Présentation

« Nous n’avons plus besoin de vision sur le futur du livre, nous avons besoin d’historiciser notre relation au présent, dans son caractère imprédictible pour assumer notre responsabilité dans la transmission et l’exercice de la littérature. » (François Bon [1])

Les mutations actuelles de l’édition, technologiques comme économiques, bouleversent les normes d’un monde « littéraire » souvent taxé de technophobie et par nature fondé sur la continuité de sa propre tradition. Aussi bien au niveau de la production (traitements de texte spécifiques, facilité accrue de l’auto-édition sur des plateformes ad hoc) que de la réception (court-circuitage des instances de légitimation via la nébuleuse de l’internet et les blogs, émergence de nouveaux prestataires de tendance monopolistique), rien ne devrait longtemps subsister des apparences actuelles. Dans quelle mesure les écrivains, par-delà les protestations, se montrent-ils ouverts à ces mutations ? Si, dans Premier bilan après l’Apocalypse [2], la fin du livre papier signifiait pour Frédéric Beigbeder celle de la littérature, d’autres, François Bon en tête, sont prêts à tenter l’aventure en se confrontant au risque du numérique : les auteurs et les éditeurs doivent de toute urgence inventer les nouvelles formes de leur métier, oser « quitter le livre papier, cette beauté de matière, 300 ans d’histoire, parce que cet objet ne peut plus attraper le monde en face de lui [3]. »

Le symbole le plus brûlant de ce débat global c’est donc bien l’objet-livre lui-même, auquel la littérature a fini par s’identifier, rendant indissociables contenu et support. Avec l’apparition, annoncée irréversible, des tablettes et autres « machines à lire [4] », et malgré tous les efforts touchants de celles-ci pour simuler jusqu’au bruit de pages qui tournent, on craint qu’avec l’objet disparaisse tout un passé culturel qu’il symbolise, un monde d’habitudes, de pratiques, mais aussi de sensations qui font partie de l’imaginaire commun des auteurs et des lecteurs [5]. Et vacille aussi la certitude que le Savoir peut être enclos quelque part, dans des limites spatiales et matérielles, celles du livre, que « la pensée, produit spécifiquement immatériel, trouve demeure en un lieu qui la transforme en une matérialité que nos sens de la vue et du toucher peuvent appréhender » et qui « lui assure une permanence qui lui permet de défier le temps, donc la mort [6] ». Et pourtant le livre électronique pourrait bien n’être que l’ultime avatar du livre [7], au mieux une étape transitoire, au pire une régression eu égard aux promesses de l’électronique. Car l’heure est plutôt à la dissémination des textes sur internet, à leur circulation sur les réseaux. Le livre n’est plus « vécu comme un matériau de construction », solide pavé édifiant les murs de nos bibliothèques, ces demeures de la pensée, il se déforme, se décompose, se disperse, devient texte-flux. Qu’est-ce qu’un livre quand il n’a plus de support physique ? Le livre sera-t-il disloqué par le web [8], à l’heure où s’imposent de nouvelles manières de lire, fragmentaires et segmentées (l’interface de blog, de Twitter, de Facebook…), où apparaissent de nouveaux formats d’écriture qui privilégient la démultiplication des textes courts, le dispositif et le work in progress de l’œuvre ? Le concept d’hypertexte, comme l’explique Christian Vandendorpe, s’est construit contre la réalité du livre et du texte sur papier [9], contre sa linéarité, concept-repoussoir de la modernité, qui a partie liée avec la notion d’autorité :

On peut voir l’hypertexte comme un éparpillement de textes non hiérarchisés entre eux, notion qui, d’emblée, évoque une image de désordre et contraste avec le bel ordonnancement du livre et sa régularité mécanique. La nouvelle technologie du texte a ainsi toutes les apparences d’un chaos primordial appelé à balayer l’ordre ancien et d’où pourrait bien naître une nouvelle civilisation.

L’ombre de la fin du livre est donc tombée sur la galaxie Gutenberg. Une fois de plus ? Car s’il convient de penser ces mutations dans leurs spécificités actuelles et vraiment inédites, le thème n’est pas pour autant neuf. Implicitement, il est contenu dans le fait que le livre est lui-même le produit de mutations techniques et de concurrences médiatiques, et par là-même susceptible de déclin historique – le fameux « ceci tuera cela » : « sous la forme imprimerie », écrit Hugo (mais nous pourrions aujourd’hui lui substituer la formule « à l’heure du numérique »), « la pensée est plus impérissable que jamais ; elle est volatile, insaisissable, indestructible. Elle se mêle à l’air […] elle se fait troupe d’oiseaux, s’éparpille aux quatre vents, et occupe à la fois tous les points de l’air et de l’espace ». Comment, en lisant cette phrase, ne pas songer à internet et à ses possibilités infinies en matière de diffusion des textes ? Comme l’indique Bertrand Gervais, « L’imaginaire de la fin se saisit d’une transition, que ce soit celle du roman ou du livre – quand ce n’est pas celle d’une société, d’une civilisation tout entière –, et l’exploite comme crise. Et puisque les fins frappent l’imagination, l’idée se répand comme une traînée de poudre et s’impose comme une vérité, sans cesse réitérée [10] ». Au XVIIIe siècle Mercier, dans L’An deux mille quatre cent quarante, imagine la quasi-disparition des livres ; à la fin du siècle suivant le même fantasme de finitude est réactivé [11], mais dans un contexte bien particulier, évoqué ici par Jean-Christophe Valtat et Evanghelia Stead : au cours du XIXe siècle, avec le développement industriel de l’édition, la masse de livres s’est accrue de manière phénoménale [12]. Le marché du livre est engorgé et l’on rend la presse et sa publicité responsables de cette inflation de volumes de mauvaise qualité. Les réactions sont de deux types : rejet du livre ou fétichisme bibliomaniaque. C’est la première qui est examinée par Jean-Christophe Valtat dans son article consacré aux spéculations d’Octave Uzanne et Edward Bellamy dans La Fin des livres et With the Eyes Shut. L’invention future du livre phonographique, commode, confortable, et, comme aujourd’hui l’œuvre numérique, capable de s’hybrider et de se passer de tout intermédiaire pour sa publication, est à la fois le meilleur moyen d’échapper à l’engloutissement matériel par les livres tout en garantissant l’accès du plus grand nombre à la littérature. D’autres plaident en faveur d’une singularisation du livre contre le livre industriel et bon marché. Évanghélia Stead examine dans les livres fin-de-siècle la concurrence de l’image et du texte [13]. Au cours du XIXe siècle les auteurs, désireux de retrouver une correspondance entre les arts, veulent unir les expressions verbales et graphiques : c’est le succès du livre illustré qui s’achète davantage pour ses vignettes que pour le texte. Mais ce produit industriel peut aussi devenir un creuset d’expérimentation, d’hybridation du texte et de l’image, qui conduira à la découverte de nouveaux langages. Dans les deux cas évoqués ci-dessus ce sont les frontières de la littérarité qui sont explorées (virage vers l’oralité, remise en question de l’ordre sémantique par l’ordre graphique) à l’heure où celle-ci est questionnée par de profondes mutations culturelles, dans une situation de « bascule », dirait François Bon. Et l’on y verra moins un éloge funèbre du livre qu’une preuve de vitalité de la littérature qui s’invente ici et qui par exemple s’épanouira, à partir des années cinquante, dans les œuvres de poésie concrète et spatiale (Pierre Garnier), ou dans celles des poètes sonores (Henri Chopin, Bernard Heidsieck). Catherine Soulier montre comment ces derniers oscillent entre d’une part le rejet de l’idéologie du texte et du carcan de l’objet-livre et d’autre part un certain fétichisme du livre, outil malgré tout nécessaire de légitimation de la poésie sonore.

Eux donc n’ont pas rêvé l’incendie des bibliothèques, mais à la même époque, le numéro 47 de mars 1974 de L’Art vivant intitulé « Biblioclastes… bibliophiles », et qui sert de point de départ à la réflexion de Benoît Tane, revient sur le fantasme de destruction des livres en évoquant non seulement le célèbre Fahrenheit 451 de Ray Bradbury (1955 et l’adaptation de Truffaut date de 1966), mais surtout le roman Die Blendung d’Elias Canetti bien antérieur (1935), mais republié en français en 1968 sous le titre Auto-da-fé. Dans ce dernier, la bibliophilie poussée jusqu’à l’obsession du collectionneur misanthrope Peter Kien s’inverse en biblio-folie. Le medium livre, loin de disparaître, semble pourtant se vider de toute substance, devenir un objet vulgaire totalement inadapté au monde nouveau qui se prépare. Martina Stemberger poursuit cette exploration du discours biblio-apocalyptique en envisageant le champ littéraire ultra contemporain et notamment le technopessimisme d’un Frédéric Beigbeder nostalgique de la chair du livre et menant une croisade acharnée contre le livre numérique, livre-fantôme, et contre les formes littéraires poursuivant le non-livre, notamment l’hypertexte qui ébranle le monument auctorial. On a compris que pour certains, et Beigbeder en fait partie, la « fin du livre » signifie la fin de la « culture littéraire » et d’une certaine conception, élitiste, de cette culture. Dans quelle mesure la littérature est-elle exclusivement liée au livre et peut-il en exister de nouvelles espèces, par exemple sous forme électronique ?

Et si, comme le propose Anne Coignard en s’appuyant sur le thème de « l’idée du livre » chez Jacques Derrida, l’on cessait d’envisager la fin du livre comme fin du livre-papier ou saut dans l’après-livre, mais comme tension ou problème travaillant depuis toujours le texte lui-même, tension non résolue entre l’idée du livre et le travail de l’écriture ? C’est l’image concurrençant le texte ou le contredisant dans les exemples évoqués par Évanghélia Stead, ce sont les notes de bas de page proliférant jusqu’à mimer l’impossible présentation linéaire de la pensée dans La Reprise de Robbe Grillet examiné par Anne Coignard, ou encore, dans l’article d’Anaïs Guilet, l’hybridation du roman de John Barth Coming Soon!!! A Narrative intégrant les caractéristiques propres à la cyberculture dans un dialogue entre livre et écran, entre récit traditionnel et hypertexte. Le numérique a certes transformé nos modalités de création et de réflexion, mais la culture issue du numérique est née bien avant la technologie de l’ordinateur. Le non-linéaire existait déjà dans des œuvres nécessitant une lecture tabulaire (celles de Laurence Sterne ou Italo Calvino par exemple). Les formes brèves, séquencées se trouvent déjà chez Balzac ou dans les cahiers ou paperoles proustiens et les cent vingt mots quotidiens que s’imposait Stevenson peuvent faire songer aux cent quarante signes impartis par Twitter dans lesquels certains écrivains voient l’occasion d’un nouvel exercice de style. Ce nouveau paradigme dans lequel nous avons parfois le sentiment d’entrer n’est peut-être que la continuation d’un processus engagé depuis déjà plusieurs siècles. Et François Bon d’émettre l’hypothèse suivante : « […] l’idée de rupture est peut-être inhérente au livre qui n’a jamais vraiment eu de forme “traditionnelle”, en tout cas aucune qui puisse participer de la définition même du livre […] [14] ». La littérature et l’idée du livre excèdent en effet le livre, à l’image de ces « blocs noirs de littérature qui se sont dispensés du livre pour se constituer comme tels [15] » : les notes prises par René Char dans Fureur et Mystère, la correspondance de Madame de Sévigné évoqués par François Bon, lui qui nous invite à vivre cette mutation des supports comme « insigne chance » d’ « éprouver à nouveau la littérature ». Un certain nombre de ses livres depuis Tumulte (2005-2006) a d’abord été écrit en ligne sur son site avant de faire l’objet d’une version imprimée, mais d’autres œuvres explorant diverses possibilités de l’écriture web (hyperliens, intégration d’images, de sons, de videos, programmation aléatoire…) donnent lieu à des éditions numériques adaptées de l’original, l’enjeu étant une certaine adéquation du texte et du monde. Et d’autres ne sont visibles que sur le site, à la fois bibliothèque et laboratoire de l’œuvre. François Bon cite Walter Benjamin :

Tout indique maintenant que le livre sous sa forme traditionnelle approche de sa fin […] L’écriture qui avait trouvé asile dans le livre imprimé est impitoyablement traînée dans la rue par les publicités et soumise aux hétéronomies brutales du chaos économique. Et avant que l’homme contemporain en vienne à ouvrir un livre, un tourbillon si épais de lettres instables, colorées, discordantes, lui est tombé sur les yeux que les probabilités pour qu’il pénètre dans le silence archaïque du livre sont devenues très faibles [16]. »

Et le créateur du site Tiers Livre d’ajouter : «  comment installer, nous, dans le tourbillon instable et coloré du Web, ces espaces de l’intime, de l’imaginaire, de l’écart ? » L’enjeu en effet est de taille et seront à la hauteur de celui-ci ceux seulement qui auront su se rendre accessibles les contraintes techniques : « Approprions-nous le vocabulaire des flux et des formats comme les auteurs de la Renaissance se sont saisis de la page imprimée et de son vocabulaire et de ce qu’elle changeait à l’idée même du livre [17]. » L’histoire du livre est celle d’une incessante remise en question de l’œuvre comme clôture qui culmine avec le réseau et ses multiples usages d’écriture mi-collective, mi-individuelle. Une œuvre perpétuellement en train de s’écrire, de se construire et de se déconstruire. Pour François Bon le nouveau livre c’est le site, le site comme monde ou livre-monde : « nous serions alors chacun l’écrivain d’un seul livre. Ce livre grandirait en nous, il serait comme un arbre. Il serait fait de toutes nos traces, porterait à jamais toutes les cicatrices et les coupures. Nous grandirions notre livre […] nous saurions l’élaguer, le sculpter. Nous ne travaillerions pas à un livre. Nous travaillerions chacun à un arbre [18] ». Une œuvre-somme ouverte, unique, gargantuesque, « une sorte d’amplification emboîtée, en spirale, qui nierait toute idée du livre clos, voire même toute idée d’être rassemblée en livre [19] ».

Partons donc de l’hypothèse que cette fin du livre fait partie intégrante de l’imaginaire littéraire. C’est à une réflexion autour de l’histoire littéraire de cette notion (et de ses limites) que le RIRRA21 souhaite convier les lecteurs de ce dossier [20]. On envisagera bien sûr « la fin du livre » sous sa forme pessimiste et apocalyptique, qui tient, comme on l’a dit, à l’identification partielle de la littérature à l’objet-livre. Mais il faudra également se demander dans quelle mesure la fin du livre n’a pas aussi été, notamment pour une littérature d’avant-garde qui n’a cessé de jouer avec les limites spatiales ou typographiques, ou pour une littérature d’anticipation, un thème également positif, tout autant qu’une fatalité, la promesse d’un renouvellement formel plus en prise avec le contemporain et le futur. Et si la « fin du livre », loin d’être la « fin de l’écrit », n’était pas tant « la fin de la littérature » que le début d’une autre ?

Notes

[1] François Bon, « Dans ma bibliothèque | ma première liseuse numérique », Tiers Livre, article 4058.

[2] Frédéric Beigbeder, Premier bilan après l’Apocalypse, Paris, Grasset, 2011.

[3] Propos de François Bon, conversation avec Frédéric Beigbeder, « Le livre numérique est-il une apocalypse », rubrique « Livres » de LEXPRESS.fr/Culture, publié par Laurent Martinet le 15/11/2011.

[4] Thierry Grillet, « L’Ère des machines à lire », Le Monde, 14 juin 2012.

[5] « Je me souviens des livres. Je me souviens d’un livre que j’ai lu. Je me souviens de la taille, du poids, de l’épaisseur, du toucher », François Bon, Après le livre, [épaisseur].

[6] Yvonne Johannot, « Qu’est-ce qu’un livre ? », Bulletin des Bibliothèques de France, avril 1978, nº4.

[7] On lira à ce sujet la conférence de Jean Clément à la Biennale du Savoir de Lyon en 2000 : « Le e-book est-il le futur du livre ? », dans Les Savoirs déroutés, Villeurbanne, Presses de l’enssib, 2000.

[8] « Comme l’album et le journal, le livre sera disloqué par le web », novövision [internet, information et société], par narvic, post du 1er février 2009.

[9] Christian Vandendorpe, RS/SI, vol. 17 (1997), nos 1-2-3, p. 271-286.

[10] Bertrand Gervais, « La mort du roman : d’un mélodrame et de ses avatars », Études littéraires, vol. 31, nº2, hiver 1999, p. 53-70.

[11] Dans la continuité de la journée d’étude « La Fin du livre : une histoire sans fin » dont est issu le présent dossier, Corinne Saminadayar-Perrin a organisé les 15 octobre et 28 novembre 2014 deux journées d’étude consacrées à une archéologie de la « Mort du livre » et intitulées « La Mort du livre, Acte I : l’âge du papier, 1800-1914 » (RIRRA21). Actes à paraître dans la revue Autour de Vallès, n°45, 2015.

[12] Voir à ce sujet l’article de Daniel Sangsue, « Démesures du livre », Romantisme, 1990, n°69, p. 43-60.

[13] Évanghélia Stead, La Chair du livre. Matérialité, imaginaire et poétique du livre fin-de-siècle, Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2012.

[14] François Bon, « Tout indique maintenant que le livre sous sa forme traditionnelle approche de sa fin », Tiers Livre, article 2335.

[15] François Bon, « Écrivains sans livre : Sévigné », Tiers Livre, article 2345.

[16] Walter Benjamin, Sens unique, 1927. Cité par François Bon dans l’article 2335 de Tiers Livre.

[17] François Bon, Après le livre, Paris, Le Seuil, 2011.

[18] François Bon, « Nous serions alors l’écrivain d’un seul livre », Tiers Livre, article 2355.

[19] François Bon, « Portrait de moi en perdu, de l’écriture », dans Tumulte, fragment 110, Paris, Fayard, 2006, p. 231.

[20] Ce dossier rassemble les communications présentées lors de la journée d’étude « La Fin du livre : une histoire sans fin », organisée le 22 mars 2013 à Montpellier par Florence Thérond et Jean-Christophe Valtat / RIRRA21 (programme animé par Florence Thérond : « La littérature à l’heure du numérique : nouvelles pratiques, nouvelles postures »).




« Lire les yeux fermés » : une fin du livre 1900

Résumé

Deux ouvrages de la fin du XIXsiècle spéculant plus ou moins sérieusement sur le remplacement des livres par le phonographe, La Fin des livres (1895) d’Octave Uzanne et With the Eyes Shut, d’Edward Bellamy (1898), ne sont pas sans évoquer le discours contemporain de la « fin des livres », dans des termes, au demeurant, étonnamment proches et fondés sur un certain nombre de présupposés et d’analyses déjà vivaces il y a cent ans. Mais hier comme aujourd’hui, cette « peur » n’est qu’un exercice de pensée spéculatif, sur une « fin » fictive dont le vrai sujet est l’accommodation à un nouveau système économique.


As they speculate more or less seriously on the historical replacement of books by phonographs, two works from the end of the XIXth century, La Fin des livres (1895) by Octave Uzanne et With the Eyes Shut by Edward Bellamy (1898) are strikingly remiscent of our contemporary discourse about the « end of books », as if its presuppositions and analysis had hardly changed in 100 years. But yesterday like today, this fear is mostly a speculative thought experiment about an fictitious « end », while the real concern is about adapting to new economical conditions.


Sans doute, et l’on s’en excusera, cette communication vient-elle trop tard. Car déjà « nous sommes après le livre ». Si du moins l’on en croit ce qu’a écrit François Bon en 2012, dans ce qui ressemble tout de même curieusement à… un livre [1].

C’est qu’« après le livre » ne signifie pas tant, on l’aura compris, la disparition définitive du livre comme support que son déplacement dans le champ des pratiques littéraires, sa concurrence accrue avec les nouveaux médias numériques. Ce qui lui arrive est au fond comparable à ce qui est arrivé au disque, dont les contenus ont peu à peu essaimé en multiples formats de qualité à chaque fois moindre (cassette, CD, fichiers mp3) avec comme bénéfice symbolique de demeurer, aux yeux de certains connaisseurs, le support le plus prestigieux. On peut aussi penser à la manière dont le cinéma se consomme désormais sur une multitude de supports, de la vieille télévision au « smartphones », non sans laisser à la projection dans la salle obscure, pour certains du moins, un statut d’expérience privilégiée. De quasi monopolistique le livre devient ainsi un élément parmi d’autres d’une constellation technique qui inclut internet, les liseuses, les tablettes, les téléphones, mais aussi les réseaux sociaux, ou les blogs.

Mais quoi d’étonnant à cela ? Après le livre insiste sur le fait que le livre est lui-même le produit de ruptures historiques constantes, non seulement par rapport aux supports qui l’ont précédé (tablette, rouleau, codex) mais aussi dans son propre domaine (l’imprimerie, la presse, le livre de poche). De sorte que ce qui arrive aujourd’hui n’est qu’une nouvelle péripétie de cette histoire. Sans ignorer leur nature et leur portée, les mutations présentes peuvent ainsi se lire comme la suite logique de mutations passées et la fameuse « fin du livre », la répétition, sur un mode certes intensifié, de « fins » précédentes, ou de crises antérieures. Celles-ci au demeurant sont équivoques : si elles reflètent l’angoisse des lettrés devant les mutations de leur champ et la peur de le voir définitivement démodé, elles expriment aussi l’opportunité de sortir des limites d’un média parfois contraignant, de réfléchir à de nouvelles formes, de redéfinir le sens de l’activité littéraire elle-même.

L’exemple historique présenté ici renvoie à une menace peut-être encore plus effrayante que celle de notre contexte, où quel que soit le destin du livre, le texte écrit constitue tout de même, grâce à la concurrence offerte par internet à la radio et la télévision, le rapport privilégié à l’information et au savoir [2]. Car, lorsqu’en 1875 est apparu le phonographe [3], il a jeté dans le monde littéraire l’ombre d’une menace bien plus insidieuse : celle d’une domination sans partage de l’oralité sur l’écriture.  Elle est illustrée entre autres par deux petits textes quasiment contemporains, de part et d’autre de l’Atlantique. La Fin des livres (1895) d’Octave Uzanne [4], illustré par Robida, une conversation dans laquelle des artistes et des intellectuels anticipent sur la destinée du livre dans une culture purement phonographique. With the Eyes Shut (1898) d’Edward Bellamy [5], plus connu pour son Looking Backwards, décrit pour sa part le rêve fait par un voyageur en train (les yeux fermés donc) d’un monde dans lequel le phonographe a là encore entièrement remplacé le livre et permet donc de « lire », là encore, les yeux fermés.

Dans cette expérience de pensée fantaisiste, Bellamy et Uzanne s’efforcent de considérer cette révolution de manière exhaustive, dans ses aspects physiologiques, économiques et esthétiques. On sera peut-être surpris d’y retrouver, au-delà même de la question de la « fin », pensée ici plus radicalement qu’aujourd’hui, des problématiques qui nous sont tout aussi familières, ou pour le dire nettement, déjà les nôtres.

1. Neurasthénie de la lecture

Le danger de la lecture au XIIIe siècle était d’abord d’ordre moral, par le déchaînement de l’imagination et le mimétisme passionnel qu’elle suppose, et éventuellement physique, par son lien discursif avec l’onanisme. Au siècle suivant, ils sont d’abord physiologiques. Tout simplement parce qu’ils participent, avec les techniques de transports et de communication, à l’ « overdose » de stimuli d’informations que le cerveau doit traiter quotidiennement. C’est tout le discours de la neurasthénie, en effet, actif à partir des années 1880 et les travaux de George Miller Beard, que de désigner l’environnement médiatique et technique comme la cause principale des troubles nerveux :

On voit aisément que la cause première de l’augmentation des cas de neurasthénie dans ce pays est la civilisation elle-même, avec tout ce que le terme implique, avec ses chemins de fer, son télégraphe, son téléphone, sa presse périodique, intensifiant de dix mille façons l’activité cérébrale et les soucis [6].

C’est même chez certains chez certains penseurs, le signe de la décadence culturelle, tels Nordau, dont La Dégénérescence est l’exact contemporain du livre d’Uzanne :

Même les petits ébranlements en chemin de fer non perçus par la conscience, les bruits perpétuels et les tableaux variés des rues d’une grande ville, notre impatience à connaître la suite de tels ou tels évènements, l’attente de notre journal, du facteur, des visiteurs, tout cela coûte du travail à notre cerveau. Depuis cinquante ans, la population de l’Europe n’a pas doublé ; la somme de son travail est montée au décuple, en partie même à cinquante fois plus. Chaque homme civilisé fournit donc aujourd’hui de cinq à vingt-cinq fois autant de travail qu’on lui en demandait il y a un demi-siècle [7].

Dans ce contexte de saturation médiatique, le premier reproche fait au livre est vieux comme l’imprimerie elle-même : c’est sa prolifération qui étouffe l’humanité sous des montagnes de papiers inutiles, d’autant plus futiles qu’ils doivent désormais composer avec la concurrence d’autres médias. William Poole, l’un des personnages de la conversation d’Uzanne s’en avise ainsi :

Il faut que les livres disparaissent ou qu’ils nous engloutissent; j’ai calculé qu’il paraît dans le monde entier quatre-vingts à cent mille ouvrages par an, qui tirés à mille en moyenne font plus de cent millions d’exemplaires, dont la plupart ne contiennent que les plus grandes extravagances et les plus folles chimères et ne propagent que préjugés et erreurs [8].

Le second est directement lié à l’impact physique de la lecture, repensée comme pathogène : heurts successifs, un énervement très troublant à la longue [9].

Uzanne reproche donc (ou feint de reprocher au livre) de trop solliciter l’attention à une époque où, comme l’ont montré les travaux de Crary et de Rabinbach [10], cette attention devient un sujet d’intérêt pour les psychologues, qui la corrèlent à un souci plus large de la fatigabilité du corps humain dans le contexte de la modernité. Bellamy s’en prend lui, et d’une manière qui annonce Mc Luhan et sa critique de la Galaxie Gutenberg, à la rupture de l’équilibre entre les sens [11] :

Le sens de la vue était terriblement surmené avant l’introduction du phonographe, et maintenant que le sens de l’ouïe commence à assumer sa propre part de travail, il serait étrange qu’une amélioration de l’état des yeux de la population ne se fasse pas remarquer. Les physiologistes en outre ne nous promettent pas simplement une vision améliorée, mais un physique plus sain de manière générale, notamment en ce qui concerne la posture, maintenant que l’écriture et l’étude n’impliquent plus, comme auparavant, cette attitude sédentaire qui tord la colonne et affaisse les épaules. Le phonographe a au moins rendu ceci possible de développer l’esprit sans contraindre le corps [12].

Uzanne lui emboîte le pas, d’une manière plus ouvertement satirique et amère, en insistant sur la logique humaine de la loi du moindre effort.

Je crois donc au succès de tout ce qui flattera et entretiendra la paresse et l’égoïsme de l’homme ; l’ascenseur a tué les ascensions dans les maisons; le phonographe détruira probablement l’imprimerie. Nos yeux sont faits pour voir et refléter les beautés de la nature et non pas pour s’user à la lecture des textes ; il y a trop longtemps qu’on en abuse, et il n’est pas besoin d’être un savant ophtalmologiste pour connaître la série des maladies qui accablent notre vision et nous astreignent à emprunter les artifices de la science optique.

Ce souci hygiéniste se traduit par la possibilité, grâce au phonographe portatif alimenté par le propre fluide corporel de l’utilisateur, de se cultiver ou de se distraire tout en marchant – un avant-goût de la miniaturisation et de la portabilité actuelle, où le léger et le mobile deviennent en eux-mêmes des valeurs.

Bref d’un point de vue physique, comme Uzanne le confirme :

Les auditeurs ne regretteront plus le temps où on les nommait lecteurs ; leur vue reposée, leur visage rafraîchi, leur nonchalance heureuse indiqueront tous les bienfaits d’une vie contemplative [13].

On le voit, le premier souci, pour légitimer cette mutation, et c’est encore là un trait bien actuel, est l’accent mis sur la réception, son confort, sa commodité, car au fond le problème n’a pas changé depuis un siècle : c’est bien le public de masse, le client-roi, qui est le premier concerné par les mutations en cours, au nom de la démocratisation.

2. « L’âge de l’accès »

Ce souci premier du public, comme acteur principal de la révolution en cours, renvoie aussitôt à l’aspect économique. Curieusement, le modèle envisagé par Bellamy comme par Uzanne est plus proche du modèle contemporain que Jeremy Rifkin a baptisé, il y a quelques années déjà, « l’âge de l’accès [14] ». Il ne s’agit plus de posséder les objets, mais de pouvoir y accéder moyennant un abonnement ou droit d’usage – à l’instar des fichiers numériques qui ne cessent d’appartenir aux plateformes qui les vendent, et peuvent les retirer à tout instant de votre liseuse.

Hamage – mot entre Hommage et Damage, comme pour exprimer ce que le nouveau média  fait subir au nouveau ? – l’interlocuteur du narrateur de la nouvelle de Bellamy, lui en explique le principe lors d’une visite d’une librairie de rouleaux phonographiques.

Les gens à ce comptoir ne sont pas des acheteurs mais des emprunteurs […]. Il expliqua ensuite que là où le vieux livre imprimé était endommagé lors de sa manipulation par le lecteur et devait donc être racheté de suite ou emprunté à des tarifs élevés, le phonographe d’un livre, n’étant pas manipulé mais simplement en rotation dans une machine, n’était que peu abîmé par l’usage, et par conséquent les livres phonographies pouvaient être empruntés à un prix infinitésimal [15].

Le même principe s’applique chez Uzanne d’un accès le plus démocratique possible à des prix les plus bas possibles, qu’il s’agisse d’écouter (en streaming, pour ainsi dire) ou d’acheter sur de véritables distributeurs automatiques, sur le modèle, par exemple, des distributeurs de boissons chaudes dans les rues du Paris fin-de-siècle, ou de ceux de livres à 2 € qu’on trouvait il y a quelques années dans les rues du même Paris – cette bibliothèque automatique que traverse la Seine

À tous les carrefours des villes, des petits édifices s’élèveront autour desquels pendront, à l’usage des passants studieux, des tuyaux d’audition correspondant à des œuvres faciles à mettre en action par la seule pression sur un bouton indicateur. D’autre part, des sortes d’automatic libraries, mues par le déclenchement opéré par le poids d’un penny jeté dans une ouverture, donneront pour cette faible somme les œuvres de Dickens, de Dumas père ou de Longfellow, contenues sur de longs rouleaux faits pour être actionnés à domicile [16].

3. La mise en réseau

Chez Bellamy comme chez Uzanne, cette nouvelle donné économique et rendue possible et s’articule à un autre trait de cette mutation qui n’est pas là encore sans rappeler celle que nous vivons aujourd’hui : la mise en réseau des contenus. Comme ce sera le cas pour internet, ce réseau est d’abord greffé sur le téléphone qui par son maillage de l’espace  permet de diffuser largement de ces contenus à partir d’une seule source : c’est ce qu’avait montré l’exemple du théâtrophones qui permettaient d’écouter chez soi des concerts données dans les salles.

Grâce à la communication téléphonique, il (l’élocutionniste, j’y reviendrai) était capable de s’adresser simultanément à d’autres congrégations de phonographes dans d’autres lieux situés à distance. Il raconta, qu’une fois, lorsque la demande pour un livre populaire était forte, il en avait chargé cinq mille phonographes d’un coup [17].

Chez Uzanne, le réseau envahit peu à peu tout l’espace social.

Est-ce tout ?… non pas encore, le phonographisme futur s’offrira à nos petits-fils dans toutes les circonstances de la vie ; chaque table de restaurant sera munie de son répertoire d’œuvres phonographiées, de même les voitures publiques, les salles d’attente, les cabinets des steamers, les halls et les chambres d’hôtel posséderont des phonographotèques à l’usage des passagers. Les chemins de fer remplaceront les parloirs-cars par des sortes de Pullman circulating Libraries qui feront oublier aux voyageurs les distances parcourues, tout en laissant à leurs regards la possibilité d’admirer les paysages des pays traversés.

Ce qui est d’ailleurs exactement le cas chez Bellamy – dont le narrateur découvre en train le livre phonographié. En toute logique, d’ailleurs, puisque le train avait déjà puissamment contribué au succès de livre de masse, dans un exemple d’hybridation médiatique parfaitement réussi.

4. Intégration multimédiale

C’est aussi cette capacité à s’hybrider qui fait du livre phonographique une proposition d’avenir pour nos auteurs. On voit se profiler ici la préhistoire d’un argument de poids en faveur du remplacement du livre : la capacité de l’ordinateur comme machine universelle, à hybrider toutes sortes de contenus différents que le numérique – c’est son génie propre –  a homogénéisés par le code. Notamment, une objection soulevée dans les deux livres est celle de l’illustration que le livre incluait, mais qui manquait cruellement au phonographe. Cela pousse nos auteurs à anticiper « l’audio-visuel », en associant phonographe et cinéma, une hybridation qui devra attendre, dans le monde réel, les années 20.

La version de Bellamy est encore hésitante, et tient plus du diaporama que du film puisque seules des photographies fixes illustrent le rouleau d’une pièce enregistrée :

La partie antérieure imitait un théâtre au rideau baissé. Comme je plaçais le transmetteur sur mes oreilles, l’employé actionna un ressort et le rideau se leva, révélant l’image parfaitement reproduite d’un décor de théâtre au moment de la scène d’ouverture. Simultanément, la pièce démarra, comme si les hommes représentés sur la scène étaient en train de parler. Pas question ici de perdre la moitié de ce qui se disait et de deviner le reste. Pas un mot, pas une syllabe, pas un aparté des acteurs n’était perdu ; et au fur et à mesure que la pièce avançait, les images changeaient, montrant toutes les nouvelles attitudes significatives de la part des comédiens. Bien sûr, ces figures, n’étant que des images, ne bougeaient pas, mais la présentation de tant d’attitudes successives produisait l’effet du mouvement, et rendait tout à fait possible d’imaginer que les voix dans mon oreille étaient réellement les leurs [18].

Chez Uzanne, en revanche, on est plus à la pointe du progrès, puisque cette fois, c’est le kinétoscope edisonien (un pré-cinéma consommé individuellement et finalement moins rentable que la projection collective répétée d’une seule copie) qui sert de modèle

Le KINETOGRAPHE enregistrera le mouvement de l’homme et le reproduira exactement comme le phonographe enregistre et reproduit sa voix. D’ici cinq ou six ans, vous apprécierez cette merveille basée sur la composition des gestes par la photographie instantanée ; le kinétographe sera donc l’illustrateur de la vie quotidienne. Non seulement nous le verrons fonctionner dans sa boîte, mais, par un système de glaces et de réflecteurs, toutes les figures actives qu’il représentera en photo-chromos pourront être projetées dans nos demeures sur de grands tableaux blancs. Les scènes des ouvrages fictifs et des romans d’aventures seront mimées par des figurants bien costumés et aussitôt reproduites ; nous aurons également, comme complément au journal phonographique, les illustrations de chaque jour, des Tranches de vie active, comme nous disons aujourd’hui, fraîchement découpées dans l’actualité [19].

On reconnaît ici comme l’amorce de la télévision (dans un moment de génie prophétique, Bellamy note que les parents sont les premiers bénéficiaires d’une invention qui garde elle-même les enfants) mais aussi l’argument contemporain qui fait de l’intégration multimédiatique la marque même du progrès – à tel point que déjà, semble-t-il,  la liseuse est lentement en train de disparaître au profit de la tablette, plus versatile et plus « branchée » sur l’extérieur.

5. L’orateur

L’écrivain est sans doute celui qui dans ce dispositif voit sa situation la plus bouleversée et son statut le plus menacé. Défini par la pratique exclusive de l’écrit, il en revient désormais aux beaux jours de la rhétorique et de l’art oratoire. C’est ce qu’exprime Uzanne, non sans une certaine ironie, pleine de sous-entendus sexuels.

On ne nommera plus, en ce temps assez proche, les hommes de lettres des écrivains, mais plutôt des narrateurs ; le goût du style et des phrases pompeusement parées se perdra peu à peu, mais l’art de la diction prendra des proportions invraisemblables ; il y aura des narrateurs très recherchés pour l’adresse, la sympathie communicative, la chaleur vibrante, la parfaite correction et la ponctuation de leurs voix. « Les dames ne diront plus, parlant d’un auteur à succès : « J’aime tant sa façon d’écrire ! » Elles soupireront toutes frémissantes : « Oh ! ce diseur a une voix qui pénètre, qui charme, qui émeut ; ses notes graves sont adorables, ses cris d’amours déchirants ; il vous laisse toute brisée d’émotion après l’audition de son œuvre : c’est un ravisseur d’oreille incomparable [20].

L’écrivain semble y gagner d’un point de vue économique, puisqu’il est le seul à pouvoir exploiter cette voix qui est la sienne propre, plus propre encore que son style. Uzanne voit là l’occasion de réaliser le rêve prétendument le plus cher (et le plus secret) de tous les écrivains, c’est-à-dire se débarrasser des intermédiaires qui exploitent son travail depuis les débuts de l’imprimerie, j’ai nommé l’éditeur et le libraire :

Pour le livre, ou disons mieux, car alors les livres auront vécu, pour le novel ou storyographe, l’auteur deviendra son propre éditeur, afin d’éviter les imitations et contrefaçons ; il devra préalablement se rendre au Patent Office pour y déposer sa voix et en signer les notes basses et hautes, en donnant des contre-auditions nécessaires pour assurer les doubles de sa consignation. Aussitôt cette mise en règle avec la loi, l’auteur parlera son œuvre et la clichera sur des rouleaux enregistreurs et mettra en vente lui-même ses cylindres patentés, qui seront livrés sous enveloppe à la consommation des auditeurs [21].

On reconnaît là le rêve actuel, bercé par internet, d’une auto-publication qui permettrait de toucher le public sans passer par de coûteuses médiations vécues comme « parasitaires ». Les écrivains contemporains publiés ont sauté sur l’occasion qu’offraient les fichiers numériques, qui suppriment les médiations matérielles – fabrication du livre, manutention, transports, stockage – pour tenter de monter leur pourcentage vers de sommets qui donnent le vertige à leurs éditeurs. Les écrivains non publiés rêvent eux d’une relation directe avec le lecteur, étayée sur les réseaux sociaux, pour remplacer les instances habituelles de légitimation et de prescription.

Uzanne, auteur et éditeur, ne se fait pas d’illusions sur le résultat, qui fait de l’écrivain ni plus ni moins qu’un chanteur des rues :

L’auteur qui voudra exploiter personnellement ses œuvres à la façon des trouvères du moyen âge et qui se plaira à les colporter de maison en maison pourra en tirer un bénéfice modéré et toutefois rémunérateur en donnant en location à tous les habitants d’un même immeuble une infinité de tuyaux qui partiront de son magasin d’audition, sorte d’orgue porté en sautoir pour parvenir par les fenêtres ouvertes aux oreilles des locataires désireux un instant de distraire leur loisir ou d’égayer leur solitude. […] Moyennant quatre ou cinq cents par heure, les petites bourses, avouez-le, ne seront pas ruinées et l’auteur vagabond encaissera des droits relativement importants par la multiplicité des auditions fournies à chaque maison d’un même quartier[22].

Ce chanteur de cour, ou ce portrait de l’artiste en VRP, n’est pas sans évoquer  irrésistiblement le « porte à porte » que l’écrivain contemporain, publié ou non, est invité à faire justement sur les réseaux sociaux.

6. Nouveaux intermédiaires, nouveaux parasites

Car cette nouvelle donne bien sûr ne saurait profiter à tous. Quel sort pour les écrivains timides ou à scénographie silencieuse, dans cette économie du bel organe ? Et que faire, par exemple, dans le cas de traductions ? La solution est toute trouvée pour Uzanne, et c’est l’émergence d’une classe de travailleurs intermédiaires :

Les auteurs privés du sentiment des harmonies de la voix et des flexions nécessaires à une belle diction emprunteront le secours de gagistes, acteurs ou chanteurs pour emmagasiner leur œuvre sur les complaisants cylindres. Nous avons aujourd’hui nos secrétaires et nos copistes ; il y aura alors des phonistes et des clamistes, interprétant les phrases qui leur seront dictées par les créateurs de littératures.

Cette invention est reprise par les élocutionnistes de Bellamy, qui se montre toutefois lucide sur les conséquences économiques d’une telle émergence :

Je suggérais que l’économie de compositeurs, d’imprimeurs, de relieurs, et d’une machinerie coûteuse, jointe à l’indestructibilité des livres phonographiés par rapport au livre imprimé, doivent les rendre très bon marché.

Ce serait le cas, répondit Hamage, si les élocutionnistes célèbres, tel que ce Playwell, ne s’amusaient à demander gros pour leurs services. Le public s’est convaincu qu’il est le seul élocutionniste de première classe, et refuse d’acheter le travail de quelqu’un d’autre. Par conséquent, les auteurs stipulent qu’il devra interpréter leur production, et les éditeurs, pris entre les auteurs et le public, sont à sa merci [23].

Dans la nouvelle donne contemporaine, ces acteurs sont un peu différents, et moins exposés au public, mais ils existent sous la forme de codeurs, développeurs, graphistes, responsables du marketing, etc.… bref de tous ceux qui vivent de la numérisation des livres et de leur diffusion sous cette forme : c’est ce que les éditeurs se tuent désormais à expliquer aux auteurs sceptiques qui voient disparaître les médiations les plus évidentes comme autant de coûts devant leur revenir.

On le voit, les spéculations d’Uzanne et de Bellamy constituent, sous leurs dehors fantaisistes, des réflexions sérieuses, moins sur la « fin du livre » en soi que sur les fragiles équilibres économiques de l’édition, et les rapports sociaux qui en découlent. C’est moins la fin du support qui les inquiète sérieusement que la menace de voir cette bulle spécifique du champ social éclater et, avec elle, leur position de « littéraire » – auteur ou prescripteur. Que de nouveaux rapports, pourtant, doivent émerger de ces mutations historiques, personne n’en doute. Mallarmé, pour qui il n’y avait que « la poésie et l’économie politique »,  propose dans ces mêmes années, avec ses réflexions sur Le Livre, des solutions curieusement proches : un virage vers l’oralité par la pratique de la lecture publique, une communication plus directe avec le public (sous la forme de cérémonies tantôt domestiques, tantôt mi-dramatiques mi-religieuses, inventant une communauté nouvelle) et le même souci d’une édition de masse bon marché.

En définitive, si l’on résume les propositions d’Uzanne et de Bellamy, on aura du point de vue de la réception, portabilité, accès non propriétaire, faibles coûts de l’œuvre, mise en réseau et intégration multimédia, qui sont alors comme aujourd’hui les arguments premiers d’une mutation imposée apparemment irréversible. Du côté de la production, l’indépendance supposée du créateur et le contact social accru avec le public rappellent certaines tendances actuelles, tout comme l’émergence d’une nouvelle classe d’acteurs économiques plus ou moins monopolistiques dictant ses lois aux anciens, éditeurs et lecteurs compris.

Bref, il semblerait que l’apocalypse actuelle ait un goût de déjà-vu, ce qui pour une apocalypse est, on en conviendra, plutôt rassurant, et que la fin du livre soit une histoire sans fin. Et selon cette formule éminemment littéraire qui naquit de la rencontre de la presse et de la littérature : la suite au prochain épisode.

Bibliographie

BELLAMY, Edward With the Eyes Shut, fichier en ligne consulté le 19/11/2014 à 11:04.

BON, François, Après le livre, Paris, Le Seuil, 2011.

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RABINBACH, Anson, Le moteur humain. L’énergie, la fatigue et les origines de la modernité, Paris, la Fabrique, 1990.

RIFKIN, Jeremy, L’Âge de l’accès. La nouvelle culture du capitalisme, Paris, La Découverte, « Cahiers libres », 2001.

UZANNE, Octave, La Fin des Livres, Houilles, Éditions Manucius, « Littéra », 2008.

Notes

[1] François Bon, Après le livre, Paris, Le Seuil, 2011.

[2] Voir Lev Manovich, The Language of New Media, Cambridge, The MIT Press, 2000, p. 73 sqq.

[3] Sur cette révolution, voir Friedrich Kittler, Gramophone, Film, Typewriter, Stanford, Stanford  University Press, « Writing Science », 1999, p. 21-114, et Lisa Gitelman, Scripts, Grooves and Writing Machines, Representing Technology in the Edison Era, Stanford, Stanford University Press, 1999.

[4] Octave Uzanne, La Fin des Livres, Houilles, Éditions Manucius, « Littéra », 2008.

[5] Edward Bellamy, With the Eyes Shut, en ligne ici (fichier.pdf consulté le 19/11/2014 à 11:04).

[6] George Miller Beard, Practical Treatise on Nervous Exhaustion, (Neurasthenia) Its Symptoms, Nature, Sequences, Treatment, New-York, 1894, p. 335 : “It is thus readily seen that the primary cause of the increase of neurasthenia in this country is civilization itself, with all that the term implies, with its railway, telegraph, telephone, and periodical press, intensifying in ten thousand ways cerebral activity and worry.”

[7] Max Nordau, Dégénérescence, Paris, Max Milo, 2006, p. 117.

[8] Octave Uzanne, op. cit., p. 41.

[9] Id., p. 24.

[10] Voir Jonathan Crary, Suspensions of Perception, Attention, Spectacle and Modern Culture, Cambridge, The MIT Press, 1999 ; Anson Rabinbach, Le Moteur humain, L’Énergie, la Fatigue et les Origines de la modernité [1990], Paris, La Fabrique éditions, 2004.

[11] Marshall Mc Luhan, La Galaxie Gutenberg. La genèse de l’homme typographique [1962], Paris, Gallimard, «  Idées », 1977, 2 vol., p. 93.

[12] Edward Bellamy, op. cit. p. 20 : “The sense of sight was indeed terribly overburdened previous to the introduction of the phonograph, and, now that the sense of hearing is beginning to assume its proper share of work, it would be strange if an improvement in the condition of the people’s eyes were not noticeable.  Physiologists, moreover, promise us not only an improved vision, but a generally improved physique, especially in respect to bodily carriage, now that reading, writing, and study no longer involves, as formerly, the sedentary attitude with twisted spine and stooping shoulders.  The phonograph has at last made it possible to expand the mind without cramping the body.”

[13] Octave Uzanne, op. cit., p. 31.

[14] Voir Jeremy Rifkin, L’Âge de l’accès. La nouvelle culture du capitalisme, [2000], Paris, La Découverte, « Cahiers libres », 2001.

[15]  Edward Bellamy, op. cit., p.16 : “The people at those counters are not purchasers, but borrowers,” Hamage replied; and then he explained that whereas the old-fashioned printed book, being handled by the reader, was damaged by use, and therefore had either to be purchased outright or borrowed at high rates of hire, the phonograph of a book being not handled, but merely revolved in a machine, was but little injured by use, and therefore phonographed books could be lent out for an infinitesimal price.”

[16] Octave Uzanne, op. cit., p. 32.

[17] Edward Bellamy, op. cit., p. 21 : “By telephonic communication he was able to address simultaneously other congregations of phonographs in other chambers at any distance.  He said that in one instance, where the demand for a popular book was very great, he had charged five thousand phonographs at once with it.”

[18] Id., p.17-18. “The front was an imitation of a theatre with the curtain down.  As I placed the transmitter to my ears, the clerk touched a spring and the curtain rolled up, displaying a perfect picture of the stage in the opening scene.  Simultaneously the action of the play began, as if the pictured men upon the stage were talking.  Here was no question of losing half that was said and guessing the rest.  Not a word, not a syllable, not a whispered aside of the actors, was lost; and as the play proceeded the pictures changed, showing every important change of attitude on the part of the actors.  Of course the figures, being pictures, did not move, but their presentation in so many successive attitudes presented the effect of movement, and made it quite possible to imagine that the voices in my ears were really theirs.”

[19] Octave Uzanne, op. cit., p. 38.

[20] Id., p. 28.

[21] Id., p. 27-28.

[22] Id., p. 33.

[23] Edward Bellamy, op. cit., p. 21 : “I suggested that the saving of printers, pressmen, bookbinders, and costly machinery, together with the comparative indestructibility of phonographed as compared with printed books, must make them very cheap.ʽThey would beʼ, said Hamage, ʽif popular elocutionists, such as Playwell here, did not charge so like fun for their services.  The public has taken it into its head that he is the only first-class elocutionist, and won’t buy anybody else’s work.  Consequently the authors stipulate that he shall interpret their productions, and the publishers, between the public and the authors, are at his mercyʼ.”

Auteur

Jean-Christophe Valtat est professeur de Littérature comparée à l’Université Paul-Valéry, Montpellier III. Il est l’auteur de Culture et Figures de la relativité (Champion, 2004) et co-éditeur des Mythes des Avant-Gardes (PULIM, 2003) et de Modernités du Suranné (PULIM, 2006). Sa thèse d’habilitation (2009) porte sur «  La Littérature Hallucinée » et le croisement entre revendication visionnaire, discours médical, et nouveaux médias au XIXe siècle. Il a récemment organisé le colloque «  Transfictions d’Auteurs : l’écrivain réel comme personnage de fiction » (2015, RIRRA 21).




Fin du livre fin-de-siècle ?

Résumé


La fin-de-siècle était-elle synonyme avec la mort du livre dans un contexte pessimiste de déclin ? Marqua-t-elle une nette rupture entre la culture du xixe siècle et le modernisme des avant-gardes ? Cette étude, fondée sur un livre récent (La Chair du livre : matérialité, imaginaire et poétique du livre fin-de-siècle, 2012), invite à reconsidérer les livres fin-de-siècle. En associant la matérialité, l’imaginaire et la poétique, elle discute l’agilité et le mouvement dans la mise en page, montre les premières expérimentations autour de la poésie visuelle et les taches d’encre dans les livres de la période, et conclut sur quelques continuités.


Was the fin-de-siècle synonymous with the death of the book in a pessimistic context of decline? Did it mark a neat breach between 19th century culture and avant-garde modernism? This study, based on a recent book (The Flesh of the Book: Materiality, Imagination and Poetics of the fin-de-siècle Book, 2012), calls for reconsidering fin-de-siècle books. By associating materiality, imagination and poetics, it discusses agility and movement in the page layout, shows the first experiments on visual poetry and ink stains in books of the period, and concludes on continuity.


Texte intégral

« Fin-de-siècle », murmure un personnage de Wilde dans The Picture of Dorian Gray. « Fin du globe », lui répond un autre. Pour tous deux, le français fait figure de langue plus apte que l’anglais à rendre l’accablement [1]. « Ah, ma chère, c’est ce que vous fait la fin-de-siècle, et la culture, et lire en français » (« Its [sic] fang-de-seeaycle that does it, my dear, and education, and reading French »), affirme un autre, entre affectation et parodie, dans Earl Lavender de John Davidson [2]. Le fantasme de finitude, on le sait, a marqué les lettres et les arts à la fin du xixe siècle en imposant un schème de crise. Plus encore, il a consacré un terme, fin-de-siècle, désormais adopté par l’histoire littéraire, qui englobe bien plus que la littérature : il dessine un horizon de l’esprit et un climat culturel. Le livre n’a pas échappé à ces scénarios du désastre. Jean de Palacio et Patrick Besnier ont tous deux attiré l’attention sur les bibliothèques funestes du siècle agonisant. Dans « Réalité et métaphore de la bibliothèque de Sénac de Meilhan à des Esseintes », Jean de Palacio parle de cénotaphe et de morgue ; « Mort dans la bibliothèque », affirme Patrick Besnier, un titre qui se passe de commentaire [3]. Une culture s’effondre, un monde finit : textes d’époque et études récentes cherchant à analyser le phénomène, tout le confirme.

Trois images retenues par la revue La Plume lors d’un concours d’ex-libris en 1897 [4] exhibent de manière voyante, mais non sans humour, cet effondrement : dégringolade des volumes, culbute d’un jeune homme en lunettes plongé dans sa lecture, désordre des tomes qui chutent pêle-mêle.

 

 

Doc. 1. exlibris1

Doc. 1. ‒ Ex-libris anonyme, reproduit dans « Projets d’ex-libris envoyés pour notre deuxième concours », La Plume, n° 206, 15 novembre 1897, p. 709, coll. part. Droits de reproduction : Évanghélia Stead.

Doc. 2. exlibris Laforgue

Doc. 2. ‒ Ex-libris La Forgue, reproduit dans « Projets d’ex-libris envoyés pour notre deuxième concours », La Plume, n° 206, 15 novembre 1897, p. 709, coll. part. Droits de reproduction : Évanghélia Stead.

Doc. 3. exlibris3

Doc. 3. ‒ Ex-libris anonyme, reproduit dans « Projets d’ex-libris envoyés pour notre deuxième concours », La Plume, n° 206, 15 novembre 1897, p. 709, coll. part. Droits de reproduction : Évanghélia Stead.

 Le dénominateur commun à ces affaissements est la chandelle qui s’éteint, aussi peu plausible en réalité que ces scénographies dramatisées. Elle joue le rôle d’un signe : elle n’est plus le symbole des longues veilles, mais l’insigne de la lumière de l’intelligence qui s’éteint, s’en va en fumée, et que le grand nombre de livres bouscule. Car on le sait, le gaz est déjà là, la lampe a eu raison de la chandelle, et l’électricité est en train de modifier autant le rapport au monde nocturne qu’à la lecture. Autant que les vénérables tomes reliés, l’antique chandelle indique un monde en mutation : dans la bibliothèque en désordre, le jeune homme à lunettes chute du haut de son échelle non pas parce qu’il s’est absorbé dans la lecture d’un in-folio respectable ; ce qu’il tient entre les mains est une feuille, un journal, ou un périodique illustré (Doc. 2). Son nom, La Forgue, renvoie peut-être à son homonyme, le poète Jules Laforgue, celui qui dit prosaïquement dans « Épicuréisme » : « Je parcours sans façon / Dessins, livres, journaux, autour de l’Odéon », et qui poursuit en lisant Heinrich Heine à la bibliothèque : « “Ce bouffon de génie”, a dit Schopenhauer, / Qui sanglote et sourit, mais d’un sourire amer [5] ! ».

Pourtant, dès qu’on se penche sur le livre fin-de-siècle, on découvre un monde surprenant, plein d’innovations souvent invisibles, tant le livre de l’époque a été réduit à des textes dépouillés de ce qui les entoure, notamment leur vêture, leur façon d’être sur le papier, et leur lien à un riche imaginaire de la lecture et de la bibliothèque. Il émerge de cet ensemble des créations singulières, qui transmettent des messages bien plus complexes, et montrent que le livre est un objet soumis à de fortes expérimentations. Plutôt donc que d’adopter, sans le questionner, ce climat de finitude, j’ai tenté dans La Chair du livre : matérialité, imaginaire et poétique du livre fin-de-siècle [6] d’interroger la fin-de-siècle sous l’angle d’un paradoxe : en effet, Yves Peyré a fait de Mallarmé le point de départ d’une « rupture inaugurale [7] », celle des livres novateurs, dont la conception entretient un lien fort avec le projet poétique que renferme l’objet. En parallèle, de nombreuses publications, le plus souvent axées sur le livre de luxe, datent les débuts du livre moderne de 1870, mais ne consacrent à la fin-de-siècle que quelques pages succinctes, limitées à des ouvrages dus à des artistes prestigieux. Leur renommée rejaillit sur l’ouvrage qu’ils ont le plus souvent « illustré », dit-on, selon un terme fort répandu, mais qui recouvre des réalités et des usages fort différents. À condition de replonger dans l’époque, et d’examiner de près ces créations, on s’aperçoit que Mallarmé n’est pas qu’une exception. Il appartient à un monde de l’imprimé soumis à de fortes mutations, et à une grande crise, qui s’ouvre volontiers aux techniques de reproduction en forte évolution, et tire aussi parti d’une iconographie galopante, de l’attrait croissant de la publicité, de l’affiche et de la décoration. Un monde où les artistes du livre sont aussi d’origine très diverse et jouent des rôles multiples et superposés : ils peuvent être bibliophiles, comme Octave Uzanne ; artistes peintres, relieurs et collectionneurs comme Charles Meunier ; illustrateurs, écrivains, concepteurs de caractères, créateurs de papiers décorés et de couvertures comme George Auriol ; architectes, designers et enseignants comme Henry van de Velde ; écrivains dessinateurs, hommes de théâtre, ex-libristes, graveurs et artisans du livre comme Edward Gordon Craig. Sous l’influence de la compétitivité de ses acteurs, de la concurrence des éditeurs, et de l’explosion de l’imprimé, les livres – livres imprimés en grand nombre, et livres de luxe – deviennent le terrain fécond de mutations plastiques et d’une interrogation poétique qui préparent la modernité et les avant-gardes. À preuve les quelques exemples qui suivent. On verra comment la mise en pages est assimilée à l’acrobatie et la mobilité brise la règle d’une lecture exclusivement binaire ; et de quelle manière l’effet croissant du noir et du blanc fait des pages typographiées des figures visibles plutôt que lisibles, avec comme corrélat les taches d’encre qui s’emparent de la création.

 1. Mise en pages et mobilité

 Ouvert aux arts de la rue, au placardage des affiches et aux prouesses des acrobates, le livre fin-de-siècle fait la part grande à une nouvelle utilisation de l’image. Dans Les Jeux du cirque et de la vie foraine d’Hugues Le Roux et Jules Garnier (1889), l’image est censée jouer un rôle a priori documentaire en ponctuant des études avant tout réalistes. Pourtant, dans cette page, une affiche déchirée, hâtivement collée sur une surface, introduit dans la page l’illusion d’un mur. L’exemple est censé illustrer le puffisme charlatanesque des directeurs de crique, Barnum en tête, et leur utilisation à grande échelle de la publicité mensongère ou outrancière. Outre la forme lacérée qui brise l’unité de la page, l’affiche représente un numéro d’équilibriste qui bouleverse l’ordre : le joyeux branle-bas qu’elle met en scène remplace la lecture ordonnée des éléments canoniques par une agitation, qui s’empare du sens. Le verbe to puff, « souffler, émettre brusquement un souffle d’air », s’est appliqué aux objets qui virevoltent et basculent dans l’image. Celle-ci joue bien entendu le rôle d’une illustration. Mais elle est tout autant une subtile métaphore de l’esthétique du creux, de la futilité et de la légèreté, qui touche désormais le langage. Tout au fond de l’image en effet, la turbulence a touché le mot équilibriste : il perd son e final, qui s’est décroché, et tombe, porté par un petit tonneau à rayures. Or le mot tonneau lui-même signifie en français « mouvement d’acrobatie aérienne », ce qui investit l’image d’une force linguistique qui met en avant des sens cachés et superposés que le dispositif texte/image porte désormais dans le livre comme une force perturbatrice et créatrice. Il n’est qu’à voir comment les écrivains s’y soumettent ou l’exploitent.

Octave Uzanne devient un funambule dans son livre L’Éventail (1882), dont toutes les pages sont ornées des compositions de Paul Avril. L’artiste, dans une mise en pages libre et variable, cherche à rendre par des agencements d’un style toujours différent les multiples représentations et l’histoire de cet objet éphémère et frivole que discute l’écrivain. Grâce aux prouesses typographiques de la maison A. Quantin, à qui appartient l’imprimerie de Jules Claye, les dispositifs de Paul Avril, reproduits par l’héliogravure, soumettent le texte d’Uzanne à un « resserrement » et à un « serpentement ». Les deux termes, en rapport étroit avec l’éventail, sont fortement connotés : ils étaient langage élaboré pour les éventails au XVIIIe siècle puisque chaque compartiment de l’objet, ouvert ou fermé, était un message muet adressé à l’ami ou à l’amant. Sortis à présent de ce contexte et appliqués à la mise en page et au livre dans son ensemble, resserrement et serpentement qualifient la manière dont Uzanne cherche à sertir son texte dans les tracés. Resserrement et serpentement font de lui un jongleur sur le feuillet, un acrobate de la page, s’escrimant pour sauver son texte :

Qu’on ajoute à ceci, pour ceux qui connaissent l’art du livre et les labeurs de sa confection, l’obligation qu’avait l’auteur, dans cet ouvrage tout de repérage, de repérer son esprit dans les enjolivements gracieux des marges, la compression de toute fantaisie de style dans un cadre inexorable de croquis mis sur cuivre et par conséquent non mobiles, la nécessité enfin de s’équilibrer et de prendre son élan pour traverser bien à propos de son texte l’esprit des gravures, semées sur la piste de ce livre, comme une écuyère qui crève avec une aisance apparente des cerceaux de papier [8].

L’acrobatie n’est plus une scène à illustrer ou un cas à étudier. Elle est devenue un dispositif qui ordonne le texte et soumet le livre à une loi poétique, celle de la parcimonie des vocables, et d’un zigzag sinueux et expressif. Une écriture de l’éventail s’y modèle au propre comme au figuré. Dans la perspective fin-de-siècle, on pourrait l’interpréter comme une menace qui trouble l’écrit et le paralyse. Mais pareille interprétation ne rendrait pas justice à l’ambiguïté du propos d’Uzanne, fier d’être cette écuyère aérienne et insaisissable qui convertit la difficulté en prouesse de style et transforme la contrainte en souplesse, prestesse et grâce.

Le poète belge Max Elskamp va plus loin encore dans un livre pensé comme un éventail. Son Alphabet de Notre-Dame la Vierge (1901) est une splendide litanie à l’honneur de la Vierge, ordonnée sur l’abécédaire, et composée de planches entièrement xylographiques, imprimées une à une par l’auteur lui-même. Elles ne sont pas pliées dans le dos, à la manière d’un livre occidental ordinaire, mais en gouttière, comme les livres japonais. Plus encore, chaque feuillet, imprimé d’un seul côté, se replie sur sa face blanche et le silence du papier. Cet incunable du xxe siècle est aussi cousu à la japonaise par une cordelette qui retient les feuillets rempliés dans le dos, assise de leur envol. Les pages en émanent et rayonnent, refermées sur leur face muette. À chaque ouverture, le recueil propose en page de gauche un vers, la formule litanique dans une typographie disloquée, et en belle page une image, qui explicite le vers en même temps qu’elle en est la quintessence graphique.

 

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Doc. 4. ‒ Max Elskamp, L’Alphabet de Notre-Dame la Vierge, Édition du Conservatoire de la Tradition populaire [J. E. Buschmann imprima], 1901, exemplaire d’Émile Verhaeren, lettre K. Droits de reproduction : Archives et Musée de la littérature, Bibliothèque royale Albert 1er, Bruxelles.

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Doc. 5. ‒ Max Elskamp, L’Alphabet de Notre-Dame la Vierge, Édition du Conservatoire de la Tradition populaire [J. E. Buschmann imprima], 1901, exemplaire d’Émile Verhaeren, lettre M. Droits de reproduction : Archives et Musée de la littérature, Bibliothèque royale Albert 1er, Bruxelles.

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Doc. 6. ‒ Max Elskamp, L’Alphabet de Notre-Dame la Vierge, Édition du Conservatoire de la Tradition populaire [J. E. Buschmann imprima], 1901, exemplaire d’Émile Verhaeren, lettre Y. Droits de reproduction : Archives et Musée de la littérature, Bibliothèque royale Albert 1er, Bruxelles.

Le lire en effet sans l’aide de l’image est presque impossible, tant les lettres dansent et se désarticulent autour de la capitale qui en ordonne la scansion. Dans une lettre à Emma Lambotte, Elskamp compare ses lettres « désarticulées » aux acrobaties des Sisters Madison, équilibristes dont il était tombé amoureux fou à dix-sept ans :

 Je dois du reste aux Sisters Madison, le peu d’anglais que je possède d’abord ! et la beauté qu’il y a dans ce qu’il [J. Feller [9]] appelle des “désarticulations”, que ce soit dans les cintres d’un cirque ou dans les pages d’un livre ; j’admire cela autant que la Sainte du vitrail de Terra-Annonciata [10].

 On comprend dès lors mieux la mobilité et l’éphémère, assises du livre fin-de-siècle depuis le livre imprimé à grand nombre jusqu’au livre de luxe, dont L’Éventail d’Uzanne et L’Alphabet de Notre-Dame la Vierge d’Elskamp sont deux échantillons fort différents de nature et de portée. Principe du livre fin-de-siècle, les assemblages variables des mots et des dessins ne définissent pas seulement un nouveau mode d’être du livre, mais une poétique. Elle signe une époque de transitions et de transformations qui invente de nouveaux objets entre le livre romantique et les avant-gardes. L’image, matériau rétif et rebelle, concurrence le texte, le détourne, le contredit. Elle impose dans le livre son propre code, qui peut user de la complexité des figures rhétoriques, de la synecdoque ou de la métaphore. Elle a le pouvoir de les inverser et de les aliéner. Souvent petite de dimensions, sans être pour autant quantité négligeable, elle se conçoit comme une œuvre à part entière. Elle connaît la mise en abyme et la projection, favorise les jeux réflexifs, et joue adroitement avec la tradition iconographique. Elle peut désunir l’action, établir des récits concurrents, introduire dans le livre la mobilité, et entretient une dynamique paroxystique, qui n’est pas tant celle de la scène représentée (thématique) que celle des effets de sens qu’engendre le feuilletage (et la lecture) du livre, objet tridimensionnel et polymorphe.

Parmi un grand nombre d’auteurs qui en ont tiré parti, Félicien Champsaur. Ses livres mobiles, truffés d’images et de livres dans le livre, ont captivé Mallarmé. Le poète était de ses amis et le destinataire régulier de ses volumes. Entrée de Clowns par exemple, publié par Jules Lévy en 1886, mais daté de 1885, est fabriqué à l’aide de deux cents dessins émanant de trente-quatre dessinateurs, puisés dans la presse et les imprimés, et distribués par l’auteur dans onze récits. Le livre paraît sous la première couverture illustrée par Jules Chéret, qui met en valeur sur les deux plats et le dos le mouvement continu des numéros des clowns. Mais la couverture ne désigne pas tant l’espace du cirque qu’un domaine aérien, d’allure publicitaire, qui ressemble à une devanture de libraire : dans les cerceaux troués figurent les titres d’autres livres de Champsaur, Dinah Samuel (1881) et Miss América (1885). Champsaur a fondé ce livre sur la métaphore du recueil en tant qu’intermède clownesque publié entre deux romans, comme le montre sa préface, et a tiré parti d’une typographie disloquée inspirée des cabrioles des paillasses. Trois ans plus tard, il publie un manifeste, « Le Modernisme [11] », en affichant au titre le terme qui finira par désigner les avant-gardes anglo-américaines. « Autre chose que tout volume », lui écrit Mallarmé à propos de ses réalisations, « un objet moderne de rêverie pour une heure [12] ». Et il ajoute à propos des Étoiles, un ballet illustré par Henry Gerbault, encarté avec ses propres couvertures dans L’Amant des danseuses (1888), autre livre de Félicien Champsaur :

 Mon cher ami, // Si je ne me trouvais pas devant votre œuvre-type pour ce qui est du double art du lettré et du peintre, bref un diable à l’esprit le plus extraordinaire et s’il ne fallait pas d’abord admirer simplement ce brio inouï toujours emporté et sémillant, je commencerais par noter que vous jouez du volume comme un Paganini [13] !

 Ce diable à l’esprit touche jusqu’à la lettre du texte.

 2. Noir et blanc et taches d’encre

 Le terme « Noir et le Blanc » désigne à l’époque une nouvelle catégorie esthétique et artistique qui revendique un droit à l’existence en tant que section autonome des beaux-arts, consacrée par des expositions Blanc et Noir, à Paris et dans plusieurs capitales européennes. L’expression qualifie au sens propre le dessin à la pierre noire. Mais l’appellation, extensible, finit par englober plusieurs techniques sur papier qui, dans leur planéité, côtoient l’écriture et finissent par la concurrencer. Le contraste noir/blanc, qui correspond à une série d’oppositions primordiales dans notre psychisme et notre imaginaire, s’affranchit également à l’époque de la symbolique morale qu’exemplifie l’opposition pureté (blanc) ≠ mal (noir) pour désigner la valeur graphique et le contraste des lettres noires sur le blanc du papier. Cet ordre graphique nouveau se décline en objets imprimés et reproductibles. Mais le côtoiement entre typographie (noir sur blanc) et dessin en noir et blanc (gravure, lithographie) vire à la concurrence, évidente dans ces propos de Mallarmé à Ambroise Vollard à propos du Coup de dés, dont un premier projet (abandonné) aurait été accompagné des lithographies de Redon [14] :

 Oui, mais pour les planches que Redon fera pour mon ouvrage, il importe qu’il y ait un fond dessiné : sinon, si le dessin se présente sur un fond blanc comme dans cette planche, cela fera double emploi avec le dessin de mon texte qui est noir sur blanc [15].

L’ordre graphique qui menace l’ordre sémantique ne préoccupe cependant pas que le seul Mallarmé. Une étude des titres fin-de-siècle à l’échelle européenne montre que dans les titres (notamment anglo-saxons) centrés sur le Noir et le Blanc, les termes esquisse (sketch), étude (study), gravure (etching), histoire en noir et blanc (story in black and white) le disputent aux sous-titres traditionnels de la fiction, roman (novel), récit ou nouvelle (story), conte (tale). De même, l’utilisation ambiguë de l’expression in Black and White [en noir et blanc] amoindrit le registre de la fiction pour accentuer celui du graphisme. Ces titres mettent en avant non pas un aspect du récit mais les matériaux de l’écriture, voire, son pur effet graphique sur le papier. Autrement dit, l’écrivain est un dessinateur potentiel parce qu’il écrit, et que l’écriture dans sa matérialité (noir et blanc), relayée par la typographie, perd en intelligibilité (noir sur blanc) ce qu’elle gagne en part figurative. Elle est une esquisse, une étude, une gravure, un dessin potentiels.

Trois auteurs, et pas des moindres, ont fondé un livre sur cette idée. Carlo Dossi nomme en 1868 L’Altrieri, nero su bianco [L’Avant-hier, noir sur blanc] un volume dans lequel priment les souvenirs incomplets et fragmentaires d’une enfance lointaine, en nette contradiction avec le pari de lisibilité que postule le sous-titre. Sur la même lancée, il nommera un autre recueil en 1880 Goccie d’inchiostro [Gouttes d’encre].

Bianche e Nere, novelle [Blanches et noires, nouvelles] de Luigi Pirandello (1904) [16] paraît en 1904 sous une couverture d’Ugo Fleres, ami intime de l’auteur, illustrateur de certains de ses textes et critique d’art. La couverture repose sur le contraste graphique et la pratique de l’endroit et de l’envers.

 

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Doc. 7 ‒ Ugo Fleres, couverture pour Bianche e nere, novelle de Luigi Pirandello, novelle, Torino, Renzo Streglio e C., 1904. Droits de reproduction : Biblioteca Storica della Provincia di Torino, Turin.

La « page » donne à lire le titre du livre, mais commence, contre toute attente, par du blanc sur du noir, symbole d’une lecture pour le moins double. Pirandello lui-même, reconnaissable à sa barbiche, pose devant son livre comme une énigme à déchiffrer. Si le blanc de son costume le met sur le même plan que le titre du livre, désormais objet public, le lien entre l’auteur et l’œuvre se fait par le noir. L’ombre de l’écrivain se rattache à la R de NERE par un fil assimilable au trait de l’encre. On peut penser cette ombre comme le moi profond, ce double où l’homme public puise la matière de ses livres. C’est elle qui se lie aux lettres s’alignant sur le papier, noir sur blanc. La couverture, par la conjonction des deux moyens, lettre et dessin, et par le jeu entre blanc et ombre, met en scène ces deux niveaux et invite à lire le livre selon deux codes : selon le sens – qui, comme l’étude de la relation entre titres et contenu par Marina Polacco l’a montré, est fuyant et trouble, s’attache aux détails sans importance et annule tout épisode annoncé comme décisif [17] –, mais aussi selon le dessin, en se laissant guider par le graphisme. Par le fond noir et l’ombre, la couverture célèbre un sens caché ou enfoui, celui que la lisibilité (« noir sur blanc ») ne pourrait traduire.

Entre Carlo Dossi et Pirandello, In Black and White de Rudyard Kipling (1888) [18] use du prétexte de la différence raciale entre blancs et hindous pour mêler les codes linguistiques. Des parlers oraux, accidentés ou malmenés (black) y croisent un langage canonique, présent dans les deux épigraphes du premier et du dernier récit, issues de la Bible, le Livre par excellence, qui est aussi le livre des blancs (white[19]. On pourrait donc comprendre ce titre non seulement comme un symbole du côtoiement de populations et d’ethnies différentes selon l’interprétation usuelle, mais aussi comme un clin d’œil à l’hybridation linguistique. Le livre est écrit in Black and White, comme s’il était écrit in English ou in French… La couverture de l’édition originale, dessinée par le père de l’écrivain, John Lockwood Kipling, suggère la double activité de la plume et du pinceau en accentuant leur contraste dans le titre qui joue le rôle d’un fronton et renvoie aussi potentiellement au dessin..

Les traductions françaises n’ont pas réussi à en rendre l’ambiguïté. Parmi les plus anciennes, la plus réussie est celle d’Albert Savine (Au Blanc et Noir, 1909). Mais les traductions modernes figent le sens : « Histoires en noir et blanc », dans la réédition de la collection Bouquins, « Dessins en noir et blanc », dans la Bibliothèque de la Pléiade. Le choix univoque (tantôt dessins, tantôt histoires) arrête l’oscillation et fixe le contenu en invitant à y considérer tantôt la fiction (histoires) tantôt le graphisme (dessins[20]. Or c’est dans des expériences comme celle-ci que Kipling, écrivain-dessinateur bien connu, découvre le double potentiel de la plume et du pinceau. Quatorze ans plus tard, dans Just So Stories (1902), il racontera l’invention de l’alphabet, signe et en même temps son, image et lettre. On oublierait presque aujourd’hui que ce récit continue d’être reproduit grâce aux innovations techniques qui ont permis à l’expression Black and White de s’installer dans les lettres.

Ces paramètres incitent à repenser la catégorie des écrivains-dessinateurs à la fin du XIXe siècle. Quand leur activité principale est l’écriture, ils ne seraient pas seulement des écrivains amateurs d’arts plastiques, tentés par le griffonnage, les taches et les collages, mais des créateurs susceptibles de fonder un récit, par exemple, sur un ordre graphique qui servirait de principal impératif romanesque. Dans le contexte finiséculaire, cette mutation de l’ordre des valeurs pourrait être perçue comme une menace pesant sur l’écriture et mettant en péril sa suprématie. Mais le contexte artistique et typographique mouvant et la fusion du noir sur blanc avec le noir et blanc créent les conditions d’une nouvelle inventivité : une recherche de nouveaux langages sur une voie qui mènera à la poésie visuelle et à la peinture qui se fait écriture. Sans que la page dessinée le cède à la page écrite, leur interaction ambiguë tend à souligner la primauté du dessin sur l’écrit et révèle sous le livre imprimé le substrat d’un puissant imaginaire de l’écriture.

On note à l’horizon de ces modifications le puissant attrait des taches d’encre qui prennent d’assaut les couvertures désormais prioritaires sur le sens. La reproduction des errements privés de la plume aux lieu et place de la typographie usuelle dote ces créations de la fascination du songe et de l’inconscient. L’empreinte de l’encre sur le livre, produit industriel désormais, invite à considérer son espace comme une vitrine des accidents de la création, le lieu même de l’expérimentation. L’ébauche, l’esquisse, l’essai prennent à charge la créativité, liée à l’éphémère et au transitoire. Ils font triompher l’absurde et le non-sens. Kleksographien [Graphies d’encre] du poète romantique Justinus Kerner avait ouvert la voie en investissant les taches d’encre de tous les pouvoirs de l’imagination et d’une série de poèmes qui précisaient les visions pour les lecteurs peu imaginatifs.

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 Doc. 8 ‒ Justinus Kerner, Kleksographien, mit Illustrationen nach den Vorlagen des Verfassers, Stuttgart, Leipzig, Berlin, Wien, Deutsche-Verlags Anstalt, 1890, couverture, coll. part. Droits de reproduction : Christopher Stead.

Il fallut attendre 1891 pour que le fils du poète les publie dans un livre qui célébrait l’ambiguïté visuelle et le déclic de l’imaginaire. Car avec l’encre, la menace qui pèse sur l’écriture n’est pas seulement celle de l’image. C’est celle d’une forme bien plus indécise, plus mobile et plus ondoyante, traduisant une esthétique plus radicale.

Ainsi, si l’on continue d’envisager le livre fin-de-siècle dans le climat de finitude qui marque l’époque, on risque de passer à côté d’une forte continuité qui s’établit entre ces objets poétiques et les réalisations des avant-gardes. Retenons en guise de conclusion quelques prolongements.

 3. Continuités

 L’encre de Francis Picabia La Sainte Vierge (vers 1920) [21] est une feuille blanche qui resplendit d’un semis de taches, d’éclaboussures et de macules. Le mystère de la virginité est à penser avec l’impureté et par elle, de même que le mystère de l’écriture était à mesurer dans les coulures d’encre à la fin du xixe siècle. Dans Un coup de dés jamais n’abolira le hasard / Image (1969), Marcel Broodthaers [22] reprend Mallarmé sous forme de simples traits noirs qui créent sur la page un rythme qui décalque le rythme de la typographie originale. L’artiste joue de leurs épaisseurs comme d’une gamme qui traduit ce qui était chez Mallarmé taille des caractères, par conséquent, intensité du langage. À la fin du XIXe siècle, on l’a vu, les textes qui se nomment A Sketch in Black and White, A Study in Black and White, ou simplement In Black and White (Kipling) n’avaient d’autre ambition que de substituer à l’écrit des images.

Autour du Coup de dés (Cosmopolis, 1897), poètes et écrivains ont inventé une typographie parlante, mobile. Christian Morgenstern a donné un « Fisches Nachtgesang », un « chant nocturne », ou bien une « sérénade du poisson » dès 1906, un poème iconique dont les vers se composent d’une alternance de brèves et de longues simulant un poisson. Dépourvus de mots, ces vers ou ces lignes reproduisent le mètre (muet) de la sérénade. On peut y voir une bouche qui s’ouvre et se referme dans un rythme sans bruit ; un poisson entier, pendant la tête en bas (serait-ce une carpe ou un hareng saur ?) ; ou l’eau dans laquelle il baigne. À la place du poème qu’on ne lira pas, on a l’effet du poème. Mais aussi un poème, celui que son lecteur compose à partir d’un squelette graphique, d’une partition musicale silencieuse et minimale… Man Ray lui fait écho en 1924 avec Lautgedicht, poème, quatre strophes constituées de traits noirs qui simulent les mots [23]. Libérée des signes, la pensée poétique se distribue et se soutient par les blancs et les noirs. Cette inspiration, toute en barres et signes de mesure, vient tout droit des expérimentations des revues fin-de-siècle. Le texte pionnier de Mallarmé « Le Livre, instrument spirituel » avait paru dans l’une d’elles, La Revue blanche[24]. Et c’est dans une revue que Mallarmé qualifiait la typographie du Coup de Dés de « tout sans nouveauté qu’un espacement de la lecture », de « mise en scène spirituelle exacte ». Il ajoutait :

 J’aurai, toutefois, indiqué du Poème ci-joint, mieux que l’esquisse, un « état » qui ne rompe pas de tous points avec la tradition ; poussé sa présentation en maint sens aussi avant qu’elle n’offusque personne : suffisamment, pour ouvrir des yeux [25].

 C’est ce que j’ai tenté avec La Chair du livre. Donner à voir le livre fin-de-siècle.

 

Notes

[1] Oscar Wilde, The Picture of Dorian Gray [London, Ward, Lock & Co., 1891], London, Penguin Books, 1949, rééd. 1981, chap. XV, p. 198, en italique.

[2] John Davidson, A Full and True Account of the Wonderful Mission of Earl Lavender, London, Ward and Downey Ltd., 1895, p. 68, en italique (propos de Mrs. Scamler), je traduis.

[3] Voir Jean de Palacio, « Réalité et métaphore de la bibliothèque : de Sénac de Meilhan à des Esseintes », Figures et formes de la Décadence, deuxième série, Paris, Séguier/atlantica, 2000, p. 251-270, et Patrick Besnier, « Mort dans la bibliothèque », dans Fins de siècle, Pierre Citti (dir.), colloque de Tours, 4-6 juin 1985, s.l., Presses Universitaires de Bordeaux, 1990, p. 265-270.

[4]« Projets d’ex-libris envoyés pour notre deuxième concours », La Plume, n° 206, 15 novembre 1897, p. 709.

[5] Jules Laforgue, « Épicuréisme », Les Complaintes suivies des Premiers poèmes, Paris, éd. Pascal Pia, Gallimard, « Poésie », 1970 et 1979, p. 178-179 (le texte fait partie des Premiers poèmes).

[6] Évanghélia Stead, La Chair du Livre : matérialité, imaginaire et poétique du livre fin-de-siècle, Paris, PUPS, coll. « Histoire de l’imprimé », 2012, 566 p., 243 fig.

[7] Yves Peyré, « Une rupture inaugurale : Mallarmé et l’espace du livre », Université Paris X-Nanterre, Littérales, no 9, p. 81-97.

[8] Octave Uzanne, L’Éventail, illustrations de Paul Avril, Paris, A. Quantin, imprimeur-éditeur, 1882, p. 18.

[9] Il s’agit du dialectologue Jules Feller, membre, comme Elskamp, de l’Académie Royale de Langue et de Littérature Françaises de Bruxelles, qui avait commenté le livre d’Elskamp.

[10] Max Elskamp, lettre du 13 février 1918 à Emma Lambotte, Lettres, poème liminaire d’André Salmon, Liège, Éditions Dynamo, Pierre Aelberts, s.d. [10 décembre 1962], p. 10.

[11] Félicien Champsaur, « Le Modernisme », Dinah Samuel, édition définitive, Paris, Paul Ollendorff, 1889, p. i-xviii.

[12] Stéphane Mallarmé, lettre du 17 août 1887 à Félicien Champsaur, Correspondance, III, 1886-1889, recueillie, classée et annotée par Henri Mondor et Lloyd James Austin, Paris, Gallimard, 1969, p. 129 (à propos des Bohémiens, ballet lyrique de Félicien Champsaur, Paris, Dentu, 1887).

[13] Id., lettre du 20 juillet 1888, p. 229.

[14] Voir ici les épreuves corrigées de Mallarmé avec les planches de Redon.

[15] Lettre du 5 juillet 1897 d’Ambroise Vollard à Redon, Lettres de Gauguin, Gide, Huysmans, Jammes, Mallarmé, Verhaeren… à Odilon Redon, présentées par Arï Redon, textes et notes par Roseline Bacou, Paris, José Corti, 1960, p. 144.

[16] Luigi Pirandello, Bianche e Nere, novelle, Torino, Renzo Streglio e C., 1904.

[17] Voir Marina Polacco, Gli amori, le beffe e la tragedia, Storia di Pirandello novelliere, 1894-1908, Lucca, Maria Pacini Fazzi editore, 1999, p. 111-112.

[18] Rudyard Kipling, In Black and White, Allahabad, A.H. Wheeler & Co’s, 1888.

[19] L’épigraphe du premier récit, « Dray Wara Yow Dee », est tirée de Proverbes, vi, 34, celle du dernier, « On the City Wall », de Josué, ii, 15. Les autres épigraphes correspondent à des proverbes hindous. Une d’elles est tirée d’une comptine.

[20] Voir Kipling, Misère et douceur de l’Inde, Paris, U.G.E., coll. « 10/18 », 1980 ; Œuvres, Paris, Laffont, « Bouquins », 1988, vol. II ; et Œuvres, sous la dir. de Pierre Coustillas, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1988, vol. I.

[21] Encre sur papier, 33 x 24 cm, Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, OA 189. Reproduit dans Yves Peyré, Peinture et poésie. Le dialogue par le livre, 1874-2000, Paris, Gallimard, 2001, p. 21.

[22] 32,6 x 25 cm, Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, Rés. 254 B. Reproduit dans Yves Peyré, p. 55.

[23] Morgenstern et May Ray sont reproduits en regard dans Jacques Damase, Révolution typographique depuis Stéphane Mallarmé, Genève, Galerie Motte, 1966, p. 30-31.

[24] La Revue blanche, 1er juillet 1895, p. 33-36.

[25] Stéphane Mallarmé, « Observation relative au poème Un Coup de Dés jamais n’abolira le Hasard », Cosmopolis, Revue internationale, vol. VI, n° 17, mai 1897, p. 417-418.

Bibliographie

Voir la bibliographie réunie et classée dans La Chair du livre : matérialité, imaginaire et poétique du livre fin-de-siècle, Paris, PUPS, « Histoire de l’imprimé », 2012, rééd. 2013, p. 482-514.

Auteur

Évanghélia Stead est Professeur de littérature comparée à l’ université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines. Ses domaines de recherche sont notamment les littératures fin-de-siècle et l’imaginaire de la Décadence ; la matérialité, l’imaginaire et la poétique du livre ; les revues littéraires et artistiques en Europe (1880-1920). Elle anime depuis 2004 le séminaire interuniversitaire T.I.G.R.E.  (Texte et Image, Groupe de Recherche à l’École) à l’ENS-Ulm.

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Une fin heureuse ? La fin du livre versant poésie sonore

Résumé


La question de « la fin du livre » est à la mode, comme le sont tous les discours de la fin. Pourtant depuis plus d’un siècle que les Cassandre prophétisent sa mort, le très traditionnel livre papier, qu’auraient dû périmer le disque phonographique, le film cinématographique, la radio, la télévision, la vidéo, continue de servir de support privilégié à l’œuvre littéraire. Dans le champ poétique, surtout, l’objet jouit d’un prestige persistant. Au point qu’une bibliophilie quasi généralisée a pu engendrer quelque agacement. En particulier chez ceux qui, épris de modernité, développent un discours technophile, exaltent l’adéquation de la littérature aux nouveaux médias et/ou pratiquent des formes pour lesquelles le livre n’est pas le support le plus adapté.

C’est à la « fin du livre » versant « poésie sonore » que cette réflexion s’attache. Centrée sur les œuvres fondatrices, de François Dufrêne, Henri Chopin et Bernard Heidsieck, attentive à l’absence d’univocité du discours, qui ne tient pas seulement au fait que les poétiques sont moins unifiées que le singulier la poésie sonore ne le laisse supposer, elle revient sur ce qui, en elles, manifeste – et justifie – le désir de sortie du livre, comme sur la persistance de publications papier. Aspirer à une fin du livre n’équivaut pas ici à rêver la disparition de l’objet : le medium ancien reste une possibilité non négligeable. Loin de toute biblioclastie, la fin espérée est celle d’une hégémonie ; celle de l’équation : poésie = littérature = livre(s) ; celle des mythologies et de la vénération fétichiste.


The question of “the end of the book” is fashionable, as are it all the speeches of the end. Nevertheless for more than a century than the Cassandres augur its death, the very traditional paper book, that should have expired the phonographic disk, the film movie, the radio, the television, the video, continues to serve as medium favored to the literary work. In the poetic field, especially, the object enjoys a persistent prestige. To the point that an almost generalized bibliophily was able to engender some annoyance. In particular to those who, in love of modernity, excite the adequacy of the literature to the new media and/or practise forms for which the book is not the most adapted medium.

This reflection fastens to the “end of the book” from the point of view of the “sound poetry”. Centered on the founding works, of François Dufrêne, Henri Chopin and Bernard Heidsieck, attentive to the absence of univocity of the speech, it returns on what, in them, shows – and prove – the desire of exit of the book, and on the obstinacy of paper publications. To wish the end of the book does not here amount to dream the disappearance of the object: the old medium remains a not insignificant possibility. Far from any biblioclasty, the expected end is the one of a hegemony; that of the equation: poetry = literature = book(s); that of the mythologies and the fetishist worship.


La question de « la fin du livre » est à la mode. Comme le sont, plus globalement, tous les discours de la fin : fin de l’Histoire, fin de l’Humanisme, fin de la Littérature. Stimulé par l’accélération des mutations technologiques, un imaginaire pessimiste voire apocalyptique qui confond la fin du livre avec celle de la littérature (quand ce n’est pas de la culture et de la civilisation) se donne libre cours. Le devenir numérique du livre, loin d’être pensé comme une mutation formelle comparable à celle qu’a déjà connue l’objet livre, du volumen au codex, puis au codex typographique, est perçu comme « synonyme de disparition », « le basculement […] dans le cyberespace » équivalant à une dissolution « dans le flux informationnel [1]. »

Soit.

Pourtant rien n’oblige à penser que le livre électronique doive remplacer le codex comme celui-ci l’a fait du volumen. Depuis plus d’un siècle que les Cassandre prophétisent sa fin, le très traditionnel livre papier, qu’auraient dû périmer le disque phonographique, le film cinématographique, la radio, la télévision, la vidéo, continue de servir de support privilégié à l’œuvre littéraire. À l’œuvre poétique, surtout. Dans le champ poétique en effet, où les œuvres circulent pour la plupart en marge des grands circuits de diffusion à travers un réseau atomisé de petits éditeurs et de microdiffuseurs, l’objet jouit d’un prestige persistant. Papier, couverture, format, caractères, spatialisation du texte, introduction de jeux chromatiques éventuels, toute la physique du livre requiert l’attention la plus aiguë. La plus amoureuse. La plus fétichiste. Au point qu’une bibliophilie aussi généralisée a pu engendrer quelque agacement. En particulier chez ceux qui, épris de modernité, développent un discours technophile, exaltent l’adéquation de la littérature aux nouveaux médias [2] et/ou pratiquent des formes pour lesquelles le livre n’est pas le support le plus adapté. Du côté de ce qu’il est convenu de nommer « poésies expérimentales », la fin de la « galaxie Gutenberg », le passage de la graphosphère – ou de la typosphère – à la vidéosphère ou ère électronique, à supposer qu’il ait lieu, prendrait plutôt des allures de libération.

On sait combien l’effort des avant-gardes historiques a visé à affranchir le poème des caractéristiques qu’il tirait en partie de son inscription dans le medium livre : séquentialité, linéarité, unidimensionnalité par exemple. On se souvient des recherches et des querelles qui se développèrent dans les années dix autour des notions de simultanéité ou de simultané, dont l’article d’Apollinaire « Simultanisme-librettisme » se fait l’écho et qui engendrèrent aussi bien les calligrammes que la Prose du Transsibérien de Cendrars et Sonia Delaunay, premier « livre simultané », qui, dans son édition originale, prend la forme d’une longue bande de 2 x  0,36 m, obéissant à un système de pliage semblable à celui des cartes routières et susceptible de s’afficher au mur comme un tableau. Sans oublier les poèmes-pancartes et les poèmes-affiches de Pierre Albert-Birot, écrits au pinceau et à l’encre de Chine noire sur papier d’Arches, ou peints en couleurs, qui, échappant à la linéarité et à la successivité du livre, s’accrochent sur les murs, s’exposent, si l’on veut. « Ode » est même conçu comme un « poème tournant » qu’Albert-Birot avait, selon son témoignage, peint sur une grande feuille façonnée en colonne de 2 m de haut et 80 cm de diamètre, laquelle, placée sur un plateau tournant, arrachait le poème au plan de la page.

Quant aux futuristes italiens, « ivres de dynamisme révolutionnaire et belliqueux », contempteurs des bibliothèques au même titre que du musée, leur conception de la poésie comme « reflet dionysiaque de la polyphonie des bruits, des couleurs et des formes de la ville [3]  » les pousse à dévaluer l’écriture, fixation réductrice de l’énergie vitale ou, plus justement, à chercher à la spatialiser, à la doter d’une matérialité nouvelle qui la libérerait de l’horizontalité et de la compacité normées du texte imprimé, telles qu’elles se sont imposées depuis Gutenberg. La négation futuriste du livre, « compagnon statique des sédentaires, des invalides, des nostalgiques [4]  », auquel étaient préférés le cinéma et les enseignes lumineuses, invite à privilégier les planches motlibristes, que leurs grandes dimensions conduisent à sortir du livre une fois dépliées, ou encore le poème-tableau et le poème-affiche. Bref des pratiques où le poème relève plutôt de la composition picturale. À la fin de la Première Guerre mondiale, Marinetti considère ainsi que le livre est définitivement dépassé comme support de la création motlibriste.

Pourtant, et bien qu’en 1933 encore, dans son manifeste Immensifier la poésie, Escodamé ait pu juger « absurde et avilissant que les mots des poètes soient enfermés dans les quelques centimètres carrés des revues, des livres et des journaux » et se soit complu à rêver de « poésies écrites sur les pages bleues du ciel par les panaches de fumée des aéroplanes », les futuristes, on ne l’ignore pas, ont parfois, dans les années vingt et trente, renoué avec l’écriture linéaire et opéré « un vaste retour au livre comme objet d’invention et d’amour [5]  ». Il est vrai qu’ils travaillent alors plutôt sur le modèle du livre-objet. Textes en version manuscrite, peinte ou dactylographiée, illustrés de collages, aquarelles, bois gravés. Insertion de feuilles volantes ou de feuilles de cellophane partiellement imprimées permettant des effets de surimpression, textures de papier différentes, découpage, perforation de la page, usage de l’aluminium, du papier d’argent ou du papier d’aluminium, du fer blanc, reliures au moyen de boulons : il s’agit d’introduire dans le monde du livre imprimé des matériaux issus de la civilisation technologique. Non de rejeter le livre au prétexte qu’il serait un support obsolète pour la création futuriste.

Si, dans les années dix, le motlibrisme et la « révolution typographique » prônés par Marinetti ont incité les futuristes à défaire la structure du livre et à bouleverser l’ordre de la page, si une tendance à la biblioclastie s’est parfois rencontrée dans les manifestes, quand le livre s’est constitué en symbole du passéisme, objet thanatique, « tombeau de l’élan vital, nécrose des passions [6]  », l’avant-garde italienne a donc pu aussi donner naissance à une nouvelle forme de bibliophilie. À un effort pour inventer un livre qui serait « l’expression futuriste de [la] pensée futuriste [7]  », au plus loin de « la conception idiote et nauséeuse du livre de vers passéiste, avec son papier à la main genre seizième siècle orné de galères, de minerves, d’apollons, de grandes initiales et de paraphes, de légumes mythologiques, de rubans de missel, d’épigraphes et de chiffres romains [8]  ».

Mais il y a, dans le vaste ensemble des poésies expérimentales, une tendance – à l’émergence de laquelle le futurisme a d’ailleurs contribué – qui semble s’accommoder fort mal d’une assignation à résidence dans le livre : celle qui s’est intéressée à la matière sonore de la langue, aux unités minimales de la syllabe et de la lettre, voire à la soufflerie corporelle et à tous les bruits non verbaux : poésie phonétique et, au-delà, poésie sonore.

Dès les années dix du XXe siècle, Henri Martin Barzun théorise sa propre conception du simultanéisme sous le nom de dramatisme et entreprend avec L’Orphéïde un « chant dramatique simultané ». Pierre Albert-Birot propose ses poèmes « à deux voix » ou « à trois voix simultanées » et son « Poème à crier et à danser ». Apollinaire se passionne pour les nouvelles techniques de son temps, le phonographe et le cinéma notamment, nouveaux moyens d’expression qui devaient, selon lui, offrir aux poètes « une liberté inconnue » ; et dans son célèbre poème, « La Victoire », il appelle à la création bruitiste, à la découverte de « nouveaux sons ». Du côté du Futurisme italien, Marinetti voit dans les planches motlibristes « de véritables partitions musicales qui exigent le déclamateur [9]  », Depero pratique l’« onomalangue », Russolo théorise L’Art des bruits. Enfin, Dada contribue activement à cette préhistoire de la poésie sonore. Hugo Ball lit au Cabaret Voltaire ses « vers sans mots », Karawane et Gadji beri bimba, Tristan Tzara, Richard Huelsenbeck et Marcel Janco y font entendre le « poème simultan », « L’amiral cherche une maison à louer » ; à Berlin, Raoul Hausmann récite, mime et danse ses poèmes de lettres ; Kurt Schwitters, de son côté, élabore à partir de 1922 sa Sonate de sons primitifs (Ursonate)

Dans les années cinquante quelques écrivains, d’abord isolés puis liés de sympathie même s’ils ne forment pas une école, vont proprement fonder ce que l’on a pris l’habitude d’appeler la poésie sonore. François Dufrêne, transfuge du lettrisme, Henri Chopin et Bernard Heidsieck. Trois écrivains qui, selon des modalités diverses, travaillent la langue et le bruit ; la langue comme bruit. Ou la voix comme matière. François Dufrêne, préférant ce qu’il appelle dans « Fausse route » la « criation de transes intranscriptibles » à la création, cherche à « faire chanter jusqu’à la viscéralité humaine [10]  ». Pour Henri Chopin, il s’agit de tirer parti des possibilités du corps comme machine à parler, comme « vaste usine à sons qui ne connaît aucun silence » dont la bouche est « le haut-parleur [11]  ». L’audio-poème se fait de souffles, de bruits de glotte, de chuintements salivaires enregistrés et amplifiés, superposés et démultipliés. Bernard Heidsieck en revanche travaille plutôt d’abord dans le sens de ce que Jean-Pierre Bobillot, qui lui a consacré une étude extrêmement documentée, appelle une « musication atomisée du texte [12]  », par radicalisation de procédés musicalisants connus, comme allitération, assonance, réduplications, mais aussi par étirements vocalique et consonantique qui produisent des effets de glissando, par décomposition syllabique (épellation), syllabes en liberté, aphérèses, apocopes, tmèses qui dissocient les éléments linguistiques. Puis, dépassant ce que Bobillot propose d’appeler la musiture, il intègre peu à peu à son poème des collages sonores.

Dufrêne, Heidsieck, Chopin : trois écrivains qui, assez rapidement, privilégient non plus le stylo ou la machine à écrire mais le magnétophone comme outil de travail. Non seulement comme instrument de transcription et de sauvegarde d’une effectuation orale du poème mais comme outil de création – ou, si l’on veut éviter les connotations religieuses inhérentes à ce terme, outil de composition. Bernard Heidsieck considère qu’avec le magnétophone est « né un nouveau stylo, une nouvelle machine à écrire, et qu’avec la bande magnétique, ce nouveau medium, pouvait et allait s’opérer un renversement à 180 degrés du texte, cela quant à sa facture et quant à sa transmission [13]  ».

Facture du texte, d’abord. Le microphone, la bande magnétique et, pour Heidsieck au moins, les ciseaux et la colle qui permettent d’intervenir directement sur la bande deviennent les véritables outils de ce qui n’est plus une écriture mais plutôt une auditure selon un autre néologisme proposé par Jean-Pierre Bobillot [14]. Qu’il s’agisse de faire entendre l’infra langue, la soufflerie, les bruits corporels, gargouillis, chuintements salivaires, toux, rires, tout ce qui résonne dans la cavité phonatoire ou de coller dans le poème des bruits extérieurs – bruits de rues, cris d’enfants, etc. – l’enregistrement direct est indiscutablement plus satisfaisant que le mime scriptural [15]. C’est d’ailleurs l’insatisfaction engendrée par les recherches de ses compagnons lettristes, lesquels, pour représenter les sons non alphabétiques, comme bruits de langue ou de glotte, soupirs, raclements ou toux, voulaient inventer de nouveaux signes graphiques, qui conduit Dufrêne à rompre avec le lettrisme et à recourir au magnétophone pour enregistrer ses Crirythmes, cessant de confondre, comme le faisait Isou, poème oral et écrit oralisable.

Du magnétophone, tous ne font pas, il est vrai, le même usage. Dufrêne, qui est pour Chopin « la voix pure […] sommet du poème phonétique » mais se révèle « maladroit [16]  » dans l’emploi de la machine, y recourt surtout comme à un moyen de fixer ses improvisations. Chopin, pour sa part, désireux de « traquer [sa] voix et les sons de la voix [17]  », en use d’une manière peu conventionnelle, qui a souvent été qualifiée de barbare parce qu’elle avait pour conséquence une détérioration rapide de l’instrument. Selon ses propres descriptions, il enregistre « microphone collé aux lèvres », allant même parfois jusqu’à placer l’objet dans sa bouche, voire à implanter un micro-sonde dans son estomac. Il réalise avec les premiers magnétophones dont il dispose des « superpositions manuelles en écartant à l’aide d’une allumette la bande magnétique de la tête d’enregistrement » et « atténu[e] la gravure du son vocal avec des feuilles de papier cigarettes posées salivairement sur cette tête [18]  ». Plus tard, il utilise les magnétophones à variateurs de vitesse et exploite toutes les possibilités offertes par les studios électro-acoustiques.

Quant à Heidsieck, dont le travail se fait tantôt solitairement à l’aide du seul magnétophone (il intègre alors les accidents et aléas dus à sa maîtrise, parfois insuffisante, de l’instrument), tantôt en studio avec toutes les ressources de l’appareillage électro-acoustique, il privilégie les inclusions d’éléments sonores étrangers, par intervention directe sur la bande magnétique selon la technique du collage, et joue de plus en plus des effets de mixage, du déroulement simultané de séries d’énoncés verbaux, parfois identiques ou de même nature, parfois différents voire totalement étrangers (un exposé de technique bancaire et des extraits de Poèmes-Partitions antérieurs, par exemple, dans B2B3), [19] ainsi que des échos, des réverbérations.

À partir du moment où le poème est élaboré, avec le magnétophone, comme une totalité qui non seulement tend à onomatopéiser la langue mais intègre des composantes verbales et non verbales – bruits corporels ou bruits citadins –, qui, en outre, amplifie, superpose, mixe, monte ces diverses composantes, le livre cesse d’être un moyen de conservation et de diffusion adéquat.

Les simultanéités qu’autorise l’enregistrement n’ont aucun véritable équivalent graphique possible. « L’œil, Heidsieck le rappelle après d’autres, ne lira jamais deux phrases à la fois » quand « l’oreille peut capter simultanément – et dans leurs nuances mêmes – une multitude de phénomènes [20]  ». Barzun dès les années dix avait tenté de remédier à cette impuissance en utilisant l’accolade pour indiquer sur la page la profération simultanée de plusieurs phrases ou sons. Mais Apollinaire déjà avait mis en évidence l’insuffisance du procédé, et cherché pour sa part du côté d’une nouvelle topologie un moyen de déjouer la successivité de l’écrit. Encore cette spatialisation n’est-elle pas une parfaite transposition graphique de la simultanéité sonore : La Poinçonneuse de Heidsieck pourra bien inscrire en verticalité ascendante et descendante les « Arrivées et départs de rames de métro » qui doivent s’entendre en bruit de fond dans ce Passe-partout, cela n’empêchera pas l’œil de déchiffrer en successivité le discours du narrateur et ce que l’on peut considérer comme une didascalie.

De surcroît, comme le remarque Chopin, « l’écrit ne peut décrire le sonore, sinon avec des impressions reçues, ce qui est approximatif [21] ». Quant à le nommer… l’inscription « cri d’enfant » assortie d’une transcription onomatopéique « hiiiiiiiiiiiiiiIIII » restituera-t-elle jamais adéquatement l’effet contradictoire de rupture et de cohésion qu’opère le cri proféré entre la séquence initiale du poème-partition « J » de Bernard Heidsieck [22], averbale, et un premier segment verbal, soit entre un ensemble d’éléments captés à l’extérieur, que la partition présente comme « bruits de la rue […] grisaille sans voix ni bruit particulier prédominante », et le mot « grise » démesurément étiré – au point d’en devenir difficilement reconnaissable. Sans doute, la parenté visuelle des éléments graphiques « hiiiiiiiiiiiiiiIII » et « griiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiise » permet-elle de saisir la proximité sonore entre le cri et le mot que son noyau vocalique allongé transforme en une sorte de mot-bruit ; sans doute est-il possible de faire varier typographiquement l’étirement vocalique dans la notation de l’onomatopée en passant du bas de casse aux capitales, et d’opposer ainsi sur la page la modulation criée à la profération atone du mot « grise » ; mais comment faire percevoir le contraste de l’aigu et du grave, de la stridence et de la matité qui s’impose à l’audition de l’enregistrement ? Pour rendre sensible la « présence sonore de la matière », ce que Chopin nomme par référence à Barthes « le “grain” […] des sons et de la voix » ou encore « le physique sonore [23]  », la page du livre, qui autorise seulement l’imitation approximative de ce que d’autres moyens techniques permettent de prélever à même le réel et de coller directement dans le poème, n’est pas le vecteur le mieux adapté.

Inadéquate au poème sonore, elle ne peut plus être qu’une partition. C’est d’ailleurs ainsi que la pensent explicitement les premiers « Poèmes-partitions » de Bernard Heidsieck, au titre révélateur. Et c’est encore ainsi que la nomme Chopin lorsqu’il précise en 1966 que « depuis trois ans, [il] ne pren[d] plus la peine d’écrire des partitions [24]  ».

Partition, la page l’est en ce qu’elle fixe simplement des indications de lecture concernant par exemple le rythme ou la hauteur de ton, les ruptures, les silences et indique éventuellement les bruits qui entrent en relation avec la voix. Encore faut-il préciser qu’elle n’est pas, contrairement à la partition musicale, destinée à un interprète. Pour exister vraiment le poème-partition de Heidsieck doit, comme le crirythme – Dufrêne – et l’audio-poème – Chopin –, être projeté hors de la page et du livre par le poète lui-même qui l’exécute dans le cadre d’une performance, à voix nue ou assistée du magnétophone, publique ou réalisée en studio. Significativement, le support papier de cette dernière, quand il existe, n’est plus un support livre et présente même des particularités intéressantes de format qui peuvent le différencier violemment de la page de codex. Ainsi la très longue bande de papier sur laquelle s’inscrit Vaduz et que Heidsieck déroule au fur et à mesure lors de la lecture publique, qui s’accumule en boucles et plis sur le sol autour de lui, n’a plus rien à voir avec le format du codex typographique. Ni même, bien que le poète use du terme de « papyrus » pour la désigner, avec l’antique volumen au déroulement horizontal. S’il fallait chercher une parenté plastique sans doute serait-elle plutôt à trouver avec la bande magnétique ou la pellicule filmique dont elle a la longueur, l’étroitesse et la souplesse. La structure usuelle du livre est bien loin. La bande qui se déroule renvoie à d’autres media, plus satisfaisants comme moyens de diffusion d’une poésie conçue pour être entendue.

D’ailleurs la sortie du livre est revendiquée – parfois de manière tranchante – par les fondateurs de la poésie sonore. Quand François Dufrêne lance « Vite : Hors de page ! », quand il identifie ce qu’il appelle en jouant sur les mots les « faibles caractères » de la typographie à des « morts dorés », quand il enjoint « et, Gutenberg, que tes plombs sautent [25] », le rejet du livre, lié au rejet de l’alphabet typographique, conçu comme un carcan pour le poème phonétique, ne fait guère de doute. Il en va de même quand Heidsieck, activant d’autres métaphores, affirme son désir d’« un poème debout dressé les pieds sur la page [26] », ce qui oppose implicitement le corps actif de la performance live au corps typographique qui permet, comme le dit si bien la langue, de coucher le poème sur la page. Pour lui, nulle hésitation : « [l]a poésie écrite n’a plus lieu d’être […] la poésie doit se hisser hors de la page, se déraciner de ce terrain mort [27] ». Chopin en serait d’accord, à qui il est arrivé d’écrire, en 1966, « une caresse, à elle seule, vaut mieux que le livre des livres [28] », nouvelle formulation de l’opposition implicite entre le corps biologique, ici amoureux et sexué, et le corps typographique qui désindividualise et abstrait le premier.

Ce rejet du livre peut se fonder dans des considérations pragmatiques. Pour Bernard Heidsieck tout part d’une publication personnelle (un petit livre chez Seghers, Sitôt dit, en 1955) qui lui inspire un certain nombre de considérations sur la circulation de la poésie, ou, pour dire les choses plus précisément, enclenche une critique du mode de diffusion de la poésie ; et, au-delà, de son statut social. Le constat initial est celui d’une faible circulation – pour ne pas dire d’une circulation nulle – qui tient non seulement à l’enlisement du poème dans des voies sans issue quand celui-ci s’obstine à « se gargaris[er] encore de Résistance », à « se “surréaliser” encore », à « sombr[er] dans une inflation d’images ou […] cherch[er] à se terrer dans les ultimes replis du papier », mais encore à l’enfermement du texte dans les pages du livre où, « couch[é] » par l’imprimerie, il ne peut que « roupiller [29] », dans l’attente d’un hypothétique lecteur, qu’il est bien incapable d’aller chercher. L’édition poétique contribue donc à la marginalité socio-politique de la poésie que son existence livresque confine dans une sorte de ghetto culturel, une « Tour d’ivoire » où elle s’isole du monde qui l’entoure, se privant de toute possibilité d’agir sur lui. En conséquence, il y a, selon Heidsieck, un « urgent besoin de sortir le poème de sa passivité », « de lui faire faire sa rentrée dans le monde », « de lui faire assumer, enfin, à nouveau, les risques directs de la communication, instantanée, physique, aléatoire [30] ». Soit un urgent besoin de s’emparer des nouveaux médias électro-acoustiques. De s’approprier les vertus de ces nouveaux supports et d’en affronter les dangers. D’occuper en outre de nouveaux lieux d’expression : studio, scène, salle d’écoute. Ce faisant, la poésie, qu’elle se montre fidèle à sa vocation révolutionnaire ou se mette simplement « au diapason ambiant d’un phénomène de civilisation “de masse” surgissant [31] », relèvera enfin, en acceptant les ressources de la technologie et la communication de masse, le défi de son époque. Il y a lieu de l’en féliciter.

Mais ce n’est pas toujours la seule conscience d’une inadéquation du livre au monde contemporain qui fonde l’appel à une autre poésie, sortie des pages du codex. Henri Chopin déplore, sans nul doute, que « l’homme littéraire » méconnaisse « nos nouveaux media, visuels, sonores, écrits, radiophoniques et filmiques [32] » ; il souhaite que la poésie, acceptant « la naissance effective des fusées – allant de pair avec celle des magnétophones [33] », se libère de l’écriture, donc du livre, qu’il voue, semble-t-il, à l’obsolescence. Comme Bernard Heidsieck, il met en effet l’accent sur l’inadaptation du livre à la société contemporaine. Il constate ainsi que le monde change, que le rythme de vie s’accélère et que le livre, qui impose de « réfléchir », de « connaître le calme », d’« être disponible », toutes conditions qui « ne sont guère celles du siècle entier [34] », n’est que le vestige d’un mode de vie en voie de disparition. Désuet, dépassé, insuffisant, dans ses médiocres capacités de diffusion, il devrait en conséquence être remplacé par d’autres médias : le disque et la cassette, qui seuls donneront au poème les moyens d’affecter le public de son temps. Mais dans ses propos s’entend aussi parfois un refus plus radical de la civilisation de l’écrit, lequel est lié par lui aux « religions, États et chapelles ». Il lui arrive en effet de s’insurger contre l’ordre imposé par le Verbe. Ce dernier terme, alors chargé de résonances négatives, paraît désigner la parole articulée en mots (les verba latins), indifférente aux unités de segmentation inférieures comme la lettre, la syllabe, le phonème, indifférente aussi à tous les bruits de bouche et, plus largement, à tous les bruits corporels ; la parole, disons, en ce qu’elle n’est qu’un possible de la voix et pas forcément l’essentiel, elle qui énonce au lieu de sonner. Et sans doute aussi la parole en ce qu’elle est transmissible par l’écriture typographique. Car malgré la trop célèbre proclamation des Évangiles, le Verbe, dans la pensée de Chopin, paraît s’être fait livre plutôt que chair. Devenir qui le rend complice du didactisme et de l’idéologie. Ce Verbe, parfois dûment majusculé, où s’entend alors quelque chose de l’équation hugolienne « Car le Mot c’est le Verbe, et le Verbe, c’est Dieu », s’identifie à une puissance de coercition. Le mot, en somme, menace toujours, selon Chopin, de se figer en mot d’ordre. Parce qu’il impose la tyrannie du sémantisme ? Probablement. Et sans doute, de la Bible à Mein Kampf, celle de tous les pouvoirs constitués. « [M]ensonge qui s’abolit lui-même sur le papier [35] », mais qui dans cette abolition conserve – ou conquiert – un pouvoir jugé proprement destructeur (« Je ne supporte plus d’être détruit par le Verbe [36] », note l’inventeur de l’audio-poème), le Verbe, privé de la labilité de la voix, véhicule dans la compacité du codex les discours formés des idéologies ; privé de corporalité, il s’abstrait dans la régularité normée des signes typographiques. Aussi faut-il en sortir. Sortir du Verbe « tout juste bon à donner des ordres, des impératifs [37] ». Soit sortir du livre, inapte à véhiculer les microparticules vocales, les souffles, les borborygmes, pour retrouver par l’intermédiaire de la machine (le magnétophone et, par la suite, toutes les techniques de la composition électro-acoustique) la matérialité sensible du corps et « faire un langage qui soit [sa] sueur, [ses] nerfs, [ses] peaux, [ses] sens, [ses] rires, [ses] amours fabuleuses qui disent qu’[il est] vivant [38] ».

De manière significative, Henri Chopin qui dirige à partir de son troisième numéro la revue Cinquième Saison, fondée en 1957 par Raymond Syte et assez vite orientée vers une recherche poétique et picturale que l’on a pu placer sous le signe du concrétisme, éprouve le besoin, en 1964, d’en faire une revue sur disques, OU-Cinquième Saison qui devient OU à partir du numéro 36/37, en 1970. « Avec la revue OU, remarque-t-il, en règle générale nous quittons les “folios” ordinaires à toutes publications ; il n’était plus de notre propos de suivre les lignes, lignes après lignes composées, d’obéir aux lectures de textes […] il y avait au contraire l’objet, l’objectif, la vision “poésie sonore” […] L’emploi de matériaux nouveaux et techniques du jour me conduisait à faire sortir les pages de leurs brochures : car, à poésie éclatée et éclatante il fallait un véhicule lui-même éclaté ».

Sans renoncer complètement à prendre une forme papier, OU, première revue expressément faite pour échapper à l’enfermement dans le livre, propose en ses quatorze numéros un ensemble composite de disques, de textes et d’images. Les disques – 25 cm pour la plupart –, enregistrements de Dufrêne, Heidsieck, Gysin, Chopin, Rotella, Novak, etc. et même, spécialement réalisé par lui pour la revue, celui des poèmes phonétiques de Raoul Hausmann – en font une véritable anthologie de la poésie sonore ; les textes mêlent les poèmes – futuristes, phonétiques, concrets, graphiques, parfois en version manuscrite – et les bilans critiques, comme la « Lettre aux Musiciens Aphones » ou « Il faut bien rire un peu » de Chopin ; la composante iconographique, dont participe pleinement la poésie concrète et graphique, inclut des collages, des affiches et posters, des jeux d’enveloppes de Ben, des dessins. S’il arrive à Chopin de désigner un numéro de OU par le terme de livre, cette désignation ne doit donc pas masquer la spécificité d’un objet qui, « presque jamais broch[é] », limité à sa fonction de contenant, n’est pas sans parenté avec la boîte des artistes Fluxus qui comprend également des composantes étrangères au papier imprimé, collages originaux, disques, bandes magnétiques. Un objet qui reflète les amitiés et les affinités entre les poètes sonores, eux-mêmes parfois engagés dans une pratique plastique, et un certain nombre d’artistes de leur temps, Gianni Bertini, James Guitet, Paul Gette par exemple, lesquels ont réalisé les couvertures de la revue et élaboré pour elle des œuvres originales, parfois d’assez grand format (50 x 25 cm ou 75 x 50) exigeant l’emploi de dépliants.

Significative des points de convergence entre poésie sonore et arts plastiques, la contribution des peintres répond aussi à un souci de rentabilité financière. Les tirages de la revue comprennent toujours « un exemplaire “A” avec les originales, 10 exemplaires de luxe enrichis [par les artistes et poètes présents dans le numéro], 10 petits luxes signés […], 4 HC et le tirage [39] ». Les exemplaires « A », les exemplaires de luxe et les petits luxes, qui ambitionnent de toucher une clientèle de bibliophiles sont pensés comme un moyen de financer la revue – en particulier l’édition des disques. Et, de fait, selon le témoignage de Chopin, cela « a fait que la revue OU, curieusement, au lieu d’être en déficit, a été un succès immédiat. Des médecins, des bibliophiles, des chercheurs, des mathématiciens sont venus pour l’acheter. Ils avaient enfin quelque chose de nouveau, ils avaient une poésie à voir, à écouter, et aussi l’objet [40] ».

Reste que la dualité de support n’appartient pas en propre à la revue OU. Pour la plupart, les productions des poètes sonores connaissent une double diffusion, par le livre et par le disque, le second – support de l’œuvre véritable – généralement inclus dans le premier – qui en contient ou non la partition. C’est que, bien qu’ils aient eu le désir d’accroître la perméabilité des frontières entre les arts, refusant en particulier « le divorce absurde qu’il y avait entre la poésie et la musique [41] », et même si certains d’entre eux ont utilisé les mêmes techniques que les musiciens – par exemple lors des enregistrements au Studio de la radio suédoise ou du Centre Fylkingen  –, les premiers poètes sonores n’ont jamais souhaité dissoudre complètement la poésie dans la musique.

Sonores, soit, mais poètes.

Or les habitudes sont tenaces. Ces poètes ont beau chercher à délier la poésie de la littérature, elle n’en reste pas moins, pour la plupart des autres créateurs, pour les critiques, chroniqueurs et universitaires, pour les bibliothécaires et pour les libraires, un secteur, aussi périphérique soit-il, du champ littéraire. En conséquence, les habitudes ou, si l’on veut, la mythologie, l’idéologie attachées au livre ayant la vie dure, pour exister dans ce champ, il faut publier des livres. C’était vrai dans les années cinquante et soixante où la France demeure, comme l’écrit B. Heidsieck, « fascin[ée] par la chose écrite et la fixité de l’imprimé [42] ». C’était encore vrai dans les années quatre-vingt-dix. Philippe Castellin, revenant sur cette époque dans un essai de 2008, fait ainsi remarquer que les CD ou DVD accompagnant les numéros de DOC(K)S, la revue lancée par Julien Blaine dont il a repris la direction en 1991, « étaient peu “regardés”, peu “mentionnés” par les critiques qui […] faisaient la recension du numéro dans tel ou tel journal. Comme si ces objets n’existaient pas, ou, dans le meilleur des cas, comme s’ils figuraient comme “complément-cadeau”, un gadget à la Pif le Chien, bonus inclus [43]  ! » À en croire de telles déclarations, le prestige de l’objet livre, pour ne pas dire, comme le fait Castellin, le fétichisme du livre, persiste même dans un monde pourtant de plus en plus nettement dominé par l’audio-visuel. À tout le moins, le lien de la poésie au Livre se dénoue mal.

Ainsi les poètes sonores, tout en considérant que « le temps de l’écrit vain est une page tournée [44] », ont dû accepter de se faire un peu écrivains. De faire un peu l’écrivain. À leur corps défendant, peut-être (ce corps auquel ils avaient voulu rendre toute sa place en restituant toutes les nuances de la voix, en faisant entendre les sons qu’il ne cesse de produire, en le donnant à voir lors des performances live auxquelles tous ont conféré un rôle majeur). Mais aussi et surtout dans la conscience que le livre papier, s’il offre moins que l’enregistrement audio en ce qu’il ne rend que très imparfaitement compte du poème dont il ne peut donner à lire que la partition, offre aussi autre chose en plus. Il donne au poète sonore l’occasion d’accompagner son poème – présent sur disque et/ou sous forme de partition – de commentaires, de notes et de gloses, voire de documents. Henri Chopin reconnaît d’ailleurs que, s’il a fallu « quitt[er] le médium ancien : le livre » pour s’approprier les voix, il n’était pas inintéressant de « conserver celui-ci pour dire le pourquoi et le comment des analyses de la voix et de la vie [45] ». Bref le livre, medium analytique, reste un support efficace pour l’exposé critique, théorique, programmatique. Et, de ce fait, un outil non négligeable pour légitimer la poésie sonore, très souvent rejetée aux marges du champ, voire expulsée de celui-ci. En témoigne exemplairement l’essai de Chopin, Poésie sonore internationale, publié en 1979, fruit de nombreuses années de travail, véritable défense et illustration des pratiques qu’il rassemble sous l’étiquette-titre, à la fois constitution d’une histoire et cartographie d’un territoire au présent.

De surcroît, il n’est pas exclu que quelque nostalgie du codex typographique se mêle à la volonté de sortir la poésie du livre. En particulier s’agissant d’Henri Chopin, qui alterne romans, dactylopoésie et poésie sonore. Interrogé par Anne Moeglin-Delcroix sur le fait qu’il fait encore des livres et même des livres très soignés (belle typographie sur papier de qualité), Henri Chopin répond qu’il « aime l’écriture, fabuleuse voie des pensées, des civilisations […] et [qu’il] aime l’Imprimerie, la Typographie que l’on devrait conserver, les papiers, le bien fait, la jouissance physique du beau [46] ». Bibliophilie avouée, donc, qui interdit d’identifier sans nuance les poètes sonores à ces « biblioclaste[s] de gauche » que, dans ses « Notes sur une possible fin des livres », Jean Clair oppose en 1974 aux « biblioclaste[s] de droite », ceux-ci brûlant le livre « par peur de la parole qu’il contient » tandis que les premiers le brûlent « pour libérer la parole qu’il détient [47] ». S’ils ont pu parfois, en jouant de l’opposition horizontalité vs verticalité, identifier l’inscription du poème dans le livre à un sommeil voire une mort, s’ils ont voulu retrouver la « vive voix » et, pour cela, confier le poème à de nouveaux médias, plus en accord selon eux avec le monde contemporain, ils n’ont jamais souhaité la disparition radicale du livre. Pas plus qu’ils n’ont rêvé, à la manière futuriste, l’incendie des bibliothèques.

Ainsi, même les poètes sonores, qui semblent pourtant devoir non seulement s’accommoder d’une fin du livre mais la désirer et travailler à son avènement, ne tiennent pas à ce propos un discours univoque. Et pas simplement parce que leurs poétiques sont moins unifiées que le singulier la poésie sonore ne le laisse supposer (Dufrêne n’est pas Chopin, qui n’est pas Heidsieck, qui n’est pas Dufrêne). Si, bien entendu, aucun d’entre eux ne se crispe sur une nostalgie morose et technophobe, aucun n’est pour autant un biblioclaste résolu, technophile béat, appelant de ses vœux un monde délivré de l’obsolète et tyrannique codex typographique. La fin à laquelle ils aspirent n’est pas celle de l’objet, le medium ancien restant pour eux une possibilité non négligeable. C’est celle d’une hégémonie ; celle de l’équation : poésie = littérature = livre(s). Celle des mythologies, de la sacralisation, de la vénération fétichiste qui fait dans chaque livre se profiler l’ombre du Livre, réceptacle de la parole divine. Transformant le livre, « hier véhicule absolu [… en] un véhicule relatif », « un instrument parmi d’autres instruments [48] », cette fin-là est une fin heureuse. Elle inaugure « un certain usage contemporain du livre. Envisagé de manière non “religieuse”, pris comme support d’enregistrement parmi d’autres, délivré de l’idéologie du texte [49] ».

Notes

[1] P. Mounier, « Le livre et les trois dimensions du cyberespace », dans M. Dacos (dir.), Read/Write Book. Le livre inscriptible. Nouvelle édition [en ligne]. Marseille, OpenEdition Press, 2010. Disponible en ligne ici.

[2] L’orthographe du mot, conforme à l’origine latine ou francisée, est variable. J’opte pour la forme francisée lorsqu’il s’agit de désigner un moyen de diffusion massive de l’information, réservant la graphie latine pour désigner en général un support ou un moyen d’expression. Dans les citations, la graphie du texte d’origine est toujours respectée.

[3] G. Lista, « Entre dynamis et physis ou les mots en liberté du futurisme », dans Poésure et peintrie, d’un art l’autre, Réunion des Musées nationaux/Musées de Marseille, 1993, p. 48.

[4] Manifeste de la cinématographie futuriste, 1916, dans G. Lista, Futuristie. Manifestes, documents, proclamations, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1973, p. 297.

[5] G. Lista, « Entre dynamis et physis ou les mots en liberté du futurisme », art. cit., p. 62.

[6] G. Lista, Le livre futuriste. De la libération du mot au poème tactile, Modena, Éditions Panini, 1984, p. 8.

[7] F. T. Marinetti « L’imagination sans fils et les mots en liberté », 1913, dans Poésure et peintrie, op. cit., p. 494.

[8] Ibid.

[9] Cité par G. Lista, Le livre futuriste. De la libération du mot au poème tactile, op. cit., p. 41.

[10] F. Dufrêne, « Pragmatique du crirythme », OU, n° 28-29, 1966.

[11] H. Chopin, « La poésie sonore », dans Le Grand Atlas des littératures, Paris, Encyclopædia universalis, 1990, p. 114 et p. 115.

[12] J.-P. Bobillot, Bernard Heidsieck. Poésie action, Paris, jeanmichelplace, 1996, p. 51. Pour approcher la poésie sonore, les travaux de J.-P. Bobillot sont indispensables. Cet article leur doit beaucoup.

[13] B. Heidsieck, Nous étions bien peu en…, onestarpress, 2001, n. p. En ligne ici.

[14] Pour la définition des concepts d’auditure et de musiture, déjà présents dans Bernard Heidsieck. Poésie action, op. cit., voir « Quelques définitions » dans J.-P. Bobillot, Poésie sonore. Éléments de typologie historique, Reims, Le clou dans le fer, « Éléments », 2009, p. 66-68.

[15] À preuve, par exemple, les enregistrements du crirythme de F. Dufrêne, « Paix en Algérie » : ici et de l’audio-poème d’H. Chopin, « Vibrespace » :  ici.

[16] H. Chopin à J. Donguy, « Entretien avec Henri Chopin » (juin 1992), dans Poésure et peintrie, op. cit., p. 369.

[17] H. Chopin, « Au-delà des dadaïsmes, surréalismes et tous autres isthmes par des forces d’amour », 1966, ibid., p. 548.

[18] H. Chopin, Les Portes ouvertes ouvertement, Voix, 2001, p. 65-66.

[19] Un enregistrement est disponible sur le site du cipM : ici.

[20] B. Heidsieck, Nous étions bien peu en…, op. cit.

[21] H. Chopin, – & +, Voix/Richard Meier, 1993, n. p.

[22] On peut en entendre une interprétation à l’adresse suivante : ici.

[23] Ibid.

[24] H. Chopin, « Au-delà des dadaïsmes, surréalismes et tous autres isthmes par des forces d’amour », art. cit., p. 549.

[25] F. Dufrêne, « Le lyrisme est ce qui nous chante », Bizarre, n° 32/33, décembre 1961. Cité dans Poésure et peintrie, op. cit., p. 282.

[26] B. Heidsieck, « Pour un poème, donc, debout dressé les pieds sur la page », 1961. Texte manifeste écrit pour l’exposition de Jean Degottex à la Galerie internationale d’art contemporain, à Paris.

[27] B. Heidsieck, Notes convergentes. Cité par J.-P. Bobillot, Bernard Heidsieck. Poésie action, op. cit., p. 21.

[28] H. Chopin, « Au-delà des dadaïsmes, surréalismes et tous autres isthmes par des forces d’amour », art. cit., p. 548.

[29] B. Heidsieck, Nous étions bien peu en…, op. cit.

[30] B. Heidsieck, cité par J.-P. Bobillot, Bernard Heidsieck. Poésie action, op. cit., p. 37.

[31] B. Heidsieck, Nous étions bien peu en…, op. cit.

[32] H. Chopin, Lettre à Anne Moeglin-Delcroix du 16 octobre 1992, citée dans A. Moeglin-Delcroix, Le livre d’artiste 1960/1980, Paris, jeanmichelplace / Bibliothèque nationale de France, 1997, note 100, p. 88.

[33] H. Chopin, Poésie sonore internationale, Paris, jeanmichelplace, 1979, p. 054.

[34] H. Chopin, « La destruction du livre », Art vivant, n° 47, mars 1974, p. 18.

[35] H. Chopin, « Pourquoi suis-je l’auteur de la poésie sonore et libre », Artes hispanicas, no 3-4, 1968. Repris dans Poésure et peintrie, op. cit., p. 557.

[36] Ibid.

[37] H. Chopin, « Au-delà des dadaïsmes, surréalismes et tous autres isthmes par des forces d’amour », art. cit., p. 548.

[38] H. Chopin, ibid.

[39] H. Chopin, À propos de Ou-Cinquième Saison, 1958-1974, un quart de siècle d’avant-garde, Tielt, E. Veys, 1974, n. p.

[40] H. Chopin à J. Donguy, « Entretien avec Henri Chopin » (juin 1992), art. cit., p. 369.

[41] H. Chopin, – & +, op. cit.

[42] B. Heidsieck, Nous étions bien peu en…, op. cit.

[43] Ph. Castellin, Update !, Limoges, Dernier Télégramme, 2008, p. 9.

[44] H. Chopin, « Petites notes pour Danaé », Cahiers Danaé, 1987, p. 79.

[45] H. Chopin, – & +, op. cit.

[46] H. Chopin, Lettre à A. Moeglin-Delcroix citée dans A. Moeglin-Delcroix, op. cit., p. 90.

[47] J. Clair, « Notes pour une possible fin des livres », Art vivant, no 47, mars 1974, p. 5.

[48] H. Chopin, « La destruction du livre », art. cit, p. 18.

[49] Ph. Castellin, Update !, op. cit., p. 22.

Bibliographie

Pour plus de précisions, consulter les « Éléments phono-vidéographiques (sélectifs) » et les « Éléments bibliographiques (très-sélectifs) » dans Jean-Pierre Bobillot, Poésie sonore. Éléments de typologie historique, références infra.

BOBILLOT Jean-Pierre, Bernard Heidsieck. Poésie action (avec un CD), Paris, jeanmichelplace, 1996.

— Poésie sonore. Éléments de typologie historique, Reims, Le clou dans le fer, « Éléments », 2009.

CASTELLIN Philippe, Update ! (avec un CD), Limoges, Dernier Télégramme, 2008.

CHOPIN Henri, « La destruction du livre », Art vivant, no 47, mars 1974, p. 18.

— À propos de Ou-Cinquième Saison, 1958-1974, un quart de siècle d’avant-garde, Tielt, E. Veys, 1974.

— Poésie sonore internationale, Paris, jeanmichelplace, 1979.

— « La poésie sonore », dans Le Grand Atlas des littératures, Paris, Encyclopædia universalis, 1990, p. 114-115.

—  – & +, Voix/Richard Meier, 1993.

Les Portes ouvertes ouvertement, Voix, 2001.

CLAIR Jean, « Notes sur une possible fin des livres », Art vivant, no 47, mars 1974, p. 4-5.

HEIDSIECK Bernard, Nous étions bien peu en…, onestapress, 2001, disponible en ligne ICI.

— La Poinçonneuse (avec un CD comprenant l’intégralité de l’enregistrement), Romainville, Al Dante, 2003.

OU (4 CD + livret), rééd. Milan, Alga Marghen, 2002.

Poésure et peintrie, d’un art l’autre, catalogue de l’exposition tenue au Centre de la Vieille Charité à Marseille, du 12 février au 23 mai 1993, Réunion des Musées nationaux/Musées de Marseille, 1993. En particulier : « Entretiens » réalisés par Jacques Donguy, p. 337-479 ;« Anthologie 1897/1990 », textes réunis par Jacinto Lageira, p. 483-591.

Auteur

Catherine Soulier est Maître de conférences de littérature française à l’université Paul-Valéry à Montpellier et membre du laboratoire RIRRA21. Elle travaille sur la poésie contemporaine, notamment sur l’oeuvre de Jean Tortel.

Copyright

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Biblioclasme, fin du livre et fin des livres (Bradbury, Truffaut, Canetti)

Résumé


Le numéro de mars 1974 de la revue L’Art vivant intitulé « Biblioclastes… bibliophiles » permet de revenir sur la « fin » du livre à une période charnière par rapport aux mutations actuelles. Les intellectuels et les artistes du livre associent le phénomène médiologique qu’est la disparition annoncée de l’imprimé et le phénomène idéologique ancien qu’est le biblioclasme.

Fahrenheit 451 (le roman de Bradbury puis le film de Truffaut) et le roman d’Elias Canetti, Die Blendung (1935 ; traduit en anglais en 1946 sous le titre d’Auto-da-fe), sont convoqués par la revue comme autant de prémices de ce rapport problématique au livre et à l’imprimé.

Il faut pourtant interroger cette historicisation et tenir compte du jeu de la fiction. L’imaginaire de la fin du livre a peut-être pour corollaire celui de l’incorporation du medium par l’individu lui-même. Mais la fiction semble surtout fondamentalement mettre en jeu, voire en faillite, ses propres supports.


The mars 1974 issue of L’Art vivant entitled “Biblioclastes… bibliophiles” is the occasion of going back over the Death of the Book at a turning point in comparison with current changes. Intellectuals and book artists combine the announced disappearance of the printed medium with the archaic event of the ideologic Biblioclasm.

Fahrenheit 451 (Bradbury’s Novel as well as Truffaut’s Movie) and the Elias Canetti’s Novel, Die Blendung (1935 ; translated in english in 1946 as Auto-da-fe) are presented in L’Art vivant as beginnings for such a problematical relationship with book and print.

But we must question this historicizing and consider the place of fiction. The corollary of the Death of the Book’s may be the integration of the medium in the human body. Above all, fiction seems to play with its own medium and to show their failure.

Qui ne se souvient de la fin de Fahrenheit 451 – des presque dernières pages de la nouvelle de Bradbury (1953) comme de la dernière séquence du film de Truffaut (1966) ? Dans une dictature qui veille à la destruction de tous les livres, Montag, Fireman repenti, rejoint les hommes et les femmes qui ont appris par cœur les textes qu’ils jugent les plus précieux…

Jean Clair notait cependant :

Truffaut a pourtant omis quelque chose : c’est que, dans toute civilisation future, la forêt n’existera plus, tuée qu’elle aura été… par le livre. L’édition dominicale du New-York Times « consume » à elle seule une forêt entière. Et l’on peut prévoir, d’ici quelques années, la disparition complète du papier faute de bois à exploiter.

Le livre, sous sa forme actuelle du moins, aura disparu, mais nous ne pourrons plus même écouter le bruissement prophétique des chênes olympiens. L’incendie détruit toujours la bibliothèque, mais le livre a lui-même, symboliquement, déjà détruit la Parole. Nous n’irons plus au bois [1].

En passant de l’utopie idéologique à la prospective écologique, quitte à être contredit ne serait-ce que parce nous pouvons dorénavant croire que les éditions papier et dominicales des journaux disparaîtront avant les forêts, Jean Clair établissait un lien entre un processus historique relatif au medium et un phénomène idéologique ancien : la fin du livre, comme support traditionnel d’inscription, est ici articulée à ce que l’on pourrait appeler la fin des livres, la destruction des livres voire un « biblioclasme ». Tel est en effet le terme frappant utilisé en couverture de la revue dans laquelle le texte de Jean Clair, qui en était le rédacteur en chef, faisait office d’éditorial.

Parler de « biblioclasme », implicitement mis en regard de l’iconoclasme, pourrait renvoyer à plusieurs épisodes qui témoignent des rapports particulièrement ambivalents que les religions du Livre entretiennent avec les livres, mais aussi plus largement à la dimension idéologique radicale qui caractérise ces rapports. Le titre même de cette livraison de mars 1974 de L’Art vivant, « Biblioclastes… bibliophiles », fait d’ailleurs écho aux couples antagonistes qui personnifiaient de tels conflits théologiques en autant de groupes de zélateurs, comme les iconoclastes et les iconodules… La revue d’Aimé Maeght, galeriste, collectionneur et éditeur, joue de ces références et fait de la bibliophilie – et sans doute de l’amour de l’art – une religion moderne et un champ de bataille.

Il ne s’agit pourtant pas ici de passer en revue les destructions de livres, aussi anciennes, nous dit un historien du livre comme Lucien Polastron, que les livres eux-mêmes [2], bien que l’occasion se prêterait à rappeler la destruction de livres hébraïques, à Montpellier avant Paris, en 1233. Il n’est pas non plus dans mon intention de restreindre le champ à ce qu’un libraire du XIXe siècle appelle la « bibliolytie [3]  ». Il ne s’agit pas davantage de chercher à faire la liste des œuvres littéraires qui mettent en scène la destruction des livres, notamment à l’époque moderne, de Rabelais à Amélie Nothomb, ou de Cervantes à Paul Auster…

Je voudrais plus simplement m’interroger sur les rencontres possibles entre la dimension proprement médiologique de la fin du livre et la mise en cause, par la fiction, de son propre support ; je ne le ferai ici qu’à travers quelques exemples et dans une approche comparatiste mais sans oublier un contexte historique qui me semble partie prenante du problème : dans cette perspective, situer la réflexion dans une période charnière, antérieure aux mutations dans lesquelles nous sommes déjà tellement avancés que leurs enjeux semblent parfois nous échapper, pourrait être salutaire [4].

En partant de ce numéro de mars 1974 de la revue L’Art vivant, nous verrons à quel point le fantasme d’une fin du livre est jusque dans les années 1970 et sans doute dès les années 1950, lié à la mutation médiologique fondamentale de l’informatisation. On se demandera pourtant s’il ne faut pas se méfier de cette historicisation : s’agit-il d’une association tardive et comme au seuil du véritable bouleversement du livre papier, qui restait encore à venir ? Nous tenterons surtout d’intégrer cette analyse dans une réflexion plus générale sur la fiction et ses supports, sur la matérialité et l’imaginaire des supports de la fiction.

1. Un biblioclasme heureux

À l’aube de la révolution numérique, dans les années 1950-1970, il y eut ce qu’il faut bien appeler un biblioclasme heureux ; la disparition annoncée, sinon du livre, du moins d’une certaine forme d’imprimé, semble être apparue alors comme une véritable libération, corollaire de la foi dans un progrès radieux par lequel la technique laisse place à la technologie.

En prendre conscience rétrospectivement pourrait cependant être le fait de notre début de siècle désenchanté. Une exposition, pour autant que l’on puisse appeler ainsi ce qui est exposé dans l’« espace virtuel » en ligne du Musée du Jeu de Paume en 2013-2014 sous le titre « Erreur d’impression, publier à l’ère du numérique », peut le mettre en lumière.

Alessandro Ludovico, son commissaire, a publié parallèlement une étude sur les transformations de l’imprimerie depuis la fin du XIXe siècle [5]. Il y met en avant le modèle du Paperless Office vanté par les promoteurs de l’informatisation de la fin des années 60, notamment à travers l’exemple d’un court métrage de Jim Henson, qui n’est autre qu’une publicité pour l’entreprise IBM : Paperwork Explosion.

L’explosion de la paperasse est ici à double sens : il s’agit de l’inflation incontrôlable du papier dans la gestion et l’administration et tout à la fois de sa disparition possible grâce à l’informatisation ; le court métrage est construit autour d’une séquence récurrente, qui montre ainsi des dossiers exploser et se disperser. Dans ce monde merveilleux, qui n’était pas une utopie puisque les machines vantées existaient déjà, les hommes et les femmes sont libérés de l’esclavage de la paperasserie : « Machines should work, people could think », annonce le slogan [6].

Bien entendu, il ne s’agit pas de littérature, voire à peine de livre et nous pourrions croire être loin de nos préoccupations ; Alessandro Ludovico va cependant chercher un exemple littéraire dans lequel il voit la première annonce de la disparition du livre papier, une nouvelle de 1894 d’Octave Uzanne tirée de ses Contes pour bibliophiles, dont l’un s’intitule précisément « La Fin des livres », complété par : « Suggestions d’avenir [7]  ». Bien avant cet exemple anecdotique pourtant, la véritable fiction de la fin du Paperwork, qui n’a pas besoin d’être imprimé, pourrait bien être « Bartleby the Scrivener », paru dès 1856 ; et les références melvilliennes constitueraient d’ailleurs le fil rouge de notre réflexion : c’est là que s’inaugure en effet non le Paperless Office, puisque les scribes sont encore à l’œuvre, mais quelque chose comme une Literature of paperlessness, à défaut d’être déjà une Paperless Literature.

Il me semble donc que nous ne pouvons tout simplement pas ignorer cet aspect matériel de la littérature, non seulement parce que la fiction elle-même le met en scène, comme mis en abyme, mais parce que cela informe la fiction et notre rapport à la fiction. J’en veux pour preuve la réponse, orale mais imprimée ensuite, que Michel Butor, que l’on sait particulièrement intéressé par les formes et les transformations du livre, a donnée à une question de Lucien Giraudo dans leur entretien sur « La page du livre-objet » ; la question portait sur la « place du livre dans la société contemporaine », d’emblée présentée comme « fragile » et appelant la préservation :

Le livre est un canton de cette région beaucoup plus vaste qu’est l’écrit. Celui-ci joue un rôle énorme dans notre société ; tout tourne encore autour de lui. Le pouvoir s’exprime par lui : les administrations, les ministères, les entreprises sont d’énormes fabriques de textes écrits ; ils sont d’un ennui insupportable et très rapidement détruits. Notre époque a le privilège d’avoir inventé des machines spécialement conçues pour détruire les textes [8].

Si Butor se refusait ici à parler de « livres », leur préférant « textes » et « écrits », c’est qu’il paraissait exclure la production littéraire d’une destruction, qui restait le propre d’une modernité administrative et technique. Pourtant, le numéro de L’Art vivant, et à propos de la production antérieure de Butor, celle des années 60 (Mobile, L’Appel des Rocheuses…), allait jusqu’à placer l’artiste parmi les « biblioclastes ». Et il ne s’agissait pas d’un palmarès mais de la communication de Jean-François Lyotard, qui connaissait Butor de longue date, en ouverture de la décade de Cerisy consacrée à l’auteur [9]. A partir de cet exemple, j’ai essayé de montrer ailleurs que la fiction de Butor recouvrait ce rapport difficile au livre : l’on peut par exemple penser dans La Modification au livre sans cesse déplacé et jamais lu par le personnage, mais aussi à celui qui, dans les passages de rêverie cauchemardesque du héros, est réduit à des bribes… [10]

2. Fahrenheit 451. « It was a pleasure to burn»

La destruction des livres dans la fiction avait cependant un modèle précis pour les intellectuels du début des années 70. On a vu que Jean Clair évoquait Fahrenheit ; la référence semble en effet un passage obligé, sans doute grâce au film encore assez récent de Truffaut et à l’interprétation politique continue du roman de Bradbury comme dénonciation du maccarthysme contemporain de sa publication. En outre, le texte véhicule aussi le souvenir, reconstitué et déplacé, des destructions nazies : Fahrenheit est certes le nom de l’unité de mesure de la température utilisée dans les pays anglo-saxons mais le mot fait entendre aussi l’origine allemande de son inventeur ; que le héros du film s’appelle Montag, « Lundi » en allemand, irait dans le même sens.

La censure est portée à son apogée radical, non par le caviardage mais par la destruction pure et simple. Il est absolument remarquable que le « plaisir » là encore s’affirme, et dès la première phrase du roman, isolée par la typographie. S’il s’agit d’un plaisir ignoble avec lequel, dès les pages suivantes, l’auteur prendra explicitement de la distance par l’intermédiaire de Clarisse, le texte est redondant et, adoptant d’abord le point de vue du pompier pyromane, il prend le temps de développer la perspective radieuse de la tabula rasa :

Le plaisir d’incendier !

Quel plaisir extraordinaire c’était de voir les choses se faire dévorer, de les voir noircir et se transformer.

Les poings serrés sur l’embout de cuivre, armé de ce python géant qui crachait son venin de pétrole sur le monde, il sentait le sang battre à ses tempes, et ses mains devenaient celles d’un prodigieux chef d’orchestre dirigeant toutes les symphonies en feu majeur pour abattre les guenilles et les ruines carbonisées de l’histoire [11].

Que penser de la prose lyrique, biblique et comme empruntée au psalmiste, d’un pompier qui prétend à Clarisse n’avoir jamais lu les livres qu’il a brûlés ? A moins que déjà ce ne soit des mots d’amour, empruntés aux livres eux-mêmes… puisque l’on découvrira ensuite qu’il en a déjà sauvé un certain nombre du feu [12].

Truffaut contredit le roman sur ce point et, dans son film, rien ne laisse penser que Montag a auparavant déjà soustrait des livres à leur destruction. Truffaut fait de la rencontre avec Clarisse McClellan le seul déclencheur de la prise de conscience de Montag mais aussi du geste par lequel il se met à sauver des livres. Le biblioclaste aura la ferveur du converti, moins bibliophile qu’idolâtre, voire bibliolâtre pourrait-on dire : la tenue d’Oscar Werner dans la première scène d’incendie, à l’ouverture du film, ancre la pratique des pompiers dans un rituel religieux ; et celle qu’il endosse lors des scènes nocturnes de lecture, à mi-chemin entre le peignoir de bain et la bure monacale, en constitue le symétrique.

Mais les premiers mots du texte trouvent aussi un écho dans ceux de Truffaut lorsqu’il justifie le recours à la couleur alors que nombre de films, à commencer par les quatre films antérieurs du cinéaste, étaient encore en noir et blanc. Dans l’émission « Les écrans de la ville », en 1966, il précise cette nouveauté et affirme ne pas être un « passionné de films en couleurs » mais que dans le cas de Fahrenheit 451, « les flammes exigeaient la couleur [13] ». Truffaut remarque aussi que si les livres sont difficiles à brûler, il y a parfois de « bonnes surprises », comme ce livre dont les pages se racornissent une par une, « comme des coquilles »…

Cet éloge du feu devrait être explicitement retourné ; le roman construit en effet en filigrane une sorte de fonctionnement archaïque, symbolique et caricatural, qui oppose deux éléments contrastant avec le feu : les références aquatiques sont complétées par le paradigme lunaire, dont le nom du héros Montag, jour de la lune, signalait à quel point il était marquant, et que Clarisse, au visage d’un « blanc laiteux [14] », vêtue d’une robe blanche dans le roman, incarne littéralement ; c’est enfin lors de sa fuite nocturne, se laissant porter par le lent courant du fleuve sous les rayons de la lune, que Montag fait l’expérience qui le détourne définitivement du feu (« Il sut pourquoi il ne devait plus jamais répandre le feu [15] »). Truffaut l’a d’une certaine façon compris lorsqu’il choisit de tourner les dernières scènes de son film, malgré ou grâce à la neige [16]. Tout devrait tendre vers cette lutte entre pompiers et « bookpeople » ; goodpeople ? demande d’ailleurs Oscar Werner dans le film, comme s’il avait mal compris [17].

Pourtant, le roman énonce aussi explicitement que la politique de destruction des livres n’est que la conséquence de la désaffection généralisée pour le livre. Si Truffaut montre dès le début des livres cachés dans une fausse télévision [18], Bradbury met en scène l’invasion des écrans qui se substituent aux murs des maisons et des programmes qui remplacent la réalité. Les écrans sont évoqués de façon significative la première fois par Clarisse qui dit regarder « rarement les murs-écran[19] », avant que Mildred, la femme de Montag, ne vienne incarner la consommatrice passive et névrosée des divertissements omniprésents.

Mildred apparaît d’ailleurs d’abord dans le roman comme un corps inerte, victime d’une overdose de médicaments, avant de se remettre de plus belle à son addiction de « femme d’intérieur [20] », se préparant comme une actrice pour la « dramatique qui va passer sur les murs-écrans dans dix minutes [21] » et réclamant à son mari le quatrième « mur-écran » – « Wall-TV » – qui viendrait parfaire le dispositif d’intrusion : « Si avait un quatrième mur, ce serait comme si cette pièce n’était plus la nôtre, mais celle de toutes sortes de gens extraordinaires [22] ».

Cependant, c’est au capitaine Beatty, dans une « conférence [23] » particulièrement claire, voire pédagogique, que nous devons l’analyse historique la plus développée de la désaffection à l’égard des livres dans la société dominée par des « phénomènes de masse [24] ». On pourrait y lire une expression des positions réactionnaires ultérieures que l’on relevées chez Bradbury mais il semble bien que la fiction l’emporte ici sur un tel positionnement. Surtout, laisser au chef des pompiers la responsabilité de ce discours est nettement une façon de le mettre à distance [25].

Une référence signale peut-être d’ailleurs cette distance à tout lecteur américain : il est frappant en effet que Benjamin Franklin soit désigné ici comme « Premier pompier » d’un corps « Fondé en 1790 pour brûler les livres d’obédience anglaise dans les Colonies [26] ». Si Franklin a effectivement mis en place l’Union Fire Compagny, brigade de Pompiers volontaires, à Philadelphie et ce, dès 1736, non seulement on pourrait dire que tout était à faire à cette date dans cette ville et que Franklin y fonda aussi l’Université, l’hôpital, réforma la police, instaura l’éclairage public… mais qu’un Père fondateur, rédacteur de la Constitution, ne soit plus que « First Fireman » ne peut manquer d’attirer l’attention du lecteur [27].

Aussi le discours sur l’abandon spontané des livres n’est-il peut-être qu’un leurre, servi par le pouvoir lui-même. Certes le roman, au contraire du film de Truffaut, fait également parler celui qui passe pour le porte-parole des intellectuels ; mais s’il n’est pas ambivalent, il est particulièrement lâche et il accepte difficilement d’aider Montag dans sa rébellion. Quand il le fait enfin, c’est en le suivant sans cesse par le biais d’un appareillage ; l’intellectuel est un bricoleur comme son nom, Faber, l’annonçait dès l’abord. Avec un matériel digne de celui des oppresseurs, Faber peut parler en permanence à Montag : cette voix obsédante de celui qui doit défendre les livres insupporte le héros, qui détruit, quoique involontairement, l’appareil, lorsqu’il tue le capitaine Beatty qui l’a découvert. Ce luddisme, tourné contre ce qui lui a été présenté comme une arme, un outil de libération, rejoint sa haine des murs-écrans qui abrutissent sa femme.

3. Die Blendung. L’aveuglement du collectionneur

Au regard de ces articulations complexes, on peut se demander si des exemples antérieurs pourraient faire l’économie de la dimension technique et laisser place aux enjeux idéologiques. Ce n’est pas par hasard me semble-t-il que L’Art vivant évoque un autre exemple, qui relève lui aussi d’une certaine actualité éditoriale pour Jean Clair puisqu’il s’agit d’un roman qui venait d’être republié en français sous le titre d’Auto-da-fé [28].

Ce gros roman d’Elias Canetti, qui avait pour titre original allemand Die Blendung, « L’éblouissement » ou « l’aveuglement », avait été achevé à en croire son auteur en 1931 et avait été publié en 1935, à Vienne, chez Herbert Reichner, avec une vignette d’Alfred Kubin [29] ; il avait été traduit en anglais et publié à Londres en 1946 sous le titre d’Auto-da-fe tandis que l’édition américaine qui parut l’année suivante lui conférait le titre de The Tower of Babel, qui fut conservé pour la traduction française de Paule Arhex sortie chez Arthaud en 1949 ; ce n’est que lors de rééditions que le titre d’Auto-da-fe s’est imposé, en 1964 pour l’édition anglaise et en 1968 pour l’édition française [30].

Canetti n’avait donc pas choisi ce titre, qui signifie littéralement « acte de foi » mais qui désignait dans le contexte de l’Inquisition la destruction par le feu des hérétiques et de leurs ouvrages. Pourtant ce roman contemporain des autodafés nazis, à moins qu’il ne les ait devancés [31], est bien celui de l’analyse d’un bibliophile monomaniaque confronté à l’incompréhension et à la brutalité de ses contemporains : cette œuvre est déjà partie prenante de l’intérêt d’Elias Canetti pour les phénomènes idéologiques, qu’il développera dans Masse und Macht [32]. C’est d’ailleurs à la faveur du succès de cet essai que le roman fut, semble-t-il, réédité.

Surtout, ce livre ne met en scène le fameux autodafé que dans les dernières lignes, sans le décrire vraiment, et en l’attribuant au collectionneur lui-même, le professeur Kien, dans un accès de folie. Jusque-là, autant dire tout au long du roman, les livres prennent, dans tous les sens du terme, toute la place. Comme dans une sorte d’apogée du modèle, la bibliothèque de Kien, est la plus grande collection privée [33] d’une ville que le lecteur peut identifier à Vienne ; elle occupe les derniers étages de l’immeuble du collectionneur, dont les fenêtres ont été murées pour pouvoir disposer de davantage de rayonnages. Ici, rien ne semble devoir prédire la disparition des livres, qui ont le monopole. Et la scène qui ouvre le roman, un dialogue devant la vitrine d’une librairie, entre un enfant curieux d’apprendre et le professeur d’abord dédaigneux puis séduit malgré lui, pourrait tracer la voie d’un Bildungsroman. Il n’en sera pourtant rien.

Cette bibliothèque est en effet aussi, ce faisant, une bibliothèque assiégée et qui semble déjà avoir perdu la bataille contre la foule et l’ignorance. Kien évoque le souvenir insupportable d’un épisode célèbre de biblioclasme, attesté par les historiens : celui décrété par l’empereur de Chine en 213 avant notre ère [34]. Mais la menace est actuelle pour lui : prêter des livres, comme le professeur l’avait proposé au jeune garçon et comme il le proposera encore à sa femme de ménage, Thérèse, c’est les condamner : « Ils sont sans défense contre les Barbares [35] ». Kien prépare quant à lui ses livres à la bataille contre ceux qu’il soupçonne de vouloir les voler, et se lance dans une longue harangue de chef militaire [36].

Le héros de Canetti est un Don Quichotte dont la bibliothèque, parce qu’elle n’est pas encore détruite, peut continuer à nourrir la folie. Le fantasme d’agression cache l’aveuglement fondamental de Kien, auquel le mot de Blendung peut aussi renvoyer. La cécité encadre d’ailleurs le roman en la personne d’un même personnage de mendiant aveugle auquel Kien fait la charité dans le premier chapitre, et qui sera le bourreau du nain Fischerle, devenu l’acolyte – le Sancho – du héros, à la fin de la deuxième partie. Alors que Kien se dit prêt à se suicider s’il devenait aveugle lorsqu’il rencontre le non-voyant au début du roman, son frère croit à la fin du roman qu’il a perdu la vue.

C’est pour préserver ses yeux que Kien décide de détruire lui-même, sinon ses livres, du moins toutes ses archives : Canetti invente ici un bureau, un « énorme monument de bois sombre » dit la traduction [37] tandis que l’original personnifie le meuble comme un « sombre et lourd colosse [38] », qui défend son contenu : au moindre mouvement, les tiroirs émettent un « sifflement strident » (« einen schrillen Pfiff »), que Kien supporte parce qu’il mettrait en déroute les voleurs. C’est ce bureau qu’il affronte lui même peu après pour se débarrasser des « monceaux de papier » et des « paperasses [39] », voire pour le vider de « ce rebut »  (« Unrat »), emportant enfin une « montagne de paperasse » dit la traduction alors que l’allemand use naturellement d’un mot aussi vieux que l’imprimerie  (« Einen Turm von Makulatur »).

Pire, si l’on voit l’érudit travailler, le roman ne dévoile presque aucun titre de sa bibliothèque. Il met d’ailleurs en scène le geste par lequel l’érudit lecteur se mue en chef de guerre : « La démocratisation de l’armée se manifestera dans la pratique par le fait qu’à partir d’aujourd’hui, tous les volumes seront rangés le dos au mur [40] ». Avec cette bibliothèque « blanche » de 25 000 volumes dont on ne verrait plus que la tranche, que l’on ne peut plus ni saisir ni retrouver en l’absence de titre, tout se passe comme si l’on avait ici l’envers de la bibliothèque et de la démarche de Walter Benjamin dans le texte célèbre, et rigoureusement contemporain, dans lequel il « déballe » sa bibliothèque, c’est-à-dire en donne précisément le catalogue [41].

Que reste-t-il des livres, bien avant l’incendie ? Kien est chassé de chez lui – autant dire de sa bibliothèque – par Thérèse, l’intendante qu’il avait recrutée huit ans auparavant pour s’occuper avant tout de ses livres comme le raconte le début du deuxième chapitre du roman, et qu’il a épousée par la suite par reconnaissance pour son dévouement. A défaut de se préoccuper de sa propre bibliothèque, il entreprend de convaincre les gens qui apportent leurs livres au Mont de Piété – le Theresianum qui devient le lieu emblématique de son ennemie – pour qu’ils les conservent chez eux ; il finit par leur donner l’argent qu’ils venaient emprunter pour qu’ils repartent avec leurs livres. Lorsque Fischerle s’en aperçoit, il monte une supercherie aussi invraisemblable que l’initiative que Kien, en lui faisant proposer contre une somme toujours plus importante le même paquet de « romans bon marché », enveloppés dans un papier et présentés comme de « l’Art », comme il l’explique à son complice [42].

Non seulement les livres sont traités comme de vulgaires objets qui ont une valeur marchande, alors que Kien est prêt à se sacrifier en martyr pour les sauver, mais il s’agit d’un marché de dupes : il tourne autour d’un même lot de livres illisibles, soumis à une inflation aussi délirante que celle de l’après-guerre. Avec une telle ironie, l’écrivain ne s’épargne pas : lorsque la fruste et indigne Thérèse avoue son respect pour les « livres de plus de cinq cents pages [43] », cette catégorie qu’on aimerait appeler les « livres-de-plus-de-cinq-cents-pages » ne manque pas de rappeler Moby-Dick, dans lequel Queequeg l’illettré s’extasie quand il atteint le nombre magique en tournant les pages d’un livre, mais elle englobe aussi le roman de Canetti lui-même.

Bien sûr, on ne peut pas dire que la disparition du medium livresque soit mis en scène ici ; mais l’œuvre fait déjà le deuil de ce qui était l’apogée symbolique du livre, la collection, sur lequel a vécu l’imaginaire du livre au xixe siècle ; non parce que c’est la bibliothèque d’un fou (c’était déjà le cas dans « Bibliomanie », qui est le premier texte imprimé de Flaubert, en 1836), mais parce qu’elle s’avère totalement inadaptée à la culture de masse, au monde globalisé, déjà, de la démocratie et de l’économie.

Cette fin du livre n’est pas technologique, et rien ne le concurrence réellement de ce point de vue, sauf le vide. Mais précisément : le spectacle préféré du concierge de l’immeuble de Kien n’est-il pas de regarder par un judas très particulier, situé en bas de la porte, et de deviner qui passe devant sa loge ? Ce divertissement fascinera jusqu’à Kien lui-même lors de ce qui est présenté comme un épisode de délire au sein même de sa folie généralisée : le lecteur bibliophile reste alors des heures à genoux pour le satisfaire. Est-on si loin des murs-écrans de Fahrenheit ? Il est pourtant sans doute trompeur de chercher par avance dans une œuvre ce que nous savons ou pensons être le devenir du livre. Si la science-fiction était une question de degré, il ne faudrait pas grand-chose pour que le roman de Canetti bascule dans cette catégorie, mais en tenant de l’expressionnisme, il joue de façon virtuose sur d’autres glissements, ceux de l’énonciation notamment. Surtout, la science-fiction requiert davantage un changement de système référentiel, au même titre que l’utopie.

Aussi avons-nous le réflexe de chercher la fin du livre dans des productions qui revendiquent ouvertement leur appartenance à la science-fiction, chez Bradbury mais aussi chez Paul Auster dans In the Country of Last Things par exemple [44], et jusqu’au film The Day after Tomorow [45], dans lequel les livres de la New-York Public Library servent de combustible.

Pourtant, avant même l’ère industrielle de l’imprimerie, le XVIIIe siècle s’est intéressé non seulement de façon continue à la question de la lecture mais aussi, notamment dans le contexte pré-révolutionnaire, à la place même du livre. Certes il s’agit surtout d’imaginer les lieux nouveaux de conservation et de consultation des livres, qui sont rien moins que des bibliothèques démocratiques, mais des auteurs abordent aussi ce problème dans la fiction. Si Louis-Sébastien Mercier fait office de précurseur en imaginant la quasi disparition des livres dans son célèbre L’An 2440. Rêve s’il en fut jamais [46], il me semble que l’on pourrait lui associer Rétif de la Bretonne : non seulement son Anti-Justine fait partie des « Livres détruits par leurs auteurs » ou cas de « bibliolytie » relevés par Fernand Drujon [47], mais à la fin du Paysan perverti, roman que Rétif publia en 1782, dans les Statuts de la ville d’Oudun que fondent les personnages, il n’y a de place pour aucune lecture, sauf celle de la Bible… et des lettres qui constituent ce roman épistolaire [48]. Le cas est donc très différent de L’An 2440 mais il s’agit bien, à travers le projet d’Oudun, de créer par la fiction un nouveau système social – idéologique autant que technique – doté de toutes les commodités ; et cela exclut le livre.

4. Le corps, la tête et le livre intérieur

Exclure, voire détruire le livre, n’est-ce pourtant pas fondamentalement une mise en question du medium, c’est-à-dire de tout support extérieur de la communication ? Ne peut-on pas relier dans ces conditions la fin du livre à une valorisation, qui est peut-être une revalorisation, du corps dans cette même communication ?

Le corps est en effet susceptible de concurrencer les supports inanimés de l’inscription ; on en trouverait certainement des exemples très anciens mais les historiens spécialistes du XVIIIe siècle témoignent de telles pratiques et l’écrit « sur » soi, pour reprendre le mot d’Arlette Farge [49], pourrait alors être un véritable écho de la prédilection de ce siècle pour l’écriture de soi, l’écriture intime, notamment par l’épistolarité. L’exemple fameux de la lettre 48 des Liaisons dangereuses, écrite du « lit et presque d’entre les bras » d’une fille, serait le symbole de cette rencontre. Ce fantasme pourrait même se développer au-delà de cette superposition : il me semble que l’on peut associer à l’imaginaire du livre une sorte d’incarnation du support par l’individu lui-même ; Evanghelia Stead, dans La Chair du livre, fait la démonstration de ces interactions « entre le livre et la peau » à travers des exemples fin-de-siècle [50].

Mais dès lors que je suis un livre, la question de la destruction du livre recouvre des enjeux particulièrement violents. Nous pourrions revenir au Benjamin Franklin, le premier Pompier des Etats-Unis, qui joue dans le texte fameux de son épitaphe, écrit à vingt-deux ans, sur une assimilation traditionnelle :

Le corps de Ben Franklin, imprimeur, / comme la couverture d’un vieux livre / son contenu [ses pages] détaché/es [to tear out] / Et dépouillé de ses lettres / son titre et de sa dorure, / Repose ici, pâture pour les vers. / Mais l’ouvrage ne sera pas perdu / et reparaîtra, c’est ce qu’il croit /, dans une nouvelle édition, plus élégante, revue et corrigée / par l’Auteur [51].

Si la référence biblique est très forte ici, qui renvoie à un Dieu auteur autant que créateur [52], le livre est littéralement présenté comme ce qui pourrait rédimer la disparition du corps : non seulement l’individu est assimilé à un livre mais il peut, comme livre, réédité et corrigé, suivre la chaîne éditoriale. Fahrenheit 451 se fait encore l’écho de cette assimilation, sur le mode de la plaisanterie : « Ne jugez pas un livre d’après sa couverture [53]. »

Dans Die Blendung, cette identification d’un personnage avec ses livres et plus exactement de son corps avec ses livres donne lieu à l’une des scènes les plus frappantes du roman, un rêve de Kien ; il assiste au sacrifice rituel d’un homme qui n’est autre que lui-même : « Spectacle affreux ! De la poitrine béante jaillit un livre, puis un autre, un troisième, une foule [54]. » Au fond, on pourrait dire que tout se passe ici comme si l’autodafé retrouvait ce qui faisait son combustible initial : des corps autant que des livres.

Mais quel sens cela a-t-il ? En vertu de quoi corps et livres sont-ils maltraités et détruits ? La jouissance pourrait-être en elle l’enjeu de cette destruction et la référence à Sade s’impose dans le numéro de L’Art vivant qui nous intéresse : Gilbert Lascault mentionne les livres « torturés » d’Hubertus Gojowczyk, évoqué par ailleurs par Lyotard [55], qui « traite les livres comme les héros des 120 journées de Sodome traitent les corps. Il les tord, les cloue, les enflamme, les troue, les dépèce [56] ». Mais l’on pense aussi à l’œuvre de Pierre Klossowski, souvent citée par Lyotard et très présente dans le débat artistique des années 60 : dans la grande exhibition de références livresques à laquelle donne lieu le film de Truffaut, qui associe les plans larges et certains plans rapprochés qui permettent d’identifier un titre célèbre comme Madame Bovary, ou au contraire particulièrement indifférent, comme une revue de mots croisés en espagnol, on voit brûler un exemplaire du roman le plus connu de Klossowski : Roberte, ce soir [57]. Pourtant, si Lyotard conçoit la jouissance qu’est susceptible de procurer l’écriture brutalisée comme un corps, il doute que torturer le livre produise quoique ce soit. C’est que la question, peut-être, est ailleurs : la « syntaxe », ou le discours, assimilé dans l’analyse de Lyotard à la peau, à l’« épiderme », ne fonctionne plus si le livre est à la fois surface et profondeur, s’il est incorporé.

On a mis en évidence la dimension rituelle et horrifiante d’une incorporation du livre prise au sens propre d’une dévoration [58]. Dans Die Blendung, ce sont les ennemis du livre qui le mangent… jusqu’à celui que l’on appelle « le Cochon », dont le « ventre fait des angles » et dont Fischerle prétend rapporter les propos :

Qu’est-ce que je ferais de toute cette saleté. Il a bien dit : saleté, il dit toujours : saleté pour les livres, la saleté c’est bien assez bon à manger pour lui. Que voulez-vous ? dit-il, cette saleté reste ici pendant des mois, il vaut encore mieux que j’en profite et que je m’en bourre l’estomac. Il a composé un livre de cuisine personnel, avec toutes sortes de recettes dedans ; maintenant, il cherche un éditeur. Il y a trop de livres en ce monde, dit-il, et trop de ventres vides. Je dois mon ventre à ma cuisine, dit-il ; je veux que chacun en ait le pareil [sic] et je veux que les livres disparaissent ; si ça ne dépendait que de moi, tous les livres disparaîtraient. On pourrait les brûler, mais personne n’en profiterait [59].

Ici, « ventre » et « livre » sont associés non seulement par l’allitération, plus marquée encore en allemand (Bauch / Buch), mais aussi par une bibliophagie radicale, puisqu’elle permettrait à la fois la disparition des livres et de la faim dans le monde, et paradoxale. Cette dévoration n’a rien d’une volonté de faire corps avec les livres, de les posséder autant que d’en être possédé par une assimilation intime ; elle est explicitement excessive, voire animale (der Fressen, « la bouffe » ; stopfen : « bourrer ») ; elle est aussi répugnante (Dreck, « saleté », nous rappelle les « déchets » [Unrat] mentionnés par Kien) que satisfaisante pour celui qui s’y adonne : les recettes viennent enfin sublimer cette dévoration monstrueuse par leur raffinement grotesque.

On pourrait dire que Kien maintient encore à distance le modèle du Cochon. En effet, il incorpore quant à lui les livres par ce qui peut passer pour un accès de folie du personnage mais qui est entièrement couvert par un jeu énonciatif que Lyotard n’aurait pas renié : chassé de chez lui et de sa bibliothèque, il parcourt la ville pour acheter les livres indispensables à son travail ; le soir, il les dispose dans sa chambre d’hôtel, chaque soir plus nombreux jusqu’à ce qu’ils montent jusqu’au plafond… et au matin, il les replace dans sa tête. Fischerle entre dans son jeu et finit par en prendre lui aussi dans sa tête de nain, et dans sa bosse. Il y a là un fascinant exemple de bibliothèque imaginaire, que le roman de Canetti indique d’ailleurs une forme de progression entre ses trois parties : « Une tête dans le monde », « Un monde sans tête », « Un monde dans la tête » (Ein Kopf ohne Welt ; Kopflose Welt ; Welt im Kopf). On pourrait même être tenté de rapprocher les livres de Kien de ceux dont les exclus de Fahrenheit disent n’être que les « couvertures [60] ».

Pourtant, la bibliothèque « dans la tête » n’est peut-être rien d’autre qu’une idéalisation et une intellectualisation à laquelle nous nous raccrochons quand nous parlons de disparition des livres ; la bibliothèque « dans le ventre » du Cochon, voire celle installée « dans sa bosse » par Fischerle en seraient les doubles monstrueux et les révélateurs d’une horrification insupportable. L’assimilation du livre n’est pas une pure intellectualisation : lecture, collection, dévoration et destruction communiquent car le rapprochement du livre avec le corps révèle les risques de toute matérialité. Il y a dans ces exemples une matérialité, fût-elle une matérialité autre au même titre que toute bibliothèque dite « virtuelle » est aussi matérielle. Ici, la mémoire interne de l’individu, littéralement incorporée, compenserait la destruction de cette mémoire externe qu’est le livre… Au fond, ce qui se rejoue ici, c’est au moins en partie la concurrence de la parole par l’écriture, telle qu’elle est illustrée par le mythe de Teuth dans le Phèdre de Platon ; mais si l’écriture mettait en péril la mémoire vive de la parole, par un mouvement de dépassement, la mémoire pourrait intégrer jusqu’aux livres eux-mêmes. Tout cela n’est que fiction bien sûr : toute la politique éducative actuelle a fait un autre pari, celui de la libération de la mémoire interne, qui pourra reposer sur les prolongements externes de l’homme que lui offrent les machines. Il s’agit cependant peut-être d’un mythe, comme celui du Paperless Office l’indiquait déjà, et d’une illusion : la fiction semble bien jouer contre le double fantasme, à la fois de la mort du livre et du développement d’une mémoire extérieure, toujours disponible, sans failles et infinie.

Nous avons travaillé ici contre un réflexe, qui voudrait que la fin du livre soit dissociée de la fin des livres. Et, effectivement, ce lien n’a rien de logique.

En effet, d’un côté la disparition du livre, ensemble de feuillets rassemblés – car ils ne sont pas toujours reliés – comme support traditionnel d’inscription, relève d’un processus historique ; or non seulement nous pouvons concevoir que ce qui naît parmi les hommes doit mourir un jour, et les historiens du livre mieux que tout autres, dont les travaux sont placés sous l’égide d’un titre aussi valorisant que menaçant : L’Apparition du livre [61], mais le processus ne concerne pas un phénomène biologique mais technique, et ici plus proprement médiologique, soumis à des évolutions parfaitement attendues. Ce n’est que parce que les observateurs que nous sommes peuvent être prisonniers du rythme de ces évolutions et de leur régime, qui en fait des révolutions parfois, que nous pouvons parfois croire que le livre a toujours existé et qu’il devra exister toujours.

D’un autre côté, la destruction des livres est un phénomène beaucoup plus ancien que toute esquisse de développement du support numérique, c’est une pratique aussi ancienne que le livre lui-même, plus ancienne que le livre lui-même pourrait-on dire, plus ancienne que l’invention de l’imprimerie, plus ancienne que le développement du codex.

Surtout, c’est un réflexe de survie qui nous fait oublier que si le livre est support de trace, il porte comme toute trace, le fantasme de sa disparition ; il est pour une bonne part la conjuration de la disparition de cette trace. Associer le support et la fiction, c’est mettre en avant le « refoulé de l’écriture » dont parle Lyotard [62], c’est remettre en question notre foi dans un support stable et fidèle, auquel nous nous raccrochons : scripta manent, voulons-nous croire alors que peut-être, comme le dit Lacan, à propos de « La Lettre volée », « Ce sont les scripta qui volant, alors que les paroles, hélas, restent [63] ».

Notes

[1] Jean Clair, « Notes sur une possible fin des livres », L’Art vivant, no 47, mars 1974, p. 4-5.

[2] « Création vaut crémation. Dans le mythe fondateur de la bibliothèque universelle qui fait l’homme égal du ciel, ce qui se grave dans les mémoires est la tragédie de sa ruine davantage que l’envergure atteinte ou les longues péripéties de son enrichissement » (Lucien X. Polastron, Livres en feu. Histoire de la destruction sans fin des bibliothèques [Denoël, 2004], Paris, Gallimard, « Folio Essai », 2009, p. 15).

[3] Fernand Drujon, « De la destruction volontaire des livres ou bibliolytie », Le Livre. Revue du monde littéraire, Paris, Quantin, 1888. Octave Uzanne, dont il sera question plus loin, était le rédacteur en chef de cette publication. L’article a été réédité sous la forme d’un ouvrage indépendant qui mit en avant le terme : Fernand Drujon, Essai bibliographique sur la destruction volontaire des livres ou Bibliolytie, Paris, Quantin, 1889. Il ne s’agit pas là d’un néologisme : l’auteur imite d’autres bibliophiles, comme Paul Lacroix et Gustave Brunet, nous rappelle Lucien Polastron (op. cit., p. 427).

[4] Philippe Ricaud, « Contre le livre : le biblioclasme comme posture intellectuelle », dans Demain, le livre, Pascal Lardellier & Michel Melot (dir.), L’Harmattan, 2007, p. 157-172.

[5] Alessandro Ludovico, Post-digital Print, the Mutation of Publishing Since 1894, Onomatopee 77, 2013.

[6] Sur le court métrage de Jim Henson, voir Ben Kafka, « Paperwork Explosion », West 86th. A Journal of Decorative, Arts, Design History and Material Culture, University of Chicago Press, mai 2011, en ligne ici (consulté le 17/03/2013) ; voir aussi Ben Kafka, The Demon of Writing. Powers and Failure of Paperwork, New-York, Zone Books, 2012, qui vient d’être traduit en français : Ben Kafka, Le Démon de l’écriture. Pouvoirs et limites de la paperasse, trad. Jérôme Hansen, Bruxelles, éd. Zones sensibles, 2013. Pour une réflexion antérieure et plus générale sur le phénomène, voir Abigail J. Sellen & Richard H. R. Harper, The Myth of the Paperless Office, Cambridge, Massachusetts, MIT Press, 2002.

[7] Octave Uzanne, « « Suggestions d’avenir. La Fin des livres », Contes pour bibliophiles, Quantin, 1894 ; une édition illustrée par Robida est accessible sur Gallica (ici).

[8] Michel Butor, Pour tourner la page. Magazine à deux voix rédigé sous la direction de Lucien Giraudo, Arles, Actes sud, 1997, p. 83.

[9] « Il faut associer tout le travail de Butor, surtout depuis Mobile, avec le travail de centaines de biblioclastes, comme Dieter Roth, comme B. Lemenuel, comme Michel Vachey, comme Humbertus Gojowczyk, comme Cage dans Silence ou Year from Monday, comme tous ceux qui veulent écrire dans l’espace, comme Sonia Delaunay et son grand rouleau de la Prose du Transsibérien » (Jean-François Lyotard, « La confession coupée », dans Butor. Colloque de Cerisy, Georges Raillard (dir.), Paris, 10/18, 1974, p. 124 ; repris avec des intertitres et de rares modifications dans Jean-François Lyotard, Rudiments païens. Genre dissertatif, Paris, 10/18, 1977, chapitre IV, p. 81-114). Un extrait de cette communication figurait, très illustrée, dans le numéro de L’Art vivant sous le titre de « Biblioclastes » (Jean-François Lyotard, « Biblioclastes », L’Art vivant, op. cit., p. 9-12).

[10] Benoît Tane, « Butor/Lyotard. Le livre coupé », dans Écritures et inscriptions de l’œuvre d’art. En présence de Michel Butor, Francesca Caruana (dir.), Paris, L’Harmattan, « Ouverture philosophique », 2014, p. 165-175.

[11] Ray Bradbury, Fahrenheit 451 [Denoël, 1995], Paris, Gallimard, « Folio SF », 2000, trad. française de Jacques Chambon et Henri Robillot, p. 24 ; « It was a pleasure to burn. It was a special pleasure to see things eaten, to see things blackened and changed. With the brass nozzle in his fists, with this great python spitting its venomous kerosene upon the world, the blood pounded in his head, and his hands were the hands of some amazing conductor playing all the symphonies of blazing and burning to bring down the tatters and charcoal ruins of history » (Ray Bradbury, Fahrenheit 451, Flamingo, p. 11).

[12] Le roman joue sur le retardement de cette information, qui n’est cependant pas traitée comme une révélation ; la présence de livres chez Montag est annoncée par deux éléments récurrents et parfois associés, qui sont ramenés à la mémoire du personnage juste après sa rencontre avec Clarisse. Il s’agit d’abord du motif de la « grille du climatiseur » de sa maison, devant laquelle Montag se retrouve en rentrant chez lui et qui, renvoyant à ce qu’elle dissimule sans que cela ait été identifié par le texte, incarne une présence étrangère (« Il s’arrêta pour lever les yeux vers la grille du climatiseur dans le couloir et se rappela soudain que quelque chose était caché derrière cette grille, quelque chose qui, en ce instant, semblait l’observer », p. 33) et du « vieil homme » rencontré dans un parc un an auparavant mais évoqué seulement en même temps que la grille et par une périphrase anonyme (p. 33). Montag pense de nouveau à cette grille lorsque le Limier réagit à sa présence sans que ce qu’elle cache soit explicitement mentionné (« Montag songea à la grille du climatiseur dans le couloir de la maison et à ce qui était caché derrière. Si quelqu’un était au courant à la caserne, ne se pouvait-il pas qu’il soit allé “rapporter” la chose au Limier… ? », p. 55). Les deux éléments se rejoignent à nouveau dans une même occurrence (« Mais dans son esprit, un vent frais se leva et se mit à souffler de la grille du climatiseur qu’il avait chez lui, tout doux, tout doux, lui rafraîchissant le visage. Et de nouveau, il se vit dans un parc verdoyant en train de parler à un vieil homme, un très vieil homme, et le vent qui venait du parc soufflait le même froid », p. 64). La grille révèle enfin son contenu lorsque Montag ouvre sa cachette devant sa femme Mildred (p. 107). Le vieil homme est quant à lui enfin associé à son nom, Faber, et donne lieu au récit développé de la scène du parc, dans laquelle il récitait des poèmes en dissimulant une chose que Montag devine être un livre (p. 115), peu avant que le héros ne se rende chez l’ancien professeur d’anglais (p. 123). Cette mise en voix du livre invisible à défaut d’être manquant ici, annonce la rencontre avec les hommes-livres à la fin du roman.

[13] François Truffaut, « Les écrans de la ville », INA, 1966 ; entretien réédité dans François Truffaut, Fahrenheit 451, MK2 éditions, édition spéciale, 2004.

[14] Ray Bradbury, op. cit.,  « Folio SF », p. 26 ; « milk-white », Flamingo, p. 13.

[15] Id., « Folio SF », p. 203 ; « He knew why he must never burn again in his life », Flamingo, p. 148.

[16] Dans son journal de tournage, commencé dès janvier 1966 et publié en feuilleton à partir de février dans les Cahiers du cinéma, Truffaut mentionne le caractère conjoncturel de ces plans, la neige n’ayant pas été prévue…

[17] François Truffaut, Fahrenheit 451, MK2 éditions, édition spéciale, 2004, séquence située à 1 h 25’.

[18] Ibid., à 3’ 40’’.

[19] Ray Bradbury, op. cit., « Folio SF », p. 31 ; « parlour walls », Flamingo, p. 16.

[20] Ibid., « Folio SF », p. 46 ; « The Home-maker », Flamingo, p. 27.

[21] Ibid., « Folio SF », p. 45 ; « a play comes on the wall-to-wall circuit in ten minutes », Flamingo, p. 27.

[22] Ibid., « Folio SF », p. 46-47 ; « If we had a fourth wall, why it’d be just like this room wasn’t ours at all, but al kinds of exotic people’s room », Flamingo, p. 28.

[23] « La conférence est terminée » (« Folio SF », p. 101 ; « Lecture’s over », Flamingo, p. 68). Le mot « lecture » dans l’original est certes conforme à l’usage anglophone pour lequel il n’a que le sens de « conférence » mais, préféré à d’autres termes, comme speech ou talk, il ne peut ici que faire écho à son sens originel.

[24] Ray Bradbury, op. cit., « Folio SF », p. 91-101 ; « Things began to have mass », Flamingo, p. 61- 68.

[25] Sur le rapport paradoxal à l’antimodernité dans Fahrenheit, voir Stéphane Lojkine, « L’espace contre le temps de la littérature : Fahrenheit 451 », Enseigner la littérature à l’université aujourd’hui, Claude Pérez (dir.).

[26] Ray Bradbury, op. cit.,« Folio SF », p. 65 ; « Established, 1790, to burn English-influenced books in the Colonies. First Fireman : Benjamin Franklin », Flamingo, p. 42.

[27] La constitution américaine ne fut ratifiée par les treize états fondateurs des Etats-Unis qu’en 1790, d’où peut-être la date retenue par Bradbury.

[28] Elias Canetti, Auto-da-fé, trad. française de Paule Arhex, Paris, Gallimard, « L’imaginaire », 1968.

[29] Nous citons le texte dans Elias Canetti, Die Blendung, Frankfuhrt-am-Main, Fischer Taschenbuch Verlag, 1965.

[30] L’éditeur français opte pour une curieuse option : il conserve le découpage étymologique du mot, que l’on fait traditionnellement remonter directement au portugais « auto da fe », en utilisant des traits d’union, comme dans l’usage anglo-saxon alors que le français opte pour une coalescence des termes, mais il accentue le mot à la française : Auto-da-fé. Pour des précisions bibliologiques, voir Austriaca. Cahiers universitaires d’information sur l’Autriche, novembre 1980, n°11 : « Hommage à Elias Canetti », Gerald Stieg dir., p. 174-175.

[31] Nous venons de rappeler que le roman daterait en réalité de 1931. Si le mot Autodafé existe en allemand, on parle aussi de Bücherverbrennung, de même que l’on peut parler de « brûlage », voire de « brûlement » de livres en français.

[32] Elias Canetti, Masse und Macht (1960 ; Masse et puissance, Gallimard, trad. française de Robert Rovini, 1966).

[33] Auto-da-fé, éd. cit., p. 368 ; Die Blendung, éd. cit., p. 328.

[34] Auto-da-fé, éd. cit., p. 108 ; Die Blendung, éd. cit., p. 93

[35] Auto-da-fé, éd. cit., p. 44 ; « Ungebildeten gegenüber sind sie wehrlos », Die Blendung, éd. cit., p. 37.

[36] Auto-da-fé, éd. cit., p. 107-111.

[37] Id., p. 32.

[38] Je traduis ; « Der dunkle, schwere Koloss », Die Blendung, éd. cit., p. 27.

[39] Auto-da-fé, éd. cit., p. 35 ; « Haufen von Papier », « Wische », Die Blendung, éd. cit., p. 29-30.

[40] Auto-da-fé, éd. cit., p. 113 ; « Die Demokratisierung des Heeres äussert sich praktisch darin, dass von heute ab jeder einzelne Band mit dem Rücken zur Wand steht », Die Blendung, éd. cit., p. 98.

[41] Le texte de Benjamin parut d’abord dans une revue (Walter Benjamin, « Ich packe meine Bibliothek aus », Das Literarische Welt, juillet 1931).

[42] Auto-da-fé, éd. cit., p. 275 ; « Er bekomme ein Paket von ihm, das Paket heisse ‘Kunst’. […] Zehn billige Romane à zwei Schilling wurden zu einem eindrucksvollen Paket zusammengebunden Kunst », Die Blendung, éd. cit., pp. 242-243.

[43] Auto-da-fé, éd. cit., p. 329 ; « Bücher über 500 Seiten », Die Blendung, éd. cit., p. 293.

[44] Paul Auster, In the Country of Last Things, London, Faber and Faber, 1987 ; Le Voyage d’Anna Blume, Arles, Actes Sud, trad. française de Patrick Ferragut et Pierre Furlan, 1989.

[45] Roland Emmerich, 20th Century Fox, États-Unis, 2004.

[46] Londres, 1771 ; réédité à La Découverte, 1999.

[47] Fernand Drujon, Le Livre. Revue du monde littéraire, Paris, Quantin, 1888, p. 365. On peut toujours lire cette œuvre ou ce qu’il en resterait, Rétif prétendant qu’il en a détruit la majeure partie (Restif de la Bretonne, L’Anti-Justine ou Les Délices de l’amour, Paris, La Musardine, coll. « Lectures amoureuses », 1999). Il faudrait rapprocher cette affirmation de l’auteur d’autres éléments qui ponctuent ses volumes, comme par exemple de longues listes d’ouvrages annoncés et qui ne verront jamais le jour.

[48] Sur cette œuvre, voir Benoît Tane, « Avec figures… ». Roman et illustration au XVIIIe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014.

[49] Arlette Farge, L’Écrit sur soi au XVIIIe siècle, Paris, Bayard, 2003.

[50] Évanghélia Stead, La Chair du livre. Matérialité, imaginaire et poétique du livre fin-de-siècle, Paris, PUPS, 2012, chapitre 7 : « Entre le livre et la peau ».

[51] Je traduis ce que je déchiffre sur le manuscrit, conservé à la Library of Congress et accessible sur le site de la bibliothèque : “ Body of Ben. Franklin/Printer; like the Cover of an old/ Book, Its Contents torn out (ou worn out), and/ Stript of its Lettering & gilding, /Lies here, food for the worms; yet the work shall not be lost, / for it will, as he believes, appear once more, In a new & more beautiful Edition, Corrected and amended By the Author/ Born June the 6th 1706/”. La transcription proposée par la Bibliothèque est un peu différente et ne correspond pas au texte autographe mais à celui publié dans l’édition des manuscrits de Franklin : “The Body of B. Franklin, Printer; like the Cover of an old Book, Its Contents torn out, And stript of its Lettering and Gilding, Lies here, Food for Worms. But the Work shall not be wholly lost; For it will, as he believ’d, appear once more, In a new & more perfect Edition, Corrected and amended By the Author » (« Epitaph », in Leonard W. Labaree et al. Ed., The Papers of Benjamin Franklin, New Haven, Yale University Press, 1959, I-III). Pourtant, dans l’autobiographie de Benjamin Franklin, le texte est très proche du manuscrit : Transcription: The Body of Benjamin Franklin/Printer; (like the Cover of an old/ Book, Its Contents torn out, and/ Stript of its Lettering & gilding=, /Lies here, food for worms; yet the work itself shall not be lost, / for it will, (as he believed) appear once more, In a new & more beautiful Edition, Corrected and amended By the Author. (The Autobiography and Essays of Dr. Benjamin Franklin. Complete in one Volume, Philadelphia, Lippincott & co, 1864, p. 106).

[52] Je remercie Évanghélia Stead pour les précisions qu’elle a apportées lors de la présentation orale de cette analyse.

[53] Ray Bradbury, Fahrenheit 451, op. cit., « Folio SF », p. 223 ; Ray Bradbury, Fahrenheit 451, op. cit., Flamingo, « Don’t judge a book by its cover », p. 162. Voir aussi, peu de pages auparavant : « Nous ne sommes que des couvre-livres, rien d’autre » (p. 220 ; « We’re nothing more than dust-jackets for books », p. 160). Il s’agit donc ici de ce qui recouvre la couverture.

[54] Auto-da-fé, éd. cit., p. 45 ; « Entsetzlich : aus der aufgerissenen Brust springt ein Buch hervor, ein zweites springt nach, ein drittes, viele », Die Blendung, éd. cit., p. 38.

[55] Hubertus Gojowczyk (né en 1943) ; voir Hubertus Gojowczyk, Gutenberglabyrinth : Buchobjekte, Texte und Situationen seit 1968 ; eine Austellung der Deutschen Nationalbibliothek in Zusammenarbeit mit Hubertus Gojowczyk, Frankfurt, Deutsche Nationalbibliothek, 2008.

[56] Gilbert Lascault, « Livres dépravés », L’Art vivant, op. cit., p. 7.

[57] Pierre Klossowski, Roberte, ce soir, Paris, Éditions de Minuit, 1953, repris avec Les Lois de l’hospitalité. La Révocation de l’Edit de Nantes, Roberte, ce soir, Le Souffleur, Paris, Gallimard, « Le chemin », 1965. Là encore la réédition rend encore plus actuelle la référence.

[58] Gérard Haddad, Manger le livre. Rites alimentaires et fonction paternelle, Paris, Hachette Littératures, 1984.

[59] Auto-da-fé, éd. cit., p. 295-296 ; « Was fang ich mit dem vielen Dreck an. Dreck hat er gesagt, für Bücher sagt er immer Dreck, zum Fressen ist ihm der Dreck gut genug. Was wollen Sie, sagt er, der Dreck bleibt hier monatelang liegen, lieber hab’ ich was davon und stopf mich satt damit. Er hat ein eigenes Kochbuch zusammentgestellt, mit vielen Rezepten drin, jetzt sucht er einen Verleger dafür. Es gibt zuviel Bücher auf der Welt, sagt er, und zu viel hungrige Magen. Meinen Bauch verdank’ ich meiner Küche, sagt er, ich will, dass jeder so einen Bauch hat, und ich will, dass die Bücher verschwinden, wenn es nach mir ging’, müssten alle Bücher verschwinden ! Man könnt’ sie verbrennen, aber davon hat niemand was » (Die Blendung, éd. cit., p. 261-262). Le Cochon avait été mentionné une première fois sous la forme d’une métaphore désignant l’employé du Mont de Piété chargé d’estimer les livres (Auto-da-fé, éd. cit., p. 258).

[60] Nous avons lu avec intérêt l’article de Tatjana Barazon, « Des livres dans la tête : la bibliothèque imaginaire chez Bradbury, Canetti et Joyce », Conserveries mémorielles, #5 |  2008, mis en ligne le 01 octobre 2008, consulté le 17 mars 2013. En ligne ici.

[61] Lucien Febvre & Henri-Jean Martin, L’Apparition du livre, Paris, Albin Michel, 1958.

[62] Jean-François Lyotard, « La confession coupée », op. cit., p. 124.

[63] Jacques Lacan, « La lettre volée », Séminaire, Livre II (1954-1955), Paris, Seuil, 1978, p. 232.

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Auteur

Benoît Tane est Maître de conférences de littérature comparée à l’université de Toulouse Jean-Jaurès, membre du laboratoire LLA-CREATIS. Ses recherches portent notamment, dans le domaine anglophone, francophone et germanophone, sur le XVIIIe siècle (relations du texte et de l’image, illustration, transposition, théorie et pratique du roman).

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« … et les livres bientôt disparus » : biblio-apocalypses dans la littérature française de l’extrême contemporain

Résumé


Cet article explore, à partir de quelques textes-clés, le discours biblio-apocalyptique dans la littérature française contemporaine. Tandis que François Bon salue l’ère « Après le livre » avec un optimisme prudent, Frédéric Beigbeder voit la galaxie Gutenberg s’écrouler dans une « apocalypse d’amnésie et de vulgarité ». Virginie Despentes propose une autre version de l’Apocalypse bébé, reflétant de même la transformation du paysage littéraire à l’âge du numérique. Les livres-jeux et projets multi-supports de Chloé Delaume, s’interrogeant, elle aussi, sur formes et fonctions de l’objet livre, stimulent l’activité co-créatrice des lecteurs. Michel Houellebecq, enfin, médite depuis des années sur le livre entre mythe et marché, sur les conditions matérielles et médiatiques de l’écriture/lecture. Livres sur la fin du livre : ce corpus paradoxal invite à maintes réflexions sur la dé/construction de l’autorité et du rapport auteur-lecteur, sur les métamorphoses sensorielles de l’expérience littéraire ainsi que sur un changement de paradigmes biblio-philosophiques : comment lire le monde à l’âge de l’homme post-typographique ?


Based on some key texts, this article explores the biblio-apocalyptic discourse in contemporary French literature. While François Bon welcomes the era “After the Book” with cautious optimism, for Frédéric Beigbeder, the Gutenberg galaxy collapses into an “apocalypse of amnesia and vulgarity”. Virginie Despentes offers another version of Apocalypse bébé, also reflecting the transformation of the literary landscape in the Digital Age. Chloé Delaume questions forms and functions of the object book, too; her game-books and multi-media projects stimulate readers’ co-creative activity. Finally, Michel Houellebecq has been meditating for years on the book between myth and market, on the material conditions and the media of reading/writing. Books about the end of books: this paradoxical corpus invites various reflections on the de/construction of authority and the author-reader relationship, on the changing sensoriality of literary experience as well as on a biblio-philosophical paradigm shift: how do we read the world in the age of post-typographic man?


1. Métamorphoses du livre : introduction

« Que livres, écrits, langage soient destinés à des métamorphoses auxquelles s’ouvrent déjà, à notre insu, nos habitudes, mais se refusent encore nos traditions […] il faudrait être bien peu familier avec soi pour ne pas s’en apercevoir. Lire, écrire, nous ne doutons pas que ces mots ne soient appelés à jouer dans notre esprit un rôle fort différent de celui qu’ils jouaient encore au début de ce siècle […] [1] »… d’un siècle passé désormais. Cette méditation de Maurice Blanchot est pourtant de toute actualité à une époque où le débat autour de la fin du livre est mené d’une façon passionnée, du côté digitalophobe comme digitalophile, et tout particulièrement en France – ceci sur fond des auto- et hétéro-images, solidement établies, de la France en tant que « nation littéraire [2] » (et aussi éminemment bibliophile).

Fin du livre ? Habitons-nous, ainsi que l’affirme François Bon, dans un essai de penser la « mutation numérique […] déjà comme histoire » [3], désormais un monde d’« Après le livre » ? Le discours biblio-apocalyptique, contrastant le « vrai livre » traditionnel (qui, en fait, n’a jamais eu de forme « traditionnelle » [4]) et le « faux livre » numérique, soulève la question de l’essence du livre (voire de l’existence d’une telle essence). L’évolution médiatique nous permet de jeter un regard frais sur des formats invisibilisés par leur présence pluricentenaire : “ […] digital media have given us an opportunity we have not had for the last several hundred years : the chance to see print with new eyes […] ”, observe Nancy Katherine Hayles [5]. Joseph Tabbi souligne de même que “[…] the new media can help us to see the older, printed book in fresh ways ” [6]. Dans ce sens, c’est aussi, après le long « sommeil typographique » [7] de l’époque moderne, « sur l’histoire même du livre que le numérique nous invite à faire retour » [8], nous rappelant que le livre (et surtout « l’idée du livre » [9]) date de bien avant l’entrée de l’invention de Gutenberg sur la scène de l’histoire des médias.

2. Sommes-nous déjà « Après le livre » ?

Le discours sur la (fin de la) galaxie Gutenberg [10] et sur la fin du livre trace des frontières dans un certain degré artificielles ; entre les époques de l’« homme alphabétique » et de l’« homme typographique » d’un côté, entre âge du livre et âge de l’internet, « ère de la littérature » et « ère des algorithmes » [11] de l’autre. Se manifeste un désir de diachroniser au plus vite la « tension synchrone » entre monde analogue et monde digital [12] (chez Frédéric Beigbeder, « Gutenberg » est encore érigé en monument allégorique de tout un âge – toujours d’or, après coup – que notre époque ingrate serait en train de « poignarde[r] […] dans le dos » [13]). Mais tout comme la « gutenbergisation » de la société et de la conscience occidentales a été moins « une rupture totale » qu’une évolution à long terme [14], la transition que nous sommes en train de vivre est caractérisée moins par une coupure nette entre « âge du livre » et « âge d’après le livre » que par la coexistence anachronique (et anisochronique) de divers médias [15]. D’où cet investissement polémique dans une question de changement de paradigmes médiatiques ? Les discours sur la fin du livre doivent leur intensité « apocalyptique » sans doute aussi au fait qu’au-delà des aspects pragmatiques, toute une « ontologie du livre » [16] semble en jeu. Il s’impose donc de les lire comme un symptôme ; comme l’une des formes que prend l’autoréflexion de la société moderne et postmoderne. Un techno-pessimisme affiché sert aussi à donner une cible concrète à un malaise diffus dans la culture capitaliste ; l’instrumentalisation du numérique comme bouc émissaire est évidente lorsque Beigbeder rend la liseuse électronique – métaphoriquement douée d’une subjectivité hostile – responsable de la transformation d’anciens lecteurs, sujets pensants, en des « automates dispersés » [17].

2.1 Ambivalences du discours biblio-apocalyptique : le cas Beigbeder

Entrons donc en la matière avec Frédéric Beigbeder, « écrivain people » [18] catégorisé – peut-être un peu vite – comme « un plaisantin sans envergure littéraire » [19], personnage controversé qui, ces dernières années, s’est imposé comme défenseur du livre contre le « danger numérique » et dont les textes – surtout son Premier bilan après l’apocalypse (2011), faisant écho au Dernier inventaire avant liquidation (2001) – permettent d’élucider quelques aspects cruciaux de l’argumentaire biblio-apocalyptique. Stratégiquement « provocateur et alarmiste », Beigbeder recourt à une rhétorique hyper-dramatisée, annonçant une nouvelle « guerre entre civilisation et barbarie » [20], accusant « Monsieur le bourreau numérique » de précipiter toute une époque « dans une apocalypse d’amnésie et de vulgarité » [21]. Enfant terrible vieillissant ironisant sur son propre rôle ambigu, Beigbeder prétend aussi – de temps en temps – au statut d’écrivain « engagé » (bien qu’avec quelques réticences envers la littérature engagée – trop souvent manichéenne, voire ridicule – en général [22]) ; ce n’est pas pour rien que Michel Houellebecq dresse un portrait parodique d’un Beigbeder fictionnalisé, élevé au rang d’« une sorte de Sartre des années 2010 » [23].

Engagé dans une relation complexe avec un système auquel il est parfaitement intégré en tant que rebelle en titre, Beigbeder semble transférer cette attitude aussi dans sa lutte contre le nouveau mainstream du numérique. Si, dans son Premier bilan post-apocalyptique, il pose en Rambo de bibliothèque, menaçant tout lecteur qui n’aurait pas su résister à la tentation numérique (illégale, en l’occurrence : « Si je vous surprends à lire ceci sur un écran, c’est ma main dans la gueule. Compris ?! » [24]), il est permis de rappeler que le reste de sa production littéraire est bel et bien disponible sous forme électronique. Mais sa croisade contre le livre numérique s’inscrit, de façon fort cohérente, dans un discours (ironiquement) conservateur, anti-digital, anti-internet (Facebook, en particulier, est condamné comme « le nouvel opium du peuple » [25]), que l’écrivain développe depuis plusieurs années déjà. S’auto-dénigrant complaisamment comme « réac », « vieux ronchon » [26], « vieux con » [27] (masque plutôt transparent de tout candidat au rôle de vieux sage), Beigbeder choisit de se placer du côté de la grande histoire littéraire, voire de l’éternité (il insiste sur les avantages du livre papier en termes de résistance temporelle [28]), combattant solitaire contre tous ceux qui lui servent leur « couplet progressiste et scientiste » [29] sur les avantages de la nouvelle culture digitale.

Biblio-écologiste autoproclamé, il prend la défense des livres traditionnels « en danger de mort » [30], ces « tigres de papier », ces « vieux fauves menacés d’extinction » [31] ; cette métaphore filée du livre-fauve qu’il s’agit de sauver au nom de la bio- (ou biblio-) diversité renvoie au topos du livre comme objet ou bien « animal » dangereux, voire mortifère, jamais domestiqué. Beigbeder n’est ni le seul ni le premier à associer livre/texte/écriture et tigritude (papetière) : Vilém Flusser, dans ses réflexions sur la violence d’une écriture « iconoclaste », compare le stylo à une « canine », le sujet de cette inscription à un « tigre féroce » [32] ; Jacques Derrida joue de même avec la métaphore du « tigre de papier » [33].

Soulignant à la fois l’aspect « papier/simulacre » et l’aspect « fauve » du livre, cette métaphore évoque aussi tout un imaginaire organique, profondément éclectique. Les discours – bibliophile comme biblioclaste – autour de la fin du livre semblent marqués par deux tendances contraires (et complices), développant chacune son répertoire métaphorique. D’un côté, une tradition discursive, affirmant la « fin » toujours imminente du livre, inscrit celui-ci, comme un produit technique parmi d’autres, dans une histoire linéaire de la civilisation. D’un autre côté, à ce pragmatisme progressiste s’oppose un discours naturalisant le livre comme objet mythique, éternel. Si, d’un point de vue techno-historique, « livre », en général, veut dire livre imprimé en tant qu’emblème de la modernité occidentale gutenbergienne, dans le discours à visée mythique, le livre est souvent situé dans une perspective plus large – ainsi chez Jorge Luis Borges, se référant à l’idée musulmane de « l’archétype platonique du Coran » comme « mère du livre » [34], « inlibration » (pour varier une expression de Harry Wolfson) du logos divin [35].

Dans ce sens, le recours aux débats du passé – surtout de la fin du XIXe et de la première moitié du XXe siècle, temps de progrès techniques où la question de la fin du livre se pose, comme de nos jours, avec une virulence particulière   – illustre à merveille le caractère citationnel, éclectique – et, dans une certaine mesure, autophage – des discours contemporains sur le sujet. Ainsi, Octave Uzanne – dans un texte publié dans Contes pour les bibliophiles en 1895 – esquisse une vision futuriste « de la fin des Livres et de leur complète transformation » [36], témoignant d’un malaise dans la culture assez typique de l’époque : dans un univers hyper-saturé de produits culturels, le livre, n’offrant plus cette « cure d’aérothérapie idéaliste » [37] qui serait la fonction principale de l’art, se voit condamné par ses « excès » mêmes : « Il faut que les livres disparaissent ou qu’ils nous engloutissent […] Jamais l’Hamlet de notre grand Will n’aura mieux dit : Words ! Words ! Words ! Des mots !… des mots qui passent et qu’on ne lira plus » [38], s’écrie « l’humoriste John Pool » [39]. Paradoxalement et significativement, cette phrase finale résume la lassitude face aux « mots » – omniprésents et omnivores – encore par une référence intertextuelle. Le conte d’Uzanne véhicule aussi l’ambivalence fondamentale du discours centenaire sur la « fin des livres », oscillant entre fantasme d’angoisse et fantasme de désir – désir d’une chimérique innocence et immédiateté pré- (ou post-) livresques, version sécularisée des mythes d’un paradis d’avant les livres, d’avant même les mots.

Prophète improvisé de la « fin des livres », « bibliophile » se faisant l’avocat du diable, le narrateur d’Uzanne en appelle aussi à la dimension politique d’une (r)évolution médiatique dirigée contre l’Imprimerie (quasi-allégorisée) qui, « à dater de 1436, régna si despotiquement sur nos esprits » et qui, même « menacée de mort », « gouverne » toujours l’opinion [40]. Dans cette optique, la disparition du livre imprimé constitue une étape fatale dans l’histoire de la civilisation ; argumentation corroborée par plusieurs comparaisons tirées de la vie quotidienne [41]. Et le narrateur de conclure : « Après nous la fin des livres ! » [42]… Fin toujours pas après nous.

Quatre décennies plus tard, Stefan Zweig revient sur la question dans son essai « Le livre comme entrée au monde » [43]. Par contraste à Uzanne, il naturalise le « miracle » du livre [44], phénomène culturel, par une métaphore organique filée à travers tout le texte. Pour « nous, fils et petit-fils de siècles d’écriture », la lecture se serait transformée en une « fonction quasi corporelle », un « automatisme » atavique [45] ; Zweig se montre convaincu de l’absurdité de toute spéculation concernant la fin du livre : celui-ci, « sans âge et indestructible », n’a rien à craindre de la concurrence du gramophone, du cinématographe ou de la radio, étant si organiquement lié à l’humanité qu’il ne saurait tout simplement pas disparaître [46].

Si Sigmund Freud caractérise l’homme comme un « dieu prothétique » (Prothesengott [47]), si Marshall McLuhan définit les médias comme “extensions of man ” [48], Borges commence, lui aussi, par considérer le livre comme « une extension de la mémoire et de l’imagination » [49]. Mais la prothèse livresque – « un instrument […] qui m’est aussi intime que les mains ou les yeux » [50] – finit par s’intégrer au corps même de l’homme. Si d’autres ne peuvent concevoir un monde « sans oiseaux » ou « sans eau », Borges se déclare incapable d’imaginer « un mundo sin libros » [51], assimilant le livre à une nature plus ou moins éternelle : « On parle de la disparition du livre ; je crois que cela est impossible. » [52]

Mais revenons à nos tigres beigbederiens. Si le livre papier est associé, dans ce discours biblio-apocalyptique, à un imaginaire organique, le livre numérique, lui, est systématiquement réduit à son caractère d’anti-nature, de technique abstraite, déshumanisée.

2.2 Les cinq sens et le livre : à la recherche d’une sensualité perdue ?

L’image du livre-animal nous renvoie à une autre question cruciale du discours sur la fin du livre : sa (prétendue ?) « dématérialisation » [53] par la numérisation, équivalant, pour Beigbeder, à sa « destruction » [54]. Dans le cadre d’une dichotomie artificielle, le « vrai livre » papier est opposé au livre-fantôme numérique (« Un e-book, ça n’existe pas » [55]), comme si tout acte de lecture n’était pas aussi un acte physique, comme si l’écriture/lecture digitalisée ne possédait pas – inévitablement – sa sensualité à elle [56]. Autre leitmotiv dont on peut suivre les traces odorantes à travers le discours biblio-apocalyptique : les délices olfactives de la lecture à l’ancienne. Beigbeder, nostalgique, par anticipation, de la « chair du livre » [57], évoque « le parfum de l’encre, le parfum du papier », « magnifique » [58], dépréciant, par un argument idiosyncrasique, le livre électronique à l’odeur de « métal » [59]. En effet, pour l’instant, l’odeur se voit investie, plus encore que le toucher ou le bruit du papier (imité par divers gadgets électroniques), du prestige de la matérialité « authentique » du livre imprimé [60]. Or, François Bon, parodiant cette obsession « de l’odeur du papier et autres fariboles » [61], démonte, par une petite analyse chimique, cette douce fiction parfumée [62].

Au lieu de « dématérialisation », il faudrait parler plutôt de ré- ou trans-matérialisation, le switching entre lecture sur support papier et lecture numérique provoquant même une espèce de surconscience lectrice. La numérisation resensibilise notre regard sur des formes médiatiques anciennes qu’elle varie à son tour : la liseuse électronique, visant un effet de réel livresque, s’inspire de livres « traditionnels » – le comble du grotesque selon Beigbeder (« Un ingénieur chez Apple a pensé à faire en sorte que l’écran tactile émette un bruit de papier froissé quand on glisse son doigt sur sa surface. On vit une époque de malades ou pas ? » [63]), pour qui de telles imitations ne font que trahir « le complexe d’infériorité des partisans du numérique » [64]. Interprétation douteuse, puisque tout au long de l’histoire des médias, s’observe ce principe de la « mimicry » [65] ; le livre numérique, encore sous l’influence du « Paperdigm » [66], ne « cite » d’ailleurs pas seulement le livre papier, mais synthétise plutôt plusieurs modalités de lecture historiques [67].

À la « dématérialisation » du livre, s’associe le reproche de sa « désindividualisation » par la numérisation. Beigbeder rend un hommage appuyé au livre papier en tant qu’objet individuel par contraste à la liseuse « indifférente » [68]. Or, la transition au livre imprimé constituait déjà une « étape vers l’apparition d’une civilisation de masse et de standardisation » [69], tandis que la numérisation apporte aussi de nouvelles perspectives d’individualisation ; côté auteur, l’option d’une « écriture spécifiquement typographique » [70] ; côté lecteur, toute une panoplie de possibilités d’interventions dans la présentation du texte lu [71]. Pour Beigbeder, les nouvelles libertés lectorales menacent une œuvre conçue comme « objet unique » [72] par son auteur, non plus « maître » de son livre (formule récurrente dans le discours beigbederien [73]). Antoine Gallimard regrette à son tour l’affaiblissement du contrôle éditorial sur le livre-objet, affirmant que « [l]a numérisation risque ainsi de dévaloriser le contenu » [74]. Le lecteur est donc perçu comme une force profane, destructrice, la numérisation comme un danger contre lequel il s’agit de défendre non seulement le livre papier, mais aussi la dignité auctoriale et tout un système éditorial. À la mise en question de la forme livre du côté de la réception, correspond celle du côté de la production : Beigbeder l’apocalypticien a sans doute raison de constater que « [l]e remplacement du livre en papier […] va donner naissance à d’autres formes de récits » [75] et qu’« [u]n roman de papier ne s’écrivait pas comme un script sur Word » [76].

2.3 Fin du livre, fin du roman ? Galaxie Gutenberg et genres littéraires

Avec la biblio-culture traditionnelle, Beigbeder défend aussi le roman moderne comme manifestation paradigmatique du livre dans toute sa splendeur, produit de la galaxie Gutenberg et condamné à disparaître avec elle [77]. Au-delà de la polémique, il soulève la question pertinente de la correspondance entre l’évolution des genres littéraires et celle des supports techniques de la littérature [78]. Le roman moderne, dès ses débuts, se distingue par une forte tendance métalittéraire, méta-livresque et même méta-typographique (que l’on pense au Quichotte, reflétant « la tension entre les pôles typographie/presse d’imprimerie/livre et manuscrit/plume/papier », ou au Tristram Shandy de Sterne, exploration romanesque de l’« interpénétration de l’art du récit et de la typographie » [79]).

À la fin du livre s’associe donc celle du roman, la question de l’économie des genres littéraires à l’époque post-gutenbergienne. Transformation envisagée aussi, d’un point de vue moins pessimiste, par les autres auteurs de notre corpus : pour Chloé Delaume, le numérique pourrait favoriser « l’évolution des genres, le dépassement de certaines limites du roman, notamment » et, enfin, « la création d’un objet littéraire complètement repensé » [80]. Virginie Despentes s’attend de même à l’apparition de nouveaux « formats hybrides » : « […] ce ne sera plus du roman ou de l’essai. Il faudra trouver un autre nom […] » [81]. Bref : si chaque livre, selon Blanchot, poursuit finalement la « non-littérature » [82], nous assistons aujourd’hui à l’émergence de formes littéraires poursuivant le « non-livre », la littérature continuant d’aller « vers elle-même, vers son essence qui est la disparition » [83].

 2.4 Noblesse (papier) oblige : Biblio-Aristocratie vs. Cyberdémocratie ?

Beigbeder, dans sa défense ardente du roman, le caractérise comme « un lieu de liberté » [84] face à l’industrie médiatique. En même temps, il déplore les effets désastreux de la démocratisation de l’écrit par la « révolution » numérique, les ravages de l’« écran […] communiste », ravalant « la prose de Cervantès […] au même rang que Wikipédia » : « Toutes les révolutions ont pour but de détruire les aristocraties. » [85] Si l’invention de l’imprimerie constitue déjà « une véritable révolution démocratique » [86], l’internet, pour Beigbeder, établit définitivement « l’empire de la méchanceté, de la bêtise ; n’importe quel abruti a droit au chapitre » [87]. Odi profanum vulgus… : De telles attaques contre une « cyberdémocratie » [88] supposément abusive permettent de nuancer l’éloge beigbederien de la liberté littéraire – visiblement pas destinée à tous. François Bon – qui, par contraste, met en avant les vertus de l’« échange web » en tant que « nouvelle agora » [89], espace du « partage » [90], de l’« écriture collective » [91] – ironise sur la chimère élitiste d’« une sorte de paradis très ancien, entrée réservée aux membres du club de l’écriture » [92]. Dans un pamphlet de Stéphane Ternoise, « [M]onsieur Frédéric Beigbeder de chez Lagardère » [93] est attaqué en tant que représentant d’une (pseudo-)aristocratie littéraire à laquelle l’auteur oppose la vision d’une biblio-culture démocratisée (tout en idéalisant, de son côté, la numérisation comme une régulière libération face à la « dictature » éditoriale [94]). En fait, avec le livre « traditionnel », on défend souvent aussi un certain habitus bourgeois (sinon aristocratique) ; en 2009, Jean-Marc Roberts, alors directeur des éditions Stock, déclare le livre numérique « juste bon pour les SDF » [95]. Les partisans du numérique, par contre, valorisent la possibilité d’atteindre un public peu réceptif au livre classique ; ainsi François Bon avec son idéal d’une « littérature sociale » [96], d’un livre « nomade et accessible à tous » [97].

3. Défense du livre, défense de l’autorité ?

En un mot, l’avènement du numérique brouille les rôles établis « de l’auteur, de l’éditeur, du typographe, du diffuseur, du libraire et du lecteur » [98] ; le sens d’un texte, plus que jamais, est le produit de l’usage qu’en fait le lecteur [99]. Historiquement, il existe un lien étroit entre essor de l’imprimerie et émergence du concept moderne de l’autorité [100] ; la figure de l’« Auteur », jusqu’à nos jours, reste associée à l’idée du livre papier [101], tandis que l’hypertexte électronique ébranle ce monument auctorial [102] – inéluctablement, les enjeux du discours pro- ou anti-numérique impliquent la mise en question ou la défense de l’autorité. Ainsi, François Bon (de son point de vue d’écrivain consciemment un peu « mineur ») problématise la pose de ces « écrivains imperturbables », défenseurs du livre peut-être surtout attachés à « l’idée d’eux-mêmes en auteur de livre » [103].

3.1 La biblio-apocalypse selon Virginie Despentes

Pour illustrer les répercussions de ces débats dans la fiction littéraire de l’extrême contemporain, jetons un regard sur Apocalypse bébé (2010) de Virginie Despentes, roman « médiatique » reflétant les métamorphoses de la biblio-industrie à l’âge de Wikipédia et d’Amazon : Despentes y met en scène un écrivain conservateur, attaché au livre traditionnel et luttant pour les restes minables de son autorité, avant de périr sous les décombres du Palais-Royal, suite à un attentat commis par sa fille adolescente, représentante d’une génération de « digital natives » [104] – terrorisme parricide comme métaphore parodique d’un changement de paradigmes médiatiques ?

La pose beigbederienne – même ironisée – de l’aristocrate bibliophile est assurément étrangère à Virginie Despentes… ce qui n’empêche pas Beigbeder d’accorder, dans son Premier bilan [105], une place de choix à l’auteur de cet autre ouvrage « apocalyptique » [106]. Chez sa collègue, dont « [l]’énergie […] pulvérise tout sur son passage » [107], il apprécie surtout un énorme dynamisme linguistique [108] et « l’idée de faire un livre qui démode tous les films » [109] (obsession partagée par Beigbeder qui, tout en mythifiant la forme du livre, aspire à moderniser son contenu et son langage [110], voire à « désacraliser la littérature » [111]). Chez Despentes, avec sa vision critique de l’establishment (ainsi que de sa propre personne publique, cette « Despentes vachement construite » [112] recyclée par les médias), sa poétique de la marginalité, de la « lositude » [113], s’impose la question de (l’accès à) la littérature comme privilège socioculturel. À l’occasion de la publication d’Apocalypse bébé, Despentes réfléchit sur sa propre biographie non seulement d’écrivain, mais aussi de lectrice ; ironisant sur son « relatif ‘em-bour-geoisement’ », elle admet s’être mise enfin « à lire une littérature que je n’aurais pas osé aborder auparavant, plus classique » [114]. Quant à la « fin du livre papier », elle se montre plus pragmatique qu’apocalyptique, déclarant craindre plutôt la « fin de la librairie » comme lieu social, ainsi que certaines « facilités » du numérique en matière de censure [115] (sujet présent aussi dans Apocalypse bébé dont la narratrice médite sur l’économie de l’information et de la censure à l’âge digital [116]).

Apocalypse bébé soulève la question du livre et de la littérature aussi dans une perspective sociale – ainsi, du point de vue d’un jeune banlieusard maghrébin : Yacine rejette en bloc toute la « culture » qu’est censée lui apporter l’école ; la cible privilégiée de sa fureur anti-scolaire est son professeur de français, « la pute au tableau » [117]. Mais au centre des réflexions métalittéraires et « à l’origine du roman » [118] se trouve l’écrivain fictif François Galtan qui, tout comme le très réel Frédéric Beigbeder, dénonce l’internet, empire de la « médiocrité » anonyme ; pour le visiteur frustré de divers blogs et forums littéraires, la Toile se transforme en version postmodernisée de l’enfer dantesque  [119]. Mortifié, il rédige sa propre notice bio- ou plutôt hagiographique sur Wikipédia, hélas, par trop révélatrice [120]. L’analyse de sa navigation internaute, entreprise par les détectives après la disparition de sa fille, donne lieu à quelques observations critiques sur le rôle ambivalent d’Amazon sur le marché culturel contemporain [121]. Gutenbergien fidèle, Galtan est hanté par l’obsession du livre numérique ; sa mère, psycho-terroriste accomplie, ne cesse de lui annoncer des nouvelles apocalyptiques du front bibliographique : « C’est ainsi qu’elle lui fait entendre qu’il a tout raté dans sa vie. Une vie consacrée aux livres, et les livres bientôt disparus. » [122] Si Galtan, personnage tragicomique, auteur de « drames bourgeois. Droite chrétienne, mais à l’ancienne » [123] et, par anticipation, prétendant déçu au sacre de la Pléiade [124], a l’impression de perdre le contrôle sur sa vie professionnelle comme privée, cette désorientation apparaît liée à la disparition du livre, dispositif de sécurisation ontologique.

Mais Despentes illustre aussi l’aspect oppresseur de la figure traditionnelle de l’auteur. Aux yeux de son ex-épouse, faisant, elle, partie de la classe et du sexe dominés, les activités littéraires de Galtan constituent un pouvoir social, retourné contre elle au moment du divorce. Des années plus tard, elle est toujours furieuse à l’idée d’avoir été exploitée par cet écrivain bourgeois (et recyclée dans ses romans) ; la mémoire de cette violence symbolique, associée à « [l]a main qui écrit, celle qui trahit, épingle et crucifie. Celle qui livre » [125], est évoquée en termes physiques intenses. Valentine, elle aussi, découvre les vertus de l’écriture en tant qu’arme symbolique [126] ; sa transformation en kamikaze est encadrée par ses activités poétiques extravagantes [127]. Or, plus audacieuse et plus désespérée que son père, elle change de genre, se servant de son propre corps comme média explosif afin de communiquer son message paradoxal [128]. Despentes, consciente de sa mission « anarcho-féministe »[129], a souligné, à plusieurs reprises, la nécessité de « faire éclater les choses » [130], définissant le féminisme comme « [u]ne révolution, bien en marche. […] Il ne s’agit pas d’opposer les petits avantages des femmes aux petits acquis des hommes, mais bien de tout foutre en l’air. » [131] Valentine se dédie littéralement à ce projet de « tout foutre en l’air » – dont son père romancier, au moment même où celui-ci se voit enfin promu « chevalier des Arts et des Lettres » [132].

Au-delà de la littérature, ce texte illustre la reconfiguration du sujet humain dans un monde digitalisé où l’internet dévalorise les formes traditionnelles de savoir acquis [133], un monde de « l’amour Skype »[134] où la Carte de Tendre est redessinée par divers gadgets médiatiques [135] ; l’internet remplit aussi une importante fonction structurelle comme « matrice » narrative [136]. Sous l’influence d’un milieu altermondialiste-marxiste, critique des nouveaux médias, Valentine décide de « solder son identité virtuelle » ; pour consacrer son nouveau moi dé-digitalisé, elle finit par lancer son portable dans la Seine. Or, elle est foudroyée par le choc du sevrage, ressenti comme une régulière « amputation » [137]. Le roman confirme, dans ce sens, la définition freudienne de l’être humain, triste « dieu prothétique » ; le téléphone portable est métaphorisé comme une « prothèse » indispensable de nos jours [138].

La brève biographie de Valentine reflète, enfin, la problématique de la narration dans un monde peut-être déjà « après le livre », de toute façon, après la fin des grands récits. Apocalypse bébé met en scène l’illisibilité d’un « livre-monde » éclaté où l’individu – ou plutôt « dividu(el) » (d’après Anders [139] ou encore Deleuze [140]) – ne dispose plus que de vérités relatives, temporaires, de récits fragmentaires : « La vérité, je ne la connaîtrai jamais. Reste l’histoire que je me raconte, d’une façon qui me convienne, dont je puisse me satisfaire. » [141]

3.2 Chloé Delaume : vers une littérature multi-supports, ou Le livre par-delà le livre

Chloé Delaume [142], dans son « autofiction expérimentale » [143] et « multi-supports » [144], s’essaie à la transgression ludique de la forme livresque – entreprise reflétée non seulement dans sa dimension esthétique, mais aussi éthique et politique. Si Despentes, d’une grande scrupulosité quant au respect D’autres vies que la mienne [145], déclare renoncer à la tentation autofictionnelle [146], Delaume s’applique à « démocratiser » le processus de création, accordant une co-autorité (limitée) aux personn/ag/es impliqués dans son projet autofictionnel : « À leur fictionnalisation je veux qu’ils participent. » [147]

Ses textes, situés dans la tradition de l’Oulipo [148], à la syntaxe complexe, « ensauvagée » [149], pleins de jeux de mots, de références intertextuelles, de néologismes extravagants, mais aussi d’archaïsmes choisis, découragent toute approche naïvement voyeuriste [150]. Intransigeante dans sa condamnation de la « République Bananière des lettres » [151], Delaume affirme sa conviction que la littérature peut et doit défier les lecteurs, qu’elle « se mérite » [152]. En tant que directrice de la série Extraction (éd. Joca Seria), elle poursuit de même une politique pro-expérimentale ; sa quasi-diabolisation d’une littérature facile de simple « divertissement » lui a valu quelques moqueries [153].

Or, cette exigence formaliste s’associe à la revendication d’une « mission » sociale et politique ; au storytelling professionnalisé, aux « grands livres des fictions collectives » [154], Delaume oppose sa « Politique de l’autofiction » [155]. Cette poétique de la résistance narrative, de l’engagement lucide, quelquefois auto-parodique (Delaume ironise elle-même sur cette volonté de « sauver le monde » par une autofiction critique [156], sur la tentation de la « rébellion […] mignonne », de la « subversion Haribo » [157]), est illustrée par son projet J’habite dans la télévision, conçu dans le sillage de l’affaire Le Lay en 2004 [158]. Dans ce « projet multi-supports, portant sur la confrontation des fictions individuelles face au formatage de la fiction collective imposée par la société spectaculaire » [159], l’auteure développe aussi un discours critique sur le livre en tant qu’objet de consommation, objet fétiche de l’auto-mise en scène d’une prétendue élite [160], soucieuse de sauvegarder sa « distinction » en affichant sa préférence pour la « narration sur support papier […] n’importe quelle narration, mais reliée » [161]. Tout comme le livre, le concept de l’œuvre est l’objet d’une méfiance profonde, l’écriture littéraire un projet existentiel : « Je ne cherche pas à faire œuvre, mais surtout à faire vie. » [162] Le « livre » s’oppose au « texte » comme entité créatrice, potentiellement subversive : « Vous ne lisez pas des textes mais vous achetez des livres » [163], reproche Delaume à ses hypocrites lecteurs bourgeois, ne se lassant pas de rappeler que « [l]e livre n’est qu’un objet » et que « ce qui m’importe c’est le texte ». Dans ce sens, le numérique constitue une « ouverture sur la littérature » par-delà le « fétichisme bibliophile », s’adressant « aux vrais lecteurs […] attachés au texte » [164].

L’œuvre de Delaume, « réseau interconnecté » [165], ne se limite donc pas au domaine de la littérature imprimée ou même numérique. L’auteure s’intéresse à toutes sortes de « pratiques transdisciplinaires » [166], à « l’autofiction en BD » [167] ou « en ligne » [168] ; dans ses livres papier, elle déploie tout un programme destiné à l’« activation » multi-médiale des lecteurs, en renvoyant, par exemple, à des enregistrements audio disponibles sur son site [169]. Dans son projet Corpus Simsi – « passion » postmoderne ironique –, Delaume explore les possibilités du jeu vidéo en tant que « générateur de fiction » [170], « exercice d’une nouvelle littérarité » [171]. Au commencement était le rejet de la forme livresque de la part de Chloé Delaume, « personnage de fiction […] [qui] a refusé de s’incarner dans un livre » et qui   –  le « moi » se transformant en construction collectivement dés/autorisée – « peut être utilisé par n’importe quel joueur l’ayant importé » [172].

Le monde simsien de Delaume, dédoublé dans une curieuse mise en abyme [173], finit pourtant par « aboutir à un livre » [174] – méta-livresque et ludique, illustrant à merveille le paradoxe fondamental qui hante tous ces livres sur la fin du livre [175], envisageant les perspectives de la production littéraire au-delà du livre imprimé : « La chair comme le papier ne sont pas nécessaires aux personnages de fiction [176]. » La description de la vie culturelle simsienne permet de reconsidérer, via défamiliarisation, certains éléments de la littérature « réalistienne » – le concept du livre tout comme celui de l’auteur : « Les Sims n’ont pas d’auteurs, cette notion même n’existe pas. » Le focus est encore déplacé du pôle de l’écriture vers celui de la lecture : « Les Sims lisent mais ils n’écrivent pas [177]. » Par le détour virtuel, Delaume met en question l’idée d’une chimérique originalité : si les Sims peuvent « développer » leur potentiel artistique, leur « Créativité » programmée ne saurait emprunter que des voies déjà tracées, permettant « [j]uste de reproduire, et jamais d’inventer » [178]. Dans ce sens, le monde simsien reflète aussi le statut de l’être humain conditionné par un réseau de discours, ainsi que « l’existence […] dans les sociétés occidentales contemporaines » [179]. Au-delà du livre, le jeu digital – univers parallèle, « enchevêtrement de fictions minuscules » [180] – fait figure de nouvelle métaphore-matrice du monde : « Nous sommes le jeu auquel tout le monde joue déjà. » [181]

Dans La Nuit je suis Buffy Summers (2007) – « livre-jeu […] livre-je » [182], roman interactif basé sur l’imaginaire de Buffy the Vampire Slayer [183] –, le lecteur est convié au jeu avec le « Je élastique » de l’autofiction [184] ; à force de multiplier les coups de dés (inter)textuels, il participe à la création de son livre. D’emblée, Delaume l’invite aussi à une approche physique, « irrespectueuse » de cet objet d’« un curieux fétichisme » [185]. Lector (ou lectrix) in libro – concluant un « pacte illégitime » [186] avec son lecteur ou sa lectrice (le « je » proposé est de genre féminin), Delaume le/la fait entrer dans l’aventure d’une « autofiction collective » [187].

Double discours critique sur un livre symbole de pouvoir [188], un livre-prison : l’(im)possible révolution contre la « fiction collective » [189] hors texte est associée à la rébellion des personnages – « écrits par un cerveau assez indisponible » [190] et en proie à l’obsession métaleptique de « quitter le livre » [191] – contre « la narration imposée » [192]. « Être enfermé dans un livre, […] c’est assez anxiogène […] » [193], déclare la narratrice ; la lectrice, elle aussi « coincée » dans l’histoire [194], se trouve impliquée dans la tentative d’évasion d’un « bouquin » jugé « insalubre » [195] et exposée à la fureur de l’« auteure », défendant ses privilèges menacés [196]. Ironisant sur un imaginaire apocalyptique [197], ce texte-jeu reprend le motif du livre mortifère : Delaume évoque des visions grotesques d’un livre-monstre, d’un livre-vampire s’animant au cours d’un rituel sanguinaire [198].

La poétique delaumienne invite donc tout particulièrement à quelques réflexions sur l’opposition – cruciale dans le discours biblio-apocalyptique contemporain – entre « livre » et « texte ». Dégradation, par le numérique, du livre en un simple texte, voire en « du texte » [199], ou bien libération ? Dans ses réflexions sur la « fin de la galaxie Gutenberg », Bolz ne manque pas de citer Derrida : « La question de l’écriture ne pouvait s’ouvrir qu’à livre fermé. » [200] Walter Benjamin caractérise déjà le livre imprimé comme un « asile » (temporaire et précaire) de l’écriture d’où celle-ci se voit ramenée dans la rue, soumise aux « hétéronomies brutales du chaos économique » [201]. C’est dans ce contexte que François Bon se réfère à Benjamin, fasciné par la « concision » avec laquelle celui-ci formule « l’autonomie réciproque du livre et de l’écriture » [202], tout comme par cette « autre intuition essentielle » benjaminienne, concernant le « retour du corps » [203].

3.3 Michel Houellebecq : l’(im)possibilité du livre ?

La sensibilité à l’aspect corporel et technique de l’écriture (comme de la lecture), revendiqué par un avocat du numérique comme François Bon, se retrouve chez Michel Houellebecq, dont les (para-)textes sont riches en réflexions sur l’industrie littéraire de nos jours, le « true business qu’est le roman » [204] et « le petit milieu de la poésie » [205], paradis perdu pour le romancier à succès ; bref : sur le livre entre mythe et marché. Or, c’est en tant que grand brand littéraire que Houellebecq articule sa critique, victime et complice de cette « labellisation » de la littérature attaquée par Salmon [206].

Abordant sans ambages l’aspect commercial de son activité littéraire – « chance d’échapper au monde du travail » [207] –, Houellebecq ne dédaigne pas non plus la méditation sur les outils de l’écrivain ; dans sa « brève histoire de l’information » [208], il retrace les étapes de l’écriture depuis le manuscrit jusqu’à l’ordinateur, en passant par la machine à écrire – qui a, elle aussi, nourri tout un discours polémique sur splendeurs et misères d’une écriture « technicisée » : merveille technique pour les uns (ainsi pour Jan Tschichold, auteur d’un ouvrage consacré à « La nouvelle typographie » [209]), symbole de l’irruption fatale « du mécanisme dans le domaine du mot » pour les autres (en l’occurrence, pour Martin Heidegger, ennemi juré de la « Schreib-maschine » – orthographiée de manière à en accentuer l’aspect « machine » [210]). De toute façon, la retraite du manuscrit marque une étape décisive dans l’histoire littéraire ; par effet de ré-projection nostalgique, c’est la typographie qui rapproche l’« écriture dite manuscrite » [211] du corps [212], faisant oublier l’aliénation inhérente même à la plume, cet « exil » qu’implique déjà le papier [213].

Si l’autorité moderne est sanctionnée par l’imprimerie, la genèse du livre, (au moins) jusqu’à la fin du XIXe siècle, se situe dans un espace du manuscrit. Houellebecq établit un rapport privilégié entre « la souplesse et l’agrément du manuscrit » et le micro-ordinateur, « libération inespérée » pour l’écrivain [214] : le « combiné ordinateur portable – imprimante Canon Libris » se trouve parmi ces trois objets fétiches dont un « Houellebecq » ivre et mélancolique pleure, dans La Carte et le territoire (2010), la disparition du marché [215]. Ce discours « technique » sur l’écriture relativise l’importance de l’auteur face à la dynamique propre du texte : « On ne décide jamais soi-même de l’écriture d’un livre […] », explique « Houellebecq » ; « un livre, […] c’était comme un bloc de béton qui se décide à prendre, et les possibilités d’action de l’auteur se limitaient au fait d’être là, et d’attendre […] que le processus démarre de lui-même. » [216] De la fleur bleue au béton : métaphore révélatrice qui s’inscrit dans l’imaginaire technique, très présent dans le roman et dont participe aussi la création littéraire, considérée comme (méta-)métier.

Si l’ordinateur constitue une « libération » pour l’écrivain, Houellebecq préconise une dé-digitalisation au moins temporaire du côté du lecteur : le livre traditionnel fait figure de « pôle de résistance vivace » [217], favorisant la très houellebecquienne « mise à distance » du monde [218], la « position esthétique » [219] d’un sujet « étranger à lui-même » (formule kristevienne [220] qui se retrouve dans La Poursuite du bonheur [221]), capable de « regarder la vie comme on lit dans un livre » [222]. Or, le « vrai » lecteur est, selon Houellebecq, une espèce menacée de disparition. On se rappelle les remarques apocalyptiques de Beigbeder sur le lecteur contemporain, cet « automate » corrompu ; Houellebecq constate, lui aussi, la transformation du lectorat, mais il inscrit cette réflexion dans sa critique générale d’une société qui détruit les formes de subjectivité caractérisant un (bon) lecteur, numérisé ou pas [223].

Si Beigbeder s’obstine à défendre le roman contre le numérique, Houellebecq réfléchit sur l’incompatibilité plus profonde entre la forme du roman traditionnel et l’expérience de la vie contemporaine ; pas de pamphlet anti-digital chez lui, mais un acte de décès mélancolique pour un genre qui n’a pas attendu l’arrivée du numérique pour entrer en crise ; une autre fois, le discours sur la mort du roman [224] et celui sur la fin du livre évoluent en parallèle. Dès Extension du domaine de la lutte, Houellebecq thématise la désintégration des biographies individuelles, mise en relief par la comparaison avec le monde narrativement dense d’un roman comme Wuthering Heights [225]. Dans La Carte et le territoire, il oppose les manifestations artistiques du « monde comme narration » et du « monde comme juxtaposition » [226], faisant déclarer à son double fictionnalisé son scepticisme ou plutôt son désintérêt croissant face au premier. En un mot : la crise du roman, selon Houellebecq, dépasse celle du livre papier ; elle traduit une crise généralisée de la narratibilité de l’existence, du sujet humain, ébranlé par l’évolution des sciences rendant obsolète toute « psychologie » littéraire [227]. Mais par-delà et à travers le roman, Houellebecq médite aussi sur la forme livre dans toute son ambivalence – objet de consommation d’un côté, objet mythique de l’autre, modèle d’un monde éminemment (inter)textuel [228].

La Carte et le territoire contient, enfin, un portrait remarquable de « Michel Houellebecq, écrivain », représenté au milieu d’un « univers de papier », de « blocs de texte ramifiés, reliés, s’engendrant les uns les autres comme un gigantesque polype » [229]. Cette « cellule de papier » varie encore la métaphore – détrivialisée dans un nouveau contexte médiatique – d’un monde-livre éclaté en feuilles éparses, étrangement animé.

3.4 Vers une biblio-philosophie de l’homme post-typographique ?

La problématique esquissée invite à quelques méditations d’ordre biblio-philosophique. Si l’être humain est un « animale fabulatore per natura » [230], il est aussi un animal métaphorisant [231]. Or, parmi ces « Metaphors we live by » [232], le livre occupe une position de choix ; depuis des siècles, il a servi de matrice de la lecture du monde [233]. Si la théorie de Marshall McLuhan sur la psychologie spécifique du « typographic man » [234] – théorie des médias et « anthropologie historique spéculative » [235] – a été remise en question ou nuancée sous certains aspects, il n’en reste pas moins que le livre imprimé a (co-)formaté l’identité du sujet occidental moderne. Le discours sur la fin du livre implique, dans ce sens, aussi la réflexion sur un changement de nos paradigmes perceptifs et philosophiques [236]. Qu’en est-il donc aujourd’hui, à l’âge des « hommes post-typographiques » [237], du grand livre du monde, de cette « Œuvre » universelle dont rêve Alexander von Humboldt [238] ? « Ce n’est qu’une métaphore : mais le web est notre livre […] » [239], déclare François Bon, convaincu que, bien plus que le livre numérique, le vrai enjeu, « c’est le Web » [240].

L’idée borgésienne « d’un grand livre qui contiendrait tous les livres du monde et le monde » [241] apparaît plusieurs fois dans la correspondance de Houellebecq avec son co-Ennemi public BHL [242]. Houellebecq médite encore sur ce concept du livre total dans sa préface à Interventions 2 : « Tout devrait pouvoir se transformer en un livre unique, que l’on écrirait jusqu’aux approches de la mort […] » [243]. Écriture virtuellement infinie, fantasme d’un seul grand texte qui ne finirait qu’avec la « mort de l’auteur » : tout texte issu du support électronique, d’après ses réflexions, garde d’ailleurs, même dans sa forme finale, cette idée d’infinitude, la trace des innombrables fois qu’il a été retravaillé, l’écriture numérique se distinguant aussi par une « optionnalisation » sans précédent [244] : « There is no Final Word [245]

La métaphore du livre-monde, du monde-livre, subit une transformation significative dans une vision onirique attribuée à Jed Martin, alter ego artiste de l’auteur, héros très peu héroïque, personnage (post-)postmoderne paradigmatique dont la biographie éclatée ne se prête plus au récit cohérent. Dans de pareils moments d’illumination, le monde se textualise aussi sous les yeux d’autres protagonistes houellebecquiens. Michel Djerzinski dans Les Particules élémentaires vit déjà un tel rêve méta-textuel, annonçant celui de Martin dans La Carte et le territoire (la correspondance entre les passages en question souligne la parenté manifeste entre ces deux personnages [246]) :

 Il était au milieu d’un espace blanc, apparemment illimité. […] À la surface du sol se distinguaient […] des blocs de texte aux lettres noires […] ; chacun des blocs pouvait comporter une cinquantaine de mots. Jed comprit alors qu’il se trouvait dans un livre, et se demanda si ce livre racontait l’histoire de sa vie. Se penchant sur les blocs qu’il rencontrait sur sa route, il eut d’abord l’impression que oui […] mais […] la plupart des mots étaient effacés ou rageusement barrés, illisibles […]. Aucune direction temporelle ne pouvait, non plus, être définie […] [247].

4. Apocalypse (not) now : Conclusion (provisoire)

C’est sur cette vision d’un livre-monde palimpsestique, étrangement dé-livré, délinéarisé, en proie à des métamorphoses qui doivent sans doute quelque chose à la reconfiguration médiatique de nos écritures-lectures, que se termine ce voyage autour de la bibliothèque apocalyptique de la littérature française contemporaine. Le livre, probablement pour un certain temps encore, ne cessera pas de (ne pas) finir ; le discours sur la fin du livre, déjà largement centenaire, ne semble pas non plus près de prendre fin : la biblio-apocalypse, grande procrastinatrice, est toujours pour (après- ?) demain.

Notes

[1] Maurice Blanchot, Le Livre à venir [1959], Paris, Gallimard, 2003, p. 275.

[2] Voir Gérard Desportes/Alexis Lacroix, « “La France doit demeurer une nation littéraire”. Entretien avec Alain Finkielkraut », Libération, 28.01.2011. En ligne ici [02.03.2014]. Voir aussi Alain Finkielkraut, L’Identité malheureuse, Paris, Stock, 2013, p. 150, 167.

[3] François Bon, Après le livre. Qu’est-ce que l’écriture numérique change au destin du livre et aux enjeux de la littérature ?, version digitale [première mise en ligne le 15 mai 2011, dernière mise à jour le 29 juillet 2012], publie.net, « Essais », n° 411 [version imprimée : Paris, Seuil, 2011], pos. 502-503.

[4] Id., pos. 1217-1220.

[5] Nancy Katherine Hayles, Writing Machines, Cambridge, Mass./London, MIT Press, 2002, p. 33.

[6] Joseph Tabbi, « A Media Migration. Toward a Potential Literature », in Essentials of the Theory of Fiction, Michael J. Hoffman & Patrick D. Murphy (dir.), Durham/London, Duke UP, 2005, p. 471-490, ici p. 471.

[7] Norbert Bolz, Am Ende der Gutenberg-Galaxis. Die neuen Kommunikationsverhältnisse [1993], München, Wilhelm Fink, 1995, p. 195. Sauf indication contraire, c’est moi [MS] qui traduis.

[8] Severine Durande, « La fin du livre ? » [Compte rendu de François Bon, Après le livre], 09.11.2012. En ligne ici [02.03.2014].

[9] Lothar Müller, Weiße Magie. Die Epoche des Papiers, München, Hanser, 2012, p. 103.

[10] Voir Marshall McLuhan, The Gutenberg Galaxy. The Making of Typographic Man [1962], Toronto [etc.], Toronto UP, 1995.

[11] Voir Norbert Bolz, Am Ende der Gutenberg-Galaxis, op. cit., p. 180.

[12] Lothar Müller, Weiße Magie, op. cit., p. 349.

[13] Frédéric Beigbeder, Premier bilan après l’apocalypse. Essai, Paris, Grasset, 2011, p. 15.

[14] Roger Chartier, Le Livre en révolutions. Entretiens avec Jean Lebrun, Paris, Textuel, 1997, p. 9. Voir aussi Lothar Müller, Weiße Magie, op. cit., p. 121 et suiv., et les réflexions de Niklas Luhmann à ce propos (Norbert Bolz, Am Ende der Gutenberg-Galaxis, op. cit., p. 184).

[15] Umberto Eco, examinant « cette idée fixe que le livre va disparaître », souligne qu’avec l’internet, nous sommes « revenus à l’ère alphabétique. […] voilà que l’ordinateur nous réintroduit dans la galaxie de Gutenberg et tout le monde se trouve désormais obligé de lire » (Jean-Claude Carrière/Umberto Eco, N’espérez pas vous débarrasser des livres. Entretiens menés par Jean-Philippe de Tonnac [2009], Paris, Grasset, 2010, p. 16).

[16] Nam June Paik, cit. d’après Norbert Bolz, Am Ende der Gutenberg-Galaxis, op. cit., p. 203.

[17] Frédéric Beigbeder, Premier bilan après l’apocalypse, op. cit., p. 19.

[18] Pierre Robin, « Frédéric Beigbeder : la dissidence caviar », Le Spectacle du monde [Portraits], 01.09.2009 [consulté le 02.03.2014].

[19] Voir Benoît Duteurtre, « Beigbeder et son contraire », dans Frédéric Beigbeder et ses doubles. Avec un entretien et une correspondance inédits de l’écrivain, Alain-Philippe Durand (dir.), Amsterdam/New York, Rodopi, 2008, p. 51-57, ici p. 53.

[20] Voir Émilie Zapater, « Le face à face de Frédéric Beigbeder et François Bon : après le livre, l’apocalypse ? », Monde du livre, 06.07.2013. En ligne ici  [05.05.2014].

[21] Frédéric Beigbeder, Premier bilan après l’apocalypse, op. cit., p. 26.

[22] Alain-Philippe Durand, « Entretien avec Frédéric Beigbeder » [2006], dans : Durand (dir.), Frédéric Beigbeder et ses doubles, op. cit., p. 17-37, ici p. 20 ; voir aussi Frédéric Beigbeder, Premier bilan après l’apocalypse, op. cit., p. 263.

[23] Michel Houellebecq, La Carte et le Territoire, Paris, Flammarion, 2010, p. 130.

[24] Frédéric Beigbeder, Premier bilan après l’apocalypse, op. cit., p. 26.

[25] Caroline Parlanti, « Frédéric Beigbeder contre la dictature d’internet et du numérique : je dis bravo ! », Le Nouvel Observateur, 24.08.2012. En ligne ici [02.03.2014].

[26] Voir Laurent Martinet, « Frédéric Beigbeder face à François Bon : le livre numérique est-il une apocalypse? », L’Express, 15.11.2011. En ligne ici [05.05.2014].

[27] Voir Caroline Parlanti, « Frédéric Beigbeder contre la dictature d’internet et du numérique », art. cit. ; Nicolas Gary, « Beigbeder paranoïaque : le livre numérique, c’est l’apocalypse », ActuaLitté. Les Univers du livre, 07.09.2011. En ligne ici  [02.03.2014].

[28] Frédéric Beigbeder, Premier bilan après l’apocalypse, op. cit., p. 15.

[29] Voir « L’écrivain Frédéric Beigbeder s’oppose vivement à la dématérialisation des ouvrages » [Interview par Nikos Aliagas], Europe 1, 22.09.2011. [consulté le 18.08.2014].

[30] Frédéric Beigbeder, Dernier inventaire avant liquidation [2001], Paris, Gallimard, 2003, p. 14.

[31] Frédéric Beigbeder, Premier bilan après l’apocalypse, op. cit., p. 11 et suiv.

[32] Vilém Flusser, Die Schrift, cit. d’après Norbert Bolz, Am Ende der Gutenberg-Galaxis, op. cit., p. 183.

[33] Voir Jacques Derrida, « Das Papier oder ich, wissen Sie… (Neue Spekulationen über einen Luxus der Armen) » [Entretien avec Marc Guillaume et Daniel Bougnoux, 1997], in : Maschinen Papier. Das Schreibmaschinenband und andere Antworten (éd. par Peter Engelmann), Wien, Passagen, 2006, p. 221-249, ici p. 224.

[34] Jorge Luis Borges, « Das Buch » [1978], dans : Die letzte Reise des Odysseus. Vorträge und Essays 1978-1982, Frankfurt a. M., Fischer, 2001, p. 13-22, ici p. 16.

[35] Voir Annemarie Schimmel, Das Buch der Welt. Wirklichkeit und Metapher im Islam, Würzburg, Ergon, 1996, p. 5.

[36] Octave Uzanne, « La Fin des livres (Suggestions d’avenir) », dans : Octave Uzanne/Albert Robida, Contes pour les bibliophiles, Paris, May et Motteroz, 1895, p. 125-145, ici p. 125 [consulté le 01.03.2014].

[37] Id., p. 130.

[38] Id., p. 145.

[39] Id., p. 128.

[40] Id., p. 132.

[41] Id., p. 135.

[42] Id., p. 145.

[43] Stefan Zweig, « Das Buch als Eingang zur Welt » [1931], Begegnungen mit Büchern. Aufsätze und Einleitungen aus den Jahren 1902-1939, Frankfurt a. M., Fischer, 1983, p. 7-17.

[44] Id., p. 8 et suiv.

[45] Id., p. 8. Des décennies après Zweig, Umberto Eco médite de même sur le caractère « presque biologique » de l’écriture, « [t]andis que nos inventions modernes, cinéma, radio, Internet, ne sont pas biologiques » (Jean-Claude Carrière/Umberto Eco, N’espérez pas vous débarrasser des livres, op. cit., p. 19) ; il arrive, lui aussi, à la conclusion que « Le livre ne mourra pas » (id., p. 15 et suiv.).

[46] Stefan Zweig, « Das Buch als Eingang zur Welt », art. cit., p. 16 et suiv.

[47] Voir Sigmund Freud, « Das Unbehagen in der Kultur » [1929/1930], Studienausgabe, t. IX : Fragen der Gesellschaft. Ursprünge der Religion, Frankfurt a. M., Fischer, 2000, p. 191-270, ici p. 222.

[48] Voir Marshall McLuhan, Understanding Media. The Extensions of Man, London, Routledge & Kegan Paul, 1964.

[49] Jorge Luis Borges, « Das Buch », art. cit., p. 13.

[50] Jorge Luis Borges, « Del culto de los libros », cit. d’après Adelheid Hanke-Schaefer, Jorge Luis Borges zur Einführung, Hamburg, Junius, 1999, p. 11.

[51] « Borges de la A a la Z », cit. d’après Gloria Nistal Rosique, Espejos, laberintos, bibliotecas y otras cifras. La estética de Borges, Madrid, Sial, 2010, p. 56sq.

[52] Jorge Luis Borges, « Das Buch », art. cit., p. 21.

[53] Beigbeder, Premier bilan après l’apocalypse, op. cit., p. 21. Voir aussi Roger Chartier, analysant « la révolution du texte électronique » comme « un pas supplémentaire dans ce processus de dématérialisation, de décorporalisation de l’œuvre » sans pathos apocalyptique (Le Livre en révolutions, op. cit., p. 67).

[54] Voir « L’écrivain Frédéric Beigbeder s’oppose vivement à la dématérialisation des ouvrages », interview cit.

[55] Philippe Leclercq, « Et si le livre électronique signait la fin de notre civilisation ? », Le Nouvel Observateur, 16.04.2012 [consulté le 02.03.2014].

[56] Il est éclairant de reconsidérer ce discours sur la perte de la sensualité de la lecture dans son contexte biblio-historique. Le narrateur d’Uzanne insiste justement sur l’aspect sensoriel : de nouveaux dispositifs médiatiques procureront aux lecteurs, métamorphosés en « heureux auditeurs », « le plaisir ineffable de concilier l’hygiène et l’instruction » (« La Fin des livres », op. cit., p. 138).

[57] Voir le titre d’Évanghélia Stead, La Chair du livre. Matérialité, imaginaire et poétique du livre fin-de-siècle (Paris, PUPS, 2012).

[58] Voir « L’écrivain Frédéric Beigbeder s’oppose vivement à la dématérialisation des ouvrages », interview cit.

[59] Frédéric Beigbeder, Premier bilan après l’apocalypse, op. cit., p. 19.

[60] Voir Lothar Müller, Weiße Magie, op. cit., p. 344.

[61] François Bon, Après le livre, op. cit., pos. 1638.

[62] Id., pos. 1658-1663.

[63] Cité d’après Nicolas Gary, « Beigbeder paranoïaque : le livre numérique, c’est l’apocalypse », art. cit.

[64] Frédéric Beigbeder, Premier bilan après l’apocalypse, op. cit., p. 18.

[65] Lothar Müller, Weiße Magie, op. cit., p. 352. Voir aussi Norbert Bolz, Am Ende der Gutenberg-Galaxis, op. cit., p. 111.

[66] Norbert Bolz, Am Ende der Gutenberg-Galaxis, op. cit., p. 200.

[67] Voir Roger Chartier, Le Livre en révolutions, op. cit., p. 13 et suiv. ; Jean-Claude Carrière/Umberto Eco, N’espérez pas vous débarrasser des livres, op. cit., p. 103.

[68] Frédéric Beigbeder, Premier bilan après l’apocalypse, op. cit., p. 18.

[69] Lucien Febvre/Henri-Jean Martin, L’Apparition du livre, Paris, Albin Michel, 1958, p. 394.

[70] Norbert Bolz, Am Ende der Gutenberg-Galaxis, op. cit., p. 198.

[71] Voir, à ce propos, aussi Roger Chartier, Le Livre en révolutions, op. cit., p. 88.

[72] « L’écrivain Frédéric Beigbeder s’oppose vivement à la dématérialisation des ouvrages », interview cit.

[73] Voir, p. ex., Laurent Martinet, « Frédéric Beigbeder face à François Bon », art. cit. ; Emilie Zapater, « Le face à face de Frédéric Beigbeder et François Bon », art. cit.

[74] Interview sur Le Point.fr, 09.06.2010, cit. d’après Stéphane Ternoise, Réponses à monsieur Frédéric Beigbeder au sujet du Livre Numérique, Jean-Luc Petit Éditions, « Essais » [format électronique], 14.10.2011, pos. 614-615.

[75] Frédéric Beigbeder, Premier bilan après l’apocalypse, op. cit., p. 13.

[76] Id., p. 16 et suiv.

[77] Id., p. 12.

[78] Voir, p. ex., Lucien Febvre & Henri-Jean Martin, L’Apparition du livre, op. cit., p. 43 et suiv. ; Lothar Müller, Weiße Magie, op. cit., p. 200.

[79] Lothar Müller, Weiße Magie, op. cit., p. 145 et p. 167.

[80] Camille Tenneson, « Chloé Delaume : “Le numérique est une ouverture sur la littérature” », Le Nouvel Observateur, 24.04.2009. En ligne ici [26.06.2014].

[81] Élisabeth Philippe, « Virginie Despentes : “Je crains les facilités qu’offre le numérique : si on veut censurer une page, on l’efface des liseuses” » [Entretien], Les Inrockuptibles, 23.03.2013. En ligne ici  [26.06.2014].

[82] Maurice Blanchot, Le Livre à venir, op. cit., p. 273.

[83] Id., p. 265.

[84] Alain-Philippe Durand, « Entretien avec Frédéric Beigbeder », art. cit., p. 19.

[85] Frédéric Beigbeder, Premier bilan après l’apocalypse, op. cit., p. 17.

[86] Jean-Claude Carrière/Umberto Eco, N’espérez pas vous débarrasser des livres, op. cit., p. 111.

[87] V. Christophe Berliocchi, « Frédéric Beigbeder : “Internet, c’est l’empire de la méchanceté, de la bêtise” », Sud Ouest, 24.08.2012. En ligne ici [02.03.2014].

[88] Voir Pierre Lévy, Cyberdémocratie, Paris, Odile Jacob, 2002.

[89] François Bon, Après le livre, op. cit., pos. 1639-1640.

[90] Ibid., pos. 1941-1942.

[91] Ibid., pos. 2681-2682.

[92] Ibid., pos. 1108-1109.

[93] Stéphane Ternoise, Réponses à monsieur Frédéric Beigbeder au sujet du Livre Numérique, op. cit., pos. 853-854.

[94] Ternoise va jusqu’à saluer l’arrivée de l’Amazon Kindle en France comme « [u]n vrai débarquement pour libérer les écrivains français » (id., pos. 23-25).

[95] Le 18.08.2009 sur France Inter, dans le cadre de l’émission « Ça vous dérange » ; cit. d’après Stéphane Ternoise, Réponses à monsieur Frédéric Beigbeder au sujet du Livre Numérique, op. cit., pos. 792. Cf. aussi Nicolas Gary, « Jean-Marc Roberts (Stock) : l’ebook, c’est bon pour les SDF », ActuaLitté. Les Univers du livre, 18.08.2009 [consulté le 02.03.2014].

[96] François Bon, Après le livre, op. cit., pos. 1276-1277.

[97] Severine Durande, « La fin du livre ? », art. cit. Cette vision d’une démocratisation de la culture post-livresque s’inscrit, elle aussi, dans une tradition intertextuelle. Le narrateur d’Octave Uzanne explique déjà que, suite à « La Fin des livres », « l’auteur deviendra son propre éditeur » ; à part les biblio- ou plutôt « phonographophiles » aisés, le « peuple », lui aussi, « pourra se griser de littérature comme d’eau claire, à bon compte, car il aura ses distributeurs littéraires des rues comme il a ses fontaines » (op. cit., p. 135 et suiv.).

[98] Roger Chartier, Le Livre en révolutions, op. cit., p. 16 et suiv..

[99] Norbert Bolz, Am Ende der Gutenberg-Galaxis, op. cit., p. 199 et suiv., 222.

[100] Voir Lucien Febvre/Henri-Jean Martin, L’Apparition du livre, op. cit., p. 244 ; Lothar Müller, Weiße Magie, op. cit., p. 123 et suiv.

[101] Voir Lothar Müller, Weiße Magie, op. cit., p. 344.

[102] Voir Norbert Bolz, Am Ende der Gutenberg-Galaxis, op. cit., p. 223.

[103] François Bon, Après le livre, op. cit., pos. 2280-2281.

[104] Voir Marc Prensky, « Digital Natives, Digital Immigrants », On the Horizon (MCB UP, Vol. 9, n° 5, oct. 2001), [consulté le 02.03.2014].

[105] « Numéro 36 : “Les Jolies Choses” de Virginie Despentes (1998) » (Frédéric Beigbeder, Premier bilan après l’apocalypse, op. cit., p. 260-264).

[106] Beigbeder y préfère pourtant Les Jolies Choses, exemptes de ce « militantisme lesbien confinant à l’hétérophobie » (id., p. 263) qu’il reproche à Apocalypse bébé.

[107] Id., p. 260.

[108] « […] Despentes rock’n’viole notre idiome national. […] Avec elle, le français reste une langue vivante » (id., p. 261).

[109] Ibid.

[110] « Un livre ne doit pas parler comme un livre » (ibid.).

[111] Frédéric Beigbeder, Dernier inventaire avant liquidation, op. cit., p. 13.

[112] Voir Luc Le Vaillant, « Biaise-moi » [Portrait], Libération, 30.07.2004 [consulté le 02.03.2014].

[113] Dans les romans de Despentes, peuplés par des personnages marginaux, mais doués de la « lucidité spéciale des dominés » (Pierre Bourdieu, La Domination masculine, Paris, Seuil, 1998, p. 37), ce sont les losers (et « looseuses ») qui font figure de vrais héros – et surtout héroïnes ; l’écrivain revendique sa propre position du côté de chez les « Bad Lieutenantes » (King Kong Théorie [2006], Paris, Grasset, 2008, p. 9 et suiv.).

[114] Voir Josyane Savigneau, « Virginie Despentes : Je ne suis pas encore très disciplinée, mais j’essaie” », Le Monde des livres, 26.08.2010 [consulté le 02.03.2014].

[115] Voir Élisabeth Philippe, « Virginie Despentes : “Je crains les facilités qu’offre le numérique” », art. cit.

[116] Voir Virginie Despentes, Apocalypse bébé, Paris, Grasset, 2010, p. 99.

[117] Ibid., p. 135sq.

[118] Voir Josyane Savigneau, « Virginie Despentes : “Je ne suis pas encore très disciplinée” », art. cit.

[119] Virginie Despentes, Apocalypse bébé, op. cit., p. 41.

[120] Id., p. 19.

[121] Id., p. 104.

[122] Id., p. 47.

[123] Id., p. 74.

[124] Id., p. 40.

[125] Id., p. 165.

[126] Voir id., p. 93 et suiv.

[127] Id., p. 276, 327.

[128] Id., p. 328.

[129] Voir Marianne Costa, « Despentes : anarcho-féministe » [Interview], le magazine.info, 08.06.2007 [consulté le 02.03.2014].

[130] Voir Béatrice Vallaeys & François Armanet, « Trois femmes s’emparent du sexe. Interview : Catherine Breillat (Une vraie jeune fille) dialogue avec Virginie Despentes et Coralie Trinh Thi (Baise-moi) », Libération, 13.06.2000 [consulté le 02.03.2014].

[131] Virginie Despentes, King Kong Théorie, op. cit., p. 145.

[132] Virginie Despentes, Apocalypse bébé, op. cit., p. 302.

[133] Id., p. 250.

[134] Id., p. 323 et suiv.

[135] Id., p. 109.

[136] Voir Xavier de la Porte, « Apocalypse Bébé : Internet, matrice du récit », InternetActu.net, 14.02.2011  [consulté le 02.03.2014].

[137] Virginie Despentes, Apocalypse bébé, op. cit., p. 290 et suiv.

[138] Id., p. 100.

[139] Günther Anders, Die Antiquiertheit des Menschen, t. I : Über die Seele im Zeitalter der zweiten industriellen Revolution [1956], München, Beck, 1992, p. 135, 141.

[140] Voir Gilles Deleuze, « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle » [1990], Pourparlers 1972-1990, Paris, Minuit, 2009, p. 240-247, ici p. 244.

[141] Virginie Despentes, Apocalypse bébé, op. cit., p. 343.

[142] Comme pour « Virginie Despentes », il s’agit d’un pseudonyme littéraire – ou bien d’« un geste performatif » (Chloé Delaume, Une femme avec personne dedans. Roman, Paris, Seuil, 2012, p. 14), donnant naissance à ce « personnage de fiction » que se déclare C. D. (voir La Règle du Je. Autofiction. Un essai, Paris, PUF, 2010, p. 5, 21, 79, 82 ; La Dernière Fille avant la guerre, Paris, Naïve, 2007, p. 8, 63, 103 ; Une femme avec personne dedans, op. cit., p. 13, 17, 113, et passim). Voir aussi Barbara Havercroft, « Le soi est une fiction » [Entretien avec Chloé Delaume], Revue critique de fixxion française contemporaine, 4, « Fictions de soi », 2012 [consulté le 26.06.2014].

[143] Voir Arnaud Genon, « De l’autofiction expérimentale (Sur Chloé Delaume, La règle du je) », autofiction.org, 29.04.2010 [consulté le 02.03.2014].

[144] Chloé Delaume, La Règle du Je, op. cit., p. 62.

[145] Voir le titre d’Emmanuel Carrère (Paris, P.O.L., 2009).

[146] Voir Éric Neuhoff, « La subversive et l’inclassable. Deux femmes écrivains loin des codes et des modes », Le Figaro Madame, 28.11.2010 [consulté le 02.03.2014].

[147] Chloé Delaume, La Règle du Je, op. cit., p. 68.

[148] Voir Minh Tran Huy, « Entretien avec Chloé Delaume », Zone littéraire, 08.11.2001. en ligne ici [02.03.2014].

[149] Renaud Pasquier, « L’œuvre indistincte (Vasset, Volodine, Delaume, Bon) », in  La caméra des mots. Dans le spectacle du roman, Matteo Majorano (dir.), Bari, B.A. Graphis, 2007, p. 49-69, ici p. 61.

[150] Chloé Delaume, La Règle du Je, op. cit., p. 66.

[151] Chloé Delaume, Certainement pas (Paris, Verticales, 2004), cité d’après Renaud Pasquier, « L’œuvre indistincte », art. cit., p. 60.

[152] Voir Minh Tran Huy, « Entretien avec Chloé Delaume », art. cit.

[153] Voir Alexandra Galakof, « “Se divertir avec la littérature, c’est grave… politiquement”(Chloé Delaume) », L’Express. Blog Café livres, 09.02.2009 [consulté le 02.03.2014].

[154] Chloé Delaume, J’habite dans la télévision, Paris, Verticales, 2006, p. 95.

[155] Chloé Delaume, La Règle du Je, op. cit., p. 77 et suiv.

[156] Id., p. 57.

[157] Chloé Delaume, La Dernière Fille avant la guerre, op. cit., p. 60.

[158] Chloé Delaume, La Règle du Je, op. cit., p. 89 [Annexe]. V. à ce propos aussi Christian Salmon, Verbicide. Du bon usage des cerveaux humains disponibles [2005], Arles, Actes Sud, 2007 [éd. actualisée], p. 16, 57 et suiv.

[159] En ligne ici  [consulté le 08.06.2012].

[160] Chloé Delaume, J’habite dans la télévision, op. cit., p. 12.

[161] Ibid., p. 16.

[162] Chloé Delaume, La Règle du Je, op. cit., p. 7 ; cf. aussi p. 56.

[163] Chloé Delaume, J’habite dans la télévision, op. cit., p. 17.

[164] Camille Tenneson, « Chloé Delaume : “Le numérique est une ouverture sur la littérature” », art. cit.

[165] Dawn Cornelio, « Nimphaea in fabula : le bouquet d’histoires de Chloé Delaume. Par Marika Piva (2012) » [Compte rendu], French Studies, n° 68:1, 2014, p. 129-130, ici p. 129 [consulté le 26.06.2014].

[166] Voir « 24 h dans la vie de Chloé Delaume » [Entretien par Colette Fellous], France Culture, 09.08.2009. Transcription par Maryse Legrand disponible sur [consulté le 26.06.2014].

[167] Chloé Delaume, La Règle du Je, op. cit., p. 62.

[168] Id., p. 87 [Annexe].

[169] Ainsi dans J’habite dans la télévision (op. cit., p. 110sq. ; voir aussi La Règle du Je, op. cit., p. 90 et suiv. [Annexe]). Dans La Dernière Fille avant la guerre, Delaume parallélise « pacte de lecture » littéraire et « pacte d’écoute » musical (op. cit., p. 99) ; elle esquisse même la perspective d’une autofiction « musicale » (voir La Règle du Je, op. cit., p. 93 [Annexe]).

[170] Chloé Delaume, Corpus Simsi. Incarnation virtuellement temporaire, Paris, Léo Scheer, 2003, p. 124.

[171] Norbert Bolz, Am Ende der Gutenberg-Galaxis, op. cit., p. 223.

[172] Chloé Delaume, Corpus Simsi, op. cit., p. 124 et suiv.

[173] Dans le monde simsien, s’insère une fiction de second degré, les « Sims Alpha » jouant aux « Sims Bêta », ces « sous-Sims » (id., p. 103).

[174] Voir, évidemment, la fameuse formule de Stéphane Mallarmé (Œuvres complètes, vol. II. éd. par Bertrand Marchal, Paris, Gallimard,« Pléiade », 2003, p. 224).

[175] Voir Norbert Bolz, Am Ende der Gutenberg-Galaxis, op. cit., p. 8, 203.

[176] Chloé Delaume, Corpus Simsi, op. cit., p. 5.

[177] Id., p. 50.

[178] Id., p. 63.

[179] Id., p. 124.

[180] Id., p. 107.

[181] Id., p. 116.

[182] Chloé Delaume, La Règle du Je, op. cit., p. 91 [Annexe]. Pour Certainement pas, autre livre-jeu, Delaume emprunte la structure du Cluedo.

[183] Version française : Buffy contre les vampires.

[184] Chloé Delaume, La Règle du Je, op. cit., p. 92sq. [Annexe].

[185] Chloé Delaume, La Nuit je suis Buffy Summers, Paris, è®e, 2007, p. 13.

[186] Id., p. 106.

[187] Id., p. 10sq.

[188] Id., p. 77.

[189] Id., p. 45.

[190] Id., p. 73.

[191] Id., p. 59,  voir aussi p. 96 et suiv.

[192] Id., p. 99.

[193] Id., p. 87.

[194] Id., p. 107.

[195] Id., p. 47.

[196] Iid., p. 100.

[197] Id., p. 68, voir aussi p. 34 et suiv., 43.

[198] Iid., p. 112 et suiv.

[199] Voir, p. ex., Philippe Leclercq, « Et si le livre électronique signait la fin de notre civilisation ? », art. cit.

[200] Jacques Derrida, L’écriture et la différence [1967], Paris, Seuil, 2006, p. 429 ; cité. par Norbert Bolz, Am Ende der Gutenberg-Galaxis, op. cit., p. 192.

[201] Walter Benjamin, cit. d’après Norbert Bolz, Am Ende der Gutenberg-Galaxis, op. cit., p. 196.

[202] François Bon, Après le livre, op. cit., pos. 1234-1235.

[203] Id., pos. 1236-1237.

[204] Michel Houellebecq & Bernard-Henri Lévy, Ennemis publics, Paris, Flammarion/Grasset, 2008, p. 263.

[205] Id., p. 269.

[206] V. Christian Salmon, Verbicide, op. cit., p. 60.

[207] Michel Houellebecq & Bernard-Henri Lévy, Ennemis publics, op. cit., p. 270 et p. 234.

[208] Michel Houellebecq, « Approches du désarroi » [1992], Interventions 2 : traces, Paris, Flammarion, 2009, p. 21-45, ici p. 31 et suiv.

[209] Die neue Typographie. Ein Handbuch für Zeitgemäss Schaffende (1928 ; v. Lothar Müller, Weiße Magie, op. cit., p. 316).

[210] Norbert Bolz, Am Ende der Gutenberg-Galaxis, op. cit., p. 197 et suiv.

[211] François Bon, Après le livre, op. cit., pos. 392-393.

[212] Lothar Müller, Weiße Magie, op. cit., p. 133.

[213] Jacques Derrida, « Das Papier oder ich, wissen Sie… », art. cit., p. 245.

[214] Michel Houellebecq, « Approches du désarroi », op. cit., p. 32 et suiv. Voir aussi Martin de Haan, « Entretien avec Michel Houellebecq », in : Sabine van Wesemael (dir.), Michel Houellebecq, Amsterdam/New York, Rodopi, 2004, p. 9-27, ici p. 17.

[215] Michel Houellebecq, La Carte et le territoire, op. cit., p. 170 et suiv.

[216] Id., p. 254.

[217] Michel Houellebecq, « Approches du désarroi », op. cit., p. 34. Houellebecq adopte, significativement, des positions différentes selon son rôle respectif d’auteur ou de lecteur. Tandis que Houellebecq l’auteur « [s]’intéresse surtout à l’objet-livre » (« Entretien avec Gilles Martin-Chauffier et Jérôme Béglé » [2006], in : Interventions 2, op. cit., p. 255-265, ici p. 263), ce même objet le laisse indifférent en tant que lecteur (« J’ai lu toute ma vie », Interventions 2, op. cit., p. 267-273, ici p. 273).

[218] Voir Martin de Haan, « La mise à distance du monde : entretien avec Michel Houellebecq », Speakers Academy Magazine, mai 2011 ; en ligne: 15.05.2011  [consulté le 02.03.2014].

[219] Michel Houellebecq, « Approches du désarroi », op. cit., p. 45.

[220] Voir Julia Kristeva, Étrangers à nous-mêmes, Paris, Fayard, 1988.

[221] V. Michel Houellebecq, Poésie, Paris, J’ai lu, 2010, p. 236.

[222] Id., p. 40 [Le Sens du combat].

[223] Michel Houellebecq, « Approches du désarroi », op. cit., p. 40.

[224] Autre mort annoncée depuis des décennies : dès 1925, José Ortega y Gasset considère le roman « como una cantera de vientre enorme, pero finito » (« Ideas sobre la novela », in : Obras completas, Madrid, Alianza, 1987, t. 3, p. 387-419, ici p. 388).

[225] Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte [1994], Paris, Flammarion, 1999, p. 42.

[226] Michel Houellebecq, La Carte et le territoire, op. cit., p. 258 et suiv.

[227] Michel Houellebecq, « Lettre à Lakis Proguidis » [1997], in : Interventions 2, op. cit., p. 149-156, ici p. 152.

[228] Voir Martin de Haan, « Entretien avec Michel Houellebecq », art. cit., p. 10 et p. 26.

[229] Michel Houellebecq, La Carte et le territoire, op. cit., p. 184 et suiv.

[230] Alasdair C. MacIntyre affirme à son tour que « man is […] essentially a story-telling animal » (After Virtue. A Study in Moral Theory [1981], London, Duckworth, 1999, p. 216).

[231] Voir Norbert Bolz, Am Ende der Gutenberg-Galaxis, op. cit., p. 163.

[232] Voir George Lakoff/Mark Johnson, Metaphors we live by, Chicago, Ill. [etc.], Univ. of Chicago Press, 1980.

[233] Voir Hans Blumenberg, Die Lesbarkeit der Welt [1981], Frankfurt a. M., Suhrkamp, 1993.

[234] Voir Marshall McLuhan, The Gutenberg Galaxy, op. cit.

[235] Lothar Müller, Weiße Magie, op. cit., p. 86.

[236] Voir François Bon, Après le livre, op. cit., pos. 1524-1528.

[237] Norbert Bolz, Am Ende der Gutenberg-Galaxis, op. cit., p. 194.

[238] Voir id., p. 110.

[239] François Bon, Après le livre, op. cit., pos. 2072-2073.

[240] Laurent Martinet, « Frédéric Beigbeder face à François Bon », art. cit.

[241] L’œuvre de Borges, biblio-philosophe par excellence –  « Le livre est en principe le monde pour lui, et le monde est un livre » (Maurice Blanchot, Le Livre à venir, op. cit., p. 131) –, a été, ces dernières années, l’objet de relectures la mettant en rapport avec les nouveaux médias (voir Perla Sassón-Henry, Borges 2.0. From Text to Virtual Worlds, New York/Vienna [etc.], Lang, 2007 ; Dante Augusto Palma, Borges.com. La ficción de la filosofía, la política y los medios, Buenos Aires, Biblos, 2010).

[242] Michel Houellebecq & Bernard-Henri Lévy, Ennemis publics, op. cit., p. 284 [BHL], voir aussi p. 170.

[243] Michel Houellebecq, « Avant-propos » [2008], Interventions 2, op. cit., p. 7-8, ici p. 8. Voir aussi les réflexions similaires de François Bon : « Nous serions alors chacun l’écrivain d’un seul livre. Ce livre grandirait avec nous […]. Il serait fait de toutes nos traces […] » (Après le livre, op. cit., pos. 2048-2049).

[244] Voir Lothar Müller, Weiße Magie, op. cit., p. 342, 351.

[245] Ted Nelson, Literary Machines, cit. d’après Norbert Bolz, Am Ende der Gutenberg-Galaxis, op. cit., p. 218.

[246] Voir aussi l’errance de « Daniel 1 » à travers l’installation de Vincent Greilsamer, « l’artiste élohimite » (La Possibilité d’une île [2005], Paris, Fayard, 2007, p. 144), autre espace textualisé (id., p. 150sqq.).

[247] Michel Houellebecq, La Carte et le territoire, op. cit., p. 153.

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« 24 h dans la vie de Chloé Delaume » [Entretien par Colette Fellous], France Culture, 09.08.2009. Transcription par Maryse Legrand disponible ici  [26.06.2014].

Auteur

Martina Stemberger est chercheuse et enseignante à l’Institut d’Études Romanes de l’Université de Vienne en Autriche. Ses principaux domaines de recherche sont la littérature française et francophone des XXe et XXIe siècles, la littérature de voyage, les relations culturelles et littéraires franco-russes, l’imagologie comparatiste, les Gender Studies. Pour une liste complète de ses publications et autres activités scientifiques, voir ici.

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Coming Soon!!! A Narrative de John Barth : la querelle des Anciens et des Modernes revisitée

Résumé


Dans Coming Soon!!! A Narrative (2001), John Barth fait le récit d’un duel littéraire et générationnel opposant un écrivain de roman traditionnel à un jeune auteur d’hypertexte de fiction. Le récit traite du dilemme médiatique que connaît aujourd’hui la littérature : entre livre et écran. Si le livre semble dans un premier temps s’être laissé envahir par l’hypertexte – premier symptôme de la substitution imminente, le tour de force de Barth est de parvenir finalement à réaliser, au travers de l’intégration de traits propres à la cyberculture, la démonstration de l’actualité encore prégnante du livre. Résolument postmoderne, il nous propose un livre hyperconscient de son statut médiatique. Dans la lignée des réflexions de son auteur sur la littérature de l’épuisement (literature of exhaustion), Coming Soon!!! n’est pas le symbole de la fin de la littérature et du livre, mais une méditation sur la peur qu’elle engendre.


In Coming Soon!!! A Narrative (2001), John Barth relates the literary duel between a traditional novelist and a young hyperfiction writer. The story is about the media dilemma that everyone faces in his daily life: between book and screen. At first, the book seems to have been invaded by the hypertext – first symptom of the pending replacement. But Barth’s tour de force is to eventually manage to demonstrate that the book is just as topical as ever by integrating cybercultural components. Definitely postmodern, he gives us a novel hyperconscious of its media status. In the line of Barth’s thoughts on the literature of exhaustion, Coming Soon!!! is not the symbol of the end of the book or of the end of literature, but a meditation on the fear that those ends engender.


Texte intégral

Dans Coming Soon!!! A Narrative, John Barth reprend un des thèmes de son premier roman : l’opéra flottant. The Original Floating Opera II est en effet l’objet de l’inspiration de deux romanciers, personnages principaux du roman, dont les pratiques d’écriture sont pour le moins opposées. Le premier, « Novelist Emeritus », est un professeur d’université à la retraite, essayant de concevoir ce qui pourrait être son ultime roman ; le second est un jeune aspirant écrivain qui tâche de créer un hypertexte sur le même sujet. Au cours du roman, tous deux vont revisiter l’œuvre inaugurale d’Edna Ferber, Show Boat [1], qui était déjà au centre du premier opus de Barth. Les deux écrivains mènent une compétition sans répit, entre conflit de générations et conflit de création.
Barth met en scène dans son roman le dilemme auquel tout lecteur contemporain doit faire face au quotidien : lire entre livre et écran. Ce dilemme est aussi celui des auteurs qui se doivent aujourd’hui de choisir un média pour leurs écrits : livre ou écran, que ce dernier appartienne par ailleurs à un ordinateur, à une liseuse ou à une tablette. Considérant cette hésitation, nul ne peut nier que nous vivions actuellement une période de transition des paradigmes médiatiques. Celle-ci est la toile de fond du récit postmoderne de Barth où la joute littéraire des deux protagonistes tourne en querelle des Anciens et des Modernes revisitée. Barth nous propose alors un roman hybride qui intègre des caractéristiques propres à l’hypertextualité, comme des hyperliens, des icônes et des boutons informatiques. Le livre semble dans un premier temps s’être laissé envahir par l’hypertexte, premier symptôme de la substitution imminente. Mais le tour de force de Barth est alors de retourner cette problématique et de réaliser la démonstration de l’actualité encore prégnante du livre au travers de l’intégration de traits propres à la cyberculture. Résolument postmoderne, il nous propose un livre hyperconscient de son statut médiatique.

1. De l’iconicité hypertextuelle au livre

La narration débute « officiellement » en page 1, avec une petite icône représentant une disquette : « Read me ». Le lecteur entre dans le récit comme on clique sur une icône et c’est une figure de l’hypertexte qui lui est proposée dès les premières pages. Avec ce « Read me », le champ lexical de la lecture, appliqué depuis ses débuts à l’informatique (lecture, page, etc.), prend un nouveau sens : on lit un logiciel comme on lit un livre. Cette injonction « Lis-moi » est tout à fait performative puisque le lecteur la lit en effet, comme il lira, à sa suite, le récit qu’elle engendre. L’usage de cette image représentant une disquette inaugure aussi la forte iconicité de Coming Soon!!! A Narrative, où l’on peut trouver des captures d’écran, des boutons, des mots surlignés tels des hyperliens. Si le style de ces icônes possède aujourd’hui un côté désuet, c’est que Barth est avant tout inspiré par la première génération d’auteurs d’hypertextes [2] tels que Stuart Moulthrop ou Michael Joyce. Fasciné par l’hypertextualité, il avait déjà publié une nouvelle sur le sujet, intitulée « Click », parue en décembre 1997 dans The Atlantic Monthly.

Dès les premières pages de Coming Soon!!! A Narrative, le vocabulaire informatique est présent : « programmeur » (progger [3]), « clavier » (keyboard [4]), « téléchargé » (downloaded [5]), « […] un lecteur Zip ici, un modem là, ici un clavier, là un écran couleur 17 pouces et une imprimante laser et un truc CD-ROM [6]  ». Barth aime recourir à l’argot dans son texte. Il y a aussi des abréviations « ess vee pee [7] » et des langues étrangères : « Que Quiere decir ? Qu’est-ce que ça veut dire, Was bedeutet ein progger [8]. » En plus d’utiliser du vocabulaire propre à l’informatique, Barth réalise, à l’occasion, une ekphrasis du site Web imaginaire de TOFO II (The Original Floating Opera II) :

Cependant nous cliquons sur http://www.tofo2.org ce soir-là sur notre antique Macintosh, lent comme une tortue, juste pour jeter un œil, et finalement trouvons une page d’accueil pas-trop-mal-faite, […] on y voit côte à côte des photos du showboat (à gauche) en cale à Snug Harbor par temps calme et (à droite) malmené par les vagues de Zulu à Ararat Shoal. En dessous d’elles, des liens hypertextes exclamatoires vers des sujets comme

Des nouvelles d’Ararart!

— Le Showboat de Chesapeake, une présentation historique !

COMING SOON!!! La comédie musicale (CS!!!CM)

et

Du 9 septembre 1999 au bug de l’an 2000 et au-delà !

En faisant défiler vers le bas, nous trouvons au pied de la page l’énigmatique ligne de crédit de la page d’accueil Ditsy@BigBitsy.HFI. […] par souci d’expérimentation, nous cliquons sur CS!!!CM et comme souvent avec les sites Web, plus de menus de menus sont proposés (Avant-premières, Après-premières, Critiques, Présentations [9]).

Le Web et ses sites sont donc cités de manière très directe dans Coming Soon!!! A Narrative. Les structures hypertextuelles et leurs hyperliens sont aussi un objet d’inspiration. On trouve à plusieurs reprises, en fin de chapitre, des embranchements en forme de simulation d’hypertexte [10]. Par exemple, trois boutons sont illustrés en page 8. Ils représentent autant de possibilités de parcours pour le lecteur. Avec le premier bouton, qui possède la forme d’un cercle, le lecteur peut continuer l’histoire, ou il peut, avec le troisième bouton, choisir « less », ou « something » avec le troisième. Des alternatives pour le moins vagues. Le premier bouton est sélectionné, ce qui tombe bien puisque le livre compte encore trois cent quatre-vingt-dix pages ! L’embranchement hypertextuel n’est qu’un effet de surface, le lecteur n’a pas vraiment de choix à sa disposition, sinon peut-être celui d’interrompre sa lecture et de refermer le livre. Le texte ne fait que feindre des possibilités puisque l’auteur, dont la présence démiurgique est omniprésente, a déjà tout prémédité : le lecteur continuera de lire. En page 251, trois autres boutons sont proposés, le lecteur est sommé, en ancien anglais, de choisir entre les dates 1996, 1997 et 1998.

Cliquez où vous le souhaitez, l’ami

« Vous ne souhaitez rien ! »

Amen, permettez-moi alors. [Le narrateur « clique » sur « 1996 », à la suite de quoi se matérialise « sur l’écran » un chronomenu virtuel en tricolonne :] [11]

Encore une fois, le choix du lecteur est nul et c’est le narrateur qui décide et clique. Évidemment, dans un livre, il n’y a rien à cliquer. Ces boutons, proposés dans un texte imprimé, apparaissent comme une impasse, mais il reste à savoir s’il s’agit d’une impasse pour l’hypertextualité, pour le livre ou pour la littérature contemporaine.

2. La mise en abyme et la conscience médiatique

Le récit de Barth multiplie les jeux référentiels et métafictionnels, enchâssant les mises en abyme du livre, de l’hypertexte et de leur lecture. Dans cette optique, au début du roman, le texte met en scène sa réception par un narrateur qui découvre une disquette dans un sac en plastique :

Et c’est là (quelques pages après) que j’interviens : démarré Big Bitsy, dézipé le zip et glissé dans sa fente ce programmé de programme, puis sésame ouvre-toi en un double clique de souris sur son icône triplement exclamatoire. Trouvée dans la fenêtre, comme 4 au carré sur mon moniteur, une de ces mini icônes de départ appelées Lis Moi, cliqueticlique et qu’est-ce qui apparaît devant mes yeux ébahis, le texte que vous venez juste de lire (si vous l’avez lu, très cher) – je veux dire Lis moi, « Appelle-moi bêta, » etc.[12] – […]

La mise en abyme du livre et de sa lecture est totale : comme le narrateur sur son écran, le lecteur de Coming Soon!!! A Narrative a vu cette icône dans son livre. Le glissement de l’hypertexte au livre s’opère dans cette spécularité. Le roman de Barth et celui trouvé sur la disquette se superposent, ils se replient l’un sur l’autre. Barth met en scène un roman hypertextuel qui ressemble à son roman imprimé. Ainsi, en plus de représenter le duel médiatique contemporain entre livre et informatique à travers l’opposition de ses personnages, il l’incarne dans une mise en abyme de la médiatisation du texte de Coming Soon !!! A Narrative : entre le texte trouvé par le narrateur sur disquette et le texte lu dans le livre de Barth par le lecteur. Au-delà de l’homonymie entre l’œuvre de Barth et la disquette, elle aussi intitulée Coming Soon!!!, les deux médias proposent des textes débutant sur la même icône injonctive : « Read Me ». Le livre, tel qu’il est présent entre les mains du lecteur, fait donc une apparition fictionnelle dans l’univers diégétique, mais sous une forme médiatique différente. Coming Soon!!! est mis en abyme dans une spécularité que Lucien Dällenbach, dans Le Récit spéculaire, qualifierait de « réduplication simple ». Lucien Dällenbach identifie trois figures essentielles de la mise en abyme :

[…] qui sont la réduplication simple (fragment qui entretient avec l’œuvre qui l’inclut un rapport de similitude), la réduplication à l’infini (fragment qui entretient avec l’œuvre qui l’inclut un rapport de similitude et qui enchâsse lui-même un fragment qui…, et ainsi de suite) et la réduplication aporistique (fragment censé inclure l’œuvre qui l’inclut) [13].

C’est à partir de ces figures qu’il élabore une définition plurielle de la mise en abyme dont l’objectif est de les inclure toutes les trois : « […] est mise en abyme tout miroir interne réfléchissant l’ensemble du récit par réduplication simple, répétée ou spécieuse [14]  ». Coming Soon!!! A Narrative nous met bel et bien face à un objet réflexif, puisque le roman offre à l’intérieur de son récit principal un autre Coming Soon!!!, une œuvre en miroir. Toutefois la similitude entre les Coming Soon!!! n’est pas totale, puisqu’un changement de média est effectué : on passe du livre à la disquette. Et c’est dans ce va-et-vient médiatique, opéré dans le roman à travers les mises en abyme, que s’élabore la réflexion sur l’hybridation médiatique du texte littéraire.

D’un point de vue narratologique Coming Soon!!! A Narrative est composé d’une pluralité de récits enchâssés dont il n’est pas toujours aisé d’identifier le narrateur : entre Aspirant, Emeritus et un étrange narrateur se présentant au tout début du roman comme « (The Phantom [15] 😉 ». Toutefois, le lecteur réalise rapidement que ce dernier possède bien des points communs avec John Barth puisqu’il s’avère être lui aussi l’auteur d’un COMING SOON !!! A Narrative. Le roman du fantôme ne diffère de celui possédé par le lecteur, que par la police de caractère de son titre, intégralement en majuscules.

Donc : il ne me reste plus ici qu’à écrire au stylo cette phrase de clôture de (ma partie) Partie III de COMING SOON!!! A NARRATIVE et ensuite de dire adios une bonne fois pour toute à mon loyal stylo.

Phrase faite

Loyal stylo !

Fidèle stylo, dis-je ! Indéfectible outil !

He, stylo !…

Stylo ?

[icône] FIN [16]

Nous pouvons douter de la fiabilité du narrateur et de son identité, comme du crayon avec lequel il écrit. La fiction peut être créée sur n’importe quel support d’écriture, livre ou hypertexte, par n’importe quel outil, crayon ou informatique. Chez Barth, les pratiques d’écriture romanesque, mises en abyme, multiplient les supports médiatiques. Il y a Coming Soon !!! A NARRATIVE de Barth qui est un livre et il y a la disquette intitulée Coming Soon!!!, comme il y a Aspirant, auteur d’hypertextes, et Emeritus, auteur de livres.

Notons que la mise en abyme, ainsi que le remarque Anne-Marie Boisvert, est un topos récurrent dans les hypertextes. Ceux-ci procèdent souvent, en effet, d’« une conception de l’écriture comme autoréflexive. Raconter une histoire, cela passe au second plan : plutôt que de tendre un miroir au monde, l’écriture se regarde et se raconte elle-même en train de se faire, si on peut dire [17] ». L’œuvre de Stuart Moulthrop, Victory Garden [18], pourrait en être l’exemple, puisqu’elle thématise le labyrinthe en même temps qu’elle reproduit sa forme. Et, au jeu de la mise en abyme, mais aussi de la métafiction, on sait que Barth, auteur phare du postmodernisme, est passé maître. Il joue même, ironiquement, de cette tendance métafictionnelle à travers le discours du personnage d’Emeritus :

Finalement (en tous cas ensuite), j’ai mes raisons d’interroger la profondeur et le sérieux de l’engagement d’Aspirant – pas envers son art […] mais à l’égard de la narration Telle qu’on La Connaît, et même à l’égard de ce qui maintenant est devenu la tradition du roman postmoderne, (c’est- à-dire ces effets de poudre aux yeux cités précédemment […] – ces procédés qui peuvent nous faire languir pour Jane Austen, Charles Dickens, voire Trollope et Henry James, n’importe qui capable de nous raconter une bonne histoire sans nous rappeler en permanence que ce ne sont que des mots sur du papier. Même ces procédés – qui pour Hop Johnson sont des citations ironiques provenant moins d’espiègles proto-Postmodernes comme Laurence Sterne et Denis Diderot, Edgar Poe et Jan Potocki, que de Postmodernistes contemporains qui eux-mêmes réorchestrent ironiquement ces pionniers – Aspirant déploie ses ressources avec une certaine impatience, comme l’échauffement illusoire d’un virtuose ennuyé avant l’événement principal, la Véritable Action [19].

Les proto-Postmodernes cités ici sont surtout des écrivains hyper-conscients du média sur lequel ils s’exercent. Une conscience que le roman de John Barth possède résolument. Dès ses premières pages, les aspects médiatiques spécifiques du livre sont mis en valeur. Ceci s’effectue notamment grâce à l’explicitation des différents seuils, en haut à gauche de chaque page : « Sa page de titre, son titre, son sous-titre : » ( Its title page, title, subtitle:, p.iii), « Ses information légales, ISBN, que sais-je : » (Its copyright info, ISBN, whatever :,  p.iv), « Sa dédicace : » ( Its dedication :, p.v). Dans ces exemples, le possessif  Its  désigne le livre, dont la présence physique est alors soulignée. En même temps, ces interventions parfois désinvoltes font entrer le péritexte éditorial dans la fiction élaborée par John Barth. La page vii est le sommaire de Coming Soon!!! A Narrative présenté par « Vous Êtes Ici : Son plan : » (You Are Here: Its tentative :). Cette phrase propose une adresse au lecteur assez incongrue dans un roman. Celui qui lit ces mots se trouve en effet sur cette page vii, une évidence qui ramène l’attention vers le volume du livre comme espace et porte à considérer la page de sommaire comme un plan de cet espace. Le sommaire, à l’instar de tout le roman, propose une pluralité de polices de caractères, on trouve des mots en gras, en italique, soulignés, en majuscules, etc. Encore une fois, c’est l’attention à la matérialité qui est au centre de Coming Soon!!! A Narrative et celle-ci se révèle par opposition avec l’hypertexte, dans un duel qu’Aspirant et Emeritus personnifient.

3. La fin du livre et la littérature de l’épuisement

Si l’hypertextualité dont parle Barth dans Coming Soon!!! A Narrative est aujourd’hui dépassée par l’hypermédia, il n’en reste pas moins que le conflit générationnel et technologique qui est au cœur du roman est encore tout à fait révélateur. Ce qu’Emeritus reproche à Aspirant c’est son postmodernisme, son amour des labyrinthes et de la métafiction :

Pour J. Hopkins Johnson, et de son propre aveu, l’action se trouve ailleurs que sur la page imprimée. Provisoirement, du moins, elle se trouve dans le labyrinthe à construire soi-même de l’e-fiction, où les descriptions d’emplois traditionnels de l’auteur et du lecteur (ou, pourrait-on dire de Dédale et Thésée) demandent à être reconsidérées, où l’ordre narratif tombe en déliquescence dans une anarchie virtuelle, où le Début, le Milieu, la Fin perdent leur sens et leur ordre immémorial, et où ce vieux machin qu’est l’intrigue-préfiguration et reprises, apogée et résolution cathartique, laisse la place à un bidouillage aléatoire qui libère de la tyrannie de la linéarité – ce qui pour certains d’entre nous équivaut à libérer Thésée de l’indispensable fil d’Ariane [20].

Barth reprend les caractéristiques de l’hypertexte tel qu’il est décrit par Landow, Joyce et Moulthrop : un texte labyrinthique, fragmentaire, offrant la « liberté » au lecteur et où ce dernier devient lui-même écrivain par sa participation, un texte rhizomatique selon Deleuze et Guattari [21]. Il oppose, avec beaucoup d’ironie, l’hypertexte à la narrativité qu’on pourrait qualifier de classique. Pour Emeritus, l’e-fiction est la sirène du cyberespace (cyberspatial siren [22]), traîtresse qui vous endort de sa belle voix avant de vous mener à votre perte. Emeritus qualifie Aspirant de virus prêt à corrompre la littérature dans l’e-fiction :

[…] de l’avis d’Aspirant la fiction électronique elle-même n’est rien d’autre que le médium de transition entre la littérature imprimée (mais aussi le théâtre, le cinéma, la télévision, le drame, peut-être la vie même) et la nouvelle Jérusalem qu’est la réalité virtuelle. En ai-je assez dit [23] ?

Et d’ajouter que John Hopkins (Aspirant) appelle la fiction imprimée, « vieux média moribond » (old moribund medium [24]). John Barth met non seulement en scène le débat sur la substitution des médias anciens par les nouveaux, mais aussi, et surtout, il décrit la peur de la mort tant de fois annoncée du livre. L’hypertextualité et par extension la technologie, idéologiquement et de manière sous-jacente, imposent une menace sur une certaine forme d’humanité (prise ici dans sa polysémie, celui des sciences-humaines, comme par extension de l’humain). Barth, dans Coming Soon!!! A Narrative, joue de manière très pertinente avec cette polémique et ce débat. Emeritus incarne cette crainte :

Fiction-I [la fiction imprimée]. Je crois, comme vous l’avez peut-être entendu, que les 300 ans de l’Âge d’or de la littérarité bourgeoise, personnifiée par l’ascendant du Roman, comme medium de divertissement et d’art, a atteint son sommet quelque part autour de 1895 et s’est inexorablement essoufflé à travers les siècles et depuis que sa part d’audience s’est réduite, d’abord à cause du cinéma et de la radio, puis de la télévision et du magnétoscope et plus récemment à cause du réseau informatique interactif et un jour prochain à cause de la Réalité virtuelle électronique. Je crois, non pas que le roman soit mort (une exagération de ces onanistes Modernistes de la première moitié du siècle), mais qu’il est voué à devenir, avec le reste de la littérature imprimée, un plaisir pour goût particulier, comme la poésie, le tir à l’arc, aller à l’opéra et le dressage équestre [25].

Si, pour le professeur, le chant du cygne du roman est une exagération, il n’en reste pas moins que la fiction et la littérature, tout comme le livre, sont à un point charnière de leur Histoire. Le texte de Barth paraît en 2001 et son action se situe au moment symbolique du passage à l’an 2000. Une fin de millénaire qui a suscité un grand nombre de discours apocalyptiques, tous plus farfelus les uns que les autres, mais qui reste le berceau d’un imaginaire de la fin auquel la littérature contemporaine ne peut que se confronter. C’est ce que fait John Barth.

Il est cependant important de noter que, dans Coming Soon!!! A Narrative, le conflit semble se régler quand Aspirant finit par produire un roman intégrant sous forme d’imitation des boutons et des formes hypertextuelles : un « roman faussement-électronique » (faux-electronic novel [26]). Un livre qui ressemble à un hypertexte, un livre qui ressemble indéniablement à celui que le lecteur tient entre ses mains.

[…] la version qui a été distribuée et critiquée dans les séminaires était composée ordinairement de pages imprimées, conventionnellement formatées à l’exception de la présence occasionnelle d’imitation, non dénuée d’intelligence, de, comment-les-appeler ? – boutons d’options ? – des bidules informatiques ici ou là dans le texte. […] Il les jugea globalement, comme étant de l’ordre d’une amusante amélioration du récit plutôt que d’une distraction de ce-dernier – une évocation des premières simulations linéaires d’effets non linéaires par les modernistes [27].

L’imprimé et la fiction, pour Barth, ne sont pas vraiment menacés de mort. Il s’agit pour l’auteur contemporain de relever le défi, tout en tenant compte de l’histoire littéraire (désignée dans la citation par ces textes modernes comme Tristram Shandy de Sterne ou Jacques le fataliste de Diderot). C’est ce que Barth explique lui-même dans « The Literature of Exhaustion » :

Par « épuisement » je ne désigne pas quelque chose d’aussi usé que le sujet de la décadence physique, morale, ou intellectuelle, seulement l’état d’usure de certaines formes, ou l’épuisement ressenti à l’égard de certaines possibilités – mais en aucun cas une cause de désespoir [28].

La littérature de l’épuisement n’est pas de l’ordre de la mort du littéraire, mais de la reconnaissance de ce qui a déjà été fait et ne peut donc plus être réalisé de nouveau sans impliquer une répétition qui tiendrait de l’absurde. Dans son article, Barth fait tout particulièrement l’éloge de Jorge Luis Borges et de Samuel Beckett :

Une des choses modernes à propos de ces deux auteurs c’est qu’à l’âge des ultimités et de la « solution finale » – du moins de ce qui se ressent comme des ultimités, dans toutes choses, de l’armement à la théologie, dans la déshumanisation célébrée de la société et l’histoire du roman – leur œuvre, chacune à leur manière, reflète et traite de cette ultimité, à la fois techniquement et thématiquement [29].

La littérature de l’épuisement n’est donc pas la fin de la littérature, mais une littérature qui traite de sa fin. Voilà justement le propos de Coming Soon!!! A Narrative. Il s’agit pour l’auteur contemporain d’avoir conscience de tout ce qui a été fait en littérature et en art, et d’en prendre acte, tout comme il doit tenir compte de sa propre société. Selon Barth, la création doit s’effectuer à partir de ce savoir. L’auteur postmoderne est caractérisé par son hyper-conscience mais aussi par sa capacité à intégrer ce qui l’entoure, ici l’hypermédia, quand bien même il ne produit que des textes imprimés.

Dans son article, Barth critique par ailleurs les arts intermédiatiques. Il rejette tout particulièrement la définition de l’intermédialité que donne Dick Higgins dans « Intermedia ». Selon Barth, les œuvres intermédiatiques ne reconnaissent pas leur dette à l’art passé et ne font que reproduire sous le couvert de la nouveauté ce qui a déjà été fait:

Cependant, l’Art et ses formes et techniques, vivent dans l’histoire et certainement changent aussi. Je suis d’accord avec une remarque attribuée à Saul Below, qui déclare que d’être techniquement à la page est la caractéristique la moins importante d’un écrivain – même si j’ajouterai que cette caractéristique de moindre importance puisse être néanmoins essentielle. En tous cas, être techniquement dépassé est probablement un véritable défaut : la sixième symphonie de Beethoven ou la Cathédrale de Chartres, si on les créait aujourd’hui, pourrait s’avérer simplement embarrassantes [30]  […]

Nul ne doute que les travaux listés dans le catalogue de Something Else Press entrent pour Barth dans la catégorie « embarras ». Coming Soon!!! A Narrative, en tant que livre écrit à l’heure de l’hypermédia, est techniquement out of date, mais conscient, grâce à son jeu avec l’hypertextualité (up to date), de ce paradoxe. Et c’est en cela qu’il est postmoderne selon Barth et qu’il appartient à la littérature de l’épuisement. Il témoigne de la culture contemporaine, de la cyberculture, dans lesquelles le livre possède une place. Barth reprend alors l’exemple de la sixième symphonie de Beethoven [31], son exécution à l’heure actuelle pourrait ne pas être embarrassante si elle était réalisée avec ironie. C’est l’ironie, le recul, ou encore la mise en abyme et la métatextualité qui sauvent du psittacisme. De même que le livre, dans Coming Soon!!! A Narrative, l’opéra flottant est un « média » menacé, il ne remporte plus le succès qu’il a connu auparavant. Pour pallier cet échec, les spectacles du showboat se font postmodernes :

« Alors on est postmodernes ou quoi ? » demanda Sher quelque part en chemin. Car nous utilisions les vrais noms des performeurs sur scène, et nous demandions directement au public si un showboat pouvait flotter avec succès à l’ère du numérique, et si oui, est-ce à travers la route de la nostalgie […] ou grâce à des effets spéciaux de haute technologie, du moins autant que nous étions capable d’en faire. En bref, nous parlions et chantions au sujet de ce que nous étions en train de faire au moment où nous le faisions, aussi bien qu’au sujet de notre médium, et nous faisons de ce métarécit et métacommentaire une partie intégrante du spectacle [32].

 

Coming Soon!!! A Narrative n’est donc pas tant un roman de la fin du livre qu’une méditation sur cette fin et la peur qu’elle engendre. Le roman en cela est une figure de l’imaginaire de la fin :

Parler d’imaginaire implique que la fin doive être conçue avant tout comme une pensée, une représentation. Si certains discours l’inscrivent comme un événement […], elle n’est jamais qu’un fantasme, constituée de figure et d’une logique de mise en récit, fondée sur des scénarios catastrophe […] [33].

Cette définition rejoint ce que Barth entend par littérature de l’épuisement. Non pas une littérature sur sa fin mais une littérature sur la fin. Coming Soon!!! A NARRATIVE, à l’image du roman de Novelist Emeritus, est censé être le dernier de John Barth, mais il ne s’agit pas pour autant d’un requiem. D’ailleurs, le texte se clôt sur une figure d’espoir et de renouveau. De manière très freudienne, les parents d’Aspirant meurent : il peut entrer dans l’âge adulte, libéré aussi de son rival de professeur. Hopkins est avec Sher qui est enceinte. L’an 2000 est arrivé sans « bug » majeur et la vie continue inexorablement. Le roman se termine sur la décision d’Aspirant de réécrire TOFO II :

J’ai déjà une Nouvelle Idée pour le début du roman : ce vieux schnoque d’Hick Fen d’un certain âge et d’un certain sexe – une sorte de Tiresias des fonds marins avec la voix trainante et nasillarde du bas de la côte – trouve dans un sac en plastique ziploc une disquette étiquetée COMING SOON !!! dansant sur l’eau comme l’enfant Moïse dans l’herbe du marécage après l’ouragan Zoulou [34].

C’est ainsi que commence le Coming Soon!!! A NARRATIVE de John Barth. On retrouve encore une fois l’icône inaugurale Read Me. La boucle est bouclée, tout peut recommencer.

Notes

[1] Edna Farber, Show Boat, New York, Doubleday, 1926.

[2] Nous entendons principalement par cette première génération, les auteurs de chez Eastgate System.

[3] John Barth, Coming Soon!!! A Narrative, Boston/ New York, Houghton Mifflin Company, 2001, p. 1.

[4] Ibid.

[5] Id., p. 3.

[6] Sauf mention contraire, c’est moi qui traduis les citations tirées des écrits de John Barth ; “[…] a Zip drive here, a modem there, here a keyboard, there a 17’’ color monitor and a laser printer and a CD-ROM  gizmo” (Id., p. 6).

[7] Id., p. 1.

[8] Id., p. 2.

[9] Id., p. 327-328. “We do however click up http://www.tofo2.org that evening on our vintage, tortoise-paced Macintosh, just to have a look, and in time’s fullness find a not-badly-put-together homepage […] featuring side-by-side photos of the showboat (L) snug in Snug Harbor in calmer days, and (R) bashed by Zulu-waves on Ararat Shoal. Beneath them, exclamatory hot-links to such topics as

The News from Ararat!

Chesapeake Showboats: A Historical Overview!

COMING SOON !!! The Musical (CS!!!TM)

and

From 9/9/99 to Y2Kand beyond!

Scrolling down, we find at the page’s foot the enigmatic credit line Homepage by Ditsy@BigBitsy.HFI […] Experimentally, we click on CS!!!TM and, as is the way with websites, are offered more menu-menus (Previews. Postviews. Reviews. Over & Underviews). ”

[10] Id., p. 8, p. 23 et p. 40.

[11] Id., p. 251.

“Click were Thou wilt, Mate

‘Will not!’

Amen, Allow me, then. [Narrator clicks on 1996, where upon these materializes onscreena tricolumnar Virtual Chronomenu:] ”

[12] Id., p. 6-7.

“ And here (some pages past) is where I came in: booted up Big Bitsy, unzipzip zipped and slugged in its slot that proggèd program, then open-sesame’d with mouseclicks twain its triply exclamatoried icon. Found in the window thus 4squared upon my monitor one of those Start-Here mini icons called Read Me; clicketyclick and what to my wandering eyes should appear but the text you’ve just read (if you’ve read it my dear) — I mean Read Me, ‘Call me Ditsy,’ et cet — […].”

[13] Lucien Dällenbach, Le Récit spéculaire. Essai sur la mise en abyme, Paris, Seuil, 1977, p. 51.

[14] Ibid., p. 52.

[15] John Barth, Coming soon!!! A Narrative, op. cit., p. 23.

[16] Id., p. 344.

“So: There remains but to pen this closing sentence of (my) Part III of COMING SOON!!! A Narrative and then to bid adios for good and all to my trusty pen.

Sentence done.

Trusty pen!

Faithful pen, I say! Unfailing instrument!

Yo, pen ! …

Pen?

[icône] THE ENDˮ

[17] Anne-Marie Boisvert, « Littérature électronique et hypertexte », Auradigital, 24 octobre 2002.  En ligne ici. Consulté le 10 septembre 2006.

[18] Stuart Moulthrop, Victory Garden: A Fiction, Watertown (Mass.), Eastgate systems, 1991.

[19] John Barth, Coming soon!!! A Narrative, op. cit., p. 13. “Finally (anyhow next), I have reason to question the depth and seriousness of the Applicant’s commitment — not to his art, […], to Storytelling As We Know It, even to what has by now become the tradition of the Postmodernist novel, (I mean those smoke-and mirror tricks aforecited, […] — devices that can make one long for Jane Austen, Charles Dickens, even Trollope and Henry James, anyone who’ll just tell us a good story without forever reminding us that it’s only word on paper). Even those devices — which for Hop Johnson are ironic quotations less from such playful proto-Postmoderns as Laurence Sterne and Denis Diderot, Edgar Poe and Jan Potocki, than from contemporary Postmodernists who themselves are ironically reorchestrating those pioneers — the Applicant deploys with a kind of impatience, like a bored virtuoso illusionist warming up for the main event, the Real Action.ˮ

[20] Ibid. “For J. Hopkins Johnson, by his own acknowledgement, that action is elsewhere than on the printed page. Provisionally, at least, it is in the do-it-yourself labyrinths of ʽe-fictionʼ, where the traditional job-descriptions of ʽauthorʼ and ʽreaderʼ (or, one might say of Daedalus and Theseus) are up for grabs; where narrative order deliquesces into virtual anarchy; where Beginnings, Middles, and Endings lose their longstanding sense and sequence, and such old standbys as plot-foreshadowings and reprises, climax and cathartic resolution, give way to ad-libitum jiggery-pokery: to ʽfreedom from the tyranny of the lineʼ — which, to some of us, is tantamount to freeing Theseus from Ariadne’s indispensable yarn.ˮ

[21] Gilles Deleuze & Félix Guattari, Capitalisme et schizophrénie 2 : mille plateaux, Paris, Éditions de Minuit, 1980.

[22] John Barth, Coming Soon!!!, op. cit., p. 13.

[23] Id., p. 14. “[…] in Applicant’s opinion, electronic fiction itself is but the transitional medium between printed literature (also theatre, cinema, television, drama, perhaps lived life itself) and the New Jerusalem of Electronic Virtual Reality. Enough said? ˮ

[24] Id. p. 15.

[25] Id., p. 21-22. “P-fiction. I happen to believe, as you may have heard, that the 300-year Golden Age of Bourgeois Literacy, epitomized by the ascendancy of The Novel as a medium of entertainment and art, peaked somewhere in the neighborhood of 1895 and has been inexorably petering through the century since, its market-share of audience attention reduced first by the movies and broadcast radio, then by television and the VCR, more recently by interactive computer networking, and down the road by Electronic Virtual Reality. I happen to believe, not that The Novel is dead (an overstatement by self-titillating Modernists in the century’s first half), but that it is destined to become, with the rest of p-lit, ever more a pleasure for special tastes, like poetry, archery, opera-going, equestrian dressage.ˮ

[26] Id., p. 255.

[27] Id., p. 237. “[…] the version being distributed and critiqued in seminarial instalments was in workaday printed pages, conventionally formatted except for occasional, not-unclever imitations of whatchacallems —option buttons? — and suchlike computerish gizmos here and there in the text. […] he judged them to be, on the whole, more of an amusing enhancement of the narrative than a distraction from it –reminiscent of the early Modernists’ linear simulations of nonlinear effects.ˮ

[28] John Barth, “The Literature of Exhaustionˮ, The Friday Book: Essays and Other Nonfiction, New York, Putnam, 1984, p. 64. “By ʽexhaustionʼ I don’t mean anything so tired as the subject of physical, moral or intellectual decadence, only the used-upness of certain forms or the felt exhaustion of certain possibilities — by no means necessarily a cause for despair.ˮ

[29] Id., p. 67. “One of the modern things about these two writers is that in an age of ultimacies and ʽfinal solutionʼ — at least felt ultimacies, in everything from weaponry to theology, the celebrated dehumanization of society and the history of the novel — their work in separate ways reflects and deals with ultimacy, both technically and thematically. ˮ

[30] Id., p. 66. “However, art and its forms and techniques, live in history and certainly do change. I sympathize with a remark attributed to Saul Bellow, that to be technically up-to-date is the least important attribute of a writer —though I would add that this least important attribute may be nevertheless essential. In any case, to be technically out of date is likely to be a genuine defect: Beethoven’s Sixth Symphony or the Chartres cathedral, if executed today, might be simply embarrassing […] »

[31] Id., p. 69.

[32] John Barth, Coming soon!!! A NARRATIVE, op. cit., p. 169.  “ʽSo are we Postmodern, or what?ʼ Sher asked somewhere along the way. For we were using the performer’s real names onstage, and directly posing the question to the audience whether a showboat show could be floated successfully in the age of electronic digitality, and if so, whether via the nostalgia route […] or high-tech special effects, as best we could mount them. In short, we were talking and singing about what we were doing as we did it, as well as about the history of our medium, and making that metanarrative and metacommentary part of the entertainment.ˮ

[33] Bertrand Gervais, L’Imaginaire de la fin : temps, mots et signe, Montréal, Le Quartanier, 2009, p. 13.

[34] John Barth, Coming soon!!! A NARRATIVE, op. cit., p. 374. “I had already a New Idea for the novel’s opening: Old-fart Hick Fen progger of uncertain age and gender — a sort of sub-sea-level Tiresias with the twangy drawl of the lower Shore — finds Ziploc™’d diskette labeled COMING SOON!!! a-bob like baby Moses in the marshgrass after Hurricane Zulu.ˮ

Bibliographie

BARTH John,

— “The Literature of Exhaustion”, The Friday book : essays and other nonfiction, A Perigee Book, New York, Putnam, 1984.

— Coming Soon !!! A Narrative, Boston/ New York, Houghton Mifflin Company, 2001.

BOISVERT Anne-Marie, « Littérature électronique et hypertexte », Auradigital, 24 octobre 2002.

DÄLLENBACH Lucien, Le Récit spéculaire. Essai sur la mise en abyme, Paris, Seuil, 1977.

DELEUZE Gilles & GUATTARI Félix, Capitalisme et schizophrénie 2 : mille plateaux, Paris, Éditions de Minuit, 1980.

FARBER Edna, Show Boat, New York, Doubleday, 1926.

GERVAIS Bertrand, L’Imaginaire de la fin : temps, mots et signe, Montréal, Le Quartanier, 2009.

MOULTHROP Stuart, Victory Garden: A Fiction, Watertown (Mass.), Eastgate systems, 1991.

Auteur

Anaïs Guilet est maître de conférences à l’université Savoie Mont Blanc (Chambéry). Elle est rattachée au laboratoire de recherche LLSETI. Spécialisée dans les humanités numériques, elle est membre associé du laboratoire FIGURA, de l’UQAM (Québec). Ses recherches portent sur les esthétiques numériques et transmédiatiques, ainsi que sur la place du livre dans la culture contemporaine. Son site Web :www.cyborglitteraire.com.




La fin du livre et la note de bas de page

Résumé

L’enjeu de cet article est de questionner les conditions qui devraient être réunies pour que l’on puisse annoncer la fin du livre. Il ne s’agit pas d’examiner les enjeux du développement du livre numérique ou de l’hypertexte, mais d’abord de revenir sur la manière dont Derrida a analysé l’idée du livre et élaboré l’idée d’écriture, afin de saisir dans quelle mesure le livre est le nom d’une exigence. Par la suite, afin d’apercevoir plus concrètement ce que devient un texte lorsque l’idée du livre, en lui, est mise à l’épreuve, nous proposons de prêter attention à La Reprise de Robbe-Grillet. Observer ce qui advient de la narration dans un texte qui s’efforce de rendre impossible la récollection du sens permettra surtout d’interroger la lecture. En particulier, il s’agira d’apercevoir que c’est le lecteur lui-même qui, pour autant qu’il tient au sens, met en jeu l’idée du livre.


This paper aims at questioning the conditions that should be met before the end of the book is to be announced. The point is not to examine the issues raised by the development of electronic books or of the hypertext; the first step is to pay attention to Derrida’s analysis of the the idea of ​​the book and to his elaboration of the idea of writing, so as to measure the extent to which the book is the name of a requirement. Subsequently, in order to examine more concretely what happens to a text when it challenges the idea of the book, I propose to pay attention to Robbe-Grillet’s novel, La Reprise. Observing what happens in a text that intents to make the recollection of meaning impossible will enable us to question, more particularly, the experience of reading. In particular, this paper aims at assessing that it is the reader himself, as long as he is driven by the project of determining a meaning, that involves, in his relation to the text, the idea of the book.


Texte intégral

Que devrait-il advenir pour que l’on puisse annoncer la fin du livre ? Et, d’abord, peut-on entendre, dans cette question, la seule disparition de ce que nous appelons, maintenant, le « livre-papier » ? Dans un entretien intitulé « “Le papier ou moi, vous savez… ” [1] », Derrida remarque que le papier délimite « une époque dans l’histoire de la technique et une époque dans l’histoire de l’humanité [2] ». Devons-nous aujourd’hui considérer que cette époque est close ou en voie de clôture ? La question est celle de savoir si nous pouvons penser le livre sans penser – en même temps, et même en creux – le papier. Penser le livre, aujourd’hui, c’est penser quelque chose qui ne possède pas comme propriété essentielle d’être imprimé sur des pages de papier. Mais, en parlant de « livre numérique », disons-nous quelque chose d’impossible ou sommes-nous en mesure d’apercevoir que le livre, essentiellement, ce n’est pas l’objet-livre comme livre de papier ? Si un livre numérique est tout autant un livre qu’un livre-papier, qu’est-ce qui fait la communauté de forme de ces deux objets ? En demandant ce qu’est le livre, en questionnant l’idée du livre, nous nous mettrons peut-être en mesure d’apercevoir ce que pourrait signifier la fin du livre.

Dans cet article, nous proposons tout d’abord de revenir sur la manière dont Derrida fait un thème de l’idée du livre pour penser, a contrario, l’écriture, avant de prêter attention à La Reprise de Robbe-Grillet, paru en 2001, pour y examiner l’usage des notes comme enjeu d’une tension entre l’idée du livre et l’écriture. À l’issue de ce parcours, nous pourrons demander à nouveau ce qui fait d’un livre un livre : ce qui accorde à un texte la forme du livre.

1.    Le livre et son idée

1.1. L’idée du livre et le discours

Dans les premiers ouvrages de Derrida, le thème de la fin du livre se joue à l’intérieur d’un problème, qui articule, à une réflexion sur l’idée du livre, la formation de la notion d’écriture. Donner à penser « la fin du livre et l’avènement de l’écriture [3] » – comme le propose le titre du premier chapitre de De la grammatologie –, cela ne consiste pas immédiatement à annoncer la disparition d’un certain support pour les textes. Il ne s’agit pas non plus de penser exclusivement le passage d’un régime de discours à un autre, donc de penser une nouvelle manière de tramer des textes. Bien plus, l’enjeu est de rendre pensable cela que le livre a toujours-déjà recouvert l’écriture en même temps que l’écriture a toujours-déjà travaillé le livre. L’enjeu est d’apercevoir que la tension entre idée du livre et travail de l’écriture est à l’œuvre dans tous les textes que nous rencontrons.

En quoi, alors, consiste l’idée du livre ?

L’idée du livre, c’est l’idée d’une totalité, finie ou infinie, du signifiant : cette totalité du signifiant ne peut être ce qu’elle est, une totalité, que si une totalité constituée du signifié lui préexiste, surveille son inscription et ses signes, en est indépendante dans son idéalité [4].

L’idée du livre ne renvoie donc pas immédiatement au livre-objet, au codex, mais au texte. Elle est l’idée du texte comme totalité, idée d’un discours clos, achevé. Plus précisément, elle est l’idée de l’inscription complète, sans faille et sans reste, d’un contenu de pensée, d’un signifié pleinement constitué. En disant ce dernier « idéalité », il s’agit pour Derrida d’indiquer la préséance du contenu constitué sur son inscription, en même temps qu’il s’agit d’affirmer que, selon l’idée du livre, l’écriture ne se pense pas elle-même comme constitution du sens, mais comme plate inscription. Le sens, selon l’idée du livre, constitué avant son inscription, la précède : il est pleinement actuel ou disponible avant sa manifestation, sa lisibilité dans la forme du texte. L’idée du livre, donc, c’est l’idée d’un texte qui accueille, en deçà de toute production de sens, une idéalité elle-même indépendante, dans sa constitution, de l’écriture : idée, donc, d’une pensée pleine, pensée sans travail, que les mots recueilleraient sans jamais la provoquer.

Si l’idée du livre, dit, en fait, ce que doit être un texte, elle invite à une certaine modalité de l’écriture en la présentant, indissociablement, comme possible. L’idée du livre, comme idée d’un texte cohérent et achevé, d’un tout organisé de signifiants par lequel devient accessible un signifié, un sens lui-même unitaire et cohérent, sans reste ni lacunes, est ainsi, indissociablement, idée d’une « bonne écriture » :

La bonne écriture a […] toujours été comprise. […] Comprise, donc, à l’intérieur d’une totalité et enveloppée dans un volume ou un livre [5].

Pourtant, l’écriture, bonne ou mauvaise, c’est aussi toujours l’espace dans lequel un sens, parce qu’il est inscrit, ne se donne pas d’un coup. L’écriture dit la temporalité ou le processus, tant du côté de l’inscription que de la lecture. La « bonne écriture », dès lors, si elle doit faire tenir le sens, doit aussi faire tenir sa temporalité. En cela, elle ne signifie pas seulement unité et cohérence, mais aussi linéarité. Le livre comme idée, « idée d’une totalité », est tout autant idée d’un parcours balisé, ré-effectuable à loisir. Derrida insiste sur ce point, en notant que l’idée du livre se confond avec ce qu’il nomme un « modèle épique [6] » d’écriture et de lecture. Pour posséder un sens univoque et cohérent, parfaitement ressaisissable, le texte conforme à l’idée du livre, ou à la loi de la bonne écriture – de l’écriture disciplinée par l’idée du livre – doit se déployer selon une ligne. Le développement du sens, son exposition progressive dans le texte devant se jouer, alors, comme succession d’étapes, arguments ou péripéties, qui s’enchaînent jusqu’à leur résolution.

Dès lors, la bonne écriture ou l’écriture selon l’idée du livre c’est, in fine, une certaine conception du discours calquée sur la parole vive. Comme le souligne Christian Vandendorpe, dans Du papyrus à l’hypertexte, suivant en cela Derrida, l’idée du livre, c’est d’abord l’idée d’une inscription de la parole [7]. Or, l’auditeur d’un discours n’a jamais d’autre choix que de suivre le discours proposé par l’autre à mesure de sa profération, de telle sorte qu’il doit se soumettre à l’autorité de celui qui parle, se modeler selon la contrainte de son discours. L’idée du livre, au regard de cela, ou l’idée de la « bonne écriture », comme inscription linéaire du discours, c’est l’idée, donc, d’un discours qui se tient et qui possède une cohérence endogène, à laquelle quiconque viendra à lui pourra accéder, à laquelle, aussi, quiconque viendra à lui sera invité à se soumettre. Le livre ou la bonne écriture sont pensés en miroir d’un dehors – la parole – qui, pourtant, sera à même de s’installer au cœur de l’écriture pour lui donner sa loi. Il faut donc d’abord définir l’écriture, le langage dans son effectuation graphique, comme l’autre de la parole vive (comme cela se joue dans le Phèdre de Platon) pour concevoir de faire des modalités de la parole ce qui s’impose, comme une loi, à l’écriture. Geste qui permet alors un partage : celui de la bonne et de la mauvaise écriture, de l’écriture qui mime la parole, son apparente linéarité et son attribution, apparemment aisée, à un orateur identifiable, et d’une écriture qui jouerait un autre jeu.

Dans l’approche que propose Derrida, l’idée du livre n’est donc pas tant problématisée pour déterminer ce qu’est le livre que pour apercevoir comment nous pensons ce qu’est un texte – un bon texte. L’idée du livre dit moins ce qui est que ce qui est prescrit, et nous fait entrer dans l’espace des textes comme espace normé et hiérarchisé, tenu par la question de la valeur et de la loi. Parler de prescription, c’est en effet insister sur cela que l’idée s’entend en deux sens toujours conjoints : l’idée est duplice. D’une part, parler d’idée, c’est parler d’une idéalité, c’est-à-dire d’une institution de sens qui opère un décrochage eu égard aux livres ou textes réels, existants, pour penser le livre lui-même, comme hors de ses exemples ou indépendamment d’eux. Cependant, si l’idée, ici, ne dit pas ce qui est, elle procède à une idéalisation de l’écriture, qui ne peut jamais être rencontrée, dans la réalité, sans mélange. Nous sommes convoqués à penser, alors, qu’il y a seulement quelque chose du livre dans les livres – mais pas seulement. Ce qui signifie immédiatement que la « bonne écriture », l’écriture selon l’idée du livre, est elle-même une idée en ce sens-là. Néanmoins, il n’est pas question d’identifier cette idéalisation à une illusion. C’est ainsi que, d’autre part, l’idéalisation, qui médiatise la rencontre avec le singulier, est opérante ; elle travaille nos pratiques d’écriture comme de lecture. L’idée du livre, pour autant qu’elle est une idéalisation, est aussi une idée directrice : rencontrer le texte, à lire ou à écrire, selon l’idée du livre, c’est l’aborder avec certaines attentes, nourrir un certain projet, bref, c’est venir aux livres en étant soi-même informé d’une certaine manière par l’idée. L’idée, ainsi, est instituante de pratiques : elle invite à une pratique de la pensée – de l’écriture – placée sous l’exigence de la cohérence, de la linéarité, de l’unité. Elle impose des limites.

Ce qui impose, immédiatement, de demander ce qui se trouve ainsi limité.

1.2. Commencement ou exhibition de l’écriture

Écrit-on ou lit-on exclusivement selon l’idée du livre ? Dans De la grammatologie, répondant à cette question, Derrida affirme que « l’idée du livre, qui renvoie toujours à une totalité naturelle, est profondément étrangère au sens de l’écriture [8] ». À l’idée du livre, il faudrait opposer le travail de l’écriture, qui ne désigne pas seulement ce qui résiste à l’idée ou ne parvient pas à y satisfaire – quelque chose comme une matière de l’écriture rétive à la forme imposée par l’idée du livre, un reste informe ou in-informable –, mais un contre-mouvement, une information contraire. Travail de l’écriture, alors, et non idée, parce qu’il s’agit là de penser et de ressaisir de ce qui se passe effectivement, dans les textes. L’écriture est le nom donné aux mouvements du sens qui se cherche, d’un sens qui n’est pas disponible par avance, avant le texte, mais se noue et ne cesse de se dénouer en lui, en même temps que ce sens n’est pas plus disponible après le texte, s’il ne se laisse pas fixer ou recueillir [9]. Tourner le regard vers l’écriture, c’est apercevoir, à même l’écriture et la lecture, la formation jamais pleinement accomplie d’un sens.

Ceci étant, parler de la fin de l’idée du livre, c’est-à-dire de l’amenuisement de sa dimension prescriptive, ce n’est pas immédiatement parler de la fin du livre comme livre-objet. Derrida souligne, dans L’écriture et la différence, que le volume, le codex, en même temps qu’il manifeste la clôture, manifeste tout autant l’épaisseur du sens ou sa profondeur [10]. La coexistence des pages, leur simultanéité dans le livre, manifeste précisément qu’il y a là espace et pas exclusivement ligne, et donc la place pour un autre jeu que celui de la bonne écriture. Le livre-objet, pour autant qu’il met en fonction l’idée du livre, est tout autant ce qui peut accueillir – parce qu’il l’accueille toujours déjà – le travail de l’écriture. Voire il faut qu’il y ait le livre-objet comme espace limité pour que la tension soit palpable et effective entre l’idée du livre et l’écriture. Derrida vise à mettre l’accent sur le texte, contenu dans les bornes matérielles d’un objet, comme lieu d’une tension sans repos entre l’idée du livre – idée d’un sens qui se tient ou qui s’harmonise, d’une œuvre achevée et identifiable – et l’écriture comme travail infini du sens qui ne se recueille jamais, ne se boucle jamais sur lui-même :

[…] aujourd’hui encore, c’est dans la forme du livre que se laissent tant bien que mal engainer de nouvelles écritures, qu’elles soient littéraires ou théoriques. Il s’agit d’ailleurs moins de confier à l’enveloppe du livre des écritures inédites que de lire enfin ce qui, dans les volumes, s’écrivait déjà entre les lignes [11].

Par la mention, ici, des « nouvelles écritures », ou des « écritures inédites », s’indique cependant un renversement, dans lequel l’écriture elle-même semble devenir une idée : l’idée d’une impossible récollection du sens qu’il s’agirait de manifester pour elle-même, en même temps que l’idée du livre ne peut qu’être maintenue par ce qui la sollicite comme son contraire. Ainsi, annoncer, comme le fait le titre du premier chapitre de De la grammatologie, « la fin du livre et le commencement de l’écriture », ce n’est pas annoncer la mort de l’idée du livre, l’abrogation de la loi, mais bien plus remarquer sa confirmation par ce qui mine de l’intérieur son application, et ainsi opérer subrepticement son renforcement. Parler du commencement de l’écriture, c’est donc bien plus parler d’un renversement de pouvoir, dans lequel il faut maintenir le pouvoir de la loi pour que sa subversion ait un sens. L’après du livre selon son idée, c’est le commencement du livre selon l’écriture, où la loi est reconduite dans le jeu qu’elle rend possible. Il s’agit désormais de jouer de l’autre côté de la tension : du côté de l’écriture, de l’ouverture, de la dissémination, en exhibant moins, dans le texte, un sens effectivement et définitivement produit que le travail du sens lui-même. Comme Derrida l’écrit, l’idée de la mort du livre

n’annonce sans doute (et d’une certaine manière depuis toujours) qu’une mort de la parole (d’une parole soi-disant pleine) et une nouvelle mutation dans l’histoire de l’écriture, dans l’histoire comme écriture [12].

Envisager l’idée du livre comme problème, en examinant les enjeux de la fin de cette idée comme directrice pour la pensée et la production des textes, c’est donc apercevoir une tension qui reste ouverte, celle où nous nous tenons pour produire du sens, dans l’inscription ou la lecture. Le passage du livre à l’écriture, le renversement de pouvoir, porte l’insistance sur le sens en train de se faire plus que sur le sens constitué, et porte l’accent, dans la pratique sur la pluralité des parcours que les textes rendent possibles. Ce renversement, pour autant, ne signifie pas un saut tel que nous serions, effectivement, dans l’après-livre.

L’enjeu est donc de prendre acte d’une tension qui se maintient, dans les pratiques d’écriture et de lecture. Nous proposons, ici, d’approcher cette tension dans un texte qui la rend manifeste : La Reprise de Robbe-Grillet, publié en 2001, qui, par sa pratique de la note, permet d’interroger la non-linéarité du discours, ses décrochages, tout autant que la discontinuité de la lecture qu’elle appelle. Si, comme l’écrit Derrida dans La dissémination, écrire veut dire « greffer [13] », c’est en prêtant attention aux greffes, à la duplicité d’un texte dont le corps déborde, que nous interrogerons encore la fin de l’idée du livre.

2. Usage littéraire de la note de bas de page : La Reprise

Que fait habituellement la note de bas de page, notamment dans son usage académique ?

Stricto sensu, le statut de la note infrapaginale implique une distribution dans l’espace normalisée, légalisée, et légitimée, une spatialisation qui crée des relations hiérarchiques : des relations d’autorité entre le texte dit principal, porteur des notes infrapaginales, qui se trouve placé au-dessus (à la fois dans l’espace et symboliquement) du texte des notes infrapaginales, qui se trouve, lui, plus bas, dans ce que l’on pourrait appeler une marge inférieure.[…] Bien entendu, – comme toujours dès qu’une loi, la loi, existe – toute tromperie, toute transgression, toute subversion devient possible […]. L’auteur du texte qui semble occuper la position principale et supérieure a le pouvoir d’inverser ou de renverser les positions lui-même, ou bien il peut lui-même être déplacé par l’annotateur et par le jeu de la note infrapaginale [14].

La note de bas de page est enjeu d’autorité. En elle s’inscrivent les références de l’auteur, la tradition sur laquelle il s’appuie : l’auteur, en note, tient son autorité à inscrire un discours de l’autorité de ceux qu’il a lus. Dans les pratiques académiques d’écriture, le corps du texte, déployant un raisonnement qui se veut cohérent, unitaire, progressif, pleinement suffisant, doit pourtant se doubler de notes dans lesquelles l’auteur peut intervenir pour reprendre son discours : nuancer une affirmation, envisager des hypothèses supplémentaires, des chemins qui bifurquent, anticiper une objection. La note, tout en étant ajout, greffe opérée sur le corps de texte, est en même temps le lieu où l’auteur intervient pour montrer qu’il tient les directions de sa pensée. Comme si celui-ci ne pouvait s’affirmer qu’à se dédoubler, ou qu’à redoubler son discours : il ne suffit pas d’inscrire un discours, il faut aussi le réfléchir, en note. De telle sorte que la note est le lieu d’un dialogisme érudit, mais aussi proprement théorique, celui d’une âme avec elle-même.

La note de bas de page est ainsi cette modalité de l’écriture qui manifeste l’ambivalence du texte, sa tension, non résolue, entre l’idée du livre et le travail de l’écriture. Elle manifeste l’impossible présentation linéaire de la pensée, son fonctionnement par bifurcations ou par reprises, dans l’inscription, sur la page, d’éléments tangents à ce qui s’y inscrit principalement. Mais, en même temps qu’elle développe marginalement un cheminement de pensée, pour lui éviter de venir rompre le fil qui, apparemment, se dévide dans le corps du texte, la note de bas de page, signalant la pratique non-linéaire de l’écriture et invitant à une pratique non-linéaire de la lecture, défait ce qu’elle tente de préserver.

2.1. Un corps coupé en deux, où la cicatrice se voit

Au premier abord, pour le lecteur assuré de se lancer dans un roman, La Reprise [15] met en scène une intrigue d’espionnage, dans le Berlin occupé par les Alliés, à la fin de la Seconde Guerre. Nous lisons le rapport de mission d’Henri Robin, qui se fait aussi appeler Ascher, Robin Wallon, etc. Si le narrateur possède des identités d’état-civil multiples, dans le texte, c’est lui qui parle et qui se pose, dans les premières pages, comme le foyer unique de l’énonciation.

Cependant, à la page 29, une première note intervient, qui ébranle la confiance jusque-là placée dans le texte. Dans cette note, le narrateur, Henri Robin, est désigné par un narrateur second, anonyme, comme non fiable. Le lecteur apprend qu’il ne lisait pas, simplement, un compte rendu, mais un rapport augmenté de notes, donc déjà lu et réécrit. Il découvre que le texte lu est un texte reprisé et que le texte originel est à jamais hors d’atteinte. Dès lors, dans le même mouvement où il apprend qu’un narrateur second lui met le texte, tel qu’il est, entre les mains, le lecteur se doit de considérer ce narrateur supplémentaire comme étant, sûrement, le responsable du texte, le dépositaire de l’autorité. Henri Robin se trouve, en un instant, destitué.

Dans la première note se dit ainsi qu’il y a une lutte de pouvoir entre deux narrateurs. Mais la violence de cette lutte est pleinement manifeste dans l’inscription des notes, à savoir dans la manière dont, graphiquement, elles prennent leur place dans un texte qui ne les appelle pas lui-même. Que le narrateur second n’intervienne pas pour être, seulement, une seconde voix, est visible dans la manière dont les notes de la Reprise ne respectent pas les règles habituelles de l’insertion de notes de bas de page.

1) L’appel de note, qui apparaît dans le texte principal, ne donne pas lieu à un renvoi de note, dans la marge basse, qui serait son décalque. Par exemple, à partir de l’appel de note, le lecteur trouve, après un trait de séparation, à la place d’un renvoi de note, l’inscription « Note 1 » [16].

2) De plus, si la note 1 peut d’abord faire croire que les notes seront bien des notes de bas de page, il apparaît, dès la note 2, que les ajouts interviennent, en fait, à l’intérieur du corps du texte [17]. Ce ne sont pas des ajouts en marge, mais des greffes à même le corps du texte, des reprises sur la trame, enflure, boursouflure. Comme le remarque Andreas Pfersmann, si « après la Seconde Guerre mondiale, l’écriture marginale redevient progressivement un phénomène massif [18] », à l’intérieur de ces usages littéraires de la note, La Reprise manifeste le plus radicalement la dimension usurpatrice de la note. Les notes 11 et 13 occupent en effet 38 pages, ou court-circuitent le texte principal pendant 38 pages. Le lecteur, ainsi, n’a pas, comme il l’a habituellement, le choix de lire ou ne pas lire les notes. Parce qu’elles sont inscrites dans la page et non en marge, le geste de ne pas les lire serait le même que celui de sauter une digression : ce ne serait pas s’en tenir au texte principal, mais paradoxalement, sauter un de ses développements, faire un saut dans la linéarité de ce qui est imprimé.

3) Les notes insérées dans le texte s’inscrivent, sur la page, dans la même police, selon la même taille : non seulement les notes ne sont pas tenues dans les marges, mais elles revendiquent aussi, graphiquement, la même importance, la même valeur que le texte qui semblait d’abord principal. Parce que le corps de la lettre des notes n’est pas moindre que le corps du texte principal, le texte ajouté intervient violemment dans le premier. Les notes, bien qu’elles se signalent comme ajouts, se donnent dans une apparence telle que rien ne les distingue, comme autre texte, du texte principal. Elles sont un reflet en miroir, un double – qui n’est distingué de l’original qu’à s’annoncer.

4) Les notes n’accueillent pas simplement des compléments, des commentaires, proposés par le narrateur second, mais aussi, pour certaines d’entre-elles, un récit concurrent des mêmes événements. Ainsi, le sens du texte principal se délite à mesure que les notes s’y greffent. Celles-ci n’ajoutent qu’en surface ; en fait, elles défont la cohérence. Elles font intervenir une voix contraire, un second narrateur qui fait sa place dans le texte de l’autre, envahit son corps pour mettre en question son récit. Second narrateur qui, nous l’apprendrons, dit être le jumeau ou le double du narrateur premier.

Dès lors, que lisons-nous ? Avons-nous affaire à deux textes, à deux corps suturés, où l’un ferait violence à l’autre, en s’y greffant tout en partageant avec lui la même apparence ? Ou les apparences indiquent-elles que nous avons bien affaire au même, à un seul texte, c’est-à-dire à un seul corps, seulement déchiré entre deux voix ?

2.2. Suture, dédoublement, ou duplicité ?

À rebours de l’effraction des premières notes, se signale l’étrangeté du texte, rapport doublé de l’inscription de sa lecture par un narrateur second. Le lecteur, pris entre deux narrateurs, entre un rapport et sa lecture, ne sait plus à qui faire confiance. Et il sait que l’original du texte, si l’on peut envisager qu’il ait existé, est à jamais perdu, du moins pour lui. Surtout, au moment où l’on ne sait plus à qui se fier, quelle voix écouter, c’est le sens qui échappe en même temps que l’intrigue est déplacée : ce qui se passe dans le compte rendu d’Henri Robin compte moins que ce qui se passe entre ce récit et sa reprise. Les notes, visant à provoquer la suspicion du lecteur à l’égard de celui auquel, d’abord, il pouvait faire confiance, font un accroc dans la trame, en même temps qu’elles se signalent comme autant de broderies parasitaires. Ajoutant du texte sur le texte, elles dédoublent son corps, le font éclater plus qu’elles ne le complètent. En cela, elles ne provoquent pas un déplacement de la confiance vers le narrateur second : celle-ci est irrémédiablement rompue.

Elle l’est d’autant plus lorsque, dans la note 3, le lecteur apprend que le narrateur second n’est pas seulement lecteur et correcteur du rapport écrit par Henri Robin, mais qu’il est lui-même acteur dans l’intrigue où ce dernier est placé, sans qu’il puisse soupçonner ses agissements. Le narrateur second se signale donc comme étant lui-même, très sûrement, un narrateur non fiable : son commentaire n’intervient peut-être pas tant pour rétablir la vérité que pour inscrire sa version des faits, reprendre l’autorité de la narration et manipuler le lecteur de la même manière qu’il manipule, sur le terrain, Henri Robin. Parce que les narrateurs sont tous deux, aussi, des personnages, dont les intérêts sont concurrents dans l’affaire d’espionnage qui les occupe, le lecteur ne peut se fier à personne. Condamné à une lecture paranoïaque, l’intrigue lui glisse entre les doigts parce qu’elle se dédouble, et la vérité se dérobe définitivement.

Ceci étant, pourquoi le narrateur second manifesterait-il ainsi qu’il ne possède pas le point de vue surplombant que le lecteur était prêt à lui accorder ? Pourquoi dire implicitement que le discours greffé n’est pas seulement interruption du discours premier, et reprise d’éléments à corriger, mais possible subreption ? Si le narrateur second a eu accès au rapport du narrateur premier, le lecteur ne peut tenir strictement pour acquis que celui-ci intervient dans le corps du texte et que l’autre intervient exclusivement dans les notes. Si le narrateur second a pu ajouter au texte, parce qu’il l’a eu en main après son écriture originelle, il a aussi pu le modifier de l’intérieur ou le caviarder. Son écriture pourrait essentiellement être duplice.

Plus inquiétant encore, dès le début de l’intrigue, avant l’intervention de la moindre note – donc avant que le lecteur ne sache avoir affaire à un texte reprisé –, Henri Robin dit être hanté par un double. Ce double, il dit l’apercevoir, dès le prologue du roman, dans le train qui le mène à Berlin et confie qu’il en est ainsi depuis son enfance. Plus tard, le lecteur apprendra – ou croira apprendre – que ce « double » n’est autre que le narrateur second, qui est en fait le jumeau d’Henri Robin : celui qui possède la même apparence, de même que les notes possèdent la même apparence que le discours d’Henri Robin. À ce point, le roman semble bien s’articuler fermement autour de la matrice du double : texte dédoublé ou corps double du texte, dédoublement du narrateur, du personnage, du lecteur scindé entre sa lecture et sa reprise incessante à l’aune des greffes qui reprennent le discours premier.

Cependant, les choses ne sont pas si simples. Si les notes peuvent laisser penser à un dédoublement, que la mention d’un jumeau expliciterait comme existence effective d’un double, d’autres éléments laissent penser que ce qui est en jeu serait plutôt de l’ordre d’un dédoublement du narrateur, pathologiquement coupé en deux. Dans la note 13, le narrateur second – donc peut-être le jumeau, le double – écrit la chose suivante :

Le récit de notre agent spécial psychotique devient tout à fait délirant, et nécessite une rédaction entièrement nouvelle, non plus seulement rectifiée sur quelques points de détail, mais reprise dans son ensemble d’une façon plus objective […].

Ici, de même que dans la note 3, la note se défait de l’intérieur : elle provoque l’effondrement du texte sur lequel elle se greffe et celui de son propre corps. La note 13, en effet, plus que d’inscrire un autre narrateur, un concurrent, laisse entendre que le narrateur premier, « psychotique », est délirant. Or, où placer la frontière du délire ? Le narrateur, s’il est délirant, pourrait tout autant délirer quand il dit apercevoir son double. Autrement dit, le jumeau en question, qui serait aussi l’auteur des notes, n’est-il qu’une projection délirante ? Faire cette hypothèse-là, c’est envisager, un instant, qu’Henri Robin aurait aussi bien pu, dans le délire, reprendre lui-même son compte rendu, pour faire intervenir les notes qui le désignent comme la victime d’un jumeau persécuteur ou pour s’observer du dehors comme un autre qu’il persécute. Le texte alors, ce corps greffé d’excroissances qui ne l’augmentent pas mais le trouent, manifesterait la folie d’une subjectivité qui ne se tient pas [19]. Dans le corps du texte, d’ailleurs – ou du moins, hors de notes rendues manifestes comme telles –, intervient la mention du « voyageur » : terme par lequel Henri Robin semble se désigner lui-même alors même que, dans le prologue, il l’avait réservé, apparemment, pour désigner son double. Si la typographie indique ainsi la frontière d’un texte premier et d’un texte second, d’une voix première et d’une autre voix, parce que le corps premier et le corps greffé sont en apparence indiscernables, il est possible qu’Henri Robin et son double soient le même : le même scindé de l’intérieur, le même pathologiquement coupé en deux. Seul le nom de « note » et les lignes de sutures indiquent en effet, dans le texte, la limite entre les corps, de même que seuls leurs noms distinguent lesdits jumeaux. Mais peut-on encore, ici, se fier aux mots ?

Si le narrateur est délirant, le lecteur, on l’aperçoit, le devient aussi. La machine que met en place Robbe-Grillet, interrompant le corps du texte de notes qui viennent reprendre tout autant que défaire le sens que le lecteur avait constitué, le plonge dans une inquiétude sans fond. S’il veut démêler le sens, il doit se méfier de tout ; s’il construit un sens qui se tient, ce sera seulement de manière folle. Le lecteur, qui est pris dans un texte ne se donnant pas comme le texte, comme un original intouché, mais comme un texte reprisé – sans que les coutures ne soient si visibles qu’elles ne veulent le signaler –, est pris dans l’écriture voire, bien plus, dans l’exhibition de l’écriture. Il est indissociablement forcé à effectuer une lecture réflexive qui, dans un délire spéculaire, se reprend sans cesse, s’examine, tente de se déjouer elle-même, de ne pas coïncider avec elle-même – au risque de tomber dans le piège d’un sens qui se tiendrait trop bien.

Il est manifeste ici que l’impossibilité de configurer un sens cohérent tient éminemment à l’impossibilité d’identifier la source du discours : il y a peut-être deux narrateurs, sans que l’on sache, dans cette hypothèse, lequel est fiable : Henri Robin est peut-être fou ; ou son frère, s’il existe, est peut-être un faussaire, inscrivant des notes qui ne rétablissent rien mais contaminent tout. Traverser ce roman nous laisse penser que c’est peut-être lorsque l’écriture s’exhibe comme telle qu’elle invite à la spéculation : forçant le lecteur à nouer le contrat de la prolifération du sens à partir d’un texte ou de sutures de textes dont la valeur de vérité est indécidable.

2.3. La fiction ou la fausse monnaie

Dans Donner le temps. 1. La fausse monnaie, Derrida lit « La fausse monnaie » de Baudelaire, comme le lieu proposé par le poète où les effets provoqués par la circulation de la fausse monnaie peuvent être observés : le narrateur, dont l’ami avoue avoir donné au mendiant une pièce fausse, multiplie les conjectures et hypothèses sur les intentions de son ami et les conséquences de ce geste. La monnaie, lorsqu’elle est dite fausse, met en mouvement la « fantaisie » du narrateur et l’incite à tirer « toutes les déductions possibles de toutes les hypothèses possibles »[20]. Certes, la fausse monnaie, la pièce fausse, est mise en circulation, mais la fausse monnaie circule, surtout, dans le discours : les spéculations du narrateur naissent de l’aveu – il a fallu dire qu’il y avait fausse monnaie – et donne lieu au récit du narrateur, et au commentaire de Derrida. Il est bien plus question, donc, de ce que fait au discours la fausse monnaie. Que se passe-t-il pour celui qui apprend qu’a été mis en circulation un simulacre ?

Dans La Reprise, lorsque la première note intervient, la confiance du lecteur dans la voix qui portait, jusque-là, la narration est rompue. Le récit se trouve ainsi soudainement articulé à une origine dédoublée : à qui, désormais, faire confiance, c’est-à-dire à quelle origine renvoyer le texte, c’est-à-dire, aussi, à qui se référer, sur qui s’appuyer pour constituer son sens ? Le lecteur doit-il prendre au mot le narrateur second, et douter de ce qu’il a lu, donc adopter ce point de vue-là pour s’orienter dans le texte et dans l’intrigue ? Ou doit-il se méfier du narrateur second, qui intervient ouvertement pour défaire la crédibilité du premier, et tenir la ligne qui s’était dessinée jusque-là ?

Si nous avons fait référence, ici, à la Fausse monnaie, et à la lecture qu’en propose Derrida, c’est parce que ce dernier souligne qu’il n’y a fausse monnaie que pour autant qu’elle est « prise pour de la vraie monnaie et pour cela doit se donner pour de la monnaie convenablement titrée [21] ». Or, dans La Reprise, si les notes visent bien à défaire la confiance du lecteur dans le narrateur premier, elles présupposent que cette confiance a déjà été donnée, c’est-à-dire que le texte lu jusque-là a bien été pris au mot, accueilli comme disant ce qui est. Surtout, les notes ne se jouent pas pleinement comme révélation qu’il y a eu, dans le texte soudainement devenu principal, exclusivement fausse monnaie, en même temps qu’elles peuvent être reçues comme la tentative de faire passer le vrai pour du faux. Il y a, sûrement, dans ce qui nous est donné à lire, de la fausse monnaie, mais on ne sait pas où : c’est-à-dire, précisément, qu’il y a de la fausse monnaie – suspicion de fausse monnaie – et que celle-ci déploie ses effets en invitant, in fine, le lecteur à multiplier les conjectures.

Dès lors que le discours se dédouble ou affiche sa duplicité, que le corps du texte se multiple ou est coupé en deux, la ligne de l’intrigue est brisée, en même temps que l’enjeu de suivre l’intrigue – qui pouvait faire l’intérêt premier de la lecture – est défait. Le texte apparaît soudainement comme un espace dans lequel circulent, sans que leurs places soient assignables, la vraie et la fausse monnaie. Si le lecteur n’est plus pris dans l’intrigue première, il est pris dans une intrigue seconde : celle de la lutte de pouvoir qui fait s’affronter les deux narrateurs indémêlable de l’intrigue de sa lecture. Par l’insertion des notes, c’est en effet autant l’écriture qui est réfléchie que la lecture qui est amenée à s’observer. Le lecteur est lui-même pris dans le jeu annoncé par le titre, par lequel il doit reprendre sa lecture et, ce faisant, douter de sa propre capacité à configurer le sens, si celui-ci se dérobe incessamment. De ce qu’il a compris, à quoi le lecteur peut-il encore tenir ? De ce qu’il a saisi jusque-là, que peut-il encore reprendre ? Le lecteur ne peut plus savoir si ce qu’il comprend, ce qu’il se donne comme sens, est valable ou alimente la circulation d’une fausse monnaie illocalisable. Plus que d’affirmer quoi que ce soit, plus que d’infirmer, simplement, les dires du narrateur premier, les notes ont l’efficace d’un geste qui ouvre à une lecture sans repos.

Le texte, par l’ajout de ces notes qui interviennent comme autant de greffes, déformant un texte originel jamais effectivement lu, donne trop à lire, en même temps que cet excès, au moment même où voue la lecture à l’échec, lui donne tout son poids et nourrit son mouvement. Là, le texte en tant que tel devient visible, comme ce piège tendu au lecteur dans la forme du livre, en même temps que l’intrigue et son fin mot sont à jamais hors d’atteinte. Jouer avec le livre, pour y inscrire autre chose que ce qui convient à son idée, soit celle d’un discours qui se déploie selon la ligne, c’est donc jouer avec la page dans sa spatialité. Et le récit devient alors illisible, si son sens échappe irrémédiablement au moment où le texte exhibe, pour reprendre les mots de Derrida sur la nouvelle de Baudelaire, « l’inaccessibilité d’un certain sens intentionnel, d’un certain vouloir-dire dans la conscience des personnages [22] ». Du narrateur ou de son frère, de ces doubles qui ne sont peut-être que le dédoublement schizoïde de l’un d’entre eux, nous ne saurons jamais qui parle et pour dire quoi.

3. Conclusion

3.1. Jouer avec l’idée du livre

Exhibant l’écriture, le roman de Robbe-Grillet se joue de l’idée du livre, comme totalité d’un sens ressaisissable, mais il ne peut le faire qu’en mettant en mouvement l’errance du sens dans des limites finies, celles d’un espace textuel clos [23]. Dans La Reprise, l’excès des notes à même le corps du texte manifeste la productivité de l’écriture, en même temps que celles-ci indiquent qu’il y a du sens qui circule illégitimement, du mensonge ou de la folie. L’enjeu, dès lors, ne peut plus consister, pour le lecteur, à se prendre à l’illusion romanesque que le texte premier semblait promettre, mais de prêter attention à l’indécidabilité du sens du texte, de ce corps éclaté ou excédentaire.

Ainsi, La Reprise, pastiche de roman policier, reprend au genre sa « particularité », telle qu’elle est définie par Pierre Bayard : « empêcher qu’une idée ne se forme [24] », empêcher « de penser » en permettant la prolifération des conjectures. Mais ce faisant, elle sollicite aussi le lecteur comme une enquête ou une énigme le sollicite : l’indécidabilité est fermement articulée à l’idée qu’il y a quelque chose comme la vérité. À la lecture du roman de Robbe-Grillet, le seul soupçon que le texte premier ait pu être caviardé, ou qu’il soit le lieu d’un discours mensonger, implique que le lecteur rétro-projette, dans un en deçà inaccessible, le texte vrai, un texte originel, un compte rendu véridique. Ce dernier, qu’il ne lira jamais, est nécessairement mis en fonction dans sa lecture si elle se joue comme lecture suspicieuse. En d’autres termes, l’idée du livre ou d’un texte qui ne trahit rien de ce qu’il dit est à l’œuvre et motive incessamment la reconfiguration du sens. Ce qui, d’ailleurs, est indiqué dès l’exergue du roman, par une citation de Kierkegaard :

Reprise et ressouvenir sont un même mouvement, mais dans des directions opposées ; car ce dont on a ressouvenir, cela a été : il s’agit donc d’une répétition tournée vers l’arrière ; alors que la reprise proprement dite serait un ressouvenir tourné vers l’avant.

Repriser le texte pour inviter le lecteur lui-même à la reprise, c’est rendre impossible la sédimentation du passé de la lecture, et remettre à chaque fois en mouvement ce qui a été lu, le retourner vers l’avant, en différant à jamais la promesse d’une élucidation. Robbe-Grillet, ainsi, laisse son lecteur à l’impossibilité d’accéder à un sens pleinement constitué, mais il ne peut le faire qu’en permettant une lecture qui se nourrit de l’idée du livre ou de l’idée de la vérité. L’écriture, ce faisant, met en fonction la loi.

Si nous apercevons, ici, comment penser, peut-être, la fin de l’idée du livre comme subversion de l’idée du livre, à même sa mise en fonction, en quoi pourrait consister la fin du livre ?

3.2. Peut-on penser la fin du livre ?

Comme le remarque C. Vandendorpe, même des textes fragmentaires, une fois réunis en un recueil, « ne peuvent plus être lus comme des morceaux détachés [25]  » : ce qui, dans le volume, est donné ensemble, ne peut plus être conçu comme juxtaposé, mais se laisse appréhender, inévitablement, comme configuré même si la saisie de la configuration échappe. Ou encore la forme matérielle du livre devient la forme par laquelle les textes sont articulés entre eux et participent d’une même entité. À remarquer cela, on cerne l’indistinction de l’idée du livre et de la forme matérielle du livre, de l’objet où elle s’installe. D’ailleurs, dans De la grammatologie, Derrida indique bien que l’idée du livre, ou de la bonne écriture, ne fait qu’un avec l’objet-livre, avec le volume qui comprend et enclot le texte et son sens dans des bornes et, ainsi, le recueille. Ce qui est une manière de dire que le livre est une manière d’être qui ne peut se déployer qu’à trouver un ancrage dans des formes matérielles. La forme de la pensée, dans l’écriture ou la lecture, requiert, pour s’accomplir, d’être en relation avec certains objets. Or, être en relation avec l’objet-livre, cela ne consiste plus nécessairement à tenir dans les mains un livre-papier. Dans l’entretien intitulé « Le papier ou moi, vous savez… », Derrida souligne que la fin du livre-papier, si elle devait advenir, ne signifierait pas pour autant la fin du livre – pour autant que son idée trouve à s’investir dans d’autres objets –, de même que la fin de l’idée du livre ne signifie pas la fin de la page. Comme il l’indique, la page est toujours déjà « écran [26] », ce qui signifie immédiatement que l’écran d’ordinateur est lui-même « hanté [27]  » par la page, par l’écran qui, d’abord, a été installé dans le livre-papier.

Penser la fin du livre impliquerait alors de penser, indissociablement, l’absence de l’idée du livre – et non sa subversion – en même temps que l’absence radicale de l’objet-livre ou de la page. En quoi pourrait consister une relation à l’écrit qui ne jouerait plus du tout selon la forme du livre ?

Dans le parcours tracé ici, poser ces questions, c’est tenter de concevoir un texte qui ne s’engendre plus dans la tension entre l’idée du livre et l’écriture : un texte, peut-être, qui serait pure écriture. Or, lorsqu’il parle de la lecture hypertextuelle, Christian Vandendorpe indique que, là, manque « le concept de livre [28] » .

Si le livre a d’emblée une fonction totalisante et vise à saturer un domaine de connaissance, l’hypertexte, au contraire, invite à la multiplication des hyperliens, dans une volonté de saturer les associations d’idées, de “faire tache d’huile” plutôt que de creuser, dans l’espoir de retenir un lecteur dont les intérêts sont mobiles et en dérive associative constante [29].

Le principe de l’hypertexte poussé à sa limite, ce serait la dissémination : dissémination sauvage, même plus reprise dans une forme qui, sans clore le sens, se proposerait de clore le lieu où le sens se cherche et pourra être cherché. L’hypertexte, qu’on a pu comparer à un « système généralisé d’appels de note [30] », devrait permettre l’errance du lecteur, d’association en association, de lien en lien, sans aucune succession tracée d’avance, sans que l’on sache où est l’appel et le renvoi, donc sans qu’aucune temporalité ne s’indique. Il faudrait penser à la fois la disparition du livre-objet, qu’il soit livre-papier ou numérique, soit la disparition d’un espace délimité, bordé, d’un lieu où est rassemblé ce qui doit être tenu ensemble pour qu’un sens soit recherché. Il faudrait penser, aussi, l’avènement d’une écriture qui ne se trame plus en tension avec l’idée du livre : écriture sans début ni fin, sans résolution, voire sans thème. Enfin, il faudrait penser l’avènement d’une lecture purement aventureuse, étrangère à l’information, même différée, d’un sens. Ainsi, in fine, pour penser la fin du livre, dans la perspective où nous l’avons interrogée ici, il faudrait parvenir à concevoir une pratique de l’hypertexte qui renonce au site dans les limites desquelles les textes sont mis en relation et rassemblés, en même temps qu’une pratique de la lecture qui, dans la dérive de ses associations, renonce à la simple configuration à rebours d’une cohérence. Soit une lecture dans laquelle le passé de la lecture ne serait plus repris comme passé pour être articulé à un certain sens en devenir.

 Notes

[1] Jacques Derrida et Daniel Bougnoux, « “Le papier ou moi, vous savez…” (nouvelles spéculations sur un luxe des pauvres) », Les Cahiers de médiologie, 1997/2, n°4, p. 33-57.

[2] Id., p. 33.

[3] Jacques Derrida, De la grammatologie, Paris, Éditions de Minuit, 1967, p. 15.

[4] Id., p. 30.

[5] Id., p. 30.

[6] Id., p. 130.

[7] Christian Vandendorpe, Du papyrus à l’hypertexte, Paris, La Découverte, 1999, p. 15 et p. 42.

[8] Jacques Derrida, De la grammatologie, op. cit., p. 30.

[9] Notons, à ce propos, que le « travail de l’écriture », cette notion proposée par Derrida, est à l’œuvre, tout autant, dans l’inscription d’un texte que dans sa lecture. Elle désigne bien le travail du sens.

[10] Jacques Derrida, L’Écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, p. 42.

[11] Jacques Derrida, De la grammatologie, op. cit., p. 35.

[12] Id., p. 18.

[13] Jacques Derrida, La Dissémination, Paris, Seuil, 1972, p. 431.

[14] Jacques Derrida, « Ceci n’est pas une note infrapaginale orale », La Licorne, XIX, 67, 2004, p. 8-9.

[15] Alain Robbe-Grillet, La Reprise, Paris, Éditions de Minuit, 2011.

[16] Id., p. 29.

[17] Id., p. 32.

[18] Andreas Pfersmann, Séditions infrapaginales : poétique historique de l’annotation littéraire (XVIIe-XXIe siècles), Genève, Droz, 2011, p. 336. Il renvoie notamment à « Doderer, Aragon, Beckett, Butor, Arno Schmidt, Nabokov, Roa Bastos, Robbe-Grillet, Alexander Kluge (né en 1932), Uwe Dick (né en 1942), Jean-Jacques Schuhl, David Foster Wallace (né en 1962), Jenny Bouilly (née en 1976), Chamoiseau ou… San Antonio. »

[19] Dans le cours de la lecture, le fil principal semble néanmoins demeurer celui du narrateur premier. Cela est peut-être dû au fait qu’il s’agit là de la première voix que le lecteur a rencontrée, à laquelle il continuerait de tenir comme à un point fixe dans un monde de plus en plus inquiétant, ou à une affinité de situation, si lecteur et narrateur premier sont en danger d’être floués par le narrateur second – pour autant que les deux narrateurs renvoient bien à deux personnes.

[20] C. Baudelaire, La fausse monnaie, cité par J. Derrida, Donner le temps. 1. La fausse monnaie, Paris, Galilée, 1991, p. 48.

[21] Id., p. 110.

[22] Id., p. 193.

[23] Dès lors, l’écriture comme la lecture peuvent être interrogées au regard de cette tension, qui désigne le livre comme enjeu d’un conflit qui rend le texte possible. Le texte achevé, l’ouvrage, ne peut advenir que si l’écriture a rencontré l’idée du livre, d’un texte qui accepte de se tenir dans les limites d’une première et d’une quatrième de couverture.

[24] Pierre Bayard, Qui a tué Roger Ackroyd ?, Paris, Éditions de Minuit, 1998, p. 45.

[25] Christian Vandendorpe, Du papyrus à l’hypertexte, op. cit., p. 241.

[26] J. Derrida et D. Bougnoux, « Le papier ou moi, vous savez… », art. cit., p. 37.

[27] Id., p. 38 : « L’ordre de la page, fût-ce au titre de la survivance, prolongera donc la survie du papier – bien au-delà de sa disparition ou de son retrait. Je préfère toujours dire son retrait ; car celui-ci peut marquer la limite d’une hégémonie structurelle, voire structurante, modélisante, sans qu’il y ait là une mort du papier, seulement une réduction. »

[28] C. Vandendorpe, Du papyrus à l’hypertexte, op. cit., p. 241.

[29] Id., p. 10.

[30] Id., p. 167.

Bibliographie

BAYARD Pierre, Qui a tué Roger Ackroyd ?, Paris, Éditions de Minuit, 1998.

DERRIDA Jacques, De la grammatologie, Paris, Éditions de Minuit, 1967.

—, L’Écriture et la différence, Paris, Le Seuil, 1967.

—,  La Dissémination, Paris, Le Seuil, 1972.

—, Donner le temps. 1. La fausse monnaie, Paris, Galilée, 1991.

—, « “Le papier ou moi, vous savez…” (nouvelles spéculations sur un luxe des pauvres) », Les Cahiers de médiologie, 1997/2, n°4, p. 33-57.

—, « Ceci n’est pas une note infrapaginale orale », La Licorne, xix, 67, 2004, p. 7-20.

PFERSMANN Andréas, Séditions infrapaginales : poétique historique de l’annotation littéraire (xviie-xxie siècles), Genève, Droz, 2011.

ROBBE-GRILLET Alain, La Reprise, Paris, Éditions de Minuit, 2011.

VANDENDORPE Christian, Du papyrus à l’hypertexte, Paris, La Découverte, 1999.

Auteur

Anne Coignard est ATER au département de Philosophie de l’Université Toulouse Jean-Jaurès, Docteur de l’École Polytechnique spécialité Humanités et Sciences sociales (Philosophie). Elle est membre de l’Équipe de Recherche sur les Rationalités Philosophiques et les Savoirs (ERRaPhiS). Elle travaille sur la phénoménologie française contemporaine, sur la didactique de la lecture.