoucougner sous mon édredon […] mais je m’en fiche. » Elle est la voix d’une fille assez délurée, qui a déjà « couché », comme elle le confie.

Verduret fait entendre à Clotilde sa colère contre elle dans une accumulation d’exclamatives, comme : « Si vous avez un tempérament d’intellectuel, n’épousez jamais une veuve ! Elle a toujours de l’arriéré ! » Il est la voix de celui qui a avalé quantité de couleuvres et n’accepte pas la dernière provocation de sa femme, qui enterre, malgré son interdiction, un homme qu’elle a aimé dans sa jeunesse. Il sera la voix de l’homme faible devant sa femme, devant ses élèves, de l’homme sans caractère.

Paupiette s’adresse à son mari Peter, en train de se raser, en femme attentive aux obligations, à l’apparence, aux ambitions politiques de son mari. Elle est la voix du conformisme bourgeois.

Clotilde, la « vieille gouvernante familiale », donne ses instructions à Marielle et multiplie les tournures à valeur impérative. Elle est la voix de l’autorité, de la domination d’un être sur un autre, se mettant sur le même plan que sa maîtresse en disant à Marielle que la précédente bonne était « trop désordre pour nous ». Elle maîtrise les rituels de cette grande maison bourgeoise.

Jeannot Pouldu se confesse à l’abbé Mamiran et lui avoue son « incapacité d’accomplir avec ferveur [s]a méditation matinale », sa tentation de « la chair la plus vénale », son incapacité à y résister malgré ses efforts ascétiques, et surtout son attirance pour une collègue de travail. Il est au mieux la voix du déchirement entre la chair et l’esprit, au pire la voix de l’hypocrisie, de la tartufferie.

Mémé Luciole raconte le passé à Maximilien : celui de Clos-Martin, le défunt dont le corbillard passe, celui de Claire quand elle n’était qu’une « rien du tout ». Elle évoque leurs familles respectives, la liaison entre Clos-Martin et Claire. Elle est la voix de la mémoire, de la médisance, des ragots également ; la vox populi en fait, la voix des lieux communs.

Clos-Martin semble d’abord se parler à lui seul avant de s’adresser à Claire. Il évoque son retour au village, sa recherche de Claire, leurs retrouvailles. Il est la voix de « la nostalgie d’un autre monde », du souvenir heureux où l’on rêvait « un baiser au bord de la bouche ».

La reprise de la parole par Mémé Luciole semble mettre un terme à cette juxtaposition de sept longues tirades, mais en réalité le dialogue a du mal à se mettre en place et de nouvelles voix se font entendre confortablement, tant l’interlocuteur reste silencieux ou lointain.

Celle de Lucas, le benjamin de Claire, cherchant à se libérer des gendarmes qui l’ont arrêté. Il est le mauvais garçon, celui qui manie le couteau, qui s’endette au jeu, qui fait la fête et a des démêlés avec la police. Il est la voix de l’enfant prodigue qui implore sa mère de l’accepter tel qu’il est, sans se soucier de « l’opinion d’une ville ». Il est la voix de la marginalité, de la violence (il injurie, menace) et de la liberté (il s’enfuit).

Claire surgissant pour donner des ordres à Clotilde (à propos de Verduret, de Jeannot, du déjeuner du lendemain) est la voix de la régisseuse, de celle qui semble commander au monde entier et dominer le personnel bien sûr mais aussi tous les membres de sa famille, mari compris. Elle est comme un autre metteur en scène.

Benjamin Carcasson est la voix du délateur plein de remords, transpirant abondamment… à Claire, il parle de l’« excès de contention » de Jeannot, mais aussi de sa fréquentation des péripatéticiennes et, par la suite, son amour pour Adeline et la façon dont il la persécute.

Adeline confie à ses collègues le comportement sadique de Jeannot avec elle, la haine qu’elle éprouve, son désir de démissionner. Elle est la voix de l’amoureuse contrariée, prête à se venger.

En femme qui a vécu et qui connaît les hommes, Madame Aubin-Lacotte conseille sa fille en larmes. Elle l’invite à la patience avant de choisir un mari. Elle est la voix de la sagesse de convention.

Pierre Peter entraînant sa mère au tennis et s’adressant à elle en charmeur, en homme plus qu’en fils, voulant être traité par elle en frère, sollicitant ses confidences sur Clos-Martin, est la voix de la complicité tendre et filiale.

Manceau informe Claire des dégâts causés sur le personnel des conserveries par son fils Lucas, qui détourne les apprentis du sérieux, du travail, et les politise contre son frère Pierre, en alimentant leurs revendications. Il est la voix du responsable, de l’homme attaché à l’ordre social.

Maître Couillard présente les comptes à Claire en se mettant en valeur, en la flattant, en lui apprenant que ses affaires vont trop bien, qu’ils sont trop riches. Il y a nécessité à reconvertir, à faire peau neuve. Il est la voix du comptable aveuglé par ses comptes, le messager du changement sans le savoir.

Le docteur Couffin raconte à Pierre au téléphone sa visite médicale à sa mère, sa difficulté à la soigner, à lui parler. Il est la voix de la lucidité, de la distance critique et pleine d’humour, de la complicité amicale par ailleurs

L’abbé Mamiran en prière confie à Dieu son désarroi, son égarement devant la décision de Claire de tout abandonner. Il est la voix de l’incompréhension pathétique.

À la fin du premier mouvement, si l’on excepte Pitou qui n’apparaît qu’au cinquième mouvement, et le compère de Mémé Luciole réduit au rôle de son faire-valoir, tous les personnages principaux de la pièce ont pu poser leur voix en une longue tirade. Tous sont bien caractérisés par leurs propos, aucun d’eux ne fait double emploi aussi bien sur le plan dramatique que sur le plan sonore. On perçoit une grande diversité de rôles et de voix.

Pour autant, le « ballet fourmillant » voulu par Billetdoux n’est pas si sensible que cela à la lecture et a bien besoin de la mise en scène pour s’incarner (apparition et déplacements des personnages, des accessoires, jeux de lumière). La juxtaposition des prises de parole garde un aspect assez statique (à peine sept pages de dialogue sur les trente-et-une que compte le mouvement). Le rituel de la maison bourgeoise est surtout évoqué par les propos de Clotilde et de Claire, et la présence de la petite ville provinciale existe essentiellement dans ceux de Mémé Luciole. L’aération voulue par Billetdoux n’est pas très sensible car l’essentiel se passe dans des lieux fermés (maisons, église, banque, usine). La promenade n’apparaît que dans les séquences 6 et 19, les autres « extérieurs » étant le court de tennis près de la fabrique de conserves à la séquence 14, la nuit où déambulent Jeannot et Benjamin à la séquence 21 et la rue sous les fenêtres de l’appartement de Pierre à la séquence 23. Soit cinq séquences sur les vingt-six du mouvement en comptant la séquence 9bis. La petite ville en elle-même reste le plus souvent « au loin », comme à la séquence 21 où Jeannot et Benjamin se dirigent vers elle. Là encore, ce sera au décorateur de lui donner une existence physique. La dimension réaliste ou naturaliste, la présence des signes de la bourgeoisie, sont quant à eux bien perceptibles dès la lecture.

Voyons dès lors comment les indications musicales peuvent se justifier par le texte.

2.3. Rythmes
2.3.1. Allegro ma non troppo

Qu’en est-il du rythme rapide, de la « vivacité aiguë » impliquée par la mention « allegro ma non troppo » : quelles séquences, quels personnages les font le mieux percevoir ?

L’exposition par Marielle est pleine de fraîcheur, de gaieté (séquence 1) ; l’animation vaine de Verduret est savoureuse tant il fait figure de mari de comédie (séquence 2) ; le goût du pouvoir chez Paupiette confirme l’installation dans une œuvre moqueuse, satirique (séquence 3), comme la duplicité de Jeannot dans sa confession (séquence 4)… On est bien dans une atmosphère assez joyeuse, savoureuse, et l’enterrement de Clos-Martin, porteur de scandale et de ragots, ne saurait en rien l’assombrir.

Les moments où le rythme est le plus allègre sont peut-être ceux qui mettent en scène Lucas, sa verve et ses provocations à l’égard des autorités quelles qu’elles soient (séquences 6 et 23), les fanfaronnades de Maître Couillard (séquence 15), le discours de Claire à son médecin (séquence 17) et le rapport que ce dernier fait de sa visite à Pierre (séquence 18).

Mais cette vivacité est sans doute contenue, à la fois par les interventions nostalgiques de Clos-Martin, les effets de son « retour » sur Claire et les confidences qu’elle fait à l’abbé Mamiran.

L’allegro est donc bien là, mais il demeure mesuré, « non troppo ».

2.3.2. Andantino puis Scherzo grave

A priori, le deuxième mouvement s’ouvre de manière vive par un véritable dialogue animé entre Clotilde et Marielle, entre deux générations qui ont du mal à s’entendre (séquence 1). Mais le rythme se ralentit dès la séquence suivante avec la longue prise de parole de Claire recevant Maître Couillard, silencieux. Elle lui annonce qu’elle a réfléchi à la « reconversion » et qu’elle « passe la main » en cédant ses actions, titres de propriété et autres « biens » à son mari et ses trois fils pour qu’ils s’occupent eux-mêmes de la reconversion (p. 212). Claire entame ensuite une série de visites, accompagnée de Clos-Martin, celui qui guide ses pas et son action, inspire son « réveil » :

‒ à Pierre (usine), pour lui donner procuration l’ « autorisant à tout traiter à (sa) place ».

À Jeannot (banque), pour l’aider à obtenir un prêt afin d’acheter une grande ferme et plusieurs hectares de terrain en se portant « aval ».

‒ à Lucas (troquet), pour soutenir sa cause et lui annoncer qu’elle se met en retrait de ses dettes, de ses ennuis avec les autorités, qu’il n’aura plus aucun droit sur la fortune de sa mère, qu’elle les dégage l’un et l’autre des servitudes morales, de tout privilège. Et elle licencie un jeune ouvrier qui proteste.

‒ à Verduret (université) pour lui apprendre qu’elle allait instituer une Fondation Verduret dans leur maison pour lui permettre de mener plus confortablement ses recherches.

‒ à Paupiette (chez Pierre) pour la dispenser de ses grimaces à son égard et lui faire admettre qu’elles ne s’aiment pas.

‒ à Adeline (dans la rue) pour lui raconter de façon indirecte son histoire d’amour avec Clos-Martin, sa jeunesse, son passé et l’encourager à se remuer pour obtenir ce qu’elle désire, à faire l’éloge de sa mère auprès de Jeannot.

‒ à Manceau (chez lui) pour l’encourager à favoriser l’action des groupements ouvriers, à les pousser vers co et autogestion.

‒ aux commerçants Palpitard et Commertou (boutique) pour y commander une robe de mariée en guise de tenue de deuil discret…

Comme on peut le deviner, avec cette tournée de Claire, dont la plupart des étapes sont ponctuées par une intervention de Clos-Martin, le tempo du mouvement se ralentit et conduit au choix de l’enfermement dans sa chambre à la séquence 12. D’une part, le personnage figure dans la plupart des séquences (10 sur les 13), d’autre part le scénario de la tournée a quelque chose de systématique, de répétitif, qui ralentit la progression dramatique. Claire semble constituer en effet, comme le voulait l’auteur, un thème musical qui se déploie paisiblement sur tout le Moment I. Mais l’enchaînement assez rapide (« un peu pressé ») des rencontres explique que l’on reste dans un andantino sans aller jusqu’à l’andante.

Le Moment II semble impliquer une animation, soulignée comme on sait dans ses didascalies initiales.

Dès la première séquence, la plupart des personnages rencontrés par Claire au Moment I sont rassemblés par Maître Couillard (Pierre, Jeannot, Lucas, Verduret, Manceau). Ne manquent que Paupiette et Adeline, mais qui ne sont pas concernées directement par les décisions de Claire ; tout comme les commerçants. Une autre étape semble être franchie à la séquence 2, accélérant le rythme, quand on voit alternativement Jeannot en compagnie d’une prostituée qu’il se propose d’installer, et Adeline parlant à Benjamin de Jeannot, puis Jeannot se justifiant auprès de Benjamin et ce dernier demandant à la mère d’Adeline d’intervenir au plus vite.De toute évidence la structure de la séquence se complexifie, s’anime, et le scherzo s’impose de diverses façons :

‒ des prises de parole adressées à des interlocuteurs différents se multiplient dans une même séquence, comme dans la 3, amorçant un ballet que l’on attendait dans le premier mouvement.

‒ des décisions imprévues se prennent : Verduret choisit de partir en voyage, Jeannot renonce à la prostituée pour faire retraite chez les Trappistes, Manceau se range du côté de Lucas et des ouvriers en grève, Pierre renonce à devenir député…

‒  tout un monde s’écroule en l’absence de Claire et la grève à l’usine est près de dégénérer…

‒  le retour de Lucas à la maison n’a rien de rassurant et tout ce désordre conduit Claire à sortir la tête du sable.

Ce Moment II est dominé par un sentiment de désordre, d’agitation qui explique le terme « scherzo », mais il n’est pas dénué de gravité car on sent que tous ces personnages privés de Claire sont au bord de la noyade, sous des formes différentes.

2.3.3. Allegro pathétique

À l’ouverture du troisième mouvement, Maître Couillard synthétise pour Claire les liquidations effectuées ou à venir. La démesure des ventes, n’épargnant pas les conserveries, Pierre doit apprendre à se défendre et il envisage de faire interner sa mère. Paupiette s’apprête à le quitter pour un autre. De nouveau la scène est fortement peuplée et Claire, revenue, manifeste son enthousiasme à liquider ses biens, à se moquer des résistances de Maître Couillard. Tous les deux sont réunis dans la quasi-totalité des séquences car cette fois on passe à l’acte de vendre dans ce qu’il a concret et de systématique, jusqu’à transformer la scène en salle des ventes pour les deux dernières séquences. La dernière s’ouvrira d’ailleurs sur le public appelé à contribuer à la liquidation.

Ce nouveau mouvement est assez joyeux ‒ Claire renonce aux tracas de la possession pour se faire plaisir (p. 249), Marielle a fait l’amour avec Lucas et a « beaucoup aimé ça » ‒ et le terme d’allegro semble approprié, mais cette joie se traduit par des abandons, des renoncements, une dépossession qui semble ne pas être que matérielle (« C’est moi qui me dépossède », p. 250). On perçoit que certains biens ont une histoire pour Claire, qu’elle a un lien affectif avec eux, comme cette bergère qu’elle ne veut pas céder à n’importe qui.

Ce n’est pas un hasard si Clos-Martin vient ici dire adieu à Claire, s’il est sur le départ.

La maison va être exposée au public « comme si le ventre de la bourgeoisie s’ouvrait. » (p. 251).

L’allegro est assombri, un peu menaçant, d’où l’emploi du terme « pathétique » pour le qualifier.

2.3.4. Molto vivace

 Le quatrième mouvement évolue à la manière d’un tourbillon.

Claire est d’abord seule à l’intérieur du cirque, mesurant le vide qu’elle a fait autour d’elle, ses conséquences sur elle : « Je vous ai repoussés, désunis, éparpillés, mais c’est moi qui me sens défaite. » (p. 259)

Elle ne rêve cependant pas d’un retour en arrière, mais de poursuivre la destruction jusqu’à celle de sa maison.

Elle subit cette fois le départ de Clotilde pour un asile de vieillards, elle essaye de la retenir en vain. Elle n’a pas non plus l’initiative du divorce avec Verduret et doit se résigner à voir Jeannot épouser la mère d’Adeline, à être giflée par lui. Elle est volée par Lucas avant qu’il parte en compagnie de Marielle. Quant à Clos-Martin, il part cette fois « en fumée ».

Mais c’est encore elle qui congédie Maître Couillard, qui demande à Marielle de partir.

Quoi qu’il en soit, elle est devenue méconnaissable quand elle s’offre à l’abbé Mamiran, s’humilie devant lui.

Il semble ne lui rester que Pierre, qui a perdu femme et travail, mais celui-ci a « découvert qu’[il] ne [s]’intéressai[t] pas » en se regardant dans un miroir (p. 283) et met fin à ses jours.

Claire sombre alors dans un cauchemar où les personnages de la pièce interviennent sous un jour monstrueux, en tenant des propos sibyllins, dans un étrange décousu.

Si ce mouvement est bien « molto vivace », c’est à la façon d’une tornade tragique emportant tout ce qui restait à Claire, jusqu’à sa raison, peut-être.

2.3.5. Aubade

Quand Claire réapparaît au cimetière dans le cinquième mouvement, pour l’enterrement de Pierre, elle semble avoir du mal à entendre et comprendre Pitou. Elle est comme égarée.
Pitou lui sert de guide et a besoin de son aide pour échapper aux autres membres de la famille et à la pension où ils veulent le mettre.

Ses efforts semblent porter leurs fruits et on voit Claire tenir tête à tous les autres dans sa dernière réplique, les menaçant de parler d’eux en public, les contraignant à prendre la fuite.

Pitou peut bien danser : un nouveau jour va se lever. C’est le temps de l’aubade.


Dans Il faut passer par les nuages, la dimension musicale et rythmique est incluse à la fois dans les timbres et mouvements de la parole, dans sa distribution entre les personnages et au fil de l’action, et dans la composition même de la pièce, dans la structure de sa progression dramatique. Les analogies musicales sous-tendent en permanence l’écriture, elles l’informent, imposant l’évidence que le sens doit naître du son. Le travail fait par Billetdoux, très savant, d’une grande précision, révèle un auteur particulièrement attentif à ce que le texte devient dans l’oreille, à la façon dont on doit l’entendre. Jamais peut-être ce verbe n’a eu autant qu’ici son double sens d’écoute et de compréhension

Toutefois ces analogies musicales appellent plus que jamais la mise en scène, laquelle seule peut donner à une telle pièce sa pleine dimension sonore et faire entendre ses « portées ».

Notes

[1] Lettre de F. Billetdoux à J.-L. Barrault du 16 mars 1963, in Cahiers de la Compagnie Renaud-Barrault, n°46, octobre 1964, p. 13.

[2] Id., p. 14.

[3] Id., p. 17.

[4] Billetdoux emploie l’expression p. 211 de notre édition (Théâtre 2, Paris, La Table ronde, 1964).

[5] F. Billetdoux,  « Poétique du décor » (Notes pour René Allio), in Cahiers de la compagnie Renaud-Barrault, op. cit., p. 24 et 29.

[6] Lettre à J.-L. Barrault du 16 mars 1963, op. cit., p. 14-15.

[7] Henri Gouhier, « Pour arriver aux régions de lumière… », Cahiers de la compagnie Renaud-Barrault, op. cit., p. 5.

[8] Henri Gouhier parle de « ballet sans danseurs » à propos de la pièce (op. cit., p. 5.). Il est précisé qu’une musique (de Serge Baudo) intervenait à la création, mais il n’est fait mention que de Barrault pour la mise en scène.

[9] Henri Gouhier, « Pour arriver aux régions de lumière… », op. cit., p. 6.

[10] Souligné par l’auteur.

[11] F. Billetdoux, « Poétique du décor », op. cit., p. 21.

[12] Id., p. 27.

[13] Id., p. 28.

[14] Id., p. 29.

[15] Ibid. Souligné par l’auteur.

[16] Ibid.

[17] Il faut passer par les nuages, op. cit., p. 227.

[18] F. Billetdoux, « Poétique du décor », op. cit., p. 29.

[19] Ibid.

[20] Id., p. 30.

[21] Ibid.

[22] Id., p. 22.

[23] Ibid.

[24] Id., p. 23.

[25] Id., p. 21.

[26] Id., p. 30.

[27] Il faut passer par les nuages, op. cit., p. 242.

[28] Id., p. 211.

[29] F. Billetdoux, « Poétique du décor », op. cit., p. 22.

[30] Ibid.

[31] Id., p. 23.

[32] Il faut passer par les nuages, op. cit., p. 258.

[33] Jean-Marie LHÔTE, Mise en jeu François Billetdoux, L’arbre et l’oiseau, Arles, Actes Sud-Papiers, 1988, p. 166.

[34] Il faut passer par les nuages, op. cit., p. 258.

[35] F. Billetdoux, « Poétique du décor », op. cit., p. 31.

[36] Id. p. 32.

[37] Ibid.

[38] Il faut passer par les nuages, op. cit., p. 181.

[39] F. Billetdoux, « Poétique du décor », op. cit., p. 23.

[40] Ibid.

[41] Henri Gouhier, « Pour arriver aux régions de lumière… », op. cit., p. 6.

[42] Ibid.

[43] Lettre à J.-L. Barrault du 16 mars 1963, op. cit., p. 15.

[44] Id., p. 16 ; « […] le jazz m’apprit en douce qu’il existait une couleur de l’âme désolée vers laquelle tendre : la note bleue » (F. Billetdoux, « Une idée de nègre », Petits drames comiques, Arles, Actes Sud-Papiers, 1987).

[45] Lettre à J.-L. Barrault du 16 mars 1963, op. cit.,  p. 16.

[46] Herbert Pepper, Essai de définition d’une grammaire musicale noire, cité par Billetdoux dans « Une idée de nègre », op. cit..

[47] Lettre à J.-L. Barrault du 16 mars 1963, op. cit., p. 16.

[48] Id., p. 17.

[49] F. Billetdoux, « Poétique du décor », op. cit.,  p. 23.

[50] Id., p. 28.

[51] In L’Avant-Scène, n° 332, 15 avril 1965, p. 42.

Auteur

Jean Bardet, professeur agrégé de Lettres modernes, longtemps chargé de cours à l’Université de Paris Est/Marne-la-Vallée, est l’auteur des huit notices consacrées aux œuvres dramatiques de François Billetdoux dans le Dictionnaire des pièces de théâtre françaises du XXe siècle (Jeanyves Guérin (dir.), Champion, 2005), et de sept éditions critiques parues aux éditions Gallimard, dont celles du Paradoxe sur le comédien de Diderot (folioplus classiques n°180) et de la comédie Poil de Carotte de Jules Renard (folioplus classiques n°261).

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De Ne m’attendez pas ce soir aux Veuves, l’écriture avec marionnettes de François Billetdoux


Poursuivant une ligne expérimentale commencée avec Ne m’attendez pas ce soir (1971), François Billetdoux, dans Les Veuves (1972), réunit sur un même plateau des marionnettes de Jacques Voyet, leurs manipulateurs ainsi que des acteurs. L’étude de ces deux pièces, ainsi que de versions préparatoires des Veuves, fait apparaître une dramaturgie complexe dans laquelle les éléments non verbaux (effets sonores, tableaux, sculptures) interagissent avec les composants traditionnels de l’écriture dramatique. Tandis que l’identité des personnages peut se scinder en différents corps et différentes voix, les marionnettes sont utilisées pour représenter des êtres qui se tiennent sur le seuil entre la vie et la mort. Dans les deux pièces, la complexité de la structure dramaturgique, la présence de l’auteur sur la scène (dans le rôle du protagoniste) et la combinaison des marionnettes, des marionnettistes et des acteurs sont au service d’une autofiction théâtrale.

Following the same experimental line which began with Ne m’attendez pas ce soir (1971), François Billetdoux, in Les Veuves (1972), brings together Jacques Voyet’s puppets, their manipulators and actors on the same stage. A close study of these two plays, including preparatory versions of Les Veuves, reveals a complex dramaturgy where non-verbal elements (sound effects, pictures, sculptures) interact with the traditional components of drama. While the characters’ identity can split into different bodies and voices, puppets are used to play the parts of beings who stand on the threshold between life and death. In both plays, the complicated dramaturgical structure, the author’s presence on stage (playing the protagonist’s part) and the combination of puppets, puppeteers and actors serve a theatrical autofiction.

 


Texte intégral

« Ah ! j’en ai cru ! j’en ai cru des choses !…
Tout en allant comme un jeune homme
vers tout ce qu’on me racontait ! »
François Billetdoux, Les Veuves.

Il est toujours frappant de constater combien l’histoire la plus récente, parce qu’elle n’est pas tout à fait écrite, comporte d’oublis et de distorsions. Encore proche en cela de la mémoire humaine, elle sélectionne, occulte, transforme, selon des critères difficilement identifiables mais qui ont surtout pour effet de donner l’illusion aux nouvelles générations qu’elles découvrent, à chaque pas, un monde inédit. C’est pourquoi il est périodiquement nécessaire de revenir aux archives, de confronter les témoignages et d’examiner toutes les traces des activités passées, non pas seulement pour rendre à chacun les inventions qui lui sont dues – l’historien, si l’on en croit l’étymologie, joue le rôle d’un arbitre –, mais aussi pour mieux connaître le chemin qui conduit au présent, les étapes déjà parcourues et le mouvement qui, tel l’Angelus novus peint par Paul Klee, nous emporte irrépressiblement vers l’avenir.

Retraversant aujourd’hui l’œuvre théâtrale de François Billetdoux, prenant la mesure des expérimentations dramaturgiques et scéniques qui l’ont accompagnée, on peut en effet légitimement s’étonner de la faible place qu’elle occupe dans l’histoire de la scène contemporaine. Je ne prendrai ici que deux exemples : Les Veuves et Ne m’attendez pas ce soir, pièces écrites au seuil des années 1970, réunissant toutes deux acteurs et marionnettes en une configuration puissamment originale, mais qui restent généralement ignorées de l’historiographie des arts de la marionnette tout comme de celle de l’écriture théâtrale. Engageant en ce moment une réflexion sur la place du théâtre de figure dans l’émergence de dramaturgies complexes, au sein desquelles la narration repose conjointement sur des éléments verbaux et non verbaux, j’ai été frappé de découvrir dans l’œuvre de François Billetdoux des manifestations particulièrement riches et précoces de ce phénomène. C’est donc à cette lumière, celle de l’articulation du dicible et du visible dans l’écriture théâtrale « avec marionnettes » de la fin du 20e siècle, que je voudrais ici examiner ces deux œuvres.

Cet examen n’est qu’une invitation à poursuivre plus avant la recherche, car plusieurs zones d’ombre subsistent autour de ces deux pièces, et des Veuves tout particulièrement [1]. Il faudrait en particulier comparer plus systématiquement que je ne l’ai fait le texte des Veuves, tel qu’il a été publié par son auteur dans L’Avant-scène [2], avec les versions manuscrite et multigraphiée conservées à la Bibliothèque nationale de France, dans le Fonds François Billetdoux du Département des Arts du spectacle [3]. Outre le fait que la publication dans L’Avant-scène récrit intégralement le texte destiné à la scène en le faisant basculer du mode dramatique au mode narratif, la pièce prenant la forme d’un conte moderne, des déplacements de répliques, des changements d’identité des personnages, de larges coupes ainsi qu’un profond remaniement des dernières scènes ont été effectués par François Billetdoux : il y a donc lieu de se demander si le texte joué en 1972 était encore proche de ces états manuscrit et multigraphié ou bien s’il comportait déjà certaines des transformations de la version publiée dans L’Avant-scène. Mais une étude réellement approfondie des Veuves devrait prendre en compte d’autres variantes encore, en amont et en aval de la réalisation scénique, car la pièce de François Billetdoux a connu un parcours singulier : depuis une première lecture radiophonique jusqu’à une mise en scène, puis une adaptation pour la radio, suivant un double mouvement d’émergence du visible puis de replongée dans l’invisible qui serait des plus intéressants à étudier.

1. Le « cycle des poupées » de François Billetdoux

Un premier état des Veuves a en effet été enregistré le 26 juin 1972 à l’Auditorium 102 de la Maison de la Radio [4]. Une reprise (peut-être sous le titre Le Chapeau-soleil ?) a lieu quelques semaines plus tard, le 18 juillet 1972, dans le cadre du Festival de Vaison-la-Romaine-Carpentras [5], en coproduction avec France Culture-ORTF. La véritable création scénique, « en nouvelle version » comme le précise l’auteur [6], se fait à l’automne à Paris, le 25 octobre 1972, pour 50 représentations à l’Espace Pierre Cardin. Une seule reprise a lieu un peu plus d’un an et demi plus tard dans la Round House à Londres, pour dix représentations (du 29 mai au 18 juin 1974), avec le concours de l’Association Française d’Action Artistique. Des changements de distribution sont effectués entre ces différentes dates, le plus notable concernant le rôle de l’Oncle Rouge-et-or qui, interprété par François Billetdoux à l’Espace Pierre Cardin, est confié à Olivier Hussenot à la Round House. En 1981, une adaptation radiophonique réalisée par Georges Gravier est diffusée sur France Culture.

Les Veuves_répétition à l'Espace Cardin, 1972

Doc. 1 ‒ Répétition des Veuves à l’Espace Cardin, avec François Billetdoux, 1972. Photographie : Michel-Jean Robin.

Par ailleurs, comme le remarque Jean-Pierre Miquel dans l’introduction qu’il rédige pour sa publication dans L’Avant-scène, Les Veuves est l’aboutissement d’un bref « cycle des poupées » commencé un an plus tôt avec Ne m’attendez pas ce soir, « poème-spectacle » de François Billetdoux créé le 20 octobre 1971 au Petit Odéon à l’invitation de Miquel qui en assurait la programmation. Je cite ce dernier :

[…] pour la première fois, je crois, Billetdoux avait donné plus d’importance à l’image qu’au texte. Il s’était laissé provoquer par une grande poupée de Jacques Voyet, par d’autres objets et par des sons. Il avait établi des relations entre lui, trois acteurs, des musiques et des objets d’art [7].

Ces deux œuvres, Ne m’attendez pas ce soir et Les Veuves, ont en effet bien des points en commun, lesquels ne se réduisent pas à la seule présence des marionnettes de Jacques Voyet. L’un d’eux est la citation, en filigrane, des derniers mots écrits par Gérard de Nerval à sa tante avant de se suicider : « Ne m’attends pas ce soir, car la nuit sera noire et blanche [8]. » La première pièce y fait clairement allusion en reprenant dans son titre, sous une forme légèrement modifiée, la première partie de la citation, complétée et restituée à Nerval sur la page de titre de l’édition de 1994 [9]. Dans Les Veuves, la formule d’adieu du poète apparaît dans le texte même de la pièce, sous la forme d’un télégramme adressé par l’Oncle Rouge-et-or aux trois jeunes filles qui lui ont demandé de revenir au village : « Ne-m’attendez-pas-ce-soir-car-la-nuit-sera-noire-et-blanche [10] ».

Un autre point commun entre ces deux œuvres est la présence d’un protagoniste masculin interprété par François Billetdoux lui-même, Bonaventure dans Ne m’attendez pas ce soir et l’Oncle Rouge-et-or dans Les Veuves, personnages étranges et comme décalés par rapport à leur environnement : Bonaventure porte même un masque de clown. Ces figures déléguées de l’auteur sur la scène, interprétées par l’écrivain en personne, sont en outre sujettes à des dédoublements. Dans Ne m’attendez pas ce soir, un Enfant Rouge représente Bonaventure enfant, entraînant la pièce dans un long retour en arrière. À la fin des Veuves, l’Oncle Rouge-et-or reconnaît dans l’enfant Poussière comme un prolongement de lui-même. C’est assez dire que ces deux pièces peuvent être lues comme des autofictions théâtrales, l’auteur se projetant dans la diversité de ces figures pour revisiter les souvenirs de son enfance ou sa relation avec ses propres filles. Analysant la place que Raphaële Billetdoux, en 4e de couverture de son récit autobiographique Chère Madame ma fille cadette, donne à une photographie de son père dans Ne m’attendez pas ce soir, Nicole Trêves confirme cette interprétation :

Cette photo nous offre l’équivalent visuel de la toute première phrase de Chère Madame ma fille cadette : “Mon père était auteur dramatique. Personne à part cela ne peut dire qui il était.” (p. 11). Enfin, faire surgir (mais d’une manière si allusive, en insérant la photo du père y jouant un rôle) le titre de sa pièce Ne m’attendez pas ce soir, n’est-ce pas rappeler, ou tout simplement revivre pour soi-même, intimement et d’une manière cachée, cette composante primordiale de la relation avec un père sur la présence duquel on ne pouvait guère souvent compter ? Combien de fois dans la vie quotidienne François n’a-t-il pas annoncé aux siens “Ne m’attendez pas ce soir” [11] ?

Un dernier point commun, enfin, est l’équipe artistique rassemblée autour de ces deux créations ; la part importante qu’y occupent les arts plastiques, tout d’abord : dans Ne m’attendez pas ce soir, sont présents sur la scène une sculpture de Louis Chavignier, l’Épouvantail aux miroirs, un tableau de Jacques Voyet, Quatre jeunes filles en bleu, un portrait de L’Enfant Rouge « par Adrienne Bx » (Adrienne Billetdoux, mère de François), ainsi qu’une grande marionnette de Jacques Voyet, la Figure. Dans Les Veuves, nous trouvons 21 grandes marionnettes de Jacques Voyet, celle plus petite de l’enfant Poussière ainsi que (sur les versions manuscrite et multigraphiée) deux énigmatiques « têtes aux voiles ».

Le travail sonore est lui aussi très important, François Billetdoux s’entourant notamment de collaborateurs artistiques, ingénieurs du son [12] et musiciens, qu’il a pu rencontrer dans son travail pour la radio. Significativement, la liste des personnages est remplacée, dans Ne m’attendez pas ce soir, par une « Instrumentation » où apparaissent, en plus des protagonistes de la pièce, des éléments de décor, un « rythme lumineux », mais aussi un « objet sonore », le Vroum, « une suite de bruitages en stéréophonie », ainsi qu’un chant d’Irène Pappas sur une musique composée par Vangelis Papathanassiou. Dans Les Veuves, nous retrouvons la musique de Vangelis, mais le chant est celui de Katharina Renn, comédienne d’origine allemande et collaboratrice de longue date de François Billetdoux, puisqu’elle a joué dans Tchin-tchin en 1959. Surtout, sont présentes sur la scène des structures sonores de Bernard et François Baschet, sur lesquelles improvise Alain Bouchaux. Les frères Baschet sont des facteurs d’instruments qui ont beaucoup travaillé dans le domaine de la musique concrète, en collaborant par exemple avec le Groupe de Recherche Musicale de Pierre Schaeffer à l’ORTF. On reconnaît en particulier sur les photographies publiées dans L’Avant-scène une « tôle à voix » des frères Baschet, que le texte de la pièce désigne comme une « croix sonore », diffusant les messages-télégrammes « aux quatre vents [13] ».

On voit donc que, pour ces deux productions, François Billetdoux s’écarte des modes de composition dramatique qu’il avait préalablement suivis, ceux d’un théâtre fondé sur la parole, pour explorer les voies d’une écriture scénique enrichie, basée sur la mise en jeu d’une « instrumentation » qui serait tout à la fois sonore, plastique, lumineuse et poétique. En cela, il suit le pas de son époque : du Livre de Christophe Colomb de Paul Claudel mis en scène par Jean-Louis Barrault jusqu’aux expérimentations de Jacques Poliéri, des happenings de l’avant-garde américaine jusqu’au Théâtre Panique de Fernando Arrabal, Roland Topor et Alejandro Jodorowsky, du Regard du sourd de Robert Wilson jusqu’aux spectacles du Bread and Puppet, les années 1960 et le début des années 1970 ont vu se multiplier les transferts de charge du dicible au visible et, plus généralement, les nouveaux modes d’agencement entre les composants verbaux et non-verbaux de l’action théâtrale. En France tout particulièrement, l’idée de « théâtre total » ou de « spectacle total », suscite à cette époque d’innombrables débats et prises de position [14].

Il est rare, cependant, de voir un auteur de théâtre associer si intimement à son écriture les éléments d’une dramaturgie visuelle et sonore, et surtout de présenter ceux-ci à égalité avec les personnages humains de sa pièce : des « fils de perspective ouvrant l’espace » ou un « morceau de porte ouvragée » ne sont-ils pas intégrés dans l’« Instrumentation » de Ne m’attendez pas ce soir au même titre, par exemple, qu’Évangéline ou l’Entrepreneur de démolition ? Les éléments musicaux, quant à eux, sont directement associés à la production du sens, comme le montrent les didascalies des versions manuscrite et multigraphiée des Veuves ; on y lit, par exemple :

De très courtes interventions

signifiant musicalement : attente,

de temps en temps,

et qui seront de moins en moins espacées [15]

Ces choix n’impliquent pas seulement une forme de révolution copernicienne pour le théâtre dramatique dans les rapports hiérarchiques de la parole théâtrale avec les composants visuels et sonores de la représentation, mais aussi un renversement du temps de l’écriture par rapport à celui du plateau. L’écriture de la pièce, en effet, ne précède plus la mise en scène, anticipant sur son devenir scénique potentiel par le biais des didascalies, mais elle vise à consigner les traces du spectacle tel qu’il a réellement eu lieu et qu’il s’est inventé, au moins partiellement, dans le temps des répétitions. Comment écrire, par exemple, « Bonaventure se retourne et l’Épouvantail aux miroirs semble devenir un manteau de bronze dont il se revêt [16] » si l’on n’a pas déjà pu vérifier, sur le plateau, comment jouer avec la sculpture de Louis Chavignier ? François Billetdoux l’affirme d’ailleurs dans un bref préambule au texte des Veuves :

Ce spectacle a été composé sans écriture préalable, par invention de “moments” visuels et sonores, s’inscrivant directement dans l’espace scénique et modelés par approches jusqu’à l’architecture finale [17].

Le témoignage de Virginie Billetdoux le confirme : son père n’avait pas achevé la rédaction de son texte au moment de commencer les répétitions, mais disposait seulement d’un canevas « très serré » qu’il a « remanié et amplifié » à partir des essais réalisés avec l’équipe artistique [18]. C’est donc dans le va-et-vient entre le temps du travail scénique et celui de la consignation écrite que s’est progressivement construite cette « tapisserie lyrique [19] », selon un processus qu’il est convenu aujourd’hui d’appeler une « écriture de plateau ». Ce processus, certes, n’est pas neuf : c’est celui de tous les auteurs habitués à travailler avec une troupe, de Shakespeare à Molière. Hélène Cixous (avec le Théâtre du Soleil), Didier-Georges Gabily, Wajdi Mouawad ou Joël Pommerat l’ont pratiqué ou continuent de le faire à des degrés divers. Mais cette pratique est plutôt rare au début des années 1970, sur une scène théâtrale encore largement dominée par le prestige des auteurs dramatiques, et plus encore lorsque l’écriture renonce à la toute-puissance du langage pour convoquer la musique et les arts plastiques. Geneviève Latour, dans la notice biographique qu’elle consacre à l’écrivain sur le site internet de l’Association de la Régie Théâtrale, a donc raison de caractériser cette période du travail théâtral de François Billetdoux comme celle de « la recherche de formes scéniques inédites [20] ».

2. Des marionnettes « shamanes »

Je voudrais maintenant examiner de plus près la place qu’occupent les marionnettes de Jacques Voyet dans ces deux textes. Un mot sur leur créateur, d’abord.

Jacques Voyet est un dessinateur, peintre et sculpteur discret, secret même. Ses tableaux baignent dans une lumière étrange, tremblée, à la limite du fantastique, même lorsqu’on le voit réinterpréter à sa façon des thèmes de Balthus, de Vermeer ou d’Edward Hopper. Selon le témoignage de Michel-Jean Robin, assistant de François Billetdoux pour la mise en scène des Veuves, c’est son travail de dessinateur, en particulier avec la technique du fusain, qui lui donne le désir de réaliser des marionnettes : amené à dessiner une comédienne couchée dans un cercueil, il est gagné du désir de voir s’animer les traits qu’il a formés sur le papier. Son travail de sculpteur, aussi, intègre des figures proches de la poupée ou de la marionnette, en aluminium ou en tissu, par exemple.

Avant de rencontrer François Billetdoux, Jacques Voyet a été décorateur de théâtre pour des spectacles de Guy Suarès à la Comédie de la Loire à Tours (Zoo Story d’Edward Albee et Chant funèbre pour Ignacio Sanchez Meijas de Federico García Lorca, 1968). C’est pour Le Damné de René de Obaldia, spectacle créé à la Comédie de la Loire en février 1969 dans une mise en scène de Guy Suarès [21], qu’il construit ses premières marionnettes. Mais c’est d’abord comme peintre qu’il participe à la création de l’espace scénique de Ne m’attendez pas ce soir, avec un tableau intitulé Quatre jeunes filles en bleu qui, comme le portrait de L’Enfant rouge peint par Adrienne Billetdoux, s’éclaire par instants pour donner vie aux personnages représentés. Il semble bien que ce soit aussi pour ce spectacle qu’il réalise sa première marionnette de taille humaine, « la Figure » faite en tissu. Bien que les documents iconographiques manquent pour avoir une idée précise des œuvres ainsi réunies sur la scène, tableaux et marionnette font vraisemblablement contraste avec la sculpture en bronze de Louis Chavignier, l’Épouvantail aux miroirs qui n’est pas, elle, attachée précisément à un personnage.

Pour Les Veuves, Voyet réalise 21 grandes « marionnettes-shamanes », selon son expression : elles font presque 2 mètres de haut et sont manipulées par l’arrière, par des marionnettistes vêtus et cagoulés de noir, tels ceux du Bunraku japonais qu’on a pu voir pour la première fois à Paris au festival du Théâtre des Nations, en avril 1968. Le personnage du jeune enfant Poussière, quant à lui, est représenté par un petit pantin en tissu qu’anime notamment Virginie Billetdoux.

Ces premiers pas dans le métier de marionnettiste se prolongeront par la création d’une compagnie, le Théâtre de marionnettes Jacques Voyet, qui créera notamment La Mort blanche, adaptation d’un conte japonais présentée au Festival de Nancy, Une messe pour Barbe-Bleue aux IIIe Rencontres Internationales d’Art Contemporain de La Rochelle (1975), Les Possédées au Théâtre national de Chaillot à l’invitation d’Antoine Vitez en 1984 : le metteur en scène, en effet, a fait installer un théâtre de marionnettes dans le grand foyer du théâtre, où jouent régulièrement Alain Recoing ou Pierre Blaise.

À propos de ce dernier spectacle, évocation des « possédées de Loudun » (ville dont Jacques Voyet est originaire), un spectateur écrit ce compte-rendu :

Splendide ! Un rituel magique conduit par dix officiants. Pas une parole, une musique de bal portée à son paroxysme. Des poupées… non des femmes… hypnotiques. En général, de la taille du manipulateur, mais d’autres soit plus petites, soit totem démesuré, selon la symbolique impliquée. Manipulation à la japonaise, une main à l’intérieur de la tête, l’autre régissant les bras ou le corps. Le manipulateur, vêtu de noir, visage découvert totalement investi par son personnage. “Recherche des possibilités du comédien face à son double avec l’intention de montrer la force d’envoûtement des sosies et leur pouvoir”, lisons-nous sur le programme. Ballet halluciné et hallucinant où le manipulateur étreint à bras le corps la manipulée, où la manipulée violente le manipulateur dans une rixe de désir et d’amour. La tension intérieure est si forte qu’à certains moments on ne sait plus qui manipule l’autre [22] !

Ce témoignage nous permet de deviner pourquoi Jacques Voyet appelle « marionnettes-shamanes » les figures qu’il construit pour Les Veuves. L’étrangeté de ces interprètes, surtout lorsqu’elles approchent de la taille humaine, le fascine. Silhouettes inquiétantes qui émergent de l’obscurité du plateau pour y replonger ensuite, selon le témoignage de Michel-Jean Robin, ces marionnettes semblent manipulées par leur ombre ou leur double, le comédien vêtu de noir qui accompagne et guide leurs mouvements. Leur présence est d’autant plus troublante qu’elles restent longuement muettes et immobiles, semblant ainsi, comme la grande Figure de Ne m’attendez pas ce soir, s’extraire des espaces de la mort pour revenir un instant à la vie. Ces considérations ne sont pas seulement celles de Jacques Voyet. L’auteur des Veuves, si l’on en croit Agnès Pierron, les partage :

Pour François Billetdoux, […] les rapports du comédien et de la marionnette sont troubles. Ils sont liés aux degrés d’existence des comédiens et des marionnettes, dans le rapport de forces qui s’établit entre eux, les marionnettes étant forcément – pour lui – les plus fortes, parce qu’elles sont muettes [23].

Cette puissance de la marionnette ne se mesure pas seulement dans la relation imaginaire qu’entretient avec elle le manipulateur : elle s’étend aussi à l’ensemble des interprètes présents sur le plateau puisque, dans Ne m’attendez pas ce soir comme dans Les Veuves, les acteurs ont à composer et à jouer avec ces autres « degrés d’existence », ces présences à peine incarnées, comme creusées par l’absence. C’est pourquoi je voudrais, dans un dernier temps, examiner quel mode de construction dramaturgique régit les rapports des uns et des autres.

3. Glissement et diffraction des identités

Le point de départ de Ne m’attendez pas ce soir est, en apparence, des plus ténus : homme déjà vieillissant, Bonaventure a longuement croisé le regard d’une jeune fille, Évangéline, ce qui a produit chez l’un comme chez l’autre une forme d’ébranlement intime. Tous deux présents sur la scène, mais dans des espaces distincts, ils repensent à cet instant. Celui-ci a déclenché chez Bonaventure une forme de rêverie mélancolique, révélatrice du difficile renoncement aux jeux de séduction qu’implique l’accumulation des années, tandis qu’en écho Évangéline, couchée dans un hamac, laisse vagabonder ses pensées et son désir. Puis, à la fin de la première séquence, la rêverie de Bonaventure se fait remémoration et l’on voit apparaître un Enfant rouge, figuré par un portrait peint qui représente le vieil homme lorsqu’il était enfant. Dans la deuxième séquence, la présence de l’Enfant rouge se complète d’une voix, tandis que des souvenirs de l’enfance de Bonaventure dans les années 1930 commencent de se matérialiser, souvenirs auxquels il assiste comme au spectacle de sa propre mémoire, les commentant parfois au micro. Les séquences suivantes voient ces images se faire de plus en plus consistantes, puis les deux strates temporelles, celle du présent et celle du souvenir, se mêler. Au centre de ces souvenirs, il est question d’une grande maison au bord de l’océan, promise à la démolition (l’un des personnages est d’ailleurs nommé l’Entrepreneur de démolition), de la rencontre d’un personnage masculin, l’Homme Qui, avec la mère de l’Enfant rouge, Rosalie, et de leur idylle naissante mais aussitôt repoussée, tandis que l’enfant est emmené en promenade automobile par le chauffeur de l’Homme Qui. La dernière séquence, qui entremêle les voix et les identités, montre le retour de l’Homme Qui auprès de Rosalie : retour rêvé ou retour véritable, il est impossible d’en décider.

La Figure (elle ne porte pas d’autre nom), grande marionnette construite par Jacques Voyet, est présente sur la scène mais presque toujours immobile, placée sur un reposoir « comme un amas de chiffons [24] ». À plusieurs reprises, et notamment dans la dernière séquence, elle apparaît comme la matérialisation scénique de Rosalie : c’est bien à elle que l’Homme Qui s’adresse dans le dialogue amoureux, et c’est elle qu’il ramène à la vie, sous ses caresses, à la toute fin de la pièce.

Cependant, de même que l’identité de Bonaventure se partage, sur la scène, entre la présence physique de François Billetdoux incarnant le personnage vieillissant, un tableau de l’Enfant rouge et une Voix de l’enfant rouge, celle de Rosalie se diffracte aussi en plusieurs régimes de présence : la Figure, la voix d’Évangéline (ou plus exactement celle de l’actrice jouant Évangéline, Virginie Duvernoy) et, à la fin, un chant enregistré d’Irène Pappas. La dernière didascalie, en effet, décrit ce moment comme suit :

Sort de la Figure qui peu à peu se relève et renaît sous les caresses de l’Homme Qui, le chant terrible d’Irène Pappas avec ses longs cris de jouissance et de naissance [25].

Nous nous trouvons donc devant un dispositif dramaturgique particulièrement complexe, puisque deux opérations inverses s’y conjuguent : d’une part, un même personnage peut se manifester sous plusieurs modes d’incarnation distincts, visuels ou sonores, animés ou inanimés (tableau, acteur, marionnette, voix). D’autre part, une actrice peut, tout en conservant son propre personnage, endosser fugitivement un autre rôle. Dans certains cas, l’Épouvantail aux miroirs, la sculpture de Louis Chavignier, sert d’opérateur pour ces changements d’identité, en reflétant dans un miroir les visages successifs de Bonaventure et de l’Enfant rouge. Dans d’autres cas, cependant, c’est le jeu des comédiens qui doit seul le permettre, comme lorsque l’Homme Qui, après avoir été éconduit par Rosalie, s’adresse à Bonaventure présent sur la scène comme s’il était encore l’Enfant rouge. Ainsi les deux protagonistes sont-ils tous deux traversés par des voix venues du passé, celle de sa propre enfance pour Bonaventure, celle de la mère de Bonaventure pour Évangéline.

Le dispositif dramaturgique des Veuves, par comparaison, est plus simple, les identités y apparaissant mieux stabilisées : d’une part trois petites filles, Chrysalide, Marie-Châtaigne et Petite-Misère, jouées chacune par une actrice ; d’une autre leurs tantes les Veuves, femmes prématurément vieillies d’un village dont Virginie Billetdoux précise qu’il est construit à partir de souvenirs liés à la grand-mère maternelle, d’origine corse, qui a élevé son père, ces Veuves étant représentées par les 21 « marionnettes-shamanes » de Jacques Voyet ; puis l’Oncle Rouge-et-or, joué par François Billetdoux ; enfin les « crapaudines », interprétées par quatre comédiennes qui incarnent les servantes des vieilles femmes : étranges présences elles aussi, presque muettes, vêtues de longues robes de bure jaune, voûtées malgré leurs jeunes visages, et qui semblent plutôt sortir de la forêt de Brocéliande que d’un village des montagnes corses. Billetdoux les décrit en ces termes :

Mais survient une crapaudine, ce genre de personne dont on se demande ce que c’est dans les campagnes : de l’animal ou du végétal, des sortes d’entre-deux encore embourbés, avec une figure, et dont on ne s’aperçoit pas qu’elles sont là ou pas là, et qui servent à tout [26].

Dans ce village, tous les hommes sont morts ou bien partis ; la seule présence masculine est celle de Poussière, « un garçon fragile, fait de silence et de tremblement, qui n’avait pas encore atteint l’âge de raison [27] ». Le sort de cet orphelin, de père et mère inconnus, préoccupe les trois petites filles qui appellent à la rescousse l’Oncle Rouge-et-or : un homme qui autrefois a vécu dans ce village, qui y a séduit (ou rêvé de séduire) quelques-unes de celles qui sont aujourd’hui les Veuves, qui y a aimé une énigmatique Dame-de-midi au « chapeau-soleil » et qui s’est enfui pour parcourir le monde. Aujourd’hui, il hésite encore à revenir sur les lieux de son passé, tarde un peu, puis se décide enfin. Faisant le tour des Veuves, échappant à leurs appels, les interrogeant sur la disparition de tous les hommes, l’Oncle Rouge-et-or reparcourt les lieux de son enfance, retrouve Poussière qui avait disparu, songe à repartir avec lui et les trois petites filles, mais finit étouffé entre les corps des Veuves. La fin cependant reste ouverte : les trois petites filles entourent de leurs soins Poussière qui apprend à marcher, répétant « Commençons recommençons » [28].

Si les identités sont clairement dessinées, si la fable est plus immédiatement lisible que celle de Ne m’attendez pas ce soir, on voit qu’une certaine ombre de fantastique s’étend aussi sur cette pièce. La présence des Veuves, d’abord, est souvent fuyante : elles ne sortent dans la lumière que pour replonger parfois immédiatement dans l’ombre, telle la nonne qui « s’enfuit comme si elle n’existait pas [29] ». Toujours fragmentaires, les souvenirs rapportés par les uns et les autres suscitent plus de questions qu’ils ne permettent de deviner ce qui s’est passé entre l’Oncle et toutes ces femmes. Toutes semblent garder derrière leurs vêtements de deuil, leur mutisme et leurs grands yeux noirs de lourds secrets, celui de leurs relations avec l’Oncle Rouge-et-or, mais aussi celui de la disparition de leurs maris, ce qui pousse Marie-Châtaigne à demander : « Est ce que ce ne sont pas les Veuves qui les tuent [30] ? »

Enfin, les voix semblent parfois se détacher des corps pour flotter, invisibles, dans l’air, ou bien encore une fois pour prendre possession d’un autre corps. Dans les versions manuscrite et multigraphiée de la pièce, il est à plusieurs reprises précisé que des voix prolongent en écho, dans différentes langues, les répliques prononcées sur la scène, et l’on voit aussi l’interprète d’une crapaudine dire une réplique « au nom de l’Aveugle rouge », l’une des Veuves. La mystérieuse Dame-de-midi, dont l’Oncle était amoureux, prend la parole après la mort de celui-ci : bien que le texte publié dise qu’elle apparaît alors « tranquille et enluminée sur son trône d’or vert », elle ne figure pas dans la distribution et ne semble donc pas avoir été incarnée sur la scène. L’insistance sur sa voix, « sur une seule corde, avec un accent pas d’ici [31] » invite à formuler une hypothèse : sans doute s’agit-il de la voix enregistrée de Katharina Renn, mentionnée dans la présentation du spectacle – les versions manuscrite et multigraphiée renforcent d’ailleurs cette hypothèse puisqu’elles prévoyaient, au lieu de cette Dame-de-midi, une Dame-Reine s’exprimant en allemand. Le moment le plus étrange, cependant, est celui où, dans la scène finale, la « grosse voix retenue[32] » de l’Oncle Rouge-et-or vient se substituer à celle de l’enfant Poussière, vite relayée par celle de la Dame-de-midi : il semble alors que le dibbouk de l’oncle mort, doublé par celui de la femme dont il était amoureux, prenne possession du frêle corps de l’enfant-pantin…


Au terme de cette première enquête, beaucoup de questions restent non résolues, on le voit. Il me semble cependant que deux grandes directions du travail d’interprétation peuvent déjà apparaître.

La première, c’est que les marionnettes de Jacques Voyet viennent s’insérer dans une composition théâtrale d’une grande complexité, tant pour ce qui concerne la variété des éléments visuels et sonores mis en jeu que pour les glissements d’identité venant affecter les personnages principaux. Parce qu’elle implique la dissociation du corps et de la voix, parce qu’elle apparaît elle-même comme une figure double, bordée par son ombre, ce manipulateur vêtu de noir, la marionnette devient ici un instrument privilégié dans l’expérimentation que fait François Billetdoux d’une écriture scénique « totale », pour reprendre le vocabulaire des années 1960 – 1970 : une dramaturgie qui ne serait pas fondée sur la simple addition des moyens scéniques, mais sur leur décomposition et recomposition en une œuvre puissamment originale. Anticipant sur des dispositifs théâtraux aujourd’hui familiers, mais qui étaient alors presque entièrement inédits, l’auteur va jusqu’à faire quitter leur rôle d’instrumentistes presque invisibles aux manipulateurs des marionnettes pour les insérer fugitivement, à deux reprises, dans l’univers fictionnel ; une première fois, pour faire d’un marionnettiste le spectre du mari de l’une des Veuves :

Soudain l’oncle désigne Rosalie :

– Et qu’est devenu Noël

Noël Martinetti

qui était amoureux de toi ?

Rosalie se sent fautive

et se jette pour pleurer

de bras en bras.

 

Son manipulateur

‒ Noël, censément –

se détache et va

vers le bâtis d’échelles.

Une deuxième fois pour le faire tomber sous les coups de ses propres marionnettes :

Un manipulateur

aux prises avec trois Veuves

se débat

‒ comme s’il avait pris parti pour l’Oncle.

On l’étouffe.

On le jette à terre [33].

La deuxième direction d’interprétation, elle, n’a été évoquée qu’en filigrane : c’est la capacité de la marionnette à mettre en scène les questionnements les plus intimes, les plus radicaux, les plus douloureux – ici, ceux de l’auteur sur lui-même. Les éléments autobiographiques sont nombreux dans ces deux pièces : la simple décision que prend François Billetdoux d’accrocher sur la scène un portrait de lui enfant, réalisé par sa mère disparue lorsqu’il avait sept ans, nous laisse deviner quel nœud de souvenirs personnels trouve sa transposition théâtrale dans Ne m’attendez pas ce soir, jusqu’à l’image finale de la Figure maternelle ressuscitant, naissant et jouissant dans un même cri. De même Les Veuves, avec cet Oncle Rouge-et-or parcourant le monde, retardant le moment de revenir au village où l’attendent trois petites filles, donne-t-elle à François Billetdoux la possibilité de « revivre pour soi-même, intimement et d’une manière cachée » (pour reprendre la formule de Nicole Trêves), mais aussi de façon tout à la fois plaisante et grave, sa propre difficulté à vivre sous le toit familial, parmi les siens.

La complexité du dispositif dramaturgique dans ces deux pièces, leurs jeux de masques et de dédoublements, leurs compénétrations du présent et du souvenir, trouvent très certainement l’une de leurs principales raisons d’être dans l’exposition publique qu’y fait l’auteur de ses fêlures intimes. C’est en cela, aussi, que les marionnettes sont « shamanes » : dans leur capacité à faire revenir les fantômes du passé.

Notes

[1] Je tiens ici à remercier les personnes qui ont eu la gentillesse de répondre à mes questions et de m’aider à mieux comprendre les informations et les documents que j’ai commencé de rassembler : en particulier Virginie Billetdoux, fille de l’auteur et comédienne dans Les Veuves, où elle jouait le rôle de Marie-Châtaigne, Michel-Jean Robin, qui a joué dans les deux spectacles et assisté François Billetdoux pour la mise en scène des Veuves, ainsi que Jean-Jacques Martin et Alain Irlandes, amis proches du peintre et marionnettiste Jacques Voyet, collaborateur de François Billetdoux sur ces deux spectacles.

[2] François Billetdoux, « Les Veuves », L’Avant-scène théâtre, n°571, 15 septembre 1975.

[3] Sous les cotes Ms 4-COL-162 (314) pour le manuscrit et Ms 4-COL-162 (315-316) pour deux exemplaires de la version multigraphiée. Cette dernière met au propre la version manuscrite, mais comporte quelques légères modifications, soit dactylographiées, soit sous forme de corrections manuscrites.

[4] Le Fonds François Billetdoux de la Bibliothèque nationale de France conserve en effet deux bandes magnétiques de ces enregistrements, malheureusement non communicables (Ms. ASPBAN 4763 et ASPBAN 4764 – « Les Veuves. Bande 3 » et « Les Veuves. Bande 4. 6e séquence. 7e séquence » : enregistrements sonores, 1972).

[5] L’Avant-scène, numéro cité, p. 19, donne le titre des Veuves pour cette production. Mais le catalogue du Fonds F. Billetdoux indique pour sa part le 14 juillet 1972 comme date de création de Chapeau-soleil, de même que Pizzicati pour un pingouin (deux volets d’un diptyque intitulé On dira que c’est le vent), qu’il classe parmi les œuvres radiophoniques de l’auteur.

Par ailleurs l’Association de la Régie Théâtrale indique pour le 18 août, au programme de ce même Festival de Vaison-la-Romaine – Carpentras, la création du Chapeau-soleil (en ligne ici). Comme l’expression « chapeau-soleil » se rattache à un personnage des Veuves (« N’avez-vous pas connu la Dame-de-Midi ? / celle qui savait tout / sous son chapeau-soleil ? », ibid., p. 29) il s’agit peut-être d’une première version de cette pièce, mais cela reste (comme la date) à vérifier…

[6] L’Avant-scène, numéro cité, p. 19.

[7] Jean-Pierre Miquel, « Le grand auteur français de sa génération », L’Avant-scène, numéro cité, p. 20.

[8] Gérard de Nerval, lettre à Mme Alexandre Labrunie, 24 janvier 1855, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », tome 1, 1956, p. 1134.

[9] François Billetdoux, Ne m’attendez pas ce soir, Arles, Actes Sud – Papiers, 1994.

[10] F. Billetdoux, « Les Veuves », L’Avant-scène, numéro cité, p. 26.

[11] Nicole Trèves, « Chère Madame ma fille cadette de Raphaële Billetdoux : biographie, autobiographie ou livre inclassable ? », dans Michael Bishop & Christopher Elson (dir.), French Prose in 2000, Amsterdam / New-York, Rodopi, 2002, p. 107.

[12] Madeleine Sola et Nicole Prat dans Les Veuves.

[13] F. Billetdoux, « Les Veuves », loc. cit., p. 24.

[14] Voir par exemple le dossier réuni sous ce titre dans Le Théâtre dans le monde, 14e année, no 6, novembre 1965, et André Boll, Le Théâtre total, Paris, Olivier Perrin, 1971. L’expression est récurrente sous la plume de Jean-Louis Barrault.

[15] F. Billetdoux, Les Veuves, Bibliothèque nationale de France, Département des Arts du spectacle, Fonds Billetdoux, Ms 4-COL-162 (314) et Ms 4-COL-162 (315-316).

[16] F. Billetdoux, Ne m’attendez pas ce soir, p. 19.

[17] F. Billetdoux, « Les Veuves », L’Avant-scène, numéro cité, p. 23.

[18] Entretiens téléphoniques, 3 avril et 3 septembre 2015.

[19] C’est le sous-titre des Veuves.

[20] Geneviève Latour, « François Billetdoux ou Un magicien du théâtre », Association de la Régie Théâtrale,  en ligne ici.

[21] Entretien téléphonique avec Jean-Jacques Martin, 9 avril 2015.

[22] Marc Chevalier, « À l’école de la marionnette », Marionnette et thérapie, bulletin trimestriel 84-2, Paris, 2e trimestre 1984, p. 2.

[23] Agnès Pierron, « De la marionnette aux formes animées », dans Paul Fournel (dir.), Les Marionnettes, Paris, Bordas, 1982, p. 91. L’une des marionnettes des Veuves est aussi appelée « la Shamane » par l’auteur (versions manuscrite et multigraphiée).

[24] F. Billetdoux, Ne m’attendez pas ce soir, p. 9.

[25] Ibid., p. 60.

[26] F. Billetdoux, « Les Veuves », loc. cit., p. 24.

[27] Idem, p. 23.

[28] La fin des versions manuscrite et multigraphiée voit quant à elle une Dame-Reine parlant allemand, et qui accompagne l’Oncle Rouge-et-or dans un réquisitoire contre l’humanité, coupable d’avoir rendu la Terre « malade ». Les derniers instants de la pièce, toutefois, rejoignent la version publiée.

[29] F. Billetdoux, « Les Veuves », loc. cit., p. 28.

[30] Ibidem.

[31] Idem, p. 38.

[32] Idem, p. 40.

[33] F. Billetdoux, Les Veuves, BnF, Fonds Billetdoux, Ms 4-COL-162 (314) et Ms 4-COL-162 (315-316).

Auteur

Didier Plassard est professeur en études théâtrales à l’université Paul-Valéry de Montpellier. Ses travaux portent sur le théâtre contemporain (mise en scène, dramaturgie), le théâtre et les autres arts, le théâtre de marionnettes. Principales publications : L’Acteur en effigie (L’Age d’homme, 1992), Les Mains de lumière (Institut International de la Marionnette, 1996, 2005), Edward Gordon Craig, Le Théâtre des fous (L’Entretemps, 2013), Mises en scène d’Allemagne(s) de 1968 à nos jours (Éditions du CNRS, 2014). Il a aussi dirigé la revue en ligne Prospero European Review (2010-2013), le numéro 20 (Humain / Non humain) de Puck – La marionnette et les autres arts (avec Cristina Grazioli, 2014) et le numéro 37 (La marionnette sur toutes les scènes) d’Art Press 2 (avec Carole Guidicelli, 2015).

Il a reçu le Prix Georges-Jamati d’esthétique théâtrale (1990), la Sirène d’or du festival Arrivano dal mare ! (2012) et été nommé chevalier des Arts et des Lettres (2015).

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Réveille-toi, Philadelphie !

 


Une maison dans la forêt, un loup qui rôde, une petite fille de neuf ans, ‒ bientôt douze, qui a soudain quatre-vingt trois ans, un père négligent.  C’est un conte, une comptine, un fait divers violent, une pièce de rêve qui a connu un grand succès lors des représentations en 1988. Une des plus belles réussites du dramaturge François Billetdoux.

A house in the forest, a roaming wolf, a little girl of nine years old, ‒ going on twelve, who suddenly turns eighty-three, a neglecting father. It’s a fairy tale, a nursery rhyme, a violent current event, a dream play that received a great success when first produced in 1988. One of the greatest achievments of dramatist François Billetdoux.

 


Texte intégral

Ce titre éclatant et cryptique est celui de la pièce de François Billetdoux qui marque son retour à la scène et son dernier succès. Elle est créée au Théâtre national de la Colline le 7 octobre 1988 et se joue jusqu’au 18 novembre dans une mise en scène de Jorge Lavelli. Ce dernier vient de prendre la direction de ce nouveau lieu théâtral, construit dans le 20e arrondissement de Paris par J. Fabre et V. Perrottet, qui attire l’attention par sa programmation brillante : Le Public de Federico Garcia Lorca, Une visite inopportune de Copi et, pour cette première saison complète, l’œuvre de Billetdoux qui reçoit le prix du Syndicat de la critique pour la meilleure création d’une pièce en langue française et le Molière du meilleur auteur (1989) ; l’interprétation de Denise Gence suscite également beaucoup d’enthousiasme. La distribution est la suivante :

Victor Velt : Claude Rich

Hildegarde : Anna Prucnal

Philadelphie 1 : Marie-Eugénie Maréchal (ou Barbara Planchon ou Anne Meson Poliakoff)

Le Préfet : Max Vialle

Abigaïl : Myriam Boyer

Philadelphie 2 : Denise Gence

Le docteur Cornélius : Henri Garcin

La pièce est publiée aux éditions Actes Sud-Papiers en 1988. Il existe à la BnF un important fonds François Billetdoux qui regroupe des notes préparatoires et des brouillons, le manuscrit autographe de la pièce, la version révisée de l’acte 3, scène 7 et une correspondance adressée par Jorge Lavelli.


Pourquoi ce succès ?

D’abord parce que la pièce est très habilement construite pour susciter l’intérêt : un premier acte en 5 scènes pour poser la situation et les personnages, un acte II en 7 scènes qui commence par une surprise considérable dont les conséquences occupent le reste du temps, un entracte nécessaire après tant de volubilité langagière puis un acte III en 7 scènes qui élargit le jeu scénique à l’extérieur pour aboutir à un effet de bouclage final à la fois apaisant et ironique.

L’intrigue est localisée dans une maison « en automne dans quelque forêt noire. » (p. 13) Les deux espaces de la maison et de la forêt semblent s’interpénétrer.

Un nombre réduit de personnages : un père et sa fille, une nurse, une amie, un préfet, un docteur, permet de maintenir subtilement l’équilibre entre action et dialogue. L’auteur fait feu de tout bois pour croiser les registres entre drame familial, satire sociale et conte enfantin avec des trouvailles constantes et un brio d’écriture remarquable.

La structure narrative s’appuie sur un fait divers : un animal menaçant décime les troupeaux. Dans la masse des notes et brouillons de Billetdoux on trouve un texte dactylographié relatant des faits et un feuillet manuscrit, daté du 12-10-1979, disant : « Voici le document concernant la “Bête de Vosges” transmis par Antoine Reille producteur de l’émission de Marylise de la Grange. Apparemment le loup court toujours [1]. »

C’est à partir de cet événement que se déploie l’action principale. Le prédateur est signalé et pisté. Les services publics s’organisent. Le Préfet vient voir Velt puisque la bête se dirige vers sa propriété ; c’est l’objet de la scène 3 de l’acte 1 :

Le Préfet : Bien. Comme vous ne le savez pas, j’espère, le bilan actuel du carnage est catastrophique, en tout cas pour l’opinion : sept moutons égorgés en septembre, quatre-vingt-treize à la fin octobre ; la courbe de la hausse est statistiquement sensible. Plus onze vaches et une pouliche victimes d’une agression spécifique. Plus : trente et une poules, trois canards et un dindon, passés à trépas ou à la casserole. (p. 31)

La traque est organisée pour attirer la bête dans la forêt du domaine mais on devine, lors d’un échange à l’acte 3 entre Cornélius et le Préfet, que ce dernier est prêt à tout pour se débarrasser du problème y compris à liquider Velt et sa fille comme victimes expiatoires.

Le Préfet : […] Comme je ne crois guère que le monsieur pourra nous livrer la défroque d’un animal acceptable pour calmer les populations, autant se résoudre à un carnage anonyme. Puis on nommera une commission d’enquête. On pourra lui raconter tout ce qu’on voudra, tout sera noté, donc exact. Puis comme en l’occurrence, nous n’avons pas besoin de coupable, à part le loup, on oubliera. Avec le temps. (p. 79)

Grâce au fait divers l’auteur tisse une trame socio-politique en arrière-plan de son intrigue qu’il inscrit dans une durée limitée puisqu’il y a urgence. Il faut agir vite.

Puisque loup il y a, présent et invisible, cela entraîne l’utilisation sur scène d’objets concrets qui servent d’appui de jeu et acquièrent aussi une fonction symbolique. C’est le cas du fusil qui passe de mains en mains, instrument de mort et de pouvoir ; plusieurs coups de feu, trois, sont tirés. C’est aussi le piège à loup qui se referme, comme pour l’accuser, sur le pied de Velt, à l’acte 3, scène 4.

Velt (se mordant le poing) : … Hou ou aou ! Surtout ne pas cri-aye-ier ! Non. Que c’est bête ! […] Pourquoi maman mon pied gauche ?

Pourquoi le mien à moi qui suis si gentil le dimanche ?

aouh maman le piège me tire jusqu’aux souriceaux !

Quel est l’idiot qui m’a foutu cette bricole à denture dans l’herbage de ma forêt ? (p. 96)

C’est également la peau du loup qu’il faut pouvoir exhiber. Philadelphie s’en empare à l’acte 3, scène 5.

Elle sort vivement du mirador

la peau du loup

referme avec précaution

puis s’installe sur les marches

La la la ! Ne pas s’en faire !

Il est venu, il est venu !

Oh maman est-il venu ?

Comme il est râpeux !

Pourquoi ne le voulait-il pas l’enlever, maman, son costume ? (p. 100)

Elle confie la dépouille à Hildegarde qui la porte sur son dos.

Au début de la scène finale, Velt reparaît et, selon les didascalies : « Il porte sa gibecière, son fusil et le pardessus noir du loup qu’il accroche à des patères »(p. 110). Le pelage est devenu costume. Atténuation ou constatation de la proximité entre humains et animaux ?

Une partition sonore s’organise dès l’acte 1, scène 4 : « La lune se lève. Au loin le premier hurlement du loup » (p.37). Et ainsi tout au long de la pièce, par exemple acte 3, scène 2 : « Au loin le loup hurle » (p.91) Le point culminant est atteint à la fin de l’acte 3, scène 6 : « Tout alentour éclate un concert de hurlements qui ne sont pas que d’animaux, les hommes étant si bêtes parfois » (p.109). C’est l’une des morales de l’histoire. Elle est d’autant plus troublante que l’on ne voit jamais le loup, même si tout au long de cette scène 6 on l’entend remuer, gémir et que son ombre se précise.

Crainte, peur et sang, tous les éléments sont là pour imposer la sensation d’une menace de mort. Qui sera tué, par qui ?


À l’instar du personnage d’Hildegarde qui tente obstinément de rappeler la légende du loup du nord, Billetdoux organise sa pièce comme un conte. Les références abondent ; dès l’acte 1, scène 2, le « Petit chaperon rouge » (p. 20) est mentionné. Dans ses notes préparatoires [2], l’auteur évoque la Belle au bois dormant, Blanche neige endormie et il fait allusion à Bruno Bettelheim dont le livre La psychanalyse des contes de fées [3] connaît un grand succès dans les années 1976-1981 qui correspondent à la gestation de l’œuvre. Bien entendu on perçoit des échos de la célèbre comptine « Promenons-nous dans les bois pendant que le loup n’y est pas » qui est utilisée directement p. 89.

Billetdoux s’interroge sur ses personnages et sur ce qu’ils représentent comme symboles.

 Philadelphie – n’a pas d’arrière-pensées, ne calcule pas

– elle est amoureuse de tout ce qui vit, en tant que métamorphose dont la mort fait partie, ainsi que le vieillissement et elle souffre sans cesse de tout ce qui empêche l’amour

– elle est drôle parce qu’elle dit « ce qui est » comme elle le voit et l’entend.

Velt est un énorme peureux qui cherche sans cesse à rassurer par « bon sens ».

Le Dr Cornélius est un « puits de sciences » qui ne sait rien, que par « savoirs ».

Mme Abigaïl est une « consommatrice », elle cherche l’avoir. C’est une ogresse de l’amour sexuel, de l’argent, du pouvoir (la réussite).

Hildegarde est une « ordonnée », une sorte d’insecte humain qui accepte tout ce qui est « dans l’ordre ».

Le Préfet est un représentant en principe du pouvoir, du gouvernement, du peuple mais en fait de quelque chose qui n’existe pas et change tout le temps : « l’opinion publique [4]. »

Il dessine ainsi le schéma d’une série de situations qui sont comme autant d’étapes d’un conte.

Ainsi donc, il était une fois un Monsieur Victor Velt qui avait ramené du pensionnat dans sa maison forestière sa fille unique et souffrante Philadelphie. Il lui avait donné une nurse Hildegarde. Et il avait pour amante la séductrice Abigaïl. On le voit, Billetdoux est doué pour l’onomastique. Il s’en amuse dans son texte : « Velt : […] Mon nom d’origine est Weltanschaung. Mais loin, loin. Puis Weltang. Enfin Welt. Avec double V. Aujourd’hui n’en reste qu’un. Avec le temps. » (p. 29)

Philadelphie célèbre l’amour fraternel et sororal [5]. Abigaïl évoque l’exultation du père.

Il y a dans la maison une double menace, celle du loup, extérieure, celle du père irrité, intérieure. La petite fille de neuf ans déclare que le loup vient la chercher. Elle demande à son père de le protéger. Le pacte est assorti d’une menace.

Philadelphie : Mais si tu pars avec ton fusil

Dès que tu auras fermé la porte

À chaque heure qui passera

Je vieillirai d’une année.

Velt : Ah mon petit comme on t’a bourrée de contes !

Il faudra que j’y remédie.

Philadelphie : Si tu reviens à minuit tapante

J’aurai presque mes dix-huit ans

Je saurai si je suis jolie.

Mais si c’est seulement demain à midi

J’en aurai trente oh mon papa

je serai vieille fille

sans avoir fait de bêtises.

Jure promesse s’il te plaît

d’accorder ta sauvegarde

à mon loup tout éperdu !

Velt : C’est promis. » (p. 23-24)

Mais la promesse n’est pas tenue. Et lorsque Velt rentre au logis après trois jours et quatre nuits de chasse, la petite a quatre-vingt-trois ans ! L’effet théâtral est puissant. Il impose un changement d’interprète très soigneusement élaboré puisque et le public et les personnages mettent longtemps, jusqu’à la scène 5 de l’acte 2, à voir vraiment l’apparence de Philadelphie.

Entre Philadelphie-vêtue en jeune fille de pensionnat, dans un vêtement de sa mère-tenant son gros oreiller qu’elle ne lâchera pas.

Philadelphie (faisant révérence) : Oh le bonjour docteur Cornélius ! Me voilà debout ! ça vous ébaubit !

Cornélius (rendu stupide à son tour) : Non ne m’embrassez pas ! Euh je suis bourré de microbes ! » (p. 53)

Ce jeu de bascule exacerbe soudain les relations entre les personnages et ajoute au thème de la fascination effrayée pour le loup, celui du conflit des générations.

Comme le remarque Billetdoux dans son avant-propos : « Le théâtre sert à retrouver ce sens de la vie que l’on renifle dans l’adolescence, au-dehors et au-dedans, puis que l’on perd vers la quarantaine dans “l’ambiguïté du concret”, en découvrant avec plus ou moins de bonheur la conscience d’une solitude » (p. 7).

Dès lors on comprend que le sujet principal de la pièce est la confrontation du Père et de sa Fille. L’enfant abandonnée, ignorée, mal aimée, annonce son mariage à l’assemblée ébahie : « Devinez avec qui ? Devinez !…Vous ne pourrez pas le croire ! Avec le loup ! Oui, qui se nomme Lupus Lazuli » (p. 54).

Les rôles liés à l’âge étant renversés, les adultes perdent pied et s’allongent sur le sol. « Bientôt trois des grandes personnes seront couchées par terre, en grappe, avec Velt accroupi, sous l’œil étonné de Philadelphie qui se tient à distance, son oreiller contre elle » (p.60).

Un des moments les plus importants se situe à l’acte 3. « Dans la luminosité bleue de la nuit : le mirador bâti dans les branches d’un vieil arbre immense planté sur une colline en clairière, surplombant la forêt profonde » (p.81). Billetdoux en a fait un dessin dans ses notes préparatoires. C’est une cabane enfantine où Philadelphie apporte des objets de ménage minuscules qui sont des jouets.

C’est aussi un lieu suspendu qui illustre le combat symbolique du haut et du bas, de l’esprit et du corps, du ciel et de la terre, de l’innocence et de la compromission. Billetdoux esquisse un schéma du conflit dans ses notes :

esprit

Lucifer en haut Mirador

VELT

Philadelphie Abigaïl

Âme Animal Corps

dedans en bas dehors [6]

À ce moment là Velt se trouve tout à fait déconnecté de sa fille et incapable de communiquer avec elle. Il la vouvoie, l’appelle Madame, s’emporte. Les échanges entre eux sont semi- délirants.

 Velt : Comment croire oh comment croire que tu es Philadelphie ?

Philadelphie : Je le suis comme la graine et l’œuf et le nuage. J’en donne mon petit doigt à couper.

Velt : Quel changement quand même ! Et pour quel profit ?

Philadelphie : Ça c’est le secret du papillon multicolore. Mais oh mon papa, moi c’est moi ! C’est moi !

Elle se coupe le petit doigt.

Au loin le loup hurle. (p. 91)

 Culpabilité, colère, menace et désarroi. Qui va être sacrifié ? Qui va être sauvé ?

On devine du coup le sens caché du titre de la pièce. À plusieurs reprises dans ses notes Billetdoux fait allusion à « la fille de Jaïre [7] ». Dans son texte il indique que Philadelphie a neuf ans, bientôt douze (p. 21, 101, 110). Dans la Bible (Marc 5 : 21-43, Matthieu 9 :18-26, Luc 8 :40-56), il est rapporté que Jésus a ramené à la vie la fille de Jaïre , âgée de douze ans, en prononçant ces paroles, en araméen, « Talitha Koumi », ce qui veut dire : « Jeune fille réveille-toi ».

La pièce nous fait suivre à sa manière la mise à l’épreuve initiatique de Velt, le père et de Philadelphie sa fille, qui se transforme et change d’âge.


« Qui rêve qu’il dort ? » lance Philadelphie à Hildegarde lors de leur confrontation à l’acte 3, scène 5 (p. 101). Billetdoux compose avec soin une pièce onirique, ce qui lui donne une grande liberté de langage et d’invention scénique. C’est probablement pour cela qu’il met en exergue à son texte d’introduction une citation d’Arcane 17 d’André Breton (p. 7).

Une grande partie de l’action se déroule au crépuscule ‒ acte 1 ou en pleine nuit ‒ acte 3 sauf la scène finale. Au cours de la scène 5 de l’acte 1, on assiste à l’endormissement progressif d’Hildegarde et de Philadelphie qui va commencer sa transformation.

Philadelphie : […] mais à quoi je sers en ce monde

Si je ne peux même plus même

Faire danser mes petits doigts ?

Elle essaie en vain de remuer les mains

au-dessus des couvertures

dans la lumière en provenance du miroir-sorcière. (p. 39)

L’ambition de l’auteur est de constituer « un RÊVE VRAI », il écrit ces mots en majuscules dans ses brouillons [8]. Il consulte un livre sur les cauchemars de l’enfant [9]. Il note des remarques comme venues du subconscient qui peuvent servir de soubassement à l’histoire racontée : « Un rêve vrai. Une petite fille qui ne veut pas dormir/mourir, exsangue, qui étouffe d’interdits, qui veut croire » et qui souhaite « se faire re-connaître comme personne par le père [10] ». François Billetdoux rédige aussi quelques notes par ci par là sous la rubrique « pour moi père » et s’appuie sur sa propre expérience avec ses filles.

Il règne un climat de divagation comme si les personnages ne contrôlaient pas leurs discours et leurs comportements, un mélange très bien dosé d’inquiétude, d’humour, de poésie et d’interrogation finement définie par la citation de Goethe placée avant le texte : « Quel est le secret le plus important ? Celui qui se révèle » (p. 11).

Avec sa partition sonore forestière, ses jeux d’ombres fantasmagoriques, ses corps qui se cherchent, ses paroles claires et confuses portées par une langue vive et légère traversée par le modèle des comptines enfantines, la scène est le lieu de l’entrecroisement des rêves.

La séquence finale a été réécrite en juillet 1988 pour les représentations [11]. De façon plus nette que dans la version précédente de 1981, elle propose une sortie de l’épreuve, de l’obscurité et donne à voir, au petit matin, les retrouvailles entre Velt, qui « arrive en fort mauvais état avec un gros pied plâtré » et Philadelphie redevenue petite fille : « Philadelphie ‒ neuf ans bientôt douze ‒ apparaît noircie de fumée dans sa longue chemise déchiquetée et une “poupée” au petit doigt. » (p. 110-111). Nouvelle permutation d’interprète, et amorce d’un dialogue de réconciliation.

Velt : Ah Phila philon philou ! Je veux t’embrasser. Mais je n’ose pas.

Philadelphie : C’est que je suis encore bien dépenaillée.

Velt : Certes. Moi de même. Mais juste un tout petit peu dans le cou !

Elle tend le cou. Il y pose un baiser.

Je ne sais s’il vient à mordre (p 112)

 Le sort jeté s’en est allé. Comme si tout le monde avait dormi et rêvé ce qui vient de se passer. Restent un père et sa fille qui refont connaissance. Et le loup en chacun de nous.

Suprême élégance, le « je » dans la didascalie finale. À nous d’imaginer.


C’est une bien belle pièce que François Billetdoux a écrite presque au terme de sa carrière de dramaturge. Elle appartient à cette catégorie des œuvres qui parlent de l’adolescence et s’inspirent des contes. On peut évoquer parmi ses contemporains Romain Weingarten, auteur de L’Été (1966) et aujourd’hui Joël Pommerat qui aime raconter à sa façon Le Petit chaperon rouge (2004), Pinocchio (2008) ou Cendrillon (2011).

Par chance Billetdoux a rencontré un metteur en scène qui a su avec son équipe trouver le bon registre et le juste équilibre pour donner à la pièce sa pleine force. Du coup nous souhaitons laisser la parole finale à Jorge Lavelli qui lorsqu’il a reçu le manuscrit ‒ donc bien avant de se lancer dans la création, lui a écrit depuis Marbella, le 28 août 1986 :

[…] C’est du plus beau théâtre qui soit ; celui qui embrasse dans un même mouvement la réalité et le rêve, le mythe et la fable, le quotidien et l’allégorie et tout cela avec une simplicité et une élégance surprenantes. Les personnages sont sensibles et touchants et l’humour, toujours présent, ne cesse pas de les accompagner : ils finissent par nous séduire et envahir nos pensées [12].

Document

Texte de la dernière scène de la pièce, acte 3, scène 7 dans la version du manuscrit de 1981. BnF, fonds Billetdoux 4-COL-162 (329).

Dans la grande chambre
qui a l’air encore plus immense que d’habitude
Velt entre fatigué, sale, dans une tenue de chasse
avec un gros pied plâtré.
Velt : Phila ! ma Delphine ! Hop c’est l’heure ! Voilà ton papa du matin chagrin qui s’en vient sonner ton réveil !..
Quelle est donc dongue don la vilaine qui ne veut pas quitter son lit ?..
Mon dieu, mon dieu ! rien qu’un polochon dans les couvertures ! Encore un malheur !
Et les gouttes de sang partout ! partout !
Philadelphie (off) : Hou hou hou !
Velt : Où es-tu ?
Philadelphie : Dans la cheminée ! Je me fais voir les étoiles.
Velt : En plein jour ?
Philadelphie ‒ 9 ans bientôt douze ‒ apparaît noircie de fumée
dans une longue chemise déchiquetée
et une « poupée » au petit doigt.
Philadelphie (faisant révérence) : Le bonjour, mon papa. Je ne t’attendais pas de si tôt.
Velt : Vous m’avez bien petite mine !
Philadelphie : En votre absence, je m’avais coupé mon petit doigt qui dit tout.
Mais il m’a repoussé la nuit dans le ruisseau
qui s’en va lon laire.
Velt : Et que vous dit-il de neuf ?
Philadelphie : Ah ça c’est encore un secret tralala.
Velt : Nous reprendrons cette conversation plus tard.
Philadelphie : Non mon papa n’entre pas dans la salle de bains. Elle est occupée.
Velt : Ah oui j’avais oublié Hildegarde.
Philadelphie : Oh elle a bien du tintouin. Elle est plongée dans les dictionnaires, sous la tonnelle d’aristoloche. Ce qu’on se demande, c’est si on pourra te garder.
Velt : C’est à dire ?
Philadelphie : Supporteras-tu de vivre dans une maison de verre ?
Velt : Ah ça quand même comme allusion c’est trop ! S’il y a quelqu’un mon petit qui a toujours eu horreur du mensonge, eh bien je ne sais pas qui c’est !
Philadelphie : Et à quoi lui sert-il ce gros pied-là qu’il a ?
Velt : À battre la mesure ! pan pan pan tireli relan !
Mais à quel moment, ma petite maman, aurai-je l’autorisation d’accéder à mon lieu de toilette ?
Philadelphie : Pas avant quarante jours.
Velt : Simple curiosité ! Je peux me laver dans le vieil abreuvoir. Mais qui est donc dans la salle de bains ?
Philadelphie : Oh à peu près personne ! Si minuscule ! On se demande qui c’est. Il n’a pas dit son nom.
Velt : Et que fait-il ?
Philadelphie : Oh il flotte ! Il est dans la baignoire. Oh papa, mon papa, je n’ai pas pu faire autrement !
Velt : Et d’où nous vient-il ?
Philadelphie : Du ruisseau, je pense. Ah ne lui fais pas peur ! Il est encore sauvage !
Velt : Ah bon ?
Elle le conduit en catimini
vers la porte de la salle de bains
qu’elle ouvre avec précaution.
Philadelphie : C’est un enfant loup, mon papa ! Mais un peu loup de mer.
On entend le vilain cri
D’une sorte de bébé phoque
Velt : Ra ro roh ! Comme il me ressemble !
François Billetdoux. 13 août 1981

Notes

[1] Bnf, Département des Arts du spectacle, fonds Billetdoux, 4-COL-162 (328), brouillons manuscrits, feuillets 92-110.

[2] BnF, fonds Billetdoux, 4-COL-162 (327) feuillet 32.

[3] Bruno Bettelheim, La psychanalyse des contes de fées, Paris, Robert Laffont, 1976.

[4] BnF, fonds Billetdoux, 4-COL-162 (327) feuillet 31.

[5] « Philadelphie : fraternité. Reconnaître l’autre quel que soit l’âge » (BnF, fonds Billetdoux 4-COL-162 (327) feuillet 34).

[6] BnF, fonds Billetdoux, 4-COL-162(328) feuillet 59.

[7] BnF, fonds Billetdoux 4-COL-162 (328) feuillets 128 et 195.

[8] Id., feuillet 59.

[9] Id., feuillet 287.

[10] BnF, fonds Billetdoux 4-COL-162 (327) feuillet 34.

[11] BnF, fonds Billetdoux 4-COL-162 (330).

[12] BnF, fonds Billetdoux 4-COL-162 (756)

Bibliographie

BILLETDOUX, François, Réveille-toi, Philadelphie !, Paris, Actes Sud-Papiers, 1988.

BnF Archives et manuscrits, Fonds Billetdoux, François. Sous-unités de description :

4-COL-162 (326) Notes préparatoires et brouillons

4-COL-162 (327) Contenu d’une chemise intitulée « Aspects généraux » notes préparatoires manuscrites autographes

4-COL-162 (328) Brouillons manuscrits

4-COL-162 (329) Texte manuscrit autographe de la pièce

4-COL-162 (330) Version révisée de l’acte III, scène 7

4-COL-162 (756) Correspondance adressée à François Billetdoux par Jorge Lavelli.

Gallica (site BnF) montre 37 photographies du spectacle par Daniel Cande, 1988.

Le Théâtre national de la Colline donne accès sur son site, à la rubrique archives, à quelques photos du spectacle, à l’affiche et au programme de salle.

Auteur

Professeur émérite en études théâtrales à l’université Paul Valéry Montpellier.

Ses recherches portent sur l’histoire et l’esthétique du théâtre : Gaston Baty, Actes Sud-Papiers, 2004 ;  participation à l’édition du Théâtre complet de Jean Cocteau, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2003 ; contribution à l’anthologie Le Théâtre du XX° siècle, Histoire, textes choisis, mises en scène, Avant-scène théâtre, 2011.

Il travaille régulièrement comme dramaturge, particulièrement avec le metteur en scène Jacques Nichet,  voir son livre Je veux jouer toujours, Milan, 2007 et Dramaturgies, mélanges offerts à G. L., Espaces 34, 2013.

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François Billetdoux ou le Boulevard détourné


L’article revient sur la qualification de Billetdoux comme « auteur de boulevard », écrivant des intrigues de vaudeville. Il relit pour cela Tchin-Tchin (1959), pièce sans doute la plus responsable du malentendu, tout en s’autorisant des incursions dans Le Comportement des époux Bredburry (1960) qui interroge aussi la vie de couple, et dans l’« épopée bourgeoise » que constitue Il faut passer par les nuages (1964). Il s’agit de montrer comment les principes du boulevard sont « ironisés » et comment la mécanique attendue s’intériorise au profit d’un rituel de dépouillement quasi initiatique.

The article addresses the question raised by the expression “bedroom farce author” about Billetdoux and some plots of his theatre as falling within the “vaudeville”. In that perspective, Tchin-Tchin (1959), which is probably the most responsible for the misunderstanding, is chosen as main object, with incursions into Le Comportement des époux Bredburry (1960) that also questions the couple’s life, and into Il faut passer par les nuages (1964), which is an epic about the middle-class. The aim is to show how the principles of the boulevard are twisted and made fun of, and how the expected principles of bedroom-farce theatre get more internalized to virtually become a stark initiatory ritual that is very remote from the conventions of bedroom farce theatre.

 


Texte intégral

 

« … tenter d’accommoder luxueusement et abruptement
quelques formes traditionnelles du spectacle
aux nouvelles manières de saisir le temps qui passe. »
(Lettre à Jean-Louis Barrault, 16 mars 1963)

François Billetdoux est présenté comme un « auteur de boulevard » dans l’encyclopédie que Bordas consacre au théâtre en 1980, tandis que le Petit Robert parle de « vaudeville traditionnel » pour caractériser l’intrigue de ses pièces. L’aurions-nous mal lu ? Pour le vérifier, nous avons choisi de revenir à sa pièce Tchin-Tchin, la plus populaire et boulevardière en apparence, créée en 1959 au Théâtre de Poche-Montparnasse à Paris, traduite dans dix-neuf langues, représentée dans vingt-huit pays. Il y est question de l’épouse d’un chirurgien au nom assez ridicule, Mrs Paméla Puffy-Picq, qui fait la rencontre d’un homme, entrepreneur en bâtiment, autour de verres consommés sans modération. On pense alors à du théâtre bourgeois, convenu et sans surprise. On semble loin de l’épopée métaphysique de Comment va le monde, Môssieu ? Il tourne, Môssieu ! donnée à voir quelques années plus tard (1964). La programmation de la pièce en novembre 1962 dans une tournée Karsenty, avec Daniel Gélin et Madeleine Robinson dans les rôles principaux, peut accréditer encore cette impression. Mais alors, comment comprendre la reprise de la pièce par Peter Brook, assisté de Maurice Bénichou, au Théâtre Montparnasse vingt-cinq ans plus tard, en 1984 (avec dans la distribution un certain Marcello Mastroianni…) ? Cela invite à aller au-delà des apparences. Autour de Tchin-Tchin, deux autres pièces nous permettront d’élargir nos analyses et de questionner davantage l’appellation d’auteur de boulevard : Le Comportement des époux Bredburry, qui date de 1960, et Il faut passer par les nuages (1964).

1. Premiers écarts génériques

Dans le vaudeville, et plus largement dans le théâtre de boulevard, le personnage n’a pas d’identité propre, tant il est « dépourvu de substance » pour jouer le rôle « d’un instrument destiné à mettre en œuvre l’intrigue [1] ». Comme l’écrit Michel Corvin, les personnages du boulevard « sont les rouages – somme toute secondaires – d’un dispositif agencé pour les besoins d’une démonstration [2] ». Beaucoup d’entre eux sont interchangeables et s’apparentent à des types récurrents d’une œuvre à l’autre, voire à l’intérieur d’une même pièce. Que l’on songe ainsi aux deux prétendants d’Henriette dans Le Voyage de monsieur Perrichon (1860) d’Eugène Labiche (1815-1888), aux scènes 3 et 4 de l’acte I. Comme le fait remarquer Corvin à propos d’une pièce de Guitry : « l’amant ne saurait être qu’amant, la femme qu’infidèle à son mari et maîtresse de l’amant, le mari que cocu [3]… »

Leur classe sociale est secondaire par rapport à leur métier ou à leur statut familial. Certes, ils appartiennent pour la plupart d’entre eux à l’univers de la bourgeoisie, sans remettre en question son fonctionnement. Mais on ne saurait y voir pour autant une peinture fidèle de cette classe. Le prétendre, comme le fait Philippe Soupault à propos de Labiche [4], c’est faire selon Henri Gidel « un contresens total [5] ». Car le bourgeois, dans ce théâtre, n’est « nullement défini par son appartenance à un groupe social déterminé [6]», mais par opposition à « l’artiste », peu soucieux du conformisme et des biens matériels. Le bourgeois sur scène doit répondre à une esthétique théâtrale, être un anti-héros, une source de comique. Il n’a que très peu de « réalité sociologique [7] ». Et il en est de même chez Feydeau : « On aurait tort […] de chercher dans cette œuvre […] une peinture, même caricaturale, de la société de la “Belle Époque” [8]. »

Quant à l’espace, il « est très généralement figuratif [9] », soucieux d’illusion réaliste pour installer le spectateur dans un cadre bourgeois, un salon très souvent : « C’est que l’espace dans les pièces de Boulevard est un lieu de passage et de rencontres [10] […] » Comme les personnages, le lieu est au service de l’action, tout particulièrement dans le vaudeville où les portes peuvent se multiplier sur scène jusqu’à l’invraisemblance. Michel Corvin proposait d’ailleurs de donner à cette forme théâtrale « le titre générique de “Les portes claquent” [11] ».

L’intrigue cependant s’installe rarement dans une époque donnée, elle n’a pas le souci d’un ancrage historique tant elle fait appel aux clichés, aux conventions qui traversent le temps. Comme le fait remarquer l’encyclopédie Larousse en ligne (article sur le théâtre de boulevard) : « C’est l’inactualité même des pièces de Guitry (nul n’a moins que lui reflété son époque) qui fut le gage de leur succès. »

Sacha Guitry illustre bien par ailleurs une autre caractéristique du théâtre de boulevard et la principale fonction scénique des personnages : l’échange de bons mots. C’est en effet « un théâtre de la parole [12] ». Michel Corvin parle à son propos de « conversation sous un lustre [13] ». Le comique de mots y occupe une large place : « […] le spectateur assiste souvent à une véritable fête du langage [14] ». Et les mots d’auteur s’y multiplient. Il s’agit de faire rire à tout prix.

La pièce Tchin-Tchin et les deux autres œuvres convoquées, répondent-elle à ces critères génériques? C’est ce que nous nous proposons de mesurer.

Notons déjà un premier écart avec le Boulevard : le cadre temporel de la pièce semble en décalage avec les attentes sur cette forme théâtrale. L’action est située « à Paris en 1958 », « à l’époque de la conception de l’ouvrage [15]». Et cela se traduit par une couleur locale précise dans le texte lui-même :

Alors, les tagliatelles [16] faisaient figure de nouveauté, les pizzerias étant peu nombreuses, le whisky ne se vendait pas dans les épiceries arabes et la nuit, les Halles [17], pour les gens de toute espèce et les rats et au petit matin les oiseaux, étaient encore le lieu le plus enchanteur au cœur de la capitale, qui cette année-là perdait la tête [18].

Le contexte historique est plus affirmé encore dans Il faut passer par les nuages. Non seulement l’action est de nouveau située à l’époque de l’écriture de la pièce, « en l’année 1963, au long des quatre saisons [19] », mais certaines réflexions semblent annoncer mai 1968 et des formes de vie en vogue dans ces années-là. Cela est sensible dans les propos de Jeannot :

Si maman avait une ferme, je m’y retirerais, j’exploiterais, j’expérimenterais les nouveaux procédés en matière d’élevage, je ferais le pain moi-même, je vivrais du produit de mon travail, un bol de lait de chèvre au réveil, un œuf à la coque et une pomme à midi, puis la vie en plein vent […] (p. 197)

Marielle, la jeune bonne de seize ans (p. 240), fait allusion pour sa part à une célèbre chanson de 1962 en faisant la vaisselle : « Zut ! L’assiette est cassée. Où est-ce qu’est la poubelle, belle, belle ? » (p. 198). À la fin du premier « mouvement » passent des jeunes gens « qui chantent et dansent un twist » (p. 209).

Le désir d’émancipation sociale est lui aussi perceptible dans cette œuvre de 1964, quand Claire incite Manceau à « favoriser l’action des divers groupements ouvriers qui militent au sein de notre établissement afin qu’ils en arrivent à revendiquer très vite la co-gestion, puis l’auto-gestion » (p. 223). De même, les craintes sur l’importance donnée à l’« automation » (p. 234), à la modernisation, nous replongent bien, elles aussi, dans les années 1960. La grande Histoire fait même une discrète apparition avec la guerre d’Algérie, où Lucas « abandonnait sa faction pour s’égarer dans le désert vivre au milieu des Arabes […] » (p. 274).

Par leurs références historiques, les pièces de Billetdoux ne relèveraient donc pas du boulevard.

Qu’en est-il du trio traditionnel constitué par le mari, la femme et l’amant, et de la structure en trois actes récurrente dans cette forme de comédie ?

La structure des pièces de Billetdoux retenues dans notre champ d’étude est soit en quatre, soit en cinq temps, donc bien distincte du rythme habituel du vaudeville (les vaudevilles de Labiche en cinq actes, peu nombreux, sont perçus comme des écarts par rapport à cette norme).

Quant à l’intrigue, aucune de ces pièces ne repose sur l’infidélité conjugale : celle-ci est extérieure à l’action dans Tchin-Tchin, esquissée sans être vécue dans Le Comportement des époux Bredburry, et l’amant potentiel dans Il faut passer par les nuages appartient au royaume des ombres… Certes, l’institution du mariage est questionnée, tournée plusieurs fois en dérision, comme dans Le Comportement des époux Bredburry :

Rébecca. […] Sait-on jamais qui on épouse ! On regrette toujours [20].

L’inspecteur. […] Les événements se précipitent sur nous et nous en sommes tout étonnés.

John. Je pense que vous donnez là une juste définition du mariage. (p. 29)

John. Je suppose qu’ils sont malheureux tous les deux, puisqu’ils sont mariés ensemble. (p. 37)

Mais cette approche du mariage n’en reste pas moins elle-même d’une tonalité plus grinçante, plus cynique, que celle que l’on rencontre d’ordinaire dans un vaudeville.

2. L’accueil critique de Tchin-Tchin

Ce qui est certain, c’est qu’à la création de Tchin-Tchin en 1959, la critique théâtrale ne perçoit ni théâtre de boulevard, ni vaudeville. Marcelle Capron salue dans Combat la découverte d’un auteur « dès les premières répliques, dès les premiers silences, dès ce long presque-monologue de Césario Grimaldi […] » Elle se dit saisie « par la nouveauté du ton, par sa qualité aussi ». Elle dit son enthousiasme pour cette « voix encore in-entendue » qui parle d’un amour « qui vous porte plus loin que dans un lit », d’un village « où les femmes sont en deuil d’on ne sait quoi parmi les rochers ». Ce sont pour elle « des mots tout neufs, des images toutes neuves » d’un « jeune dramaturge-poète [21] ». Georges Lerminier, dans Le Parisien libéré, perçoit l’auteur comme « énormément spirituel, vaguement inquiétant » et juge sa pièce « amèrement humaine ». Il précise le ton en ajoutant « qu’il y entre pas mal de préciosité, une préciosité ironique, très consciente », cela à côté d’un humour qui reste dominant. Jean-Jacques Gautier, dans Le Figaro, croit « déceler dans son ouvrage une nécessité intérieure », « cette immanence si rare au théâtre ! » et invite ses lecteurs à aller voir la pièce, malgré son écœurement à voir des personnages « qui se pochardent». Prolongeant cette dernière remarque, Jean Vigneron dans La Croix, qui s’attendait justement à voir « un vaudeville » ou une autre forme théâtrale répertoriée dans l’histoire littéraire, n’y voit que l’emploi de l’alcool comme « nouveau ressort dramatique » (et confie s’être profondément ennuyé face à une œuvre « où se mêlent humour noir et considérations pessimistes »). Gabriel Marcel salue pour sa part dans Les Nouvelles Littéraires« un talent indiscutable », « une des bonnes surprises de cette saison », même s’il trouve la pièce « gênante », « d’un bout à l’autre ». Il ne peut que remarquer un dialogue « d’une qualité exceptionnelle. Serré, incisif », et la nouveauté d’une œuvre qui « sort absolument de l’ordinaire ». Morvan Lebesque ira même jusqu’à parler, dans Carrefour, de « chef-d’œuvre, [d’]un miracle de tendresse et d’ironie », nous maintenant en permanence entre rire et larmes. Il s’émerveille de la performance consistant à avoir bâti « une pièce avec deux personnages qui ne se quittent jamais et ce, sans aucune « astuce », sans le moindre décrochement scénique ». Il ne fait aucun doute, pour lui, qu’un « nouveau poète de théâtre » est apparu avec ce « spectacle qui tranche sur tout ce qui nous a été offert depuis le début de la saison ».

Si l’on synthétise cette rapide revue de presse, on notera l’insistance sur la nouveauté de l’œuvre aux yeux de ces critiques, sur le talent de son auteur. Ils y perçoivent tous une forme de rupture plutôt qu’une manière de s’inscrire dans une tradition, quelle qu’elle soit. Cette modernité est associée à un ton qu’il semble difficile de caractériser, où l’humour se teinte d’amertume de façon troublante, mais aussi à une langue originale et très soignée, voire précieuse, et à des dialogues d’une extrême précision. La dimension humaine et poétique de l’œuvre est soulignée, même si elle passe par l’ironie. Les premiers critiques nous conduisent donc bien loin des conventions du boulevard et de la mécanique du vaudeville.

3. Le couple autrement menacé

Ce qui retient l’attention dès qu’on entre dans Tchin-Tchin, c’est le décalage installé par Billetdoux dans la situation initiale elle-même. Nous sommes mis en présence d’un couple improbable, lui entrepreneur en bâtiment d’origine italienne, Césaréo Grimaldi, elle femme de chirurgien d’origine anglaise, Mrs Paméla Puffy-Picq, dans un salon de thé de « genre anglais » que l’entrepreneur en bâtiment ne doit pas habituellement fréquenter. Ils se reconnaissent à la photo que chacun a apportée, celle de leurs conjoints respectifs. Nous comprenons assez vite que ces conjoints forment eux-mêmes un couple illégitime et que la pièce nous met en présence des exclus, des délaissés de cette histoire d’amour. En cela, nous n’avons nullement le couple traditionnel du boulevard et les amants resteront absents de la pièce. Le troisième personnage ici sera Bobby, le fils que Paméla a eu avec son mari chirurgien.

Le décalage se manifeste aussi dès la première réplique en français de Césaréo, par la fantaisie de ses enchaînements, ou plutôt, de la discontinuité de ses propos : « Je ne connais que quelques mots anglais. Mother, father, kitchen, good bye, pencil. Et ceux que je vous ai dits, bien sûr. Et Shakespeare. » La référence à cet auteur introduit immédiatement une rupture avec la vraisemblance. Certes, il n’est pas impossible qu’un entrepreneur en bâtiment connaisse Shakespeare, au moins de nom, mais le surgissement de ce nom a un effet inattendu, déroutant, que la réplique suivante du personnage, citant un poème de Christina Georgina Rossetti (1830-1894) mis en musique par Charles Wood en 1916, confirme : « J’entends la musique ! “What is white? A swan is white, sailing in the light [22]”. Le nord ! Le vent marin ! Parlez-vous italien ? »

Une forme de décousu semble s’installer où le son, la musicalité des mots l’emportent, au profit des images qu’ils font surgir et qui semblent éloigner l’interlocutrice, comme si Césaréo s’adressait moins à elle qu’à lui-même. Ce début de texte montre que le dialogue est en lui-même problématique, pas seulement parce qu’il faut décider en quelle langue se fera la conversation, mais parce que chaque réplique semble inventer un langage, une musique, qui isolent celui qui la profère et rendent la communication difficile, incertaine. Certes, ce n’est pas la forme d’incommunicabilité qui caractérise le théâtre de l’absurde, car le personnage garde ici une présence, d’autant plus forte qu’elle est sonore, très intime. Mais le dialogue semble en quelque sorte miné par une tendance au monologue, plus exactement au soliloque (pour reprendre la distinction que Jean-Marie Lhôte propose de ces deux termes [23]), renforçant du même coup la solitude des personnages.

Cette parole qui semble avoir du mal à parvenir jusqu’à l’autre, peut prendre un air exalté, se perdre dans une démesure un peu inquiétante, ainsi de cet échange, après avoir bu du vin français qui « éveille des délicatesses » :

Césaréo. […] Tenez ! Vous me paraissez jolie dans ma brume. Dites-moi que je suis beau et fruité.

Paméla. No ! No !

Césaréo. Je suis vilain, vilain, vilain ! Soyez joyeuse, madame, s’il vous plaît ! Entraînez-moi ! Jouez de la cornemuse ! Mais ne restez pas plantée là, pleine de jugements, d’idées, de lois, de drapeaux ! Allons boire, que diable ! (p. 18)

La parole, autant sinon plus que l’alcool, conduit à des vertiges [24] qui malmènent les certitudes, les identités. Au fil de la pièce, Mrs Puffy-Picq est de moins en moins l’épouse d’Adrien, le chirurgien ; elle se réduit de plus en plus à Paméla, engagée dans une étrange relation avec le mari de la maîtresse du sien.

Pour autant, le nouveau couple en construction n’échappera pas à la solitude, et on les verra même « soliloquer » chacun de son côté à l’acte III (p. 40-41), prendre conscience de leur commune solitude un peu plus tard (« Paméla. Comme nous sommes seuls ! », p. 50), tenter de dialoguer avec une chaise, avec les choses (p. 47) [25] (car « il faut bien parler à quelqu’un ! »), s’adresser à l’autre sans être entendu de lui :

Paméla. […] Il y a quelques années à peine, j’étais adolescente et je savais qu’il y avait quelque chose de miraculeux à atteindre.

Césaréo. Vous me parliez ?

Paméla. Oui.

Césaréo. Je n’ai pas entendu. (p. 51)

Il est vrai que Paméla vient d’évoquer un passé proche mais révolu, qu’elle prend conscience de la distance parcourue depuis. Or ce passé est devenu inaudible, il ne parvient pas à l’oreille de Césaréo.

Dans Il faut passer par les nuages, c’est même un revenant des années 1920 qui exprime, pour Claire seule, leur bonheur d’autrefois : « […] nous nous en irons promener notre vieil air de jeunesse à pas lents, partout où nous aurons rêvé un baiser au bord de la bouche […] » (p. 186). On ne peut s’étonner de retrouver dans les répliques du personnage le décousu constaté dans celles de Césaréo :

Oh n’ayez plus de pudeurs sottes ! Il y a la guerre, il y a la guerre, comprenez-vous ? Partout ! Le monde est ouvert ! Aboli le temps qui dure ! Mon père est mort hier du côté des Ardennes. Et le vôtre, où est-il ? Vous ne me l’avez jamais dit ! Je veux faire l’amour avec vous. (p. 203-204)

Des vivants, Claire a elle aussi du mal à être entendue : « […] je ne connais autour de moi que des personnes sans oreilles » (p. 207). Et son acharnement à tout vendre ne peut déguiser ce qu’elle ressent : « Savez-vous que je suis bien seule ? » (p. 251).

Dans Le Comportement des époux Bredburry, Rébecca tente de son côté de préciser sa difficulté à communiquer avec son mari : « On ne s’entend pas. Au début, on cherche en tâtonnant. On ne dit trop rien. Puis on essaie des phrases, l’un et l’autre. Puis on s’aperçoit qu’on dit les mêmes mots et qu’ils ne signifient pas la même chose » (p. 24). Elle en est convaincue : « […] personne ne dit rien à personne. » (p. 65). Et Jonathan confirme plus tard son impression :

Notre solitude nous devient un peu plus sensible. Nous vieillissons face à face au lieu de vieillir côte à côte. Chacun voit dans les yeux de l’autre non pas la sottise de l’espérance, mais une attente qui n’a pas de nom et qui est peut-être la seule expression de l’amour. (p. 34-35).

Aussi, quand Elsbeth lui déclare qu’ils étaient faits pour s’aimer elle et lui, il s’insurge : « Non ! Non, vous vous trompez, chère amie. Personne n’est fait pour quelqu’un » (p. 59).

Dans les trois pièces retenues, la relation à l’autre est difficile, douloureuse, tant elle fait mesurer la solitude de chacun.

4. Boire pour redessiner la carte du Tendre

Bien sûr, l’effet de l’alcool explique partiellement l’exaltation fréquente de la parole dans Tchin-Tchin, si l’on veut conserver à la pièce une part de réalisme. Il peut permettre à Paméla d’être « sans retenue », si elle est « ivre morte » (p. 30-31). Il n’a pas le pouvoir de rendre heureux, selon Césaréo, seulement celui de mettre en mouvement l’intériorité d’un être : « Ce qui compte, c’est ce quelque chose que ça permet d’éveiller quelquefois par là-dedans » (p. 32). Mais la boisson semble avoir un rôle bien plus important encore. Ici, comme le dit Césaréo, on ne boit pas « pour oublier » (p. 54), mais « pour donner des couleurs », pour libérer l’imaginaire, pour voir la réalité autrement, la revisiter culturellement :

Et ce soir, par exemple, Mrs Puffy-Picq, je voudrais que vous soyez une négresse, mafflue et toute nue, dans un désert aux broussailles rares, et nous chanterions sous la lune pour conjurer les esprits. » Cela ne l’empêche pas de mesurer les résistances de sa partenaire, « impérialiste sans empire […] refusant les mirages et les oasis. (p. 18)

Mais c’est bien d’une quête intérieure qu’il s’agit à travers les verres consommés et qui fait écho à la phrase du mage Krishnamurti mise en exergue de la nouvelle édition de 1986 : « Tant que l’esprit est à la recherche de sa satisfaction, il n’y a pas une grande différence entre la boisson et Dieu. »

Cette dimension spirituelle prend la forme d’un dépouillement, d’un rituel, où il s’agit de se délester d’une vie passée, apparemment très heureuse pour Césaréo et Paméla, mais qui semble compromise pour l’un et l’autre depuis que leurs conjoints sont en couple.

Certes, le renoncement n’est pas facile, et ce n’est pas pour lui que Césaréo et Paméla se retrouvent, initialement, mais pour mettre sur pied une stratégie, une contre-attaque. Comme le déclare Paméla : « Nous avons décidé de séparer votre Marguerite et mon Adrien » (p. 19). Ils veulent encore y croire, Paméla du moins. Césaréo pour sa part paraît assez vite prêt à capituler (« Quelle importance ! Si elle ne me préfère pas à n’importe quel inconnu ! »), avant de rêver de reconquête : « Nous les retirerons de la circulation, nous les isolerons comme des fleurs précieuses. Marguerite, je l’emmènerai chez moi, dans mon village, où les femmes sont toutes en deuil d’on ne sait quoi, parmi les rochers. Et je l’enfermerai ! » (p. 20). Il oscille entre son envie de la reprendre, de « bramer » sa peine, son amour pour Marguerite, et son désir de se sacrifier pour le bonheur de sa femme :

[…] dire à toute une rue que j’aime Marguerite ! Que je pleure Marguerite, que l’on m’a prise parce qu’une Anglaise prévoyante n’a pas su retenir son mari dans son lit ! Pour dire que je suis tragique et que ça ne me va pas du tout, à moi, pauvre homme ! qui aime Marguerite comme le pain, parce que c’est bon et nécessaire, et que je comprends trop bien que quelqu’un d’autre aime le pain ! (p. 20-21)

Et : « Alors, je me dis qu’il est bien triste qu’une femme aussi belle que Marguerite et un homme aussi glorieux que votre époux ne vivent pas ensemble un amour admirable. » (p. 24).

Dès l’observation des photos apportées par l’un et l’autre au début de la pièce, il s’était exclamé : « Franchement ! […] Et regardez-les, l’un à côté de l’autre ! Comme ils sont beaux ! C’est à pleurer ! » (p. 16). Paméla, comme le lecteur ou le spectateur, s’en étonne : « Êtes-vous en train de dire que nous devons accepter […] Et les bénir ? » (p. 24) Césaréo confirme son désir à présent de « les laisser libres, oui », pour qu’ils « soient capables d’un amour énorme »… Une telle générosité, un tel don de soi et de ce que l’on chérit serait déplacé dans un vaudeville qui fonctionne avec des réactions attendues, les passions humaines ordinaires. Billetdoux choisit de toute évidence une autre façon de faire sourire son destinataire.

5. Aimer bien au-delà du lit

À contrepied du boulevard, l’homme et la femme réunis dans Tchin-Tchin ne forment pas un couple d’amants, au sens où on l’entend d’ordinaire.

D’une part, l’un et l’autre aiment profondément celle et celui qui les ont délaissés. La jalousie, si elle peut apparaître, reste très ponctuelle, éphémère, et n’est pas suffisante pour que l’entreprise de séparer les amants aboutisse. Ce sont eux qui l’éprouveront, une fois installés dans leur vie de couple (acte IV, scène 2, p. 58). Le plan est vite abandonné au profit d’une nouvelle relation à nouer entre Paméla et Césaréo.

D’autre part, ils ne cherchent pas à profiter de la situation, en se vengeant de leurs conjoints par une autre liaison adultérine. Quand ils se retrouvent dans une chambre d’hôtel de catégorie B (acte III, scène 2), c’est d’abord pour faire des économies en consommations, loin du Harry’s Bar (p. 29) qui avait remplacé le salon de thé de leur rencontre : « Césaréo. […] Savez-vous combien nous avons dépensé dans les cafés le mois dernier ? J’ai fait le calcul ! » (ibid.). En cela, il l’affirme, ils reprennent une pratique connue ailleurs qu’en France : « Dans tous les pays civilisés, il existe des clubs spécialisés où l’on peut louer des chambres uniquement pour y boire » (p. 30). Rien de très original à cela, selon lui. Ce décalage d’emploi de la chambre d’hôtel ne doit pas être interprété : « Ne faites pas une aventure d’un événement tout à fait banal. Buvons et bavardons » (p. 31). Le fils de Pamela, Bobby, est donc dans l’erreur quand il déclare à Césaréo : « […] je ne sais pas ce que vous fricotiez avec elle […] » (p. 33). Contresens bien naturel, bien facile. Il se croit dans le théâtre de boulevard et Césaréo doit lui ouvrir les yeux en disant à Bobby comment il voit sa mère : comme une autre Jeanne d’Arc : « C’est exactement le même genre de personne. Absolue, excessive, militaire ! Alors reconnaissez qu’on a lieu par moments de se montrer réticent. La grandeur, à la longue, ça fatigue ! » (p. 34). Elle ne peut donc pas être aimée « comme on doit aimer une femme » (p. 35) :

[…] c’est une personne qui regarde haut, elle, et pour qui l’amour n’est pas une occupation ni une situation, mais une raison de vivre ! Et ce n’est pas de la morale, ça ! Car cet amour-là ne vous étrique pas, ne vous limite pas, mais il vous porte et pas seulement dans un lit, mais plus loin, beaucoup plus loin. (ibid.)

Il y a une forme de ressemblance entre Césaréo et Paméla, plus « frère et sœur » (p. 52) qu’amants, car on devine que Césaréo parle davantage ici de son amour pour Marguerite, qu’on est de nouveau proche du soliloque. De ce fait, quand Césaréo fait sa déclaration à Paméla, on ne peut la croire vraiment sincère et authentique, non seulement parce qu’il est ivre mort et s’écroule sur un lit dès qu’il l’a terminée, mais aussi car son lyrisme a la particularité de mettre en scène une forme d’abolition du Moi, une dissolution, où l’objet aimé ne compte pas en lui-même mais pour la fusion avec le monde qu’il permet :

Je vous aime ! Vous êtes monstrueusement belle et vulgaire ! Comme une foule dans l’allégresse des victoires ! Je vous aime ! Vous êtes immense, immensément immense et chaude et bleue comme la Méditerranée. Emportez-moi ! Noyez-moi ! Respirons, respirons de toute la puissance de cette épaisseur bleue, toute remuée de poissons énormes et d’algues effrayantes ! Roulons-nous ! […] Je vous aime et je vous salue ! Et je vous dis que je vous aime, mais ce n’est pas moi qui parle ! C’est le vent ! Et vous êtes l’herbe ! Je vous caresse et ce n’est pas vous seulement que je caresse, c’est la terre ! Et ce n’est pas nous qui sommes là, c’est un tourbillon ! (p. 32)

Cette conception poétique de l’amour n’a rien à voir, on en conviendra, avec l’usage qui est fait de ce sentiment dans des œuvres commerciales et faciles.

6. Un réalisme mis à mal, une fantaisie de langage parfois plus convenue

En fait, la pièce s’écarte trop du réalisme pour s’apparenter au boulevard ou au vaudeville.

Par le personnage de Césaréo déjà, qui peut déclarer à Paméla : « Je ne suis pas fait pour ce monde-là ! Je ne suis pas réaliste, moi. Je suis bête, bête. » Il lui évoque ses enthousiasmes d’enfant à l’annonce d’une nouvelle naissance (« Et moi, je me roulais par terre ! »), son besoin de « vivre passionnément » (p. 28). De Marguerite, il peut dire : « Je la voulais heureuse et débordante comme je veux le monde brûlant autour de moi ! » (ibid.). Sa vie, il préfère la rêver quand elle ne répond pas à ses attentes, ce que lui reproche Paméla : « Vous rêvez, vous rêvez, vous rêvez ! Vous passez votre temps à rêver au lieu d’agir » (p. 23). Il est à des lieues de l’homme qu’elle espérait trouver en lui : « […] vous devez vous battre pour défendre ce que vous aimez […] Votre affaire est de vous montrer à la hauteur de ce que vous êtes, pour réduire votre adversaire sur un terrain qu’il n’a pas choisi » (p. 22). Ses accusations à son égard s’écartent elles aussi des propos attendus dans un tel cas : « Vous, vous êtes faible, vous êtes complaisant, vous êtes chanteur, vous êtes chèvre et chou, gris ! » (p. 46).

La langue, une nouvelle fois, détone avec fantaisie, soucieuse de sa sonorité (« chèvre et chou »), de sa liberté poétique, sans souci de sa vraisemblance. Cette liberté se manifeste pleinement quand Césaréo décline les diverses façons de dire « boire un verre » (p. 49-50), rappelant au passage le goût de Billetdoux pour le parler populaire, régional, paysan (« chopinons »). Sa longue réplique prend l’allure d’un petit cours sur la langue française, ses niveaux de langue, son histoire, sa conjugaison. On le voit recourir au dictionnaire pour constater son insuffisance : « Il n’y a rien dans le dictionnaire. Des mots ! Des mots ! Des mots ! Il faut dire : “À boire !” Il faut dire “Je brûle”, il faut dire “Hop”, n’importe quoi ! » (p. 50). Il avait précédemment cherché en vain le juste mot pour définir Paméla avant de capituler : « Il y a trop de mots dans ce dictionnaire » (p. 46).

Cette interrogation explicite sur la langue, on la retrouve plus discrètement dans Il faut passer par les nuages quand Verduret se reprend, après son emploi troublant d’un verbe : « Lorsque tu m’as engagé, je veux dire : quand nous nous sommes épousés… En anglais, c’est en anglais, il me semble, que l’on utilise le verbe « engager » pour l’autre […] » (p. 205).

La démarche de Bobby vers Césaréo, dans Tchin-Tchin, est elle aussi éloignée de tout réalisme, quand il vient le trouver parce que depuis un mois Paméla « reste enfermée toute la journée et a […] abandonné toutes ses activités […] ne s’occupe même plus de la maison, des repas ni de rien et […] a mis la bonne à la porte », tout cela, sans doute, pour se saouler (p. 33). Le voilà donc qui, pour sauver sa mère et parce qu’il n’aime pas les ennuis, vient l’offrir à Césaréo : « À mon avis, vous l’épouseriez, vous ne feriez pas une mauvaise affaire et moi, ça ne me dérangerait pas. En ce moment, elle est un peu remuée, mais c’est une femme pas mal » (p. 35). Billetdoux installe ses pièces dans un univers de fantaisie où l’improbable peut sans cesse se produire. Cette fantaisie se traduit aussi par un humour très fréquent, qui concerne les situations comme celle que nous venons d’évoquer, mais aussi le langage lui-même, des réparties surprenantes ou des propos paradoxaux. Césaréo apprenant de Bobby que son père va se remarier, lui réplique : « Eh oui ! un homme marié n’est pas fait pour vivre seul » (p. 34).

Quand Paméla et lui décident de s’enfermer ensemble, Césaréo se présente comme « un homme faible qui sait ce qu’il veut… » (p. 37).

On trouvera encore de ces notations plaisantes dans Il faut passer par les nuages, dans la bouche de Verduret : « Si vous avez un tempérament d’intellectuel, n’épousez jamais une veuve ! » (p. 180), ou dans celle de Paupiette parlant de lui : « Si ton beau-père avait du caractère au lieu d’avoir des idées… » (p. 181-182). Mais c’est Claire qui l’emporte dans ce domaine aussi, lorsqu’elle évoque son mari : « […] mon pauvre Verduret le soir feuillette quelque ouvrage ingrat, oubliant qu’il peut encore effeuiller la marguerite […] » (p. 203).

Un comique des évidences se manifeste dans Le Comportement des époux Bredburry, dans la bouche de l’inspecteur Coockle : « Si vous n’avez rien à me cacher, ne cherchez pas à me cacher quelque chose, car je m’en apercevrais » (p. 17) ; « Parce qu’il y a des situations inadmissibles ; je ne les admettrai pas » (p. 18). On y découvre aussi des enchaînements déroutants dans les propos de Rébecca : « C’est ce jour-là qu’il a démoli la porte du garage à coups de hache. Nous avons vécu de bons moments tous les deux. » (p. 23).

Il y a dans ces usages humoristiques du langage une forme de préciosité qui n’est pas sans faire penser à Jean Giraudoux. Toutefois, l’usage qui est fait du langage, quand il devient moins poétique, moins lyrique, plus soucieux de la phrase qui fait mouche, qui rappelle le « clou » cher aux auteurs de vaudeville, peut permettre de mieux comprendre pourquoi Billetdoux a pu être considéré comme un auteur de boulevard. Il y a bien, ponctuellement, dans ses œuvres, cet échange de bons mots caractéristique du genre. Il n’autorise pas pour autant une appellation qui demeure abusive, et ce point commun est sans doute lui aussi illusoire. Ne faut-il pas y voir plutôt, de la part de Billetdoux, un simple clin d’œil à un théâtre qui n’est pas le sien, et accorder plus de crédit à sa propre déclaration : « […] tenter d’accommoder luxueusement et abruptement quelques formes traditionnelles du spectacle aux nouvelles manières de saisir le temps qui passe » (Lettre à Jean-Louis Barrault, 16 mars 1963) ?

6. Repartir à zéro

L’enfermement ensemble que choisissent Césaréo et Paméla à la fin de l’acte II de Tchin-Tchin n’est qu’une étape dans le dépouillement qu’ils ont entrepris et qui s’accomplira pleinement à l’acte III. Jean-Marie Lhôte le dit « fondé sur les règles franciscaines, où règne la volonté de dépouillement, ce principe de pauvreté, le premier des Béatitudes [26] ». Césaréo se met ensuite à écrire quotidiennement à Marguerite pour l’accabler de reproches et l’injurier, avant de s’en lasser avec brutalité : « On ne parle pas à un volatile, on le consomme ! » (p. 43). Il rompt les ponts par le même moyen avec ses frères et sœurs et décide de ne plus leur donner un sou. Il remet la direction de son entreprise « au comité ouvrier qui assurera le partage des bénéfices » (ibid.). Quant à la « totalité de (ses) parts d’actionnaire », il la place entre les mains de son ancienne femme de ménage. Le personnel de son entreprise est licencié, le bilan déposé, et le capital est reversé à un organisme philanthropique. Le voilà ruiné, « quinze années d’efforts éliminés en quelques mots » (p. 44). On est loin déjà de celui qui voulait s’efforcer « de gagner beaucoup d’argent pour être protégé de tout », qui se rêvait « hygiénique et capitonné» (p. 28) ! Paméla et lui ont fait le vide autour d’eux, la rupture avec la société est généralisée :

Oui, qui nous reste ? Nous avons injurié les voisins, le concierge, votre époux, mon épouse, mes beaux-parents, mes frères et sœurs, le pasteur anglican, mon curé, mon adjoint, mon ancien capitaine, le commissaire du quartier – anonymement, mais quoi ! –, quelques amis familiers et nos relations les plus huppées. Bon. Qui nous reste ? (p. 45)

Ce progressif dépouillement de tout se retrouve dans Il faut passer par les nuages. Le titre de la pièce est en lui-même significatif. Emprunté à Joubert, il suggère une forme d’épreuve nécessaire, salutaire : « Pour arriver aux régions de lumière, il faut passer par les nuages. Les uns s’arrêtent là ; mais d’autres savent passer outre » (p. 169). Dès la séquence 15 du premier « mouvement », Maître Couillard l’annonce sans le savoir, en s’adressant à Claire « dans le privé de (sa) tête » :

[…] vous aimez gagner, vous savez perdre, vos victoires vous ennuient, vos défaites vous profitent […] les affaires de ma petite Madame se portent beaucoup trop bien […] nous sommes trop riches […] nous ne pouvons plus que perdre beaucoup d’argent […] Il faut reconvertir, oui, chère Madame. Nous devons tout reconsidérer à zéro, sacrifier la routine […] Peau neuve ! Peau neuve ! Il n’y a pas d’autre solution. (p. 200-201)

Et c’est à lui, tout naturellement, que Claire confie dès le début du deuxième mouvement la « reconversion » de ses biens au profit de son mari et de ses fils, à savoir ses « quatre volontés […] testamentaires » : « Je vous prie simplement d’étudier la façon la plus avantageuse de leur céder la plupart des actions, titres de propriétés ou autres qui dépendaient jusqu’alors de ma disposition exclusive » (p. 214). Renoncer à sa fortune se veut ici un acte pleinement généreux et libérateur à l’égard de sa famille. Claire veut aider ses proches à se « décoconner » (p. 246) de son influence, en faisant en particulier que Jeannot devienne Jean (p. 268-269) : « Je voudrais que chacun d’eux soit assuré des moyens d’accomplir son rêve profond » (p. 215) ; « Je veux faire cadeau à mon fils de quelques raisons de se battre » (p. 245). Couillard, en « comptable de ses biens » (p. 235), ne pourra que désapprouver en vain ce « confusionnisme sentimental » conduisant à « jeter l’éponge, se lancer dans l’improvisation et saborder son navire » (p. 228) : il est hors-jeu, « il confond l’argent et l’amour » comme le dit Claire (p. 241). Quand il fait le bilan des ventes effectuées, Claire l’encourage à poursuivre « la chanson de ce qui reste à vendre» (p. 244) : « Oui, oui, oui, liquidons. » (p. 243).

Mais ce dépouillement, là encore, est une façon de retrouver une identité, de s’appauvrir pour se connaître, s’élever :

Je transforme des murs en argent, de la terre en papier-monnaie, je n’enlève rien à personne, à qui suis-je en train de sucer le sang ? Ce que j’ai fait, je le défais, où est le mal ? Au nom de quoi m’accusez-vous ? C’est moi qui me dépossède. Laissez-moi donc au bout du compte prendre des ailes comme il me plaît. Une personne de mon âge a bien le droit de s’envoler. (p. 250)

L’abbé Mamiran ne s’y trompe pas quand il confie à Dieu qu’il croit que « cette femme est tentée par la sainteté » (p. 253-254). Ni Lucas quand il la voit essayer « de transformer le bordel en reposoir » (p. 254). Elle ne se veut rien d’autre « qu’une pauvresse » (p. 258) et deviendra à la fin de l’œuvre une nouvelle « madone à l’enfant » (p. 295).

Pour Paméla et Césaréo, une fois la page de leurs vies passées tournée, la relation avec Bobby compte encore. Mais celui-ci veut partir, et son départ serait pour Paméla le signe d’un complet échec :

J’ai sacrifié mon époux, ma vie de femme, les années, ma fureur ; les promesses de ma jeunesse, je ne les ai pas tenues, à cause de lui. Je lui ai donné raison contre tout et contre moi-même, il est encore accroché là, et aujourd’hui il me juge et il s’en va ! Je ne veux pas qu’il s’en aille ! (p. 38)

Ce sentiment d’échec se retrouvera chez Claire dans Il faut passer par les nuages : « Monsieur l’abbé, je n’ai rien su faire de ma vie. J’ai couru, sans savoir au juste après quoi, bâtissant des murs et des murs, étendant toujours mes domaines » (p. 207). « […] je n’ai pas fait ce que je dois pour moi-même ni pour quiconque […] » (p. 208). Et sa lucidité annonce celle, plus tardive, de Paméla : « […] mon père, je n’ai jamais aimé. Il me faut tout recommencer ou bien peut-être disparaître. Ce soir j’ai désir de crier. […] Je voudrais devenir absente […] » (p. 209).

Dans Tchin-Tchin, Bobby se retrouve un temps enfermé dans un placard (on veut l’empêcher de quitter le foyer) : c’est un fils, non un amant, qui s’y cache à présent. Mais cette détention ne peut empêcher son départ, dès que Césaréo le libère (p. 48-49). Il reviendra néanmoins pour emprisonner sa mère à son tour, l’empêcher de revoir Césaréo, avec aussi peu de succès : ils se retrouvent tous les deux pour vivre dans la rue. Et quand Bobby sera chassé de chez son père pour avoir couché avec Marguerite, quand il sera trouvé ivre mort sur les quais par sa mère et Césaréo, c’est sa mère qui lui fera les poches et lui dérobera son portefeuille : il n’est plus alors son enfant, mais un gamin qui a réussi.

Ce détachement total du lien maternel était annoncé par Paméla à l’acte précédent : « Je n’aime pas Bobby. Je ne t’aime pas, Bobby ! Je ne suis pas capable d’être entièrement occupée de Bobby comme je l’ai été. » (p. 46). Moins lucide sur elle-même et ses sentiments, le personnage avait encore des exigences quand il menaçait de la quitter : « Il doit obéissance à sa mère ! Gratitude ! Amour ! Il doit la vie à sa mère ! On ne renie pas sa propre source ! » (p. 38). Elle ne mesurait pas alors qu’elle ne parlait que d’elle-même, de la « mère douloureuse » (p. 39) dont elle se voulait l’image à tout prix, au détriment de son propre enfant.

Si Bobby a voulu se libérer de sa mère, c’est elle en fait qui consomme la rupture en en faisant un étranger à sa vie, en mettant à nu son égoïsme. Tout comme le fera Claire Verduret-Balade dans Il faut passer par les nuages, quand elle parviendra à « se dégager de ses petits » et qu’ils iront « s’affronter au monde librement » (p. 173).

Un certain pessimisme sur la vie et les relations humaines finit parfois par dominer, bien illustré par cet échange entre Jonathan et Elsbeth dans Le Comportement des époux Bredburry : « Elsbeth. Comment vit-on alors ? En se séparant de ceux qu’on aime ? Jonathan. Oui, madame. En se séparant de ceux qu’on aime » (p. 59).

Au dernier acte de Tchin-Tchin, réduits à l’état de clochards, passés du vouvoiement au tutoiement, Césaréo et Paméla reviennent dans le quartier des Halles qu’ils avaient fréquenté quand ils avaient noué connaissance, ou errent sur les quais en bord de Seine. Leur vie pourrait s’arrêter là, mais ils font au contraire des projets de départ, sans savoir leur destination précise : « Césaréo. Demain, on prend la route, Paméla. Par la porte d’Italie » (p. 61). Et l’on ne peut être surpris qu’à la question « Où on va ? » de Paméla, Césaréo réponde tout à la fin de la pièce : « Où on veut » (ibid.). Ils réalisent ainsi le projet formulé l’été précédent par Paméla : « Vendons tout ce qui peut se vendre ici et partons. Nous rencontrerons peut-être des gens agréables » (p. 52). Une perspective s’ouvre alors pour eux, comme pour Jonathan et Rébecca à la fin du Comportement des époux Bredburry. On les quitte alors qu’ils se sont retrouvés et sont partis « voir tomber le soleil » (p. 81). Quant à Claire, elle semble bien avoir traversé les nuages en conservant Pitou près d’elle, en le sauvant de la pension où les autres voulaient le placer…


Que reste-t-il du boulevard, du vaudeville, après notre exploration ?

Bien sûr, les pièces étudiées en ont vaguement l’apparence : les signes d’un univers bourgeois, dans le statut initial des personnages, dans leur cadre de vie – même s’il ne se réduit pas à un salon aux portes qui claquent –, une relation de couple souvent compliquée, un adultère parfois au lointain, des réparties vives et brillantes propices à séduire l’oreille…

Mais les personnages, comme on a pu le voir, n’ont rien de fantoches interchangeables, sans épaisseur psychologique, au simple service du mouvement comique. Rien de ces figures colorées et sommaires, propices à déclencher le rire par leur naïveté ou leur stupidité. L’intrigue ne comporte pas non plus ces rebondissements convenus, avec découverte de celui qui se cachait, confusion sur son identité, courses-poursuites, qui ont fait la saveur du théâtre de boulevard.

De toute évidence, l’essentiel ici est ailleurs : dans un rituel qui se met en place à l’écart de tout réalisme véritable, une mécanique non des chassés-croisés et des quiproquos, mais celle, bien plus originale, d’une relation en plusieurs saisons, où chacun cherche, grâce à l’autre, à devenir lui-même, et cela en dépit d’une communication complexe, menacée en permanence de renforcer les solitudes [27].

Tchin-Tchin plus de cinquante ans après sa création, continue à nous surprendre, à nous dérouter, à nous déranger. C’est bien le signe de sa vitalité. Certes, la pièce ne s’inscrit pas dans la radicalité du théâtre de l’absurde, mais elle questionne également les rapports humains, les zones d’ombre de l’individu (« en moi-même il fait noir et triste » dit Césaréo, p. 18). Elle le fait par le biais d’une comédie insolite teintée d’amertume, de noirceur, qui montre à la fois les limites et les pesanteurs des conventions sociales, tout en laissant deviner qu’on peut s’en libérer, en sacrifiant les futilités matérielles et en prenant la route de l’aventure…

Notes

[1] Brigitte Brunet, Le théâtre de Boulevard, Paris, Nathan Université, « Lettres sup. », 2004, p. 102.

[2] Michel Corvin, Le Théâtre de boulevard, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 1989, p. 63.

[3] Id., p. 42.

[4] Philippe Soupault, Eugène Labiche, Paris, Mercure de France, 1964.

[5] Henri Gidel, Le Vaudeville, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 1986, p. 64.

[6] Henri Gidel, Le Vaudeville, op. cit., p. 64.

[7] Ibid.

[8] Id., p. 87.

[9] B. Brunet, Le théâtre de Boulevard, op. cit., p. 113.

[10] Id., p. 116.

[11] Michel Corvin, Le Théâtre de boulevard, op. cit., p. 43. On a pu aussi parler d’ « hennequinade », en référence au vaudevilliste Alfred Hennequin (1842-1887) pour désigner « toute pièce où les portes jouent un rôle important » (Henri Gidel, Le Vaudeville, op. cit., p. 118).

[12] B. Brunet, Le théâtre de Boulevard, op. cit., p. 120.

[13] M. Corvin, Le Théâtre de boulevard, op. cit.,, p. 46.

[14] B. Brunet, Le théâtre de Boulevard, op. cit., p. 123.

[15] François Billetdoux, Tchin-Tchin, Arles, Actes Sud-Papiers, (1986), 1998, p. 7. C’est le cas de toutes les pièces de Billetdoux qui « essaye toujours d’écrire au plus près de “l’esprit du temps”, afin de tenter de le comprendre en profondeur en cherchant à lui trouver, sinon à lui donner, un sens » (Jean-Marie Lhôte, Mise en jeu François Billetdoux, Arles, Actes Sud-Papiers, 1988, p. 80).

[16] Évoquées en I, 1, p. 17.

[17] Évoquées p. 17 et p. 59.

[18] F. Billetdoux, Tchin-Tchin, op. cit., p. 7. Désormais toutes les références à cette édition se feront in texto.

[19] F. Billetdoux, Il faut passer par les nuages, in Théâtre, Paris, La Table Ronde, 1964, vol. 2, p. 172. Désormais toutes les références à cette édition se feront in texto. La pièce a été rééditée chez Actes Sud-Papiers en 1987, et réimprimée cette année (2015).

[20] F. Billetdoux, Le Comportement des époux Bredburry, Arles, Actes Sud-Papiers, 1991, p. 24. Désormais toutes les références à cette édition se feront in texto.

[21] L’Avant-Scène, n° 193, 15 mars 1959, p. 24, pour cet article de presse et les suivants.

[22] “Color”, in The Golden Book of Poetry, New York, Simon and Schuster, 1947.

[23] « […] le monologue peut raconter bien des choses, tandis que le soliloque est un entretien avec soi-même » (op. cit., p. 64). On sait la place que les monologues occupent par ailleurs dans son œuvre radiophonique ou théâtrale…

[24] « Paméla. […] quand votre verre est aux trois quarts plein […] et que vous n’avez pas soif, comment en venez-vous à le prendre et à le vider ? / Césaréo. Par vertige » (Tchin-Tchin, op. cit., p. 25).

[25] Voir aussi Il faut passer par les nuages, op. cit., p. 254 et p. 256.

[26] Jean-Marie Lhôte, Mise en jeu François Billetdoux, op. cit., p. 90.

[27] Sans qu’il soit question d’y renoncer, le but restant d’aller au-delà de la solitude… Voir J.-M. Lhôte, Mise en jeu François Billetdoux, op. cit., p. 166.

Bibliographie

Corpus d’étude

BILLETDOUX François, Tchin-Tchin, Arles, Actes Sud-Papiers, 1998. Paru initialement dans Théâtre 1, Paris, La Table Ronde, 1959.

‒ Le Comportement des époux Bredburry (1961), Paris, Actes Sud-Papiers, 1991.

Il faut passer par les nuages, in Théâtre 2, Paris, La Table Ronde, 1964. Réédition : Actes Sud-Papiers, (1987), 2015.

Ouvrages 

L’Avant-Scène n° 193, 15 mars 1959.

Europe, n° 786 : « Le Vaudeville », octobre 1994.

AUTRUSSEAU, Jacqueline, Labiche et son Théâtre, Paris, L’Arche, 1971.

BARROT, Olivier, & CHIRAT, Raymond, « Ciel, mon mari ! » ‒ Le Théâtre de Boulevard, Paris, Gallimard, coll. « Découvertes », 1998.

BRUNET, Brigitte, Le théâtre de Boulevard, Paris, Nathan Université, « Lettres sup. », 2004.

CORVIN, Michel, Le Théâtre de boulevard, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 1989.

GIDEL, Henri, Le théâtre de Georges Feydeau, Paris, Klincksieck, 1979

‒ Le Vaudeville, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 1986.

LHÔTE Jean-Marie, Mise en jeu François Billetdoux, L’arbre et l’oiseau, Paris, Actes Sud-Papiers, 1988.

SOUPAULT, Philippe, Eugène Labiche, Paris, Mercure de France, 1964.

Auteur

Jean Bardet, professeur agrégé de Lettres modernes, longtemps chargé de cours à l’Université de Paris Est/Marne-la-Vallée, est l’auteur des huit notices consacrées aux œuvres dramatiques de François Billetdoux dans le Dictionnaire des pièces de théâtre françaises du XXe siècle (Jeanyves Guérin (dir.), Champion, 2005), et de sept éditions critiques parues aux éditions Gallimard, dont celles du Paradoxe sur le comédien de Diderot (folioplus classiques n°180) et de la comédie Poil de Carotte de Jules Renard (folioplus classiques n°261).

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Billetdoux métaphysicien


On a beaucoup parlé de l’humour de Billetdoux, humour à la fois tendre et cruel qui naît de l’observation attentive, même lorsqu’elle paraît totalement irréaliste, de la souffrance humaine. En revanche rarement a été attirée l’attention sur la dimension métaphysique de son œuvre qui se cache derrière cet humour, sur la présence permanente de la mort, ce qui est l’objet de cet article, à partir de trois exemples, Va donc chez Törpe, Ne m’attendez pas ce soir et Comment va le monde, Môssieu ? Il tourne, Môssieu ! 

Much has been written about humor in Billetdoux’s theater: a humour both tender and cruel that comes from close observation of human suffering, even when it seems totally unrealistic. However rarely has been drawn attention to the metaphysical dimension of his work behind the humor, and to the constant presence of death. This is the subject of this article, through the analysis of three examples: Va donc chez Törpe, Ne m’attendez pas ce soir et Comment va le monde, Môssieu ? Il tourne, Môssieu ! 

 


Texte intégral

On a beaucoup parlé de l’humour de François Billetdoux, humour à la fois tendre et cruel qui naît de l’observation attentive, même lorsqu’elle paraît totalement irréaliste, de la souffrance humaine. Il entretient en effet un rapport au langage bien particulier, en partie hérité de son passage à la radio où il a travaillé en permanence sur les mille facettes de la langue parlée mais aussi de sa participation à des spectacles de cabaret, chez Milord l’Arsouille ou à L’Ecluse où il interprète lui-même les « monologues à dire », toujours teintés d’insolite, qu’il compose. Dès Tchin-Tchin en 1959 [1], pièce avec laquelle le public le découvre vraiment [2], la presse, unanime, saluant la naissance d’un nouvel auteur, met l’accent sur cet humour. Morvan Lebesque dans Carrefour [3] y voit « un miracle de tendresse et d’ironie ». Dans Le Parisien libéré, Georges Lerminier, séduit par la fantaisie langagière, trouve le spectacle « énormément spirituel, vaguement inquiétant [4] ». Il ajoute qu’on « y retrouve le ton du Billetdoux des émissions poético-farfelues de la radio. Il y entre pas mal de préciosité, une préciosité ironique, très consciente ». Quant à Paul-Louis Mignon, qui apprécie particulièrement le « tragique optimiste de la pièce », il écrit :

L’humour avec lequel F. Billetdoux considère les choses a l’originalité de n’être pas une arme de défense, il n’est pas un moyen de dissimuler un désespoir secret, il affirme au contraire une sagesse, la certitude qu’au bout de la nuit, il est possible de connaître le plaisir de vivre [5].

C’est également cette langue singulière que retient de lui, lorsqu’a sonné l’heure des bilans, Colette Godard dans l’article nécrologique qu’elle lui consacre dans Le Monde le jeudi 28 novembre 1991 :

Il […] bâtit en rêve des nuits peuplées de mots lumineux, de fantômes inquiets, de copains bien vivants. Homme de radio, les distorsions sonores rendues possibles par la technique le fascinent. Et, comédien, le langage, la façon dont se jouent les multiples sens des phrases.

Il en est de même pour Poirot-Delpech dans le même numéro du Monde qui se ressouvient du plaisir des mots que lui procura Tchin-Tchin :

La grâce existe, nous l’avons rencontrée, un soir de 1959 au Théâtre de Poche. Un couple de soiffards trinquaient, Tchin-Tchin, à la santé des mots, ces adorables faux-frères. Elle, c’était Katarina Renn, à l’accent germanique, lunatique, inspirée. Lui, c’était l’auteur, Billetdoux, distillant ses propres répliques avec une gourmandise surprise. Sous le regard d’un certain Claude Berri, le futur producteur, Billetdoux imposait sa silhouette et son style d’adolescent poupin, l’œil et la bouche luisant de tendresse inquiète, douloureuse. En plein théâtre de l’absurde était né un cousin antillais [6] de Boris Vian, plus tourmenté et lyrique, plus russe, à sa façon.

Si donc l’humour, le brio langagier, ont été soulignés tout au fil de la carrière de Billetdoux, en revanche rarement a été attirée l’attention sur la dimension métaphysique de son œuvre qui se cache derrière cet humour, sur la présence permanente de la mort, de la vieillesse qui en est l’antichambre, sur le désarroi face à la question, éternellement sans réponse, de l’existence, de la place de l’homme dans l’univers, ce que je voudrais faire ici, à travers l’analyse de trois pièces, Va donc chez Törpe, Ne m’attendez pas ce soir, Comment va le monde, Môssieu ? Il tourne, Môssieu !

1. Le suicide imparable

Après avoir tenté de cerner dans Tchin-Tchin et dans Le Comportement des époux Bredburry (1960) le mystère des relations amoureuses, Billetdoux, écrivant Va donc chez Törpe (1961), se penche sur l’énigme du suicide et sur l’inaptitude de l’homme à empêcher son semblable de commettre l’irréparable. Il se place d’ailleurs dans l’héritage de Camus, de

Noces d’abord, un cri naturel, puis en parallèle les deux qui datent de 1942 et qui vont de l’indifférence à la parole d’un Job sans interlocuteur. L’Étranger se transforme à travers Le Mythe de Sisyphe qui débute par : « Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide [7]. »

et plus loin :

Ah ! Être là au moment où quelqu’un veut attenter à sa propre vie ! L’en empêcher ! Trouver quoi dire ! Le fait est que le suicide ne saurait être pour moi d’abord et seulement une hypothèse philosophique [8].

Dans l’étrange auberge d’Europe centrale de Va donc chez Törpe viennent se retirer tous les désespérés du pays car la propriétaire, une certaine Ursula Törpe, sait comprendre leur dégoût de l’existence et les apaiser, les persuader de continuer à vivre. Or voici que depuis un certain temps elle n’y parvient plus et qu’au contraire on y meurt beaucoup plus qu’ailleurs.

À leur arrivée, ils espèrent encore quelque chose d’autre : un au-delà d’eux-mêmes. Hélas ! Mademoiselle Törpe, ancienne Résistante, n’identifie plus l’ennemi à combattre. Elle n’en peut plus de faire face seule à tant de désespérances. À son tour, elle appelle au secours ou, si l’on préfère, à une autre conscience [9].

Cette « autre conscience », c’est l’inspecteur de police, Karl Töpfer, qui vient sur sa demande inspecter les lieux pour enquêter sur cette vague de suicides. Interrogeant un à un tous les pensionnaires, Klaus von Karadine, un hobereau, Tsilla Mamadou, un étudiant noir, Stephan Pocoresco, un juif, etc.… il découvre avec effroi que ces êtres aspirent à la mort et se rend compte qu’ils ne viennent là que pour mettre un terme à leur existence. Essayant en vain de saisir leurs mobiles (l’alcool, la maladie, l’amour, l’argent ?), il finit par s’apercevoir que rien ne manque à ces malheureux, sinon… le désir de vivre.

Dites-moi, est-ce que vous n’avez pas tout ce qu’il vous faut pour être heureux ? La santé, la nourriture, le logement, l’avenir, la vie ? Il n’y a rien d’autre peut-être, mais cela vous l’avez. Alors ! Et qu’est-ce que vous voulez d’autre ? J’ai essayé de le faire entendre à chacun d’entre vous tout à l’heure, mais vous m’avez considéré comme une brute imbécile [10].

Billetdoux fait remarquer que « l’inspecteur Töpfer, le personnage-moteur de l’action, répète enfantinement : “Je veux comprendre” [11]. » La femme de ménage se moque de lui et de cette prétention à comprendre :

Et il y a des petits messieurs bavards qui viennent faire les coqs dans les bonnes maisons, et qui se pavanent, et qui tournicotent, et qui poussent des cris, et qui voudraient que les autres expliquent ce qu’ils ne comprennent pas dans leur cervelle de coqs ! J’en ai vu toute ma vie, mon garçon, des comiques de votre espèce. Ils posent des questions et c’est tout ce qu’ils savent faire [12].

L’inspecteur est d’autant plus surpris qu’il rappelle, dans sa tirade inaugurale, que la première fois qu’il se rendit dans ce village, dans cette auberge, la joie régnait, on y dansait ; que la deuxième fois il y vint pour se cacher car c’était la guerre, cette deuxième guerre mondiale qui, il en a conscience, a marqué un seuil dans l’histoire de l’Europe si bien que l’homme n’a plus la même place dans le monde qu’avant.

Si le suicide apparaît à tous les pensionnaires de l’auberge comme devoir être leur destin, c’est qu’ils éprouvent le sentiment qu’ils sont déjà touchés par l’aile de la mort. L’un d’eux, Pocoresco, déclare :

Mais nous sommes déjà morts, jetons un coup d’œil ! Le fumier est sous la peau. Cette odeur de bête qui respire mal, que ni le froid, ni la pluie, ni rien ne disperse, c’est nous-mêmes [13].

L’inspecteur voudrait éviter les prochains suicides mais se trouve totalement démuni face à la détresse humaine. Impuissant, il assiste à la mort d’un des pensionnaires qui se tue sous ses yeux. L’enquête n’a pas abouti, ses tentatives pour ramener les désespérés à la vie non plus. Lui-même va ressortir de l’expérience totalement désemparé, ayant perdu toutes ses certitudes. Dans cette pièce aux accents métaphysiques, que Billetdoux pensait d’abord intituler Hôtel de l’espérance et des noyés réunis [14], c’est toute l’insoluble difficulté d’être qu’il interroge à travers deux personnages, l’inquiétante Törpe, avatar dégradé de psychopompe, et l’inspecteur désarmé qui ne trouve aucune réponse à ses questions. Ce n’est pas un hasard s’il interprète lui-même à la création le rôle de l’Inspecteur qui essaie vainement de sonder les cœurs et se heurte à ce mystère de l’existence que tout son théâtre met en scène. Cette pièce parabole dit, à travers un humour grinçant, la pitié et la sympathie qu’il porte à l’humanité souffrante.

Va donc chez Törpe n’est pas une pièce rassurante […]. Mais c’est un apologue ambigu et généreux sur la fameuse difficulté d’être, une de ces œuvres bizarres, intrigantes, inquiétantes, ‒ affectueuse, somme toute, qui nous rappellent que la vérité ne s’obtient jamais en soumettant les autres à la question, mais qu’on s’en rapproche en se posant, tous ensemble, les vraies questions, les questions de vie, de mort ou d’amour […] [15].

La pièce est créée le 28 septembre 1961 au Festival de Liège en Belgique avec un grand succès et représentée le lendemain au Studio des Champs-Élysées à Paris dans la mise en scène d’Antoine Bourseiller [16]. Tous, Robert Kanters dans L’Express, Pierre Marcabru dans Arts, Roger Nimier dans Le Nouveau Candide, applaudissent tant le dialogue éblouissant que le décor, saisissant dans sa sobriété, ainsi que le jeu des acteurs. Bertrand Poirot-Delpech dans Le Monde est dithyrambique, saluant dans le théâtre de Billetdoux une voie dramatique qui vient renouveler l’Avant-Garde des années cinquante, « dépassant le constat de faillite inspiré à ses devanciers par l’incohérence des choses et des mots » :

À l’Avant-Garde tout intellectuelle des années cinquante, condamnée aux poubelles de Beckett, il fait succéder une Avant-Garde qui pourrait s’appeler celle du cœur et de l’envie de vivre envers et contre tout. Ce besoin éminemment moderne de transcender les vieilles notions d’absurdité et de mort, il fallait, pour le traduire en termes d’aujourd’hui, des trésors de sensibilité, d’ironie, d’invention poétique… et de technique théâtrale. Billetdoux les possède miraculeusement, avec son art des ruptures tendres et burlesques, d’où naissent par mégarde des rêves infinis. L’auteur de Tchin-Tchin est devenu un grand poète de la nuit [17].

Billetdoux est désormais un auteur reconnu, comme en témoigne en cette même année 1961 la parution aux éditions de La Table Ronde du Théâtre I [18].

2. Le spectre de la vieillesse

 Comme dans Va donc chez Törpe, la mort plane dès le lever de rideau dans Ne m’attendez pas ce soir (1971), ce « poème-spectacle », selon la dénomination de Billetdoux, dans lequel un vieil homme nommé ‒ antiphrase comique ‒ Bonaventure, rôle tenu là encore par Billetdoux lui-même, qui porte un « maquillage-masque disant vieillesse », déclare :

Ainsi je meurs

comme un insecte

comique

alors

qu’on ne m’embête plus !

Au public, fortement.

Ne me dites pas que je n’ai pas changé !

Maintenant j’ai pris peur.

Mais vous-même, comment allez-vous, camarades ?

N’est-il pas regrettable qu’en prenant de l’âge

on ne puisse plus au fur et à mesure aller mieux qu’avant ?

Difficultueusement, il se détourne et va vers l’Épouvantail aux Miroirs, qui est comme qui dirait fermé.

Avec toutes les choses qui m’empâtent

sans compter les doutes

nous n’irons plus bien loin…

 

Se regardant.

C’est l’automne

les bajoues tombent

les cernes jaunissent

ne parlons pas des poils…

 

Il ouvre l’Épouvantail, se regardant successivement dans chacune des trois parties…

Je rêvais d’être un aigle

je me croyais un lion

me voilà ruminant…

Il s’assied.

À trop se ralentir

on se tient moins qu’un arbre

on meurt plus vite qu’un caillou [19].

Avec la présence de l’Épouvantail aux Miroirs, épouvantail sur lequel Bonaventure lit sa vieillesse, c’est une atmosphère de conte qui baigne cette pièce qui pourrait avoir comme sous-titre les deux âges de la vie. À côté de Bonaventure, se tient Évangéline, une jolie jeune fille nonchalamment allongée dans un hamac, figure allégorique de la jeunesse. Sa futilité contraste avec l’inquiétude qui assaille l’homme.

Moi, je ne vois plus que trois endroits où vivre :

en Californie ‒ on the beach ‒

aux Galeries Lafayette

et l’été dans un magnolia [20].

Après avoir contemplé dans les trois miroirs de l’épouvantail sa décrépitude, c’est dans le visage d’Évangéline, devenue l’épouvantail, que Bonaventure interroge avec angoisse sa vieillesse.

L’atmosphère est tout aussi inquiétante dans Les Veuves (1975), pièce elle aussi composée à la manière d’un conte, dans laquelle le Vieil Oncle, rôle à nouveau tenu par Billetdoux lui-même, parti très loin, revient au pays natal au soir de sa vie, et essaie de différer ce retour qu’il appréhende car il a le sentiment d’aller à la rencontre de sa mort. Aussi, alors que toutes les femmes de ce village où il n’y a plus que des veuves guettent son arrivée avec impatience, crie-t-il, comme Bonaventure : « Ne m’attendez pas ce soir » [21]. Le reflet du visage dans le miroir y est tout aussi angoissant. Chrysalide, l’une des crapaudines, « interroge le miroir et ses compagnes :

‒ Est-ce que j’ai changé ?

Est-ce que

j’ai changé [22] ?

Il en va de même dans Tchin-Tchin où dans le village du héros, Césaréo, « … toutes les femmes sont en deuil d’on ne sait qui… [23] ». Le vieil homme qu’inquiète l’approche du terme, on le voit, est un personnage récurrent dans le théâtre de Billetdoux.

3. Les tribulations funestes de la guerre

Poursuivant, après un intermède comique, Pour Finalie ‒ commande d’Antoine Bourseiller pour le spectacle collectif Chemises de nuit, auquel participent Ionesco et Vauthier avec Délire à deux et Badadesques ‒ le questionnement métaphysique engagé dans Va donc chez Törpe, Billetdoux, dans Comment va le monde, Môssieu? Il tourne, Môssieu! (1964), « une aventure tragi-comique [24] » porte pour la première fois le drame sur la scène du monde. Par son titre, qui est un emprunt à Timon d’Athènes [25], il place explicitement la pièce sous le signe de Shakespeare [26] mais aussi des Pensées de Pascal qu’il cite dans sa « Préface » de 1990 :

Je ne sais qui m’a mis au monde, ni ce que c’est que le monde, ni que moi-même ; je suis dans une ignorance terrible de toutes choses ; je ne sais ce que c’est que mon corps, que mes sens, que mon âme et cette partie de moi qui pense ce que je dis, qui fait réflexion sur tout et sur elle-même, et ne se connaît non plus que le reste. Je vois ces effroyables espaces de l’univers qui m’enferme, et je me trouve attaché à un coin de cette vaste étendue, sans que je sache pourquoi je suis plutôt placé en ce lieu qu’en un autre, ni pourquoi ce peu de temps qui m’est donné à vivre m’est assigné à ce point plutôt qu’à un autre de toute l’éternité qui m’a précédé et de toute celle qui me suit. […] Tout ce que je connais est que je dois bientôt mourir, mais ce que j’ignore le plus est cette mort même que je ne saurais éviter [27].

Il narre, sous un mode burlesque, l’errance d’un soldat français, Hubert Schluz, qui parvient à s’évader en 1944 d’un camp de concentration de Silésie avec un soldat américain, Job [28]. C’est à toute la monstruosité de la grande Histoire que sont confrontés les deux héros, jetés comme Candide dans « une boucherie héroïque ». Les deux hommes, qui s’entraident pendant la débâcle, deviennent compagnons d’infortune. Schluz, un banlieusard gringalet et timide, un invétéré bavard à qui sa naïveté joue bien des tours, rêve de tenir une gargote au bord de la Marne tandis que l’Américain, un homme pragmatique qui fonce, brutal, sans se poser de questions, sans se préoccuper de ceux qui l’entourent, veut retourner dans son Texas natal pour y construire une ville. Bien que tout semble devoir les séparer, les malheurs qu’ils vivent ensemble font naître entre eux une solide amitié que rien ne viendra entamer. Job, sous le charme, ne se lasse pas d’écouter les propos truculents de Schluz, tantôt gouailleur tantôt raisonneur. Quant à Schluz, séduit par la force herculéenne de Job, il renonce à tout pour le suivre, à sa femme, à son pays, à ses copains, et il l’accompagne jusqu’au fin fond du Texas. Petits points perdus dans un monde apocalyptique, les deux hommes parcourent ensemble des milliers de kilomètres, de la Silésie au Texas, en passant par Paris, New-York, etc…, jusqu’à ce que s’achève lamentablement leur dérisoire épopée. Enfin parvenu au Texas, Job est abattu par trois cow-boys, laissant, seul au milieu des derricks, le malheureux Schluz qui rêve pourtant toujours d’ouvrir un bistrot. À travers la pitoyable odyssée du couple, c’est sur la misère de la condition humaine que s’interroge Billetdoux. Dans cette sorte de roman picaresque porté à la scène, c’est toute la fragilité de l’homme ballotté dans un univers violent et chaotique, mais c’est aussi la force de son instinct de vie qu’il représente. Pièce cosmique comme l’a voulu son auteur qui déclare dans son « Avant-propos » :

Quant au décor et à la musique, j’ai rêvé dans cette entreprise qu’ils soient la terre et le ciel, par quoi nous nous sommes envolés dans le temps et dans l’espace et dans la gravitation [29].

Mise en scène par Billetdoux lui-même, la pièce est créée le 11 mars 1964 au Théâtre de l’Ambigu [30]. Dans cette œuvre qu’il qualifie de « western métaphysique », sans doute ironiquement par référence à ce « western endiablé » qu’est, selon Beckett, En attendant Godot, Billetdoux, désireux de « composer une orchestration multiforme autour de deux solistes », réalise une expérience scénique originale. Face aux deux protagonistes, il place une douzaine de mimes qui incarnent les quelques soixante-quinze personnages que rencontrent Schluz et Job au cours de leur interminable périple. Quoique muets, ils ne sont pas pour autant de simples figurants. Billetdoux les qualifie de personnages au sens plein du terme. Il donne l’exemple de Madeleine, la femme de Schluz ou des trois cow-boys meurtriers qui sont annoncés par le dialogue, puis nommés, affirmant qu’ils sont non seulement utiles à l’intrigue mais aussi qu’ils sont « nécessairement autres que ce que Job et Hubert en disent, sinon il n’y aurait pas rencontre, ce choc de volontés opposées qui a force de loi au théâtre. Et ces gens-là pourraient prononcer des répliques, mais ils se taisent, et c’est chaque fois par un mutisme particulier qu’ils répondent et le plus souvent par un acte qui s’ensuit. Ils interviennent, ils sont [31]. » D’autres sont là pour figurer les foules. Ce sont, comme il l’explique également, « les déportés, les soldats américains, les soutiers qui ne sont muets que de langue. Ils forment images et signifient : ils meurent, ils tuent, ils obéissent, ils représentent et, à mes yeux, se tiennent au bord de danser. » Ceux qui chantent ont une fonction chorique, tel le jeune soldat SS :

Je ne sais rien de qui me mène,

je crois en mon cheminement.

[…]

Qui me dira donc qui me mène

et où va mon cheminement [32]?

Tous ont pour rôle de représenter le monde dans lequel évoluent, en proie au désarroi, les deux héros. « C’est toute une génération éperdue par la guerre qui dit ses doutes [33]. »

Le décor géométrique conçu par Jacques Noël contribua à créer une impression d’immensité dont Philippe Dechartre souligne la pertinence. C’est « un immense espace courbe qui a la rigueur et la fascination métaphysique d’une équation. Dans cette masse sculpturale façonnée d’une seule main s’ouvre l’ombilic géant du monde, inexorable point de fuite vers où convergent et disparaissent les hommes et les femmes du drame [34]. » Bertrand Poirot-Delpech dans Le Monde admire lui aussi la force du décor qui suscite chez le spectateur « des effrois d’Apocalypse [35] ». Elsa Triolet dans Les Lettres françaises le 19 mars 1964 a également perçu la force de l’interrogation métaphysique que porte ici Billetdoux :

Un spectacle qui n’est ni facile, ni simple. Sa structure cinématographique, ses images, ses données appartiennent aux jours d’aujourd’hui, théâtralement, humainement et philosophiquement […]. La pièce respire l’air de notre temps, notre atmosphère viciée, porteuse de germes, nos obsessions… Or, même sa métaphysique a la chair et les os des hommes d’aujourd’hui.

Conclusion

Si la mort est l’angoisse qui irrigue toute l’œuvre du poète dramatique, c’est qu’il l’a rencontrée très tôt, comme il en témoigne lui-même dans sa « Préface » à Va donc chez Törpe, sous-titrée « Un peu d’air ! Un peu d’air ! »

Déjà la mort fait partie de ma famille, où l’on a beaucoup disparu sans rien me dire.

Ma mère a été enlevée de sa chambre en cachette quand j’avais sept ans. Plus tard on me racontera qu’elle avait attrapé un coup de vent froid en montant jusqu’où elle n’aurait pas dû : au premier étage de la tour Eiffel. En ce temps-là, on avait quelque honte à mourir de tuberculose, cette consomption par mal d’amour, romantique et contagieuse.

Dans le même immeuble, le concierge a été découvert dans la cave, asphyxié par les émanations de la chaudière d’où dont il avait la charge. Puis, sous l’Occupation allemande, notre voisine de palier au deuxième étage, rondelette et rigolote, qui était juive hongroise, par panique une nuit s’est jetée par la fenêtre.

Enfin, vers l’âge de quinze ans ‒ je m’assure encore mal de l’ordre des choses dans mon passé ‒, j’ai appris que l’abbé Marie, père missionnaire et curé de Saint-Pierre de Montmartre, auquel on avait confié mon enfance orpheline, s’était donné la mort, comme m’a dit. Puis par hasard un soir que mon père dont j’ignorais tout avait lui aussi mis fin à ses jours d’une balle au cœur alors qu’il avait vingt-trois ans et que j’avais deux mois.

On comprendra que l’inquiétude du suicide me soit consubstantielle [36].

Il y a pour lui d’abord ce scandale ontologique de la mort individuelle. Il en est un autre, historique, lui, celui de la mort de masse, perpétrée par l’homme, cette espèce d’autodestruction à laquelle le siècle dans lequel il a vécu, siècle qui a dépassé en barbarie tous les précédents, lui a donné d’assister.

Jusqu’à la puberté, les récits des anciens combattants de 14-18 ‒ surtout ceux des gueules cassées que l’on regardait discrètement comme des monstres ‒ ou les échos de la guerre d’Espagne et des luttes ouvrières dans les rues de Paris m’environnaient davantage que ceux des années folles. Ah ! Comme j’écoutais ! Dans l’étonnement.

[…]

À la Libération, après avoir fréquenté les cadavres des bombardements aériens par service civique et salué ceux de mes amis fusillés, j’ai parcouru Paris de part en part, grâce à une carte de journaliste, et j’ai vu les femmes tondues et le lynchage des prisonniers allemands. Quelques semaines plus tard, je suis allé à la rencontre, d’hôtel en hôtel ‒ ils avaient droit au luxe dans leur costume rayé jaune et noir ‒ des premiers rescapés des camps de la mort lente.

Ma voix a mué vite. J’ai dû parler en homme prématurément, par enfance humiliée, thème connu. J’irai jusqu’à dire « en vieillard précoce ». L’une des origines peut-être de mon goût du comique, par déguisement.

Je ne me suis pas résigné, je ne me résigne pas au non-sens.

[…]

Il y avait eu la répression de cette révolte première en Hongrie et il y avait la question de la torture en Algérie perpétrée par nous autres. Plus « aigûment » que jamais, j’ai ressenti comme nous étions possédés depuis plus d’un siècle en Europe par un subtil processus de dépérissement suicidaire [37].

Ce sont donc ces deux angoisses qu’il a portées à la scène dans toutes ses pièces, qu’elles soient intimistes ou qu’elles représentent le théâtre du monde, ce sentiment que l’homme porte la mort en lui comme le ver au milieu de la pomme, cette conscience que l’Europe est en perdition. Dans trois des pièces considérées ici, Billetdoux qui est à la fois poète et homme de plateau s’est distribué lui-même à la création dans le rôle principal, le Vieil Homme de Ne m’attendez pas ce soir, le Vieil Oncle dans Les Veuves, l’Inspecteur dans Va donc chez Törpe, ou bien a réalisé la mise en scène dans Comment va le monde, Môssieu ? Il tourne, Môssieu !, ce qui est une façon de montrer au public qu’il se place au cœur du drame, que cette expérience de la mort et de la destruction est sienne, mais qu’elle est également celle de tout homme, et de ce fait de l’impliquer davantage, de l’obliger à se sentir directement concerné.

Notes

[1] La pièce est créée avec succès le 26 janvier 1959 au Théâtre de Poche-Montparnasse, dirigé par Renée Delmas et Étienne Bierry, dans la mise en scène de François Darbon, avec, dans les rôles principaux, Katharina Renn (Mrs Paméla Puffy-Picq), Francois Billetdoux (Césaréo Grimaldi) en alternance avec Roland Dubillard. Traduite en dix-neuf langues, elle fera bien vite le tour du monde.

[2] Il a déjà écrit pour le théâtre avant 1959 et a été joué. En même temps qu’il a publié son premier roman, L’Amiral, il a monté en 1955 au Théâtre de l’Œuvre un spectacle intitulé Les Plus Beaux Métiers du monde dans lequel il a mis en scène deux courtes pièces, Au Jour le jour de Jean Cosmos et sa première comédie, À la nuit la nuit, mais ce spectacle est resté confidentiel.

[3] Cité dans L’Avant-Scène, n° 193, 18 mars 1959.

[4] Ibid.

[5] Ibid.

[6] Allusion au fait que pendant deux ans, en 1949 et en 1950, Billetdoux est le directeur artistique de Radio-Martinique.

[7] Va donc chez Törpe, Arles, Actes Sud-Papiers, 1989, « Préface. Un peu d’air! Un peu d’air ! », p. 6.

[8] Id. p. 9. Les italiques sont de Billetdoux. Il en est de même dans les citations suivantes.

[9] Ibid.

[10] Va donc chez Törpe, op. cit., p. 53.

[11] Va donc chez Törpe, « Préface » déjà citée, p. 8.

[12] Va donc chez Törpe, p. 22.

[13] Id., p. 24.

[14] Va donc chez Törpe, « Préface », p. 8.

[15] Claude Roy, « Un apologue ambigu et généreux », L’Avant-Scène Théâtre, n°273, octobre 1962.

[16] Avec les décors de Pace. La distribution réunit Michel Daquin (Klaus von Karadine), Christiane Ribes (Ada), François Billetdoux (l’Inspecteur Karl Töpfer), Yves Péneau (Gustav), Chantal Darget (Opportune), Katharina Renn (Ursula Törpe), Yves Kerboul (Hans Meyer), Charles Millot (Stéphan Pocoresco), Dia Fara (Tsilla Mamadou), André Weber (Piotr Ollendorf), etc. La pièce est jouée pendant un an à Paris avec un immense succès.

[17] Bertrand Poirot-Delpech, « L’avant-garde du cœur », cité dans L’Avant-scène n°273, octobre 1962.

[18] Contient À la Nuit la nuit, Tchin-Tchin, Le Comportement des époux Bredburry et Va donc chez Törpe.

[19] Ne m’attendez pas ce soir, Arles, Actes Sud-Papiers, 1994, p. 9-10.

[20] Id., p. 10.

[21] Les Veuves, L’Avant-Scène Théâtre n°571, p. 26.

[22] Id., p. 23.

[23] Tchin-Tchin, Arles, Actes Sud-Papiers, 1998, p. 20.

[24] Comment va le monde, Môssieu? Il tourne, Môssieu!, Arles, Actes Sud-Papiers, 1990, « Avant-propos pour la première édition, 1964 », p. 7.

[25] « Comment va le monde ? ‒ Il s’use, Monsieur, à mesure qu’il grandit. »

[26] « Comment va le monde, Môssieu?… Dans les royaumes de William Shakespeare, d’où la question m’est venue […] » (« Préface »), p. 15.

[27] Comment va le monde, Môssieu? Il tourne, Môssieu!, « Préface. Tout seul sous la lampe », p. 15.

[28] « Dois-je insister en soulignant en quoi il s’agit plutôt de l’Ancien Testament ? », id., p. 19.

[29] « Avant-propos pour la première édition », déjà cité, p. 8.

[30] La musique est de Joseph Kosma. André Weber (Hubert Schluz), et Jess Hahn (Job) interprètent les rôles des deux soldats.

[31] L’Avant-Scène Théâtre,  n° 311, 15 mai 1964.

[32] Comment va le monde, Môssieu? Il tourne, Môssieu!, p. 23-24.

[33] Comment va le monde, Môssieu? Il tourne, Môssieu!, op. cit., « Préface. Tout seul sous la lampe », p. 18.

[34] Cité dans L’Avant-Scène Théâtre, n° 311, op. cit.

[35] Ibid.

[36] Va donc chez Törpe, « Préface » déjà citée, p. 5.

[37] Id. p. 5-6.

Auteur

Marie-Claude Hubert est professeur émérite de littérature française à Aix-Marseille Université. Spécialiste du théâtre français du XXe siècle (depuis son premier ouvrage : Langage et corps fantasmé dans le théâtre des années cinquante : Beckett, Ionesco, Adamov, Corti, 1984), notamment de Lenormand, Vitrac, Montherlant, Genet, Beckett, Ionesco, Adamov, Audiberti, elle a publié de nombreux ouvrages sur le théâtre, édité pour Gallimard Folio/Théâtre plusieurs pièces. Avec une équipe composée de chercheurs français et étrangers, elle a dirigé le Dictionnaire Beckett (Honoré Champion, 2011) et le Dictionnaire Jean Genet (Honoré Champion, 2014).

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Œuvres de François Billetdoux : une chronologie

Texte intégral

Naît le 7 septembre 1927. Son père meurt le 12 décembre suivant ; sa mère quand il a sept ans, le 7 septembre 1934. Études secondaires au Lycée Condorcet, études de lettres à la Sorbonne. Assiste au cours dramatique Charles Dullin (« Je ne cherchais pas à être comédien, mais à étudier la mise en scène ») ; dit de temps en temps des poèmes au Lapin agile (cabaret montmartrois). A la passion de tous les moyens d’expression. En 1945, intègre l’Institut des Hautes études cinématographiques (IDHEC) ; en 1946, le Club d’Essai de la radiodiffusion française (créé le 31 mars), animé par le poète Jean Tardieu.

Oh que j’ai fouiné en 1945 ! J’avais la nostalgie d’un autre monde, mais peut-être était-il en celui-ci, selon Paul Eluard. Parti sans le savoir en quête d’un père et de la parole, d’une mère et d’un lieu, d’un maître et de la réalité, j’allais naître par l’oreille en m’improvisant durant dix années par les moyens radiophoniques en un temps où l’on avait faim en France, où les journaux étaient riches de colère, où la télévision, c’était « des blagues » et où il n’y avait pas encore trois ou quatre jeunes gens à se servir d’une guitare comme d’un cheval. (Billetdoux, 1972)

1. 1946-1950 : débuts à la radio [1]

[radio] Producteur de « variétés littéraires » au Club d’Essai de la RTF, 1946 à 1948. Notamment :

Les Anes rouges, Club d’Essai, série de 1946 à 1948, Hubert Degex co-prod. (chant et piano). Quelques sketches : « Deux camarades », « L’École des quatre saisons », « Remèdes aux cœurs brisés », « la « Grande auberge », « L’utopie géniale », « Noir », « La vie d’un homme célèbre »…

Le Grand Sympathique, Pierre Arnaud co-prod., 1947. Émission publique enregistrée au théâtre Agnès Capri.

À la bonne semaine, Paris-Inter, Jacques Peuchmaurd co-prod., 1947.

Le Lapin à Gil, avec Jacques-Roger Caussimon, Club d’Essai, série 1948.

Humeurs et humour, Chaîne Nationale, « Les variétés du Club d’Essai », Billetdoux prod. et réal., série 1948

Ils jouent ? Mais non, ils vivent leurs propres histoires, et parfois même ils les chantent. Chaque fois, le jeu consiste à nous mettre en présence de personnages qui disent sans plus de façon ce qu’ils voient, ce qu’ils éprouvent, ce qui leur arrive. C’est ce qu’ils appellent eux-mêmes crier comme des ânes. Mais, évidemment, ils crient à l’occasion avec beaucoup de poésie, et cela nous permet d’entendre une chanson comme « Mon camarade » de Caussimon.

D’ailleurs les ânes rouges nous présentent chaque fois des poèmes et des chansons dont ils sont les auteurs, ou bien qu’ils empruntent à leurs auteurs favoris. Parmi, nous retrouvons souvent Jacques Prévert et Caussimon. Mais alors s’il faut classer cette émission, nous serons fort embarrassés, bien sûr, elle relève à première vue des variétés, et, cependant, elle ne ressemble pas à ce que nous avons coutume d’entendre […] Peut-être existe-t-il une forme de divertissement moderne qui prendrait tantôt le ton de la farce, tantôt celui de la poésie ou de l’humour, ne dédaignerait pas les gags et, cependant, conserverait tjrs une tenue littéraire et musicale de qualité. (presse [2])

En 1949-1950, responsable à la Martinique des programmes pour les Antilles. Il part avec sa femme Evelyne. Naissance de ses deux filles Virginie en 1949, et Raphaële (aujourd’hui Marie), en 1951. « Vers le temps où je passais mon permis de conduire (je m’étais marié entretemps), je fus saisi du besoin d’aventures ! Et le 20 décembre 1948, je partis pour les Antilles : j’étais chargé de la direction du poste de Radiodiffusion de Fort-de-France » (« François Billetdoux nous parle de ses émissions », La Semaine radiophonique, octobre 1954). « Dès ses débuts, l’artiste innovant et l’organisateur créateur cohabitent en lui. Ainsi de toute sa carrière, si harmonieusement qu’il est devenu impossible de séparer l’un de l’autre. » (Émile Noël).

2. 1951-1958 : de la radio au théâtre

À la radio, producteur d’émissions, animateur de variétés, réalisateur d’émissions dramatiques et autres (Les Vertiges de M. Flûte, série de de Francis Claude, Le Parasite, adaptation du roman de Dostoïevski par Soupault, La Fable de l’enfant volé, œuvrette de Pirandello, La vérité est morte d’Emanuel Roblès, La Bouche d’ombre, de Lise Deharme (sur Hugo), Petites épopées d’un nouveau monde (poèmes longs de Cocteau, Beucler, Fargue, Cendrars, Prikaz et Prévert), entretiens de Jean et Taos Amrouche avec Jean Giono, Les aventures de M. Pic, Jefferson Mississipi, de Michel Mohrt d’après William Faulkner, etc.), auteur de pièces policières. « Pratiquement, les premières pièces que j’ai pu écrire, je les ai écrites pour la radio […] J’ai commencé par ces exercices avant de revenir à mon envie profonde qui était le théâtre » (Billetdoux, 1986).

Brève incursion sur une scène de théâtre en 1951-1952, avec deux sketches inclus dans le spectacle Treize pièces à louer (Théâtre du Quartier latin) et un « Prologue » formé de cinq courts monologues. Retour au cabaret (Milord l’Arsouille, L’Écluse) en 1954-1955 : création et interprétation de monologues (Autodidacte, Le bon père…), réalisation d’émissions de variétés comme Au pays de Papouasie, spectacles poétiques d’Agnès Capri (Chaîne parisienne, août-septembre 1954). Vrais débuts au théâtre : au printemps 1955 avec À la nuit la nuit.

C’est parce qu’en 1955 j’ai été « interdit d’antenne » à la Radiodiffusion française, puis « privé d’antenne » lors du premier début fâcheux d’Europe N°1 que je me suis enfin décidé à écrire et à monter ma première œuvre de théâtre. Somme toute à accéder résolument à un monde en trois dimensions. (Billetdoux, 1986)

De 1955 à 1958, dirige les programmes de la RFOM puis SORAFOM (service de radiodiffusion de la France d’outre-mer).

1951

[radio] Une famille perdue, Chaîne Nationale, série Modern Style modifié 1950, 15 avril 1951, durée : 20 mn. Avec Jacques Dufilho et Jean Bellanger, Amédée, etc. Billetdoux auteur et prod.

[radio] Tchin-Tchin ou l’accouplement, Chaîne Nationale, Modern Style modifié 1950, 22 avril 1951, durée : 24 mn. Avec Jacques Dufilho et Jean Bellanger, Billetdoux auteur et réal.

Et, dans la même série, deux autres émissions non identifiées.

[variétés] Opéra biographique et À la chasse comme à la chasse, deux saynètes pour Treize pièces à louer, m. sc. Michel de Ré, Théâtre du Quartier Latin, 14 avril 1951. 13 courtes pièces de sept auteurs : Billetdoux, Pierre Devaux, Roland Dubillard (Incognito, chansons), Henri Duvernois, Guillaume Hanoteau, Steve Passeur, Jean Tardieu (trois textes : Les Erreurs, Oswald et Zenaïde, Ce que parler veut dire).  « Très nette infidélité à l’école Prévert. De temps en temps, cela paraît souhaitable » (presse). « La note “Saint-Germain-des-Prés est donnée par trois des fournisseurs de cabarets d’avant-garde ; François Billetdoux, Guillaume Hanoteau et Jean Tardieu, très connu par ailleurs comme poète » (presse). Billetdoux ouvre aussi le spectacle par un « Prologue » composé de cinq monologues pastichant les « discours » d’un curé, un homme politique, un mondain, un animateur radio et un maire.

[radio] Vacances perdues, Paris Inter, feuilleton estival tous les lundis et jeudis à 16h10 à partir du 13 août, 12 émissions de 20 mn. Histoire d’un jeune employé parisien « qui ne part pas en vacances et dont la petite chambre montmartroise est bombardée de cartes postales et de prospectus touristiques envoyés par ses amis et connaissances. Ces vacances perdues seront, bien sûr, prétexte à chansons » (presse).

[radio] Interventions 20 x 6 mn dans Les Vertiges de M. Flûte, Francis Claude prod., Chaîne Nationale, décembre 1951, dimanche de midi à une heure. Dialogues et chansons. Avec Maurice Biraud dans le rôle de M. Flûte et Billetdoux dans le rôle de sa conscience. « Il [M. Flûte] est notre visage de tous les jours. Un bien brave homme ; peut-être le plus dangereux camouflage du diable. Enfin, ce que nous sommes » (René Barjavel).

1952

[radio] Scarface, Chaîne Parisienne, avril. Durée : 30 mn.

[radio] Interventions dans La Roue tourne, Francis Claude prod., Chaîne Parisienne, lundi 20h30. Émission enregistrée en public à l’Alhambra-cinéma-music-hall (2000 places) puis au Théâtre de Babylone. Avec Michèle Arnaud et Mouloudji pour les chansons et dialogues, Maurice Biraud, et Billetdoux dans le rôle de « Monsieur Lebâton ». Une « conversation à bâtons rompus entre Francis Claude, François Billetdoux et Maurice Biraud entrecoupée de chansons » (presse). « Bien qu’inférieure aux “Vertiges”, cette “Roue” paraît supérieures à toutes les autres “Variétés” actuelles » (presse).

1953

[radio] Réalisation des Rencontres avec Jean Giono, 23 entretiens par Jean et Taos Amrouche, Chaîne Nationale, 12 février – 11 juin et 15 octobre – 3 décembre 1953, par émission de 40 à 45 mn.

[radio] Quelqu’un, « audiodrame », Chaîne Parisienne, dans la série Le jeu du mystère et de l’aventure, juillet 1953. Durée : 50 mn. « Une comédie follement triste de François Billetdoux. Le personnage central est un chat, un gros matou qui rend fou de jalousie un homme sur le retour. François Billetdoux, qui connaît son affaire, a découpé son texte en chapitres qui se développent à la manière d’un roman policier. » (presse).Version radiophonique du roman en préparation L’Animal (La Table ronde, 1955).

[radio] Toits et mois, Francis Claude, Habib Benglia, François Billetdoux prod., Chaîne parisienne, septembre 1953. Série pédagogique (« La Chasse à la petite bête », « À dos de rivière »…)

dans laquelle François Billetdoux donne, sous une forme attrayante, une idée de l’importance et de la complexité des efforts entrepris depuis 1947 pour l’équipement des territoires d’Outre-Mer. Un professeur dont les méthodes sont très originales s’occupe de six élèves, filles et garçons, noirs et blancs. Il expose un problème […] Le problème étant posé, on quitte la classe pour se transporter par des moyens radiophoniques (c’est-à-dire presque surnaturels) à travers les territoires de l’Union française. Le professeur (Francis Claude) est secondé par un compère, une sorte de magicien noir (Habib Benglia) don la sorcellerie rend possible les plus extraordinaires raccourcis. (presse)

[radio] Interventions dans Tentez votre chance, émission de la Loterie nationale, Paris Inter, 52 émissions à partir d’octobre 1953. « François Billetdoux transforme une émission ingrate celle de la Loterie Nationale, en cocktail spirituel. Chansons prestement amenées, interviews cocasses se succèdent à vive allure et font “passer” l’annonce fastidieuse (pour qui n’a pas de billets) des numéros gagnants » (presse).

[radio] Envers du pastiche, 6 émissions de 10 mn, « chef d’œuvre de goût », « débordant d’intelligence et de générosité » (F. de Roux).

1954

[radio] Les Nuages, pièce policière, Chaîne Parisienne, série Faits divers (1953-1956) « destinée à tous les amateurs d’extraordinaire et d’imprévu », P. Véry et M. Renault prod., P. Billard réal., 5 janvier 1954. 43′. Extrait ici.

[radio] Un soir de demi-brume, France Inter, série Faits divers, P. Billard réal., 7 septembre 1954, durée 1h05. Extrait ici.

[radio] C’est pas tous les jours dimanche, Paris-Inter, dimanche, 15h50, six émissions en octobre et novembre. « C’est une émission libre, où je passe de la musique, du chant, des poèmes, de la prose, et même des petits sketches » (Billetdoux, 1954).

[radio] De qui se moque-t-on ?, Paris-Inter, tous les jours de 19h55 à 20h, à partir d’octobre.

Je suis producteur réalisateur, mais je m’occupe très peu, directement, à l’émission ; je choisis les textes et les interprètes. C’est un billet, un sketch ou une interview, selon les jours, qui traitent de l’actualité. Mais c’est de l’humour plus que de l’esprit, et le ton varie forcément selon ceux qui viennent au micro. Ils ont leurs textes à eux, ou je leur en fais un. Ces cinq minutes exigent pas mal de travail ; je souhaite que les auditeurs les trouve brèves !… (Billetdoux, 1954)

La série est interdite courant novembre après une émission sur les magistrats, et Billetdoux interdit d’antenne : « Non seulement la série est brutalement interrompue, mais le jeune producteur-réalisateur est interdit à la RTF et toutes ses émissions suspendues. Motif : MM. Les magistrats se sont émus de ce qu’un avocat (qui avait pris le pseudonyme de Jean Buisson) leur ait décoché quelques traits humoristiques dont l’exactitude les a piqués au vif » (Combat, novembre 1954).

1955

[roman] L’Animal, 1955 (La Table ronde)

[théâtre] À la nuit la nuit, « petit drame comique » inspiré d’un fait divers (1955), création 17 mai 1955, volet d’un spectacle en deux parties, Les plus beaux métiers du monde comprenant aussi Au jour le jour de Jean Cosmos. Premier « insuccès d’estime ».

1956

[radio] Plaidoyer pour un homme triste, Chaîne parisienne, série Faits divers, P. Billard réal., 31 janvier 1956. Durée : 42 mn. Avec Michel Bouquet. Extrait audio ici.

[radio] Ne touchez pas à la vérité, Chaîne parisienne, série Faits divers, P. Billard réal., 7 février 1956. Extrait audio ici.

[radio] La clé sous le paillasson, Paris Inter, vendredi à 20h, 1ère série en mai 1956 (9 émissions), 2e série en septembre (13 émissions).

[variétés] Hi-fi, spectacle de variétés aux Trois-Baudets (Jacques Canettti dir.), 18 décembre 1956 – 14 mars 1957, 87 représentations. Sur les inconvénients du téléphone. Quatre parties : « Ouverture », « Eros 84-00 », « Les abonnés absents » et « Finale ». Mss conservés au Fonds Billetdoux de la BnF, cotes 4-COL-162 (34) à (41), dont ceux de « La complainte du téléphone » et « Quel numéro demandez-vous ? » (chansons).

1957

[roman] Royal Garden blues, Robert Laffont

[radio] Mathilde et ses mitaines, France Inter, série Les Maîtres du mystère, P. Billard réal., 29 octobre 1957, durée 56 mn. Nouvelle diffusion (avec nouvelle distribution) : France Inter, série Mystère mystère, 24 juillet 1962.

[disque] Une rose pour Charles Cros, 1957, Grand prix de l’Académie Charles Cros. Radiodiffusion sur la Chaîne Nationale en 1957.

[radio] Ne m’attendez pas ce soir, Paris Inter, octobre, 11 émissions de 20 mn.

1958

[radio] Lord Peter et l’inconnu, d’après le roman de Dorothy Leigh Sayers, France Inter, série « Les Maîtres du mystère », P. Billard réal., 14 janvier 1958, durée 1h05. Extrait audio ici.

[radio] Paris qui rêve, « super-production », Paris Inter, janvier 1958. Durée : 30 mn.

[radio] Bien amicalement, « comédie-suspense », un acte, Chaîne parisienne, 16 février 1958, émission « Grand Prix de Paris », prod. Pierre Cour. Création au théâtre en décembre 1967.

[radio] Pilule-vaudeville, « comédie-suspense », un acte, 1958. Diffusion : Chaîne parisienne, 6 juillet 1958, émission « Grand Prix de Paris », prod. Pierre Cour.

[télévision] Vacances 58, adaptation d’un roman de Léo Dartey, « comédie [musicale] légère », André Leroux réal., direction d’orchestre : Pierre Devevey, 1ère Chaîne, 22 juillet 1958.

3. 1959-1967 : de la réussite à l’insuccès

Le premier grand succès de théâtre c’est, en 1959, Tchin-Tchin ; Billetdoux a 32 ans. Commencent dix belles années ou presque, jusqu’à l’éreintement de Silence ! l’arbre remue encore… par la critique en 1967), à quoi Billetdoux réagit très violemment, persuadé qu’il est d’avoir écrit une grande œuvre (article « J’ai écrit ma dernière pièce… », Les Nouvelles littéraires, 17 août 1967).

Je le sais maintenant : j’ai eu besoin du théâtre non pour dépasser les limites comme Antonin Artaud le rêvait cruellement, mais pour découvrir la taille de l’homme, pour apprendre à vivre, par ouverture, dans une civilisation scientifiquement occupée à pulvériser tout mouvement qu’on doit qualifier de naturel. Je suis né, nous sommes nés « instruments de musique » (Billetdoux, 1972).

1959

[théâtre] Tchin-Tchin, « comédie en trois actes et quatre bouteilles» (1958), création 26 février 1959 (Théâtre de poche – Montparnasse). Le premier grand succès, à l’affiche pendant plus d’un an. « Au premier acte, annonce le programme, Pamela et Césario boivent du whisky. Une boisson un peu sophistiquée, comme leur attitude ; ils apprécient ensuite le cognac, bientôt remplacé par le rhum. En dernier acte, ils redécouvrent la simplicité du “gros rouge” en même temps que celle de leur âme » (G. Latour, ici et ).

Au début je suis entré dans le théâtre en me servant des diverses formes existantes aussi bien avec ma première pièce Le Comportement des époux Bredburry [écrite en 1955, jouée  en 1960], qu’avec Va donc chez Törpe [écrite en 1957, jouée en 1961.] Ce n’est qu’avec Tchin-Tchin que j’ai commencé à m’en libérer. Et par la suite les pièces qui ont suivi ont participé d’une certaine forme d’éclatement ou d’exercice. Dans la première partie de Il faut passer par les nuages, il y avait une tentative de cerner les rapports de simultanéité reposant sur la notion de monologue, qui m’a permis un exercice sur l’éclatement, sur scène, du temps et de l’espace. La simultanéité ne me paraît possible pour l’instant qu’au théâtre. Poursuivant mes recherches dans des voies différentes, j’ai essayé avec Comment va le monde Môssieu ? de traduire une conception orchestrale du théâtre avec deux solistes et un ensemble. (Billetdoux, « J’étouffe au théâtre », Les Nouvelles littéraires, 6 février 1969)

[radio] Suite pour orchestre et gens bizarres, Billetdoux prod., samedi 7 février 1959, mélange de chansons et textes courts, dont : Le coup de masse ; À la chasse comme à la chasse ; Concerto pour tête à tête.

[radio] Décembre 1924, « petite comédie d’époque », émission Grand Prix de Paris, Pierre Cour prod., France II – Régional, 24 mai 1959.

[cinéma] Liberté, scénario de film co-écrit avec Louis Malle, d’après un roman de Joseph Conrad, abandonné en 1966, que Billetdoux envisage de publier dans Catalogue d’un dramaturge sous le titre Je dis Liberté « enquête cinématographique » (projet de novembre 1984, mention « manuscrit à traiter pour l’édition »). Voir ici une interview de Louis Malle en 1959 sur ce projet de film.

1960

[théâtre] Le Comportement des époux Bredburry, « comédie en quatre actes » (1955), création 30 novembre 1960. « Un beau matin, en prenant leur petit déjeuner John et Elisabeth Mortimer apprennent, par la lecture de leur journal, que leur amie, Rebecca Bredburry met en vente son mari » (G. Latour). Lecture intégrale à la radio par l’auteur dans l’émission Lecture à une voix de Michel Polac en 1965 (France Culture, 25 septembre 1965)

[télévision] Concerto pour tête à tête, « divertissement », 1ère chaîne, 14 mai 1960, musique de Pierre Petit, chorégraphie d’André Lacroix, Roger Bénamou réal.

1961

[théâtre] Va donc chez Törpe, « comédie en quatre actes» (1957), création 28 septembre 1961 (Festival de Liège, Belgique). « Informé des multiples suicides qui se sont succédés dans l’auberge dirigée par Ursula-Maria Törpe, le policier vient enquêter auprès des pensionnaires » (G. Latour).

[roman] Brouillon d’un bourgeois, 1961 (La Table ronde).

[radio] Monologue, Paris-Inter, série Dimanche dans un fauteuil, 1er octobre 1961.

1962

[théâtre] Pour Finalie, « petit drame comique en trois tableaux » (1962), création 13 avril 1962. Commande d’Antoine Bourseiller pour Chemises de nuit, un spectacle réunissant Ionesco (Délires à deux), Vauthier (Badadesques) et Billetdoux. Lecture de larges extraits à la radio par l’auteur dans l’émission Lecture à une voix de Michel Polac (France Culture, 17 février 1968). Adaptation radio : France Culture, 13 mai 1996, réal. Georges Peyrou, durée 3h30.

[théâtre] Le timide au Palais, « comédie », d’après Tirso de Molina, adaptation de Billetdoux sous le pseudonyme de Caravette. Théâtre Gramont, 8 décembre 1962, puis Théâtre des arts à partir du 23 février 1963 (et d’abord au Festival de Montauban en 1959). Texte publié dans L’Avant-Scène en 1963, n° 284, puis Fayard, 1963, « pièce en trois journées », adaptation de « N. A. Caravette », prés. de Billetdoux.

1964

[théâtre] Comment va le monde, Môssieu ? Il tourne, Môssieu, « western métaphysique » (1964), comédie en 4 actes musique de Joseph Kosma, création 11 mars 1964 au Théâtre de l’Ambigu, m. sc. par l’auteur. Diffusion radio sur France Culture dimanche 19 avril 1964, durée 1h55. Deux rôles principaux et soixante-quinze personnages interprétés par quatorze comédiens. « L’action débute dans un camp de concentration nazi en hiver 1944 et se termine à l’automne 1945 aux confins de l’Amérique du Nord et du Mexique, un mois après le massacre atomique d’Hiroshima » (G. Latour).

[théâtre] Il faut passer par les nuages, « épopée bourgeoise en cinq mouvements » (1963), création 22 octobre1964 au Théâtre de France, m. sc. J.-L. Barrault. Grand succès. « Le Théâtre ? J’en fabrique ! J’en consomme ! Je m’y frotte ! Je m’y pique ! Je m’y “bataille” ! C’est quelque chose qui se fait comme l’amour » (Billetdoux, France Soir, 24 octobre 1964) Retransmission radio : 23 janvier 1966, durée 2h39.

J’écrivis pour Madeleine Renaud l’histoire d’une femme qui essaie de libérer les autres et elle-même des servitudes bourgeoises par lesquelles nous étouffons l’être humain dans nos sociétés occidentales. (Billetdoux, 1972)

Après un assez long temps de démarrage dû à la disposition parallèle et systématique d’un certain nombre de monologues dont la juxtaposition doit créer une mise en place volontairement lente, car il s’agit d’une adaptation à un genre de théâtre inhabituel, je me suis rendu compte que j’étais en train d’écouter, d’entendre, de regarder et de voir une œuvre de qualité exceptionnelle et de valeur incontestable. (Jean-Jacques Gautier, Le Figaro, 23 octobre 1964)

1966

[théâtre] Has been Bird, « enquête lyrique » en quatre mouvements, resté inédit, rédaction de décembre 1964 à octobre 1966, nombreux manuscrits au Fonds Billetdoux de la BnF. En 1972, Billetdoux présente l’œuvre, inspirée par la vie de Marilyn Monroe, comme « en quelque sorte, un requiem », « la destinée de quelqu’un qui n’existait que comme une apparence, par les autres, et qui mourut d’une impossibilité d’être ».

[radio] Le livre de chevet : François Billetdoux, France Culture, du 9 au 20 mai 1966. Rediffusion en février 1968. Producteur : Jean Vincent-Bréchignac. François Billetdoux présente et lit un choix de textes.

[radio] Comme il vous plaira : François Billetdoux, France Culture, 6 novembre 1966. Durée : 1h20. Producteurs : François Billetdoux, Jacques Floran. Réalisation : Jacques-Adrien Blondeau. Participants : François Billetdoux, Henri Gouhier, Pierre Schaeffer.

1967

[télévision] Pitchi Poï ou la parole donnée « enquête audiovisuelle » (1965), création télévisée en 1967. « « Je ne prétends plus être auteur, mais un coéquipier d’une œuvre collective. Ce n’est plus en Eurovision qu’il faut penser mais en Mondovision. Il faudra bientôt que les écrivains comptent avec le langage nouveau, c’est-à-dire qu’ils apprennent à penser international » (Billetdoux, entretien avec Jean Chalon)

[théâtre] Silence ! l’arbre remue encore… (1967), création. Éreintement de la critique, réaction polémique de l’auteur.

4. 1968-1974 : expérimentations et réflexions

1968

[théâtre] 7 + quoi ? « jeu » de 7 monologues présentant des « situations d’attente parallèle », tous écrits en mai 1968 : Léonore, Anatolie, Julie Mad [création de ces trois monologues le 2 novembre 1970 sous le titre Femmes parallèles], Bagage, Gnagna, Machin-tout-court, Pilaf. Création des trois premiers monologues au Festival dei Due Mondi (Italie) le 2 juillet 1968, de l’ensemble au Théâtre du Gymnase en septembre 1968, réal. sonore Jacques-Adrien Blondeau. Spectacle présenté par Marie Belle et Lars Schmidt, décors de Fiorelle Mariani, costumes de Charlotte Babayan ; avec Judith Magre (Julie Mad), Claude Brasseur (Machin-tout-court), Eleonore Hirt (Léonor Hart), etc. Publication dans Monologues (Actes Sud – Papiers, 1996). Diffusion radio de Pilaf : 17 janvier 1971, inclus dans Combien as-tu d’oreilles ? en monophonie sur France-Culture de 20h15 à 23h ; en stéréophonie sur France Musique de 20h30 à 23h. Durée : 21 mn. Sélection Prix Italia 1972. Rediffusion : France Culture, 21 février 1986.

[radio] Le retour d’Ulysse, France Culture, 10 émissions du 8 au 19 janvier 1968. Durée : environ 40 mn par émission. Réalisateur : Jacques-Adrien Blondeau. Une aventure vécue et racontée par ses protagonistes, d’après d’après une idée originale de François Billetdoux. Marcel Deglialme (ex colonel Fouchet) et Georges Klar racontent à tour de rôle leur évasion d’Allemagne après la défaite de 1940. Daniel Anselme est leur interlocuteur. François Billetdoux présente l’émission.

1969

[théâtre] Quelqu’un devrait faire quelque chose, « impromptu » sur le thème de la Paix universelle, avec l’ensemble Ars Nova sous la direction de Marius Constant, création au Festival de Vaison-la-Romaine le 27 juillet 1969. « Il faut échapper à la muséographie en invitant spectateurs et écrivains, à participer aux émotions scéniques de notre temps » (les spectateurs sont appelés à collaborer au déroulement du spectacle). Diffusion radio : France Culture, 7 décembre 1969 (larges extraits, durée 1h40).

1970

[théâtre] Femmes parallèles, Comédie-Française, 2 novembre 1970, soirée des « auteurs français nouveaux ». Léonore : Denise Gence ; Julie : Catherine Samie ; Anatolie : Christine Fersen. Dispositif scénique unique pour les trois spectacles de la soirée : Femmes parallèles de Billetdoux, comme la pierre de Roman Weingarten et Si Camille me voyait de Roland Dubillard (trois auteurs qui ont débuté à la radio).

1971

[radio] Ai-je dit que je suis bossu ? « oratorio » stéréophonique (1969), création : 17 janvier 1971, dans Combien as-tu d’oreilles ? en monophonie sur France-Culture de 20h15 à 23h ; en stéréophonie sur France Musique de 20h30 à 23h. Durée : 47 mn. Rediffusion de l’émission le 12 mars 1972. Commande de l’Atelier de création radiophonique (Alain Trutat). Sélection Prix Italia 1970. Création au théâtre le 13 janvier 1981 par Roger Blin. Publication dans Monologues en 1996 (Actes Sud – Papiers).

[théâtre] Rintru pa trou tar hin ! (1970), création Théâtre de la ville 26 février 1971, m. sc. Serge Peyrat, réalisation sonore : Jean-Wilfrid Garrett (réalisateur radio principalement, inventeur de la stéréophonie). Une pièce exprimant le souci de Billetdoux de composer ses spectacles comme de la musique.

Je me suis toujours préoccupé des problèmes sonores. Nous appartenons à un monde de plus en plus oral. […] Actuellement c’est le principe oral qui prime. Nous devons nous interroger, disons sur l’orthographe sonore. (Billetdoux, Les Nouvelles littéraires, 12 février 1971)

[théâtre] Ne m’attendez pas ce soir, « poème-spectacle » (1971), création à la scène le 20 octobre 1971, Odéon Théâtre de l’Europe, m. sc. par l’auteur. Évocation de Gérard de Nerval et de Guillaume Apollinaire. Masque : Petrus Bride, musique : Evanghelios Papathanassiou, son Madeleine Sola et Louis Matabon, avec la coopération de l’Atelier de création radiophonique de l’ORTF. Billetdoux joue Bonaventure.

1972

[théâtre] Les Veuves, « tapisserie lyrique » (aussi : « conte-spectacle ») créée le 18 juillet 1972 en co-production avec France Culture au Festival de Vaison-la Romaine et reprise le 26 octobre 1972, à l’Espace Cardin, m. sc. par l’auteur qui joue aussi  le rôle de l’Oncle Rouge-et-or. Texte publié dans L’Avant-Scène en 1975, n° 571.

[radio] Océan du théâtre : à quoi sert la parole ?, Billetdoux prod., avec la collaboration d’Odette Aslan, France Culture, série Les Chemins de la connaissance, mars et avril 1972, 12 émissions hebdomadaires de 20 minutes et un programme de 4 heures diffusé samedi 8 avril 1972, 14h30-18h30 sous le titre « Une enquête de François Billetdoux en marge de la série : Océan du théâtre ». « Objet : montrer comment “l’instinct de théâtralité” existe en tout homme, dans le but de dégager la notion de théâtre des formes fixées par l’usage et dans la perspective d’un renouvellement fondamental » (présentation du projet datée 30 novembre 1971, Fonds Billetdoux de la BnF).

1973

Nommé membre du Haut-Conseil de l’audiovisuel.

1974

[théâtre] La Nostalgie camarade… « partition théâtrale » (1974), création à la Comédie-Française dans une mise en scène de Jean-Paul Roussillon. Musique de François Bayle et Guy Béart réalisée dans les studios du Groupe de Recherches Musicales de l’ORTF (créé en 1958 par Pierre Schaeffer). Un échec. Diffusion radio du spectacle : France Culture, juillet 1974.

5. 1974-1985 : comment inventer l’avenir

L’échec de La Nostalgie camarade… pousse Billetdoux à laisser les chemins de la création artistique pendant quelques années (il y revient en 1980 avec Réveille-toi, Philadelphie !, créé… en 1988), pour s’investir toujours plus, au sein de l’ORTF puis de Radio France, dans la réflexion prospective sur la radio comme médium de création et de communication sociale, dans une approche que son vieil ami et collaborateur Émile Noël qualifie de « pragmatisme utopique » et décrit ainsi :

François Billetdoux a une vision globale et synthétique des choses et une approche expérimentale par le détail des faits. Il écoute, établit de nombreux contacts, entreprend des échanges, envisage des études diversifiées pour pondérer les dérapages et les subjectivités excessives, il s’informe des expériences étrangères. À partir de cette documentation, il dresse un tableau complet de la complexité des phénomènes dans le domaine qu’il considère, en tenant compte que ce domaine lui-même n’est pas hermétique mais ouvert et en interaction avec d’autres domaines. Alors, pour vérifier sa description initiale, il propose un certain nombre d’expérimentations précises, susceptibles de mettre en évidence l’articulation qui affinera cette vision globale. C’est ainsi que le théoricien poète, l’organisateur créateur, l’expérimentateur artiste travaillent en lui : « Ce n’est pas l’idée de recherche qui prédomine en moi, c’est l’idée que tout est possible ou presque, à condition de savoir se laisser aller, d’une certaine façon, à inventer » (Billetdoux).

1974

Nommé chargé de mission auprès de J. Sallebert, directeur de la Régie de Radiodiffusion de l’ORTF, pour élaborer une politique des programmes de France Culture diffusés sur le nouveau réseau d’ondes moyennes à partir d’octobre 1974. Remet son rapport en juin 1974 (« France Culture nouvelle forme »). Les Archives nationales conservent archives professionnelles de Billetdoux liées à ces activités. Voir ici l’inventaire de ce fonds Billetdoux 1971-1982.

1975

[radio & tv] Nommé Conseiller technique à la Présidence de Radio France, chargé des études prospectives (1975 – 1983), avec d’abord la responsabilité du Bureau d’Étude des Programmes (B.E.P.)

De 1975 à 1981, [Billetdoux] rédige, seul ou en collaboration, des documents concernant aussi bien les domaines de l’audiovisuel (Radiodiffusion et Télévision), que celui des télécommunications et de l’informatique. Ces multiples textes nous donnent la mesure de l’ampleur des processus en cours dans le monde de la communication, des incidences de l’évolution technologique et de leurs répercussions possibles. (Michèle Bidault van Tongeren)

1976

[radio & tv] Fondateur et responsable jusqu’en 1980 de la Cellule d’Études Prospectives (CEP) commune à Radio France et à l’Ina, créée en juillet 1976, en remplacement du Bureau d’Étude des Programmes, « avec la mission, d’une part, d’étudier le “champ des possibles” dans le domaine des moyens phoniques, en regard de la “demande sociale” et des techniques nouvelles de communication, d’autre part, de préparer la mise en œuvre d’opérations expérimentales. La Cellule d’Études Prospectives se donnait pour objectif principal de rechercher comment “inventer l’avenir”. Quand on consulte l’inventaire des archives François Billetdoux “ORTF – Radio France” (ici), on mesure l’importance et la diversité des travaux et des investigations menés sous sa direction » (Émile Noël).

[radio] Radio Solitude en Cévennes, mise en œuvre d’un projet de la Cellule d’Études Prospectives mené avec Émile Noël du 6 au 12 septembre 1976 pour Radio France et l’Ina, en collaboration avec la D.A.T.A.R. et avec la participation du Parc National des Cévennes. Comment créer du lien entre habitants de deux villages (Saint-André de Valborgne et Valleraugue) séparés par la montagne.

1977

[radio & tv] Organisation du colloque L’Homme d’aujourd’hui dans la société sonore, Maison de Radio France, 8-17 décembre 1977, 32 rencontres sur le thème : « La place du son dans la société contemporaine et dans la mentalité des individus », sous l’égide de l’UER et avec le concours du Groupement des Acousticiens de langue française.

1979

Refuse le poste d’administrateur de la Comédie-Française.

1981

[radio & tv] Responsable, de 1981 à 1983, de l’Atelier de Recherche de Programmes (A.R.P.) de Radio France, qui prend la suite de la Cellule d’Études Prospectives (C.E.P.).

Pionnier de l’audiovisuel moderne, [François Billetdoux] a imprimé sa marque dans l’histoire de la radiodiffusion et de la production audiovisuelle. Il a bien su annoncer, au cours des quinze dernières années, l’apparition, le développement et l’accélération des nouvelles technologies et l’avènement d’une mutation sociale, économique, institutionnelle et culturelle. Sa vision et ses travaux de créateur constituent aussi une contribution à l’histoire de la culture audiovisuelle du XXe siècle. (Michèle Bidault van Tongeren)

[lettres et arts] Préside, de 1981 à 1986, la Société des Gens de Lettres. La même année, fait partie des 24 membres fondateurs de la SCAM (Société civile des auteurs multimedia).

Cette société ne sera pas fondée, comme on l’a trop souvent dit, par la SGDL, mais par plusieurs membres du comité qui choisirent en leur nom propre, de participer à cette création. Parmi eux, François Billetdoux dont je tiens tout particulièrement à évoquer le souvenir, en rappelant combien son esprit inventif, prospectif a apporté à la Scam ; ainsi, cette dénomination d’« auteurs multimedia » qu’on nous envie tant aujourd’hui, c’est à lui que nous la devons. (Charles Brabant, en ligne ici).

6. 1986-1991 : Catalogue d’un dramaturge et dernières créations multimedia

À l’approche de la soixantaine, Billetdoux entreprend de réunir son œuvre passée et présente, tous supports confondus, sous le titre Catalogue d’un dramaturge. Un premier plan d’organisation de ce vaste projet d’édition en 21 volumes est esquissé en novembre 1984, qui va sensiblement évoluer ensuite. Réveille-toi, Philadelphie !, merveilleusement servi par le metteur en scène Jorge Lavelli, signe en 1988 un beau retour à la scène, avant le projet inachevé d’un feu d’artifice multimédia, Appel de personne à personne, dont seule la version radiophonique est réalisée avant sa mort.

1986

[édition] Catalogue d’un dramaturge, projet d’édition des œuvres de Billetdoux en 21 volumes aux éditions Actes Sud – Papiers. 14 titres sont publiés entre 1986 (Tchin Tchin) et 1997 (La Nostalgie camarade…), date à laquelle la publication est interrompue. L’ordre de parution des volumes ne suit pas l’ordre du catalogue. Parmi les inédits annoncés : Divertissements un peu tristes, « spectacles » et Faits divers pour l’oreille, « audio-drames ».

1987

[radio] À voix nue : François Billetdoux, France Culture, 10 émissions de 30 mn du 19 au 30 octobre 1987. Durée globale : 5 heures.

1988

[théâtre] Réveille-toi, Philadelphie ! (1980), création le 7 octobre 1988, m. sc. Jorge Lavelli. Succès exceptionnel. Prix de littérature dramatique de la Ville de Paris, prix du Syndicat de la critique dramatique et musicale, suivis, en 1989, du Molière du meilleur auteur.

[radio] Le bon plaisir… de François Billetdoux, France Culture, 26 mars 1988. Durée : 2h30. Émission produite et réalisée par François Billetdoux en collaboration avec Dorothée Noblet. Participants : François Billetdoux, Marguerite Gateau (réalisatrice), Claude Guerre (réalisateur), Etienne Valles (réalisateur), Jean-Baptiste Henry (Vice-Président de la Commission des lois), Jacques-Adrien Blondeau (ancien réalisateur radio). Montage d’entretiens, de reportages et d’archives.

1989

Prix du Théâtre de l’Académie Française pour l’ensemble de son œuvre.

1991

[radio] Appel de personne à personne (1991), France Culture, « Dramatique », 30 novembre 1991, durée 1h45. Précédé d’une « Esquisse de portrait de François Billetdoux ». La version radio est une des sept versions prévues par l’auteur pour cette œuvre, notamment (voir Fonds Billetdoux de la BnF) : audiographique, discographique, vidéographique, diaporama, « choré-calligraphique ». Texte publié en 1992 chez Actes Sud ‒ Papiers (Cd inclus).

Meurt le 26 novembre 1991.


Notes

[1] Dans la mesure où il s’agit aussi, dans cette chronologie, de faire connaître des aspects peu connus du travail de Billetdoux, notamment à la radio,  un certain déséquilibre existe dans la mention ou la présentation des œuvres et réalisations de l’auteur, dont le lecteur voudra bien nous excuser.

[2] Les coupures de presse citées proviennent du Fonds Billetdoux de la BnF, Département des Arts du Spectacle.

Auteur

Pierre-Marie Héron est professeur de Littérature française à l’université Paul-Valéry Montpellier et membre de l’Institut universitaire de France. A notamment publié des études sur Genet (Gallimard, 2003), Jouhandeau (PU Limoges, 2009) et Cocteau (PUR, 2010). Spécialiste des relations entre les écrivains et la radio en France au XXe siècle, il a dirigé plusieurs ouvrages sur le sujet. Derniers titres parus : Écrivains au micro. Les entretiens-feuilletons à la radio française dans les années cinquante (PUR, 2010); Jean Cocteau. Pratiques du média radiophonique (co-dir. avec Serge Linarès, Minard, 2013), Les radios de Philippe Soupault (dir., Komodo 21, 2015).

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