Introduction. Discordances romanesques du temps et nouvelles narrativités

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Au XIXe siècle, avec la scansion rapide des révolutions et des successions de régimes, le temps se vit sous le signe de la discordance, comme l’ont montré les historiens François Hartog et Christophe Charle [1]. Les progrès techniques, en réduisant les distances géographiques, rapprochent également les expériences temporelles et favorisent un « partage du sensible [2] » entre différents territoires, différents groupes sociaux et différentes générations. Quant à « la civilisation du journal [3] », elle crée des rythmes périodiques où s’invente une actualité de plus en plus partagée à mesure que l’alphabétisation progresse. Ces nouvelles scansions médiatiques font émerger le jour, la semaine [4] et le mois comme unités de mesure de la modernité [5]. Aussi serait-il erroné de prétendre qu’une expérience linéaire du temps s’est complètement substituée aux longs cycles de l’Ancien Régime. En effet, la quotidienneté et le rythme hebdomadaire qui structurent les modes de vie, les sociabilités, le travail et le loisir, sont des formes temporelles cycliques, organisées autour de différents rituels que, dans le domaine des études littéraires, les approches sociopoétique et ethnocritique ont notamment étudiés. Cependant, la multiplicité des rythmes de la vie moderne et leurs conflits récurrents entraînent tensions et discordances du point de vue de l’expérience aussi bien individuelle que collective. En outre, au croisement de l’accélération historique et de la multiplicité des temps sociaux [6], le présent se dérobe et le devenir interroge, sinon inquiète. C’est là, selon Hartog, le propre du « régime d’historicité » moderne.

Dans ce contexte de bouleversement socio-historique et culturel, voire anthropologique, les temps vécus sont l’objet de nombreux discours et récits, notamment dans la presse qui, avec sa scansion périodique, impose progressivement un rythme et jugule l’accélération temporelle post-révolutionnaire. Les travaux de la narratologie contemporaine, notamment avec Raphaël Baroni [7], ont élargi la théorie du récit ricœurienne [8] à différents médias afin de montrer que nous sommes toujours déjà pris dans des récits, littéraires ou non. En effet, le récit est une structure essentielle de l’existence quotidienne qui ne s’exprime pas seulement dans les fictions littéraires. En proposant la notion de fictionnalisation pour penser la presse du XIXe siècle, Marie-Ève Thérenty a montré combien le journal est une « littérature au quotidien [9] ». Si le temps n’existe que raconté (Ricœur), la presse du XIXe siècle, avec sa polyphonie définitoire, fait entendre la multiplicité des expériences temporelles qu’elle narrativise avec des récits factuels et fictionnels, tout en œuvrant, avec sa périodicité, à créer un rythme commun sur tout le territoire français.

Certes, l’avènement d’un temps partagé, lié à la démocratisation de la société du XIXe siècle, tend à réduire les distances et à rapprocher groupes sociaux et territoires si l’on se place sur le temps long et à l’échelle collective, voire nationale. Les écarts entre centres urbains et espaces ruraux se resserrent grâce aux progrès techniques et à la scansion médiatique, mais de manière très progressive. Car si l’on aborde l’expérience temporelle par la lorgnette de l’individu, en l’occurrence le personnage de fiction, et à l’échelle d’une vie, ou d’une « tranche de vie [10] », c’est au contraire la difficulté d’adaptation, la solitude, voire la crise qui caractérisent la trajectoire des personnages principaux face à « la belligérance des hétérochronies [11] », selon l’heureuse formule de Jean-Marie Privat. Les discordances du temps et les désynchronisations des personnages occupent en effet une large place dans les fictions romanesques du XIXe siècle.

Dans une société se transformant à un rythme accéléré et faisant pour la première fois aussi fortement l’épreuve de son historicité, les romanciers reprennent l’impératif de se faire « historiens du présent », à l’instar de Stendhal, Balzac, Sand ou encore Souvestre. Or cette « conquête du présent » par le roman n’a pas seulement impliqué pour les œuvres des contenus neufs, mais aussi des mises en forme inédites du temps. Plus exactement, les œuvres tentent de donner forme au temps vécu, à un présent fuyant, insaisissable, dont la continuité avec le passé et le futur ne va plus de soi : elles cherchent à définir ce présent et à le délimiter, à le structurer, à l’organiser, à le mesurer. Calendriers, horloges, montres, pendules peuplent le roman et témoignent de l’importance de l’emploi du temps chez les personnages. Ce souci de rationalisation du temps est lié aux contraintes sociales, économiques et géographiques qui pèsent sur le personnel romanesque, dont les capacités d’adaptation à l’ordre du temps sont un enjeu narratif majeur. Nombreuses dans l’histoire littéraire du XIXe siècle, les histoires de décalages et de conflits temporels produisent l’« intérêt romanesque [12] », comme c’est le cas dans La Maison du chat-qui-pelote (1829) de Balzac, Madame Bovary (1857) de Flaubert ou encore La Curée (1871) de Zola. Dans les années 1880, le roman naturaliste des deuxième et troisième générations s’en fera une spécialité, traitée sur un mode ironique et pessimiste, avec des personnages incapables d’habiter le présent, même dans ses aspects les plus concrets et ordinaires. Si les discordances du temps occupent le roman de mœurs contemporaines, quelle qu’en soit la dominante esthétique [13], c’est le roman à dominante réaliste qui problématise de la manière la plus visible et la plus complexe les temps vécus et, par conséquent, qui invente de nouvelles narrativités.

François Hartog suggère ainsi que le roman réaliste s’attache avant tout aux « failles » du temps moderne : celui-ci révèle que le présent, sans s’imposer d’un coup, en bloc, est fait de temps désaccordés. À partir de ces failles temporelles, le roman crée tantôt une monotonie lénifiante, tantôt des conflits plus ou moins spectaculaires – ces deux axes faisant le plus souvent l’objet d’une alternance dans les intrigues. Les temps vécus sous le signe de la désynchronie sont toujours de puissants leviers narratifs – et romanesques – par où les romanciers ont inventé de nouvelles écritures du temps [14]. Parmi elles, on peut évoquer la temporalisation de la vie matérielle [15], avec des objets-traces qui portent d’autres histoires et d’autres mémoires, comme les reliques d’Une vie chez Maupassant. La confrontation des générations, quant à elle, problématise ce que Reinhart Koselleck a appelé « la simultanéité du non simultané [16] ». Enfin, la poétique du souvenir met parfois en évidence la déliaison des vies mais elle peut au contraire permettre au personnage de se recomposer une continuité par-delà la discordance moderne. Le continuum temporel est alors vecteur de cohérence identitaire – du moins le personnage le croit-il.

Ces différentes poétiques du temps raconté invitent à rouvrir la question du temps réaliste que l’on a souvent considéré comme monotone, répétitif, bêtement linéaire. À cet égard, la stupidité finale d’un Charles Bovary devant « Tuvache qui passe », après la mort d’Emma, ou la folie d’un Charles Demailly qui finit complètement amnésique à Charenton, représenteraient le point limite où la quotidienneté se renverse en vie primitive, seulement rythmée par la biotemporalité et les besoins primaires. Stupides, ces deux personnages (sur)vivent dans l’écoulement des jours, des mois, des années. Cette temporalité biologique surgit aussi, en mode autoparodique, dans quelques récits naturalistes où les gaz que tel personnage laisse échapper, Monsieur Mercier chez Robert Caze [17] ou Jésus-Christ chez Zola [18], donnent un tempo organique au récit. Mais ces cas ne sont qu’un exemple des expériences temporelles du personnage réaliste [19] et la stupidité d’un Bovary ou d’un Demailly suspend le roman – son temps et son récit – au moment même où il s’achève. Pour en arriver là, le Charles des Goncourt n’aura cessé de vivre en décalage avec ses contemporains, que ce soit dans la sphère intime ou sociale, tandis que celui de Flaubert aura, dès le début du récit, terminé son roman en se mariant et en s’installant : la suite de l’histoire, il la vivra depuis un hors temps romanesque [20]. Ces exemples de romans dé-romancés, peu à peu débarrassés des structures narratives qui pouvaient dramatiser l’événement, montrent qu’il s’agit précisément là d’une mise en question du temps moderne.

Ces quelques exemples de relations entre temps vécus et temps racontés montrent que le roman réaliste fait cohabiter des temps hétérogènes et pluriels, situés tantôt à l’arrière-plan, dans l’imparfait des descriptions de lieux et d’objets, tantôt au premier plan des intrigues où les discordances du temps sont à l’origine des rebondissements ou, à tout le moins, des relances du récit. Depuis la marge ou le centre de l’intrigue, à l’arrière-plan ou au premier plan de la scène romanesque, le roman du XIXe siècle propose un discours narratif sur les expériences temporelles de la modernité. À ce titre, on peut dire avec Philippe Dufour que le roman pense le temps [21].

Ce dossier propose donc d’explorer les temporalités romanesques, largement vécues et racontées sous le signe de la discordance au XIXe siècle, afin de montrer que la réponse réaliste et plus largement romanesque au régime d’historicité moderne est loin d’être uniforme. Elle engage au contraire un renouvellement de la narrativité, laquelle enregistre les bouleversements de l’expérience temporelle.

1. Asynchronies, désynchronies : décalages temporels

L’article d’Isabelle Daunais, qui ouvre le dossier, s’intéresse à « l’éloignement du passé » que creusent les transformations sociales et les progrès techniques au XIXe siècle. À partir de l’analyse de deux scènes de bal, dans Sarrasine de Balzac et Madame Bovary de Flaubert, elle met en évidence les réponses opposées des deux auteurs, la liaison d’une part, la déliaison d’autre part ; des réponses qui ont certes à voir – justement ! – avec un effet de génération entre les deux écrivains, mais qui s’expliquent surtout par leur esthétique respective. Là où Balzac travaille à réparer l’éloignement du passé, Flaubert rompt les liens entre passé et présent, comme si la parataxe qui caractérise son écriture valait aussi sur le plan temporel et historique. À l’heure où la mesure du temps est bouleversée, écrire les temps vécus sous le signe de l’asynchronie, c’est inventer de nouvelles façons de les raconter.

Or les nouvelles expériences temporelles ne sont pas le propre de la capitale et des centres urbains auxquels on oppose souvent les territoires ruraux – la fameuse « province » – qui seraient restés à l’écart du temps moderne et de l’histoire. À travers les œuvres de Balzac, Sand et Nerval, Corinne Saminadayar-Perrin revient sur cette idée reçue et montre au contraire que ces écrivains-ethnologues représentent une société rurale clivée, « entretenant avec la modernité (sociale, économique, politique) un rapport complexe et idéologiquement contrasté ». La lenteur des rythmes naturels, le rythme des saisons et l’évasion dans le merveilleux des contes et légendes caractérisent le temps des campagnes qui, cependant, n’est absolument pas un hors temps. Au contraire, s’y expérimentent d’autres vécus, d’autres partages et d’autres rapports à l’histoire.

Dans son article, Laure Demougin examine quant à elle les modes d’apparition de la culture médiatique dans la fiction romanesque à partir d’une phrase type, « Il apprit dans le journal », qui fait surgir l’événement dans la diégèse via la presse. Avec un corpus vaste et varié en termes d’esthétique et de notoriété, l’article démontre que le journal est un embrayeur temporel qui déploie différentes modalités narratives : décrochage, clôture, coup de théâtre. La variété des romans étudiés témoigne de l’ampleur du phénomène au XIXe siècle et du caractère central, toutes esthétiques confondues, de la périodicité médiatique non seulement comme nouvelle expérience du temps mais aussi comme support de nouvelles narrativités romanesques.      

2. Rythmes et temps du personnel romanesque

Si les personnages principaux imposent plus volontiers leur temps au récit, les articles d’Eva Le Saux et de Véronique Samson montrent que les romans sont en réalité composés de divers contretemps. Ces deux contributions s’intéressent aux vies possibles représentées respectivement par les figurants et par les personnages secondaires, dont la présence romanesque particulière opère comme un dispositif critique qui interroge le temps de la modernité depuis ses marges.

Eva Le Saux s’arrête d’abord sur les figurants dans Manette Salomon des frères Goncourt et dans L’Éducation sentimentale de Flaubert, de manière à montrer que l’expérience historique de la foule agit sur les temporalités romanesques. Les figurants feraient avant tout éprouver la mesure de l’instant – un instant qui peut néanmoins être chargé des traces de durées plus longues, mettant ainsi en tension le temps raconté (très bref) et le temps vécu (seulement entraperçu par les lecteurs). Les deux romans permettent de faire ressortir la multiplicité temporelle de ce qui pouvait paraître comme un simple arrière-plan aux aventures des protagonistes.

L’article de Véronique Samson propose lui aussi une réflexion sur le système des personnages, dont les oppositions serviraient à exprimer la coexistence, dans un même présent, de temporalités différentes. Trois personnages anachroniques appuient cette réflexion, qui appelle certainement à être prolongée par d’autres exemples : Mlle de Varandeuil dans Germinie Lacerteux des frères Goncourt, ainsi que la tante et la mère de Jeanne dans Une vie de Maupassant. La présence intermittente de ces trois personnages semble bel et bien déterminée par le fait que le présent ne leur appartient plus, qu’ils ont dépassé ce qui aurait dû être le terme de leur vie et qu’ils ne peuvent donc plus s’inscrire dans le temps de l’intrigue.

3. Le corps, le temps, l’histoire

Les deux derniers articles du dossier abordent les temporalités du personnage romanesque d’au plus près, en cherchant à montrer comment le temps peut prendre corps et devenir chair. Mathieu Roger-Lacan revisite d’abord la notion de « chronotope », forgée par Mikhaïl Bakhtine et reprise par Henri Mitterand, pour poser la question de son application au visage mutilé de l’abbé de La Croix-Jugan, revenant des guerres de la chouannerie, dans L’Ensorcelée de Barbey d’Aurevilly. Son article expose les nombreuses strates historiques figurées par la défiguration du personnage, tout en actualisant une notion théorique trop peu interrogée.

Cette articulation du corps et de l’histoire se retrouve également dans la contribution de Véronique Cnockaert, qui clôt le dossier par une étude d’Une page d’amour de Zola. Dans ce roman, la maladie de la petite Jeanne en vient à imposer sa cadence aux autres personnages, mais aussi à la composition romanesque plus généralement. La chronologie est emportée par la scansion des phases de la dégénérescence : le « régime temporel » de la maladie rejoint alors les anachronismes du paysage parisien tel que décrit par Zola dans ce même roman. Véronique Cnockaert montre ainsi la rencontre des temporalités intimes et historiques sous le signe de la discordance, pour faire apparaître, tout comme les autres œuvres étudiées dans ce dossier, le « conflit des temps » qui serait selon les historiens du XIXe siècle la donne nouvelle des contemporains.

Notes

[1] François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, 2003 ; Christophe Charle, Discordance des temps. Une brève histoire de la modernité, Paris, Armand Colin, « Le Temps des idées », 2011 ; François Hartog, Chronos. L’Occident aux prises avec le Temps, Paris, Gallimard, 2020.

[2] Jacques Rancière, Le Partage du sensible. Esthétique et politique, Paris, La Fabrique éditions, 2000.

[3] Dominique Kalifa, Philippe Régnier, Marie-Ève Thérenty et Alain Vaillant (dir.), La Civilisation du journal. Histoire culturelle et littéraire de la presse française au XIXe siècle, Paris, Nouveau Monde Éditions, 2011.

[4] À ce sujet, voir Dominique Kalifa et Marie-Eve Thérenty (dir.), « La semaine », Sociétés et représentations, n° 52, 2021.

[5] Voir le numéro de la revue Romantisme consacré à « La Mesure du temps », Laurent Clauzade (dir.), n° 174, 2016/4, URL : https://www.cairn.info/revue-romantisme-2016-4.htm.

[6] Harmut Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, traduit de l’allemand par Didier Renault, Paris, La Découverte, « Théorie critique », 2010.

[7] Raphaël Baroni, La Tension narrative : suspense, curiosité et surprise, Paris, Seuil, « Poétique », 2007 ; L’Œuvre du temps, Paris, Seuil, « Poétique », 2009 ; Les Rouages de l’intrigue, Genèse, Slatkine, 2017.

[8] Paul Ricœur, Temps et récit, 3 t., Paris, Seuil, 1983-1985.

[9] Marie-Ève Thérenty, La Littérature au quotidien. Poétiques journalistiques au XIXe siècle, Paris, Seuil, « Poétique », 2007.

[10] Expression de Jean Jullien dans Le Théâtre vivant : essai théorique et pratique, 2 t., Paris, Charpentier, 1892-1896.

[11] À partir d’une micro-lecture de Madame Bovary de Flaubert, Jean-Marie Privat a proposé de lire le XIXe siècle comme le théâtre de « la belligérance des hétérochronies », dans « Un dimanche, vers six heures, au soleil levant », Romantisme, « La Mesure du temps », op. cit.

[12] Charles Grivel, Production de l’intérêt romanesque, La Haye-Paris, Mouton, 1973.

[13] Pour une mise au point sur le roman de mœurs du XIXe siècle, voir Philippe Hamon et Alexandrine Viboud, Dictionnaire thématique du roman de mœurs en France (1814-1914), 2 t., Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2008.

[14] Voir Marie-Astrid Charlier, Le Roman et les Jours. Poétiques de la quotidienneté au XIXe siècle, Paris, Classiques Garnier, 2018.

[15] Nous renvoyons aux travaux de Marta Caraion, et notamment son monumental Comment la littérature pense les objets. Théorie littéraire de la culture matérielle, Ceyzérieu, Champ Vallon, « Détours », 2020.

[16] Reinhart Koselleck, Le futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, traduit de l’allemand par Jochen Hoock et Marie-Claire Hoock, Paris, Éditions EHESS, 2016, p. 151.

[17] Robert Caze, La Semaine d’Ursule, Paris, Tresse, 1885.

[18] Émile Zola, La Terre, Paris, Charpentier, 1887.

[19] Sur les « cas » et leur rapport à la temporalité, voir Bertrand Marquer, Les Romans de la Salpêtrière. Réception d’une scénographie clinique : Jean-Martin Charcot dans l’imaginaire fin-de-siècle, Genève, Droz, 2008 ; voir également deux articles dans Boris Lyon-Caen (dir.), Raisons d’agir : les passions et les intérêts dans le roman français du XIXe siècle, Fabula / Les colloque [En ligne], 2020, celui d’Éléonore Reverzy, « Clinique de l’Amour chez les Goncourt et Zola. Les cas Germinie L. et Adélaïde F. », URL : https://www.fabula.org/colloques/document6705.php ; et celui de Marie-Astrid Charlier, « Asthéniques et hystériques chez les “petits naturalistes” : des raisons moyennes d’agir ? », URL : https://www.fabula.org/colloques/document6707.php.

[20] Véronique Samson a analysé cela dans son livre Après la fin. Gustave Flaubert et le temps du roman, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, « Culture et Société », 2021.

[21] Philippe Dufour, Le Roman est un songe, Paris, Seuil, « Poétique », 2010 ; Le réalisme pense la démocratie, Genève, La Baconnière, « Langages », 2021.

Auteurs

Marie-Astrid Charlier est maîtresse de conférences en littérature française du XIXe siècle à l’Université Paul-Valéry Montpellier 3 et membre de l’unité de recherche RiRRa21. Ses travaux portent sur les naturalismes (roman, nouvelle, théâtre, critique) et plus largement sur l’histoire et la poétique des genres narratifs, ainsi que sur les liens entre presse et littérature. Elle a notamment publié l’ouvrage issu de sa thèse, Le Roman et les Jours. Poétiques de la quotidienneté au XIXe siècle, chez Classiques Garnier en 2018, et codirigé plusieurs ouvrages collectifs et numéros de revue, parmi lesquels : « Flaubert médiatique », Flaubert. Revue critique et génétique, n°25, 2021 (avec Marie-Ève Thérenty) ; Coups de griffe, prises de bec. La satire dans la presse des années trente, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2018 (avec Amélie Chabrier) ; « Écrire le quotidien », Autour de Vallès, n°48, 2018.

Véronique Samson enseigne la littérature au Cégep du Vieux Montréal, après avoir mené des recherches postdoctorales à l’Université de Cambridge et plus récemment au CRP19, à l’Université Sorbonne Nouvelle. Son livre Après la fin. Gustave Flaubert et le temps du roman est paru au début de l’année 2021 aux Presses universitaires de Vincennes. Ses recherches portent principalement sur le temps, la mémoire et l’histoire dans le roman réaliste du XIXe siècle. Elle a codirigé avec Mathieu Roger-Lacan un dossier consacré à 1848 et la littérature, paru dans Fabula / Les colloques en 2021.

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L’éloignement du passé, de Balzac à Flaubert


Sous l’effet des progrès techniques, du développement des savoirs et des transformations sociales, le XIXe siècle est confronté à un éloignement inédit du passé, dont la validité et le sens deviennent de plus en plus difficilement lisibles. S’exprimant sous la forme de la simultanéité du non-simultané, selon l’expression de Reinhart Koselleck, la distance qui sépare le présent du passé se pose comme une question à laquelle il est possible de donner au moins deux réponses : celle du lien à maintenir et celle de l’oubli. À partir de l’exemple que constitue la représentation, par l’apparition d’un personnage de vieillard, de l’éloignement du temps au bal des Lanty, dans Sarrasine, et à celui de La Vaubyessard, dans Madame Bovary, cet article vise à montrer comment, de Balzac à Flaubert, le lien entre le passé et le présent va dans le sens d’un amenuisement.

As a result of technical progress, the development of knowledge and social transformations, the 19th century is confronted to an increasing remoteness of the past, whose meaning and validity become less and less visible. Experienced by what Reinhart Koselleck calls the simultaneity of the non-simultanous, the distance between past and present transforms itself into a question for which at least two answers are possible: the maintenance of a connection, or oblivion. With the examples of how Balzac and Flaubert both represent the remoteness of the past under the guise of two very old characters appearing in the middle of a ball, at the Lanty’s in Sarrasine, and the Vaubyessard in Madame Bovary, this paper aims to show how, from one writer to the other, the link between past and present has diminished.


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On connaît la façon dont Stendhal, dans Racine et Shakespeare, distingue le romantisme du classicisme : alors que le premier, dit-il, est « l’art de présenter aux peuples les œuvres littéraires qui, dans l’état actuel de leurs habitudes et de leurs croyances, sont susceptibles de leur donner le plus de plaisir possible », le second « leur présente la littérature qui donnait le plus grand plaisir possible à leurs arrière-grands-pères [1]. » L’écart de génération choisi par Stendhal fait mouche, bien sûr, parce qu’il est grand. Il se justifie historiquement (plus d’un siècle sépare le public romantique de celui de Racine) et stratégiquement (il s’agit de peindre les adversaires de l’art nouveau en individus très largement dépassés et de donner leur pleine légitimité aux œuvres actuelles), mais au-delà de l’ironie dont il est très clairement teinté, il comporte un autre avantage, plus subtil, qui est de laisser dans l’ombre, par son étendue même, la question délicate de la saisie de l’éloignement. Car si des bisaïeuls aux arrière-petits-enfants la distance est assez grande pour que s’exprime une distinction, qu’en est-il des grands-pères aux petits-enfants et des pères aux enfants ? À partir de quel moment, de quel intervalle, les uns et les autres cessent-ils d’habiter un temps partagé, leurs manières de se transmettre, leurs œuvres de dialoguer, leurs goûts de se communiquer ? Dans un siècle où les transformations de tous ordres vont sans cesse croissant et où chacun est amené à se voir dépassé sur un plan ou sur un autre, et souvent sur plusieurs plans, la réponse apportée à ces questions est au cœur de la mesure du temps présent.

1. La simultanéité du non-simultané : une frontière entre les temps

En cela, ce n’est pas un hasard si Stendhal calcule en termes de générations la distance qui sépare son époque de celle du classicisme. La délimitation des générations, on le sait, est l’une des obsessions du XIXe siècle et cela presque dans sa fondation, si l’on peut s’exprimer ainsi, l’article 28 de la Constitution de 1793 prévoyant que ce sera à cette aune – ou au sein de cette matrice – que se décidera la caducité des lois et des choses : « Un peuple a toujours le droit de revoir, de réformer et de changer sa Constitution. Une génération ne peut assujettir à ses lois les générations futures. » Au-delà de cette inscription générale, chacun comprend très vite qu’avec la génération se joue la distribution concrète des places et des chances, se dessinent les délinéaments de l’histoire, s’observent les marques du progrès (ou du progrès apparent), s’édicte la tâche d’établir ce qui est actuel ou digne d’oubli, pertinent ou obsolète, temporellement proche ou éloigné. Cette tâche, sans doute, a toujours existé, mais elle prend avec le développement de la modernité une ampleur inédite, non seulement parce que la vitesse de transformation des savoirs, des mœurs, des esthétiques et des sensibilités s’accroît de façon notable, mais aussi parce que cet accroissement devient en soi un objet d’interrogation et de pensée.

Plus précisément, la génération est un des moyens les plus immédiats d’éprouver cette expérience définitoire de la modernité que constituent la présence dans le même espace de choses anciennes et de choses nouvelles, la coexistence d’éléments dont l’évolution n’a pas suivi le même chemin ou ne s’est pas produite au même rythme, bref, ce que l’historien Reinhart Koselleck a appelé « la simultanéité du non-simultané [2] ». Car nous avons beau concevoir que le progrès varie selon les lieux, les démographies et les sociétés, c’est lorsque l’asymétrie des avancées se manifeste au sein de l’existence, lorsqu’elle trace des lignes de partage entre les trajectoires et les destins, entre les possibilités offertes et les voies refusées, lorsqu’elle crée des manières différentes d’habiter le monde qu’elle nous apparaît dans sa réalité. Dans ses réflexions sur le développement asynchrone des classes sociales aux XIXe et XXe siècles, Ernst Bloch a bien résumé la façon dont la simultanéité du non-simultané, malgré sa dimension collective, est une expérience de la conscience individuelle, que c’est à l’échelle d’une vie concrètement vécue que s’éprouve la différence des temps :

Tous ne sont pas présents dans le même temps présent. Ils n’y sont qu’extérieurement, parce qu’on peut les voir aujourd’hui. Mais ce n’est pas pour cela qu’ils vivent en même temps que les autres. Ils portent au contraire avec eux un passé qui s’immisce. L’époque d’un homme dépend de l’endroit où il se trouve en chair et en os et surtout de la classe à laquelle il appartient. Des temps plus anciens que ceux d’aujourd’hui continuent à vivre dans des couches plus anciennes. On retourne facilement, on rêve qu’on retourne, dans l’ancien temps [3].

Les romanciers du XIXe siècle se sont doublement saisis de cette expérience intime du temps. Ils ont d’abord très vite perçu combien la façon de perdre ou de gagner à la distribution temporelle des chances constituait un objet de récit, et même de péripéties, à la fois éminemment actuel et éminemment adapté à l’instance esthétique que constitue le personnage (on pense bien sûr ici au thème du héros né trop tôt ou trop tard ou propulsé dans un milieu plus avancé que celui dont il est issu). Il y a dans les temps discordants, dans les aventures et les réflexions qu’ils entraînent, dans leurs ironies et leurs quiproquos, dans leur mélancolie une matière « romanesque » quasiment infinie. Mais les romanciers, et c’est ce qui m’intéresse ici, ont également perçu que le gain allait plus loin encore, qu’au-delà des récits qu’ils pouvaient tirer des rythmes disjoints de la modernité, le roman constituait, par sa forme même, un moyen à la fois d’évaluer et de représenter la vitesse à laquelle le passé s’éloignait.

Les œuvres de Balzac et Flaubert peuvent servir ici d’exemples, car elles illustrent de façon particulièrement frappante comment, en l’espace de deux ou trois décennies, se creuse cette distance qui, s’accroissant, entraîne la création de nouveaux modes de représentation du présent et du réel. En guise d’amorce à la saisie de cette évolution, on peut convoquer les deux scènes très semblables dans leurs « données » que constituent, chez Balzac, l’apparition du grand-oncle de Marianina, qui effraie tant Mme de Rochefide, au bal des Lanty dans Sarrasine, et, chez Flaubert, l’observation curieuse par Emma du vieux duc de Laverdière, au bal de la Vaubyessard. Sans doute ces deux scènes ne sont-elles pas égales, puisque la première, qui se déroule sur plusieurs pages, sert d’introduction à tout un récit, tandis que la seconde, qui tient en un bref paragraphe, marque à peine une pause dans le déroulement du bal auquel a été invité le couple Bovary. Mais outre que cette inégalité même est significative en soi, ce qui rapproche ces deux scènes est moins leur longueur ou leur développement (ou leur non-développement) que la situation qu’elles se trouvent à traiter : celle de la présence de vieillards au milieu d’une fête et du heurt, voire de l’anomalie que constitue la ruine de leur corps dans l’instant électrique des danses et des conversations galantes.

D’entrée de jeu, celui qui fut jadis la Zambinella nous est présenté comme issu d’un monde irréel, surgissant à intervalles réguliers devant les siens tel « une personne enchantée [4] » poussée « par quelque mécanisme de théâtre [5] » : « Caché pendant des mois entiers au fond d’un sanctuaire inconnu, ce génie familier en sortait tout à coup comme furtivement, sans être attendu, et apparaissait au milieu des salons comme ces fées d’autrefois qui descendaient de leurs dragons volants pour venir troubler les solennités auxquelles elles n’avaient pas été conviées [6]. » Si ces survenues créent habituellement, dans la famille du vieillard, « une grande sensation [7] », l’émoi se transforme, au cœur de la fête, en « terreur [8] », tant les Lanty craignent que le corps quasi fantomatique de leur grand-oncle ne s’abîme tout entier au contact des danseurs. Au moindre risque d’effleurement par un invité, la comtesse ou un de ses enfants se précipite :

Filippo s’élançait en se glissant à travers la foule, pour le joindre, et restait auprès de lui, tendre et attentif, comme si le contact des hommes ou le moindre souffle dût briser cette créature bizarre. La comtesse tâchait de s’en approcher, sans paraître avoir eu l’intention de le rejoindre ; puis, en prenant des manières et une physionomie autant empreintes de servilité que de tendresse, de soumission que de despotisme, elle disait deux ou trois mots auxquels déférait presque toujours le vieillard, il disparaissait emmené, ou, pour mieux dire, emporté par elle [9].

L’ancienne Zambinella s’incruste, cependant, et lorsque le vieillard égayé vient s’asseoir à côté de Mme de Rochefide, celle-ci, déjà troublée par les airs d’outre-tombe de la sidérante créature, presse très vite la main de son amant, « comme si elle eût cherché à se garantir d’un précipice [10]. »

Emma Bovary n’a pas tant de crainte quand, au moment du dîner à la Vaubyessard, elle aperçoit, assis seul au haut bout de la table, le vieux duc de Laverdière « courbé sur son assiette remplie, la serviette nouée dans le dos comme un enfant », « laissant tomber de sa bouche des gouttes de sauce » en mangeant les plats qu’il « désign[e] du doigt en bégayant » et qu’un « domestique, derrière sa chaise, lui nomm[e] tout haut, dans l’oreille [11]. » Mais si elle est moins spectaculaire que celle de l’ancienne Zambinella au bal des Lanty, l’apparition du vieux duc chez le marquis d’Andervilliers constitue elle aussi une forme d’entrée dans un autre monde : le beau-père du marquis fut jadis le favori du comte d’Artois et, selon la rumeur, l’un des amants de Marie-Antoinette ; pour Emma, il s’agit là d’une vision prodigieuse et alors même que le bal constitue déjà en soi, aux yeux de la jeune femme, une forme de rêve, l’image de ce vieillard venu d’un autre siècle la propulse dans un espace-temps encore plus saisissant et plus improbable : « sans cesse [s]es yeux […] revenaient d’eux-mêmes sur ce vieil homme à lèvres pendantes, comme sur quelque chose d’extraordinaire et d’auguste. Il avait vécu à la Cour et couché dans le lit des reines [12] ! »

Ce qui frappe, dans ces deux scènes, c’est le soin mis par chacun des romanciers à représenter une distance temporelle maximale. Sans doute n’étonne-t-elle pas de la part de Balzac, qui dépeint souvent la vieillesse sous des traits spectraux et fantastiques, comme si celui qui en était le porteur habitait déjà un autre monde. Le père Goriot, par exemple, a les cheveux verdâtres et sa silhouette, au fil des années, se décharne pour ne plus laisser place qu’à un être flottant et cadavérique : « ses mollets tombèrent ; sa figure, bouffie par le contentement d’un bonheur bourgeois, se vida démesurément [13] ». On pense aussi à Porbus, dans Le Chef-d’œuvre inconnu, dont le « corps fluet et débile » laisse échapper « quelque chose de diabolique [14] » ou encore au colonel Chabert, littéralement, lui, revenu de la mort et qui en porte partout les signes sur son visage « livide » aux « rides blanches », aux « sinuosités froides » et aux « yeux couverts d’une taie transparente [15]. » Mais l’ancienne Zambinella semble venir d’une région encore plus éloignée, au point de ressembler à « une création artificielle [16] ». De la même façon, le duc de Laverdière relève d’un temps si reculé que le vieillard gâteux apparaît à Emma telle une relique. Cette distance poussée au plus loin s’explique bien sûr, dans les deux cas, par les besoins de l’intrigue : le grand-oncle de Marianina doit se présenter comme une énigme terrifiante aux yeux de Mme de Rochefide pour qu’opère tout le plaisir du conte qui va suivre, et le bal à la Vaubyessard ne constituerait pas un si grand événement dans la vie d’Emma si elle n’y était exposée à ce qui se trouve au plus loin de sa condition et de son milieu.

2. Résoudre l’éloignement

Mais la question qui se pose ici ne concerne pas tant le rôle joué par ces figures dans la psyché des personnages que la façon dont leur éloignement est traité en soi, pour constituer en lui-même, en tant que fait en propre, un objet du récit. Plus précisément : comment, une fois présentée comme plus ou moins fabuleuse la rencontre de ces temps disjoints que constituent la vivacité de la fête et l’apparition du passé sous les traits d’un très grand vieillard, les deux romanciers résolvent-ils la simultanéité du non-simultané qu’ils viennent de mettre en scène?

Balzac, de façon très claire, établit une connexion. Dès la distance énoncée, il travaille à la combattre et à la réduire. Le récit qui suit l’apparition du grand-oncle de Marianina nous révèle non seulement l’histoire et l’identité de l’inquiétant vieillard, mais également la façon dont son passé de castrat se poursuit dans le présent par la fortune que son art a permis d’amasser et dont la famille de Lanty est aujourd’hui l’héritière. Une telle résolution est fréquente dans La Comédie humaine, dont la dramaturgie repose souvent sur la permutation des places : le plus élevé devient le plus bas, le plus pauvre le plus riche, le plus célébré le plus honni, le plus secret le plus notoire, le plus ancien le plus actif. Dans la société en pleine mutation que Balzac s’est donné pour projet de décrire, aucune position ni aucune existence ne sont « arrêtées », aucun moment n’est définitif, et si aucun avenir n’est jamais totalement compromis aucun passé n’est jamais totalement liquidé. Ces déplacements sont étroitement liés au fait que le temps de La Comédie humaine, ainsi que l’écrit François Hartog, « n’est pas linéaire mais fragmenté en épisodes, discontinu. On monte et on descend du train, et le voyageur se fait observateur du simultané du non-simultané, de ces temporalités désaccordées, de ces personnages qui partagent les mêmes espaces mais ne vivent pas dans le même temps [17]. »

Cette discontinuité est bien sûr voulue par Balzac, qui y fait reposer la structure de La Comédie humaine en ce qu’elle lui donne les moyens de se mouvoir indifféremment d’une époque à l’autre de la vie de ses personnages. Mais il me semble possible de voir dans ces temporalités désaccordées non seulement ce que le romancier accueille et même recherche, mais aussi ce qu’il combat, voire s’efforce de réparer. Si l’énergie peu commune qu’il déploie partout dans son œuvre pour relier entre eux les faits du passé et ceux du présent montre que ces liens ne vont plus de soi, qu’ils ont cessé d’être clairs et évidents et même se sont rompus, elle indique également la possibilité de les renouer et, plus encore, le souhait de les retrouver. C’est là d’ailleurs un aspect oublié de la fameuse causalité balzacienne et qui invite à revoir la manière dont elle a été généralement perçue tout au long du XXe siècle, à savoir comme une forme d’abus de pouvoir de la part du romancier ou comme une logique trop carrée et trop démiurgique : l’ardeur et l’extravagance de moyens que Balzac déploie pour faire valoir ces liens (recours aux détours et aux secrets, à l’officieux et au caché, à l’effrayant et à l’impressionnant, etc.) ne seraient pas, en effet, l’indice de la puissance de ces derniers mais, tout au contraire, celui de leur fragilité. De moins en moins évidents, de plus en plus subtils ou rendus aux dernières limites de leur existence, ces liens exigeraient, pour être vus et compris, un effort soutenu d’attention, l’élaboration de récits complexes et sinueux, la construction, pour les renforcer, de dispositifs improbables, comme celui qui consiste à faire apparaître au milieu d’une fête un être quasi surnaturel.

L’avant-propos de La Comédie humaine pointe vers l’exténuation de ces liens et cela par le projet même que Balzac y présente de se faire l’historien de sa société. Les limites que le romancier donne à cette entité sont relativement circonscrites, puisque c’est l’empan d’une génération qui en détermine la dimension et, du fait même, la clôture : « Ce n’[est] pas une petite tâche que de peindre les deux ou trois mille figures saillantes d’une époque, car telle est, en définitif, la somme des types que présente chaque génération et que La Comédie Humaine comportera [18]. » Dans sa réponse à Hippolyte Castille – qui reprochait au romancier, dans un article d’octobre 1845, de créer trop peu de personnages édifiants –, Balzac est encore plus explicite : « J’ai entrepris l’histoire de toute la société. J’ai exprimé souvent mon plan dans cette seule phrase : “Une génération est un drame à quatre ou cinq mille personnages saillants.” Ce drame, c’est mon livre [19]. » Mais si la durée d’une société est relativement courte, celle de l’histoire, par définition, est longue ou, à tout le moins, libre de toutes bornes. Pour articuler l’une à l’autre, Balzac doit donc inscrire le présent dans un temps élargi. Ce temps élargi, c’est d’ailleurs précisément ce qu’il trouve et admire chez les grands personnages de roman que sont, par exemple, Don Quichotte, Manon Lescaut, Clarisse, Lovelace, Robinson Crusoé, Gil Blas, Ossian, Julie d’Étanges, Werther, René, Corinne, Adolphe, Paul et Virginie, et qui ont en commun que leur « existence devient plus longue, plus authentique que celle des générations au milieu desquelles on les fait naître. » Ces personnages, ajoute-t-il, « ne vivent qu’à la condition d’être une grande image du présent. Conçus dans les entrailles de leur siècle, tout le cœur humain se remue sous leur enveloppe, il s’y cache souvent toute une philosophie [20]. » Être une grande image du présent, c’est, bien sûr, le représenter tout particulièrement ou fortement, mais c’est aussi le donner à voir depuis un temps étendu, ce qui peut se faire de façon verticale, par universalité transcendante (« tout le cœur humain », « toute une philosophie ») ou par exploration des profondeurs (les « entrailles » du siècle), mais aussi de façon horizontale ou réticulaire, en multipliant les liens, les passerelles et les relais qui rattachent entre eux des individus et des événements a priori distants les uns des autres. C’est cette horizontalité, écrit Balzac, qui a manqué à Walter Scott pour que son œuvre réalise la pleine tâche historienne qui sera celle de La Comédie humaine : il « n’avait pas songé à relier ses compositions l’une à l’autre de manière à coordonner une histoire complète, dont chaque chapitre eût été un roman, et chaque roman une époque. En apercevant ce défaut de liaison, qui d’ailleurs ne rend pas l’Écossais moins grand, je vis à la fois le système favorable à l’exécution de mon ouvrage et la possibilité de l’exécuter [21]. » Or la force de ce système ne tient pas seulement à son principe, c’est-à-dire au fait qu’en rattachant le présent au passé (et vice-versa) Balzac les agrandit l’un et l’autre, rendant ainsi l’histoire du présent plus vaste que sa simple actualité. La force du système tient aussi, comme le montre l’exemple de Sarrasine, à ce qu’il pousse au plus loin la tension que constitue la contemporanéité du non-contemporain, qu’il la porte presque au point de rupture ou, à tout le moins, à un point spectaculaire. Par sa nature très dynamique (et très dramatique), mais aussi parce que la mesure du temps loge au cœur de toute son esthétique et de toute sa réflexion, cette tension au sein des liaisons entre des temps disjoints est l’une des assises les plus importantes de La Comédie humaine.

Chez Flaubert aussi le simultané du non-simultané est une assise, mais d’une tout autre façon que chez Balzac. L’auteur de Madame Bovary, en effet, n’établit aucune connexion entre le passé et le présent. Même s’il a été, selon ce qu’on en rapporte, l’amant de Marie-Antoinette, le duc de Laverdière reste dans la solitude de son bégaiement, de sa surdité et des gouttes de sauce qu’il laisse tomber en mangeant. Tandis que l’ancien castrat risque à tout moment de perturber l’ordre et la bonne marche du bal des Lanty où il est remarqué, sinon scruté, par tous les convives, il n’y a qu’Emma pour porter son regard sur le vieux duc, dont la présence au sein de la fête est parfaitement inoffensive. Et ce regard lui-même ne s’attarde pas. Contrairement à Mme de Rochefide qui veut tout savoir du grand-oncle de Marianina, Emma n’exige aucun récit de la vie passée du vieillard et aucun récit ne nous en est donné, sinon les quelques informations qui permettent à la jeune femme d’être un instant émerveillée par l’« auguste » personnage avant qu’elle ne tourne son attention vers le champagne glacé et les fruits servis comme dessert : « Elle n’avait jamais vu de grenades ni mangé d’ananas. Le sucre en poudre même lui parut plus blanc et plus fin qu’ailleurs [22]. »

Le duc de Laverdière n’est pas, dans l’œuvre de Flaubert, la seule figure du passé qui disparaît presque aussitôt nommée. Au couvent d’Emma, la vieille lingère « appartenant à une ancienne famille de gentilshommes ruinés sous la Révolution [23] » et qui apporte en cachette aux jeunes pensionnaires les romans à l’eau de rose dont elles sont si friandes ne survit pas, elle non plus, à la brièveté de son apparition. Dans L’Éducation sentimentale, la duchesse que Mme Dambreuse accueille avec « bonheur » à l’une de ses soirées existe de façon encore plus éphémère : « [Mme Dambreuse] s’avança jusqu’à la porte, au-devant d’une vieille petite dame, qui avait une robe de taffetas carmélite et un bonnet de guipure, à longues pattes. Fille d’un compagnon d’exil du comte d’Artois et veuve d’un maréchal de l’Empire créé pair de France en 1830, elle tenait à l’ancienne cour comme à la nouvelle et pouvait obtenir beaucoup de choses. Ceux qui causaient debout s’écartèrent, puis reprirent leur discussion [24]. » Le « vieillard en habit noir sur un cheval blanc, à selle de velours », tenant d’une main « un rameau vert, de l’autre un papier [25] » qu’aperçoit Frédéric au milieu de la foule lors de l’insurrection de 1848 disparaît encore plus vite, puisqu’il n’a même pas droit à l’énonciation de ses qualités. Il s’agit pourtant d’une figure historique bien réelle : le maréchal Étienne Maurice Gérard, général d’Empire et ancien ministre de la Guerre sous la Monarchie de Juillet, chargé par Louis-Philippe de parlementer avec les insurgés [26]. Mais au milieu de cette foule dont, « désespérant de se faire entendre, il se retir[e] », son identité se perd, autant pour Frédéric, qui ne reconnaît pas le maréchal (ou n’a pas les moyens de le reconnaître), que pour le roman, qui laisse aller sans la nommer cette figure insolite et à la fois représentative, par son isolement et par son désœuvrement, des personnages qui, chez Flaubert, n’appartiennent pas au présent. Sur tous les plans, en effet, le vieux maréchal est hors-jeu et à contretemps : dans sa mission d’abord, puisqu’il ne parvient pas à s’intégrer au temps de l’insurrection ; au sein de l’histoire ensuite, puisque malgré ses faits d’armes, il n’est plus l’homme de la situation ; dans le roman enfin, où aucune instance ne se souvient de lui et où sa silhouette saugrenue, surnuméraire, surgie de nulle part et aussitôt évanouie s’en va rejoindre tous les êtres excentriques et inexpliqués que Frédéric voit défiler dans la cohue, à l’instar du « grand jeune homme pâle, dont les cheveux noirs flottaient sur les épaules, prises dans une espèce de maillot à pois de couleur [27] », croisé rue Saint-Honoré, et de la « fille publique, en statue de la Liberté, – immobile, les yeux grands ouverts, effrayante [28] », qui se tient au beau milieu de la foule lors du saccage du château des Tuileries.

3. Une esthétique du temps vécu

Autant Balzac retrace, exhume et reconstitue le passé afin de le rattacher au présent, autant Flaubert l’abandonne à la disparition et à l’oubli. En apercevant dans le jardin de la Vaubyessard le visage des paysans attirés par les lumières du bal, Emma se revoit un instant aux Bertaux, à la ferme de son père, à l’époque où, jeune fille, elle écrémait les terrines de lait. Mais, là encore, l’image s’efface presque aussitôt, comme si face au présent le passé n’avait pas la force de tenir : « aux fulgurations de l’heure présente, sa vie passée, si nette jusqu’alors, s’évanouissait tout entière, et elle doutait presque de l’avoir vécue [29]. » Dès le retour à Tostes, c’est le souvenir du bal qui s’estompe : « peu à peu, les physionomies se confondirent dans sa mémoire, elle oublia l’air des contredanses, elle ne vit plus si nettement les livrées et les appartements ; quelques détails s’en allèrent, mais le regret lui resta [30]. » Le seul objet qui lui permettrait de se souvenir du bal, le porte-cigares retrouvé sur la route du retour et dont Emma est convaincue qu’il appartient au vicomte avec qui elle a si délicieusement valsé, ne la ramène pas vers la fête. Si la jeune femme conserve précieusement dans son armoire l’étui de soie verte et le palpe de temps en temps, ce n’est pas pour se reporter en esprit à cette soirée qui s’éloigne de plus en plus, mais pour s’inventer des récits, se projeter des images de vie romanesque qu’elle crée de toutes pièces à partir du tout venant de ses lectures.

L’oubli des choses passées, l’éloignement sans retour de tout ce qui, une fois sa vie consumée, est versé dans la colonne de ce qui a disparu est au cœur de l’esthétique flaubertienne de la même façon que la liaison entre les événements, les époques et les êtres, si lointains soient-ils, est au cœur de l’esthétique balzacienne. Si j’utilise le terme d’esthétique, c’est parce que la différence dans la conception du temps et de l’histoire, entre les deux auteurs, n’est pas que d’ordre conceptuel, mais également technique et formel : là où le principe de causalité gouverne de part en part la composition de La Comédie humaine, la nature évasive, pour ne pas dire évanescente, des liens entre le passé et le présent est au cœur de celle des romans de Flaubert. On sait combien, chez lui, l’écriture est fondée sur la parataxe et la coordination, et laisse à la supposition du lecteur l’idée que tel événement puisse expliquer tel autre (comme dans cet exemple, au sujet de la dégradation physique de Félicité dans Un cœur simple : « Par suite d’un refroidissement, il lui vint une angine ; peu de temps après, un mal d’oreilles. Trois ans plus tard, elle était sourde [31]. ») Ce mode de composition peut certes s’interpréter par le refus bien connu du romancier de « conclure », tel qu’il l’exprime notamment à Louis Bouilhet : « Oui, la bêtise consiste à vouloir conclure. Nous sommes un fil et nous voulons savoir la trame. […] Quel est l’esprit un peu fort qui ait conclu, à commencer par Homère ? Contentons-nous du tableau, c’est ainsi, bon [32] » ; ou encore par son désir de ne montrer que le milieu des choses, c’est-à-dire leur part visible et objective, détachée de toute spéculation sur ce qu’elles ont pu être ou sur ce qu’elles deviendront : « Il y aurait, écrit-il à Louise Colet, un beau livre à faire sur la littérature probante. – Du moment que vous prouvez, vous mentez. Dieu sait le commencement et la fin ; l’homme le milieu [33]. » Il me semble cependant possible d’envisager une autre explication encore à la faiblesse des liens causaux – et donc temporels – qui est la façon dont Flaubert envisage la durée de ce « milieu ». Car l’absence de pont entre le présent et le passé ne se manifeste pas seulement chez lui lorsque leur distance est grande, mais aussi lorsque l’écart est mince, voire ténu. Dans Madame Bovary et L’Éducation sentimentale, notamment, ce qui est survenu quelques mois, quelques semaines, parfois seulement quelques jours plus tôt perd autant en force et en action qu’un événement très ancien. Cette perte est parfois perçue comme telle par les personnages, ainsi que le montre l’exemple du bal à la Vaubyessard dont Emma oublie rapidement les détails, mais, le plus souvent, c’est la narration qui la produit, en ne liant pas ni ne rendant nécessaires l’un à l’autre les éléments que la chronologie pourtant rapproche. Les événements défilent, s’ajoutent les uns aux autres, se succèdent, mais, contrairement à l’explication offerte par Charles à la mort d’Emma, rien, dans l’intrigue, n’est jamais le résultat de la moindre « fatalité [34] ». À chaque moment, les personnages pourraient, sans beaucoup d’effort ni même de réflexion, opter pour une autre décision ou une autre entreprise tant ils ne sont que superficiellement ou temporairement contraints par leurs actions précédentes. Sans doute Madame Bovary repose-t-il sur un enchaînement de faits conduisant Emma de sa vie de jeune fille jusqu’à son suicide, mais la composition des chapitres et le grain du texte – faits d’ellipses jamais comblées, d’épisodes ou de détails sur lesquels on ne revient pas, de répétitions qui brouillent les séquences, de juxtapositions et d’énumérations – ne cessent de travailler contre cet enchaînement et de le rendre secondaire, d’en faire lui-même un détail au sein de tout ce qui compose le présent, les perceptions et les sentiments.

Par ailleurs, il n’y a pas que les événements qui soient « isolés » dans Madame Bovary et dans L’Éducation sentimentale. Les personnages aussi, que ce soit Charles, Homais, Rodolphe, Frédéric, Marie Arnoux, Deslauriers ou Mme Dambreuse, existent chacun dans leur temps propre, en dehors de toute durée commune ou collectivement éprouvée. Leur rencontre s’effectue essentiellement sous la forme de la coïncidence ou de la co-spatialité, comme le montre la scène des comices agricoles (qui n’est pas seulement divisée en deux, avec Rodolphe et Emma d’un côté et les villageois de l’autre, mais où chacun – Rodolphe, Emma, les messieurs sur l’estrade, la vieille Catherine Leroux toute perdue – vit dans son propre monde, avec ses propres repères et ses propres envies) ou comme le donnent à sentir, dans L’Éducation sentimentale, les innombrables rencontres produites par le hasard des déplacements, des courses, des déambulations et des rendez-vous. C’est dans ce roman, postérieur d’une douzaine d’années à Madame Bovary, c’est-à-dire plus tardif dans le siècle, que Flaubert pousse au plus loin la séparation des temps, le récit y progressant, comme l’a montré entre autres Marie-Astrid Charlier, par répétitions et par échos [35], et le lien entre le présent et le passé, même le plus proche, se donnant d’entrée de jeu comme perdu, usé, accessible uniquement par un effort de remémoration ou par les restes d’un vague souvenir. Rosanette illustre ironiquement mais aussi emblématiquement cette réduction et cet évidement du souvenir quand, au château de Fontainebleau, qu’elle visite avec Frédéric, elle ne trouve rien à dire sur les tableaux, les statues et les tapisseries, dont tout ce qu’elle saisit est qu’ils sont d’un autre temps :

Son mutisme prouvait clairement qu’elle ne savait rien, ne comprenait pas, si bien que par complaisance [Frédéric] lui dit : – « Tu t’ennuies peut-être ? » – « Non, non, au contraire ! » Et, le menton levé, tout en promenant à l’entour un regard des plus vagues, Rosanette lâcha ce mot : – « Ça rappelle des souvenirs [36] ! »

 

Que conclure de ces manières différentes qu’ont Balzac et Flaubert de traiter la rencontre du présent et du passé et la simultanéité du non-simultané ? Deux réponses me semblent possibles, selon qu’on adopte un point de vue externe ou interne au roman. D’un point de vue externe, qu’on pourrait qualifier d’historique ou de sociologique, la différence de traitement de l’asynchronie, chez les deux auteurs, suggère le creusement, au fil du temps, de la rupture qui, pour Stendhal en 1823, s’énonçait par l’écart séparant des générations qui, concrètement, ne pouvaient pas se rencontrer. En 1830, c’est un passé un peu plus proche – de grand-oncle à petits-neveux – qui commence à s’éloigner, mais dont la communication avec le présent est encore possible. L’ancienne Zambinella peut encore être comprise par la jeune Mme de Rochefide, qui réclame d’ailleurs que lui soit fait le récit de sa vie. Vingt-cinq ans plus tard, la communication a pris fin, et Mme Bovary, après avoir observé pendant quelques instants le vieux duc de Laverdière, abandonne le vieillard à sa décrépitude pour se tourner vers les stimulations scintillantes du présent. On remarque par ailleurs que, pour Flaubert, la génération n’est plus un élément déterminant ni même de réflexion. On oublie vite l’âge que peuvent avoir Emma et Frédéric – nous savons objectivement qu’ils sont jeunes, mais la jeunesse n’est pas un trait qui les caractérise ou qui définit leurs entreprises – et le calcul des ans qui permettrait de situer leurs actions est constamment brouillé ou laissé dans les limbes de la narration [37]. Cette absence de « datation » explique en grande partie pourquoi l’œuvre de Flaubert est si soluble dans le temps long de la réception, là où celle de Balzac, en dépit de toute sa vivacité et de la pérennité de sa psychologie, reste, sur le plan de la représentation du temps, rattachée à un moment de transition. Car même si Flaubert a dit vouloir faire, avec L’Éducation sentimentale, « l’histoire morale des hommes de [s]a génération [38] », cette histoire n’est pas spécifique à une seule génération. Ou, si l’on préfère, elle est spécifique à toutes les générations depuis celle de Flaubert, qui ne pouvait pas prévoir, quand il pensait se faire l’historien de son époque, que l’éloignement du passé dont son œuvre prenait acte et l’irrésolution de la simultanéité du non-simultané sur laquelle il avait fondé son esthétique allaient devenir la condition persistante de la modernité.

Mais les manières différentes qu’ont les deux romanciers d’aborder le simultané du non-simultané ne font pas que nous renseigner sur la façon dont se transforment le rythme et la mesure du temps au XIXe siècle. D’un point de vue interne au roman, elles nous disent aussi combien, à cet instant de son histoire, ce rythme et cette mesure ont joué un rôle dans le développement de l’art romanesque, qui, en s’y trouvant confronté, a été amené à inventer de nouveaux modes de composition et de structuration, de liaison et de déliaison. Plus précisément, sur la décision de combattre ou non l’asynchronie des êtres et des consciences amenée par ce moment où le désaccord du temps est devenu une expérience centrale de l’existence, s’est jouée l’invention de formes, réticulaires et parataxiques, dont nous sommes encore et toujours – et cela non sans ironie – les héritiers.

Notes

[1] Stendhal, Racine et Shakespeare, Paris, Hatier, 1927, p. 23.

[2] Reinhart Koselleck, Le futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, traduit de l’allemand par Jochen Hoock et Marie-Claire Hoock, Paris, Éditions EHESS, 2016, p. 151. Dans ses travaux sur l’« accélération sociale », le sociologue Hartmut Rosa fait lui aussi de la rencontre d’éléments issus de temps différents le moyen d’une saisie particulièrement forte de la condition moderne, puisque c’est toujours par comparaison que la modernité s’exprime, par la coprésence de ce qui n’a plus cours (ou ne devrait plus avoir cours) et de ce qui est perçu comme plus avancé que chacun définit sa place dans le temps. Voir Accélération. Une critique sociale du temps, traduit de l’allemand par Didier Renault, Paris, La Découverte, 2013 [2011], p. 100 sq.

[3] Ernst Bloch, Héritage de ce temps, traduit de l’allemand par Jean Lacoste, Paris, Payot, 1978, p. 95.

[4] Honoré de Balzac, Sarrasine, dans La Comédie humaine, t. VI, éd. de Pierre-Georges Castex, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1977, p. 1048.

[5] Ibid., p. 1050.

[6] Ibid.

[7] Ibid., p. 1048.

[8] Ibid.

[9] Ibid., p. 1048-1049.

[10] Ibid., p. 1051.

[11] Gustave Flaubert, Madame Bovary, éd. de Jacques Neefs, Paris, Le Livre de Poche, 2019, p. 118.

[12] Ibid.

[13] Honoré de Balzac, Le Père Goriot, dans La Comédie humaine, t. III, éd. de Pierre-Georges Castex, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1976, p. 72.

[14] Honoré de Balzac, Le Chef-d’œuvre inconnu, dans La Comédie humaine, t. IX, éd. de Pierre-Georges Castex, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1979, p. 415, p. 414.

[15] Honoré de Balzac, Le Colonel Chabert, dans La Comédie humaine, t. III, op. cit., p. 321.

[16] Honoré de Balzac, Sarrasine, op. cit., p. 1052.

[17] François Hartog, Croire en l’histoire, Paris, Flammarion, 2013, p. 171.

[18] Honoré de Balzac, « Avant-propos à La Comédie humaine », dans Stéphane Vachon (éd.), Écrits sur le roman, Paris, Le Livre de poche, 2000, p. 302.

[19] Honoré de Balzac, « Lettre à Hyppolite [sic] Castille, l’un des rédacteurs de La Semaine », dans ibid., p. 313-314. Cette lettre paraît dans l’édition du 11 octobre 1845 du même journal.

[20] Honoré de Balzac, « Avant-propos à La Comédie humaine », loc. cit., p. 285.

[21] Ibid., p. 286.

[22] Gustave Flaubert, Madame Bovary, op. cit., p. 118.

[23] Ibid., p. 103.

[24] Gustave Flaubert, L’Éducation sentimentale, éd. de Stéphanie Dord-Crouslé, Paris, Garnier-Flammarion, 2013, p. 327.

[25] Ibid., p. 387-388.

[26] Les scénarios de L’Éducation sentimentale permettent d’identifier ce vieillard. Voir Anne Herschberg-Pierrot, « Le cavalier en habit noir : genèse d’une image », Flaubert. Revue critique et génétique, no 15 (2016) : http://journals.openedition.org/flaubert/2543. Par ailleurs, le récit fait par Maxime Du Camp des journées de 1848, dont il a été témoin avec Flaubert, correspond fortement à la vision qu’a Frédéric de l’étrange cavalier : « Tout à coup nous vîmes apparaître dans la rue de Rohan un homme, un vieillard, vêtu d’un habit noir et monté sur un cheval blanc ; d’une main il agitait un papier et de l’autre une branche d’arbre ; c’était le maréchal Gérard, qui faisait un effort pour pénétrer sur la place ; un trompette le précédait qui ne s’empressa pas de sonner au parlementaire ; deux personnes conduisaient le cheval par la bride en criant “Laissez passer ! Laissez passer !” Le cortège pacifique n’alla pas loin ; il ne dépassa point la dernière maison de la rue Saint-Honoré, avant le palais, et il s’en détourna comme il était venu. » (Souvenirs de 1848, Paris, Hachette, 1876, rééd. Paris-Genève, Slatkine, « Ressources », 1979, p. 87.)

[27] Gustave Flaubert, L’Éducation sentimentale, op. cit., p. 385.

[28] Ibid., p. 391.

[29] Gustave Flaubert, Madame Bovary, op. cit., p. 122.

[30] Ibid., p. 127.

[31] Gustave Flaubert, Trois contes, éd. de Pierre-Marc de Biasi, Paris, Garnier-Flammarion, 1986, p. 69.

[32] Gustave Flaubert, Lettre à Louis Bouilhet, 4 septembre 1850, Correspondance, t. I, éd. de Jean Bruneau, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1973, p. 680.

[33] Gustave Flaubert, Lettre à Louise Colet, 27 mars 1852, Correspondance, t. II, ibid., 1980, p. 62.

[34] Gustave Flaubert, Madame Bovary, op. cit., p. 487.

[35] Voir, notamment, Marie-Astrid Charlier, « Vertiges et vestiges. Histoire, récit, mémoire dans L’Éducation sentimentale », Flaubert. Revue critique et génétique, n19 (2018) : http://journals.openedition.org/flaubert/2847 ; et Guillaume Perrier, « Notes sur la mémoire du lecteur de L’Éducation sentimentale », Flaubert. Revue critique et génétique, no 22 (2019) : http://journals.openedition.org/flaubert/3921.

[36] Gustave Flaubert, L’Éducation sentimentale, op. cit., p. 429.

[37] Sur le brouillage et les désordres du temps chez Flaubert, voir Claudine Gothot-Mersch, « Aspects de la temporalité dans les romans de Flaubert », dans Peter Michael Wetherill (dir.), Flaubert : la dimension du texte, Manchester, Manchester University Press, 1982, p. 6-55.

[38] Gustave Flaubert, Lettre à Mlle Leroyer de Chantepie, 6 octobre 1864, Correspondance, t. III, éd. de Jean Bruneau, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1991, p. 409.

Auteur

Isabelle Daunais est professeure de littérature française à l’Université McGill où elle est titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur l’esthétique et l’art du roman. Spécialiste de Flaubert, elle a publié plusieurs études sur le roman moderne : Le roman sans aventure (Boréal, 2015), Les Grandes Disparitions. Essai sur la mémoire du roman (PUV, 2008) et Frontière du roman. Le personnage réaliste et ses fictions (PUM et PUV, 2002).

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Le temps des campagnes : Balzac, Sand, Nerval


La France du XIXe siècle vit un régime de discordance des temps. La modernité se pense sous le signe de l’accélération ; à ce tempo fiévreux, surreprésenté dans la presse comme dans la culture livresque (littérature, essais, mémoires), s’oppose le rythme lent et cyclique des campagnes, fondé sur la répétition et la tradition. D’où la construction, dans la fiction comme dans les imaginaires sociaux, d’un diptyque en contrepoint. L’ambition épistémologique et totalisante de la fiction ne saurait cependant sacrifier aux seuls clichés des « romans vertueux et champêtres ». Dans une visée ethnologique, certains écrivains entendent construire une représentation totale de la vie paysanne : cette investigation amène à relativiser voire à invalider l’idée selon laquelle les territoires ruraux seraient restés à l’écart de l’histoire. D’où un dispositif critique où le hors-temps de l’idylle, strictement territorialisé, s’oppose à une société rurale clivée, entretenant avec la modernité (sociale, économique, politique) un rapport complexe et idéologiquement contrasté.

19th-century France is under a regime of conflicting times. Modernity is understood as acceleration: opposed to this feverish tempo, overrepresented in the press and in book culture (literature, essays, memoirs), is the slow and cyclical rhythm of the countryside, founded on repetition and tradition. Hence the construction, both in fiction and in social imaginaries, of a contrasted diptych. The totalizing epistemological ambition of fiction, however, cannot rely only on the tropes of “virtuous and rural novels”. Many writers strive to build a total representation of rural life: by studying such representations, this article puts into perspective, and perhaps even invalidates, the idea that the countryside remained in the margins of history. The out-of-time idyll is opposed here to the reality of a divided rural society, with a complex and ideologically contrasted relation to (social, economic, political) modernity.  


Texte intégral

« Il est bon, dans une symphonie même pastorale, de faire revenir de temps en temps le motif principal, gracieux, tendre ou terrible, pour enfin le faire tonner au finale avec la tempête graduée de tous les instruments. »
Nerval, Les Faux-Saulniers (1850)

La France du XIXe siècle vit un régime de discordance des temps. La modernité se pense sous le signe de l’accélération [1] : la scansion rapide des révolutions l’emporte sur les évolutions lentes caractéristiques de l’Ancien Régime ; le progrès technique (le train, le télégraphe en sont les emblèmes) amenuise les distances, et instaure une synchronie généralisée des échanges ; la « civilisation du journal » invente une actualité partagée où dominent les logiques de l’événementiel et, bientôt, de l’information (presque) en continu. L’histoire comme le quotidien semblent emportés par un mouvement précipité, voire frénétique. À ce tempo fiévreux, surreprésenté dans la presse comme dans la culture livresque (littérature, essais, mémoires), s’oppose le rythme lent et cyclique des campagnes : les travaux des champs, le calendrier liturgique, le retour annuel des foires et des fêtes locales supposent un rapport spécifique au temps, fondé sur la répétition et la tradition ; en une période où les révolutions sont avant tout un phénomène urbain voire parisien (1830, 1832, 1848…), le quotidien paysan se contente d’enregistrer le contrecoup des événements politiques et sociaux qui fracturent le siècle.

D’où la construction, dans la fiction comme dans les imaginaires sociaux, d’un diptyque en contrepoint. Le tempo régulier et étale de la nature offrirait un efficace antidote aux fièvres et aux emballements de l’histoire ; présentant les Études de mœurs au XIXe siècle (1834-1837), Félix Davin définit ainsi les « Scènes de la vie de campagne » : « On [y] retrouvera […] des hommes froissés par le monde, par les révolutions, à moitié brisés par les fatigues de la guerre, dégoûtés de la politique. Là donc est le repos après le mouvement [2]. » Sand reprend cette idée lorsque, dans la préface de La Petite Fadette (1849), elle justifie l’inspiration des Veillées du chanvreur par « l’attrait qu’ont éprouvé de tout temps les esprits fortement frappés des malheurs publics, à se rejeter dans les rêves de la pastorale, dans un certain idéal de la vie champêtre [3]. »

L’ambition épistémologique et totalisante de la fiction ne saurait cependant sacrifier aux seuls pastels douceâtres des « romans vertueux et champêtres [4] ». Dans une visée ethnologique qui relaie et complète les enquêtes de la monarchie de Juillet puis du second Empire, certains écrivains entendent construire une représentation totale de la vie paysanne, dans tous ses aspects notamment socio-économiques, non sans accorder une place essentielle à sa culture matérielle et à son monde de croyances. Par ailleurs, cette investigation amène à relativiser voire à invalider l’idée selon laquelle les territoires ruraux éloignés des centres urbains seraient restés à l’écart de l’histoire – la diffusion de la légende napoléonienne, puis le soutien des ruraux au second Empire, le manifestent avec éclat. Balzac, Sand et Nerval font de la pastorale un dispositif critique où le hors-temps de l’idylle, strictement territorialisé, s’oppose à une société rurale clivée, entretenant avec la modernité (sociale, économique, politique) un rapport complexe et idéologiquement contrasté.

1. Une temporalité alternative

Lorsqu’elle s’intéresse au monde rural, la fiction réactive volontiers le hors-temps propre à la tradition de l’idylle, en l’adaptant aux exigences de la mimésis romanesque. La campagne reste à l’écart du tempo précipité de la modernité d’abord en raison de son isolement géographique. Benassis, dans Le Médecin de village, en présente une version exacerbée : « Aucun événement politique, aucune révolution n’était arrivée dans ce pays inaccessible, et complètement en dehors du mouvement social [5]. » Nul besoin d’aller dans les environs de la Grand-Chartreuse pour découvrir des zones enclavées, coupées de tout ; Ermenonville, malgré la proximité de la capitale, souffre du même isolement : « On ne peut parvenir à Ermenonville, ni s’en éloigner, sans faire au moins trois lieues à pied. Pas une voiture directe [6]. »

Le travail du romancier-ethnologue tend dès lors à inscrire les événements de la fiction dans l’univers immobile de la tradition – c’est souvent la clausule qui sert de point de bascule : dans La Mare au Diable (1846), Sand ne raconte pas le mariage de Germain et de la petite Marie, mais leur substitue une évocation des noces traditionnelles en pays berrichon ; Nerval place une étude consacrée aux « Chansons et légendes du Valois » en conclusion de Sylvie (1853) : ces deux documents suggèrent, en arrière-plan de la fiction, un monde rural immobile, dominé par l’ordre coutumier et la vitalité d’immémoriales traditions. Si les mœurs des différents terroirs diffèrent, c’est plus par l’influence géographique des lieux que par le travail de l’histoire. Publié la même année que le « Tableau de la France », Le Médecin de campagne en témoigne : « Benassis montrera à Genestas l’influence des lieux – vallée ou sommet – sur le physique et la santé, sur les mœurs aussi : dans la ferme du bas on escamote la mort, dans celle du haut on pratique encore les rites funéraires que Michelet signale aussi [7]. »

Aller à la campagne, c’est changer d’espace-temps. On y mesure l’espace en lieues [8], dont la longueur varie légèrement selon les régions ; les écrivains soulignent volontiers cette singularité : « huit lieues, ou, si vous voulez, trente-deux kilomètres » ; « quatre ou cinq mètres (comme on dit en ces temps nouveaux) » ; « à six kilomètres environ de Blangy, pour parler légalement [9] ». Ce détail souligne la continuité avec la tradition d’Ancien Régime, en ces pays où « il y a donc encore des marquis [10] ! » L’usage obligatoire du système métrique dans tout le territoire est l’une des facettes de l’uniformisation autoritaire propre à la modernité, ce qui inspire au voyageur réfractaire des Faux-Saulniers cette réflexion faussement innocente : « J’ai peine à me familiariser avec ces nouvelles mesures… et je sais pourtant qu’il est défendu de se servir du mot lieues dans les papiers publics. L’influence du milieu où je vis momentanément me fait retourner aux locutions anciennes [11]. »

De fait, certains terroirs constituent des enclaves d’un autre temps, offrant une plongée dans un passé parfois très lointain. En témoigne la langue qu’on y parle : le Berry sandien mis en scène dans Jeanne (1844), vieille terre celtique à l’écart des échanges, conserve dans toute son expressivité l’ancienne langue d’oïl [12] ; autour de Compiègne, le voyageur des Faux-Saulniers remarque : « La langue des paysans eux-mêmes est du plus pur français [13]. » L’art du chant s’y conserve dans toute son authenticité quasi-rousseauiste : « Le Conservatoire n’a pas terni l’éclat de ces intonations pures et naturelles, de ces trilles empruntés aux chants du rossignol ou du merle [14]. » Ces territoires d’exception, préservés des « opéras parisiens, des romances de salon ou des mélodies exécutées par des orgues [15] », gardent la mémoire d’un répertoire populaire ancien, d’une exceptionnelle créativité – contrairement aux demoiselles chantant au piano [16] les plus plates nouveautés, Jeanne et ses compagnes emplissent la nature de mélodies naïves et pures, cependant que La Mare au diable et La Petite Fadette s’ouvrent sur le « chant du laboureur ».

Partir pour la campagne, c’est remonter dans le temps – les romans champêtres de Sand sont contemporains de l’Histoire de ma vie, et notamment du récit de l’enfance à Nohant, cependant que le voyageur nervalien note : « Saint-Germain rappelle 1830, Pontoise rappelle 1820 ; – je vais plus loin encore retrouver mon enfance et le souvenir de mes parents [17]. » Cette anamnèse intime s’articule au creusement du temps historique. Au cœur du Valois, la fête de l’Arc rappelle « l’époque où ces rudes tribus de Sylvanectes formaient une branche redoutable des races celtiques [18] » ; le Berry sandien est un haut lieu d’archéologie celtique, comme bien d’autres terroirs :

La France est pleine […] de ces contrastes entre la civilisation moderne et la barbarie antique, sur des zones de terrain qui ne sont séparées l’une de l’autre que par un ruisseau ou un buisson. Quand on se trouve dans une de ces solitudes où semble régner le sauvage génie du passé, cette pensée banale vient à tout le monde : « On se croirait ici à deux mille lieues des villes et de la société. » On pourrait dire aussi bien qu’on s’y trouve à deux mille ans de la vie actuelle [19].

Aussi la fascinante druidesse Velléda, venue des Martyrs de Chateaubriand (1809), se réincarne-t-elle sous les traits de la bergère Jeanne, ou des petites filles qu’on rencontre dans le Valois : « Célénie montait sur les roches ou sur les dolmens druidiques, et racontait [les légendes de Saint-Leu] aux jeunes bergers. Cette petite Velléda du pays des Sylvanectes m’a laissé des souvenirs que le temps ravive [20]. »

Ces espaces enchantés sont baignés de merveilleux – celui des contes et légendes, des croyances locales aussi, qui se diffractent dans l’espace du récit. Le Berry de George Sand est, à maints égards, un espace imaginaire, que la romancière invente, à tous les sens du terme : « Ce Berry [qui] est, jusqu’à ce qu’elle s’en empare et le chante, un non-lieu, un lieu qui n’intéresse que peu les antiquaires et les curieux, advient sous sa plume [21]. » « Synthèse des provinces françaises [et] principe poétique [22] », cet espace d’exception, qui de ce point de vue ressemble au Valois de Nerval, permet de « rêver les plus belles bergeries du monde [23] », où vient se loger l’espace alternatif de l’idylle.

Aussi la logique narrative du conte tend-elle à s’imposer pour surmonter les obstacles, notamment socio-économiques, qui séparent les amoureux. Dans François le Champi, l’enfant trouvé reçoit de sa mystérieuse mère, dont il ne saura jamais rien, quatre mille francs en billets : ce don des fées lui permet d’épouser Madeleine, la riche meunière désormais ruinée. La petite Fadette est trop pauvre pour espérer épouser Landry, jusqu’à ce que, à la mort de sa grand-mère, elle découvre dans sa pauvre masure un trésor caché. Nanon, riche par elle-même d’un peu plus de trois cents francs, peut acheter le moutier de Valcreux grâce à l’héritage de vingt-cinq mille francs que lui lègue le prieur. Dans La Comtesse de Charny (1853), Dumas n’hésite pas à recourir au même trésor miraculeux pour favoriser l’idylle réconciliatrice entre Ange Pitou, orphelin misérable, et Catherine Billot, fille d’un riche propriétaire ; le couple épanouira ses amours dans l’espace préservé de Villers-Cotterêts, à l’écart du Paris de la Terreur, grâce à la somme fabuleuse amassée par tante Angélique, et découverte par son neveu : « Pitou compta les louis. / Il en trouva quinze cent cinquante ! / […] Comme le louis d’or valait à cette époque neuf cent vingt livres en assignats, Pitou était donc riche d’un million trois cent vingt-six mille livres [24] ! »

2. Le poids de l’histoire

L’évasion dans le merveilleux du conte vaut pour aveu indirect : la pastorale peine à inscrire durablement son imaginaire dans des espaces ruraux où les contraintes économiques et sociales pèsent lourdement sur la trajectoire des personnages. En outre, le temps immobile des campagnes n’est pas seulement celui d’une tradition heureuse et conciliatrice : il résulte des choix imposés au pays par les élites au pouvoir, notables et grands industriels. Dès la monarchie de Juillet, l’extension du réseau de chemins de fer est censée désenclaver les campagnes et permettre l’accès de tous à la prospérité économique. Ces lieux communs sont pompeusement développés par Lieuvain aux Comices agricoles de Yonville, et repris par Zola lorsque Eugène Rougon et sa clique vont inaugurer, en grande pompe, l’embranchement de Niort à Angers :

Maintenant, toutes les prospérités allaient pleuvoir sur le département ; les champs seraient fertilisés, les usines doubleraient leur production, la vie commerciale pénètrerait jusque dans les plus humbles villages ; et il semblait, à l’entendre, que les Deux-Sèvres devenaient, sous ses mains élargies, une contrée de cocagne [25].

La réalité s’avère bien différente : le tracé des nouvelles lignes, souvent conçu en faveur des intérêts personnels de certains grands propriétaires influents, isole autant (bien plus ?) qu’il ne relie. Le train crée des déserts artificiels, jusque dans les environs immédiats de la capitale : « Le système des chemins de fer a dérangé toutes les voitures des pays intermédiaires. Le pâté immense des contrées situées au nord de Paris se trouve privé de communications directes [26]. » Conséquence : le voyageur constate avec stupeur qu’une lettre met dix-sept heures pour parcourir le trajet de Senlis à Paris, voire vingt-et-une [27]… Curieuse discordance des temps en une période d’accélération généralisée ! Inversement, le choix du voyage excentrique [28], donc du tempo lent et imprévisible des diligences, vaut pour opposition sourde mais caractérisée aux impératifs de la modernité (vitesse, ligne droite, aménagement imposé du territoire) : « Imagine-toi l’imprudence d’un voyageur qui, trop capricieux pour consentir à suivre la ligne, à peu près droite, des chemins de fer, s’abandonne à toutes les chances des diligences [29] ! » Ces caprices et zigzags permettent au voyageur nervalien une traversée du miroir : à Senlis, à Ermenonville ou à Meaux, on entre dans un espace-temps très différent de celui de la capitale ; ce clivage est néanmoins une conséquence indirecte et paradoxale de la modernité.

Cet isolement induit non un absentement, mais un rapport différé et diffracté à l’histoire et à l’actualité. L’apparent immobilisme d’un calendrier cyclique fondé sur la tradition recouvre un rapport au passé fondé sur la mémoire et le légendaire : chez Sand, la bergère Jeanne voit dans les guerres napoléoniennes la prolongation des combats de la Grande Pastoure contre les Anglais ; Napoléon est également le seul héros que connaissent les habitants du village ressuscité par Benassis – la fameuse scène de la veillée montre la manière dont l’imaginaire paysan transfigure l’épopée impériale en légende merveilleuse. Relayé par les images d’Épinal et les gravures bon marché [30], le culte napoléonien, bien attesté dans les campagnes sous la monarchie de Juillet, se traduit par l’adhésion massive des ruraux au second Empire : le hors-temps de la pastorale est une illusion.

Il en va de même de l’imperméabilité supposée des paysans à la modernité. L’isolement des villages du Valois ne les garantit pas d’une contagion diffuse par la culture urbaine : lorsque l’ex-« petit Parisien » retrouve son amie d’enfance Sylvie, il découvre en elle, non sans désarroi, une jeune fille moderne, lectrice de Walter Scott et amatrice d’airs d’opéra [31]. Dans la préface-dédicace des Maîtres sonneurs (1853), Sand reconnaît que les vieux chanvreurs entendus dans son enfance lors des veillées étaient « bien supérieur[s] à ceux d’aujourd’hui », car ils ne se piquaient pas « d’employer des mots inintelligibles pour [leurs] auditeurs comme pour [eux-mêmes [32]] » : la pureté de l’ancienne langue d’oïl parlée en Berry est impitoyablement contaminée et dissoute par la propagation accélérée des discours sociaux. Chez Balzac, Benassis annonce fièrement à Genestas qu’il attend dans son village, pour l’année suivante, un horloger, et que les habitants les plus aisés sont abonnés à divers titres de presse : le journal et la montre signalent l’invasion du quotidien paysan par le tempo de la modernité.

Celle-ci se manifeste également par les clivages socio-économiques qui fracturent les communautés traditionnelles, clivages d’autant plus accusés que la Révolution a développé la petite propriété, mais aussi largement profité aux plus aisés capables d’acquérir de vastes domaines. De manière beaucoup plus claire que dans la trilogie des « romans champêtres » de 1846-1849, Les Maîtres sonneurs décrit avec le « peuple des blés » « une société qui ne laisse pas grand espoir à ceux qui sont exclus de la propriété [33] ». Dans Nanon (1872), Sand revient avec insistance sur la valeur fondatrice de la propriété pour l’émancipation intellectuelle et politique du monde paysan – l’héroïne, encore tout enfant, prend conscience d’elle-même en tant que sujet le jour où son grand-père lui offre un mouton : « [La brebis] était probablement des plus laides, car elle avait coûté trois livres. Comme la somme me parut énorme, la bête me sembla belle [34]. » L’apparente union harmonieuse des communautés rurales recouvre des antagonismes non moins problématiques que ceux que Juin 1848 vient de révéler dans les villes.

Très consciente de cette extension du domaine de la lutte des classes, Sand choisit, pour des raisons esthétiques et idéologiques, de renvoyer ces questions à l’arrière-plan des Veillées du chanvreur, sans cependant les éluder totalement (d’où leur résolution par les logiques du conte). En cela, elle répond directement aux Paysans de Balzac (1844), lequel propose une vision du monde paysan façonné par l’histoire longue, et travaillé de luttes socio-économiques impitoyables.

Certains critiques l’ont noté dès la parution du roman en feuilleton : Balzac transpose aux champs Les Mystères de Paris, le best-seller du moment. Maints détails l’attestent. Voici la manière dont Eugène Sue présente les populations inquiétantes qui hantent les bas-fonds :

Tout le monde a lu les admirables pages dans lesquelles Cooper, le Walter Scott américain, a tracé les mœurs féroces des sauvages, leur langue pittoresque, poétique, les mille ruses à l’aide desquelles ils fuient ou poursuivent leurs ennemis […]

Nous allons essayer de mettre sous les yeux du lecteur quelques épisodes de la vie d’autres barbares aussi en dehors de la civilisation que le sauvages peuplades si bien peintes par Cooper [35].

Quand le journaliste Blondet rencontre le père Fourchon et son petit-fils Mouche, il remarque : « Voilà les Peaux-Rouges de Cooper […] il n’y a pas besoin d’aller en Amérique pour observer des Sauvages » – le curé confirme : « Monseigneur m’a envoyé ici comme en mission chez les Sauvages, mais […] les Sauvages de France sont inabordables [36]. » Le cabaret du Grand-I-Vert offre une variante champêtre du tapis-franc évoqué par Sue : « Dans ce cabaret, vrai nid de vipères, s’entretenait donc, vivace et venimeuse, chaude et agissante, la haine du prolétaire et du paysan contre le maître et le riche [37]. » On lit d’ailleurs dans un compte rendu publié dans le journal La Nation (22 décembre 1844) :

Pendez-vous, M. Eugène Sue ! Vous nous avez donné un tapis-franc et un lapin blanc rempli de chourineurs, de goualeuses, de forçats libérés, de prostituées, de voleurs et d’escarpes ; M. de Balzac a mis votre donnée en bucoliques et en géorgiques ; il nous révèle les mystères de la campagne et il fait entrer dans ce cadre champêtre vos héros et vos héroïnes sous le costume rustique et avec un autre argot [38].

De fait, Balzac prête volontiers à ses paysans des termes d’argot qu’on retrouve dans Splendeurs et misères des courtisanes, ou dans les Mémoires de Samson. Ces « Géorgiques de la crapule » revêtent une portée nettement subversive : dans Les Mystères de Paris, la campagne est un espace de régénération voire de résurrection ; au contraire, les paysans des Aigues n’ont rien à envier aux voleurs et aux assassins qui peuplent les bas-fonds des grandes villes.

Cet antagonisme de classe, qui oppose les paysans pauvres aux grands propriétaires, prolonge et approfondit le clivage ancien entre Francs et Gaulois [39], puis entre serfs et grands féodaux, enfin entre vilains et aristocrates ; la Révolution française a été vécue comme la revanche des vaincus, mais le combat reprend dès la Restauration : « Historiquement, les paysans sont encore au lendemain de la Jacquerie [40]. » Si tout indique que l’avenir appartient à la bourgeoisie locale qui instrumentalise les haines des pauvres au profit de ses intérêts (ce sont ces petits notables de province qui démembreront les Aigues), la lutte des classes s’exprime en patois avec autant de vigueur que dans l’argot populaire des villes :

La malédiction des pauvres, monseigneur, ça pousse ! et ça devient plus grand que le plus grand ed’vos chênes, et le chêne fournit la potence… Personne ici ne vous dit la vérité, la voilà, la varité. J’attends tous les matins la mort, je ne risque pas grand-chose à vous la donner par-dessus le marché, la varté [41] !

La petite-fille de Fourchon, Catherine Tonsard, est « grande et forte, en tout point semblable aux filles que les sculpteurs et les peintres prennent, comme jadis la République, pour modèle de la Liberté [42]. » Les antagonismes socio-économiques prolongent aux champs, comme dans les faubourgs ouvriers, les combats de la Révolution française.

3. Du roman champêtre comme dispositif critique

Cette inscription oblique et persistante de l’histoire longue comme des bouleversements politiques plus récents empêche le recours immédiat et naïf, fût-ce sous couvert d’ethnologie romanesque, aux lieux communs de la pastorale. Comme la modernité urbaine, le monde rural est clivé, et traversé d’antagonismes socio-économiques qui opposent les paysans aux notables, mais aussi les prolétaires à ceux qui possèdent fût-ce quelques arpents, et les travailleurs pauvres aux propriétaires plus aisés. Le roman champêtre enregistre ces lignes de fracture, mais ouvre en parallèle des espaces expérimentaux où s’essaie un autre rapport au temps, à l’histoire et au social : certes, le monde rural n’incarne plus le hors-temps de l’immobile tradition ; en revanche, des enclaves utopiques, ouvertes en son sein par le travail du récit, permettent d’inscrire dans la fiction une histoire alternative.

À cet égard, Le Médecin de campagne est à lire comme « une utopie réussie », « une expérimentation romanesque [43] » – sans doute est-ce pour cette raison que le village de Benassis n’a pas de nom, et ne se laisse localiser sur aucune carte de la région. Dans Nanon, l’une des rares fictions qui racontent la Révolution du point de vue paysan, Sand crée deux espaces hors-temps, à l’écart du hameau et de ses activités quotidiennes. Le premier est l’oasis de Valcreux, où une petite communauté harmonieuse et soudée se réunit pour traverser la période 1791-1792 ; Nanon, Émilien et leurs proches s’y trouvent comme « des naufragés sur une terre nouvelle », ils y vivent « isolés du monde entier » dans une « grande solitude [44] ». La clôture du moutier ne suffit cependant pas à conjurer les orages de 1793 ; délivré des geôles de la Terreur, Émilien fuit au désert avec son amie, dans « une oasis de granit et de verdure, un labyrinthe où tout était refuge et mystère [45]. »

Là, isolés « comme Robinson sur son île [46] », les deux jeunes gens, abrités dans un dolmen druidique, reviennent aux premiers âges de l’humanité : pour et par eux, l’histoire de la civilisation recommence dans sa pureté et son dénuement originels, comme dans le village de Benassis – des périphrases comme « planteur d’oseraies » ou « faiseur de paniers » témoignent de ce nouveau départ après une seconde Genèse. Ces espaces utopiques sont régis par une temporalité à la fois répétitive et lisse, contraire aux soubresauts contemporains de l’histoire, et étrangement accélérée : en dix ans qu’il divise en trois « ères », Benassis transforme un hameau désolé en une petite ville moderne et prospère ; la période passée à Valcreux, grâce notamment à la bibliothèque du moutier, accélère la maturation intellectuelle et politique de Nanon – à la fin de la séquence, la narratrice explique : « Je me mettrai maintenant un peu plus de niveau avec le langage et les appréciations de la bourgeoisie, car, à partir de 92, je n’étais plus paysanne que par l’habit et le travail [47]. »

Même sans aller jusqu’à cet idéal de clôture utopique, le monde des campagnes, par sa relative autonomie culturelle et sa créativité légendaire, élabore et transmet une mémoire alternative, à forte potentialité oppositionnelle – ce qui vient faire contrepoids au culte napoléonien. Le Valois de Nerval est ainsi dépositaire d’un héritage démocratique, transmis par les Francs primitifs venus de Germanie (la Germanie de Tacite, sans doute). Ces tribus « vivaient sur un pied d’égalité [48] », tradition restée vivace chez leurs descendants : « Issu, par ma mère, des paysans des premières communes franches, j’ai retenu, des impressions d’enfance, le vif sentiment du droit [49] » – d’ailleurs, les habitants nourrissent une méfiance tenace à l’égard des Bourbons : « Je les soupçonne d’être un peu, comme bien d’autres, républicains sans le savoir [50]. » En 1850, la remarque prend un sens polémique voire provocateur.

Cette mémoire de résistance se traduit par des légendes rouges non moins significatives que l’« Histoire de Soliman et de la Reine du Matin [51] », insérée dans le Voyage en Orient.

Un paysan qui nous accompagnait nous dit :

« Voici la tour où était enfermée la belle Gabrielle… Tous les soirs, Rousseau venait pincer sa guitare sous sa fenêtre, et le roi, qui était jaloux, le guettait souvent, et a fini par le faire mourir [52]. »

Les paysans, chez Nerval, partagent la mémoire de résistance propre au peuple des villes – dans Les Mohicans de Paris (1853), Dumas prête à son héros Salvator cette remarque, qui, comme beaucoup d’autres chez Nerval, s’adresse directement à Napoléon III : « Tel traître, que les rois ont réhabilité et couvert de cordons, à qui l’aristocratie a ouvert ses portes, que la bourgeoisie salue en passant, est toujours un traître pour le peuple [53]. »

Cette confiance dans la résistance paysanne à l’autorité politique se trouve, dès la monarchie de Juillet, entamée par les progrès du culte napoléonien ; en 1848, le soutien massif des campagnes à Louis-Napoléon Bonaparte lève toute ambiguïté : l’attachement aux acquis de la Révolution s’allie fort bien au bonapartisme revu et corrigé du nouveau régime (« L’Empire, c’est la paix »). Si bien que, chez Sand comme chez Nerval, se mettent progressivement en place de nouvelles lignes de partage, opposant non seulement le quotidien des ruraux aux espaces utopiques, mais aussi l’univers sédentarisé des cultivateurs, fondé sur la propriété terrienne même infime, et le monde forestier où vivent charbonniers, bûcherons, sabotiers [54], lesquels se sédentarisent au cours du XIXe siècle mais conservent des loges et huttes mobiles installées sur les chantiers où ils travaillent. Dans Les Maîtres sonneurs, Sand établit, par l’intermédiaire de son héros, une « opposition […] quasi-ethnique [55] » entre le peuple des bois et le peuple des blés. Les hommes des bois appartiennent au monde archaïque de la nuit, les forêts renvoyant à la face inquiétante et ensauvagée de la nature ; nomades, ils habitent des abris de fortune : « Nous cherchions encore des yeux quelque chose comme un bourg ou des maisons, quand [Huriel] ajouta, en nous montrant des huttes de terre et de feuillage qui ressemblaient plus à des terriers d’animaux qu’à des demeures d’humains : “Voilà nos palais d’été, nos maisons de plaisance [56].” » Certes, ce roman renvoie aux années 1770 ; mais dans Les Faux-Saulniers, feuilleton résolument ancré dans l’actualité de 1850, Sylvain, l’ami du narrateur, reste fidèle à son ascendance sylvanecte en vivant comme Huriel et les siens : « [Il] vit de je ne sais quoi dans des maisons qu’il bâtit lui-même, à la manière des cyclopes, avec ces grès de la contrée qui apparaissent à fleur de sol entre les pins et les bruyères. L’été, sa maison en grès lui semble trop chaude, et il se construit des huttes en feuillage au milieu des bois [57]. » C’est d’ailleurs un « homme des bois », un bûcheron, qui remet le voyageur égaré sur le bon chemin…

Cette vie nomade et rustique, dans les solitudes des forêts, est valorisée aussi bien par le discours romanesque sandien que par les réflexions du voyageur nervalien : l’indépendance, la noblesse du cœur, la créativité musicale et / ou légendaire sont l’apanage du peuple des bois. Celui-ci « rehausse la dignité des non-propriétaires, les dote d’une culture et d’une supériorité morale, pas seulement individuelle (comme dans les cas de la Fadette ou de la petite Marie), sur les propriétaires [58]. » Ce positionnement politique démoc-soc a une portée idéologique militante en 1853 – sans doute est-ce pour cette raison, explique Paule Petitier, que Sand a situé sa fiction dans les années 1770 : Les Maîtres sonneurs ont été publiés en feuilleton dans Le Constitutionnel, ce qui, au regard des lois sur la presse, excluait toute dimension oppositionnelle.

La campagne des romans champêtres inverse le nouveau rapport au temps que le XIXe siècle associe à la modernité urbaine : lenteur des rythmes naturels contre précipitation technologique, mouvement cyclique des saisons contre scansion médiatique accélérée, contrecoup retardé des événements politiques contre frénésie d’une actualité disruptive. Cet envers, néanmoins, n’a rien d’un hors-temps : les écrivains problématisent la manière dont, dans les territoires ruraux, l’histoire se diffracte et se reconfigure selon des modèles propres, souvent inspirés du légendaire, qui induisent un régime d’historicité et un rapport au devenir différents de ceux qui dominent la culture urbaine des élites. En une période où, sous couvert de progrès, la centralisation cherche à imposer une uniformisation linguistique et culturelle sur l’ensemble du territoire, Balzac, Sand et Nerval font de leurs terroirs d’élection des dispositifs critiques, destinés à expérimenter de nouveaux partages, des conceptions alternatives du temps et de l’histoire, et les valeurs heuristiques de l’utopie.

Notes

[1] En janvier 2021, la Société des études romantiques et dix-neuviémistes a consacré son congrès annuel à la problématique suivante : Vivre vite. Le XIXe siècle face à l’accélération du temps et de l’histoire. On trouvera sur le site de la SERD le texte-cadre de cette rencontre, ainsi que son programme : https://serd.hypotheses.org/7583.

[2] Félix Davin, introduction aux Études de mœurs au XIXe siècle, texte repris dans Honoré de Balzac, La Comédie humaine, t. I, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1976, p. 1148.

[3] George Sand, préface de La Petite Fadette [1849], Romans, t. I, édition publiée sous la direction de José-Luis Diaz, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2019, p. 1396.

[4] Gérard de Nerval, Les Nuits d’octobre, Paris, Flammarion, « GF », 1990, p. 117.

[5] Honoré de Balzac, Le Médecin de campagne [1833], La Comédie humaine, t. IX, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1978, p. 414.

[6] Gérard de Nerval, Les Faux-Saulniers [1850], Paris, Michel Lévy, 1868, p. 64.

[7] Rose Fortassier, introduction au Médecin de campagne, op. cit., p. 374.

[8] L’adoption du système métrique date du décret du 23 septembre 1791. Mais l’usage ne s’en est pas imposé, comme en témoigne la loi du 4 juillet 1837 : à partir du 1er janvier 1840, dans le commerce et les actes officiels, on doit utiliser uniquement le nouveau système.

[9] Respectivement : Gérard de Nerval, Promenades et souvenirs [1854], Paris, Flammarion, « GF », 1990, p. 233 ; George Sand, La Petite Fadette, op. cit., p. 1435 ; Honoré de Balzac, Les Paysans [1844], La Comédie humaine, op. cit., t. IX, p. 254.

[10] Gérard de Nerval, Les Faux-Saulniers, op. cit., p. 63.

[11] Ibid., p. 132.

[12] Sur ce point, je me permets de renvoyer à mon article « Oralités paysannes. Autour des romans champêtres de Sand », Romantisme, n° 191, 2021/1, Victoire Feuillebois et Jean-Marie Privat (dir.), « Résistances de l’oralité ».

[13] Gérard de Nerval, Les Faux-Saulniers, op. cit., p. 62.

[14] Gérard de Nerval, Promenades et Souvenirs, op. cit., p. 221.

[15] Gérard de Nerval, « Angélique », Les Filles du feu [1854], Paris, Flammarion, coll. « GF », 1994, p. 118.

[16] Alors que la piano triomphe dans la culture mondaine bourgeoise, la guitare, note le voyageur nervalien, reste en honneur à Saint-Germain, comme sous la Restauration et dans les années 1830 (Promenades et souvenirs, op. cit., p. 222).

[17] Ibid., p. 234. Le Valois des Faux-Saulniers et de « Sylvie » garde l’empreinte du XVIIIe siècle de Rousseau et de Watteau.

[18] Gérard de Nerval, Les Faux-Saulniers, op. cit., p. 112.

[19] George Sand, notice pour l’édition de 1852, Jeanne [1843], éd. de Pierre Laforgue, Paris, Christian Pirot, 2006, p. 66. Dans Nanon [1872], l’héroïne et son compagnon Émilien trouvent dans un ancien dolmen, au cœur des déserts berrichons, un abri symbolique contre les orages de la Terreur.

[20] Gérard de Nerval, Promenades et Souvenirs, op. cit., p. 237.

[21] Éléonore Reverzy, « L’invention du Berry », dans Jacques-David Ebguy et Paule Petitier (dir.), Lectures des Maîtres sonneurs de George Sand, Publications (en ligne) du centre Seebacher, Université Paris-Diderot, 2018, p. 1 : http://seebacher.lac.univ-paris-diderot.fr/bibliotheque/items/show/49.

[22] Éric Bordas, « Les histoires du terroir. À propos des Légendes rustiques de George Sand », Revue d’histoire littéraire de la France, 2006/1, p. 23.

[23] Gérard de Nerval, Les Faux-Saulniers, op. cit., p. 62. Comme Sand, Nerval invente le Valois : « La vieille France provinciale est à peine connue, de ces côtés surtout » (ibid.).

[24] Alexandre Dumas, La Comtesse de Charny, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1990, p. 1246.

[25] Émile Zola, Son Excellence Eugène Rougon [1875], Les Rougon-Macquart, t. II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1965, p. 259-260.

[26] Gérard de Nerval, Les Nuits d’octobre, op. cit., p. 113. Dans Les Faux-Saulniers, le voyageur remarque : « Senlis est une ville isolée de ce grand mouvement du chemin de fer du Nord, qui entraîne les populations vers l’Allemagne. – Je n’ai jamais compris pourquoi le chemin de fer du Nord ne passait pas dans nos pays, et fait un coude énorme » (op. cit., p. 84).

[27] Ibid., respectivement p. 78 et p. 110.

[28] Cf. Daniel Sangsue, Le Récit excentrique. Gautier, De Maistre, Nerval, Nodier, Paris, José Corti, 1987.

[29] Gérard de Nerval, Voyage en Orient, Œuvres, t. II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1989, p. 173.

[30] « Une méchante gravure de Napoléon suspendue aux murs de leur chaumière est pour eux toute la politique, toute la poésie, toute l’histoire », note avec amertume Louis Blanc dans Le Nouveau monde, journal historique et politique (15 juillet 1848).

[31] « “Sylvie, Sylvie, je suis sûr que vous chantez des airs d’opéra ! […] J’aimais mieux les vieux airs, et […] vous ne saurez plus les chanter.” / Sylvie modula quelques sons d’un grand air d’opéra moderne. Elle phrasait ! » (« Sylvie », Les Filles du feu, op. cit., p. 199).

[32] George Sand, « À M. Eugène Lambert », Les Maîtres sonneurs, op. cit., p. 958. D’où le choix de laisser la parole au vieux chanvreur Étienne, né dans les années 1750.

[33] Paule Petitier, « Peuple des bois, peuple des blés », dans Lectures des Maîtres sonneurs de George Sand, op. cit., p. 3 : http://seebacher.lac.univ-paris-diderot.fr/sites/default/files/triangle2018_petitier.pdf.

[34] George Sand, Nanon [1872], Romans, t. II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2019, p. 1026. Flaubert admirait beaucoup ce passage…

[35] Eugène Sue, Les Mystères de Paris [1842-43], Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1989, p. 31.

[36] Honoré de Balzac, Les Paysans [1844], La Comédie humaine, t. IX, op. cit., respectivement p. 71 et p. 110.

[37] Ibid., p. 91.

[38] Passage cité dans le dossier critique des Paysans, op. cit., p. 1320. On notera que l’usurier Rigou, retors et libidineux, reprend certains traits du monstrueux Jacques Ferrand dans Les Mystères de Paris.

[39] Balzac reprend ici la « théorie des races » qu’Augustin et Amédée Thierry empruntent à Walter Scott pour l’appliquer à l’histoire de France, des invasions franques à la Révolution française.

[40] Honoré de Balzac, Les Paysans, op. cit., p. 126.

[41] Ibid., p. 120 – le cabaret où fut comploté l’assassinat de Paul-Louis Courier s’appelait Le Chêne des pendus… Philippe Dufour note, au sujet de cette déclaration de guerre portée par le vieux paysan : « “La voilà la varité” / “Il y a du vrai dans ce que vient de nous crier Fourchon” : cette vérité est déjà rognée, elle glisse à l’indéfini. De la vérité à la varité, une esquive symbolique. Présenter le signifiant déformé, c’est désigner le discours de la vérité comme approximatif. Pour autant cette parole n’est pas nulle et non avenue ; les personnages ne peuvent plus faire la sourde oreille à cette vérité trop criante » (La Pensée romanesque du langage, Paris, Seuil, « Poétique », 2004, p. 207).

[42] Honoré de Balzac, Les Paysans, op. cit., p. 207.

[43] Françoise Sylvos, « La poétique de l’utopie dans Le Médecin de campagne », L’Année balzacienne, 2003/1, respectivement p. 103 et p. 105.

[44] George Sand, Nanon, op. cit., respectivement p. 1081, p. 1088 et p. 1097.

[45] Ibid., p. 1152.

[46] Ibid., p. 1156.

[47] Ibid., p. 1098. 

[48] Gérard de Nerval, Les Faux-Saulniers, op. cit., p. 112. L’affaire du vase de Soissons devient un apologue sur l’origine des monarchies (ou des empires)…

[49] Ibid., p. 147.

[50] Ibid., p. 111.

[51] Claude Millet a analysé la portée idéologique, politique et sociale de cette « légende rouge » dans Le Légendaire au XIXe siècle, Paris, PUF, 1997.

[52] Gérard de Nerval, Les Faux-Saulniers, op. cit., p. 157 – le passage est repris dans la nouvelle « Angélique » des Filles du feu. Sur la portée politique de cette œuvre et des Nuits d’octobre, on consultera Filip Kekus, Nerval fantaisiste, Paris, Classiques Garnier, 2019, notamment p. 308-373 (« Les Faux-Saulniers ou comment on écrit l’histoire »), et p. 274-449 (« Les Nuits d’octobre ou le réalisme en folie »).

[53] Alexandre Dumas, Les Mohicans de Paris, t. I, Paris, Gallimard, « Quarto », 1998, p. 69.

[54] Dans Le monde retrouvé de Louis-François Pinagot [1998], Alain Corbin s’intéresse à la vie d’un de ces « homme[s] du bois », sabotier et journalier.

[55] Paule Petitier, « Peuple des bois, peuple des blés », article cité, p. 1.

[56] George Sand, Les Maîtres sonneurs, op. cit., p. 448. Tel est le campement désigné ironiquement par Huriel comme « notre ville et le château de mon père » (ibid.).

[57] Gérard de Nerval, Les Faux-Saulniers, op. cit., p. 126. On songe aussi aux braconniers qui hantent la forêt de Villers-Cotterêts, dans Mes Mémoires d’Alexandre Dumas [1848-1853] – ce sont des figures d’initiateurs démocratiques pour l’orphelin.

[58] Paule Petitier, « Peuple des bois, peuple des blés », article cité, p. 8.

Auteur

Professeur à l’université Paul-Valéry Montpellier 3, membre du RiRRa21, Corinne Saminadayar-Perrin a consacré une part importante de ses travaux à l’écriture de l’histoire et à l’inscription des représentations sociales dans la fiction, la presse et les mémoires.

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« Il apprit dans le journal » ou l’irruption de l’événement


Le journal au XIXe siècle apparaît comme un point de rencontre entre le lecteur et l’auteur de romans, entre le narrateur et le narrataire dans le cadre de la diégèse. Objet textuel vecteur d’une temporalité nouvelle liée notamment à l’événement, il est utilisé dans divers romans ou nouvelles selon plusieurs modalités qui permettent d’ébaucher une typologie de ses utilisations et de ce qu’elles révèlent des interactions entre le temps vécu par le lecteur et le temps raconté par le romancier. À partir d’une phrase type rendant compte d’une certaine configuration qui unit le personnage et le journal, l’on peut ainsi mettre au jour des liens plus étendus entre les différents éléments de la narration.

Newspapers in the 19th century appear as a meeting point between the reader and the author of novels, between the narrator and the narratee within the diegesis. The newspaper, seen as a textual object and a vector of a new temporality, especially regarding the meaning of the event, is used in various narratives with several modalities which highlight a typology of its uses. This typology reveals the interactions between the time as lived by the reader and the time as told by the novelist. A standard sentence reflecting a certain configuration that unites the character and the journal allows us to bring to light a few links between the different elements of the narration regarding the effect of the newspapers used as a way to extend the possibilities of fictional temporality.


Texte intégral

1. Introduction : le journal, un embrayeur temporel

« Il apprit dans le journal » est une phrase qui n’apparaît sans doute, en l’état, dans aucun roman ; à défaut, elle est une forme condensée et fantasmée d’autres phrases, proches et variées, qui témoignent d’une nouveauté dans la perception du temps au XIXe siècle telle qu’elle est rendue par les romans : la parution du journal et son influence sur la diégèse. De la même manière que le progrès technique de l’électricité a pu toucher les intrigues romanesques en multipliant les scènes nocturnes [1], le journal a modifié le rapport que les personnages ont à l’irruption de l’événement dans la temporalité fictionnelle. L’intrigue et la diégèse [2] sont les deux notions que nous allons utiliser pour mettre en question l’utilisation du journal comme élément esthétique du romanesque au XIXe siècle – élément que l’on ne retrouve certes pas dans toutes les productions romanesques, mais qui révèle cependant une certaine tendance réaliste dans un corpus que nous avons choisi varié, mêlant œuvres canoniques et récits peu connus.

« J’ai compris que cela serait demain dans le journal [3] » : dans les premières lignes du Dernier jour d’un condamné, le narrateur autodiégétique observe un jeune homme – un journaliste – qui prend des notes sur la « toilette du condamné » ; il conclut par cette phrase. Le lendemain n’existe pas pour le condamné à mort, mais la temporalité propre au journal lui rappelle qu’il en est autrement pour la foule dont il entend les rires. L’événement, en l’occurrence, est celui de la mort annoncée : c’est par cette projection que l’imminence de l’exécution prend une dimension urgente, marquée par la borne que représente la parution de l’article le lendemain. Le journal joue donc un rôle – poignant ici – quant à la temporalité de la diégèse, quant à la construction même de l’événement, et ce particulièrement dans le roman réaliste dont il accompagne le développement [4].

Le journal projette sur l’existence du condamné à mort une temporalité extérieure à la sienne : c’est un cas limite de l’utilisation du journal. Mais la plupart du temps, c’est la lecture du journal, activité quotidienne et habituelle, qui fait entrer une autre temporalité dans le temps diégétique du personnage. La lecture du journal constituerait donc un moment particulier de la diégèse dans les romans réalistes, et le journal pourrait même apparaître comme une sorte de deus ex machina moderne qui résout les intrigues secondaires, fait avancer à grands pas la narration ; il peut aussi, plus simplement, valoir comme la survenue d’un temps lié à l’espace public, différent du présent vécu par les personnages. Des formules comme « on lisait le lendemain dans le journal » peuvent valoir comme de véritables embrayeurs d’une temporalité précipitée : ce n’est pas encore du « scoop », mais plutôt un artifice narratif qui permet de faire entrer le roman réaliste dans une autre temporalité, marquée principalement par le fait divers. Cette temporalité peut avoir des répercussions sur la société, sur l’un des personnages du roman ou se révéler pourvoyeuse d’ellipses : c’est ce qui nous intéresse ici. En effet, le journal développe au cours du siècle sa présentation des événements et accélère ainsi une certaine perception de la temporalité, comme l’explique Julien Schuh :

L’évolution des publics et des tirages provoque une adaptation des types d’informations mises en avant : on privilégie les événements disruptifs (guerres, crimes, scandales) aux dépens des débats politiques et sociaux. En définitive, c’est parce qu’il est quotidien, et parce que son financement repose sur une diffusion toujours plus large, que le journal provoque une accélération de la temporalisation des événements : pour justifier sa consommation, il doit créer un sentiment de changement perpétuel [5].

Ce changement si important dans la temporalité du journal va se retrouver dans le cadre romanesque. Car c’est bien l’événement qui fait le cœur du problème ici, l’événement et son inscription dans le récit, dont on peut suivre l’évolution jusqu’au contemporain [6].

Notre point de départ réside donc dans une formule et ses variantes, dans un noyau phrastique autour duquel va rayonner l’intrigue. Les quelques formes que nous présentons, appuyées sur le modèle de la formule « le lendemain on lisait », présentent en effet des structures équivalentes. Le plus souvent, on y trouve « le lendemain » suivi du pronom « on », ce qui permet à la diégèse de quitter le point de vue du personnage pour un élargissement de la focalisation qui prend les dimensions de la société entière : dans ce saut entre une focalisation restreinte (ou un dialogue) et une focalisation qui est propre à l’espace public, un vertige se lit, qui est celui de l’époque. La jonction du temps et de la personne opère une double ellipse : temporelle, donc, par le temps (rapide) que prend la parution du journal quotidien, mais aussi spatiale avec l’apparition de ce « on » de l’opinion publique. Par cette formule, le fait divers éloigné qui se joue entre quelques individus devient un texte qui passe à un public inconnu : la rapidité de l’époque moderne se voit ainsi dans le roman – et préfigure une certaine fascination pour la simultanéité qui est l’une des versions de la modernité dans le romanesque. L’influence du feuilleton est également non négligeable, naturellement, dans l’écriture de ces temporalités nouvelles qui sont à la fois vécues par les lecteurs et racontées dans les récits : cette adéquation entre l’expérience quotidienne et l’expérience romanesque est due à la présence du journal et à son rôle. Dans la nouvelle « arithmétique des jours au XIXe siècle [7] », un détail comme la propagation d’un événement dans le tissu narratif joue un rôle important.

Nous analyserons donc la signification de plusieurs manifestations du journal dans des romans ou nouvelles du XIXe siècle : ce corpus que nous avons constitué est volontairement hétérogène, tant pour l’esthétique que pour les dates. Deux éléments motivent ce choix : un tel corpus fait ainsi apparaître le phénomène de fond que nous voulons étudier ; il permet également de dresser une esquisse de typologie que l’on pourrait observer, mutatis mutandis, dans d’autres œuvres du siècle. Dans ces exemples, le journal marque en effet la propagation d’un événement et la manière dont le cadre intime du roman s’ouvre au cadre quotidien représenté par le journal : c’est ce dernier, comme voix seconde, qui est gage de réalisme, et ce d’autant plus que la cause cachée de l’événement est révélée par le roman. Il s’agit bien alors, symboliquement du moins, de démonter les rouages de l’événement, de donner à voir les causes : en un mot, cela se rapproche du programme de La Comédie humaine.

2. Le journal reproduit l’événement : un décrochage énonciatif

Le contenu du journal peut être reproduit, souvent pour donner un effet de réel autant que pour rendre visible et lisible une certaine polyphonie du texte littéraire : le texte du journal contredit parfois l’intrigue, ou la complète avec une voix neutre qui s’apparente à celle de la société. C’est ce que souligne le narrateur des Mystères de Paris quand il cite le journal pour « consacrer, pour ainsi dire, la croyance générale [8] » sur la mort de M. d’Harville – alors même que le lecteur, lui, a été admis à connaître la vérité sur ce suicide. Dans ce cas, le narrateur et le lecteur partagent un savoir caché du reste de la société ; leur proximité renforce une connivence qui les place sur un pied d’égalité – ce qui n’est pas le moindre effet esthétique des romans-feuilletons. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Eugène Sue se sert par moments de cette dissonance temporelle entre la scène et l’ellipse : c’est un rythme tout feuilletonesque, et la mise en abyme que produit la publication d’un extrait de journal dans le roman-feuilleton confirme l’importance de cette temporalité du journal [9]. La mort de M. d’Harville dans Les Mystères de Paris ou le début du choléra dans Le Juif errant sont ainsi traités par une brusque variation de temporalité marquée par la césure symbolique d’une ligne de points que nous reproduisons ici :

Avec ces mots le coup partit.

M. d’Harville s’était brûlé la cervelle.

……………

Nous renonçons à peindre la stupeur, l’épouvante des convives de M. d’Harville.

Le lendemain on devait lire dans un journal :

« Hier, un événement aussi imprévu que déplorable a mis en émoi tout le faubourg Saint-Germain. Une de ces imprudences qui amènent chaque année de si funestes accidents, a causé un affreux malheur. Voici les faits que nous avons recueillis, et dont nous pouvons garantir l’authenticité [10] […]. »

Le journal, voix commune qui donne à l’événement sa publicité, peut donc servir de contrepoint à l’intrigue telle que le lecteur la connaît, et dire le même événement sous une autre forme, celle que la société connaîtra. Cette manière de dire à deux voix un événement, narrateur et journal mis en concurrence pour le lecteur, est utilisée à différentes fins mais souligne le plus souvent un « décalage épistémique [11] » que l’auteur exploite. Ainsi dans Rouget et Noiraud, de Guillaume de la Landelle : pendant un procès, l’un des personnages sourit à sa mère et le narrateur qualifie ce sourire de « magnanime », développant une réelle empathie avec le personnage qui vient d’être condamné. Mais cette action est complétée par le paragraphe suivant :

Le lendemain, on lisait dans le compte-rendu de la séance par le journal du département :

« Encore un incorrigible dont les pernicieux instincts épouvantent autant qu’ils indignent. Au moment où le jeune accusé, déclaré coupable avec circonstances atténuantes, a entendu le prononcé de la sentence, il s’est tourné vers le public souriant du plus insolent sourire ».

Ainsi sont faits les jugements humains [12].

« Insolent » plutôt que « magnanime » : le ralentissement de la narration sur le détail du sourire du jeune homme se trouve confronté à la précision lapidaire de l’article du journal. Le lecteur, là encore, se trouve dans une position qui est celle du détenteur de la vérité romanesque : on l’invite à se méfier des « jugements humains », à mettre en question le texte médiatique et à en soupçonner la véridicité. Dans le présent de l’intrigue, le lecteur a compris bien plus que ce que le journal rapporte le lendemain. Et ce « lendemain », décalage temporel réaliste qui est celui du fait divers, devient également un décalage par rapport à la vérité observée. Le journal, dans ces deux exemples, n’élargit le monde de l’intrigue que pour mieux retourner vers le lecteur : dans cet aller-retour de l’événement, le journal est un outil destiné à donner conscience au lecteur de son importance.

Mais ce décalage n’est pas toujours affaire de mensonge ou de déformation de l’événement quand il passe à la publicité, et le journal ne suscite pas toujours un aller-retour entre le lecteur et le monde qu’il partage avec les personnages de la diégèse. Dans Le Juif errant, la rupture temporelle est plus nettement rapportée à la publicité légitime donnée à l’événement privé auquel le lecteur a pu assister. Le choléra qui se répand à Paris prend comme point de départ le personnage (négatif) de Rodin : le journal joue alors à plein son rôle d’élargissement de la perspective diégétique, en ligne droite.

— Gabriel !… murmura Rodin d’une voix éteinte, pardon… pour le mal… que je vous ai fait… Pitié !… ne m’abandonnez pas !… ne…

Rodin ne put achever ; il était parvenu à se soulever sur son séant ; il poussa un cri et retomba sans mouvement.

·        ·          ·          ·          ·          ·          ·          ·

Le même jour, dans les journaux du soir, on lisait :

« Le choléra est à Paris… le premier cas s’est déclaré aujourd’hui, à trois heures et demie, rue de Babylone, à l’hôtel Saint-Dizier [13]. »

Il s’agit ici pour le lecteur de suivre la propagation d’une nouvelle et de comprendre ce que signifie la scène isolée qu’il vient de lire dans une perspective plus large : le « patient zéro », ce « premier cas » anonyme pour les autres, est connu du lecteur qui a suivi de manière précise sa contamination et les débuts de sa maladie. L’accélération du rythme de la narration correspond à un élargissement du cadre du roman et rejoint ainsi son aspect réaliste : la mention des journaux « du soir » va dans le sens d’une urgence que tous les lecteurs, du roman ou du journal, comprennent. Dans l’édition en recueil de 1844, cette dernière phrase marque la fin du septième tome : l’effet de suspense est pleinement accompli grâce à cette délégation de la narration à la voix du journal.

Le journal enfin peut donner au lecteur des informations que le personnage concerné n’a pas. Dans La Vicomtesse Alice, d’Albéric Second, le journal sert, dans les premières pages, à expliquer l’identité d’un mystérieux jeune homme qui s’est introduit dans la loge de la vicomtesse éponyme. La vicomtesse, elle, n’est pas concernée par cet article : le « on » est ici exclusif du personnage principal, alors même que dans nos exemples précédents, il était inclusif et révélait entièrement sa valeur de pronom indéfini. Après le récit de cette rencontre inattendue à l’opéra, le lecteur est confronté à l’information suivante :

Le lendemain, on lisait dans plusieurs journaux une note ainsi conçue :

« Trompant la surveillance de ses gardiens, un jeune artiste peintre s’est échappé hier soir, vers neuf heures, de la maison de santé où sa pension est payée par M. le ministre de l’intérieur, dont la sollicitude et la bienveillance éclairées sont trop connues, trop appréciées pour que nous ayons à les louer publiquement.

Ce fugitif se nomme René Derville. On a suivi ses traces jusqu’à la rue de la Paix ; on l’a perdu de vue à l’entrée de la rue Neuve-des-Petits-Champs.

Les personnes qui rencontreront l’infortuné Derville errant dans Paris feront acte d’humanité en le reconduisant rue Marbeuf, n° 10, et en le remettant aux mains du docteur Perrier, un de nos médecins aliénistes les plus honorables et les plus en renom [14] ».

Le chapitre se termine sur cette mention qui explique la scène précédente. Le fait divers n’est pas ici une déformation ou une amplification de ce que le lecteur connaît : c’est une explication donnée par la voix publique du journal, qui éclaire rétrospectivement l’étrange épisode de l’opéra et joue le rôle d’un révélateur. L’artifice ici consiste à déléguer au journal une vérité que le narrateur aurait seul pu prendre en charge : pourquoi alors passer par le journal ? Pour des raisons qui tiennent sans doute aux liens entre le lecteur et le personnage ; pour situer le lecteur de roman dans son quotidien de lecteur de journal ; pour amplifier le réalisme de l’événement et faire entrer dans la diégèse un espace aux dimensions publiques.

Par ces exemples, l’on voit que le fait divers entre dans le journal comme un lien entre le narrateur et son lecteur : jouant sur le décalage temporel du « lendemain » comme moment de la publication, le narrateur offre au lecteur l’opportunité de comprendre que cette ellipse représente le temps de la propagation de la nouvelle – et de son éventuelle déformation. L’intérêt de ce « on » et de cette ellipse survient du côté du narrateur, un instant suspendu dans sa fonction : ce « on » donnerait presque l’impression du recours à un chœur antique, modernisé ici en une opinion publique qui prend le relais de la narration réaliste. La cohésion de la communauté des lecteurs du journal donne en effet plus de poids au « on » employé dans les phrases : « Le sociologue Gabriel Tarde montre que le journal fait naître un public, c’est-à-dire “une collectivité purement spirituelle, […] une dissémination d’individus séparés et dont la cohésion est toute mentale [15]” » ; l’auteur reprend ici cette communauté et y intègre son univers romanesque.

En outre, et d’un point de vue plus strictement diégétique, la citation d’un article inventé pour l’intrigue se transforme ainsi en coupure dans l’intrigue : à ce moment précis, le temps vécu par le lecteur correspond au temps raconté de la diégèse. Le passage du journal n’est que rarement intrigant pour le lecteur : il est des cas, comme ici, où il redouble l’intrigue sans rien apporter de nouveau comme tension ; et des cas où, au contraire, le lecteur subit lui aussi le journal comme nouveauté dans l’intrigue : un même objet textuel peut être utilisé selon deux modalités temporelles concurrentes.

3. Le journal a le dernier mot : une fin contemporaine

Dans les cas cités plus haut, la citation du journal crée un effet de connivence avec le lecteur qui ressortit bien à l’un des principes réalistes : comprendre les rouages de la société, ses fonctionnements. Appliqué aux cas que nous avons vus, ce principe consiste à bien comprendre les raisons cachées du fait divers tel qu’il est rapporté dans le journal. Mais on a également vu comment, à un autre niveau qui est celui de la construction de l’œuvre, l’article peut être cité par le narrateur comme élément de clôture d’un événement. Dans ce cas, la clôture vaut aussi pour l’élargissement du cadre spatial et l’accélération du cadre temporel, manière d’ouvrir sur le monde la fin de la narration ; de tels changements étaient soulignés, par exemple chez Eugène Sue, par l’effet de césure que produisent les points. Cette marque typographique, ces points qui déterminent la coupure entre le récit et le journal, se retrouvent dans d’autres œuvres, témoins d’un décrochement qui n’est pas qu’énonciatif : ils sont le marqueur d’une représentation spatio-temporelle véritablement hachée, qui renvoie le lecteur à sa propre dualité, à son caractère de lecteur mis en abyme entre le journal et le roman.

« La Deruchette » [sic] est une nouvelle que fait paraître Alexis Bouvier en 1878 – on notera la référence aux Travailleurs de la mer par le nom du bateau, Deruchette (qui devrait s’orner d’un accent, Déruchette). La nouvelle raconte comment le marin Jean Mérit précipite dans l’orage sa barque, chargée de sa femme et de l’amant de cette dernière, afin de les tuer… Après une narration qui n’épargne aucun détail et multiplie les scènes pathétiques et violentes, la nouvelle se clôt ainsi :

L’orage était fini, mais la pluie recommença à tomber, et Jean Mérit, ruisselant de sang et d’eau, cramponné à l’avant, chantait toujours, l’épave de la Deruchette était poussée au large…

 ·       ·          ·          ·          ·          ·          ·          ·

Le lendemain, dans le Journal du Havre, on lisait dans les sinistres :

« Mardi, 17 juin, par 23°12’ latitude sud et 8°20’ longitude, rencontré une épave de barque de pêche ; à l’avant un homme était agenouillé ; il avait le front sanglant… La mer étant trop mauvaise pour nous approcher, nous sommes revenus deux heures après ; mais les recherches ont été sans résultat [16] ».

Ici, outre la rupture typographique marquée par les points, nous pouvons observer un autre trait signifiant : les derniers mots sont laissés au journal, dans un redoublement qui n’était pas nécessaire à la compréhension de l’intrigue. Le fait divers est cité in extenso et imite le style journalistique comme clausule de la nouvelle qui ne laisse pas le narrateur reprendre sa voix mais insiste sur le récit médiatique – apaisé par rapport aux descriptions sanguinolentes qui ont précédé, mais remarquant tout de même les traces de cette violence sur le corps du personnage. La précision même de la date et du lieu, imitant le style maritime, coupe le registre pathétique qui avait prévalu jusqu’alors : c’est presque un exercice de style que cette ultime variation sur le thème du naufrage, thème romanesque par excellence tout au long du XIXe siècle.

Cet effet de clôture se retrouve aussi dans le cas de Fin d’idylle de Raoul Charbonnel [17]. Sous ce titre fréquemment utilisé pour indiquer un fait divers « passionnel », cette courte nouvelle suit une jeune fille qui se suicide en se jetant dans la Seine ; on ne sait rien d’elle si ce n’est cet instantané de ses pensées. La nouvelle se clôt ainsi :

Brusquement elle enjambe le parapet.

On entend un bruit sourd, puis l’eau, un instant troublée, se referme, cachant dans son sein une nouvelle victime.

Le lendemain on lisait à la quatrième page de quelques journaux, bien informés :

« Il a été repêché en amont du pont de Grenelle le cadavre d’une jeune fille d’une vingtaine d’années, paraissant avoir séjourné vingt-quatre heures dans l’eau.

Aucun papier permettant d’établir l’identité de la victime n’a été trouvé sur elle. On a dû l’exposer à la Morgue.

Une enquête est ouverte [18] ».

Là encore, l’article cité n’ajoute rien à l’intrigue, pas même une déformation de la vérité comme on pouvait l’observer dans les premiers exemples que nous avons donnés. L’on observe ici encore le passage du pathétique de la narration à l’apparente sécheresse rationnelle de l’entrefilet du journal ; mais outre cet exercice de style, l’on peut penser que le romancier utilise cette fin pour éloigner le narrateur et donner l’apparence d’un présent qui est celui du lecteur entièrement, quittant alors la diégèse pour réintégrer le moment de la lecture. Le temps de la lecture rejoint celui de la diégèse pour marquer la fin du récit et le retour au quotidien du lecteur.

Chez Paul de Kock, l’on trouve un autre exemple particulièrement représentatif de ce fonctionnement et des possibilités sérielles qu’il ouvre : nous citons ici la fin des Enfants du boulevard en gardant également les annonces, hors récit, qui se succèdent à la fin du roman.

Le procès des voleurs n’est pas long : le petit-fils de Cartouche et ses complices sont condamnés aux travaux forcés à perpétuité.

Mérillac apporte à son ami le journal qui contient ce jugement, en lui disant :

— Te voilà à jamais délivré de ce misérable, qui osait te braver…

— Délivré… ce n’est pas bien sûr… des gens comme lui se sauvent toujours du bagne !… ce Séverin avait bien mérité la mort !

— On aura trouvé des circonstances atténuantes !…

— Enfin ! puissé-je ne plus en entendre parler !…

Mais quelques années plus tard, vers la fin de 1813, on lisait dans un journal :

« Deux forçats viennent de s’évader du bagne de Toulon, malheureusement ce sont deux hommes de l’espèce la plus dangereuse ; l’un est le nommé la Grenouille, et l’autre ce fameux voleur, connu sous le nom de Séverin et qui est, dit-on, le petit-fils de Cartouche ; le signalement de ces deux hommes a été envoyé partout ; mais jusqu’à présent toutes les recherches ont été infructueuses ».

Fin des Enfants du boulevard.

Voir pour la suite Le Petit-fils de Cartouche [19].

Le journal représente ici une clausule déceptive : malgré une ellipse temporelle sensiblement plus longue que dans nos autres exemples (« le lendemain » est devenu « quelques années plus tard »), le fait divers relance l’action à la manière de la publication d’un feuilleton, et la suite se fait attendre pour le lecteur attentif.

Enquête ouverte, recherches infructueuses : ces fins sont liées en premier lieu à la périodicité du journal, qui se laisse la possibilité d’annoncer d’autres événements, des suites au fait divers (une identification possible, par exemple) ; pour les nouvelles, dans une esthétique de la sérialité, cela participe d’une temporalité ouverte sur le temps du lecteur, sur son présent marqué lui aussi par la présence du périodique. Dans les deux cas cités où les recherches sont « infructueuses » ou « sans résultats », pour le premier, l’inconnu que ménage le texte n’est que peu douteux (il n’y aurait aucun sens à faire revenir Jean Mérit) mais est lié à l’élément marin ; pour le dernier exemple que nous avons cité, il amorce véritablement la suite de l’histoire et joue sur la curiosité du lecteur en lui donnant à comprendre que le journal a comme utilité de lui faire remarquer l’intervalle qui existera entre le récit et sa suite. Le journal apparaît ici comme le moyen de créer une fausse fin, de relancer au contraire l’ouverture du temps du roman sur le temps du lecteur et de faire coïncider l’univers du livre et l’univers du hors-livre.

4. Le journal est lu par le personnage : un catalyseur

On a vu que le journal peut être l’occasion, pour le temps du roman, de faire évoluer la narration vers l’espace public et d’aller à la rencontre d’une temporalité proche de celle, empirique et quotidienne, du lecteur. Mais à l’inverse de ces temporalités qui se rejoignent sous le signe de la quotidienneté, le journal dans le roman peut aussi signaler l’irruption d’un événement, d’un temps public et extérieur, au sein du cercle privé des personnages. Dans ces cas-là, il ne constitue pas toujours une clausule nette : il est parfois une forme de catalyseur qui accélère l’intrigue ; parfois également une sorte de micro-dénouement qui permet, là encore, un rebondissement et une complexification du temps de l’intrigue. La temporalité diégétique, grâce à la mention du journal, se révèle liée à l’espace public : les nouvelles se propagent et atteignent les personnages ; le personnage qui lit le journal devient alors un avatar de la présence d’une autre temporalité, réaliste et commune à tous, au sein du roman. Dans Eugénie Grandet, c’est ainsi par le journal que le notaire Cruchot apprend au père Grandet la mort de son frère :

— Hé ! bien, quoi ? s’écria Grandet au moment où Cruchot lui mettait le journal sous les yeux en lui disant : – Lisez cet article.

Monsieur Grandet, l’un des négociants les plus estimés de Paris, s’est brûlé la cervelle hier après avoir fait son apparition accoutumée à la Bourse. Il avait envoyé au président de la Chambre des Députés sa démission, et s’était également démis de ses fonctions de juge au tribunal de commerce. Les faillites de messieurs Roguin et Souchet, son agent de change et son notaire, l’ont ruiné. La considération dont jouissait monsieur Grandet et son crédit étaient néanmoins tels qu’il eût sans doute trouvé des secours sur la place de Paris. Il est à regretter que cet homme honorable ait cédé à un premier moment de désespoir, etc. [20]

Dans l’édition de 1839, l’article est isolé dans un paragraphe en italiques, preuve de sa citation et de son caractère hétérogène dans le récit. C’est par le même journal que le père Grandet apprend ensuite à son neveu l’événement du suicide de son père, avec le même geste, après lui avoir rapidement annoncé la nouvelle. Le journal est une preuve ici, qui a circulé et qui ajoute à la nouvelle de la mort le détail du suicide, accentuant ainsi la déchéance et le malheur du jeune homme : le « fatal article », ici au sens premier du terme, provoque ses larmes et accélère l’intrigue. Dans Splendeurs et misères des courtisanes, un autre article est là encore montré, mais cette fois clairement qualifié de « coup de théâtre » dans les lignes qui précèdent :

— Oui, ma fille, tu pourras retourner à Valenciennes… Tiens, lis. Et il tendit le journal de la veille en montrant du doigt l’article suivant : Toulon. — Hier a eu lieu l’exécution de Jean-François Durut… Dès le matin, la garnison, etc.

Prudence lâcha le journal ; ses jambes se dérobèrent sous le poids de son corps ; elle retrouvait la vie, car elle n’avait pas, disait-elle, trouvé de goût au pain depuis la menace de Durut.

— Tu le vois, j’ai tenu ma parole. Il a fallu quatre ans pour faire tomber la tête de Durut en l’attirant dans un piège… Eh ! bien, achève ici mon ouvrage, tu te trouveras à la tête d’un petit commerce dans ton pays, riche de vingt mille francs, et la femme de Paccard, à qui je permets la vertu comme retraite

Europe reprit le journal, et lut avec des yeux vivants tous les détails que les journaux donnent, sans se lasser, sur l’exécution des forçats depuis vingt ans : le spectacle imposant, l’aumônier qui a toujours converti le patient, le vieux criminel qui exhorte ses ex-collègues, l’artillerie braquée, les forçats agenouillés ; puis les réflexions banales qui ne changent rien au régime des bagnes, où grouillent dix-huit mille crimes [21].

Grâce à ce papier, Carlos Herrera « libère » Europe, alias Prudence Servien, de la terreur qui la maintenait sous sa coupe, de son « épée de Damoclès » : cela lui permettra de fuir avec Paccard avant d’être rattrapée. C’est une intrigue secondaire dans le cadre du roman, mais c’est précisément ce qui rend son utilisation du journal efficace : pour cette action de second plan, le journal constitue une preuve, un élément irrévocable qui confirme la parole de Vautrin et laisse le lecteur observer la réaction d’Europe. Dans ces deux exemples, le journal est donc l’objet que l’on montre, le texte que l’on lit pour révéler les caractères des personnages et faire progresser l’intrigue. Il s’agit dans les deux cas d’une mort, événement marquant par excellence ; mais le propre du journal est d’être varié, et l’on peut trouver d’autres annonces qui bouleversent les personnages et remettent en question leur rapport au présent, modifiant l’intrigue. Ainsi, dans La Cousine Bette, la lecture des journaux apporte simultanément une mauvaise nouvelle au baron Hulot et à sa fille, chacun dans leur domaine – et il n’est pas question, pour ces deux articles, de faits divers.

Le baron, qui lisait les journaux, tendit un journal républicain à sa femme en lui désignant un article, et lui disant : — Sera-t-il temps ? Voici l’article, un de ces terribles entre-filets avec lesquels les journaux nuancent leurs tartines politiques.

Un de nos correspondants nous écrit d’Alger qu’il s’est révélé de tels abus dans le service des vivres de la province d’Oran, que la justice informe. Les malversations sont évidentes, les coupables sont connus. Si la répression n’est pas sévère, nous continuerons à perdre plus d’hommes par le fait des concussions qui frappent sur leur nourriture que par le fer des Arabes et le feu du climat. Nous attendrons de nouveaux renseignements, avant de continuer ce déplorable sujet.

Nous ne nous étonnons plus de la peur que cause l’établissement en Algérie de la Presse comme l’a entendue la Charte de 1830.

— Je vais m’habiller et aller au ministère, dit le baron en quittant la table, le temps est trop précieux, il y a la vie d’un homme dans chaque minute.

— Oh ! maman, je n’ai plus d’espoir, dit Hortense.

Et, sans pouvoir retenir ses larmes, elle tendit à sa mère une Revue des Beaux-Arts. Madame Hulot aperçut une gravure du groupe de Dalila par le comte de Steinbock, dessous laquelle était imprimé : Appartenant à madame Marneffe [22].

L’article imprimé dans le dialogue dilate un peu le temps présent et met le lecteur à la place de la baronne Hulot : à peine a-t-elle le temps de terminer son article qu’Hortense l’interpelle également, pour une autre information entrée dans la maison par le biais du journal. Plus d’espoir, pas assez de temps : le journal apparaît bien ici comme l’intrusion d’une autre temporalité au sein du temps familial, d’un temps catastrophique qui concerne ici la politique pour le père, la vie amoureuse pour la fille. Que le texte de l’article soit cité ou que la gravure soit expliquée, l’effet est le même : il se produit une discordance dans le temps du roman, la collision entre des événements qui ne se ressemblent pas mais qui ont un même effet sur la temporalité des personnages.

Dans ces trois exemples balzaciens, le journal est l’objet du coup de théâtre et se signale par l’importance du geste et du regard (les « yeux vivants » d’Europe en témoignent) : le journal tendu par l’un des personnages est avidement lu par l’autre, qui prend connaissance du contenu en même temps que le lecteur, le rendant réellement contemporain de son récit et ajustant la temporalité de la lecture sur la temporalité de la diégèse. Ce n’est pas le cas des autres textes que nous avons cités : ici, le redoublement de la lecture accentue la synchronicité du temps de la lecture du roman (pour le lecteur) et du temps de la lecture du journal (pour le personnage). Rien d’étonnant à cette manœuvre : « Les romans-feuilletons ne sont donc pas seulement des romans de la péripétie, du suspense et de l’événement inattendu, ils s’offrent aussi le luxe de réfléchir au temps quotidien [23] », ici par un biais particulier. Cette opération de lecture du journal, qui peut valoir pour une mise en abyme d’un genre particulier, complexifie également les rapports que le lecteur entretient avec le personnage. Le lecteur lit en quelque sorte par-dessus l’épaule du personnage, et cela pose la question de l’intrication entre le « temps configuré par les récits racontés par quelqu’un d’autre et le temps vivant des histoires inachevées dans lesquelles nous sommes nous-mêmes intriqués [24] ». La présence du journal dans le roman ébauche une proximité entre les deux ; l’expérience d’une esthétique réaliste dans le temps même de la lecture se produit alors.

5. Un cas particulier de lecture du journal : hasard et rebondissement

Notre dernier exemple est isolé mais remarquable ; il tient à deux des personnages les plus connus de la littérature française.

Il ne songeait plus à Jean Valjean, – à ces chiens toujours en chasse le loup d’aujourd’hui fait oublier le loup d’hier, – lorsqu’en décembre 1823 il lut un journal, lui qui ne lisait jamais de journaux ; mais Javert, homme monarchique, avait tenu à savoir les détails de l’entrée triomphale du « prince généralissime » à Bayonne. Comme il achevait l’article qui l’intéressait, un nom, le nom de Jean Valjean, au bas d’une page, appela son attention. Le journal annonçait que le forçat Jean Valjean était mort, et publiait le fait en termes si formels que Javert n’en douta pas. Il se borna à dire : c’est là le bon écrou. Puis il jeta le journal, et n’y pensa plus [25].

Dans le face à face célèbre des Misérables, la relation entre Javert et Valjean passe par le biais du journal dans le court extrait que nous venons de citer. Apprendre la mort de Valjean, ce serait clore une temporalité problématique pour le personnage Javert – le lecteur, lui, sait bien ce qu’il en est et se retrouve donc dans la position de corriger le propos de l’article. Le « décalage épistémique [26] » déjà observé se joue ici entre le lecteur et le personnage de Javert et s’incarne donc particulièrement dans l’usage du journal. Javert lit le journal par hasard, et ce hasard est souligné par Hugo. « Lui qui ne lisait jamais de journaux » : l’ajout est éloquent, et entre en contradiction avec le sens de l’histoire, soulignant le rôle du destin. Javert lit le journal pour connaître les détails de « l’entrée triomphale du “prince généralissime” » : l’intrigue est « machinée » par l’influence que la grande histoire (et ses détails) a sur la petite. L’influence d’un événement politique sur la vie des personnages de la fiction rend évidente la cohésion entre la politique et le romanesque, entre les événements publics et les événements privés ; et il y a quelque chose d’une philosophie de l’histoire dans la manière dont le destin de Valjean est conditionné par cette « entrée triomphale » qui ne le concerne pas. Le geste de jeter le journal confirme jusque dans les objets la fin (ratée) de la traque ; mais ce faux dénouement va, en fait, relancer la mémoire de Javert sur le bagnard Valjean. Car au paragraphe suivant et « quelques temps après », Javert apprend une autre nouvelle, cette fois par une note de police : l’enlèvement d’une enfant à Montfermeil. La nouvelle est anodine, mais le journal a relancé la mémoire du policier : les réflexions de Javert sur Fantine, Cosette et Valjean le mènent alors jusqu’à Montfermeil où il n’arrive pas à éclaircir le cas. Le paradoxe réside dans cette fausse fin, à laquelle Javert souscrit d’abord sans aucun doute, avant que la réactivation de sa mémoire ne relance l’intrigue. Hugo détourne le rôle censément conclusif de l’événement du journal : par cela même, il interroge justement le caractère du journal comme agent de l’intrigue, incarnation d’une espèce d’actant fantôme dans le schéma du récit. Le hasard de la lecture ajoute encore un élément à cette analyse : dans ce passage précisément, le journal joue le rôle de la fatalité et réactive l’image que nous avions évoquée d’un deus ex machina moderne dont le narrateur a souligné le caractère éminemment fortuit.

*

Le journal est présent comme scansion du temps social dans le roman réaliste [27] ; mais il occupe également un rôle mineur, qui tient à la place de l’événement dans son fonctionnement – et au développement de l’importance de l’événement dans la presse. Dans les exemples que nous avons étudiés, faire passer un événement diégétique par le journal revient à provoquer quatre effets. Cette typologie ébauchée n’est pas exhaustive : elle vise surtout à rendre compte d’un phénomène poétique qui a pu se manifester sous différentes formes. La première de ces formes est celle du redoublement de l’intrigue : dans les exemples que nous avons cités, le journal allonge, explique ou reprend un événement passé, produisant dès lors un écho qui amplifie la portée de l’événement initial. Cette double temporalité de la diégèse s’appuie sur l’ellipse qui permet de faire passer l’événement de la sphère privée à la sphère publique, ou inversement. Le laps de temps qui s’écoule jusqu’à la publication du journal lu par tous (d’où l’emploi du « on », le plus souvent inclusif) représente la temporalité moderne, la rapidité de propagation des nouvelles dans le temps et l’espace qui influence le destin des personnages – on est loin alors des rumeurs ou des propagations lentes qui pouvaient contribuer aux récits des siècles précédents. Les deux autres effets tiennent plus proprement à la narration : le narrateur délègue sa voix à un journal imaginé, qui reprend les codes de l’écriture journalistique ; partant, quand l’article est cité in extenso, le lecteur rapproche sa propre temporalité de lecture de celle du personnage qui, appartenant à la diégèse, est lui aussi en train de lire le journal : on est bien loin alors des cas précédents où le personnage prenait connaissance d’une lettre, d’une note ou d’un mot adressé à lui seul – le lecteur se retrouvait alors dans la position d’un voyeur, ce qui est loin d’être le cas pour la lecture du journal. D’une diffusion de l’événement dans le temps et l’espace jusqu’à son resserrement dans une lecture qui rapproche le lecteur et le personnage, on voit donc que le journal inséré dans le roman selon ces modalités joue un rôle qui tient à « [l]’invention du quotidien comme temporalité narrativisée au XIXe siècle [28] ». Le support du roman-feuilleton a sans nul doute été à l’origine du développement de ce rythme particulier de la diégèse que produit le journal comme élément de la narration, mais il s’est répandu hors de l’espace médiatique pour gagner tous les types de supports.

C’est que, loin d’être un effet de réel comme un autre, le journal devient un embrayeur, un déclencheur, presque un actant supplémentaire pour ces romans qui l’utilisent ; outre les formules sur lesquelles nous avons appuyé notre recherche, on pourrait élargir plus encore le sujet et trouver bien d’autres exemples où la publicité offerte par le journal bouleverse l’intrigue. Dans l’exemple de Renée Mauperin, étudié par Marie-Astrid Charlier dans sa thèse, les frères Goncourt utilisent ainsi Le Moniteur pour mener à la mort d’un personnage – l’intrigue est plus complexe qu’il n’y paraît, le journal ayant été volontairement envoyé et le passage important surligné par l’héroïne éponyme [29]. Dans une autre direction, une œuvre aussi emblématique qu’À la recherche du temps perdu a déjà été étudiée pour l’intérêt que le journal y joue en tant qu’objet de civilisation, bien sûr, mais aussi en tant que source d’une poétique particulière [30]. Tous les romanciers ne souscrivent pas à l’utilisation du journal dans leur récit ; mais l’échantillon que nous avons étudié ici, parce qu’il mêle des œuvres de portée et d’affinités différentes, témoigne d’un phénomène de fond et de la multiplicité des utilisations romanesques que les auteurs du XIXe siècle ont pu faire du journal, objet textuel qu’ils connaissaient autant que leurs lecteurs, lieu de rencontre du temps de la diégèse et du temps de la lecture.

Notes

[1] Voir Allen Kim, Charuta Pethe & Steven Skiena, « What Time Is It? Temporal Analysis of Novels », EMNLP, 2020 : https://arxiv.org/pdf/2011.04124.pdf (consulté le 14 juillet 2021).

[2] Nous nous appuyons principalement sur les travaux de Raphaël Baroni.

[3] Victor Hugo, Le Dernier jour d’un condamné [Paris, Gosselin, 1829], Paris, Hetzel, 1866, p. 51.

[4] Marie-Astrid Charlier, Le Roman et les jours. Poétiques de la quotidienneté au XIXe siècle, Paris, Classiques Garnier, 2018.

[5] Julien Schuh, « Le temps du journal. Construction médiatique de l’expérience temporelle au XIXe siècle », Romantisme, 2016, n° 174, p. 76.

[6] René Audet, « Le temps interrompu. L’événement contemporain entre narrativité et historicité », dans Nicolas Xanthos et Anne Martine Parent (dir.), Poétiques et imaginaires de l’événement, Montréal, Figura, 2011, vol. 28, p. 33-43 : http://oic.uqam.ca/fr/articles/le-temps-interrompu-levenement-contemporain-entre-narrativite-et-historicite (consulté le 30 juin 2021).

[7] Alain Corbin, Le Temps, le Désir et l’Horreur. Essais sur le XIXe siècle, Paris, Aubier, 1991.

[8] Eugène Sue, Les Mystères de Paris, seconde partie, Paris, Charles Gosselin, 1844, p. 248.

[9] Marie-Ève Thérenty, « Montres molles et journaux fous. Rythmes et imaginaires du temps quotidien au XIXe siècle », COnTEXTES, 2012, n° 11 : https://doi.org/10.4000/contextes.5407 (consulté le 29 juin 2021).

[10] Eugène Sue, Les Mystères de Paris, op. cit., p. 247-248.

[11] Raphaël Baroni, « Les fonctions de la focalisation et du point de vue dans la dynamique de l’intrigue », Cahiers de Narratologie [en ligne], 2017, n° 32, p. 5  (consulté le 12 juillet 2021).

[12] Guillaume de la Landelle, Rouget et Noiraud, Paris, Émile Dentu, 1882, p. 103.

[13] Eugène Sue, Le Juif errant, t. VII, Paris, Paulin, 1844-1845, p. 329.

[14] Albéric Second, La Vicomtesse Alice, Paris, Émile Dentu, 18..?, p. 39-40.

[15] Marie-Ève Thérenty, article cité.

[16] Alexis Bouvier, « La Deruchette », Amour, misère et cie, Paris, Dreyfous, 1878, p. 18. Le recueil est signalé comme vendu chez les libraires et dans les gares par les journaux.

[17] Raoul Charbonnel, « Fin d’idylle. Nouvelle inédite », Les Romans inédits, 1er janvier 1896, n° 69, p. 546. À noter que Les romans inédits publiera une nouvelle portant exactement le même titre, par Camille Bias, dans son numéro du 1er janvier 1900.

[18] Raoul Charbonnel, « Fin d’idylle. Nouvelle inédite », Les Romans inédits, 1er janvier 1896, n° 69, p. 546.

[19] Paul de Kock, Les Enfants du boulevard, quatrième édition, Paris, Ferd. Sartorius, 1867, p. 274-275.

[20] Honoré de Balzac, Eugénie Grandet, Paris, Charpentier, 1839, p. 110.

[21] Honoré de Balzac, Splendeurs et misères des courtisanes, Œuvres complètes, t. XI, Paris, Houssiaux, 1874, p. 485.

[22] Honoré de Balzac, La Cousine Bette, Paris, Maresq et compagnie, 1851, p. 63.

[23] Marie-Ève Thérenty, article cité.

[24] Raphaël Baroni, L’Œuvre du temps, Paris, Seuil, 2009, p. 22.

[25] Victor Hugo, Les Misérables [1862], Paris, Gallimard, Paris, « Bibliothèque de la Pléiade », 2018, deuxième partie, livre V, chapitre X, p. 465.

[26] Raphaël Baroni, article cité, p. 5.

[27] Marie-Ève Thérenty, article cité.

[28] Marie-Astrid Charlier, op. cit., p. 14.

[29] Edmond et Jules de Goncourt, Renée Mauperin, Paris, Charpentier, 1864. Roman cité dans Marie-Astrid Charlier, Le Roman et les jours. Poétiques de la quotidienneté au XIXe siècle, thèse de littérature française sous la direction de Marie-Ève Thérenty, Université Paul-Valéry Montpellier 3, 2014, p. 207-212 notamment.

[30] Guillaume Pinson, « L’imaginaire médiatique dans À la recherche du temps perdu : de l’inscription du journal à l’œuvre d’art », Études françaises, 2007, n° 43, p. 11–26.

Auteur

Laure Demougin est enseignante chercheuse (assistant professor) à l’Institut franco-chinois de l’Université Renmin de Chine et chercheuse associée au RiRRa21 (Université Paul-Valéry Montpellier 3). Outre plusieurs articles sur la littérature du XIXe siècle et ses problématiques exotiques, médiatiques ou générales, elle a récemment publié L’Empire de la presse. Une étude de la presse coloniale française entre 1830 et 1880 (Presses universitaires de Strasbourg, 2021).

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Exister dans l’instant : les figurants dans Manette Salomon des frères Goncourt et L’Éducation sentimentale de Flaubert


Le roman du XIXe siècle est peuplé de figurants qui apparaissent brièvement à l’arrière-plan. Leur temps d’existence romanesque est caractérisé par la limitation de l’espace narratif qui leur est consacré, limitation qui contraste avec le temps étendu dont disposent les personnages principaux et secondaires. Pour autant, leur apparition brève produit bien des effets sur le temps raconté du roman. Les figurants ont ainsi pour rôle de donner la mesure de l’instant à l’échelle du roman. Ils contribuent également à élaborer le rythme romanesque auquel évoluent les personnages. En outre, ils sont porteurs de différentes strates de temporalités, tant romanesques qu’historiques.

The Nineteenth-Century novel is full of supernumeraries who appear briefly in the background of the story. Their time of existence is characterized by the limitation of their narrative space, which clashes with the length of time allowed the main characters. Nevertheless, their brief apparitions have consequences on the narrated time of the novel. Supernumeraries give the measure of the moment at the scale of fiction. They contribute to the elaboration of the narrative rhythm in which the main characters evolve. They also embody different temporal layers, fictional as well as historical.


Texte intégral

Il battait les quartiers les plus éloignés et les plus opposés ; il coudoyait les populations les plus diverses. Il allait, marchant devant lui, fouillant d’un œil chercheur, dans les multitudes grises, dans les mêlées de foules effacées ; tout à coup, s’arrêtant et comme frappé d’immobilité devant un aspect, une attitude, un geste, l’apparition d’un dessin sortant d’un groupe. […]

D’un bout à l’autre de Paris, il vaguait, étudiant les types saillants, essayant de saisir au passage, dans ce monde d’allants et de venants, la physionomie moderne, observant ce signe nouveau de la beauté d’un temps, d’une époque, d’une humanité […] [1].

Ainsi Coriolis, en quête d’inspiration pour un tableau, va-t-il chercher dans la rue la rencontre providentielle, instantanée. C’est dans les figures d’anonymes et d’inconnus qu’il tente de saisir « la physionomie moderne », la nouveauté, la beauté emblématique, un signe du temps. La foule d’inconnus est en effet un motif récurrent dans le roman et la peinture du XIXe siècle. De Balzac à Zola, du narrateur de La Fille aux yeux d’or décrivant la population parisienne aux nombreux romans de foule de la fin du XIXe siècle [2], la masse d’anonymes intrigue. Alors que l’on commence à identifier la population mais que les papiers d’identité ne sont pas généralisés [3], l’appréhension extérieure de l’individu est un mode de connaissance privilégié. La littérature, Benjamin lecteur de Simmel [4] le note, fonctionne d’ailleurs peut-être comme un outil heuristique pour « désinquiéter » le social, à la manière des physiologies qui dressent les portraits de types anonymes mais identifiables par certains traits. La littérature porterait donc la trace d’une certaine expérience du social, celle du croisement rapide d’inconnus souvent anonymes dans les rues. La foule n’est d’ailleurs pas toujours inquiétante et dangereuse, elle n’est pas uniquement réminiscence des mouvements révolutionnaires et entité prête à déraper ainsi que l’appréhendent généralement les psychologues de la fin du XIXe siècle [5] : elle peut être simplement élément du paysage, « agrégat involontaire et éphémère d’individus [6] », flot plus ou moins compact et nombreux, actrice principale et paradoxale de la rue évoluant à l’arrière-plan du roman. Or cet élément du décor, cette population d’arrière-plan, peut aussi être appréhendé d’un point de vue « temporel ». Non seulement spatialisés, il semble que les individus anonymes qui composent cette population d’arrière-plan soient également porteurs d’une temporalité singulière.

Des tableaux de Coriolis au roman des Goncourt, on trouve donc le même intérêt de peintre de la vie moderne pour la foule et pour les figures fugitives qui la composent, ces « allants » et « venants » qui apparaissent pour disparaître et que l’on peut qualifier, dans le système des personnages, de « figurants ». Les figurants se définissent négativement par rapport aux personnages de roman. Privés d’identité et voués à l’anonymat, majoritairement inconnus des personnages, ils apparaissent, brièvement, une seule fois dans le roman. Dans le cadre du roman de type réaliste et naturaliste où la « quantité [7] » d’apparition fait le personnage, ainsi que l’a montré Isabelle Daunais, n’apparaître qu’une fois pour disparaître ensuite pour toujours et sans avoir accédé à la moindre identité constitue une position pour le moins fragile. Pour autant, ces figurants qui évoluent majoritairement à l’arrière-plan « existent » bien dans un espace et dans un temps particuliers sur lesquels nous souhaiterions ici nous pencher en les abordant à partir de deux romans, Manette Salomon des Goncourt et L’Éducation sentimentale de Flaubert. Le choix de ces deux romans est lié aux nombreuses similitudes structurelles [8] qu’ils entretiennent : les deux textes couvrent une vaste période qui commence en 1840 et s’étend jusqu’aux années 1860 afin de faire le récit de plusieurs vies dans Paris. Les deux romans présentent en outre un système des personnages fait de plusieurs pôles, où principaux et secondaires ont tendance à se mêler, et déploient un espace romanesque dans lequel la séparation entre arrière et premier plan, narratif et descriptif, se fait plus ténue. Dans ces contextes, les figurants prolifèrent et offrent un terrain favorable à l’étude de la temporalité qui leur est associée.

Nous voudrions plus précisément nous intéresser aux spécificités du temps d’existence romanesque accordé à ces figurants et à ces figurantes et aux rôles joués par cette temporalité. Le temps d’existence romanesque assimilé dans le texte au temps raconté peut cependant inclure également le temps vécu [9] très réduit des figurants. L’hypothèse que nous faisons est que le temps d’existence romanesque des figurants permet de faire l’expérience de l’instant, donc d’un « très petit espace de temps [10] », à l’échelle du temps du roman. Dans un contexte où les existences ne peuvent être saisies et racontées dans l’entièreté de leur durée, la longueur des unités se redéfinit et l’instant devient alors peut-être ce qu’incarnent les figurants. Mais « l’instant », comme le note Georges Poulet, est une notion en tension, dont nous tenterons de voir les implications :

Il faudrait inventer une mesure de l’instant. Car ses dimensions varient. Tantôt il se trouve réduit à son instantanéité même : il n’est que ce qu’il est, et, en deçà, au-delà, par rapport au passé, à l’avenir, il n’est rien. Et tantôt, au contraire, s’ouvrant sur tout, contenant tout, il n’a plus de limites [11]

Ainsi nous nous intéresserons à la façon dont le narrateur élabore une expérience de l’instant à l’aide des figurants, mais nous verrons également ce que peut contenir cet instant. Ce parcours nous permettra également d’entrevoir la façon dont s’établit, encore, un système hiérarchique des personnages à travers l’accès à une certaine temporalité, en l’abordant par l’entrée « figurants » [12]. Quel temps, quelle temporalité, les figurants, qui n’apparaissent qu’une seule fois, introduisent-ils ou font-ils voir ? Quelle influence cette temporalité exerce-t-elle sur le reste du personnel romanesque ? Nous nous pencherons d’abord sur le temps d’existence accordé aux figurants dans les romans étudiés et sur la tension qui s’y joue, puis nous envisagerons le rythme romanesque comme le fruit de la composition des figurants. Enfin, nous nous pencherons sur l’expérience temporelle offerte par l’apparition des figurants aux personnages, mais aussi aux lecteurs et lectrices.

1. Un temps d’existence romanesque en tension

Afin d’analyser la temporalité associée aux figurants, nous pouvons commencer par nous intéresser à l’espace et au temps qui leur sont échus dans les romans du corpus. Alex Woloch a théorisé la notion de « character-space » pour décrire la répartition de l’espace romanesque en fonction du degré d’importance des personnages dans le roman de type réaliste du XIXe siècle. Il constate ainsi que l’espace des personnages principaux se construit au détriment de celui des « minor characters » et que cela entraîne une hiérarchie qui serait le reflet de la structure de la société au XIXe siècle [13]. Sans suivre toutes ses analyses, nous pouvons ici nous intéresser de façon très concrète à la quantité d’espace textuel dont disposent les figurants pour exister. Par opposition aux personnages principaux, dont l’existence se mesure à l’échelle du livre, et aux personnages secondaires qui apparaissent et disparaissent [14] de façon intermittente, les figurants existent dans un espace plus restreint. Ce sont les contours d’une existence textuelle extrêmement limitée qui se dessinent ici, dont nous pouvons distinguer plusieurs degrés : l’échelle de la phrase, de quelques lignes, de la micro-scène. 

Dans la rue s’éveillaient les premiers bruits de la grande ville. Le travail allait à l’ouvrage, les passants commençaient. […] il y avait dessous des ombres de misère et de sommeil, des gens des halles, des ouvriers de cinq heures, des silhouettes sans sexe qui balayaient, tout ce peuple du matin qui passe, au pied du plaisir encore allumé […] [15].

 

La pluie avait fini de tomber. Les passants, réfugiés entre les colonnes du Garde-Meuble, s’en allaient. Des promeneurs, dans la rue Royale, remontaient vers le boulevard. Devant l’hôtel des Affaires étrangères, une file de badauds stationnait sur les marches [16].

 

Par les deux fenêtres ouvertes, on apercevait du monde aux croisées des autres maisons, vis-à-vis [17].

 

Il [Deslauriers] aborda cyniquement une grande blonde vêtue de nankin. Après l’avoir considéré d’un air maussade, elle dit : – « Non ! pas de confiance, mon bonhomme ! » et tourna les talons [18].

L’existence des figurants se mesure à l’échelle de la phrase dans le cas des « passants », des « promeneurs », du « monde », de quelques lignes pour le « travail », les « passants, les « ombres », les « gens des halles », les « silhouettes sans sexe » et de deux lignes et demie pour la « grande blonde vêtue de nankin », dont l’apparition constitue également une micro-scène comique. Il s’agit bien d’existences condensées, seulement « aperçues », ainsi qu’en témoigne l’usage du verbe dans le troisième exemple. Une différence de traitement est à noter dans l’emploi du temps verbal. La micro-scène de la grande blonde est au passé simple, bien clôturée, tandis que les visions de passants sont à l’imparfait, comme suspendues dans un temps parallèle indéfini, dans lequel les passants ne cessent d’être en mouvement, et composent ainsi une sorte de toile de fond de la grande ville, un arrière-plan tout autant spatial que temporel. On le constate déjà : même caractérisés davantage, les figurants ne font que passer, sont constamment pris dans un mouvement de « fuite » hors de la représentation romanesque et hors de l’intrigue. L’espace textuel circonscrit qui est réservé aux figurants, entre donc en tension avec l’aspect temporel dans lequel ils apparaissent. Il semble en effet qu’à la limitation de l’espace corresponde paradoxalement une illimitation verbale. Les verbes dont les figurants sont les sujets sont ainsi le plus souvent conjugués à l’imparfait [19] ou au présent de narration, deux temps dont l’aspect imperfectif exprime une durée, une action en cours de déroulement. On peut le constater dans l’exemple précédemment cité : « les passants […] s’en allaient », « des promeneurs […] remontaient », « une file de badauds stationnait ». Le mouvement dans lequel les figurants sont aperçus n’est pas circonscrit, semble se poursuivre indéfiniment et rejoindre l’une des valeurs de l’imparfait, considéré par Weinrich comme le temps « de l’arrière-plan [20] », dont le but serait de « mettre en relief » le passé simple, temps du premier plan. Les figurants n’ont bien sûr pas l’apanage de l’imparfait, mais le narrateur en fait dans leur cas un usage spécifique. Dans les romans étudiés, on peut constater que plus l’arrière-plan s’étend, plus il donne prise à l’analyse. La temporalité propre aux figurants peut donc être envisagée comme une temporalité d’arrière-plan, dont le rôle serait peut-être d’encadrer celle des personnages principaux et secondaires, et de rappeler, à la manière d’un effet de réel, qu’un temps existe bien qui s’écoule indépendamment de l’intrigue.

L’imparfait n’est cependant pas le seul temps à avoir un aspect imperfectif, et le présent dispose aussi de cet aspect. De la même manière, certains figurants aperçus et donnés à voir au présent semblent figés dans un surgissement instantané et illimité. Ainsi, au début du chapitre XLII de Manette Salomon, les narrateurs décrivent la foule du Salon au présent de narration, réalisant ainsi un « tableau » presque concurrent de ceux du Salon :

C’est une foule, une mêlée. Ce sont des artistes en bande, en famille, en tribu ; des artistes gradés donnant le bras à des épouses qui ont des cheveux en coques, des artistes avec des maîtresses à mitaines noires ; des chevelus arriérés, des élèves de Nature coiffés d’un feutre pointu ; puis des hommes du monde qui veulent « se tenir au courant » ; des femmes de la société frottées à des connaissances artistiques, et qui ont un peu dans leur vie effleuré le pastel ou l’aquarelle ; des bourgeois venant se voir dans leurs portraits et recueillir ce que les passants jettent à leur figure ; de vieux messieurs qui regardent les nudités avec une lorgnette de spectacle en ivoire ; des vieilles faiseuses de copies à la robe tragique […]. Du monde de tous les mondes : des mères d’artistes, attendries devant le tableau filial […] ; des actrices fringantes […] ; des refusés hérissés […] ; des frères de la Doctrine chrétienne […] ; des modèles […] [21].

L’usage du présent de narration, parfois renforcé par le participe présent dans ce passage qui se fait hypotypose, permet de saisir comme une vision instantanée du public du Salon, formé d’une multitude de figurants qui font ici leur seule apparition. C’est bien un « moment » que donnent à lire les Goncourt, ainsi que l’a analysé Jacques Dubois :

[Les Goncourt] détachent le moment de la durée. Voulant fournir une vision très proche, une sensation très directe de celle-ci, ils isolent celui-là, en notent le surgissement même, en surprennent la singularité. C’est une mainmise quasi de l’intérieur sur l’écoulement du temps. Désormais, la description du moment semble libérée de tout lien avec ce qui précède et avec ce qui suit – mais il ne s’agit là que d’un effet « momentanément » provoqué [22]

L’aspect imperfectif du présent utilisé ne vient pas refermer la vision et en organise donc la suspension dans un temps indéfini parce qu’illimité. Les figurants disparaissent certes de la narration, mais cette disparition n’étant pas thématisée, leur présence n’étant pas clôturée, rien n’indique qu’ils ne continuent pas à évoluer dans cet arrière-plan entraperçu un instant. Il arrive toutefois que les figurants croisent la route des personnages principaux et accèdent au passé simple perfectif. C’est le cas dans l’exemple de « la grande blonde » qui, entrant en interaction avec Deslauriers, accède au premier plan auquel est associé le passé simple. Cette dernière accède en outre à une autre dimension de l’existence puisqu’elle a le droit à une réplique avant de « tourner les talons » et de sortir du champ des possibles de Deslauriers et du roman. Ce passage du temps de l’arrière-plan au temps du premier plan se joue également de façon emblématique dans la scène du retour des courses dans L’Éducation sentimentale :

À la hauteur des Bains chinois, comme il y avait des trous dans le pavé, la berline se ralentit. Un homme en paletot noisette marchait au bord du trottoir. Une éclaboussure jaillissant de dessous les ressorts, s’étala dans son dos. L’homme se retourna, furieux. Frédéric devint pâle ; il avait reconnu Deslauriers [23].

Celui qui ne semblait être qu’un figurant marchant dans la rue à l’imparfait, se révèle en se retournant au passé simple être l’un des personnages sinon principaux, du moins secondaires, du roman. La révélation de l’identité entraîne le changement de catégorie et se double d’un accès à une autre temporalité, perfective, qui clôture l’action et la transforme en « événement », à tout le moins en « moment ».

Constamment évincés de l’intrigue et du premier-plan par la limitation de l’espace textuel qui leur est accordé, les figurants forment le point de condensation d’une disproportion entre le temps vécu et le temps raconté. Si aucun roman ne parvient à raconter « toute » une vie, de la naissance à la mort, en passant par chaque instant vécu, de nombreux romans parviennent cependant à en saisir les grands moments et à peindre le tableau d’existences étendues. Les figurants n’accèdent pas à cette possibilité et le narrateur condense en une apparition toute une existence qui se laisse entrapercevoir. Ainsi, les passagers de la Ville-de-Montereau arrivent chargés des signes d’une existence :

À part quelques bourgeois, aux Premières, c’étaient des ouvriers, des gens de boutique avec leurs femmes et leurs enfants. Comme on avait coutume alors de se vêtir sordidement en voyage, presque tous portaient de vieilles calottes grecques ou des chapeaux déteints, de maigres habits noirs, râpés par le frottement du bureau, ou des redingotes ouvrant la capsule de leurs boutons pour avoir trop servi au magasin ; çà et là quelque gilet à châle laissait voir une chemise de calicot, maculée de café ; des épingles de chrysocale piquaient des cravates en lambeaux ; des sous-pieds cousus retenaient des chaussons de lisière […] [24].

Les figurants « ouvriers » et « gens de boutique » se conforment ici à un usage que le narrateur historicise, ou du moins assigne à une époque avec l’adverbe « alors » et qui consiste à porter des vêtements « sordides » pour voyager. Les vêtements choisis sont marqués par l’usure et le narrateur semble ainsi laisser, presque concrètement, des traces [25] de temporalité sur les figurants. L’aspect vieilli, usé ou taché inscrit bien un passé extra-diégétique des figurants, que l’on ne fait qu’entrevoir et qui ne sera pas développé. Toute une vie passée est résumée en une tache de café, en un habit déteint ou râpé qui dit les conditions de vie professionnelle du figurant anonyme. Les figurants appartiennent ici à l’arrière-plan de l’intrigue, mais même le croisement du chemin d’un personnage principal et l’accès à une micro-scène ne garantissent pas le rattrapage de la disproportion entre la vie et la narration. Ainsi cette figurante que côtoie Anatole au Louvre :

Avait-il tout observé et n’avait-il plus rien à voir ? il travaillait à peu près une petite heure, puis il allait causer avec une vieille copiste portant en toute saison la même robe de barège noire, tachée de couleurs, et une palatine en plumes d’oiseaux ; bonne vieille sentimentale, adorant les discussions métaphysiques, et qui, tout en parlant de son cœur, parlait toujours du nez.

Le plaisir quotidien d’Anatole était de la scandaliser par des paradoxes terribles, des professions de foi d’insensibilité, toutes sortes de paroles troublantes, au bout desquels la pauvre vieille femme s’écriait avec un accent de désespoir presque maternel :

 – Mon Dieu ! il est sceptique en tout, sceptique en divinité, sceptique en amour ! – Et elle se mettait à pleurer, à pleurer sérieusement de vraies larmes sur le manque d’idéal de son jeune ami, et toutes les illusions qu’il avait déjà perdues [26].

La « vieille copiste » apparait chargée d’un temps biologique et s’inscrit dans la répétition « en toute saison ». Une caractérisation minimale est donnée qui concerne son habillement, ses goûts et elle accède également au discours direct. Pour autant, c’est sur le mode itératif que les Goncourt la font apparaitre et l’on ne croisera plus son chemin au sein de l’œuvre. Il ne sera plus question d’elle. L’existence de cette figurante anonyme est donc circonscrite à la narration d’une micro-scène, qui s’est apparemment jouée plusieurs fois. On voit ici la façon dont se creuse un écart entre le temps potentiellement vécu par cette « vieille » copiste, et le temps raconté qui lui est consacré, à savoir 16 lignes dans l’édition étudiée sur un roman de 468 pages. L’existence de la figurante se trouve condensée en une unique occurrence dans le récit. Cette disproportion joue de façon parallèle lorsque les figurants sont des nourrissons ou des enfants, points de départ non retenus par les narrateurs qui laissent ces existences potentielles de côté. En ce sens, les figurants fonctionnent comme des amorces d’existences romanesques qui ne sont jamais développées au sein du récit. Gérald Prince parle à propos des possibles ouverts par le texte littéraire de « périchronismes » et plus précisément d’« alternarré » et de « disnarré » pour qualifier des « virtualités désignées par le texte de manière explicite, [des] possibilités qui sont restées ou qui resteront, sans doute, irréalisées [27] ». On peut ici s’interroger sur la spécificité des figurants à cet égard et sur l’aspect « explicite » et construit des possibles qu’ils ouvrent, tant ceux-ci ne sont que rarement thématisés et se réduisent davantage à des signes, souvent vestimentaires, en marge de l’intrigue. Il semblerait que ces possibles se construisent davantage dans la réception que du côté de l’élaboration. Pour autant, une dimension temporelle est travaillée à l’arrière-plan qui se voit peut-être limitée par la temporalité des personnages principaux et qui pourrait être éclairée par l’analyse que fait Marie-Astrid Charlier de la tension entre « quotidianisation » et « potentiel » :

Aussi le processus de quotidianisation permet-il d’empêcher l’actualisation du potentiel, de ce qui aurait pu, pourrait, être ou avoir lieu. C’est encore en termes de centre et de marge que cette narrativité se déploie puisque le potentiel, configuré comme effet de roman, constitue dans le roman réaliste les marges et chemins de traverse du récit [28].

Cependant, dans le cas des figurants, le « potentiel » n’est pas toujours tant un « effet de roman » qui dévoierait l’intrigue réaliste en l’entraînant vers un univers trop « romanesque [29] », qu’une sorte d’« effet de réel » ou de construction d’un univers fictif référentiel, peuplé d’une population qui ne prend pas part à l’intrigue mais qui évolue à l’arrière-plan selon un rythme qui lui est propre.

Le temps consacré aux figurants par les narrateurs est donc très restreint. Si des rôles leur sont confiés, ils n’accèdent pas pour autant, dans le récit, au développement des possibles que l’on peut lire en eux. Leur existence est ainsi drastiquement circonscrite à la phrase ou au paragraphe dans lesquels ils surgissent. Les figurants apparaissent donc comme le lieu d’une tension entre clôture spatiale et illimitation temporelle, entre temps vécu et temps raconté. Quelles pourraient alors être les fonctions de cette temporalité d’arrière-plan ?

2. Les compositeurs du rythme romanesque

Caractérisés par la brièveté de leur apparition, les figurants introduiraient donc peut-être une autre mesure dans le temps du roman, celle de l’instant. Il se pourrait qu’ils participent du tempo romanesque, de la même manière qu’ils peuvent servir de décor. L’arrière-plan spatial se fait également temporel comme nous l’avons vu précédemment. Les figurants existant dans l’instant pourraient fonctionner, selon l’image bachelardienne, comme « ces instants sans durée [30] » qui composent la durée. Et ce seraient ces instants qui viendraient rythmer la temporalité romanesque. Ainsi, dans les scènes collectives, c’est la foule anonyme, les figurants d’arrière-plan, qui semblent entraîner les personnages principaux sur un rythme particulier. Au moment de la manifestation étudiante, c’est en observant « les étudiants » qui sortent « précipitamment » [31] que Frédéric est entraîné dans la manifestation et que le rythme semble s’accélérer. Inversement, retiré à la campagne, Coriolis est influencé par une autre temporalité incarnée par « le lent travail des bêtes et des gens [32] » qui viennent étirer la temporalité, déjà alentie, du roman. Un rapport de force s’établit ainsi entre les figurants et les personnages principaux. Si l’apparition des figurants dans le roman dépend des déplacements des personnages principaux, il n’est pas certain que ces derniers parviennent à leur imposer leur rapport au temps. Au contraire, les figurants appartenant au fond du roman déterminent peut-être le rythme de référence, la « temporalité zéro » sur laquelle les personnages inscrivent à leur tour leur propre rythme. Cette temporalité fonctionnerait ainsi comme l’effet de réel à fournir l’illusion d’une temporalité référentielle.

Dans Le Roman et les jours, Marie-Astrid Charlier pointe la façon dont « les personnages marginaux, artistes ou issus des bas-fonds, vivent, dans le roman réaliste, à contretemps par rapport aux rythmes des personnages du centre de la société et constituent un contrepoint aux modes de vie normés [33]. » Elle distingue deux formes de rapports au temps, l’un, externe, très contrasté dans le cas des personnages secondaires, l’autre, interne, caractérisé par « l’habitude, la reprise, voire l’ennui[34] » lorsque les personnages marginaux sont personnages principaux. Que se passe-t-il dans le cas des figurants qui constituent une marge narrative au sens où ils ne sont pas directement intégrés à l’intrigue, mais qui ne constituent pas nécessairement une marge sociale ? Leur supériorité numérique en fait-elle le « centre » de la société du roman, dont les personnages principaux ne constitueraient qu’une infime partie ? Leur temporalité, en tout cas, fonctionne bien comme un contrepoint mais celui-ci n’est pas thématisé. La conformité à l’ordre ou l’inadéquation de leur temps ne fait pas l’objet d’un discours narratorial étendu mais est posée comme cadre, comme norme permettant d’appréhender les spécificités de l’inscription temporelle des personnages principaux et secondaires. Des rappels à l’ordre temporel admis sont parfois délégués aux figurants : « des agents de police [35] » réveillent Frédéric, affaissé sur un banc au petit matin, le « peuple du matin [36] », passant sous les fenêtres du restaurant Philippe où festoie Anatole, vient rappeler qu’un rythme plus conventionnel et laborieux existe. Le rapport au temps des personnages principaux est ainsi confronté à celui de figurants moins libres de ne pas respecter les horaires. En un certain sens, le temps romanesque et malléable des personnages principaux se confronte ici à une temporalité d’arrière-plan plus réglée, ou du moins à l’illusion d’une temporalité référentielle.

L’incipit romanesque est notamment le lieu de l’inscription d’un certain rythme par rapport auquel les personnages peuvent se positionner. À l’incipit de L’Éducation sentimentale, Flaubert choisit d’inscrire la temporalité précipitée du départ, incarnée par des figurants « hors d’haleine », par des heurts, par l’absence de réponse des « matelots » qui dit leur occupation :

Des gens arrivaient hors d’haleine ; des barriques, des câbles, des corbeilles de linge gênaient la circulation ; les matelots ne répondaient à personne ; on se heurtait […]. Un jeune homme de dix-huit ans, à longs cheveux et qui tenait un album sous son bras, restait auprès du gouvernail, immobile [37]

Image attendue d’un départ de bateau, cette scène marquée par la précipitation voit aussi apparaître le personnage principal « immobile ». La précipitation prêtée aux figurants, et que l’on ne voit pas s’appliquer à Frédéric Moreau, permet ici de créer un effet de contrepoint. Si la précipitation caractérise le monde d’arrière-plan, les personnages principaux s’en détachent pour instaurer leur propre rythme, ou n’arrivent pas à s’y inscrire et s’en trouvent coupés. On peut voir ici un effet du « contretemps » tel que l’a analysé Marie-Astrid Charlier. Le monde agité qui sert de toile de fond à l’apparition d’un Frédéric immobile indique déjà le rythme qui sera le sien. Rythme qui ne semble d’ailleurs pas toujours être assumé par le personnage, notamment lorsqu’il cesse de se rendre à ses cours de droit qui se déroulent trop lentement et qu’incarne « la voix monotone » du professeur, « un vieillard en robe rouge » [38]. Oscillant entre immobilité et ennui, le personnage de Frédéric Moreau ne semble pas trouver le rythme adéquat.

La mise en place d’un cadre marqué par la lenteur à l’incipit de Manette Salomon annonce également un mode de progression particulier. La scène inaugurale du Jardin des Plantes voit ainsi avancer « lentement [39] » les promeneurs qui semblent se conformer au rythme indiqué par le belvédère : « Horas non numero nisi serenas [40] ». Lieu à part, le Jardin se distingue du reste de Paris qui est « sous eux, à droite, à gauche, partout » et où se joue « la vaste bataille de la vie de millions d’hommes [41] ». La lenteur incarnée par les figurants promeneurs s’oppose au caractère effréné suggéré par l’image de la « bataille », utilisée pour décrire la vie parisienne, une bataille que mènent d’autres figurants, ces « millions d’hommes ». Ce contraste pointe la tension rythmique du roman. Les personnages principaux oscilleront ainsi entre une forme de nonchalance et la volonté de s’imposer sur la scène artistique dans un roman qui lui-même instaure un rythme particulier par le choix de très nombreux (155), mais brefs, chapitres. Les figurants dans le tableau inaugural participent donc de l’instauration du rythme du roman. Peuplé de figurants, cet incipit inscrit les personnages, et plus particulièrement ici, Anatole Bazoche, sur un fond rythmique alenti, que le personnage, apparaissant en bonimenteur, quelques pages plus loin, va tenter d’accélérer. Entraînant les figurants dans une visite guidée du Jardin sur un rythme plus soutenu, le personnage s’inscrit en contrepoint du rythme des figurants qui constitue la toile de fond temporelle du roman.

Autre effet temporel remarquable dans cet incipit, le rôle dilatoire joué par les figurants y fonctionne à plein. Le roman s’ouvre en effet sur une « procession [42] » de figurants :

Du monde allait dans le Jardin des plantes […] un monde particulier, mêlé, cosmopolite, composé de toutes les sortes de gens de Paris, de la province et de l’étranger, que rassemble ce rendez-vous populaire.

C’était d’abord un groupe classique d’Anglais et d’Anglaises à voiles bruns, à lunettes bleues.

Derrière les Anglais, marchait une famille en deuil.

Puis suivait, en traînant la jambe, un malade, un voisin du jardin […] les pieds dans des pantoufles.

Venait ensuite : un sapeur, avec, sur sa manche, ses deux haches en sautoir surmonté d’une grenade ; – un prince jaune, tout frais habillé de Dusautoy, accompagné d’une espèce d’heiduque à figure de Turc, à dolman d’Albanais ; – un apprenti maçon, un petit gâcheur débarqué du Limousin, portant le feutre mou et la chemise bise.

Un peu plus loin, grimpait un interne de la Pitié, en casquette, avec un livre et un cahier de notes sous le bras. Et presque à côté de lui, sur la même ligne, un ouvrier en redingote, revenant d’enterrer un camarade au Montparnasse […].

Un père, à rudes moustaches grises, regardait courir devant lui un bel enfant, en robe russe de velours bleu, à boutons d’argent, à manches de toile blanche, au cou duquel battait un collier d’ambre.

Au-dessous, un ménage de vieilles amours laissait voir sur sa figure la joie promise du dîner du soir en cabinet, sur le quai, à la Tour d’argent.

Et, fermant la marche, une femme de chambre tirait et traînait par la main un petit négrillon, embarrassé dans sa culotte […] [43]

Le temps pris par le narrateur pour présenter chacun de ces figurants peut conduire le lecteur et la lectrice à redoubler d’attention pour repérer l’amorce d’un personnage principal. Chaque figurant, chaque figurante, semble suffisamment caractérisé pour que s’amorce une intrigue, certains venant habillés de façon remarquable, d’autres dotés d’un emploi du temps précis. La mise en place d’un tableau de figurants dont on ne sait si le narrateur va en faire sortir un personnage principal témoigne du choix d’une progression narrative fortement dilatoire, qui culmine dans l’apparition, relativement tardive, du personnage qui donne son nom au roman. Les figurants peuvent donc être utilisés de façon dilatoire, et jouent à nouveau sur le rythme de la narration dans laquelle ils intègrent des pauses ponctuelles. Ils participent ainsi des stratégies de retardement qui constituent pour Charles Grivel l’essence du roman [44]. Ils sont employés pour suspendre un temps l’attention et permettent certains effets de surprise, qui se jouent également à l’échelle de l’instant. D’un groupe de figurants peut ainsi sortir un personnage principal ou secondaire, au moment où on ne l’attend pas, ou plus. C’est le cas de Deslauriers dans l’exemple du retour des courses.

C’est aussi le cas de Madame Arnoux dans le Paris sillonné par Frédéric. Ainsi, Frédéric n’a de cesse de scruter les visages des passantes à la recherche de Madame Arnoux qu’il espère croiser « par hasard » dans les rues de Paris [45]. Dans la première partie, Frédéric traverse souvent le jardin des Tuileries après y avoir croisé « une négresse » qui lui rappelle celle qui s’occupait de la fille de Madame Arnoux sur la Ville-de-Montereau. Puis, à nouveau de façon décalée, ce sont d’abord « les têtes féminines » dont « de vagues ressemblances » [46] lui évoquent Madame Arnoux et ensuite « les prostituées […] les cantatrices […] les écuyères […] les bourgeoises à pied, les grisettes à leur fenêtre, toutes les femmes » qui, aperçues le temps d’un instant, lui rappellent Madame Arnoux « par des similitudes ou par des contrastes violents [47] ». De même, lors du retour de Nogent en diligence, Frédéric aperçoit « des femmes [qui] trottinaient sous des parapluies » et « se pench[e] pour distinguer leur figure », car « un hasard pouvait avoir fait sortir Mme Arnoux [48] ». Les figurantes aperçues et scrutées sont autant d’effets déceptifs qui retardent et préparent la vraie rencontre hasardeuse qui arrive quand on ne l’attend plus. Frédéric, alors qu’il se rend chez Deslauriers, rencontre « au détour de la rue Vivienne et du boulevard, Mme Arnoux », rencontre qui, après tant de déceptions, constitue comme « la plus belle des aventures [49] ». Les figurantes et figurants s’interposent presque afin de retarder l’accomplissement des volontés des personnages principaux. Mais cet effet dilatoire joue aussi pour le lecteur. Ainsi l’apparition de Manette Salomon, attendue depuis la page de titre et différée jusqu’au milieu du roman, se fait à l’échelle d’un chapitre, à nouveau de façon dilatoire.

J’en étais arrivé à suivre mécaniquement, sur les volets des boutiques fermées, l’ombre des gens de l’omnibus qui recommence éternellement… une série de silhouettes… pas un bonhomme curieux… tous, des têtes de gens qui vont en omnibus… Des femmes… des femmes sans sexe, des femmes à paquet… Zing ! le cadran du conducteur, un voyageur ! Il n’y avait plus qu’une place au fond… Zing ! une voyageuse… complet ! J’avais en face de moi un monsieur avec des lunettes qui s’obstinait à vouloir lire un journal… Il y avait toujours des reflets dans ses lunettes… Ça me fit tourner les yeux sur la femme qui venait de monter [50]

Manette Salomon apparait donc au milieu de figurants, dans le lieu de l’indifférenciation par excellence : l’omnibus [51]. Coriolis, racontant son trajet et l’attention qu’il prête aux passagers, reproduit le mouvement de son regard. Les figurants, « des gens », « des femmes », « un voyageur », « un monsieur avec des lunettes », peuplent la rencontre et déterminent l’orientation du regard de Coriolis, puisque c’est pour cesser de regarder le « monsieur avec des lunettes » qu’il se met à regarder « la femme qui venait de monter », laquelle retient progressivement son attention. Le chapitre reproduit ainsi de façon macro-structurale l’esthétique dilatoire qui joue à l’échelle du roman, d’autant que Manette n’est à ce moment qu’aperçue, et qu’il faut encore l’intervention d’Anatole pour l’identifier et la rencontrer.

Ainsi les figurants et figurantes, depuis l’arrière-plan temporel qui est le leur, interfèrent dans la temporalité des personnages principaux et secondaires. Leur influence ponctuelle, mais continue, contribue à établir le rythme du roman, à produire un contrepoint pour évaluer la temporalité romanesque des personnages. Fonctionnant à la manière du rythme auquel s’ajoutent ensuite la mélodie et l’harmonie, les figurants ne semblent pas explicitement élaborés par le narrateur pour retenir l’attention du lecteur, censée être captée par « l’intrigue » principale.

3. Entrevoir d’autres temps

Les figurants nous font donc accéder à l’expérience de l’instant à l’échelle du roman, en même temps qu’ils composent le tempo romanesque. Surgissant pour disparaître, ils existent un instant dans l’économie romanesque, ils sont les passants du roman. Mais figée par la narration, cette expérience prend une autre dimension et trahit, d’une part, le regard prêté par le narrateur aux personnages, d’autre part, le degré d’attention et le temps que la lectrice et le lecteur sont disposés à leur accorder. En effet, s’élabore un jeu entre le temps restreint que le narrateur accorde à ses figurants dans le récit et les effets que ceux-ci peuvent produire, les possibles qu’ils peuvent ouvrir. Quelle temporalité peut-on voir lorsqu’on s’arrête de plus près sur les figurants, lorsqu’on suspend la lecture dans l’instant ?

Une tension entre un fort ancrage temporel et une atemporalisation est en jeu dans la caractérisation des figurants. Certains figurants apparaissent, comme on l’a vu, chargés des « traces temporelles » de leur existence extradiégétique. Mais ils apparaissent parfois également marqués par l’époque à laquelle ils appartiennent. Dans ces cas, plusieurs regards et plusieurs appartenances temporelles se superposent et s’entrecroisent : le regard des personnages qui reçoit la marque historique comme contemporaine ou datée, le regard du narrateur qui, dans le cas des deux œuvres étudiées, porte un regard postérieur sur une époque vécue, et enfin le regard du narrataire qui décode le signe comme pittoresque et fait appel à un savoir « historique » pour repérer la nature du temps représenté. Les vêtements sont ainsi des bons marqueurs temporels. L’on peut par exemple repérer les figurants qui suivent la mode et vivent « avec leur temps », comme ces hommes au bal de l’Alhambra au printemps 1843, qui portent « des étoffes à carreaux […] des pantalons blancs [52] ». Comme l’indique La Mode du 5 avril 1843 :

[…] les étoffes à carreaux s’enracinent de plus en plus dans nos mœurs. […] On dirait que l’Écosse a envoyé ses étoffes les plus croisées, les plus bariolées, à Blanc tant ses gilets rappellent la patrie de Wallace et de Walter-Scott. Regardez nos lions : pantalons, gilets, cravates, ils ont tout à carreaux [53].

La revue atteste un usage vestimentaire dont Flaubert se souvient et qui apparaît comme un marqueur de l’époque pour le lecteur. Les enfants ne sont pas en reste en matière de mode. Ainsi du « bel enfant, en robe russe de velours bleu, à boutons d’argent, à manches de toile blanche, au cou duquel battait un collier d’ambre » qui apparait vêtu selon la mode de l’époque [54] et qui porte à son cou la trace d’un usage « médicinal [55] » incarné par un fossile millénaire, alors même que, parallèlement, son père « à moustaches grises », peu caractérisé, appartient à toutes les époques.

La mention d’une étoffe suffit à rendre le figurant contemporain de son époque, et son retrait entraîne une forme d’atemporalisation. Ainsi Flaubert transforme-t-il un couple de figurants aperçus par Frédéric lors du retour à Nogent en bateau :

Brouillon : 17599 f°83 v° (extrait) : campagne (II), p. 9

« le hasard voulut qu’une jeune femme /dame en robe blanche & qu’un jeune homme en veste nankin se montr/ass/èrent au detour sur le seuil du le perron entre les caisses d’orangers [56]

[Version finale]

À ce moment, une jeune dame et un jeune homme se montrèrent sur le perron, entre les caisses d’orangers [57]

En disparaissant, la « veste nankin », très marquée XIXe siècle, rend les figurants à la fois plus disponibles à la rêverie du personnage qui peut se « figur[er] [58] » en eux, mais également au lecteur qui les imagine atemporellement, et presque dans une sorte de vision édénique. Flaubert « atemporalise » ainsi ses figurants. À quel temps également rattacher tous ces figurants si peu caractérisés, presque désancrés, que l’on voit passer dans les rues du roman du XIXe siècle comme on imagine qu’on pourrait les voir passer dans les nôtres ? Ainsi des « gens assis dans les cafés [59] », des innombrables « passants » que croisent les personnages et qui, en l’absence d’une caractérisation plus étendue, semblent de tous les temps, de « cette foule, pareille de surface et d’ensemble à toutes les foules, ces hommes, ces femmes sans particularité frappante, habillés des costumes, des airs de Paris, et tous Parisiens d’apparence [60] » dont les narrateurs notent la paradoxale absence de singularité et à laquelle on pourrait peut-être prêter les « costumes » des Parisiens de toutes les époques. Déjà détachés de l’intrigue, ces figurants sont comme les surnuméraires d’une représentation romanesque à laquelle ils ne semblent presque plus appartenir. Ils fonctionnent à nouveau dans l’instant de leur apparition comme des ouvertures, mais vers un temps intemporel car trop peu caractérisé, établissant ainsi comme un lien ponctuel entre le temps du narrateur, le temps du personnage et le temps du lecteur.

La temporalité propre aux figurants s’élabore donc dans la tension entre un espace textuel très circonscrit et l’inscription dans un temps verbal souvent illimité. De cette rencontre naît la perception de l’instantané, un mouvement bref d’ouverture et de fermeture qui se joue à l’arrière-plan de l’intrigue. Ainsi se crée une sorte de rythme qui vient porter la mélodie des personnages principaux, l’accompagner, en pointer la spécificité. Se produit, à l’arrière-plan de l’intrigue, le surgissement constant d’êtres voués à disparaître dans l’instant. Mais cet instant est à la fois surgissement et ouverture vers d’autres temporalités. Les auteurs étudiés, Flaubert, les Goncourt, par l’attention qu’ils accordent à certains de leurs figurants, retiennent également la nôtre et nous incitent à les regarder de plus près, à voir se surimprimer sur ces figures passagères, le temps d’une existence et les marques d’une époque. Ainsi, les auteurs étendent le temps, y inscrivent des amorces d’existences, et écrivent, d’après le mot de Thibaudet, des romans qui « [ont] le temps [61] ».

Notes

[1] Edmond et Jules de Goncourt, Manette Salomon, édition établie et annotée par Stéphanie Champeau avec le concours d’Adrien Goetz, Paris, Gallimard, « Folio classique », 1996, p. 411-412. Nous utiliserons désormais l’abréviation MS pour nous référer à cette édition.

[2] On pense, entre autres, à Germinal (1885), La Débâcle (1892), Lourdes (1894) chez Zola, mais également aux Foules de Lourdes de Huysmans (1907) et au Mystère des foules de Paul Adam (1907).

[3] Ilsen About et Vincent Denis, Histoire de l’identification des personnes, Paris, La Découverte, « Repères », 2010 : l’état civil républicain est créé en 1792, le Bureau des statistiques chargé de recenser la population en 1801. Différents documents rendent possible l’identification des personnes au cours du XIXe siècle (livret ouvrier, permis de chasse, « carte d’électeur », documents militaires, cartes de visite…) jusqu’à ce que naisse l’idée de la carte d’identité dans les années 1890 qui se généralisera au XXe siècle. On peut penser également aux moyens d’identification dans le cadre judiciaire et au développement de l’anthropométrie par Bertillon.

[4] « La remarque pertinente de Simmel sur l’inquiétude que l’habitant des grandes villes éprouve en voyant autrui sans, dans la plupart des cas, l’entendre, montre que les physiognomonies (lire : les physiologies) devaient en tout cas leur existence, entre autres, au désir de minimiser et de dissiper cette inquiétude. Il eût été autrement difficile à ces petits livres de faire admettre leur prétention fantastique. » (Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle : le livre des passages [1989], troisième édition, trad. Jean Lacoste, d’après l’édition originale établie par Rolf Tiedemann, Paris, Les Éditions du Cerf, 2009, p. 464.)

[5] L’appréhension et l’analyse de la foule comme entité dangereuse et impressionnable, parfois même « animale », est récurrente chez des auteurs comme Hippolyte Taine, Les Origines de la France contemporaine (1875-1893), Gustave Le Bon, Psychologie des foules (1895) ou Gabriel Tarde, L’Opinion et la foule (1901).

[6] Georges Lefebvre, Les Foules révolutionnaires [1932], présentation de Michel Biard et Hervé Leuwers, Paris, Armand Colin, 2021, p. 267.

[7] Isabelle Daunais souligne à propos de Frédéric Moreau que « c’est la “quantité” de sa présence qui le différencie des autres personnages et non la “qualité” de son être, ou si peu ». (Isabelle Daunais, Frontière du roman, Montréal / Saint-Denis, Presses de l’Université de Montréal / Presses Universitaires de Vincennes, 2002, p. 133.)

[8] Similitudes qui sont également thématiques pour ces deux romans parus en 1867 et 1869, ainsi que le rappelle Michel Crouzet dans sa préface à Manette Salomon, op. cit., p. 9-10.

[9] Nous empruntons bien sûr les notions de « temps vécu » et de « temps raconté » à Paul Ricoeur, Temps et récit, Paris, Seuil, 3 tomes, 1983-1985.

[10] Définition du CNRTL : https://www.cnrtl.fr/definition/instant.

[11] Georges Poulet, Études sur le temps humain, t. IV : Mesure de l’instant, Paris, Plon, 1968, p. 9.

[12] Notre travail pourra ainsi entrer en dialogue avec l’article de Véronique Samson dans ce dossier, « Discordances du temps et système des personnages ».

[13] Alex Woloch, The One vs the Many. Minor Characters and the Space of the Protagonist in the Novel, Princeton, Princeton University Press, 2003. Contrairement à nous, Alex Woloch n’opère pas de distinction entre les personnages secondaires et les figurants.

[14] Isabelle Daunais, « Le personnage secondaire comme modèle : réflexions sur un déplacement », dans Émilie Pézard (dir.), Le personnage, un modèle à vivre, Fabula / Les colloques, 2018, ici.

[15] MS, p. 171.

[16] Gustave Flaubert, L’Éducation sentimentale, dans Œuvres complètes, t. IV, édition publiée sous la direction de Gisèle Séginger avec la collaboration de Philippe Dufour et de Roxane Martin, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2021, p. 347. Nous utiliserons désormais l’abréviation ES pour nous référer à cette édition.

[17] ES, p. 348.

[18] Ibid., p. 217.

[19] La critique a, depuis au moins Brunetière, amplement commenté l’usage de l’imparfait chez Flaubert. Il ne s’agit pas ici de revenir sur les nombreuses analyses éclairantes faites à ce sujet, mais de s’intéresser plus précisément à la façon dont les figurants entrent dans le système verbal et aspectuel.

[20] Harald Weinrich, Le Temps : le récit et le commentaire [1973], trad. de l’allemand par Michèle Lacoste, Limoges, Éditions Lambert-Lucas, 2012, p. 115.

[21] MS, p. 242-243.

[22] Jacques Dubois, Romanciers français de l’instantané au XIXe siècle, Bruxelles, Académie Royale de Langue et de Littérature Françaises, Palais des Académies, 1963, p. 140.

[23] ES, p. 347-348.

[24] Ibid., p. 154.

[25] Nous entendons « trace » au sens le plus courant du terme. Mais on pourrait aussi l’envisager dans le sens que lui donne Judith Lyon-Caen dans La Griffe du temps. Ce que l’histoire peut dire de la littérature, Paris, Gallimard, « NRF Essais », 2019, comme des traces à la fois textuelles et extra-textuelles d’usages historiquement situés.

[26] MS, p. 128.

[27] Gérald Prince, « Périchronismes et temporalité narrative », A Contrario, n°13, 2010/1, p. 15.

[28] Marie-Astrid Charlier, Le Roman et les jours. Poétiques de la quotidienneté au XIXe siècle, Paris, Classiques Garnier, 2018, p. 369-370.

[29] Il se pourrait au contraire que les figurants soient en mesure de « redoubler » la quotidienneté par leurs existences peu remarquables.

[30] Gaston Bachelard, L’Intuition de l’instant, Paris, Stock, 1993, p. 20 : « la durée est faite d’instants sans durée, comme la droite est faite de points sans dimension. »

[31] ES, p. 174.

[32] MS, p. 328.

[33] Marie-Astrid Charlier, Le Roman et les jours, op.cit., p. 349.

[34] Ibid., p. 350.

[35] ES, p. 223.

[36] MS, p. 171.

[37] ES, p. 151.

[38] Ibid., p. 169.

[39] MS, p. 80.

[40] « Je ne compte que les heures sereines », traduction de l’édition de Stéphanie Champeau et Adrien Goetz, op. cit., p. 80 et p. 586 pour la traduction.

[41] MS, p. 81.

[42] Ibid., p. 80.

[43] Ibid., p. 79-80.

[44] « Un roman ne finit donc jamais. Dilatoire par essence, il affiche même son jeu et fait parade sans vergogne des délais qu’il prend pour s’accomplir. » (Charles Grivel, « Le retard », Le début et la fin. Roman, théâtre, B.D., cinéma, Fabula / Les colloques, 2007, URL : https://www.fabula.org/colloques/document699.php.)

[45] Sur le rapport entre Madame Arnoux et les passantes, voir Jeanne Bem, « “Une femme passa” : les passantes de L’Éducation sentimentale », Flaubert, revue critique et génétique [en ligne], n° 20, 2018.

[46] ES, p. 171.

[47] Ibid., p. 214.

[48] Ibid., p. 247.

[49] Ibid., p. 396.

[50] MS, p. 263.

[51] « Omnibus veut dire à tous. L’omnibus est donc le sanctuaire de l’égalité. J’y ai vu entrer un laquais, un pair de France avant la question de l’hérédité, une femme d’agent de change et une cuisinière, chacun pour trente centimes. – Mêmes droits, mêmes devoirs : voilà bien l’égalité » (Ernest Fouinet, « Un voyage en omnibus, de la barrière du Trône à la barrière de l’Étoile », Paris, ou Le livre des cent-et-un, t. II, Paris, Ladvocat, 1831-1834, p. 80, URL : ark:/12148/bpt6k235412.)

[52] ES, p. 216. Les gravures de La Mode témoignent de la vogue du pantalon blanc pour les hommes fashionable. La Mode : revue des modes, galerie de mœurs, album des salons, 5 avril 1843, URL : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k96163525 (consulté le 8 juillet 2021).

[53] « Bulletin des modes », dans ibid., p. 535, URL : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k96163525/f575.item (consulté le 8 juillet 2021).

[54] La Mode : revue des modes, galerie de mœurs, album des salons, dans son « Bulletin des modes » du numéro du 1er janvier 1840, mentionne beaucoup de velours et préconise le port des pelisses russes (p. 380). En matière de mode d’hommes, le bleu est également recommandé (p. 354). https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k9616428v/f894.item (consulté le 8 juillet 2021).

[55] L’ambre était réputé avoir des vertus médicinales. Christine Flon, « AMBRE », Encyclopædia Universalis [en ligne], URL : http://www.universalis-edu.com.janus.bis-sorbonne.fr/encyclopedie/ambre/ (consulté le 9 juillet 2021).

[56] Brouillon reproduit par Éric Le Calvez, Flaubert topographe. L’Éducation sentimentale. Essai de poétique génétique, Amsterdam, Rodopi, 1997, p. 199.

[57] ES, p. 157.

[58] Ibid.

[59] MS, p. 196.

[60] Ibid., p. 267.

[61] Albert Thibaudet, « Réflexions sur le roman. À propos d’un livre récent de M. Paul Bourget » [1912], Albert Thibaudet, Réflexions sur la littérature, édition établie et annotée par Antoine Compagnon et Christophe Pradeau, Paris, Gallimard, « Quarto », 2007, p. 121.

Auteur

Agrégée de lettres modernes, Eva Le Saux est doctorante contractuelle à l’Université Sorbonne Nouvelle. Elle prépare une thèse sous la direction d’Éléonore Reverzy qui porte sur « Les figurants dans le roman français du second XIXe siècle (Flaubert, Goncourt, Zola) ».

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Discordances du temps et système des personnages


Cet article prend pour point de départ l’anachronisme de  certains personnages secondaires (le baron de Charlus chez Proust, et surtout Mlle de Varandeuil dans Germinie Lacerteux des frères Goncourt, la tante et la mère de Jeanne dans Une vie de Maupassant), pour développer une réflexion sur les manières possibles d’articuler secondarité et temporalité. Il propose que le roman réaliste se sert du système des personnages pour révéler, par les moyens propres du genre, que le présent est fait de temps désaccordés, discordants.

Starting from the anachronism of certain secondary characters (Proust’s M. de Charlus, but mainly Mlle de Varandeuil in the Goncourt brothers’ Germinie Lacerteux, Jeanne’s aunt and mother in Maupassant’s Une vie), this article develops a reflection on the possible articulations of secondarity and temporality. It suggests that the realist novel uses its system of characters to reveal, through specifically novelistic means, that the present is made up of conflicting or discordant temporalities.


Texte intégral

Au début du Temps retrouvé, le narrateur proustien revient en 1916 dans un Paris très différent de celui qu’il a connu, et même très différent de celui qu’il avait retrouvé déjà en 1914. C’est alors qu’il croise M. de Charlus, sans cependant l’identifier au premier regard. La guerre a, effectivement, précipité le passage du temps et rendu le monde impossible à reconnaître. Considéré « avant-guerre [1] », le baron est dépassé et du même coup déclassé au sein de la société parisienne, entraînant sa rupture avec le clan Verdurin. « La guerre avait mis entre lui et le présent, selon le petit clan, une coupure qui le reculait dans le passé le plus mort [2]. » Ainsi non seulement Charlus est-il abandonné loin derrière par le temps qui court, mais il est aussi mis au ban, tenu dans les marges du monde. Pourtant, malgré cette incontestable déchéance, le baron est toujours là : il est encore quelqu’un que l’on peut croiser, qui peut surgir au détour d’une rue, et qui poursuit ses aventures dans le hors-champ de l’univers mondain où évolue le narrateur. Charlus se trouve associé à une période historique qui, en se terminant, l’a condamné à se survivre, mais il survit tout de même. Par cette rencontre fortuite dans Paris, c’est bien un passé et un présent, le temps de l’avant-guerre et celui de la guerre, qui coexistent un instant.

La scène peut être lue comme une anticipation sur le « bal des têtes » qui clôt le roman de Proust, sur le vieillissement généralisé qui mènera le narrateur à entrer enfin dans le temps. Mais elle illustre également une réalité que le XIXe siècle a sans doute éprouvée le plus fortement : la survivance dans le présent d’époques devant être révolues ou, pour le dire comme Reinhart Koselleck, la « simultanéité du non-simultané », entraînée par l’accélération du changement historique, qui s’impose de façon inégale aux sociétés [3]. La succession de régimes politiques qui suit 1789 et scande le début du siècle, tout particulièrement, fait reculer dans le passé des êtres dont la naissance n’est en réalité pas très éloignée. Le temps social, autrement dit, semble avancer plus vite que les existences individuelles, qui ont dès lors la possibilité de se terminer après l’époque qui leur donnait leur ancrage. Pour François Hartog, c’est à ces discordances du temps que le roman du XIXe siècle se serait avant tout intéressé. Si les écrivains se font imposer l’évidence d’un temps nouveau, du tempo accéléré de la modernité, les œuvres ne se contenteraient pas de le refléter ou de s’y arrimer. Au contraire, elles représenteraient plutôt les « failles » ouvertes dans la trame de l’histoire et montreraient que le présent est composé d’un « enchevêtrement de temporalités différentes », voire d’un « conflit des temps [4] ». L’historien précise que le principal support de ces « failles » serait le personnage romanesque : le roman du XIXe siècle est effectivement peuplé de survivants, évoluant au-delà de ce qui aurait dû être leur fin. Le cas le plus exemplaire, mentionné à juste titre par François Hartog, est le colonel Chabert de Balzac, revenu d’outre-tombe, où il gisait à côté d’un régime et d’une époque. Cet « anachronisme vivant [5] », pour emprunter la formule de l’historien, est un personnage de l’entre-deux, pris entre deux époques, incarnant la fracture nouvelle entre passé et présent qui caractérise le temps moderne (ce dont sa cicatrice serait le symbole, imposé à la vue de tous). Tout comme le colonel Chabert, le baron de Charlus ne peut participer à ce que les contemporains ressentent comme étant le « présent » en 1916, mais le passé qu’il incarne persiste tout de même dans l’espace du roman. Proust, en cela, se présente comme l’héritier de Balzac, sensible aux « glorieux débris [6] » de la Belle Époque comme l’était son prédécesseur à ceux de l’Empire (le cousin Pons, par exemple) et de l’aristocratie émigrée, revenue en France, ou croupissant dans les provinces (le « cabinet des Antiques »). Dans la Comédie humaine, comme d’autres avant nous l’ont bien remarqué, l’anachronisme s’inscrit souvent à même le corps ou l’habit des personnages, marqués par cet autre moment auquel ils sont attachés et qu’ils ramènent dans le présent, à rebours de l’histoire [7]. Les « failles » nouvelles du temps s’expriment ainsi par la création d’un nouveau type, l’anachronisme vivant – ou les anachronismes vivants, selon l’époque dont ces personnages portent la trace.

Or l’expression de Reinhart Koselleck – cette « simultanéité du non-simultané » – encourage à la comparaison de ces différents êtres, de ces différents temps, qui cohabitent dans un même présent. Pouvons-nous donc dire que les « failles » du temps » s’expriment uniquement par l’avènement de survivants au sein des intrigues romanesques ? Ne prendraient-elles pas forme, plus généralement, dans et par le système des personnages ? Alex Woloch, et avant lui Philippe Hamon, ont bien montré que les personnages n’existent pas seuls, mais qu’ils sont organisés dans un ensemble de rapports et de hiérarchies, qui assignent à chacun sa place autant dans le récit que dans la société représentée [8]. Tout en s’appuyant sur les travaux de François Hartog, cet article voudrait donc développer l’hypothèse de l’historien en étudiant le rôle du personnel romanesque, dans son ensemble, dans la mise en forme du « conflit des temps » moderne.

Il faut, en effet, se demander se situent les véritables anachronismes vivants dans le système des personnages du roman du XIXe siècle. Constatons d’abord que beaucoup d’entre eux, surtout dans la seconde moitié du siècle, n’occupent pas l’avant-plan comme le colonel Chabert. Au contraire, ils habitent le plus souvent les marges de l’intrigue, dans l’ombre d’un protagoniste éponyme qui, lui, peut évoluer dans le temps présent. Pensons, par exemple, à la tante de Dominique, dans le roman éponyme d’Eugène Fromentin, qui entretient son « amour des choses surannées » en tenant un salon de province sous la monarchie de Juillet.

Elle y réunissait, particulièrement le dimanche soir, les quelques survivants de son ancienne société. Tous appartenaient à la monarchie tombée, et s’étaient retirés du monde avec elle. La révolution, qu’ils avaient vue de près, et qui leur fournissait un fonds commun d’anecdote et de griefs, les avait tous aussi façonnés de même en les trempant dans la même épreuve. On se souvenait des durs hivers passés ensemble dans la citadelle de ***, du bois qui manquait, des dortoirs de caserne où l’on couchait sans lit […]. On ne conspirait point, on médisait à peine, on attendait. Enfin, dans un coin du salon, il y avait une table de jeu pour les enfants, et c’est là que chuchotaient, tout en remuant les cartes, le parti de la jeunesse et les représentants de l’avenir, c’est-à-dire de l’inconnu [9].

Les figurants du salon de Mme Ceyssac sont rattachés à un moment historique précis, la Révolution, à la fois culmination et dénouement de leur existence, dont ils ne peuvent que ressasser les souvenirs : ils sont, comme le dit le narrateur, condamnés à « attendre », car le temps qui leur reste ne peut plus se remplir ni se ranimer. La description rappelle le salon des Dambreuse, dans L’Éducation sentimentale, divisé par une opposition similaire entre deux générations : « Sauf de petits jeunes gens à barbe naissante, tous paraissaient s’ennuyer […]. Les têtes grises, les perruques étaient nombreuses ; de place en place, un crâne chauve luisait ; et les visages, ou empourprés ou très blêmes, laissaient voir dans leur flétrissure la trace d’immenses fatigues [10] ». L’association à une classe, à un régime, est moins nette ici, malgré la présence notée plus tard dans le même salon d’une « vieille petite dame », « [f]ille d’un compagnon d’exil du comte d’Artois et veuve d’un maréchal de l’Empire créé pair de France en 1830 [11] ». Dans les deux romans, cependant, un contraste se dessine entre le parti de la vieillesse et le parti de la jeunesse, entre têtes grises et barbes naissantes, entre ceux qui s’ennuient et ceux qui aspirent, chuchotent, planifient l’avenir. L’anachronisme des premiers ne peut se saisir qu’en relation à la temporalité des autres. Fromentin et Flaubert distinguent ainsi ceux qui peut-être sauront utiliser le temps nouveau, en tirer profit, et ceux qui seront laissés derrière, incapables ou peu intéressés de s’en saisir. Ainsi, les anachronismes vivants composent souvent l’arrière-plan des romans, arrière-plan dont devra se détacher le protagoniste, comme Dominique, dont l’aventure commence précisément au paragraphe suivant avec la rencontre de son ami Olivier. Ces personnages peu mémorables, peu essentiels à l’intrigue, sont bien ce qui donne à celle-ci son relief temporel, c’est-à-dire son actualité.

Dans The One vs. the Many, Alex Woloch fait du roman moderne une lutte, entre personnages trop nombreux, pour l’espace narratif : chaque personnage aurait son « espace », relatif à celui des autres, qui déterminerait l’attention à laquelle il a droit de la part des lecteurs. Or cette lutte entre personnages se fait aussi pour le temps. D’abord, l’espace d’un personnage dans le récit correspond à une durée de lecture, qui elle-même offre la possibilité d’exister de façon continue, de déployer son existence dans le temps. Il serait possible d’avancer que les personnages « mineurs », pour reprendre le terme d’Alex Woloch, ne sont pas uniquement définis par le peu d’espace qu’ils occupent, mais aussi par le peu de temps dont ils disposent, à la manière des « conserves de noblesse [12] » auxquels nous venons de référer, dont la présence s’épuise aussitôt, au bout d’un seul paragraphe. Cette disparition rapide semble bien motivée par leur anachronisme : en effet, s’ils ne peuvent durer dans le présent du récit, c’est qu’ils ne peuvent trouver place dans le présent de la fiction, dans l’époque qui nous est relatée. La lutte entre les personnages, telle que la décrit Alex Woloch, serait donc également une lutte pour l’actualité : le « conflit des temps » qui se manifeste si nettement aux yeux des historiens du XIXe siècle, se jouerait entre les personnages, et non seulement en chacun d’entre eux. François Hartog en a l’intuition lorsqu’il suggère que le monde romanesque balzacien est fait de « temps désaccordés qui se frottent et se heurtent », référant à tous « ces personnages qui partagent les mêmes espaces mais ne vivent pas dans le même temps [13]. »

À sa suite, nous voudrions proposer que le roman réaliste du XIXe siècle se sert du système des personnages pour révéler que le présent est fait de temps désaccordés, discordants. Il prendra plus particulièrement pour objet les personnages secondaires, en s’appuyant sur la distinction qu’introduit Eva Le Saux au sein des personnages « mineurs » d’Alex Woloch : les « figurants » n’auraient que l’existence d’un instant, n’étant souvent pas nommés ni identifiés, comme dans les deux tableaux de salon cités plus haut, tandis que les « personnages secondaires » seraient, eux, appelés à réapparaître de façon intermittente dans le récit [14]. Il ne s’agit pas de soutenir que tous les personnages secondaires – ou figurants d’ailleurs – sont nécessairement anachroniques, mais plus exactement de reconnaître la nature ambiguë de la temporalité secondaire, pour suggérer que la ligne de partage (pas toujours évidente) entre personnages principaux et personnages secondaires puisse servir à exprimer cette autre ligne de partage (pas nécessairement plus évidente) entre ce qui appartient au présent et ce qui n’y appartient pas, entre ceux qui ont le temps et ceux qui ne l’ont pas [15].

Revenons à la rencontre du baron de Charlus dans Le Temps retrouvé, qui pourrait bien fournir un modèle pour penser le système des personnages du roman et les temporalités qui s’y articulent. En effet, la scène du Temps retrouvé évoque une exclusion, à la fois sociale et temporelle, du personnage. C’est précisément le terme qu’emploie Tiphaine Samoyault pour définir le statut particulier du personnage secondaire : une exclusion (de l’intrigue centrale), qui est paradoxalement aussi une inclusion (dans l’espace de la fiction) [16]. Charlus est exclu du temps présent, et cette exclusion a pour effet de l’exclure des cercles mondains qu’il fréquentait jusque-là. Or ce processus intérieur à la fiction reflète le fait que le baron est aussi progressivement exclu de l’intrigue centrale (qui reste accrochée à ces mêmes cercles mondains, fréquentés par le narrateur) : l’espace et le temps narratifs qui lui sont consacrés se réduisent au profit des autres personnages, tandis qu’il est repoussé vers les marges, secondarisé davantage, dans le dernier tome du roman de Proust. Son histoire n’appartient plus au présent de l’intrigue, comme elle n’appartient plus à 1916. Pour Tiphaine Samoyault, les personnages secondaires sont « les héros d’autres histoires, existantes ou possibles [17] » : ils apparaîtront plus exactement ici comme les héros d’histoires passées, ne pouvant se dérouler au présent.

1. Des histoires passées

Deux romans nous serviront à mieux mettre en lumière l’association entre secondarité et anachronisme : Germinie Lacerteux des frères Goncourt (1865) et Une vie de Maupassant (1883). Par leur titre respectif, ils permettent facilement aux lecteurs d’identifier une protagoniste, tout en soulignant que c’est là un statut unique. Chez les Goncourt, la domestique Germinie est appelée à occuper l’avant-scène du roman qui relate sa longue déchéance. Dans le roman de Maupassant, la « vie » à laquelle réfère le titre est celle de Jeanne Le Perthuis des Vauds : c’est la destinée de cette femme que l’on suit de la sortie du couvent, du mariage et de ses nombreuses désillusions, jusqu’à la mort. Mais ces deux vies sont bordées d’autres existences, qui leur servent de contretemps [18] : en effet, la temporalité de certains personnages secondaires s’oppose à celle du personnage principal, de la jeune femme qui a encore quelque chose à vivre. Nous nous intéresserons tout particulièrement à Mlle de Varandeuil, la maîtresse de Germinie, et aux deux femmes qui entourent Jeanne, soit sa mère et sa tante Lison. Ces trois personnages sont présentés de manière à suggérer que leur vie est terminée, reléguée au passé : leur présence dans les romans apparaît étonnante, voire superflue, puisqu’elles n’appartiennent pas au présent et que le présent ne leur appartient pas. Lors de leur première apparition, Mlle de Varandeuil, la tante Lison et la mère de Jeanne ont tout l’air de céder la place, ou de passer le relais, à celles qui pourront réellement évoluer dans le temps présent.

Germinie Lacerteux, des frères Goncourt, s’ouvre en effet sur le cri du personnage éponyme, la domestique qui veille au rétablissement de sa maîtresse, Mlle de Varandeuil : « Sauvée ! vous voilà donc sauvée, mademoiselle ! » Tout de suite, la réplique de la vieille femme montre que, comme Charlus, elle est condamnée à se survivre : « Allons ! il faut donc vivre encore [19] ! » Cette mort qui n’en est pas une marque pourtant le personnage du sceau du passé, comme si sa vie appartenait à une époque révolue, une époque qui aurait seulement oublié de l’emporter avec tous les siens, déjà disparus. Les antécédents de Mlle de Varandeuil, donnés au deuxième chapitre, montrent que les années se sont déjà écoulées avant même que ne commence le roman. Son existence a dépassé celle de tous ceux qu’elle a connus, de tous ses « contemporains » :

[…] les années passaient emportant la Restauration et la monarchie de Louis-Philippe. Elle voyait, un à un, tous ceux qu’elle avait aimés s’en aller, toute sa famille prendre le chemin du cimetière. La solitude se faisait autour d’elle, et elle restait étonnée et triste que la mort l’oubliât, elle qui y aurait si peu résisté, elle déjà tout inclinée vers la tombe. (GL, p. 82)

Comme une grande partie d’elle-même est déjà enterrée, elle paraît plus proche de la mort que de la vie. L’inactualité de Mlle de Varandeuil n’est pas simplement biographique, explicable par son âge avancé : plutôt, elle recoupe celle d’une classe rendue caduque par la Révolution. Le deuxième chapitre du roman précise que la maîtresse de Germinie est née en 1782 dans une famille aristocratique. Son décor l’associe à une époque qui n’a plus rien à voir avec le présent : un « Temps » de style Empire cohabite avec le portrait du père de Varandeuil à la tête du lit, qui par son habillement fait remonter le lecteur à la « mode des premières années de la Révolution » (GL, p. 60). Le mobilier, comme l’a noté Éléonore Reverzy, est « une traversée des temps, de l’Ancien régime aux années 1820 environ [20] » : il situe le personnage (dont il est dit qu’elle ressemble au portrait accroché au-dessus de sa tête) dans ce qui est manifestement un passé historique pour cette fiction qui commence plutôt vers la fin du règne de Louis-Philippe. Ces années contiennent toute une vie, dont la fin est en même temps suggérée : la Révolution oblige la famille de Varandeuil à mener « une vie enterrée » (GL, p. 67) ; l’enfant est comme morte pour sa propre mère, qui a pris la fuite en Europe ; contrainte de déménager à la campagne suite à la ruine financière de son père, Sempronie y vit « ensevelie » (GL, p. 74). Si Mlle de Varandeuil est « tout entière formée ainsi singulièrement par les deux siècles où elle avait vécu » (GL, p. 82), elle ne semble pas continuer de vivre au-delà des débuts du XIXe. Un tel résumé, au seuil du roman, suggère que cette vie est bien close et qu’elle n’est plus à vivre, à raconter. Mlle de Varandeuil semble exclue du roman qui s’ouvre : la narration se débarrasse d’emblée de cette histoire pour passer à celle de la bonne. Ce n’est pas que Mlle Varandeuil n’ait pas d’histoire propre, mais plutôt qu’elle a terminé cette histoire trop longtemps avant le début du roman pour que la narration ne s’attarde sur elle. Le procédé – cette disparition prompte du personnage secondaire, qui ne reviendra dans le roman que de façon intermittente – dit bien les années excédentaires qui sont prêtées à Mlle de Varandeuil, sans cependant lui permettre d’exister dans le temps de l’intrigue.

Comme celle de Mlle de Varandeuil dans Germinie Lacerteux, la vie de la tante Lison est résumée au moment de sa première apparition, mais de façon plus expéditive encore, à l’intérieur du récit principal d’Une vie, sans qu’aucun blanc ne marque la clôture. Il faut cependant noter que ce résumé se fait également dans les commencements : en effet, le personnage de Lison est introduit en tant qu’unique invitée au mariage de Jeanne et Julien. La jeune fille entame sa vie, tandis que Lison l’a déjà terminée : l’effet de contraste déjà noté entre Mlle de Varandeuil et Germinie Lacerteux est reproduit ici, renversant les douces rêveries de Jeanne sur son futur. Comme chez Mlle de Varandeuil, la survivance s’exprime par une quasi-mort, dont les causes ne sont pas précisées, mais qui marque la fin de l’histoire de la tante Lison :

Un soir Lise, alors âgée de vingt ans, s’était jetée à l’eau sans qu’on sût pourquoi. Rien dans sa vie, dans ses manières, ne pouvait faire pressentir cette folie. On l’avait repêchée à moitié morte ; et ses parents, levant des bras indignés, au lieu de chercher la cause mystérieuse de cette action, s’étaient contentés de parler du « coup de tête », comme ils parlaient de l’accident du cheval « Coco » […]. (UV, p. 91-92)

À partir de ce moment, la tante Lison vit effectivement « à moitié morte », retirée dans une maison religieuse. Lorsqu’elle est aux Peuples, sa présence a quelque chose d’absent, qu’on remarque à peine, qui se fond dans le décor. « Elle ne tenait point de place ; c’était un de ces êtres qui demeurent inconnus même à leurs proches, comme inexplorés, et dont la mort ne fait ni trou ni vide dans une maison » (UV, p. 92). Si la mort de Lison ne change rien, c’est qu’elle est déjà propulsée au-delà de son âge : à quarante-deux ans seulement, elle a l’air « vieillot » (UV, p. 91). L’inscription historique de la tante Lison est moins évidente que celle de Mlle de Varandeuil, mais le domaine des Peuples manifeste explicitement son appartenance à l’Ancien Régime, à un mode de vie et à une classe en voie de disparition. La maison a quelque chose du musée, comme la chambre à l’ouverture de Germinie Lacerteux. La tante Lison se confond avec ce décor, avec ces meubles qui sont justement associés à divers passés historiques – une commode Louis XIV, des fauteuils Louis XV, une pendule Empire (UV, p. 58) : « C’était quelque chose comme une ombre ou un objet familier, un meuble vivant qu’on est accoutumé à voir chaque jour, mais dont on ne s’inquiète jamais. » (UV, p. 91)

Le statut de vieille fille, que partagent Mlle de Varandeuil et la tante Lison, pourrait expliquer leurs ressemblances et la temporalité qui leur est associée. Ce sont bien deux personnages « liminaires », selon la définition qu’en donne Marie Scarpa : des personnages qui ne sont pas passés par le rituel d’initiation, des figures inachevées, à la « socialisation inaccomplie [21] », ce que suggère précisément la qualification de la tante Lison en « être manqué » (UV, p. 91). Mlle de Varandeuil et la tante Lison, n’étant pas entrées dans le temps social par le mariage, auraient donc décroché de son cours : elles seraient condamnées à vivre dans leur propre passé, à reprendre sans cesse en esprit ce moment où il était encore possible de s’arrimer aux rythmes dictés par la société. Leur marginalité sociale impliquerait une marginalité temporelle : comme l’écrit Nathalie Heinich, la vieille fille fait partie des « filles sans histoire », dont il n’y a rien à raconter [22]. On pourrait cependant voir les choses autrement : Mlle de Varandeuil et la tante Lison avaient toutes deux une histoire, et les « antécédents du personnage » qui sont présentés aux lecteurs en sont la preuve. Par contre, ce sont deux personnages qui semblent réduits à ces antécédents, à leur existence en amont du point de départ du récit.

La fonction temporelle qu’occupent Mlle de Varandeuil et la tante Lison ne recoupe pas tout à fait leur type ou leur statut social. Dans le contretemps qu’elle offre à la vie toujours en cours de l’héroïne d’Une vie, la tante Lison peut effectivement être rapprochée de sa propre sœur, la mère de Jeanne, dont le mariage a aussi marqué une fin et dont la vie sentimentale doit nécessairement se remémorer, plutôt que de se vivre au présent. Sa principale occupation est justement de replonger dans sa correspondance passée : « Dans les jours de pluie elle restait enfermée en sa chambre à visiter ce qu’elle appelait ses “reliques” » (UV, p. 69). Comme Mlle de Varandeuil, la mère de Jeanne occupe son temps à entretenir la mémoire, ce qui a pour conséquence de la rapprocher, elle aussi, de la mort au sein de la vie : « Elle demeurait souvent pendant des heures immobile » (UV, p. 68). Son obésité l’ayant de fait « clouée sur son fauteuil » (UV, p. 68), la mère de Jeanne est toujours présente, mais d’une présence non-agissante. Il semble ainsi que sa vie soit déjà finie, et Naomi Schor a bien perçu une évocation du cercueil dans le « tiroir aux souvenirs » qu’elle demande sans cesse à sa bonne ou à sa fille [23]. Jeanne, comme Germinie au début du roman des Goncourt, sert de réceptacle à ces souvenirs, qui contrastent avec sa temporalité de jeune fille. En effet, quand « petite mère » interrompt ou ralentit son récit, « la pensée de Jeanne alors, bondissant par-dessus les aventures commencées, s’élançait vers l’avenir » (UV, p. 69). En outre, l’inscription historique du personnage est encore mieux marquée ici que chez la tante Lison. La narration insiste sur l’appartenance de la mère de Jeanne à une époque autre que celle qui se déroule au présent du récit – époque très semblable à celle de Mlle de Varandeuil, déterminée par la succession de la Révolution et de l’Empire : elle est « née dans le siècle des philosophes » (UV, p. 69), et ses épîtres « sentent un autre siècle » (UV, p. 203). La narration précise que c’est sous Napoléon Ier que la mère de Jeanne a réellement vécu, la fin de sa beauté ayant coïncidé avec la fin du règne de l’Empire. « Après avoir valsé dans les bras de tous les uniformes de l’Empire, elle avait lu Corinne qui l’avait fait pleurer » (UV, p. 68). En somme, la mère et la tante de Jeanne, comme Mlle de Varandeuil, sont exclues du temps présent, de ce temps qui avance vers l’avenir : leur temps à toutes les trois se replie plutôt vers le passé, ce que leur immobilité – sorte de mort dans la vie – et leur association aux défunts viennent confirmer. Ce sont, pour reprendre l’expression de Robert Ricatte au sujet de Mlle de Varandeuil, « le[s] support[s] vivant[s] de [leur] lointain passé [24] », au service de ce qui n’est plus.

2. Le temps perdu

La survivance de Mlle de Varandeuil, de la tante Lison et de la mère de Jeanne dans un présent qui n’est plus le leur, entraîne un véritable problème pour le roman. Comment, en effet, donner une durée à des personnages qui n’ont plus rien à vivre, ou dont l’existence appartient au passé ? Comment leur accorder du temps de lecture (ou leur faire occuper l’espace narratif, pour le dire comme Alex Woloch), si leur histoire est terminée ? Ces trois femmes apparaissent alors comme un contretemps dans un autre sens que celui que nous avons exploré, mais qui lui est lié : non seulement s’opposent-elles au temps des jeunes protagonistes, tournées vers l’avenir, mais elles s’inscrivent aussi en faux contre le temps-même. En ce sens, leur statut d’« anachronisme vivant » détermine leur présence intermittente dans le roman, sans durée continue : personnages de la répétition, pour qui le temps présent ne compte pas, Mlle de Varandeuil, la tante Lison et la mère de Jeanne semblent condamnées à la secondarité. Comme nous l’avons mentionné, les personnages secondaires ne sont pas tous anachroniques et il est évidemment possible de concevoir d’autres usages, d’autres valeurs à leur intermittence : les ellipses pourraient servir à suggérer le temps qui passe, dont chaque nouvelle apparition des personnages pourrait porter la trace. Or, dans les cas qui nous intéressent ici, nous n’avons pas affaire à trois personnages existant dans le même temps que l’intrigue principale mais parallèlement à celle-ci. L’intermittence n’est pas le résultat d’un simple choix de focale, mais apparaît bien nécessaire, car Mlle de Varandeuil, la tante Lison et la mère de Jeanne, ne peuvent plus rentrer dans le temps et le rouvrir pour vivre de nouvelles aventures.

Ainsi, après la dernière disparition d’un de ses proches, Mlle de Varandeuil est frappée de la maladie qui devrait enfin l’emporter, mais qui va plutôt finir par la laisser invalide, prisonnière de sa routine.

De ce jour, cédant aux infirmités qu’elle n’avait plus de raison pour secouer, elle s’était mise à vivre de la vie étroite et renfermée des vieillards qui usent à la même place le tapis de leur chambre, ne sortant plus, ne lisant plus guère à cause de la fatigue de ses yeux, et restant le plus souvent enfoncée dans son fauteuil à revoir et à revivre le passé. Elle gardait des journées la même position, les yeux ouverts et rêvant, […] perdue dans une somnolence solennelle (GL, p. 83).

Sa vie ne comporte plus qu’une seule activité, elle-même routinière : sortir un jour par semaine, toujours le même, pour se rendre au cimetière Montmartre, où reposent tous ses proches. Dans le récit qu’en fait le deuxième chapitre, la scène est itérative : chaque fois, Mlle de Varandeuil achète des couronnes d’immortelles, fait son pèlerinage, voit à l’entretien des tombes. La narration interrompt cette histoire, qui ne peut que s’abolir dans sa propre monotonie, pour céder la place au monologue intérieur de Germinie. Il semble que seule la bonne, encore vive, puisse devenir la protagoniste du roman. De ce fait, la toute dernière scène du roman, où Mlle de Varandeuil se retrouve encore une fois au cimetière, n’apparaît que comme une ultime reprise de ces pèlerinages au cimetière. Si elle demeure en marge de l’action, si elle ne peut accéder au statut de personnage principal, c’est bien car le temps n’a plus de prise sur elle : la durée du roman a été traversée, mais elle n’a pour ainsi dire rien changé aux habitudes qui étaient déjà celles de la vieille fille dans les premières pages.

Si la tante Lison apparaît comme un personnage épisodique, c’est parce qu’elle est également prise dans une temporalité circulaire, où le même revient sans cesse. Sa présentation en témoigne : le « coup de tête » apparaît comme l’unique événement de cette existence maintenant contrainte de se répéter régulièrement. Comme l’a noté Marie-Astrid Charlier, Lison est un personnage du quotidien : elle n’est « visible qu’“aux heures des repas”, c’est-à-dire saisissable seulement lors de ce moment rituel, jamais en dehors des scansions ordinaires [25]. » Sa seule activité, le tricot et la broderie, impose à l’arrière-plan du roman un geste toujours répété, refusant la coupure que l’événement peut introduire dans la trame des jours. La mère de Jeanne, plus amplement décrite dans le roman, incarne encore mieux cette répétition qui va à rebours de la chronologie, de la progression de l’intrigue. En témoigne la relecture de la correspondance amoureuse, geste non seulement repris par la vieille femme mais aussi par la narration. Les rêveries amoureuses d’un autre temps sont réactivées, nous dit-on, « comme une boîte à musique dont on remonte la manivelle répète interminablement le même air. » (UV, p. 68) Cette remémoration, elle aussi, est d’emblée présentée sous forme itérative, comme une habitude régulière, et le roman est effectivement ponctué de ces scènes de relecture. Par exemple, peu de temps avant sa mort, la mère de Jeanne relit Corinne et les autres œuvres romantiques qui ont marqué sa jeunesse, puis demande à Jeanne encore une fois son « tiroir aux souvenirs », pour retrouver ces choses « qui ont été si bonnes et qui sont finies » (UV, p. 195). Même au-delà de sa mort, l’activité de remémoration se poursuit avec Jeanne, qui se substitue à sa mère pendant la veillée funèbre et relit encore une fois la correspondance. Il paraît alors réellement impossible à ce personnage de sortir de la répétition pour faire advenir la nouveauté, et une autre action, elle-même répétée au fil des pages, en devient comme le symbole : les « promenades monotones » (UV, p. 167) dans l’allée du domaine des Peuples, qui l’amènent à creuser toujours le même sillon ; « traînant son pied gauche, un peu plus lourd et qui avait déjà tracé, dans toute la longueur du chemin, l’un à l’aller, l’autre au retour, deux sillons poudreux où l’herbe était morte, elle recommençait sans fin un interminable voyage » (UV, p. 67). La promenade, elle aussi d’emblée relatée en mode itératif, est d’ailleurs recommencée l’après-midi.

En somme, nous avons là trois personnages qui s’apparentent à des mortes-vivantes, reconnaissent que le moment de leur fin est venu depuis longtemps, et qui doivent, du même coup, renoncer au temps. Mlle de Varandeuil, la tante Lison et la mère de Jeanne sont hors d’action, hors d’usage, faisant partie du roman sans pouvoir réellement y participer, à la fois incluses et exclues. Elles dessinent par leur présence périphérique un espace pour le roman, qui appartiendra à d’autres. Si le XXe siècle explorera de tels personnages-limites, ce lieu n’est pas celui du personnage principal dans le roman réaliste du XIXe siècle, qui doit encore faire usage du temps pour parvenir, progresser, accomplir [26]. Le personnage secondaire serait donc le lieu d’exploration de cette temporalité de l’après-coup, où les destinées sont accomplies, les aventures épuisées, la fin atteinte. Parce qu’elles sont hors du temps, contraintes à la répétition, il est nécessaire que Mlle de Varandeuil, la tante Lison et la mère de Jeanne se retrouvent en marge du roman, à l’arrière-plan. Mais, par cette présence marginale, Germinie Lacerteux et Une vie donnent tout de même à éprouver ces « temps désaccordés qui se frottent et se heurtent » dans un même présent.

3. Un système mouvant

La distinction que nous avons tracée entre les temporalités des personnages principaux et des personnages secondaires peut néanmoins s’avérer instable. Chez Balzac, la ligne de partage est plus nette, plus figée, entre ceux qui ont le temps et ceux qui ne l’ont pas – la temporalité s’intégrant à la constitution du type. Pensons, par exemple, à l’opposition générationnelle qui structure Le Père Goriot : l’avenir appartient à Rastignac, tandis que le vieil homme est condamné à disparaître, abandonné par l’histoire (le second cédant tout à fait la place au premier dans la scène finale au Père-Lachaise). La concurrence entre les deux personnages pour le statut de protagoniste, étudiée par Alex Woloch, apparaît bien comme une lutte pour le temps, que le plus jeune va remporter au détriment de l’autre [27]. Or les deux exemples que nous avons étudiés ici s’avèrent plus complexes : cette concurrence prend plutôt la forme d’une contamination progressive des protagonistes par les personnages secondaires. La frontière entre « être dans le temps » et « être hors du temps » se révèle fragile, tandis que Jeanne et Germinie tendent à rejoindre au fil de leurs aventures la temporalité de Mlle de Varandeuil, de la tante Lison ou de « petite mère ». Sans remettre en question l’hypothèse que nous avons élaborée jusqu’ici, il faut tout de même voir que le système des personnages et les contretemps qui le structurent ne sont pas une donnée fixe du roman, mais peuvent se mettre en mouvement.

Ce mouvement est sans doute le plus apparent dans le roman de Maupassant, où Jeanne, malgré les années qui s’étendent encore devant elle, a tout l’air de relayer sa mère dans la conservation des « reliques ». Non seulement reprend-elle la lecture de l’ancienne correspondance pendant la veillée funèbre, comme nous l’avons mentionné, mais elle prépare déjà très tôt dans sa vie son propre « tiroir aux souvenirs », donnant raison à sa mère, remuée par ses relectures, qui prédit : « Tu connaîtras ça, plus tard. » (UV, p. 195) Effectivement, Jeanne connaît la nostalgie au sein même de ce roman qui se replie peu à peu sur lui-même et s’enferme dans les rappels [28]. La protagoniste en vient à partager l’âge des personnages secondaires : le contraste, qui lui donnait son relief, se perd. « Son père paraissait son frère, et tante Lison, qui ne vieillissait point, restait fanée dès son âge de vingt-cinq ans, avait l’air d’une sœur aînée » (UV, p. 243). L’enterrement de Lison passe près de l’enterrer elle aussi, et à partir de ce moment elle survit à peine, « [f]aible et traînant les jambes comme jadis petite mère » (UV, p. 257), se promenant elle aussi dans l’allée (UV, p. 259) après avoir décidé de vendre les Peuples. Dès lors, les souvenirs prennent une place démesurée dans le récit : d’abord dans les premiers adieux avant le déménagement (UV, p. 259-62), puis dans l’ultime retour. Le chapitre final, presque entièrement rédigé à l’imparfait itératif, confirme que Jeanne est tout à fait sortie du temps. Comme sa mère, elle ne peut plus marcher et passe ses journées à imaginer le passé, prisonnière figée de ces « tableaux des jours finis » (UV, p. 287) :

Alors elle ne sortit plus, elle ne remua plus. Elle se levait chaque matin à la même heure, regardait le temps par sa fenêtre, puis descendait s’asseoir devant le feu dans la salle.

Elle restait là des jours entiers, immobile […]. Elle revivait surtout dans le passé, dans le vieux passé, hantée par les premiers temps de sa vie » (UV, p. 283).

Or ce devenir-passé du personnage se joue aussi à l’échelle historique. Peu de temps avant la scène de remémoration finale, un passage à Paris, à la recherche de son fils Paul, confirme que Jeanne a bel et bien été reléguée dans le passé : le train qui la mène vers la capitale l’emporte en même temps « dans un monde nouveau qui n’était plus le sien » (UV, p. 275). Jeanne devient alors comme ces « choses poudreuses qui ont l’air exilées dans un temps qui n’est plus le leur », retrouvées lors de ses adieux aux Peuples (UV, p. 262). Elle prend véritablement la place de sa mère et de la tante Lison, devenant secondaire à sa propre vie, à son propre roman, car elle est destinée à ne plus rien vivre : « toute sa route était parcourue » (UV, p. 288). Sans protagoniste, sans existence à dérouler dans le temps, au présent, Une vie doit se terminer.

L’inscription dans l’histoire de Germinie, quant à elle, reste encore plus implicite : comme plusieurs critiques l’ont déjà noté, les Goncourt travaillent l’opposition entre une Mlle de Varandeuil, déterminée par les grands événements de la Révolution et du début du XIXe siècle, et ces « misérables » qui, comme Germinie, « n’ont pas d’histoire » et mènent leur vie à l’écart de la chronologie historique [29]. Cependant, l’effacement des repères temporels contribue, comme dans Une vie, à retirer davantage Germinie du temps pour la faire entrer dans la répétition qui caractérisait le quotidien de Mlle de Varandeuil une fois la Révolution et l’Empire terminés. D’un point de vue narratif, la déchéance de Germinie prend bien la forme de la « mort dans la vie » de sa propre maîtresse. Non seulement la servante frôle-t-elle la mort à de nombreuses reprises, à chaque nouvelle crise qui l’agite (pensons notamment au moment où elle apprend la disparition de sa fille, ou au moment où elle fait une fausse couche), mais elle en vient à décrocher du temps des vivants. Au fil du roman, de plus en plus de passages à l’itératif tendent à arrêter les heures – ou à les « mourir [30] », comme le dit Germinie elle-même, en référence aux effets de l’alcool, qui l’apparentent à un « cadavre [31] ». La servante semble alors se figer tout à fait, tout comme Mlle de Varandeuil au commencement du roman :

Les jours se succédaient aux jours pour Germinie, pareils, également désolés et sombres. Elle avait fini par ne plus rien attendre du hasard et ne plus rien demander à l’imprévu. Sa vie lui semblait enfermée à jamais dans son désespoir : elle devait continuer à être toujours la même chose implacable, la même route de malheur, toute plate et toute droite […]. (GL, p. 196)

La domestique est montrée, de plus en plus fréquemment, comme immobilisée dans son attente des hommes, que ce soit dans l’escalier de Gautruche où « elle restait comme une morte, affaissée, inerte » pendant « des heures qu’elle ne pouvait pas compter » (GL, p. 219), ou devant la demeure de Jupillon : « Les heures passaient. Germinie était toujours là. […] Il lui semblait qu’il fallait qu’elle restât là toujours » (GL, p. 231). Dans cette attente, Germinie se rapproche ainsi de la temporalité de Mlle de Varandeuil, assise dans son fauteuil à attendre la mort – les deux femmes laissant passer un temps qui leur apparaît tout à fait extérieur, comme dépassées par le présent. La fin de Germinie, enterrée sans croix « entre deux dates » dans la fosse commune (GL, p. 262), fait coïncider la conclusion du roman et la sortie définitive du temps de son personnage principal.

Bref, dans ces deux romans, les protagonistes tendent à se replier sur ce qui était jusque-là un contretemps à leur propre histoire. Une vie et Germinie Lacerteux ne vont évidemment pas au bout de cette exploration de la survivance, se terminant au moment où leur protagoniste y entre : si les deux romans font perdre le temps à leur protagoniste petit à petit, ils doivent, pour durer, toujours le leur redonner. Ainsi, dans Germinie Lacerteux, au moment où la domestique semble entrer dans un éternel retour du même (le passage plus long cité ci-dessus), lisons-nous : « Et pourtant, dans la désespérance où elle s’accroupissait, des pensées la traversaient encore par instant, qui lui faisaient relever la tête et regarder devant elle au-delà de son présent » (GL, p. 196). En d’autres mots, Germinie Lacerteux et Une vie maintiennent jusqu’au bout le « conflit des temps » qui structure le système des personnages, aussi ténue soit l’opposition. Dans le cadre du roman réaliste du XIXe siècle, Germinie et Jeanne ne peuvent sans doute pas décrocher du présent et sortir du temps : qu’est-ce qu’il y aurait à raconter ? Un tel protagoniste serait risqué pour le récit et condamnerait celui-ci à faire du surplace, un peu comme le colonel Chabert se trouve pris dans un aller-retour entre la vie et la mort tout au long du roman de Balzac – roman bref, d’ailleurs, comme si sa durée même posait problème. Il apparaît tout de même que les personnages secondaires dans le roman réaliste du XIXe siècle peuvent à la fois incarner un contretemps et exercer une force d’attraction sur le temps des personnages principaux. Pour conclure, rien n’empêche le temps d’un personnage de fluctuer sur la durée de l’histoire – preuve que l’accélération des sociétés modernes est entrée dans le roman, qui peut dès lors lui aussi, au fil de ses pages, produire de l’anachronisme.

Notes

[1] Marcel Proust, Le Temps retrouvé, dans À la recherche du temps perdu, t. IV, éd. publiée sous la direction de Jean-Yves Tadié, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1989, p. 346.

[2] Ibid., p. 343.

[3] Reinhart Koselleck, Le futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, traduit de l’allemand par Jochen Hoock et Marie-Claire Hoock, Paris, Éditions EHESS, 2016, p. 151. L’expression est empruntée à Ernst Bloch, plus spécifiquement à son analyse de l’Allemagne nazie dans Héritage de ce temps.

[4] François Hartog, Croire en l’histoire, Paris, Flammarion, 2013, p. 168 et p. 169.

[5] Ibid., p. 170.

[6] Titre du premier chapitre du Cousin Pons de Balzac.

[7] Marie-Astrid Charlier a analysé l’importance des « traces vestimentaires » dans la manifestation de l’anachronisme du cousin Pons. Voir Le Roman et les Jours. Poétiques de la quotidienneté au XIXe siècle, Paris, Classiques Garnier, « Études romantiques et dix-neuviémistes », 2018, p. 209. Voir également, au sujet des personnages balzaciens anachroniques : Jacques-David Ebguy, « Un arrêt au passage. Le Cousin Pons, roman de la spectralité », dans Pierre Glaudes et Éléonore Reverzy (dir.), Relire Le Cousin Pons, Paris, Classiques Garnier, « Rencontres », 2018, p. 211-238 ; Jean-Marie Roulin, « The return of the undead : the body politic in Le colonel Chabert », South Central Review, vol. XXIX, n° 3, automne 2012, p. 20-35.

[8] Alex Woloch, The One vs. the Many: Minor Characters and the Space of the Protagonist in the Novel, Princeton, Princeton University Press, 2004 ; Philippe Hamon, Le Personnel du roman. Le système des personnages dans « Les Rougon-Macquart » d’Émile Zola, Genève, Droz, 1983.

[9] Eugène Fromentin, Dominique, éd. de Pierre Barbéris, Paris, Flammarion, « GF », 1987, p. 113.

[10] Gustave Flaubert, L’Éducation sentimentale, éd. de Pierre-Marc de Biasi, Paris, Librairie Générale Française, « Le Livre de Poche Classiques », 2002, p. 255-256.

[11] Ibid., p. 360.

[12] L’expression provient d’Une vie : elle décrit les voisins de Jeanne. Guy de Maupassant, Une vie, éd. d’Antonia Fonyi, Paris, Flammarion, « GF », 1995, p. 136. À partir d’ici, les références à ce roman se feront dans le corps du texte, à l’aide de l’abréviation « UV ».

[13] François Hartog, Croire à l’histoire, op. cit., p. 169.

[14] Voir son article « Exister dans l’instant », dans ce dossier.

[15] Nous empruntons – en élargissant son sens – l’expression d’Albert Thibaudet, reprise par Christophe Pradeau pour qualifier le roman d’art du temps. Voir « Le roman a le temps », Poétique, n° 132, novembre 2002, p. 387-400.

[16] Tiphaine Samoyault, « Les trois lingères de Kafka. L’espace du personnage secondaire », Études françaises, vol. XLI, n° 1, 2005, p. 45.

[17] Ibid., p. 43.

[18] Marie-Astrid Charlier emploie ce terme, mais pour désigner des temporalités sociales marginales, opposées à la temporalité normative : le temps bohême ou artiste, par exemple. Voir Le Roman et les Jours, op. cit., p. 349.

[19] Edmond et Jules de Goncourt, Germinie Lacerteux, éd. de Nadine Satiat, Paris, Flammarion, « GF », 1990, p. 59. À partir d’ici, les références à ce roman se feront dans le corps du texte, à l’aide de l’abréviation « GL ».

[20] Éléonore Reverzy, « Les Goncourt écrivains reliquaires », à paraître dans Véronique Samson et Matthieu Vernet (dir.), La mémoire dans le roman réaliste et naturaliste.

[21] Voir Marie Scarpa, « Le personnage liminaire », Romantisme, 2009/3, n° 145, p. 25-35. URL : https://www.cairn.info/revue-romantisme-2009-3-page-25.htm#re16no81 (page consultée en septembre 2021). Elle note que la vieille fille est un type commun de personnage liminaire, et que « [f]réquemment, il est un personnage secondaire, qui sert alors de valeur ou de contre-valeur témoin dans le système du personnel romanesque » (parag. 8).

[22] Nathalie Heinich, États de femme, Paris, Gallimard, 1996, chapitre I : « Filles sans histoire », p. 23 et suivantes. Cité dans Jeanne Bem, « La vieille fille et son histoire, chez Flaubert et Maupassant », dans Yvan Leclerc (dir.), Flaubert – Le Poittevin – Maupassant. Une affaire de famille littéraire, Actes du colloque international de Fécamp (octobre 2000), Mont-Saint-Aignan, Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2002, p. 181-195.

[23] Naomi Schor, « Une Vie or The Name of the Mother », dans Breaking the Chain: Women, Theory and French Realist Fiction, New York, Columbia University Press, 1985, p. 67.

[24] Robert Ricatte, La création romanesque chez les Goncourt, Paris, Armand Colin, 1953, p. 264.

[25] Marie-Astrid Charlier, Le Roman et les Jours, op. cit., p. 297.

[26] Voir à ce sujet les pages éclairantes d’Isabelle Daunais sur le Robinson imaginé par Valéry, qui vient au monde dans la fiction au moment de l’achèvement des œuvres du héros de Defoe. Pour Isabelle Daunais, cette sorte d’« après-roman » devient « à l’époque moderne non plus le terme de l’existence du héros mais sa condition première » (Frontière du roman. Le personnage réaliste et ses fictions, Montréal/Saint-Denis, Presses de l’Université de Montréal/Presses universitaires de Vincennes, 2002, p. 186).

[27] Voir le chapitre IV : « À qui la place ? Characterization and Competition in Le Père Goriot and La Comédie humaine », dans Alex Woloch, The One vs. the Many, op. cit., p. 244-318.

[28] Sur l’importance de la mémoire dans Une vie, voir Jean-Louis Cabanès, « Une vie ou le temps perdu », dans Yves Reboul (dir.), Maupassant multiple, Actes du colloque de Toulouse (13-15 décembre 1993), Toulouse, Presses Universitaires Mirail, 1995, p. 79-86. Selon lui, la « multiplication des signes mémoratifs » font des derniers chapitres du roman « une sorte de “temps retrouvé” », ne débouchant cependant sur rien, contrairement à celui de Proust (p. 83-84).

[29] Nous citons Corinne Saminadayar-Perrin, « Entre histoire et étude de mœurs : écrire l’événement », dans Juliette Azoulai et Gisèle Séginger (dir.), Flaubert. Histoire et étude de mœurs, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2019, p. 77. Voir aussi les travaux d’Éléonore Reverzy, particulièrement intéressants sur ce point, dont « Les Goncourt : l’histoire silencieuse », Europe, novembre-décembre 2015, p. 48-61.

[30] « Les heures de sa vie qu’elle vivait de sang-froid […] lui semblaient si abominables ! Elle aimait mieux les mourir. Il n’y avait plus que le sommeil au monde pour lui faire tout oublier, le sommeil congestionné de l’Ivrognerie qui berce avec les bras de la Mort » (GL, p. 171).

[31] Mlle de Varandeuil, la retrouvant endormie dans son lit, « avait l’impression d’être à côté d’un cadavre » (GL, p. 190).

Auteur

Véronique Samson enseigne la littérature au Cégep du Vieux Montréal, après avoir mené des recherches postdoctorales à l’Université de Cambridge et plus récemment au CRP19, à l’Université Sorbonne Nouvelle. Son livre Après la fin. Gustave Flaubert et le temps du roman est paru au début de l’année 2021 aux Presses universitaires de Vincennes. Ses recherches portent principalement sur le temps, la mémoire et l’histoire dans le roman réaliste du XIXe siècle. Elle a co-dirigé avec Mathieu Roger-Lacan un dossier consacré à 1848 et la littérature, paru dans Fabula / Les colloques en 2021.

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Le chronotope corporel : essai de définition


Cet article se propose de repenser la notion critique désormais classique de « chronotope » forgée par Mikhaïl Bakhtine en l’appliquant à un nouvel objet : le corps romanesque. L’écriture du corps dans le roman peut-elle être comparée à une topographie sensible où s’articulerait aussi un certain rapport au temps ? Le corps est-il un nouveau paradigme du chronotope, ou se rattache-t-il à ceux que M. Bakhtine et H. Mitterand après lui ont dégagés ? Quel bénéfice critique peut-on tirer de ce questionnement ? L’Ensorcelée de Barbey d’Aurevilly servira de laboratoire pour ces interrogations théoriques.

This article aims to rethink the now classic critical notion of “chronotope” forged by Mikhail Bakhtin by applying it to a new object: the novelistic body. Can the writing of the body in the novel be compared to a sensitive topography in which a certain relationship to time is also articulated? Is the body a new paradigm of the chronotope, or does it relate to those that M. Bakhtine and H. Mitterand after him have identified? What critical benefit can we draw from this questioning? Barbey d’Aurevilly’s L’Ensorcelée will serve as a laboratory for these theoretical interrogations.


Texte intégral

“Du siehst, mein Sohn, zum Raum wird hier die Zeit”
(« Tu vois, mon fils, ici le temps devient espace »)
Richard Wagner, Parsifal

« Les plus célèbres blessures dont parle l’Histoire, qu’étaient-elles auprès des vestiges impliqués sur le visage de l’abbé de La Croix-Jugan »
Barbey d’Aurevilly, L’Ensorcelée

 

La notion de chronotope, forgée par Mikhaïl Bakhtine dès 1937, reprise et traduite en français dans Esthétique et théorie du roman (1978), fait partie des termes qui se sont imposés avec tant d’évidence à la critique littéraire qu’on prend rarement le temps de la questionner ou de repenser ses domaines d’application. Avec ce terme, Bakhtine, on le sait, a voulu nommer « l’indissolubilité du temps et de l’espace [1] » en régime romanesque. Formalisant un sentiment partagé par tout lecteur de roman, le concept de Bakhtine étendait en quelque sorte à la littérature le principe posé par Albert Einstein dans sa théorie de la relativité générale : l’espace et le temps sont toujours fonction l’un de l’autre.

Dans ses travaux sur la notion d’espace romanesque, Henri Mitterand a eu l’occasion de revenir sur la notion avancée par Bakhtine, et d’en affiner la définition [2]. D’une part, devant la plasticité des usages que le théoricien russe semble donner au concept, Mitterand propose de voir six échelles auxquelles le concept de chronotope peut s’appliquer, qu’il convient d’utiliser de façon méthodique et différenciée : l’univers culturel de référence, le genre, le sous-genre, l’œuvre, le motif thématique et le personnage. D’autre part, Mitterand en appelle à une « sémiotisation du chronotope [3] » contre un usage trop thématique du concept, ce qui nous incite à prendre les configurations romanesques qui nouent de façon singulière temps et espace, non comme des données descriptives, mais comme des expériences cognitives, qui configurent notre lecture et notre regard sensible.

Sans débattre de la pertinence de ces six échelles d’application du chronotope proposées par Mitterand, nous voudrions ici proposer une voie nouvelle d’application de ce concept, qui servira peut-être à éclairer sous un jour neuf son usage dans une approche critique et historienne des textes littéraires. Il s’agit d’essayer d’appliquer la notion de chronotope à certaines figurations du corps dans le roman. S’il fallait à tout prix rattacher cette proposition critique à l’une des branches distinguées par Mitterand, la considération du corps comme un dispositif chronotopique pourrait se rattacher à ce qu’il nomme « le chronotope du personnage », en ne considérant plus la façon dont le temps et l’espace s’articulent en présence du personnage et autour de lui, à la façon des Leitmotive wagnériens qui annoncent l’approche de Siegfried ou Brunehilde, mais comment la topographie corporelle du personnage organise une certaine voie d’accès au temps, dont la portée se fait sentir dans toute l’économie romanesque.

Avant d’entrer dans le détail de cette hypothèse et dans l’exemple à partir duquel nous entendons la construire, trois interrogations s’élèvent intuitivement, auxquelles cet article tentera de répondre.

(i) La « topographie corporelle » construite par un roman est-elle une réalité suffisante pour constituer l’instance spatiale du chronotope ? Comment l’écriture romanesque fait-elle du corps un lieu à part entière ?

(ii) Bakhtine propose des chronotopes paradigmatiques : la route est le lieu d’un présent étiré [4], le château d’un passé condensé [5], le seuil d’un temps resserré à l’instant [6], le salon d’un temps rythmé par la vie sociale [7], l’idylle un temps dilaté [8], etc. Si l’on considère le corps romanesque comme un chronotope, doit-il être rattaché à l’un de ces modèles, ou bien constitue-t-il un paradigme à lui seul ?

(iii) En quoi cette proposition théorique change-t-elle l’approche critique des figurations littéraires du corps ?

1. Lieu du corps, temps de l’histoire

Nous avons choisi, pour mener cette expérience théorique, de prendre pour objet d’analyse le corps de l’abbé de La Croix-Jugan, le héros de L’Ensorcelée de Barbey d’Aurevilly. Ce dernier est sans doute l’un des romanciers qui a le plus contribué à ce que, comme l’écrit encore Henri Mitterand, « entre 1850 et 1880, le personnage dev[ienne] un corps [9] », marquant un tournant dans l’imaginaire littéraire et ouvrant la voie à une « histoire post-romantique du corps [10] ».

Rappelons l’intrigue en quelques mots. Quelques années après les guerres de la chouannerie qui ont agité la Normandie jusqu’en 1799, l’abbé de La Croix-Jugan, un prêtre qui a combattu avec les royalistes, tenté de se suicider après leur défaite et été terriblement torturé par les soldats républicains, reparaît dans le village de Blanchelande, au milieu de la lande de Lessay dans le Cotentin, où il doit accomplir un parcours de pénitence avant d’être de nouveau autorisé à exercer son ministère. Mais son retour dans le village fait remonter à la surface toutes les plaies enfouies de la Révolution et ravive des haines silencieuses. Jeanne Le Hardouey, fille d’aristocrate mésalliée, est prise d’une passion dévorante pour ce moine-soldat mutilé, que la rumeur accuse d’avoir « ensorcelé » la jeune femme. Celle-ci mourra mystérieusement assassinée, peut-être par des pâtres errants ; son mari la vengera en tuant La Croix-Jugan lors de sa première messe après sa repentance. Mais, comme le raconte Louis Tainnebouy, un paysan normand, au narrateur pendant qu’ils traversent de nuit la lande de Lessay plusieurs années après, certains affirment avoir vu, à la nuit tombée, le fantôme décharné de l’abbé hanter l’église et y dire une messe qu’il ne parvient jamais à finir, comme pris au piège d’un châtiment éternel. Les bribes de récit nous parviennent grâce aux derniers témoins de cette histoire obscure et violente, à l’image des « guérillas nocturnes [11] » de la chouannerie dont elle porte l’héritage.

Le corps de l’abbé de La Croix-Jugan dans L’Ensorcelée est avant tout un objet de sidération à l’intérieur du roman. Peu de parties en sont décrites : la face (visage, crâne, tempes) et les mains suffisent à elles seules à construire une singularité fascinante qui retient l’attention des autres personnages en même temps que celle du lecteur. Le dispositif narratif employé par Barbey, dont le narrateur intradiégétique délègue à son tour la parole à un narrateur second, maître Louis Tainnebouy, accentue ce rapprochement entre l’effet produit sur le lecteur et l’effet produit au sein du roman par la présence physique du héros.

Ce visage n’est révélé « dans toute sa splendeur foudroyée [12] » qu’au chapitre VIII, couronnant par ce dévoilement subit une longue montée en puissance de la narration. Le lecteur, à travers les yeux de Jeanne le Hardouey et de la Clotte, découvre alors un spectacle effrayant, dont la description condense de nombreux motifs du roman :

L’espèce de chaperon qu’il portait tomba, et sa tête gorgonienne apparut avec ses larges tempes, que d’inexprimables douleurs avaient trépanées, et cette face où les balles rayonnantes de l’espingole avaient intaillé comme un soleil de balafres. Ses yeux, deux réchauds de pensées allumés et asphyxiants de lumière, éclairaient tout cela, comme la foudre éclaire un piton qu’elle a fracassé. Le sang faufilait, comme un ruban de flamme, ses paupières brûlées, semblables aux paupières à vif d’un lion qui a traversé l’incendie. C’était magnifique et c’était affreux [13] !

Le visage mutilé de La Croix-Jugan est pris dans une écriture qu’on peut qualifier de topographique, en ce qu’elle s’applique à parcourir cette chair trait par trait en la décrivant comme un relief. Les comparants mobilisés pour dépeindre l’horreur produite par cette apparition sont empruntés à l’univers géographique et naturel. Les zigzags des cicatrices forment « un soleil de balafre », construisant un jeu d’ombres (les intailles des cicatrices) et de lumière à partir du point central que sont les yeux. Leur effet sur l’ensemble est comparé à la manière dont « la foudre éclaire un piton qu’elle a fracassé ». L’image du ravin, du relief prolongé de la cicatrice, se dit à travers l’usage transitif du verbe faufiler, terme technique qui évoque une couture provisoire à grands points, renforcé par la comparaison avec « un ruban de flammes ». Le transpercement des paupières par les plaies rejoue en miniature la défiguration générale du visage, dans un jeu d’écho qui amplifie la topologie irrégulière du portrait.

Pourtant, l’apparition que nous venons de citer n’intervient pas n’importe où, mais dans un lieu déjà hautement connoté : la masure de Clotilde Mauduit, alias la Clotte, vieille femme infirme qui vit en marge du village de Blanchelande depuis la révolution, et à qui la société fait expier le commerce physique qu’elle entretenait sous l’Ancien Régime avec les aristocrates de ce pays. En s’y rendant, Jeanne Le Hardouey se retranche de la bonne société, incarnée par son mari, un acquéreur des biens du clergé qui s’est enrichi sous la révolution. Dans la mythologie contre-révolutionnaire entretenue par la narration aurevillienne, la fille d’aristocrate mésalliée retrouve quelque chose de son orgueil séculaire en venant visiter la Clotte, vestige vivant d’un monde englouti par la révolution, que Barbey nomme ailleurs « cette large ornière de sang qui a coupé en deux l’histoire de France, et dont les bords s’écartent chaque jour de plus en plus [14] ».

Le premier dévoilement du visage de La Croix-Jugan a donc lieu à l’entrée de la maison de la Clotte, alors que la nuit approche, chez un personnage qui incarne lui-même une marge (géographique, historique, sociale) dans l’intrigue : tout converge pour placer la scène sous le motif du seuil, dont Céline Bricault a étudié la puissance dans l’imaginaire romanesque de Barbey d’Aurevilly [15]. Or, le seuil est, on le sait, un des dispositifs dont Bakhtine fait un chronotope. L’articulation du temps et de l’espace sous le signe du seuil offre une configuration narrative propice à dire « la crise, [le] tournant d’une vie [16] ». La crise qui se prépare ici est celle de l’ensorcellement de l’héroïne sous l’effet de sa fascination pour La Croix-Jugan. Le dispositif décrit par Bakhtine est donc parfaitement opérant. Toutefois, au sein de cette scène, l’instant du dévoilement du visage de l’abbé, moment de pause narrative et de vertige scopique, peut-il être considéré comme un élément parmi d’autres au sein de ce chronotope du seuil ? La topographie qu’il dessine ne doit-elle pas nous inviter à considérer qu’il construit à lui seul un nouveau rapport au temps, qu’il charge le récit d’une autre « valeur émotionnelle [17] » ?

En effet, l’apparition du visage du personnage et des violences dont il porte la trace est difficilement réductible à un simple détail au sein du tableau que forme cette scène. Si détail il y a, c’est plutôt au sens où Daniel Arasse parle du « détail-comble » en peinture : « le détail-comble touche la limite de ce qu’autorise l’économie de la “machine” du tableau, son “tout-ensemble” [18] ». Le corps de l’abbé de La Croix-Jugan – ou plutôt son visage –, en même temps qu’il fait irruption dans le récit, semble aussi y faire entrer par effraction un lieu nouveau, caractérisé par un surcroît de violence, qui ne sera pas sans conséquences sur la suite de l’intrigue. Dès lors que « le détail disloque le tableau [19] », il devient nécessaire de penser le nouveau rapport dynamique qui s’installe entre temps et espace à même cette topologie corporelle.

Car la blessure de La Croix-Jugan, dans sa forme même, est porteuse d’une histoire. Sa complexité, son relief charnel est l’indice d’une violence qui s’y est gravée par strates successives. C’est la réapparition de ces différentes strates au contact du corps du personnage qui justifie l’hypothèse que le corps puisse être support d’un chronotope au sein du récit.

La première strate d’historicité dont le visage de La Croix-Jugan semble porteur est le temps long du christianisme, dont le narrateur aurevillien fantasme une continuité depuis les temps bibliques jusqu’à ce que la Révolution vienne rompre « la chaîne des temps [20] ». Le visage de l’abbé avant sa défiguration est caractérisé de façon hyperbolique : « cette figure autrefois si divinement belle qu’on la comparait à celle du martial Archange des batailles [21] ». La comparaison à Saint Michel, qu’on retrouvera dans la bouche de la Clotte [22], sert à conjoindre les motifs de la foi et de la guerre dans le corps de La Croix-Jugan. Les larmes qui coulent de ses yeux avant son suicide sont aussi comparées aux gouttes de rosée qui mouillent la toison de Gédéon [23]. Là encore, cette référence est immédiatement articulée à une évocation de l’Ancien Régime, puisque ces larmes interviennent au moment où le personnage contemple une dernière fois un sceau marqué des « trois fleurs de lys [24] » de la monarchie. Le motif des larmes se retrouve à la toute fin du roman, dans la description de la messe maudite que le spectre de La Croix-Jugan tente en vain d’achever, racontée par l’intermédiaire du forgeron Pierre Cloud : ce dernier décrit « une manière de sueur et de sang mêlée à ses larmes [25] », rappelant la sueur de sang du Christ au Mont des Oliviers [26], mais compare également ces larmes à du « plomb fondu [27] », associant la référence chrétienne – voire christique ici – à un motif guerrier. Cette continuité entre le temps chrétien et l’histoire longue de la guerre et de la monarchie se retrouve encore dans d’autres références, par exemple au chevalier Bayard [28] ou à la statue mutilée de Saint-Norbert [29].

Cette première strate ouvre donc, par le corps de l’ancien frère Ranulphe, une voie d’accès au temps historique de l’Ancien Régime et à son origine pseudo-biblique. À celle-ci s’ajoute l’irruption de la violence révolutionnaire à travers les guerres de la chouannerie, mais dédoublée d’une façon qui rend la blessure à la fois signifiante et complexe. Tout d’abord, la guerre fratricide qui a opposé, à partir de 1793, des catholiques royalistes de Vendée, de Bretagne et de Basse-Normandie aux troupes républicaines est condensée dans le geste de désespoir qui conduit La Croix-Jugan à se donner la mort au soir de la défaite de la Fosse (5 novembre 1799), épisode de l’expédition malheureuse de Louis de Frotté lors de la seconde insurrection chouanne. Les « cinq ou six balles » dont était chargée son espingole ont « rayonné en sens divers [30] » sur son visage, remplaçant le suicide par une défiguration à vie. C’est à cette première violence qu’est due la structure en étoile des cicatrices, qui formeront « le soleil de balafres » qu’on a déjà mentionné : « les horribles blessures de cette tête aux os cassés et aux chairs pendantes […] se croisaient dans le visage du suicidé comme d’inextricables sillons [31] ». Les lambeaux de chair qui ravinent le corps du héros sont donc le résultat direct d’un geste de violence auto-infligée, au soir des luttes les plus fratricides que la Révolution ait engendré.

Mais ce premier geste – qui constitue déjà un péché grave pour le catholicisme, a fortiori pour un prêtre – est redoublé par une violence plus cruelle, commise gratuitement par les « Bleus » sur le corps de La Croix-Jugan dix jours plus tard dans la maison de la vieille femme qui l’a trouvé et le soigne. L’horreur franchit ici un nouveau cap. Après avoir arraché les bandages, ramenant « à leurs tronçons brisés des morceaux de chair vive enlevés aux blessures qui commençaient à se fermer [32] » et provoquant de la part de la victime « un rugissement rauque qui n’avait plus rien de l’homme [33] », les Bleus, dans un surcroît de cruauté, décident de « saler [34] » la plaie en y jetant des charbons ardents : « Le feu s’éteignit dans le sang, la braise rouge disparut dans ces plaies comme si on l’eût jetée dans un crible [35]. » Seuls ses yeux, protégés par « l’enflure du visage [36] », sont épargnés. Le résultat de cette torture est donc la blessure stratifiée de La Croix-Jugan, qui présente des cicatrices en forme de plis, une brûlure seconde étant venue interrompre une cicatrisation première, figeant les chairs dans l’horreur de ce désordre.

Alors qu’on aurait pu s’en tenir à un diptyque formé par l’histoire longue et mythique du catholicisme et de l’Ancien Régime d’une part, et par la violence révolutionnaire de l’autre, cette scène de torture nous initie à une nouvelle temporalité historique : celle de l’histoire des violences commises en marge des guerres. Dans une note de bas de page présente dès le feuilleton puis dans l’édition en volume [37], Barbey revendique la véridicité de cet épisode (ce que rien ne prouve [38]) et le rattache à une série d’événements qui vont de l’histoire médiévale à l’actualité politique la plus récente : les répressions qui ont suivi le coup d’État du 2 décembre 1851. Seulement deux mois après ces événements, les lecteurs de L’Assemblée nationale purent donc lire, au bas du feuilleton et à la suite de la scène d’horreur citée plus haut :

[…] ce n’est pas le seul épisode des guerres de la Chouannerie qui rappelle, par son atrocité, les effroyables excès des Écorcheurs, la guerre des Paysans en 1525, etc., etc. […] Les derniers événements (décembre 1851) nous ont appris qu’en fait d’horreurs passées l’homme est toujours prêt à recommencer demain [39].

Les « effroyables excès » que Barbey évoque et met en série se présentent à la fois comme une conséquence paroxystique et un dommage collatéral de la violence des évolutions politiques ou religieuses. Les bandes des Écorcheurs, issues des armées de Charles VII au moment de sa reconquête du royaume de France, sont le fruit du désordre géopolitique de la France du XVe siècle. La guerre des Paysans allemands, elle, est une série de révoltes qui agitent des seigneuries du Saint-Empire, dans un contexte où l’ancienne féodalité est malmenée par l’instabilité économique et l’émergence de la Réforme. La dimension ouverte de l’énumération (« etc., etc. ») laisse libre cours au savoir et à l’imaginaire historiques du lecteur pour continuer la série, jusqu’au présent de l’écriture, dans un texte publié pour la première fois deux mois après le Deux-Décembre.

2. Topographie corporelle et géographie romanesque

Le corps de l’abbé de La Croix-Jugan n’est pas seulement un hapax au sein du roman, qui en déchire les bords en même temps qu’il y précipite la crise. Sa topologie se présente aussi comme le lieu de cristallisation d’un grand nombre d’autres motifs qui incarnent les strates temporelles du roman dans d’autres espaces chargés de signification. Le corps du personnage devient le lieu de condensation d’autres chronotopes romanesques, qui se donnent rétrospectivement à lire comme des diffractions de celui-là. C’est notamment le cas de la lande de Lessay, lieu du récit cadre que Tainnebouy fait au narrateur pendant sa traversée nocturne et lieu de l’intrigue narrée elle-même, puisque Blanchelande se situe à ses confins.

Dès le début du roman, la description de la lande présente des particularités géographiques qui résonneront ensuite avec le visage de l’abbé.

Quand on avait tourné le dos au Taureau rouge et dépassé l’espèce de plateau où venait expirer le chemin et où commençait la lande de Lessay, on trouvait devant soi plusieurs sentiers parallèles qui zébraient la lande et se séparaient les uns des autres à mesure qu’on avançait en plaine, car ils aboutissaient tous, dans des directions différentes, à des points extrêmement éloignés. Visibles d’abord sur le sol et sur la limite du landage, ils s’effaçaient à mesure qu’on plongeait dans l’étendue, et on n’avait pas beaucoup marché qu’on n’en voyait plus aucune trace, même le jour. Tout était lande. Le sentier avait disparu [40].

Cette lande transpercée de chemins qui s’étoilent et se perdent dans l’inconnu présente quelques similitudes avec la face mutilée de La Croix-Jugan. Chacune à sa façon constitue un « masque de catastrophe et de bifurcations [41] », pour reprendre les mots de Michel Serres. Ce dernier et la critique aurevillienne à sa suite [42] ont remarqué la complicité entre les zébrures de la lande, qui initient le lecteur à l’effritement du sens dans le lieu romanesque, et le visage du protagoniste. Si la lande semble fournir à soi seule un chronotope à l’intrigue, on comprend en fait que c’est le corps même de La Croix-Jugan qui ordonne cette disposition topographique, puisque c’est ce dernier qui justifie la rencontre en un même lieu des déchirures successives qu’ont produites la guerre, le suicide et la vengeance des soldats républicains, et qui offre ensuite ce terrain fertile à l’imagination romanesque. La topographie singulière de la lande prend rétrospectivement sens dans le « soleil de balafres [43] » du visage du prêtre, en devenant un écho au feuilletage de violences qui a marqué ce corps.

On observe un phénomène similaire dans la description du portail de l’église de Blanchelande.

Le grand portail de l’église actuelle de Blanchelande est l’ancien portail de l’abbaye, qui a été dévastée pendant la Révolution, et on voit encore dans ses panneaux de bois de chêne les trous qu’y ont laissés les balles des Bleus [44].

Ce portail fonctionne lui-même comme un seuil, car c’est à travers ses « trous » que les habitants de Blanchelande peuvent voir La Croix-Jugan, pourtant mort, célébrer infiniment une messe qu’il ne parvient pas à conclure. La profanation subie par la porte de l’église forme une blessure « simple », produite par les balles des Bleus, là où le visage de La Croix-Jugan, lui, est une blessure complexe, qui cumule l’impact des balles (auto-infligé) et la torture des plaies par les Bleus. La blessure du portail devient donc aussi une porte d’entrée figurée dans l’histoire de la blessure de La Croix-Jugan, qui vient rendre cette violence plus complexe en l’ouvrant à deux battants.

Le chronotope formé par le corps de La Croix-Jugan devient donc le point central d’un réseau d’autres espaces romanesques, qui atteignent leur potentialité signifiante et temporelle maximale lorsqu’ils se trouvent mis en regard de la face mutilée du protagoniste. On voit ainsi apparaître tout un réseau de structures temps-espace autour de la structure formée par le corps de La Croix-Jugan. Ces structures en forment autant de satellites, des formes simplifiées, incomplètes, non-autonomes, et trouvent finalement leur signification pleine au sein du chronotope organisé par le corps du personnage.

3. Perspectives critiques

Cette tentative d’application de la notion de chronotope à un nouvel objet – le corps romanesque – est inédite. Ce fait devrait étonner, au vu de l’usage polymorphe qui a été fait du chronotope depuis son apparition dans la boîte à outils de la critique, mais aussi au vu des termes mêmes dans lesquels Bakhtine l’avait d’abord introduit. Ce dernier déclare en effet que, « dans le chronotope, les événements du roman prennent corps, se revêtent de chair, s’emplissent de sang [45] ». Corps, chair, sang : ces métaphores par lesquelles le critique russe disait la dynamique introduite par le dispositif chronotopique dans le roman n’avaient à notre connaissance jamais été prises littéralement. Pourtant, toute image métaphorique a une épaisseur sensible propre, et les mots de Bakhtine n’ont pas été choisis au hasard. En les employant, ce dernier entendait analyser la façon dont le roman incarne effectivement l’intrigue qu’il déploie, la manière dont il parvient à la faire entrer, corps et âme, dans l’imaginaire spatial, sensible, historique des lecteurs. Dans le chronotope, écrit-il, « le temps acquiert un caractère sensuellement concret [46] » : comment ne pas alors oser l’hypothèse que les corps romanesques, lieux « sensuellement concrets » par excellence, pourraient à leur tour devenir parfois des supports de chronotope ?

Revenons alors aux trois questions que nous posions au début de cette étude.

La première interrogation portait sur la possibilité de faire du corps un véritable espace, à même de porter le dispositif temps-espace décrit par Bakhtine. La façon dont l’écriture de Barbey d’Aurevilly construit le corps de la Croix-Jugan à l’image d’une géographie foudroyée, en détaillant par divers procédés d’écriture son relief, ses contrastes, ses jeux d’ombre et de lumière et sa chronologie interne, démontre que le corps romanesque peut être porteur d’un chronotope, à condition qu’on revienne au sens premier de ce que topos veut dire. En effet, la traduction courante par « temps-espace » du concept bakhtinien nous détourne du sens véritable du topos, qui se distingue en grec du choros comme le lieu se distingue de l’espace. Le corps, comme toute surface que l’écriture peut prendre pour objet, peut être investi par l’écriture romanesque comme un lieu, qui organise à son tour une certaine perception du temps. Il n’est pas nécessaire que cette instance soit a priori un espace en trois dimensions, ou pour citer Michel Serres : « Non pas le récit objectif d’une première occupation d’un sol vierge, mais la constitution du discours par lequel cette occupation a lieu [47]. » En ce sens, « discours et parcours sont homéomorphes [48] », pris dans une dynamique d’entrelacement à laquelle, lorsqu’on voit émerger un chronotope, il faut ajouter la dimension temporelle.

La deuxième question portait sur la nature du chronotope corporel et sur son rapport d’égalité ou de dépendance vis-à-vis des autres paradigmes du chronotope dégagés par Bakhtine (route, château, salon, etc.). Nous avons montré que le corps du personnage se distinguait d’un chronotope puissant à l’œuvre dans L’Ensorcelée, celui du seuil. À ce titre, le corps de La Croix-Jugan engage un chronotope propre, que nous nommons, faute d’un terme plus spécifique, corporel. Mais il serait aventureux de prétendre que le type d’articulation du lieu et du temps que ce corps singulier configure, marqué notamment par l’obsession de la guerre civile chouanne dans le cas de Barbey, suffise à en faire un paradigme pour d’autres figurations du corps. Notre étude étant concentrée sur un unique exemple, il nous semble que cette question doit rester ouverte, afin d’être mise à l’épreuve d’autres configurations romanesques qui permettront, peut-être, d’esquisser une typologie.

Avant de répondre à la dernière question, la plus importante sur le plan théorique, un dernier retour au texte s’impose. On a repéré une double dynamique temporelle au contact du lieu corporel. D’une part, la cicatrice de La Croix-Jugan donne accès des strates de temps multiples : temps biblique, temps long de la monarchie, temporalité catastrophique de la révolution, histoire de la cruauté et des marges de la guerre, actualité politique du coup d’État. D’autre part, cette cicatrice elle-même est le fruit d’une histoire et demande, pour être parcourue (spatialement), à être comprise dans une chronologie sensible de la douleur. Lorsque le narrateur évoque ces « traits tatoués par le plomb, le feu et la cendre », faisant sonner la formule par l’allitération (traits tatoués) et le rythme ternaire (plomb/feu/cendre), il indique aussi une stratification temporelle : le plomb de l’espingole, les braises jetées sur le corps, et la cendre qui a fini par « poudr[er] ses plaies [49] ».

L’intrication du temps (chronos) et du lieu (topos) que régit le corps romanesque de La Croix-Jugan compris comme chronotope est donc double. Ces deux usages relèvent de deux archétypes fictionnels distincts dont le corps du personnage forme le point d’intersection.

Il y a premièrement la cicatrice d’Ulysse dans L’Odyssée, à laquelle Erich Auerbach consacre des pages importantes de Mimesis, dans un passage que commente à son tour Terence Cave dans son ouvrage Recognitions. La servante d’Ulysse le reconnaît grâce à la cicatrice qu’il a à la jambe, provoquant au sein de l’épopée une brèche par laquelle l’histoire s’engouffre. Une longue analepse narre la blessure à l’origine de cette cicatrice, causée par un sanglier lors d’une chasse. Mais Terence Cave souligne qu’il n’en va pas d’une simple reconnaissance, mais d’une attribution d’identité plus profonde, qui se joue dans le jeu entre l’indice corporel et le matériau historique remémoré :

The scar, then, is more than a sign by which Odysseus is recognized. It composes his identity by calling up retrospectively a fragment of narrative, since only narrative can compose identity as continuity once a severance has occurred, and the scar here may well look like a sign of the wound, the hiatus, the severance constituted by Odysseus’ wanderings [50].

(La cicatrice est alors plus qu’un signe par lequel on reconnaît Ulysse. Elle compose son identité en convoquant rétrospectivement un fragment de récit, puisque seul le récit peut composer l’identité en tant que continuité une fois qu’une coupure a eu lieu. La cicatrice ici pourrait bien ressembler à un signe de la blessure, du hiatus, de la coupure causée par les errances d’Ulysse.)

La cicatrice n’indique pas Ulysse, elle le dit ; elle dit son être profond en signant corporellement la blessure qu’il porte en lui. Cet exemple vérifie la réflexion entamée par Lessing, qui voit dans l’écriture un privilège dans l’accès au temps par rapport aux arts de l’espace, puisque le poète (Homère en particulier) « nous montre [un] objet dans une succession d’instants où il paraît chaque fois différent [51] », ouvrant ainsi l’objet matériel à l’histoire. Comme la cicatrice d’Ulysse, le visage de La Croix-Jugan fait parler des strates temporelles plus ou moins lointaines et silencieuses. Il fournit, dans l’espace du texte, le lieu de leur manifestation.

Le second usage du chronotope corporel dans L’Ensorcelée se rattache à un second exemple littéraire paradigmatique, tiré cette fois de La Jérusalem délivrée du Tasse, que Barbey, comme toute la génération romantique, connaît bien. Après avoir involontairement tué Clorinde qui portait une armure de chevalier, Tancrède frappe de dépit un arbre avec son épée. Le sang jaillit du lieu où son épée a porté, et la voix de Clorinde en sort à son tour pour apprendre à Tancrède qu’il l’a meurtrie une seconde fois. Freud fera de cet épisode fictionnel un exemple de la névrose de répétition qu’il théorise en analysant les traumatismes de guerre dans Au-delà du principe de plaisir [52]. Au début de son ouvrage Unclaimed Experience, Cathy Caruth revient sur ce passage, mais préfère concentrer son analyse sur le rapport intime qui unit la blessure et la voix féminine :

[…] what seems to me particularly striking in the example of Tasso is not just the unconscious act of the infliction of the injury and its inadvertent and unwished-for repetition, but the moving and sorrowful voice that cries out, a voice that is paradoxically released through the wound [53].

([…] ce qui me semble particulièrement frappant dans l’exemple du Tasse, ce n’est pas seulement l’acte inconscient d’infliger la blessure et sa répétition involontaire et non désirée, mais la voix émouvante et douloureuse qui crie, une voix qui est paradoxalement libérée par la blessure.)

La blessure est donc le lieu narratif de l’énonciation, le lieu donné à la voix pour dire sa propre blessure. Elle constitue le lieu matériel où le résultat historique se donne à voir, mais également le lieu dynamique où le processus historique (la chronologie de la mutilation) se donne à lire. Elle est à la fois cicatrice et blessure, à la fois trace et béance.

Par ces deux voies d’accès à une dynamique temporelle, l’usage du chronotope romanesque nous permet finalement de répondre à la dernière des trois questions que nous soulevions initialement : en quoi cette hypothèse change-t-elle notre regard sur la représentation du corps dans le roman ? La réponse vient de ce que ce détour par l’hypothèse d’un chronotope corporel nous montre que la présence du corps dans le roman ne se limite pas à une « représentation ». Elle nous incite à sortir la figuration corporelle du seul domaine de la description pour prendre en compte sa puissance narrative, mesurable aussi bien à ses conséquences sur la diégèse (l’ensorcellement puis la mort de Jeanne Le Hardouey, la mort de la Clotte, la disparition de Thomas Le Hardouey) qu’aux forces historiques qu’elle y fait surgir (la mémoire du moment révolutionnaire, les strates enfouies de l’histoire monarchique et catholique, les marges violentes de l’histoire politique). On pourrait ainsi appliquer au corps romanesque le jugement formulé par Henri Mitterand, qui concluait à propos de l’espace romanesque :

Quand l’espace romanesque devient une forme qui gouverne par sa structure propre, et par les relations qu’elle engendre, le fonctionnement diégétique et symbolique du récit, il ne peut pas rester l’objet d’une théorie de la description, tandis que le personnage, l’action et la temporalité relèveraient seuls d’une théorie du récit. Le roman, depuis Balzac surtout, narrativise l’espace, au sens précis du terme : il en fait une composante essentielle de la machine narrative [54].

Le détour par la compréhension du corps comme chronotope permet à son tour de comprendre le corps comme « une composante essentielle de la machine narrative », et non plus un détail de la description, plus ou moins marquant. Nous rejoignons en cela une intuition qui se trouve déjà sous la plume de Bakhtine, lorsque ce dernier parle de « la signification figurative des chronotopes [55] ». Si chronos et topos sont indissociables dans le roman, c’est parce que la dynamique qu’ils entretiennent est à double sens : le lieu spatialise le temps, certes, mais le temps dynamise le lieu en retour. Il le narrativise.

Penser le corps, lorsque l’écriture le rend saillant, comme un chronotope, permet de dédoubler la compréhension qu’on a de l’entrelacement du matériau corporel et de la réalité historique : il n’y a pas seulement mise en corps du temps, inscription (explicite ou cryptée) d’un ailleurs temporel hors du texte, mais indissociablement aussi mise en histoire du corps, historicisation et narrativisation de la topographie corporelle. Le « temps » n’est plus alors à comprendre comme un ailleurs, hors du texte, mais comme l’horizon signifiant de la figure corporelle : le résultat d’une opération figurative qui passe par la mise en relief d’un corps – ou d’une partie d’un corps – dans un récit.

Notes

[1] Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, trad. Daria Olivier, Paris, Gallimard, « Tel », 1978, p. 236.

[2] Henri Mitterand, « Chronotopies romanesques : Germinal », Poétique, n° 81, 1990/1, p. 89-103.

[3] Ibid., p. 102.

[4] Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, op. cit., p. 384.

[5] Ibid., p. 387.

[6] Ibid., p. 389.

[7] Ibid., p. 387.

[8] Ibid., p. 390.

[9] Henri Mitterand, « L’espace du corps dans le roman réaliste », dans Au bonheur des mots : mélanges en l’honneur de Gérald Antoine, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 1984, p. 342.

[10] Ibid., p. 343.

[11] L’expression figure dans l’avant-propos du premier feuilleton de L’Ensorcelée dans L’Assemblée nationale, le 7 janvier 1852.

[12] Jules Barbey d’Aurevilly, L’Ensorcelée, Œuvres romanesques complètes, t. I, éd. Jacques Petit, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1964, p. 727.

[13] Ibid., p. 645.

[14] Barbey d’Aurevilly, Un Prêtre marié, Œuvres romanesques complètes, t. I, op. cit., p. 971-972.

[15] Céline Bricault, La Poétique du seuil dans l’œuvre romanesque de Jules Barbey d’Aurevilly, Paris, Honoré Champion, 2010.

[16] Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, op. cit., p. 389.

[17] Ibid., p. 384.

[18] Daniel Arasse, Le Détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture, Paris, Flammarion, 1992, p. 145.

[19] Ibid., p. 149.

[20] Nous reprenons l’expression à la Charte constitutionnelle du 4 juin 1814, qui instaure ce credo légitimiste vis-à-vis de la Révolution : « En cherchant ainsi à renouer la chaîne des temps, que de funestes écarts avaient interrompue, nous avons effacé de notre souvenir, comme nous voudrions qu’on pût les effacer de l’histoire, tous les maux qui ont affligé la patrie durant notre absence. »

[21] Barbey d’Aurevilly, L’Ensorcelée, op. cit., p. 727.

[22] Ibid., p. 639 : « Jéhoël de la Croix-Jugan n’a plus son beau visage de saint Michel qui tue le dragon ! »

[23] Ibid., p. 589. L’histoire de Gédéon est tirée du Livre des Juges, 6, 36-40.

[24] Ibid.

[25] Ibid., p. 740.

[26] Évangile selon saint Luc, 22, 43-44.

[27] Barbey d’Aurevilly, L’Ensorcelée, op. cit., p. 740.

[28] Ibid.

[29] Ibid., p. 644.

[30] Ibid., p. 590.

[31] Ibid., p. 590.

[32] Ibid., p. 597.

[33] Ibid.

[34] Ibid.

[35] Ibid.

[36] Ibid.

[37] Voir le feuilleton de L’Assemblée nationale du 9 janvier 1852.

[38] Voir la note de Jacques Petit dans Barbey d’Aurevilly, Œuvres romanesques complètes, t. I, op. cit., p. 1972.

[39] Barbey d’Aurevilly, L’Ensorcelée, op. cit., p. 598.

[40] Ibid., p. 565. Nous soulignons.

[41] Michel Serres, « Foule, foire, lande », La Distribution, Paris, Éditions de Minuit, 1978, p. 246.

[42] Jeannine Jallat, « La lande et le lavoir. Figures du lieu dans L’Ensorcelée », dans Philippe Berthier, Michel Crouzet, Norbert Dodille (dir.), Barbey d’Aurevilly. « L’Ensorcelée » et « Les Diaboliques » : la chose sans nom, Paris, SEDES, 1988, p. 43-48.

[43] Barbey d’Aurevilly, L’Ensorcelée, op. cit., p. 645.

[44] Ibid., p. 582.

[45] Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, op. cit., p. 391.

[46] Ibid.

[47] Michel Serres, La Distribution, op. cit., p. 241.

[48] Ibid., p. 248.

[49] Barbey d’Aurevilly, L’Ensorcelée, op. cit., p. 598.

[50] Terence Cave, Recognitions, Oxford, Oxford University Press, 1988, p. 23. Nous traduisons.

[51] Lessing, Du Laocoon, ou des frontières de la peinture et de la poésie [1766], cité dans Philippe Hamon, La Description littéraire. De l’Antiquité à Roland Barthes : une anthologie, Paris, Macula, 1991, p. 217.

[52] Sigmund Freud, Au-delà du principe de plaisir [1920], Paris, PUF, 2013.

[53] Cathy Caruth, Unclaimed Experience: Trauma, Narrative, and History, Baltimore/Londres, Johns Hopkins University Press, 1996, p. 2. Nous traduisons.

[54] Henri Mitterand, Le Discours du roman, Paris, PUF, 1980, p. 211-212.

[55] Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, op. cit., p. 391.

Auteur

Ancien élève de l’École normale supérieure et agrégé de Lettres modernes, Mathieu Roger-Lacan est doctorant en littérature sous la direction de Paule Petitier (Université de Paris Cité) et de Judith Lyon-Caen (EHESS). Sa thèse porte sur le sujet suivant : « La chair littéraire du politique. Violence historique et écriture du corps dans le roman et la poésie (1850-1880) ». Il a co-dirigé avec Véronique Samson le dossier 1848 et la littérature publié sur Fabula, et avec Éléonore Reverzy la journée Tableaux de siège en février 2021, publiée sur le site de la SERD. En 2022, il a participé au volume L’Excrémentiel au XIXe siècle (Du Lérot) et est l’auteur de deux articles à paraître dans les Cahiers naturalistes.

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Le temps d’une page, la chair du temps, le corps de l’Histoire. Une Page d’amour de Zola


Dans Une Page d’amour de Zola, le temps de la passion mais surtout le temps de la maladie fait dérailler la cadence homogène du quotidien qui rythme les jours et les nuits d’Hélène Grandjean et de sa fille Jeanne. En effet, c’est davantage la maladie d’amour de l’enfant pour sa mère que le temps des horloges qui scande le déroulement du récit. Cet article veut saisir comment la maladie oriente le récit et détermine son avancée. Dit autrement comment la temporalité narrative est nouée intrinsèquement à une chronologie affective et corporelle.

In Une Page d’amour, the time of passion, but especially the time of illness, will derail the homogeneous cadence of the daily routine that punctuates the days and nights of Hélène Grandjean and her daughter Jeanne. Indeed, it is more the illness of the child’s love for her mother than the time of the clocks that marks the unfolding of the story. This article wants to understand how the illness orients the narrative and determines its progress. In other words, how narrative temporality is intrinsically linked to an affective and bodily chronology.


Texte intégral

« Le Temps qui d’habitude n’est pas visible, pour le devenir cherche des corps, et partout où il les rencontre, s’en empare pour montrer sur eux sa lanterne magique… »
Proust, Le Temps retrouvé [1]

Dans sa lettre-préface publiée en 1884 lors de la parution de l’édition illustrée par Édouard Dantan d’Une page d’amour [2], Émile Zola répond à la critique au sujet des descriptions de Paris qui clôturent la fin des cinq parties du roman en ces termes :

Des […] éplucheurs de détails, après avoir gratté l’œuvre dans tous les sens, ont découvert que j’avais commis l’impardonnable anachronisme de mettre à l’horizon de la grande ville les toitures du nouvel Opéra et la coupole Saint-Augustin, dès les premières années du second Empire, époque à laquelle ces monuments n’étaient point bâtis. J’avoue la faute, je livre ma tête. Lorsque, en avril 1877, je montai sur les hauteurs de Passy pour prendre mes notes, à un moment où les échafaudages du futur palais du Trocadéro me gênaient déjà beaucoup, je fus très ennuyé de ne trouver, au nord, aucun repère qui pût m’aider à fixer mes descriptions. Seuls, le nouvel Opéra et Saint-Augustin émergeaient au-dessus de la mer confuse des cheminées. Je luttai d’abord pour l’amour des dates. Mais ces masses étaient trop tentantes, allumées sur le ciel, me facilitant la besogne en personnifiant de leurs hautes découpures tout un coin de Paris, vide d’autres édifices ; et j’ai succombé, et mon œuvre ne vaut certainement rien, si les lecteurs ne peuvent se résoudre à accepter cette erreur volontaire de quelques années dans les âges des deux monuments.

Ces lignes montrent bien que le romancier a préféré l’équilibre esthétique à l’histoire, peut-être parce que dans ce roman plus que dans d’autres (La Curée, Son Excellence Eugène Rougon, Le Ventre de Paris, Au Bonheur des dames, Nana, L’Argent), le « faire vrai » se situe moins à l’extérieur qu’à l’intérieur. Succombant au désir du plein (« ces masses étaient trop tentantes, […] en personnifiant de leurs hautes découpures tout un coin de Paris, vide d’autres édifices »), l’ajout de l’Opéra et de l’église Saint-Augustin offre aux regards des protagonistes un horizon stable et rassurant. Paris dans Une page d’amour est systématiquement vu à partir de l’état affectif d’Hélène et de sa fille Jeanne, et dans un roman sur la passion, la couleur des sentiments l’emporte sur la véracité des faits. Ces deux monuments possèdent donc dans la narration un statut de mirages historiques qui redisent que le réel, mais aussi le temps, restent des concepts hautement fictionnels. Car seule de la mort nous sommes certains [3], et le temps, du moins ce que l’on en connaît, c’est toujours du temps avant la mort. Cette certitude est celle qui domine dans Une page d’amour où les deuils sont les portes d’entrée et de sortie d’un récit qui a pour vocation de « disséqu[er] la passion [4] » et que nous résumons rapidement.

L’histoire débute une nuit, alors que l’état de la petite Jeanne se détériore. Paniquée, sa mère Hélène, veuve depuis quelques mois, fait appel à un médecin, Henri Deberle. C’est le début d’une passion entravée par la maladie et la jalousie de l’enfant qui meurt en partie de n’être pas aimée de manière exclusive par sa mère. Cette mort met fin à la relation entre les amants. Quelques mois après les funérailles, Hélène jusque-là réticente accepte d’épouser par dépit un ami de la famille, Roubaud. Le couple quitte Passy pour retourner dans le sud de la France d’où elle est originaire. Le récit se clôt sur la tombe de l’enfant sur laquelle Hélène est venue se recueillir lors d’un passage à Paris.

Ce récit tout en demi-teintes où la passion avance comme une lame de fond [5], tient sa grande force dramatique du fait que l’amour des amants a maille à partir avec les sentiments tyranniques d’une enfant pour sa mère, ce qui a pour effet de faire exploser les règles habituelles des drames passionnels. Cet écheveau sentimental où les affects de Jeanne prennent une place considérable donne une tonalité particulière à ce qui aurait pu être un énième roman d’adultère, mais qui, en « figur[ant] de façon inédite le personnage traditionnel du jaloux : un enfant, une petite fille [6] », comme le souligne Henri Mitterand, est bien plus. Avec Une page d’amour, Zola revisite les attendus du drame adultérin, ici point d’épouses éconduites ou de maris trompés tonitruants. Avec Jeanne et ses manipulations d’enfant malade, le roman ne tombe jamais dans l’outrance et les chahuts grotesques. Au contraire, à cause de la double injonction qui domine – tour à tour l’enfant exige et refuse d’être soignée par le docteur Deberle –, c’est la mise en place d’un imbroglio affectif dont personne ne sort vainqueur, qui prévaut. Sur ce point, dans le dossier préparatoire, Zola insiste sur le rôle de « trait d’union [7] » de la très jeune fille. En effet, plus que de leur passion, les amants deviennent les marionnettes de Jeanne qui, bien que souffrant réellement, ne peut s’empêcher de les manipuler dans un jeu d’éloignements et de rapprochements. D’ailleurs une des grandes forces de ce récit provient de cet équilibre maintenu dans la dramatisation de la douleur, qui laisse le lecteur lui-même indécis devant le mouvement de balancier continu entre une plainte exagérée et vindicative de Jeanne et la maladie qui la ronge. La modernité du récit se loge dans le tissage complexe des sentiments de ces trois personnages attachés les uns aux autres.

Que Zola dans sa lettre-préface demande au lecteur d’accepter les anachronismes architecturaux et par là de passer avec lui un contrat de non-conformité historique (« mon œuvre ne vaut certainement rien, si les lecteurs ne peuvent se résoudre à accepter cette erreur volontaire de quelques années dans les âges des deux monuments »), révèle que la temporalité qui prévaut dans ce récit se loge ailleurs que dans ce genre d’exactitudes et que la question du second Empire semble à première vue (mais à première vue seulement) périphérique. Quelques indications comme la guerre de Crimée qui débute en 1853 ou le rappel cursif de certains faits et événements culturels (ainsi l’Exposition universelle de 1855) servent de marqueurs historiques, mais dans l’ensemble, le temps naturel (celui des saisons, du jour et de la nuit), le temps religieux (le mois de Marie) et celui d’un quotidien fortement ritualisé prévalent et scandent la vie des personnages. Il en est ainsi de chaque mardi :

Hélène avait à dîner M. Rambaud et l’abbé Jouve. C’étaient eux qui, dans les premiers temps de son veuvage, avaient forcé sa porte et mis leurs couverts, avec un sans-gêne amical, pour la tirer au moins une fois par semaine de la solitude où elle vivait. Puis, ces dîners du mardi étaient devenus une véritable institution. Les convives s’y retrouvaient, comme à un devoir, juste à sept heures sonnant, avec la même joie tranquille [8]

Aux mardis soir d’Hélène Grandjean répondent les mercredis soir de Juliette Deberle, la femme du docteur : 

Il y avait là une douzaine de personnes, le nombre à peu près réglementaire que les Deberle invitaient chaque mercredi, à partir de décembre. Le soir, vers dix heures, il venait beaucoup de monde. (p. 229)

La vie s’écoule doucement, entre les nombreux après-midis dans le jardin des Deberle où Hélène et Juliette sympathisent sans que la première ne soit gênée que la seconde soit la femme de l’homme qu’elle aime en secret et où sa fille joue amicalement avec le fils d’Henri. À l’opposé de ces moments conviviaux et mondains, correspondent les longs après-midis dans la chambre fermée de la petite malade durant lesquels Hélène et Henri chuchotent de peur de réveiller Jeanne qu’ils encadrent de leurs soins attentifs. Ainsi va le temps, pourrait-on dire, entre les rencontres qu’occasionne la vie en société (mondanités, cérémonies religieuses, etc.) et la vie privée (repas, soins domestiques, soins de l’enfant). Bien que le temps objectif soit rarement indiqué, les allers-retours réguliers d’Hélène entre chez elle et les Deberle miment fortement ceux du balancier de l’horloge. Une page d’amour se déroule donc dans un temps de proximité, la temporalité s’inscrivant essentiellement dans la ritualité du quotidien, l’existence s’exprimant dans la répétition des gestes, des habitus et le retour des saisons. Le temps avance imperceptiblement, soutenu cependant par la passion interdite d’Hélène et Henri. Car cette « passion » inattendue a fait coupure dans la « monotonie de la vie » (p. 193) de la jeune veuve, elle l’a sortie de son enfermement – Zola parle de « la vie enfermée d’Hélène » – et a inauguré pour elle et sa fille une nouvelle manière de vivre et donc une autre façon de « passer le temps », l’un étant synonyme de l’autre.

Le déraillement de cette cadence homogène d’un quotidien fortement circonscrit et contrôlé, viendra d’un point insoupçonné. Si, comme le souligne Jean-François Bordron, le temps des passions est une des représentations les plus manifestes du temps avec le temps des horloges [9], la passion, non pas celle d’Hélène et Henri, mais celle de Jeanne pour sa mère, et dont la maladie devient le symptôme, va imposer une cadence singulière aux amours des amants et au rythme du récit. En effet, un rapide coup d’œil dans les dossiers préparatoires montre que la maladie de Jeanne détermine l’orientation du récit et son avancée.

À cet égard, alors que Zola le qualifie d’« un peu popote, un peu jeanjean [10] », et que ce roman semble à première vue assez éloigné de ceux qui le précèdent, la place déterminante donnée au corps souffrant l’installe de plain-pied dans Les Rougon-Macquart. J’irais plus loin en disant qu’il est peut-être même un de ceux dont le corps du personnage, en l’occurrence celui de Jeanne, détermine le plus la trame narrative et ce, à plusieurs niveaux. Tout d’abord, on s’aperçoit que la santé maladive de l’enfant donne à Zola l’idée de faire de l’amant d’Hélène un médecin :

Il faudrait donner un devoir à Agathe [premier nom d’Hélène dans le dossier] : son enfant – Une petite fille souffrante, chétive, avec de beaux yeux. […] Si je faisais de l’amant un médecin ? Le médecin qui soigne la petite, j’aurai[s] de très beaux effets, la jalousie de l’enfant, l’amour toujours combattu par la maladie et par l’amour maternel. Enfin, j’aurai[s] l’agonie de la petite fille, grande scène avec le médecin et la mère. Puis un déchirement, et la passion finie [11].

La maladie va donc ponctuer le roman, en déterminer le déploiement et en programmer la fin comme ces lignes le montrent. Celle-ci ne se limite donc pas, comme c’est souvent le cas, à être le résultat d’un fatum quelconque : c’est un acteur complet dont les variations et états influent sur le cours du récit et modulent sa temporalité. Le temps du roman s’arcboute clairement au mal physiologique, à ses améliorations ou progressions. La temporalité est nouée intrinsèquement à une chronologie affective et corporelle, puisque c’est elle qui donne le la des amours d’Hélène et Henri.

1. Chair et temps

Le projet médical de cartographier, de disséquer la passion et d’en divulguer les secrets ne pouvait avancer en ce XIXe siècle hygiéniste et médical sans donner une place conséquente au lieu d’expression de la passion : le corps. Néanmoins, les critères romanesques que s’impose Zola ne lui permettent pas de jouer sur la panoplie d’effets qu’offre la rencontre charnelle. Pour lui, Une page d’amour devant être une respiration tranquille entre deux romans sulfureux – « Une page d’amour, écrite entre L’Assommoir et Nana, a dû être dans ma pensée, une opposition, une halte de tendresse et de douceur [12] » ; « Je veux étonner les lecteurs de L’Assommoir, par un livre bonhomme [13] » –, il décide avec finesse de faire du corps de Jeanne, touché par ricochet par l’amour interdit de sa mère pour le médecin, le réceptacle inattendu de cette passion, même si au premier abord la phtisie est décrite en termes purement nosologiques. En voici quelques aspects :

Phtisie aiguë

Début : langueur, essoufflement, amaigrissement. Un crachement de sang – Étouffement, la toux sèche avec crachats salivaire. […] Les crachats augmentent et deviennent plus épais. […]

Deuxième période : toux fréquente et plus grasse. L’oppression augmente. La fièvre paraît. Le soir, fièvre précédée de frissons, et sueur. […] La malade s’illusionne sur son état. On succombe dans le marasme.

Phtisie galopante, débute brusquement sous l’influence d’une cause accidentelle. On dirait une bronchite capillaire, symptômes d’une fièvre typhoïde. […] Mort dans l’espace de trois à six semaines. (N.a.f., Ms. 10318, f˚ 457)

« Début », « deviennent », « Deuxième période », « Le soir », « galopante », « débute », « Mort dans l’espace de trois à six semaines », tous ces termes montrent combien le développement du mal est naturellement pensé en termes de temps, et comment de facto il décide de la durée de vie du personnage. La remarque précédente (« Enfin, j’aurai[s] l’agonie de la petite fille, grande scène avec le médecin et la mère. Puis un déchirement, et la passion finie. ») et l’extrait qui suit soulignent aussi à quel point la vie de l’enfant commande le temps du récit et de l’action : « Voici, je crois la marche à suivre. Une première crise. Des convulsions. Ordonner les détails. La maladie qui dure plusieurs semaines – Chloro-anémique, au moment de la puberté. Tous les détails. Enfin une rechute avec complication d’une phtisie, ou d’une fluxion de poitrine » (N.a.f., Ms. 10.345, f° 118).

En effet, trois étapes importantes directement liées à sa santé vont scander l’histoire d’amour d’Hélène et Henri. Tout d’abord, en ouverture, une première crise de convulsions, dont Jeanne est victime, entraîne la rencontre entre les futurs amants. Par rapport à ce qui nous occupe, on remarque que l’accès convulsif met fin au temps objectif. En effet, alors que dans les quatre premiers paragraphes de l’incipit apparaissent quatre références aux heures qui s’écoulent et à l’horloge qui les marque [14], celles-ci disparaissent complètement au profit du déroulement des convulsions. Plus aucune heure n’est mentionnée, on ne saura d’ailleurs pas combien de temps précisément va durer l’épisode critique. Retenons que dès le premier chapitre, sont mises en scène des temporalités concurrentielles : temps objectif et temps physiologique.

Le deuxième moment a lieu après qu’Henri a avoué son amour à Hélène à l’aube du mois de Marie. Cette période cultuelle et de temps religieux va occasionner de nombreux épisodes de dévotion à l’église de la part d’Hélène, de Jeanne et de Juliette Deberle, au sortir desquels la jeune veuve rencontre chaque soir amicalement, mais pas sans émotion, le docteur, lui, venu davantage pour le plaisir de la retrouver que pour quérir sa femme. À l’issue de ces cérémonies de « tendresse dévote », qui remplacent les après-midis mondains chez les Deberle, Jeanne tombe à nouveau malade :

Jusqu’au dernier jour, elle n’avait point voulu avouer que la cérémonie du soir la brisait, tant elle y goûtait une jouissance profonde ; mais ses joues étaient devenues d’une pâleur de cire […]. Peu à peu la fraîcheur de l’église était descendue sur elle comme un suaire ; et, dans cette lassitude qui l’empêchait même de penser, un malaise lui venait du silence religieux des chapelles, du prolongement sonore des moindres bruits, de ce lieu sacré où il lui semblait qu’elle allait mourir. […] Alors, Jeanne jeta un faible cri, ses bras s’élargirent, elle se roidit, tordue par la crise qui la menaçait depuis quelques jours. (p. 178-179)

Sa guérison et la longue convalescence qui s’ensuit vont être l’occasion pour Hélène et Henri d’un rapprochement important. À partir du moment où ils ont la certitude que l’enfant n’est plus en danger, Hélène avoue ses sentiments au médecin. Débute alors une longue période d’intimité pleine de tendresse amoureuse au sein de laquelle les mots chuchotés valent pour les caresses interdites. Même la chambre de Jeanne « si tiède », « si discrète » « dev[ien]t complice » (p. 190) et prend des allures d’alcôve, entre les murs desquels

tous deux vivaient sans une secousse, se laissant aller à cette douceur de savoir qu’ils s’aimaient, insoucieux du lendemain, oublieux du monde. Auprès du lit de Jeanne, dans cette pièce émue encore de [son] agonie […], une chasteté les protégeait contre toute surprise des sens. […] à mesure que la malade se montrait plus forte, leur amour, lui aussi, prenait des forces ; du sang lui venait, ils demeuraient côte à côte, frémissants, jouissant de l’heure présente, sans vouloir se demander ce qu’ils feraient, lorsque Jeanne serait debout et que leur passion éclaterait, libre et bien portante. (p. 194)

On remarque dans cet extrait que Jeanne, mais aussi Hélène et Henri sont verrouillés au présent de la maladie et à ses effets, mais surtout qu’une étonnante consubstantialité entre la santé de Jeanne et l’amour des amants s’établit, comme si le second était le médecin du premier. De cette vigueur retrouvée surgit une temporalité amoureuse particulière qui fait fi de la durée (« ils demeuraient côte à côte, frémissants, jouissant de l’heure présente »). Il convient d’ajouter, qu’en filigrane de ce dispositif sentimental et spatio-temporel (chambre de la malade, avancée ou non du mal, convalescence, amour), l’écrivain souligne l’étroitesse des liens entre Éros et Thanatos dès que la passion est en jeu.

Le troisième moment correspond à une rechute et à l’apparition de la phtisie aiguë qui sera fatale. Elle survient au lendemain de la rencontre charnelle entre Hélène et Henri. En effet, intuitivement convaincue que sa mère l’a « abandonnée » pour être avec un autre, Jeanne prend gravement froid en décidant de passer volontairement plusieurs heures accoudée au rebord de la fenêtre, le corps offert à la tempête et à une pluie glaciale.

Elle sentait confusément que sa mère était quelque part où les enfants ne vont pas. […] Jeanne, à la fenêtre, toussa violemment ; mais elle se sentait comme vengée d’avoir froid, elle aurait voulu prendre du mal. Les mains contre la poitrine, elle sentait là grandir son malaise. C’était une angoisse, dans laquelle son corps s’abandonnait. […] Tout d’un coup, la pensée que sa mère devait aimer plus qu’elle les gens où elle avait couru, en la bousculant si fort, lui fit porter les deux mains à sa poitrine. Elle savait à présent. Sa mère la trahissait. (p. 283-285)

Cet épisode sonne également le glas des amours d’Hélène et Henri. Jeanne ne cachant pas son refus d’être approchée par le médecin dont la présence est vécue par elle comme une véritable agression (« Et elle ouvrit les yeux. Quand elle reconnut l’homme qui était là, ce fut de la terreur. Elle se vit nue, elle sanglota de honte, en ramenant vivement le drap » [p. 317]), sa mère décide d’interdire au médecin d’entrer dans l’appartement et l’évince de sa vie, consciente du rôle qu’ils ont joué dans le drame survenu : « – Allez-vous-en, répéta Hélène, de sa voix basse et profonde, à l’oreille de son amant. Vous voyez bien que nous l’avons tuée. » (p. 318)

Chacun de ces épisodes démontre que Zola a saisi, comme les travaux de Gustave Nicholas-Fisher l’ont indiqué [15], que la maladie installe un « nouveau cadre temporel » auquel obéissent toutes celles et ceux qui ont partie liée avec la personne malade. Cependant, dans Une page d’amour, le va-et-vient entre les secousses et les périodes de calme sont moins la marque d’un mieux-être du corps que d’un mieux-être du cœur. Et le balancier qui marque le temps est celui oscillant des sentiments de Jeanne. L’histoire d’amour – son développement et sa fin – est ainsi chevillée à la santé de l’enfant tout comme elle en est l’élément dévastateur. Le roman s’écrit à l’intérieur de cette tension paradoxale où la maladie met en place un régime temporel spécifique qui transforme la relation que les amants entretiennent entre eux. À tous égards, le temps du récit est un temps incarné, il fait « corps » avec celui de la petite fille malade en qui se cristallise l’histoire des amants.

Lorsqu’un individu est malade deux temporalités, souligne Nicholas-Fisher, se chevauchent, celle imposée par la pathologie, l’autre étant le temps tel que vécu et ressenti par le malade [16]. Dans le cas de Jeanne, l’autre temps est surtout celui d’une autre maladie, plus difficile à cerner, plus récalcitrante aux remèdes, plus énigmatique à comprendre : la maladie d’amour, dont tous les maux de Jeanne sont les symptômes plus ou moins aigus. Et alors que Zola avait l’intention de décrire la passion d’Hélène, c’est plutôt celle de sa fille à laquelle le récit nous convie en en dévoilant de diverses manières la sémiologie. En effet, comme le soutient Jean-Louis Cabanès, la maladie est toujours « un système de signes [17] ». Une page d’amour à cet égard donne une traduction pathologique des heurtés de la passion de Jeanne pour sa mère. Revenons à la scène, car la question du temps y est centrale, où, persuadée d’être abandonnée, elle appelle le mal par désespoir et vengeance. Dans ce passage, la narration témoigne de la capacité de la douleur affective de modifier le rapport au temps, passion qui actualise une temporalité proprement subjective.

Alors, le temps coula. Trois heures sonnèrent à la pendule. (p. 279)
[…]

Tout lui semblait fini, elle comprenait qu’elle devenait très vieille. Les heures pouvaient couler, elle ne regardait même plus dans la chambre (p. 287)
[…]

La pluie tombait toujours. Quelle heure pouvait-il être, maintenant ? Jeanne n’aurait pas pu dire. Peut-être la pendule ne marchait-elle plus. Cela lui paraissait trop fatigant de se retourner. Il y avait au moins huit jours que sa mère était partie. Elle avait cessé de l’attendre, elle se résignait à ne plus la revoir. (p. 287-288)

Si la tempête accentue l’effet dramatique et fonctionne comme l’écho des émotions de Jeanne, la sensation du temps ressenti est totalement tributaire de son sentiment d’abandon. L’incapacité pour Jeanne de suivre sa mère, sa claustration dans sa chambre, se traduisent chez elle par un arrêt du temps objectif remplacé par un temps fantasmé, au sein duquel les âges se superposent. Ce déplacement temporel correspond au sentiment d’éternité que génère l’attente de sa mère qui, il faut le rappeler, ne disparaît que trois heures. On le voit, la douleur fait surgir une temporalité émotionnelle et confirme la dimension proprement subjective, elle, chevillée au retour de l’autre qui ne revient pas, comme si Hélène était partie avec l’horloge. Le temps pris dans le vertige abyssal du chagrin n’est plus mesurable, il perd ses caractéristiques d’horizontalité et quitte la ligne chronologique au profit d’un axe vertical, ainsi les heures se diluent et épousent le mouvement de la pluie. Hélène partie pour un autre, l’univers de Jeanne s’écoule violemment, sorte de cataracte du temps qui passe en accéléré, « elle devient vieille » ! C’est dire que dans Une page d’amour, la mère est non seulement la gardienne de l’enfance, mais le lieu de son essentialité ; c’est pourquoi l’enfance est décrite ici moins comme un temps biologique que comme une perception singulière et propre à la très jeune fille, et qu’elle peut disparaître quand la source s’évapore. Ce décalage temporel, cette intrusion dans le monde de la vieillesse, ira en augmentant à mesure que la phtisie s’aggravera. La maladie rejoint tel un frère d’armes la construction mentale de Jeanne et transforme son corps en corps anhistorique, jeune et vieux à la fois. Cet exemple donne raison à Merleau-Ponty lorsqu’il affirme que le temps est « une dimension de l’être [18] » et que « nous sommes pour nous-mêmes le surgissement du temps [19] ».

2. Le corps de l’Histoire

Plus qu’Hélène, c’est donc le corps de Jeanne qui suggère celui de la passion, et sa mort qui n’a pourtant rien de christique éclaire la comparaison dès les premières pages de l’enfant avec le « Christ » (p. 54). Cependant, elle marque davantage la passion, bien que tyrannique, qui l’anime que sa nature sacrificielle. Ainsi, l’histoire d’amour d’Hélène et Henri trouve ses développements dans le corps d’une jeune fille vierge, virginité sur laquelle s’écrivent les émois et les désirs des deux amants adultérins, au point que le corps de Jeanne duplique celui de sa mère. On comprend dès lors qu’elle ressente des pudeurs de femme offensée quand le médecin la touche :

Elle n’avait eu aucune révolte sous les mains du vieux docteur. Mais, dès que les doigts d’Henri l’effleurèrent, elle reçut comme une secousse. Toute une pudeur éperdue l’éveillait de l’anéantissement où elle était plongée.
[…]

Il semblait qu’elle eût vieilli tout d’un coup de dix ans dans son agonie, et que, près de la mort, ses douze années fussent assez mûres pour comprendre que cet homme ne devait pas la toucher et retrouver sa mère en elle. (p. 317)

La maladie et la passion ont en commun d’être des moments de passage et des temps forts de transformations, on n’en sort jamais totalement indemne [20], ce que prouvent les diverses mutations de Jeanne : jeune, elle vieillit précocement, enfant elle devient femme, vivante elle appelle la mort. Tout son être s’installe dans une ambivalence quasi constitutive [21], qui résulte, paradoxalement, de sa certitude d’être abandonnée.

Il est tout à fait remarquable que, véritable corps performatif qui obéit à différentes temporalités, celles de la passion, de la maladie et de l’angoisse, au point que les repères temporels s’interpénètrent et s’annulent, le corps de Jeanne rejoigne de manière inattendue la description de Paris, telle que défendue par Zola dans sa lettre-préface. La logique de faux historique auquel elle obéit et que représentent les anachronismes architecturaux, s’agite également au plus intime de Jeanne dans son rapport au temps. Le chevauchement des âges, vérité subjective et fictionnelle, calque celui des « fausses » temporalités historiques. Ainsi, le personnage de Jeanne narrativise-t-il en sourdine dans cette hystérisation des âges et des périodes, un certain Paris, faisant se rejoindre le général et le particulier. En cela, ce personnage rencontre de façon imprévue ceux qui exemplifient le second Empire dans Les Rougon-Macquart. Mais autrement que Renée, Maxime, Saccard (La Curée) ou Nana (L’Assommoir, Nana), qui renvoient à l’immoralité décadente du régime, en son corps douloureux et malingre, et en sa passion fiévreuse et tyrannique (qui fait certes signe vers la question sexuelle), résonne, comme un écho charnel, la dégénérescence d’une époque malade d’elle-même qui avance vers sa dégradation progressive et sa mise en terre [22].

Ce hors temps historique sous-entend également que la passion, du moins dans Une Page d’amour, est anhistorique (mais pas intemporelle), qu’elle quitte le cycle des générations. En effet, plus qu’Hélène, Jeanne s’avère l’étendard de la passion : un corps vierge, brûlé par les sentiments qui l’animent et dévoré par la jalousie. Cette suspension temporelle s’exprime dans le roman par une double fin, d’une part celle de la passion (qui est celle du programme romanesque tout entier enclos dans le corps de la jeune fille) que traduit la mort de Jeanne et d’autre part, la fin du séjour parisien d’Hélène qui marque la fin diégétique du roman. La passion n’est donc pas en soi fin de l’histoire, mais elle ne sait que faire des ordres, qu’ils soient chronologiques ou autres, qui boussolent la vie et ses nécessités prosaïques. Elle n’avance pas sereine sur la ligne du temps, elle gît de manière imprudente dans les profondeurs du corps, du cœur et de l’esprit, et c’est en quoi elle est toujours peu ou prou, comme l’a si bien exprimé Zola, « une page arrachée à la vie [23] ».

Notes

[1] Marcel Proust, Le Temps retrouvé dans À la recherche du temps perdu, t. IV, édition publiée sous la direction de Jean-Yves Tadié, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1989, p. 503.

[2] Lettre-préface d’Une page d’amour, roman illustré par Édouard Dantan, Paris, Librairie des Bibliophiles, « Bibliothèque artisitique moderne », 1884.

[3] Comme le rappelle avec éloquence Jacques Lacan lors de sa conférence à Louvain en 1972 (voir : https://www.youtube.com/watch?v=i43rWqNwnd0).

[4] Émile Zola, Dossier préparatoire d’Une page d’amour, « Ébauche », N.a.f., Ms. 10318, f˚ 500.

[5] Dans l’« Ébauche », Zola écrit : « Tout le drame soit se passer sans éclat, sous la chair, une furieuse lutte à l’intérieur et la surface calme, polie, comme dans la vie de tous les jours » (souligné dans le texte, N.a.f., Ms. 10318, f˚ 505).

[6] Henri Mitterand, Zola. L’histoire et la fiction, Paris, PUF, « Écrivains », 1990, p. 142.

[7] Émile Zola, Dossier préparatoire de Une page d’amour, « Ébauche », N.a.f., Ms. 10318, f˚ 501.

[8] Émile Zola, Une page d’amour [1878], Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du XIXe siècle », 2021, p. 71. Désormais, toutes les citations tirées du roman renvoient à cette édition. Les numéros de page appaîtront entre parenthèses à la suite de celles-ci.

[9] Jean-François Bordron, « Temps et discours. Réflexions sur la tectonique du temps », dans Denis Bertrand et Jacques Fontanille (dir.), Régimes sémiotiques, Paris, PUF, « Formes sémiotiques », 2006, p. 51.

[10] Lettre de Zola à J.K. Huysmans (3 août 1877), Correspondance, publiée sous la direction de B.H. Bakker, t. III (1877-1880), Montréal / Paris, Presses de l’Université de Montréal / Éditions du CNRS, 1982.

[11] Émile Zola, Dossier préparatoire d’Une page d’amour, « Ébauche », N.a.f., Ms. 10318, fos 494-495.

[12] Lettre à Van Santen Kolf, Médan (8 juin 1892), Correspondance, op. cit.

[13] Lettre à Huysmans (3 août 1877), ibid.

[14] « La pendule sonna une heure » ; « La demie sonna » ; « Le balancier avait un battement affaibli » ; « Quand deux heures sonnèrent ».

[15] Gustave Nicholas-Fisher, L’expérience du malade, Paris, Dunod, « Santé sociale », 2009.

[16] Ibid., p. 69.

[17] Jean-Louis Cabanès, Le Corps et la Maladie dans les récits réalistes (1856-1893), Genève Klincksieck, 1991, p. 198.

[18] Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 475.

[19] Ibid., p. 489.

[20] Elles se rapprochent de ce point de vue de la période dite liminaire des rites de passage durant laquelle l’initié.e subit diverses mutations. Voir Arnold Van Gennep dans son ouvrage Les Rites de passage (Paris, Picard, 1981 [1909]) qui montre que le rite de passage se scénarise en trois phases : 1. de séparation ; 2. de latence ou phase liminaire ; 3. d’agrégation.

[21] On pense bien sûr au personnage liminaire tel que défini par Marie Scarpa dans son article fondateur, qui insiste sur l’état d’entre-deux de l’individu en position liminale, ainsi « c’est l’ambivalence qui le caractérise d’une certaine manière le mieux : il n’est définissable ni par son statut antérieur ni par le statut qui l’attend tout comme il prend déjà, à la fois, un peu des traits de chacun de ces états. » Durant cette phase, l’individu peut donc être symboliquement homme et femme, vieux et jeune, vivant et mort, etc. Le personnage de Jeanne partage avec le personnage liminaire cette ambivalence d’état. Voir « Le personnage liminaire », Romantisme, n° 145, 2009/3, p. 25-35.

[22] Cette sépulture rejoint également la vocation de l’église Saint-Augustin qui devait abriter, à la demande de Napoléon III, les sépultures des princes de la famille impériale. Quant à l’Opéra, il est bâti à l’issue d’un attentat manqué contre l’Empereur et sa femme à l’Opéra Le Peletier. Dans les deux cas, ces monuments ont partie liée avec l’Empire évidemment, mais aussi avec la mort de ses représentants

[23] Devant la tombe de Jeanne, Hélène « restait seule, il lui semblait qu’une page de sa vie était arrachée » (p. 337).

Auteur

Véronique Cnockaert est professeure au Département d’Études littéraires de l’Université du Québec à Montréal. Elle est spécialiste du XIXe siècle et particulièrement de l’œuvre de Zola et du Naturalisme (édition d’Une Page d’amour de Zola, Paris, Garnier, 2021 ; édition de Renée Mauperin des Goncourt, Paris, Honoré Champion, 2017 ; édition commentée d’Au Bonheur des Dames, Paris, Gallimard, « Foliothèque », 2007). Elle s’intéresse également aux rapports entre littérature et ethnologie, et elle a publié en collaboration avec Marie Scarpa et Jean-Marie Privat (Université de Lorraine à Metz) une Anthologie de l’ethnocritique (Presses de l’Université du Québec, 2011).

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