Présentation

Depuis 2009 le site Tiers Livre est devenu le centre de l’activité d’auteur de François Bon : « les livres en sont un des éléments, mais le livre c’est définitivement le site web lui-même[1] » Tiers Livre comme atelier, bibliothèque, laboratoire d’écriture, conversation… œuvre-somme ouverte, arborescence infiniment remodelable, en perpétuel mouvement. Aujourd’hui lire François Bon, c’est donc explorer son site. C’est ce à quoi invite ce dossier, issu des journées d’étude « tierslivre.net : François Bon à l’œuvre… » organisées à Montpellier par Pierre-Marie Héron et moi-même les 29 et 30 novembre 2013. Cette manifestation inaugurait un cycle annuel de rencontres avec des auteurs français ou étrangers intéressés par le numérique et la transmédiatisation [2].

François Bon « à l’œuvre » ? L’angle d’attaque n’allait pas de soi, s’agissant d’un auteur qui n’a « pas besoin de la notion d’œuvre » et veut « tout faire pour brûler, tout faire pour résister, pour détruire dans l’œuf sa propre pulsion d’œuvre [3] », dans le refus de toute préfiguration de l’œuvre matériellement achevée. Non pas « l’œuvre de François Bon » donc, mais « François Bon à l’œuvre », au travail, dans le chantier du site. Manœuvre acharné, « les mains dans le cambouis » et qui toujours reprend, refaçonne, dans le présent d’une écriture en constant renouvellement. Non pas œuvre, mais work in progress ou, comme le suggère Sébastien Rongier, work in process, expérience de l’infini. François Bon « à la manœuvre », à la barre du navire Tiers Livre, à la « tour de contrôle » de son interface Netvibes. L’œuvre peut-être – mais illimitée ; l’ouverture, comme programme opératoire, en la repensant autrement que ne l’avait fait le structuralisme, dans le contexte d’aujourd’hui qui est celui des nouvelles technologies :

Ce site se remodèle en permanence, c’est peut-être le seul point où le mot œuvre aurait pertinence : comment d’un côté intégrer les travaux passés, créés en fonction de certaine ergonomie du livre et de sa diffusion, et interroger des formes narratives dont les conditions même de lecture se déplacent à mesure des nouveaux supports et des nouveaux usages [4] ?

Toujours s’inscrire dans l’instable et les transitions de l’écrit et du monde. François Bon nous contraint au « saut », à nous dépouiller des vieilles enveloppes, des « symboliques héritées de l’univers marchand du livre imprimé [5]».

Ouvrir le cycle de journées d’étude évoqué en allant à la rencontre de François Bon nous paraissait et nous paraît encore légitime, malgré les fortes réticences (argumentées) de l’auteur à la « mise en avant permanente et arbitraire de [s]on travail ». Sans parler de ses réticences à être vu de trop près : Tiers Livre comme « bâtiment public » ouvert aux visiteurs, et lieu d’intervention largement ouvert sur le monde, oui, mais également son « arbre » à lui, sa maison… « mon site c’est mon lieu de vie, refuge, jardin où on m’emmerde pas et du coup pas trop envie qu’on vienne y voir. » Mettre à l’étude un site internet, en principe sans cesse en évolution, n’était peut-être pas moins discutable : un site bouge sous vos yeux (à Montpellier, François Bon s’est amusé à modifier pages, titres ou accès au site pendant que nous en parlions) ; il bouge encore plus dans l’intervalle de temps qui sépare une communication de sa publication. Ainsi le chercheur est-il condamné à travailler sur une dépouille, tandis que le site bien vivant continue ses manœuvres… Mais à l’instar du web, la dépouille respire toujours (elle « respire comme une grosse bête bizarre »). Quelque chose meurt (« C’est fini nous n’en avions plus besoin ») et quelque chose de neuf advient (« on ouvrait les mains et on touchait le monde [6] »). C’est dans cette respiration que s’inscrit le geste créateur de l’auteur, qui remet en mouvement les œuvres du passé, questionne la place du contemporain par rapport aux textes  anciens, dans ce qu’elle a de mouvant (« On ne veut pas laisser arrière de nous Kafka et Montaigne, Baudelaire et Saint-Simon ni Michaux ni Céline : ils sont à eux tous ce qui nous permet de nous considérer nous-mêmes [7] »). « Tiers Livre dépouille et création », comme malicieusement proposé par l’auteur, est donc le titre de ce dossier quelque peu « en retard », mais qui tel quel aura aux yeux du lecteur, nous l’espérons, son utilité.

Une première partie du dossier est consacrée à l’étonnante architecture de Tiers Livre, structure en constellation étudiée par Sébastien Rongier et qui invite à de nouvelles formes de lecture. Les images convoquées par l’auteur ou la critique pour tenter de décrire Tiers Livre sont multiples : l’arbre, le réseau, la ville, le labyrinthe, « l’œuvre-archive » mosaïquée. Dans leur contribution, Stéphane Bikialo et Martin Rass ne font pas qu’en parler : ils nous invitent à expérimenter de multiples parcours grâce à un réseau de fichiers interconnectés par des liens, pour coller au plus près du sujet qui n’a pas de conclusion possible. Aurélie Adler approfondit, elle, les liens entre le site et la ville contemporaine, site-mémoire des villes d’avant la fracture ou site-observatoire des dystopies de la ville moderne, espace de flânerie enfin où s’invente un urbanisme virtuel. L’espace-temps du Tiers-Livre n’est ni lisse ni clos, son passé et son présent, son dedans et son dehors s’y mêlent en des strates et des gestes d’écriture distincts, dont demeurent des traces parfois bien visibles.

Quel statut symbolique de l’écrivain se défait, et quel autre, de François Bon comme écrivain, s’invente dans Tiers Livre ? La question oriente plusieurs contributions, dans le prolongement des travaux actuels sur les formes de l’auctorialité sur internet. J’interroge pour ma part les contours mouvants d’une figure auctoriale inédite, ambivalente parce que puissante et fragile à la fois, combinant de façon contrastée prises de position véhémentes (dans un contexte d’urgence) et tâtonnements inquiets de l’expérimentation poétique. Si le champ numérique opère un déplacement en profondeur du statut de l’écrivain, bousculé dans ses rites, ses rythmes et ses réseaux, l’identité numérique ne va pas sans une forme de marginalisation et de solitude nouvelle. Comment François Bon, tout en refusant l’étiquette de « militant du numérique » assume-t-il cette posture de l’auteur 2.0. ? Ces réflexions trouvent un écho dans l’article d’Oriane Deseilligny qui accorde une attention particulière aux dispositifs techniques de l’écriture en régime numérique pour montrer comment l’ethos d’auteur est mis en texte dans l’espace du site. Anaïs Guilet et Gilles Bonnet, quant à eux, s’intéressent au geste de la relecture, celle d’un monument de la littérature française (À la recherche du temps perdu) ou celle de Limite, anciennement publié aux Éditions de Minuit. La relecture transmédiatique de La Recherche dans Proust est une fiction et la reprise numérique de Limite contribuent au renforcement de l’autorité auctoriale : l’auteur transmédia accroît son champ d’action, passant aisément de son site à son compte Twitter ou sa page Facebook sans dédaigner la publication sur support papier, et son écriture s’apparente à une performance dans laquelle création et réception se superposent. En remettant en circulation Limite, « l’écranvain » (Gilles Bonnet) assume des compétences éditoriales et réinscrit le texte déjà publié dans une démarche autobiographique qui lui permet de se le réapproprier.
Après le congé donné il y a quinze ans au roman papier, genre devenu à ses yeux insuffisant pour « coïncider avec notre propre réflexion sur nous-mêmes et le monde [8] », François Bon semble avoir trouvé dans l’écriture web les moyens de faire des « mises en expérience qui donnent un point de vue sur le réel [9] ». Ce qui frappe, c’est la diversité des options d’écriture, d’une zone à l’autre de Tiers Livre, d’un projet à l’autre. Une écriture tantôt spécifiquement web, multimédia et hyperliée, tantôt conventionnelle. Et une écriture multimédia plus « photo » que « audio », intégrant les images du monde plus que ses musiques ou ses bruits. Si l’enjeu est une certaine adéquation du texte et du monde, cette diversité pose donc la question des choix opérés par François Bon pour la réaliser. Certains de ceux-ci sont examinés dans la dernière partie du dossier par Pierre-Marie Héron, pour l’écriture audio, et Michel Collomb, pour l’image photographique. À lire aussi sur son site personnel le texte qu’Emmanuel Delabranche, architecte et photographe, a écrit spécialement pour le colloque de novembre 2013, en l’accompagnant de plusieurs de ses clichés : c’est ici. Arnaud Maïsetti quant à lui voit Tiers Livre comme un grand plateau de théâtre « où viennent des corps sans qu’ils aient besoin de corps vraiment, et des voix, et des morceaux épars de ciel et de ville », un théâtre, non pas coupé du réel, mais « où le monde s’engouffre, se trouve nommé, visible », lieu où se concentrent les expériences du monde, interceptées par « celui qui dit je à la surface de l’écran » : « la vie, les essais libres de la pensée, les colères, les notes brèves arrachées au monde et à la volée les images que le réel pose sur lui qu’ensuite le site arrache pour les déplacer, nous les rendre de nouveau visibles ». Tiers Livre est le lieu où François Bon se saisit du monde, son lieu de création.

Notes

[1] Tiers Livre, article 1996.

[2] En 2014 nous avons reçu Chloé Delaume : « S’écrire par-delà le papier : hybridation des formes et des supports dans l’œuvre autofictionnelle de Chloé Delaume », 5 novembre 2014, journée d’étude organisée par Annie Pibarot et  Florence Thérond. En novembre 2015 une journée sera consacrée aux « formes brèves sur internet », en présence de Jean-Louis Bailly, Jean-Yves Fréchette, Thierry Crouzet, et Olivier Hervy, manifestation organisée par Marie-Ève Thérenty et Florence Thérond.

[3] François Bon, « pas besoin de la notion d’œuvre », entretien avec Thierry Hesse, L’Animal, nº16, hiver 2003-2004. En ligne ici.

[4] Tiers Livre, article 3659.

[5] Ibid.

[6] Tiers Livre, « tunnel des écritures étranges | fin du culte des livres », article 3109.

[7] Tiers Livre, « tunnel des écritures étranges | si la littérature peut mordre encore », article 519.

[8] François Bon, Impatience, Paris, Éditions de Minuit, 1998.

[9] François Bon, « pas besoin de la notion d’œuvre », entretien avec Thierry Hesse, L’Animal, nº16, hiver 2003-2004. En ligne ici.




de Gracq considéré comme un site web

intervention inaugurale au colloque de Montpellier sur Tiers Livre
1ère mise en ligne sur 
Tiers Livre et dernière modification le 29 novembre 2013


Note

Quand Pierre-Marie Héron et Florence Thérond m’ont demandé le titre de ma propre intervention où je serai, parmi les autres participants – universitaires ou blogueurs ou les deux – à égalité pour scruter et questionner, ouvrir, j’avais répondu « Le site web comme doute et pratique ».

À mesure que les dates se rapprochaient, intuition obscure d’avoir à se cantonner dans l’intersection qui est la nôtre – pas se mêler des affaires de ceux qui ne nous demandent pas notre avis –, s’ancrer dans la littérature, ses rythmes, ce dont elle hérite, et comment elle reconfigure sa tâche.

Et c’est venu comme toutes ces injonctions obscures – l’image qui resurgit il y a quelques jours, à Chicago, repensant au Roi Cophetua, et de découvrir sur Facebook d’autres photographies réalisées tout récemment dans la maison Gracq vide par Jean-Louis Kerouanton.

D’être repassé en train, aussi, samedi dernier, en route pour Rezé, tout auprès de la maison Gracq, de l’autre côté de la Loire, en se disant que peut-être le train roulait sur ses cendres dispersées.

Cette sensation qu’un site web est pour chacun de nous une maison d’écriture, le samedi précédent, dans une autre maison (et cela a dû contribuer au trouble, échangé sur mon livre Proust est une fiction dans la maison même de tante Léonie à Illiers-Combray, et parlé de cette étonnante phrase de Proust, disant de Dostoïevski qu’il est un grand inventeur de maison.

L’impression qu’on a dépassé de longtemps, dans nos pratiques, les questions de dématérialisation : en sautant l’étape du livre numérique, nous apprenons maintenant que le site web est le lieu matériel même de notre écriture, que le principal changement c’est qu’il est à la fois le média de production et de documentation, comme de publication et de médiation, et que diffractent ici aussi bien les questions narratives, que les différents modes temporels associés à chaque rouage, et surtout aussi le statut même de l’auteur.

Oui, j’habite mon site, et c’est ainsi que l’idée d’avoir derrière moi, dans le temps de cette brève ouverture, la photographie prise en décembre 2005, un an et demi avant sa mort, dans la pièce à vivre du vieux maître, s’est progressivement imposée, et puis qu’elle est devenue tout le discours.

Le titre se réfère bien sûr à cet étrange texte de En lisant en écrivant : De Proust considéré comme terminus. Les photographies de Julien Gracq évoquées ici et présentes dans mon KeyNote sont en ligne à la Bibliothèque universitaire d’Angers (merci Olivier Tacheau).

FB

Mise en ligne prévue vendredi 29 novembre 10h, au moment où je commencerai l’intervention.

 

Image associée article FBon_De Gracq

de Gracq considéré comme un site web


1

Commencer par la fenêtre – elle donne sur le fleuve. Paysage immuable, mais variation selon chaque jour, chaque saison, chaque heure du jour. En face, par le pont, la route qui relie à la ville, traversant l’île Batailleuse – vieux reste des remontées Vicking détruisant tout le long du fleuve ? Tout paysage ouvert est un risque. Pourtant, à contempler aussi l’île Batailleuse, le savoir précis des textes qu’il a écrit, la nommant et décrivant. À droite, le chemin qui suit le fleuve vers l’amont, ancien halage, siècles de lent aménagement.

2

La table fait face à la fenêtre. Table de travail : les livres reçus, les revues, quelques magazines de littérature. Travail lié à ce qui surgit de l’extérieur – des auteurs lui envoient leurs livres, il répondra là, sur de petites cartes blanches format carte de visite (il doit s’en vendre à la maison de la presse), dans une enveloppe adaptée au format, sur laquelle il écrira l’adresse à la main et qu’il portera à la Poste, affranchie par un timbre ordinaire qu’il aura payé. Les magazines et revues lui tiennent à cœur : âgé, très âgé, très très âgé, on ne peut pas s’empêcher de penser que ce bruit, la critique, les marronniers de la littérature selon modes et saisons, beaucoup trop loin de son travail, est un lien au dehors, comme la fenêtre, qui l’aide dans le franchissement des jours – ces petites cartes qu’il envoie sont chaque fois personnelles (c’est bien à vous qu’il s’adresse, il témoigne avoir lu votre livre) mais presque trop polies.

3

Sur la table, les deux télécommandes : celle du téléviseur et celle du lecteur de DVD. L’âge, ou une pratique de littérature qui refuse l’équipement technologique d’aujourd’hui, n’est pas un obstacle à la maîtrise élémentaire d’appareils de plastique dotés de piles et de boutons aux références obscures – personnellement, je ne sais pas me servir d’un téléviseur. Les DVD sont classés près du téléviseur, à la verticale comme des livres, et il y en a quelques-uns sur la table, de deux sortes : documentaires et opéras. Il n’aime pas la fiction. Mais le rapport au monde réel, en l’occurrence l’histoire de la seconde guerre mondiale, et les retransmissions de Bayreuth, n’appartient plus – même ici, à Saint-Florent-le-Vieil, au seul domaine du livre.

4

Il y a deux fauteuils dans la pièce. L’un, qu’on ne voit pas, est celui où il m’a fait asseoir. Je suis beaucoup plus lourd que lui, j’ai l’impression que je m’y enfonce jusqu’à avoir les fesses au ras du sol, j’ai peur d’avoir irrémédiablement défoncé son fauteuil, qu’il restera demi écroulé lorsque je me relèverai mais non, et ça n’a pas l’air de le choquer, puisqu’il me dit à cet instant-là : – Vous m’excuserez de garder mon couvre-chef. Forme un peu précieuse d’appellation pour une casquette comme j’en voyais à tous les hommes dans mon enfance. C’est un fauteuil de cuir dont le modèle a dû être courant, puisqu’il y avait exactement le même chez mes grands-parents – j’aimerais faire une enquête sur quel en était le fabricant et le fournisseur pour les départements de l’ouest. Jean Rouaud pourrait m’y aider, c’est devenu un réflexe, ce genre d’enquête, et je sais exactement comment y procéder. Aujourd’hui, je pourrais y procéder depuis le fauteuil même, et en même temps qu’il déplace devant lui l’autre fauteuil, fait pour la position assise, celui qu’il rapproche de la table devant la fenêtre pour faire son courrier. L’histoire de la lecture et de l’écriture a constamment été l’histoire de ses postures, et ces postures elles-mêmes liées aux formes de circulation de l’écrit, privé ou publié.

5

Près du fauteuil de cuir, celui qui fait face à la télévision dans la diagonale de la pièce, posé sur le poêle à mazout (je dis ça aujourd’hui, mais je ne suis pas sûr – il me semble cependant, de toute façon il a disparu : je regrette de n’avoir pas acheté ce fauteuil, mis à pris 150 € aux enchères, mais le poêle a dû être ferraillé), le journal. Il s’agit du journal local. Je doute qu’il y lise la politique : l’approche localière de la politique se fait uniquement en fonction de ce qui résonne ou vrombit, c’est une expression faible. On laisse venir à soir, au rythme d’une publication quotidienne, un vecteur de publication faible : les fêtes, nécrologies, pièces de théâtre en balade, accidents de la route. Parfois un fait divers plus notable : dans ce cas moi aussi, non pas dans un fauteuil identique, mais à l’écart de ma table de travail, j’ouvre sur tablette le site web du journal départemental. Lui il a payé son exemplaire, moi j’ai quelques abonnements web prélevés directement sur mon compte, Le Monde, Spotify, d’autres, mais je ne crois avoir acheté d’exemplaire papier de mon journal départemental qu’une fois en dix ans, à cause de la photo d’un de mes enfants dans une course sportive.

6

Avec le journal local, ces publicités qu’on distribue dans la boîte aux lettres, il n’est pourtant pas du genre à se préoccuper des promotions au supermarché de bricolage, et je n’ai aucune idée de comment il mange, et de ce qu’il cuisine. Avant qu’il m’invite là, dans sa pièce à vivre, nous étions au restaurant d’à côté et il a bon appétit. La solitude essentielle de l’écriture ne suppose pas le retrait des exercices de socialité, dont la conversation et le courrier postal font partie – et cela valait pour Kafka comme pour Beckett. Ce ne sont pas des fonctions absolues, mais à chaque époque dépendant de codes sociaux précis, on disait cela étiquette chez Saint-Simon et nous parlons nous encore de netiquette. Ça nous a valu d’ailleurs un triste quiproquo : arrivé dès midi et demie, après quelques photos des trémies de la sablière de l’autre côté du pont, je l’attends devant le restaurant, à vingt mètres de chez lui, tandis que dans cette même pièce il attend que je sonne chez lui. N’empêche que j’aurais bien aimé visiter sa cuisine, savoir l’heure de son café du matin, et à quel moment il va écrire.

7

La maison a treize pièces : une personne de son âge vit dans trois ou quatre pièces seulement. Je suppose qu’en dehors de cette pièce à vivre et de la cuisine au bout du couloir, où il s’est absenté un instant (et j’en ai profité pour faire cette photo à contrejour), probablement dans la pièce symétrique de celle-ci, derrière l’autre fenêtre, il a une pièce réservée à l’écriture, probablement équipée d’une bibliothèque, et qu’il y stocke ses cahiers. De ces questions très matérielles de l’écriture, concernant la place, le corps, le temps, nous sommes de plus en plus familiers, y compris parce que la transition, l’école de la concentration, le bouleversement des supports, nous les rend plus vives. Dans la multiplicité des entretiens avec lui, ces questions on ne les lui pose pas. Leur approche n’est pas spécifique d’ailleurs au web, c’est seulement récemment qu’on a décrypté un peu mieux les rythmes corporels d’écriture de Balzac et même de Flaubert, cherché à décrypter les permanences, les régularités, la vitesse, les hapax.

8

Sur le dessus de la cheminée, des photographies dans des cadres. Ce sont des archives familiales, peut-être même ses parents, je ne me souviens pas assez bien : il m’aurait fallu documenter le lieu avec l’appareil-photo numérique mais je n’en avais pas le droit moral (ça m’aurait semblé aussi vulgaire que cette vente aux enchères à peine lui mort). Je suppose qu’à chercher dans les archives (numéro d’une revue de luxe à laquelle j’avais participé, de façon rémunérée, la revue 303) on pourrait retrouver des photos de cette pièce et j’aurais alors mémoire de ce que j’y avais vu comme photographies. Nous sommes issus d’un monde qui n’avait pas capacité de se documenter lui-même : cette fonction, il l’accomplit désormais avec profusion et redondance, mais apprendre ce que nous avons à regarder, documenter, archiver procède du même vieux défi. Juste que probablement, aujourd’hui, j’aurais fait un simple petit panoramique avec l’iPhone en fonction vidéo et que, là tout de suite, ça me servirait.

9

Les photographies sont celles de ses parents ou de parents, ainsi que du village, dont il dispose pourtant réellement à portée d’une simple marche, qu’il accomplit au moins une fois par jour, ne serait-ce que pour la Poste et le journal. Un petit carton avec une ficelle « Je reviens dans quelques minutes » est alors accroché à la poignée de la porte d’entrée – le carton aussi a été mis en vente aux enchères, pensez : un autographe. Le statut de la représentation de ce qui nous environne n’est pas une chose nouvelle. Elle a son équivalent syntaxique, lorsqu’il parle au présent du même village lors de la première guerre mondiale, avec sa même acuité qu’à l’ordinaire, parlant de la disproportion hommes-femmes dans le massacre. Le carton, et les photographies, posent le réel et la disponibilité comme intermittence. Nous l’organisons aussi.

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Donc : où sont rangées ses propres photographies, son propre appareil photo, les négatifs assurant la reproductibilité matérielle de ce qu’il a photographié ? Certaines images sont accessibles sur le web, ainsi New York vu du paquebot France. Certaines images sont moins touristiques : paysages, horizons. La notion de paysage est très présente dans son écriture : ainsi, dans le même voyage en Amérique, le survol du Québec, la densité de la forêt, l’atterrissage à Montréal puis l’arrivée à Chicago. En ce cas, pas de photos, mais l’écriture fragmentaire, discontinue : la publication web peut renforcer l’importance de la discontinuité dans l’organisation du récit, comme le montage au cinéma peut être considéré comme un art spécifique, mais elle s’est amorcée historiquement bien plus avant. Ce qui nous arrive, en profondeur, c’est de lire beaucoup plus directement, sans procéder à une analyse particulière, un grand roman de flux comme L’Idiot de Dostoïevski en tant que composition architecturée d’éléments brefs autonomes. Quand il organise ses livres selon ces découpages de fragments à forte densité narrative, mais dont la seule dimension romanesque est transposée (moments où les fragments s’appliquent au roman, donc à la lecture, établissent que – bien avant le continuum d’une écriture site, il n’y a pas discontinuité entre lecture et écriture, ni séparation de l’écriture qui scrute une réalité du type paysage et une réalité du type lecture d’un livre.

11

Souvenir, quelque part dans l’œuvre de Gracq, de son fragment sur Tréhorenteucq : dans la lande bretonne grise et mauve, plane, érodée, court une étroite, profonde fissure : la tête des arbres qui poussent dans l’écroulement fertile arrive au ras de la lande, y dessine un zig zag vert. Nous écrivons ces fissures, nous y décidons, les explorons. Comment une photographie de l’illusion que donne Tréhorenteucq aurait été possible ? Gracq l’invente par son texte. Je lui ai raconté avoir été à Tréhorenteucq, et que pour la promenade du dimanche et le tourisme on avait creusé au fond une large piste de 4 x 4, et abattu bonne part des arbres. Cette conversation, et la déception dont elle témoignait, comme c’est souvent le cas lorsqu’on parle des affaires du monde, si tenue avec Gracq lui-même, constitue-t-elle un lien avec le texte initial : peut-être, via la mise en ligne de ce que précisément je dis en cet instant (vous ne vous souveniez pas de Tréhorenteucq, vous irez relire Tréhorenteucq). Nous n’intervenons pas sur le texte initial, mais nous interagissons avec la lecture et déplaçons son contexte, qui est quelque part encore le texte lui-même. Ma conversation avec Gracq ne me contraignait pas à aborder ces questions, c’était juste un silence au moment de l’arrivée du Muscadet. Le web par contre les intègre, nativement.

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La bibliothèque universitaire qui s’est portée acquéreuse, dans le dépeçage aux enchères, de ses photographies, s’est donc aussi portée acquéreuse de l’outil technologique ayant servi à leur production matérielle : l’appareil-photo lui-même, dont le maniement nécessite une appropriation certes plus complexe que la télécommande pour les DVD.

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En quoi cependant les photographies de Julien Gracq déplacent ou modifient notre perception de son œuvre, en tant qu’œuvre littéraire : qu’il ait photographié le Mississipi ou Chicago rend-il ses images plus significatives que les millions de photographies touristiques équivalentes des archives privées individuelles avant FlickR et les albums Facebook ? Est-ce parce qu’il a si bien parlé de Beatrix que sa photographie du château de Saché penche comme la tour de Pise ? Un Gracq blogueur aurait-il retranscrit son émotion à la visite de Saché, là où En lisant en écrivant ajoute à notre plus centrale connaissance de Balzac ? En quoi nos appareils de photographie numérique facile déplacent-ils ce que son Contessa Zeiss n’a su apporter à Julien Gracq pour le constituer comme photographe ?

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Pour l’écriture, il refuse la transcription mécanique : il écrit à la main, et ne transcrit pas lui-même à la machine à écrire. L’usage d’une machine à écrire, avant le traitement de texte, implique une gestuelle dont l’élément de discontinuité est la lettre, discontinuité qui vaut aussi pour le rythme corporel, les quatre doigts qui enfoncent les touches déclenchant les marteaux. Quand les premières machines à traitement de texte arrivent, il pourrait s’en procurer une, et l’utiliser comme il fait de ses cahiers, mais l’idée paraît à distance un peu saugrenue. Mais les frontières sont fines entre technologie dédiée et technologie requise : sans remonter à la colère de Flaubert contre ceux qui passent de la plume d’oie à la plume d’acier, le cahier en lui-même, titre, double page, lignages et marges, stratégies de sélection, copie et mise au propre est une technologie appliquée à la rédaction. L’usage du mot anglais workflow, bien commode, en est l’exact contournement. La continuité de ce que nous inventons dans les usages littéraires du traitement de texte, à partir de logiciels conçus pour la rentabilité bureautique, dérive moins de nos nouveaux outils, que de ce que nous héritons de ces technologies rédactionnelles.

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L’écriture est quotidienne. Que faire d’autre, quand on est allé acheter son pain et son journal, qu’on a marché au long du fleuve ou traversé le pont pour un bout de chemin sur l’île Batailleuse ? Il se consacre à des tâches administratives : il est propriétaire de deux garages qu’il loue à des particuliers, d’un local utilisé par la gendarmerie, et de champs, voire même d’une ferme. Il a été enseignant toute sa vie et en touche la retraite. Cela suppose une certaine masse de papiers, probablement un téléphone dont il ne communique pas le numéro (sans liste rouge, et le supplément qu’on paye pour ce service, ce serait l’enfer). Il vivrait aujourd’hui, je lui demanderais comment ces papiers administratifs sont triés et rangés, s’il utilise pour cela dans les treize pièces de la maison non pas une pièce dédiée mais une table et une armoire (peut-être ces armoires qui ont été à la mode jusque dans les années 80, fermée par un rideau de lattes de bois déroulées et qu’on pouvait fermer à clé. Et comment il s’y prenait aussi pour le découpage du temps, s’il s’y collait plutôt le lundi matin. Je connais la personne qui une fois par an se déplaçait chez lui pour rédiger la déclaration d’impôts sur le revenu. Nous affrontons seulement que la dispersion matérielle de ces tâches n’est plus séparée pour nous par des lieux ou des supports différents (ces deux dernières années, j’avais grand plaisir à travailler sur deux ordinateurs différents, selon que la tâche était utilitaire ou littéraire – contraint de ne plus les séparer sur des machines dédiées, je me découvre garder l’utilitaire pour le bureau, et emporter ma machine dans un autre endroit, ou train ou ville, pour le littéraire).

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La collection de livres imprimés qui porte son nom, et rassemblés en deux Pléiade qui sont les deux seuls Pléiade que vend la maison de la presse du village (je l’ai vérifié, ayant commis l’incroyable lapsus d’arriver là pour une lecture et découvrir au tout dernier moment, le dimanche matin et déjà sur place, avoir pris dans mon sac le Pléiade Sarraute au lieu de son tome II) est une sélection restreinte d’écrits pris à la production implémentée au quotidien.

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Il ne pratique pas la forme journal. Mais si on établit une collection restreinte de noms significatifs, comme Poe, Balzac, Stendhal, Lautréamont, Breton, paysages, mer, littérature (à l’estomac), elle crée un index qui parcourt l’ensemble des livres, et donc probablement l’ensemble des cahiers. Nous ne connaissons qu’un exemple très restreint de ces cahiers, celui du journal de guerre, bien longtemps avant la tâche d’écriture liée à cette pièce même et le rôle de cette maison, ici considérée comme site web. Lorsqu’il compose un livre imprimé (au moins pour Lettrines et En lisant en écrivant – si je n’ai pas besoin de prononcer son nom ici, le nom des livres est aussi évident que le nom du village), il extrait du continuum au quotidien ces collections qu’il réorganise et trie, leur donnant parfois un titre dédié : Proust considéré comme un terminus, par exemple.
L’étude des cahiers nous renseignera sur les incréments temporels de cette écriture : lorsqu’il écrit la suite de fragments dite « Marines » dans Lettrines 2, il est peu probable qu’il compile des fragments dispersés sur une longue période, mais qu’il soit dans son studio vendéen face mer, et les reprenne à distance, une fois revenu, on peut plutôt imaginer une période de temps dédiée, où l’écriture des Marines devient – sinon exclusive – du moins dominante.

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Ce qui change est une affaire de double curseur : celui qu’on établit sur les notes personnelles et celles de la publication immédiate, celui qu’on établit sur la densité même, en reconstituant des objets clos spécifiques, qu’ils s’appellent livre imprimé, livre numérique, ou simplement constellation précise dans l’intérieur du site web, disposant de son propre système de navigation interne autonome par rapport à celui du site. Je dispose de plusieurs de ces outils sur mon ordinateur : bloc-note pour la saisie immédiate (NotationalVelocity), logiciel de rédaction markdown (fascinant UlyssesIII), mais les outils réseaux, pour moi principalement Twitter, fonctionnent aussi comme cette fonction avancée de la prise de note, établissement de micro-territoires, mot qu’on griffonne pour rappeler l’idée. La publication (fil Twitter) ou pas (UlyssesIII) est donc assez secondaire par rapport au travail de note lui-même. Elle n’est pas fixation et stérilisation de la note, mais l’inscription de son fonctionnement comme germe – l’instance collective qu’elle peut susciter, autrefois commentaires de blog, ou reprises et réactivité Twitter – la dynamise et déplace le statut de l’auteur vers ce collectif, même s’il en surgit seul, ou le catalyse de sa propre initiative. Pour Gracq, la surprise toujours à découvrir quels auteurs il considère comme ses proches ou ceux avec qui socialement et intellectuellement il échange le plus – ou inversement ceux qui lui ressemblent tant qu’ils refusent réciproquement tout mode de rapprochement, ainsi Claude Simon.

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Legs Julien Gracq : les manuscrits à la Bibliothèque nationale. Cherchez quelque part quelqu’un qui ait pris deux heures de son temps pour nous dire en ligne : tant de cahiers, qui ressemblent à ça, voilà la photographie du carton. Cherchez quelqu’un quelque part qui ait dit : on ne peut pas tout numériser d’un seul coup, voilà ce qu’on fera la première année, la deuxième, la troisième. Cherchez quelqu’un quelque part qui ait dit : on photographie tant de pages des cahiers, on les envoie à tant de personnes volontaires, et vous nous renvoyez le texte – ça s’est fait, magistralement, pour Madame Bovary. Je ne critique pas la Bibliothèque nationale, elle a tant d’autres choses importantes à faire, comme #ReLIRE. Mais c’est un exemple parmi cent autres : on vit encore dans la préhistoire. Comment cette préhistoire, ou cet âge glaciaire qui sera défini plus tard, qui aurait commencé il y a vingt ans et va se prolonger encore trente, comme une transition rapide et majeure de l’écrit. Quelquefois j’enrage de voir des types de quarante ans plus cons que moi, mais qui probablement continueront d’être cons longtemps après que je serai exactement comme Julien Gracq, un paquet de cendres dispersées dans une périphérie de ville.

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Legs Julien Gracq : le fauteuil trône dans la maison vide, on ne sait pas trop pourquoi.
Des poètes expérimentateurs y viennent en résidence, mangent probablement de temps en temps les anguilles grillées de la Gabelle, mais ne voient pas dans le fleuve intangible sa permanence depuis l’enfance. Les cahiers, eux, attendent. Nous aurons choisi, dans notre activité Internet, que ce geste même, les cahiers dans l’expérience quotidienne, s’appellent un site web, et que qui veut y entre. Quelquefois avec le risque que quelques goujats nous y déplaisent. La terreur est bien moins grande en ce cas que l’indifférence : le monde est léger et va vers ce qui brille, nous ne brillons pas, nous travaillons. Le monde a déjà bien assez de démons, et nous-mêmes irions mieux s’il les affrontait mieux. Nos sites sont un retranchement, où l’affinité seule sert de guide. Nous sommes encore dans l’âge de la maladresse technique, des bricolages permanents, quand nous sommes si démunis pour ces bricolages.

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De même les nouveaux travailleurs qui, d’ici deux à trois décennies, pourront librement et numériquement travailler sur ce dont nous ne savons rien, cet équilibre de l’écriture personnelle et de l’écriture publiée, ce que nous aurons à y apprendre de ce qui nous concerne pourtant de suite : chantiers sur les paysages urbains, chantiers sur notre désaffection du roman, chantiers pourquoi pas sur une mutation radicale de l’auteur, puisqu’il n’y a jamais eu Julien Gracq, mais juste Louis Poirier. Et que nous aurons tous fait ces choix pour notre présent et notre exercice de la littérature : y compris dans cette mutation radicale que l’exercice web impose pour l’auteur, qui l’agrandit.

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On aurait aimé, pour Julien Gracq, que les chacals et vautours se dépêchent un peu moins d’enlever les ustensiles de cuisine, les vêtements dans les armoires, les places relatives des tables dans les treize pièces. Ça aurait coûté quoi. Quand la maison a été vide, la Fondation de France à qui elle avait été léguée n’en a pas voulu, s’en est défaussé pour la commune, qui a une vision très communale de la littérature. Les héritiers semblaient ne pas supporter les restes : la salle de vente aux enchères s’en est repue – 385 000 euros, quel dommage ç’aurait été de se priver d’un tel bénéfice, à moins d’un an de la dispersion anonyme des cendres, dans une périphérie de ville. Ainsi écrirons-nous pourtant, dans la fragilité radicale et aggravée d’une base de données soumise à toutes les révisions techniques à venir, ou à l’hébergeur qui en commande l’accès d’un simple DNS. C’est peut-être bien de savoir à tout moment, les Rabelais et Villon n’eurent même pas besoin de l’apprendre, que la littérature, pour se faire, n’exige pas de considérer son propre avenir. Ceux qui s’imaginent le contraire n’ont pas de blog, ne twittent pas, ne se compromettent pas sur Facebook et ont des pensées très précises sur le livre numérique : ils sont au monde un peu comme ces décorations de Noël, on apprend peu à peu à ne plus même les remarquer.

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L’écriture a-t-elle jamais été une pratique solitaire et hors de son bain social, la lecture a-t-elle jamais été une pratique secrète et isolée, le lieu où nous travaillons et écrivons a-t-il jamais été sans fenêtre sur fleuve, vue sur le pont, fauteuil pour lire le journal, table pour traiter le courrier postal, régler les problèmes administratifs, et lieu pour affronter la page du cahier ? Il y a bien des modèles de pièces à écrire, selon qu’il s’agit de Balzac le nomade, de Claude Simon qui dessine sa table à écrire, la pièce et sa fenêtre, sur la première page même du livre qu’il commence – d’Artaud qui n’en eut jamais, de chambre à soi, de Lautréamont mort au bout de son livre, ou de rien qu’un lit pour Marcel Proust ou d’un bateau pour Jules Verne. La pièce à vivre de Julien Gracq nous apprend à les considérer comme autant de sites web, nous n’avons plus – pour écrire – qu’à habiter nos sites, chaque jour mieux, chaque jour plus.

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Les espaces du site : fbon et le réseau

Résumé

 

François Bon écrit dans Tiers Livre qu’en dehors d’avoir été « écrivain (dernier quart du XXe siècle) puis artiste transmedia (premier quart du XXIe siècle), [avoir] inventé, codé, rédigé & publié le site Tiers Livre » [il a] « laissé peu de renseignements sur lui-même » (article 356). Notre investigation porte sur ce site comme « espace(s) » ; des espaces et circulations en réseau qui permettent d’interroger la notion d’identité numérique, la manière dont ce site et ses ancêtres ont transformé – à partir de 1997 – François Bon « écrivain » en « fbon », « artiste transmédia », « écrivain 2.0 ». Lorsqu’il a créé son premier site en 1997, l’espace du livre devient un peu serré : l’écriture cherche à en sortir et à se trouver des espaces autres. Qu’en reste-t-il aujourd’hui ? Question ouverte comme la construction de notre contribution. Nous vous invitons à circuler à partir de notre ouverture en vous laissant guider par les hyperliens. Votre regard changera comme si vous tourniez autour d’un arbre, sa couronne, ses racines.


François Bon tells us that after being a writer (last quarter of the 20th century) and a transmedia artist (first quarter of the 21th century), after having invented, coded, written and published the website Tiers Livre, their will have been not much more other information left about him. Our research will consider this website as spaces and network circulations which enable us to question the concept of the digital identity, and wonder how this website and its ancestors had transformed, since 1997, François Bon from a “writer” into “fbon”, transmedia artist” and “writer 2.0”. When he was coding his first website in 1997, the space for literature was shrinking: writing had got to leave it for other spaces. What will be left today? It is an open question as is the construction of our contribution. Thus, we invite you to navigate from the departure by following our hyperlinks. Your perspective might change as if you turned around a tree, its crown, its roots.


On pourrait commencer par citer les bios rédigées par François Bon sur son site :

2 | très brève

François Bon, écrivain (dernier quart du XXe siècle) puis artiste transmedia (premier quart du XXIe siècle) a inventé, codé, rédigé & publié le site tierslivre.net.

3 | encore plus brève

A laissé peu de renseignements sur lui-même, sinon un site web [1].

Ceci afin de dire dès l’abord que notre objet sera le site comme « espace(s) » et que ces espaces, ces circulations en réseau permettent d’interroger la notion d’identité numérique, la manière dont le site a transformé – à partir de 1997 – François Bon, « écrivain » en « fbon », « artiste transmédia », « écrivain 2.0 ».

Lorsqu’il crée son site, en 1997, l’espace du livre devient un peu serré : l’écriture se cherche des espaces autres. Vingt ans après – pour parler comme Alexandre Dumas –, lorsqu’il rédige ces notices biographiques, ne resterait de l’œuvre et de l’auteur que le site et des traces disséminées dans le WWW.

Note

[1] François Bon, « La Feuille, on rappelle », en ligne ici. Consulté le 4 juin 2015.


Auteurs

Stéphane Bikialo est Maître de Conférences en Langue et Littérature françaises à l’université de Poitiers et directeur de la revue La Licorne. Il s’intéresse aux rapports entre langue et style dans la prose contemporaine, en particulier chez Claude Simon et Bernard Noël. Il travaille actuellement sur le rapport mots / choses, ainsi que sur les enjeux du rythme graphique (Lydie Salvayre, Leslie Kaplan, Jean-Charles Massera, etc.). Il vient de codiriger deux volumes sur l’imaginaire de la ponctuation du XIXe au XXIe siècle, dans les revues LINX et Littératures. Il prépare un ouvrage collectif sur l’œuvre de Lydie Salvayre chez Garnier. Un de ses derniers articles parus : « Genres de discours et réalité dans la fiction narrative contemporaine », dans Fictions narratives du XXIe siècle : approches stylistiques, rhétoriques, sémiotiques, C. Narjoux et C. Stolz (dir.), La Licorne, n° 114, décembre 2014.

Martin Rass est Maître de Conférences en civilisation allemande et nouvelles technologies à l’université de Poitiers. Il a travaillé sur l’imbrication des médias et du politique lors de l’avènement des mass media en Allemagne au début des années trente. Il travaille actuellement sur l’évolution de l’écoute, l’oreille, « cette sorte d’orifice le seul dans le champ de l’inconscient qui ne peut pas se fermer » (Lacan), à travers la réception d’œuvres artistiques dans un monde sensuellement pollué. Il a notamment publié sur ce sujet : « Existe-t-il une politique des corps sonores ? », Langue, musique, identité, Jeremy Price, Licia Bagini, Marlène Belly (dir.), Paris, Publibook, 2011, p. 119-134 et « Le bruit du passage du train – entendre Sebald », Europe, 91e année, n° 1009, mai 2013, p. 157-167. Cette recherche a trouvé un complément dans les nouveaux dispositifs de lecture (écrans mobiles), leur rapport au corps, « l’innervation des doigts » (Benjamin) et l’implication de la kinesthésie.

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Tiers Livre, une structure en constellation

Résumé


Tiers Livre de François Bon est un site qui s’inscrit dans une histoire du numérique mais également une histoire de l’écriture et de la pensée. En proposant une lecture du site, on peut dégager un véritable « écosystème de l’écriture », entendu comme espace d’expérimentation et dynamique infinie de l’écriture.


Tiers Livre of François Bon is a site that is part of a digital story, but also a history of writing and thought. By offering a reading of the site, one can identify a true “ecosystem of writing”, understood as infinite space for experimentation and dynamics of writing.


 

Texte intégral

On peut lire François Bon sur le web depuis 1997. C’est écrit sur la page d’accueil du site, comme un clin d’œil, comme l’affirmation d’une véritable expérience d’écriture.

Sébastien Rongier_TiersLivre_Illustration 1

Doc. 1 ‒ Page d’accueil de Tiers Livre, un des bandeaux de 2013.

La question n’est pas celle de la lecture sur numérique mais de la lecture dans le numérique. Et donc de la lecture du numérique. Le problème ne doit donc pas être posé en termes de support mais bien en termes de lecture. Accepter le site comme milieu d’écriture, comme expérience de lecture, comme mode d’accès à une écriture. La lecture numérique est une expérience de la mobilité. Cette mobilité littéraire est plus ré-inventée qu’inventée. Pour moi, l’idée de ré-invention est importante car elle permet de tenir un double discours sur le numérique : à la fois tracer une généalogie et définir des spécificités. Pour l’écriture comme mobilité, on peut lire Rabelais, Montaigne, Proust ou Claude Simon… c’est-à-dire tracer des filiations et des généalogies, manière de casser des étanchéités idéologiques toujours à l’œuvre et à la manœuvre. Des liens et de la généalogie, certes, mais aussi des spécificités. C’est ce à quoi invite Tiers Livre [1].

Il s’agira donc de tenter des incursions à l’intérieur de Tiers Livre pour cerner les contours d’une lecture. Et d’ores et déjà de souligner la singularité, la valeur indéterminée du déterminant : une lecture. Donc pour tenter cette approche, il faudra se forger quelques outils et projeter quelques hypothèses.Je partirai d’un constat simple : le site Tiers Livre s’élargit. Au fur et à mesure de son évolution, Tiers Livre s’épaissit. Il faut tenter de répondre à cette question impossible : comment décrire ce mouvement ? Comment cerner une épaisseur numérique ?Une approche intuitive serait de proposer l’analyse d’une navigation et d’en déduire quelques aspects. Mais si l’on veut envisager Tiers Livre comme un système en déplacement occupant un espace-temps, il faut tenter un autre geste : esquisser une morphologie du site pour des modes de lecture.

La vie du numérique est d’abord conçue par la verticalité. La lecture et la navigation sont d’abord verticales : verticalité de la page et premier déplacement du haut vers le bas de la page. La navigation est verticale avant d’être spatialisée par le passage d’une page à l’autre selon une logique numérale, puis par le lien hypertexte qui densifie l’espace numérique, lui donne une épaisseur et ouvre la structure logique à la possibilité de la perte. Cependant la perte numérique est relative, la logique de la navigation comme perte reste subordonnée aux coordonnées de la navigation enregistrée par la machine et les serveurs à partir desquels on navigue [2].

La question devient celle de la stratégie d’architecture du site et du dispositif de lecture qu’il propose. De nombreux sites sont des blogs et des blogs sont des sites. La distinction me semble toujours opérante pour affiner les lectures. Là où le blog a une logique d’empilement vertical avec l’infini mouvement de l’ascenseur numérique, le site, lui, développe une logique d’arborescence (laquelle n’empêche pas d’accueillir en son sein un blog). L’histoire de Tiers Livre me semble relever de cette double articulation et de son déplacement.

1. Tiers Livre, quelle logique de lecture ?

Il y a dans le développement de Tiers Livre, une leçon de l’expérience de remue.net. Même seul (Tiers Livre est le site d’un auteur), le numérique n’est pas solitaire. Tiers Livre s’articule dans son histoire à l’aventure de remue, au moment de sa grande ouverte au collectif. C’est ce qui a permis à François Bon d’affirmer cette nouvelle aventure personnelle et ce à trois niveaux :

‒ une base solide pour une aventure collective qui perdure ;

‒ le développement d’un espace personnel pour de nouvelles activités et expérimentations (elles étaient parallèle à remue bien avant l’affirmation de Tiers Livre) ;

‒ la mise en place de Tiers Livre prend acte de la fin de la structure d’empilement : c’est aussi parce que remue est devenu collectif que la fonction accumulative et verticale ne faisait plus sens tant d’un point de vue technique (passage sous spip) que d’un point de vue éditorial. Nécessité d’une nouvelle arborescence et d’une nouvelle logique de lecture. Tiers Livre prend ce chemin pour inventer ses propres formes d’écriture.

C’est pourquoi Tiers Livre subvertit la logique de verticalité par celle de l’horizontalité. On peut y voir une sorte d’effet Baudelaire. Baudelaire a des effets numériques. Qu’on se souvienne de la logique des « correspondances » : pour Baudelaire, la recherche d’une unité perdue de la Nature dans la poésie repose sur un principe analogique. D’où chez lui un réseau poétique s’élaborant sur une perspective verticale (du visible à l’invisible) et une perspective horizontale (écho des sens formant dans le texte une sorte d’unité dans le confus) [3]. Cette poétique des correspondances est évidemment un motif. Je l’extrais de l’esthétique baudelairienne pour n’en garder qu’une trame, un prétexte méthodologique pour lire Tiers Livre avec tout de même cette double arrière-pensée baudelairienne : la figure du poète est présente dans tout Tiers Livre (bien avant les pas de danse de Proust est une fiction) et surtout Les Fleurs du mal fait partie des premiers gestes de mise en ligne par correspondances : recopier et mettre en ligne le poète a été un de ses premiers gestes d’écrivain numérique. C’est un cœur (vif et nu) numérique, un geste généalogique dont on devrait mesurer les traces dans la structure même du site.

D’où cette tension entre verticalité et horizontalité… Historiquement, le site bouge sa page d’accueil, casse ses marge, s’étire par les côtés. La fonction horizontale contrarie la logique verticale. C’est le premier renversement de lecture. Pour voir ce renversement de la verticalité par l’horizontalité et le foisonnement intérieur, il suffit de parcourir l’histoire des pages d’accueil depuis 2005. Ci-dessous 13 images des pages d’accueil entre avril 2005 et octobre 2013

Sébastien Rongier_TiersLivre_Illustration 2_avril 2005

Doc. 2 ‒ Page d’accueil de Tiers Livre, avril 2005.

Sébastien Rongier_TiersLivre_Illustration 3_2006

Doc. 3 ‒ Page d’accueil de Tiers Livre, 2006.

Sébastien Rongier_TiersLivre_Illustration 4_avril 2008

Doc. 4 ‒ Page d’accueil de Tiers Livre, avril 2008.

Sébastien Rongier_TiersLivre_Illustration 5_septembre 2008

Doc. 5 ‒ Page d’accueil de Tiers Livre, septembre 2008.

Sébastien Rongier_TiersLivre_Illustration 6_février 2009

Doc. 6 ‒ Page d’accueil de Tiers Livre, février 2009.

Sébastien Rongier_TiersLivre_Illustration 7_novembre 2009

Doc. 7 ‒ Page d’accueil de Tiers Livre, novembre 2009.

Sébastien Rongier_TiersLivre_Illustration 8_juin 2010

Doc. 8 ‒ Page d’accueil de Tiers Livre, juin 2010.

Sébastien Rongier_TiersLivre_Illustration 9_décembre 2010

Doc. 9 ‒ Page d’accueil de Tiers Livre, décembre 2010.

Sébastien Rongier_TiersLivre_Illustration 10_juin 2011

Doc. 10 ‒ Page d’accueil de Tiers Livre, juin 2011.

Sébastien Rongier_TiersLivre_Illustration 11_décembre 2011

Doc. 11 ‒ Page d’accueil de Tiers Livre, décembre 2011.

Sébastien Rongier_TiersLivre_Illustration 12_juillet 2012

Doc. 12 ‒ Page d’accueil de Tiers Livre, juillet 2012.

Sébastien Rongier_TiersLivre_Illustration 13_décembre 2012

Doc. 13 ‒ Page d’accueil de Tiers Livre, décembre 2012.

Sébastien Rongier_TiersLivre_Illustration 14_octobre 2013

Doc. 15 ‒ Page d’accueil de Tiers Livre, octobre 2013.

Second renversement, ce que j’appelle la logique asymptotique : il y a un principe de profusion, de multiplication d’expériences et de modes d’écriture qui tiennent toutes ensemble (journal image, notation, texte en écriture, en reprise d’écriture, etc.). L’asymptote est ici métaphore de l’infini, comme le site, lui, ne cesse de se multiplier, de se re-configurer. Comment, dans cette circonstance du mouvant, tenter une morphologie ? En faisant appel à une branche des mathématiques qui a eu son heure de gloire à la fin des années 1960 et 1970, la morphogenèse. Il ne s’agit certes pas d’entrer dans des considérations mathématiques dont je ne suis pas capable, mais de saisir par la métaphore des éléments de la démarche, pour décrire des topologies instables et penser la dynamique instable.

Le sens général de la morphogenèse est celui d’un processus créateur (et destructeur) de formes. La question générale posée par René Thom est de comprendre la dynamique de stabilité dans une discontinuité, donc de mettre en jeu une stabilité structurelle et un processus d’évolution induisant une instabilité (l’action d’une singularité). Bref, il s’agit de penser un modèle dynamique, et pour nous de dire l’état d’une forme discontinue que serait Tiers Livre car, comme le rappelle René Thom, « ce qu’on appelle usuellement une forme, c’est toujours en dernière analyse, une discontinuité qualitative sur un certain fond continu [4] ». Cette prise en considération de la dynamique et de l’instabilité ouvre la pensée à une dimension aporétique contre les modélisations systémiques reposant sur la stricte stabilité et sur la reproductibilité.

Comment trouver son chemin dans l’immensité de Tiers Livre, comment essayer d’embrasser ces expériences multiples, en mouvement constant, sinon en acceptant d’abord l’idée de ce mouvement, c’est-à-dire son caractère infini et sa dimension aporétique : c’est l’idée d’une tension comme expérience critique qui déjoue les formes de dominations (idéalistes ou systématisantes).

2. Un espace d’intensification : constellation et process

Il y a les textes, leurs repentirs, leurs apparitions et leurs disparitions (le Proust en trace un exemple après la publication papier, en attendant une nouvelle autre vie dans quelques temps). L’espace d’écriture retrouve avec le numérique sa mobilité. Elle n’a jamais été perdue mais elle a souvent été oubliée parce qu’on a le livre comme modèle unique (et fermé). Or la lecture de Tiers Livre demande de quitter le modèle du livre et la logique baudelairienne des « correspondances », reposant sur la relation d’horizontalité/verticalité, pour une autre logique, qui est celle de la constellation. La constellation est un ensemble hétérogène maintenu dans son hétérogénéité. C’est un système ouvert qui repose sur une absence de pôle d’attraction. C’est une forme qui s’expose sans fin (à la différence de la configuration qui est une totalité fermée). La totalisation est impossible. Il faut se résoudre, en lisant Tiers Livre, à l’irrésolution. Impossible pour le lecteur – comme pour l’auteur – d’embrasser la totalité du site. Ce sera donc une vue et une expérience fragmentaire qui se proposent à lui.

Tiers Livre est aussi une expérience de relecture. Je ne parle ici pas du fait de lire et relire un auteur, un site, etc. mais du fait que le site de François Bon se nourrit de la reprise de textes publiés en volume, par exemple le travail en cours Tous les mots sont adultes [5]. Le site ressaisit la forme initiale papier du texte [6], et procède à une nouvelle éditorialisation, par l’inscription du travail dans le site, l’ajout de photographies, de présentations, de quelques liens, ou la possibilité du commentaire.  Exemple, pris dans le premier cercle du livre : « fenêtre le classique de Raymond Bozier ». Au moment où s’écrit ce article, pas d’entrée d’activée mais trois exemples proposés : un premier lien renvoie vers un texte d’atelier à Argenteuil publié en 2004 (avec page d’époque) ; un deuxième à un atelier à l’IUFM de Paris publié en 2005 ; un troisième à un atelier en Indre-et-Loire publié en 2007 sur le site. Ces renvois ne viennent pas du livre mais appartiennent au site. Ils sont désormais partie intégrante de la récriture numérique de Tous les mots sont adultes.

Comme cet exemple le montre, la démarche numérique opère donc un changement de paradigme : le passage de l’écriture comme work in progress à celui d’une écriture comme work in process. Là où le work in progress peut afficher une finalité (une téléologie, quasiment) qui désigne une étape vers un objet fini, achevé, une totalité peut-être… le work in process rend compte d’une activité spatio-temporelle qui n’en finit pas, qui avance et s’exécute en redéfinissant constamment ses procédures et étapes de fonctionnement. In process signifie que le système organise son activité en transformant les ressources à sa disposition. Le double travail d’invention et de reconfiguration induit que le produit n’est plus fini mais infini. L’écriture numérique de Tiers Livre est l’expérience de cet infini.

Il faut pointer une pratique d’écriture spécifique de François Bon, à savoir la màj ‒ la mise à jour de ses textes. Il n’est pas rare de voir un texte remonter à la Une du site, et être complété. François Bon ajoute une note qui donne un nouvel éclairage, redonne une actualité à un texte plus ancien, répondant à une double fonction :

‒ une fonction archéologique : le site revisite sa propre histoire des pratiques numériques, regarde la distance parcourue (ou non), évalue les évolutions. Je pense par exemple au récent « facebook mode d’emploi », 1ère mise en ligne 15 septembre 2007 et dernière modification le 19 novembre 2013. François Bon n’efface rien mais ajoute des chapeaux introductifs pour mettre en perspective ou amender.

‒ une fonction transformatrice : dans son environnement numérique, le texte acquiert un autre statut. Il prend une dimension processuelle. La logique de « mise à jour » inscrit le texte dans un écosystème numérique. Sa logique est celle du logiciel, rompant avec une stricte logique chronologique pour un principe d’évolution interne, inscrivant sa temporalité (temps de l’écriture et des retours) dans la vie même du texte. Chaque texte est potentiellement voué à sa propre infinité.

C’est le paradigme temporel du texte et de l’écriture qui est ici déplacé. La présence du texte renverse la logique du présentisme (qui accompagne souvent la critique du numérique) pour une forme de présent par débordement. Le présent s’oppose au présentisme décrit par François Hartog « comme [un] renfermement sur le seul présent et [un] point de vue du présent sur lui-même [7] ». Entendu comme temps de l’aplatissement médiatique et de la consommation événementielle, le présentisme est, chez Hartog, la description d’un « régime d’historicité » c’est-à-dire, selon Jean-François Hammel, un modèle d’intellection du temps d’une société, un « mode d’être au temps propre à une société [qui] rend compte des relations du passé et du futur dans chaque présent de l’histoire [8] ».

L’écriture expérimentée avec Tiers Livre renverse la logique du présentisme pour une présence en reconfiguration, un présent de la reconfiguration. Pour donner un nouvel exemple de l’articulation entre constellation et process : que serait une lecture de la page d’accueil ? Quelle serait sa morphologie ? La page d’accueil de Tiers Livre est le bord de ce qui n’en a pas. Elle s’abolit dans sa dynamique même. La bordure numérique qu’invente le numérique n’est pas une frontière ou une séparation : c’est la ligne instable du passage. La bordure devient le signe morphologique de ce décentrement : la page d’accueil est une invitation au décentrement, une ligne mobile toujours outrepassée par elle-même. L’hypothèse topographique devient celle d’un espace sans dehors ni dedans. La frontière est indécidable. Et la lecture numérique de Tiers Livre, jointe à l’expérience mobile de l’écriture qui se reconfigure sans cesse, construisent un espace dont le bord n’existe qu’à condition de son débordement.

3. Un espace-carrefour : écosystème, plasticité et connectivité

Walter Benjamin, dans L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique, envisage deux temps historiques de l’art :

‒ un premier temps qui est celui de la tradition, d’un art artisanal et/ou monumental reposant sur l’authenticité d’un original produisant sa valeur auratique (ce qu’il appelle « l’autorité de la chose [9] »).

‒ un second temps de l’art, défini comme « moderne », qui permet de cerner les enjeux du contemporain dans un sens que j’ai déjà abordé : c’est l’idée d’un art comme processus [10].

Benjamin s’appuie sur la notion de reproductibilité pour expliquer ce changement de paradigme, qui induit l’articulation de l’esthétique au technologique. À l’ère du numérique, la question s’est élargie autant qu’elle s’est intensifiée, mais la démarche de Benjamin reste opérante pour nous. Il faut d’abord rappeler que Benjamin n’a jamais une lecture binaire mais dialectique : ce qu’il pointe, c’est la perte de l’aura, pas la disparition de l’œuvre. C’est un changement de paradigme qui me semble éclairer la situation de l’écriture contemporaine avec le numérique, et celle de François Bon en particulier. Le livre est un moment de l’écosystème de l’écriture : ainsi la question n’est plus de penser son écriture comme une rencontre avec un objet, fût-il numérique, mais de l’envisager comme un processus qui aboutit ‒ selon l’expression de Benjamin ‒ « à un puissant ébranlement de la tradition [11] ».

La question du processus éclaire l’idée que l’écriture et le texte sont déplacés par les pratiques numériques. Il n’est qu’à voir les formes mobiles que prennent les aventures textuelles de Tiers Livre entre écriture, édition, diffusion, reprise et transformation. Exemple avec Rolling Stones, une biographie. Avant d’être un livre (Fayard, septembre 2002), Rolling Stones, une biographie a été un feuilleton radiophonique sur France Culture (régulièrement rediffusé). Première révision au moment de l’édition de poche en 2004 (Livre de Poche, avec une postface). Prolongements et compléments sur Tiers Livre avec un dossier complet (textes, ressources, compléments dont le Conservations avec Keith Richards [12])… Il n’y a pas un livre, mais un processus qui ne se termine pas avec cette description. Le texte devient une navigation dont les contours sont instables et souvent renouvelés.

Le numérique n’invente pas ce jeu de reprise. Il suffit de lire à ce sujet ce qu’écrit François Bon dans Après le livre, au sujet de Baudelaire qui « n’a jamais écrit Les Fleurs du mal [13] ». Le numérique n’invente donc pas ce jeu de reprise, mais il l’intensifie et lui donne une nouvelle légitimité. Il l’explore en approfondissant la logique processuelle. En s’appropriant cette possibilité d’écosystème, la morphologie est celle de la plasticité. Il faut alors envisager l’écriture numérique en termes de plasticité, vue comme une « structure différentielle de la forme [14] ». Le terme de plasticité est d’abord esthétique, puis didactique : Plassein, c’est façonner, modeler, et, au sens figuré, former, éduquer. Le terme devient philosophique avec Hegel qui l’évoque dans La Phénoménologie de l’Esprit pour définir la subjectivité : la plasticité traduit le sujet, c’est-à-dire pour Hegel recevoir et former son propre contenu, c’est-à-dire s’auto-différencier. La plasticité est ici le trait général de la malléabilité, un espace de tension qui fait tenir ensemble l’hétérogène.

Conclusion

Réfléchissant sur l’aura, Walter Benjamin définit l’œuvre d’art comme « une singulière trame d’espace et de temps [15] ». C’est ce que nous donne à lire Tiers Livre :

‒ une singularité : son auteur est diffracté, l’écriture est en constellation et le processus est plastique ;

‒ un espace-temps : c’est la tentative de penser les dimensions du numérique (horizontalité/verticalité/profondeur-épaisseur) comme espace infini ;

‒ une trame : l’image peut renvoyer à l’idée du texte-tissu. Elle me semble également induire une idée de carrefour, un espace de croisée des chemins et des expériences qui font également de Tiers Livre un espace-temps ouvert. L’attention aux autres sites et aux autres expériences numériques (sur le mode de l’admiration aussi bien que de la polémique), l’attention aux supports et à leurs pratiques quotidiennes, les invitations à lire et à aller voir qui font du site un espace pour aller ailleurs [16]. Tiers Livre est aussi l’occasion d’autres sites, d’autres expériences… un prétexte pour s’en échapper afin de mieux le retrouver (publie.net, Nerval, mais avant et toujours d’autres formes cachées). François Bon ne cesse n’inventer ce mouvement et ce dialogue dialectique avec son site. Il transforme son site en ses sites afin de prolonger l’infini du bord absent. Et bien sûr les réseaux sociaux offrent d’autres prolongements et espaces d’expérimentation.

 Notes

[1] Ici.

[2] Même si on voit se développer des contre-démarches d’évanescence : v. Snapchat ou de certains sites comme Désordre.

[3] Pour une analyse pointue, voir notamment Patrick Labarthe, « Une poétique ambiguë : les « correspondances », in Les Fleurs du mal. Colloque de la Sorbonne, André Guyaux & Bertrand Marchal (dir.), Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2003, p. 121-142.

[4] René Thom, Prédire n’est pas expliquer, Paris, Champ-Flammarion, 1993, p. 35. Voir également René Thom, Modèles mathématiques de la morphogenèse, Paris, Christian Bourgois, 1981.

[5] Ici.

[6] 2000 puis 2005… cette forme papier étant déjà la trace d’une constellation de pratiques antérieures.

[7] François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expérience du temps, Paris, Seuil, 2003, p. 210-211.

[8] Jean-François Hammel, Revenances de l’histoire, Paris, Les éditions de minuit, 2006, p. 27.

[9] Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique, trad. Maurice de Gandillac, revue par Rainer Rochlitz, Paris, Folio, 2001, p. xxx.

[10] V. à ce sujet la traduction et les analyses de Rainer Rochlitz, éd. cit.

[11] Id., p. 276.

[12] Qui devient également un livre numérique avec une première existence sur Twitter, ainsi qu’une publication d’une nouvelle édition de Rolling Stones, une biographie en 2013 (revue en mai 2013) pour publie.net avec ajout, modifications et compléments.

[13] Après le livre, Seuil, 2011, p. 67 et suivantes.

[14] Catherine Malabou, La Plasticité au soir de l’écriture. Dialectique, destruction, déconstruction, Paris, Éditions Léo Scheer, 2005, p. 16.

[15] Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique, op. cit., p. 278.

[16] Tiers Livre est aussi un site conçu pour qu’on s’en échappe.

Auteur

Sébastien Rongier est écrivain et essayiste. Membre du comité de rédaction de remue.net, il anime également son propre site sebastienrongier.net. Dernières parutions : Cinématière. Arts et cinéma, Klincksieck, 2015 et Théorie des fantômes. Pour une archéologie des images, Les Belles Lettres, octobre 2015, ainsi qu’un roman: 78, Fayard, septembre 2015.

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Une cartographie des mondes parallèles : le site-ville de François Bon


Cet article interroge les liens entre le site Internet de François Bon, Tiers Livre, et la ville contemporaine. Conçue « comme une ville », le site explore les différentes facettes du paysage urbain pour en saisir les mutations. Du monde du flâneur au monde virtuel du nomade, Tiers Livre dresse la cartographie complexe d’une ville entre démolition des repères anciens et édification d’un nouvel ordre. Pour dire cette hybridité, Bon met les ressources numériques au service d’une multiplication démocratique des représentations de la ville. En collectant les images ordinaires de l’espace urbain, l’écriture-web crée des fictions du commun, qui mettent en regard les dystopies de la ville moderne et l’utopie d’une « urbanité numérique ».

This paper deals with the relationships between François Bon’s website, Tiers Livre, and the contemporary city. The website is designed “as a city” and visits the various aspects of the urban landscape, trying to grasp its mutations. Travelling from the world of the flâneur to the cyber world of the nomad, Tiers Livre draws a complex urban cartography, which goes from the demolition of former landmarks to the creation of a new order. To express such an hybrid nature, Bon uses digital resources to offer multiple and democratic representations of the city. By collecting everyday images of the urban space, the web-writing shapes fictions of the ordinary, comparing the dystopic representations of modern cities and the utopia of a “digital urbanity”.

 


Texte intégral

Parler de la ville chez François Bon peut à la fois paraître peu ambitieux et trop ambitieux. Peu ambitieux : la ville a déjà fait l’objet de nombreuses études critiques, parmi lesquelles on pourra citer celles de Dominique Viart, Gianfranco Rubino, Pierre Hyppolite ou Henri Garric [1]. Mais ces critiques ont étudié la ville dans les livres de François Bon. Est-ce à dire que l’écriture-web de la ville est encore un terrain vierge ? Non plus, comme en témoignent les pages que Gilles Bonnet consacre à la ville fantastique et dystopique Tiers Livre [2]. Mais la ville Tiers Livre déborde, elle relève d’une « carte des mondes parallèles [3] ». Ce titre que l’on trouve dans « Recherche d’un nouveau monde » évoque l’hypothèse de la physique quantique selon laquelle « à chaque instant une infinité de mondes vient à l’existence, et que ces mondes prolifèrent de manière absolument incalculable [4] ». Régie par une double tension parataxique et cinétique, la ville semble vouée à cette pluralité qui se dérobe à toute saisie synthétique.

Henri Garric partait de ce même constat lorsqu’il envisageait la ville dans les romans de François Bon : « la ville est partout mais il n’y a plus de villes [5] ». On assiste en revanche à une « généralisation de la cartographie » de sorte que « la grille est partout […] et ne peut plus distinguer une ville donnée de ce qui l’entoure, ni particulariser, à l’intérieur de la ville, des quartiers, des sous-ensembles [6] ». Témoins de « la crise de la représentation urbaine [7] », les romans de Bon manifestent l’inadéquation de leurs outils face à cette généralisation de la ville. Ils ne sauraient parvenir à la synthèse des fragments de cette banalité généralisée. Le site apporte une alternative à la question que posaient les livres de Bon : « que devient le roman, dès lors que disparaît l’adéquation entre une ville et un livre, qui a fait les beaux jours du réalisme [8] » Le Tiers Livre réintroduit l’idée de cartographie, mais c’est pour déborder toute cartographie officielle, pour y intégrer des mondes possibles [9], collecter indéfiniment des images braconnières prélevées à la représentation déjà constituée de la ville. Cette cartographie relève de ces parcours nomades des marcheurs qui créent, selon Michel de Certeau, « du fragmentaire et du discontinu dans le lieu total et organisé [10]».

Plus qu’un livre, le site, foncièrement ouvert à la réécriture constante, est un observatoire de la ville saisie à toutes ses échelles – de la petite ville de province à la ville des villes américaines, New York – et selon toute une palette de genres (autobiographie, journal, brèves, etc.). Le Tiers Livre, véritable « œuvre-archive profondément mosaïquée [11] » tend à cet assemblage synthétique auquel ne pouvait prétendre le livre. Après avoir commenté l’essai de Régine Robin intitulé Mégapolis, Bon met l’accent sur l’intérêt de la création numérique pour dire la « fracture » de la ville contemporaine :

oui, délibérément, le vieil outil du récit linéaire, c’est cette vieille tringle dont Michon parle pour Rimbaud, je la garde. Mais peut-être c’est ce qui m’amène à travailler à ce site avec villes (ou bien : ce site comme une ville), voyages et images, arborescences continues, quartiers et zones désertées, chantiers effacés, et préférer mon site désormais à tout rêve de livre [12] ?

Plus qu’un livre instaurant un mode de lecture contraignant, linéaire, le site permet de jouer plus librement de ce que Dominique Rabaté et Pierre Schoentjes ont appelé des « microfictions [13] », formes fragmentaires qui ne disent pas la nostalgie d’une totalité, mais qui font de la discontinuité et de l’inachèvement les garants mêmes d’une relance ou d’une continuation. Le site est conçu « avec villes » ou « comme une ville » : l’italique insiste sur la conversion de la matière urbaine plurielle en modèle structurel. Régie par la circulation, la métamorphose et la transformation [14], l’écriture-web se veut « mobile », en écho au titre de Butor, de manière à rendre compte des dynamiques multiples de la ville d’aujourd’hui.

Plutôt que de dresser l’inventaire des villes multiples Tiers Livre, il semble plus intéressant de définir les différents modes de circulation entre ces mondes parallèles, qui enrichissent notre savoir de la ville. Trois modes de circulation, susceptibles de se superposer au sein d’un même fragment, peuvent être envisagés : le premier a trait à la remontée archéologique des villes antérieures à l’écriture-web. La stratification des temps et le déplacement des archives participent d’une remise en circulation de l’ancien par les nouveaux supports. Le second mode serait celui du nomadisme urbain, renvoyant à une saisie de la ville contemporaine dans la brutalité de ses éclats. Enfin le dernier mode serait celui de la flânerie qui peut être rattaché à la recherche d’un urbanisme virtuel commun.

1. Remontée/ revenance des villes souterraines [15]

Comme René Audet et Simon Brousseau l’ont noté, Tiers Livre engage une lutte contre la fossilisation des textes passés, si bien qu’il faut comprendre sa « stratification » comme une « constante retraversée – des thèmes, des lieux [16] ». Cette remarque paraît d’autant plus pertinente lorsqu’on la rapporte aux textes attachés à la ville. En 2010, à la faveur d’un travail sur la ville américaine, Bon opère un « retour sur Bobigny, cité Karl-Marx [17] » : ce processus de relecture de soi ne vaut pas reprise statique à l’identique, mais exhumation par morcellement. La ville ne saurait être abordée sans ces processus d’extraction ou de resémantisation de textes ensevelis, sciemment oubliés [18]. La remise en circulation de fragments, facilitée par le support numérique, arrache les extraits à leur contexte d’origine, Décor ciment, pour les retraverser au prisme de l’autobiographie, les documenter, les enrichir. Bon intègre une photo scannée aux fragments de Décor ciment et parsème son texte introducteur d’hyperliens aux fonctions diverses. Le premier renvoie au contexte dans lequel s’inscrit ce « retour sur Bobigny » : le projet « Une traversée de Buffalo ». Ce lien-bifurcation [19] mène à un autre parcours pluriel, divergent, dans la ville. Le lien suivant s’apparente davantage à une incise : si l’on clique sur les mots « il y a longtemps » s’affichent des éléments déposés par François Bon sur son site en 1998.

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Doc. 1 ‒ Capture d’écran de Tiers Livre, page dédiée à la genèse de Décor ciment. 

Véritable plongée dans la genèse du texte, aperçu sur les carnets et sur les photos sépia de Bobigny, le lien propose également un article de l’écrivain publié par l’hebdomadaire Révolution en 1991.

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Doc. 2 ‒ Capture d’écran de Tiers Livre, page dédiée à la genèse de Décor ciment.

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Doc. 3 ‒ Capture d’écran de Tiers Livre, page dédiée à la genèse de Décor ciment.

Cette strate supplémentaire manifeste l’ambition de dé-figement des sources qui nourrissent en amont l’écriture de la ville. Le site fait remonter la « langue fantôme [20] » de villes ensevelies, se retourne sur ses propres fondations. Le réagencement des archives fait ressurgir la ville par éclats de textes et d’images hétérogènes. Il remet en circulation le sens d’un texte toujours à vif, à l’image de ces morts qui hantent les sous-sols de la ville, se déplacent dans ses franges ou sur les toits des buildings [21]. Récrire le paysage urbain est une manière de revisiter des textes ou des lieux matriciels, mais aussi de les réarticuler selon l’arborescence restreinte et dense du site. Telle est peut-être la fonction de l’apparente digression proposée par le lien qui nous ramène aux machines à écrire, et plus fondamentalement à cet autre projet d’autobiographie des objets. En faisant le lien de la ville aux objets, Bon remonte en amont vers ce « temps machine » qui déplie par le modeste biais de l’objet ordinaire toute une trajectoire d’écriture. Les derniers liens de cette page « Retour à Bobigny » sont à ce titre particulièrement remarquables. Le clic ne convie pas à la bifurcation vers une autre ville ni au retour vers un avant-web. Il incite l’internaute à mesurer les multiples prolongements et les répercussions concrètes de la fiction autour de Bobigny. Un lien renvoie ainsi à un texte prononcé dans le cadre d’un colloque « Urbanités » en octobre 2000 [22]. Outre les débats des intervenants, ce lien fait entendre les voix de l’atelier d’écriture. Cette polyphonie des hyperliens s’accroît à mesure que l’on clique sur les liens suivants. Les mots « Pantin », « Bobigny », « décès par balle à Bobigny », « retour à Karl-Marx » et « mots-clés » figurent le va-et-vient entre le présent de l’écriture et un passé qui hante encore l’auteur, qui ressurgit brutalement au détour d’un fait divers ou par le biais des énoncés frappants de l’atelier d’écriture. En cliquant sur « Pantin » et « mots-clés », le lecteur découvre des sommaires qui illustrent cette tension vers l’inachèvement de l’écriture de la ville de Bobigny. La collection des bribes de textes au statut variable est une manière de réintégrer dans le contexte du site ce qui risque de se disperser. Mais si « l’art de collectionner est une forme de ressouvenir pratique[23] » où chaque élément renseigne sur sa genèse et son histoire, Bon ne fige pas pour autant sa collection. L’acte de citation ou de dé-figement numérique ne dit pas le désir de s’approprier mais de donner accès à : c’est bien l’image d’un Passagenwerk numérique qui demeure la plus pertinente ici.

Ce processus de retraversée de strates anciennes par l’intermédiaire du numérique touche également à la géographie intime. Il en va ainsi de ce texte dédié à Saint-Michel en l’Herm, la ville natale retraversée à partir du logiciel Google Street view [24]. Partant d’images surplombantes de la terre vue du ciel, qui rappellent les images désormais classiques de Yann Arthus Bertrand, l’auteur opère des zooms de plus en plus serrés pour « nettoyer » l’image de ses « verrues » de lotissements neufs, pour retrouver le propre du souvenir. Mais cet effacement fait d’abord exister ce nouveau paysage urbain. L’accès au passé, virtuellement promis par les captures d’écran de Google Earth, s’obscurcit paradoxalement dans le gros plan : « et pour se retrouver soi, l’obligation d’agrandir au flou ». Or c’est cet obstacle technique qui libère la matière poétique, la pellicule infime du biographème. Jouant de la variation des échelles, Bon complexifie le rapport à la ville natale, dont la reconnaissance doit passer par la défamiliarisation de la perspective. Les images de la cartographie officielle, agrandies ou redécoupées par l’auteur, font apparaître l’étrangeté dans le cadre familier. La cartographie dépayse de manière à faire surgir, selon le processus de l’image dialectique, l’Autrefois dans le Maintenant [25]. Le texte prend la mesure de la beauté d’une « vision d’ensemble » mais dresse le constat d’une « réduction des restes », formule associée au déplacement des morts. Changeant d’échelles et de point d’énonciation, Bon s’installe dans les images prises par la voiture Google pour explorer un territoire supposément connu qui est sans cesse objet de redécouvertes. Ce que valorise le texte, ce sont les à-côtés, les points de fuite : ce qui déborde de l’image, les pistes qui ne sont pas suivies par le logiciel, qui sont celles de la maison, ou au contraire les pistes suggérées, telle cette « venelle » qui ouvre sur « les rêves ».

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Doc. 4 ‒  Capture d’écran de Tiers Livre, « Saint-Michel en l’Herm ». En ligne ici.

Par ces effractions dans une cartographie imaginaire, le texte du retour à « l’île » de l’enfance se fait l’écho des rêveries de Simon, sillonnant, dans La Presqu’île de Gracq, les routes d’un pays « qui se redessine sous les yeux à chaque virage comme s’il se réinventait [26] ». En suivant le logiciel qui sert à contrôler le réel, Bon fait resurgir les zones troubles, irréductibles d’une mémoire invisible, remontant involontairement, comme sous le coup d’un choc. La succession des images entraîne le remontée d’îles invisibles, de « labyrinthes intérieurs », sous la surface quadrillée des cartes du « village global ». Le récit auto-géographique déstabilise le cadrage standardisé du réel. L’Odyssée intime, cybernétique, interroge les reconfigurations de l’espace urbain contemporain, rejoignant à sa manière les expériences de dérives urbaines menées par un Philippe Vasset ou par ces architectes italiens réunis sous le nom de Stalker. Dans la filiation croisée du situationnisme et de Perec, il s’agit de repenser l’inconscient de nos villes dans leurs failles et leurs friches.

Le texte-réseau « imaginé comme une ville aux galeries souterraines [27] » renvoie le lecteur « d’une face du site à l’autre [28] » par les hyperliens, ces liens-incises opérant toute sorte de forages dans une forme d’inconscient du texte. Cette manière de retisser la « marqueterie [29] » mal jointe ou disjointe de la Toile est une façon de recomposer incessamment la ville-mosaïque des archives. Comme l’affirme Emmanüel Souchier, « l’Internet prolonge ce mouvement de “l’archive” (Foucault, 1969) qui reconfigure en permanence le déjà écrit. Mais c’est aussi un lieu où les usages se déposent et s’exposent : un acteur peut ainsi y donner à voir ce qu’il a fait sous forme d’un programme destiné à l’activité des autres [30]. » Redisposant la masse d’un déjà écrit ou d’un déjà vu (clichés photographiques) sur la ville, la pratique de l’archive sans fin Tiers Livre n’incite pas le lecteur à se reconnaître, à retrouver son chemin dans des voies balisées. Elle le convie bien plutôt à errer et se perdre avec l’auteur du site.

2. Nomadisme (sub)urbain

Loin de quadriller le paysage urbain, François Bon le déstabilise. Il façonne des trajectoires qui relève d’une forme de nomadisme urbain. Pour bien comprendre ce mode de circulation dans la ville, nous pouvons nous appuyer sur les travaux récents de Bruce Bégout. Dans une somme d’articles réunis sous le titre de Suburbia, le philosophe évoque les conséquences de l’émergence mondiale de cet « espace décentré, non hiérarchisé et égalitaire [31] » qu’est la suburbia. L’autonomisation de cette « sous-ville » a pour conséquence la disparition du flâneur au profit du nomade. Alors que le flâneur « cherche à suspendre sa relation quotidienne avec la ville en se défaisant de son attachement par la thérapie du choc de la confrontation avec l’inconnu [32] », le nomade de la suburbia, est un « automobiliste » qui cherche, dans sa distance avec la ville, « une familiarité vivant dans l’étrange [33] ». Pour l’errant motorisé, la perte est au fondement de l’expérience de la ville. « Le Dasein actuel, écrit Bégout, erre sur les échangeurs autoroutiers et passe son temps dans les cafétérias le long de routes colonisées par les panneaux de signalisation, les enseignes géantes et les hangars décorés [34]. » Si la suburbia décrite par Bégout concentre la négativité d’une époque, elle contient toutefois en germe « les ferments des folies à venir, la révolte de la créativité humaine face à un environnement lénifiant et insignifiant [35] ». Ce détour par la réflexion de Bégout permet d’envisager le nomadisme de certains textes et montages photographiques réalisés par François Bon à partir de la ville observée « en voiture [36] ». Ce nomadisme, comme l’a noté Gilles Bonnet, rompt avec toute téléologie du récit [37]. Porteur d’un regard neuf sur les objets de l’infra-ordinaire, il privilégie la parataxe de fragments composites, l’asyndète et la série.

Ce nomadisme fixe un présent incertain, précaire, tout comme il déroute le monde ancien, dont font partie les productions antérieures. Les livres de l’avant-web demandent ainsi à être re-nommés pour ne pas être trop rapidement étiquetés et donc oubliés. La mise en ligne d’Autoroute sur publie.net témoigne de ce passage d’un récit de l’errance sur autoroute à l’errance du récit sur l’autoroute Tiers Livre [38]. Contrecarrant l’efficace supposée d’une « autoroute de l’information » figée dans sa métaphore, Bon dédouble la genèse et la réception d’Autoroute en invitant son lecteur à emprunter les « sentiers qui bifurquent » sur son site. La page intitulée « de comment “autoroute” et pourquoi ? » propose sur ses seuils des parcours parallèles. Avant même d’entrer dans « l’histoire fictive d’un roman », un lien renvoie au « cahier de préparation » d’Autoroute. Jouant des frontières entre intime et public, entre fiction et document, l’hyperlien exhibe également la coupure entre une écriture sur papier et une écriture sur ordinateur. Exposé partiellement dans les marges de la genèse, l’avant-texte, trésor des généticiens, est présenté comme  objet d’une transaction possible [39]. À l’autre extrémité du texte « de commet “autoroute” et pourquoi », le lecteur découvre à l’intérieur d’une note de bas de page un lien renvoyant à un forum. L’espace de discussion au design minimaliste et grisâtre a gardé la trace des lectures des étudiants américains et des discussions engagées avec l’écrivain en 2005 [40]. Vestige du web, composé dans un français à la syntaxe parfois approximative, le forum fait entendre les voix d’une critique spontanée [41], officieuse et éphémère sous la surface « officielle » et trompeuse du dossier de presse [42]. Dédoublement de la genèse, stratification de la réception : le déplacement du roman dans le contexte web convertit le support en échangeur, transpose le modèle de l’autoroute à la structure du réseau, inaugurant de nouveaux parcours de lectures possibles.

Errer en nomade dans le site-ville, c’est se situer résolument dans l’après de la « bascule ». Nulle n’est plus à même de porter cet arrachement d’un monde stable à l’autre nomade que l’écriture-web au statut variable, mouvant, soumise à l’amendement, l’ajout, le commentaire ou l’effacement au jour le jour. À l’image de l’autoroute réelle se superpose ainsi celle de l’autoroute virtuelle, instaurant un pacte de lecture instable, imprévisible. En un clic, l’internaute peut susciter une nouvelle série d’images de la ville ou une catastrophe [43]. Dans le texte qu’il consacre au bouleversement introduit par la voiture dans l’écriture, Bon met en évidence ce glissement : « Nous avons remplacé la voiture, comme vecteur matériel d’un lien d’élargissement de notre communauté, par l’informatique, nos ordinateurs neufs prennent plus de place dans nos conversations que nos problèmes de diesel common rail [44] ». L’écriture cinétique de la ville doit se comprendre depuis les outils du numérique aujourd’hui. Il n’est pas indifférent que le constat d’une virtualisation croissante de la ville prenne place dans une note du « petit journal » narrant une trajectoire sur autoroute aux alentours de Toronto: « la ville autrefois était message, selon qu’on y marchait », tandis qu’ « aujourd’hui […], les petites annonces se font en déambulant chez soi là où la ville physique coïncide avec cette ville qui la reproduit dans le monde virtuel [45] ». Évoquant la modification de cet objet ordinaire que sont les petites annonces, le micro-récit figure lui-même une « petite annonce » plaçant dans des liens-incises les images triviales et instables de ce temps à venir dont il faut de toute urgence se saisir.

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Doc. 5 ‒  Capture d’écran du compte twitter de Boston Pizza @BP Brockville, novembre 2013.

Le Tiers Livre nous fait migrer sur son site d’un « monde parallèle » à l’autre, posant la vitesse et le dédoublement comme ressort de l’écriture et de la lecture. Les flux du web démultiplient les écrans de la ville, les fictions possibles, esquissées, à la manière de Borges, à partir d’hypothèses fragmentaires, d’incises, ou encore, à la manière de Breton, à partir d’images tenant lieu de description. La matière négative de la suburbia, ses images pauvres, ses rebuts et sa pollution sonore, se trouve récupérée par éclats, à l’image de cette église démolie au profit d’une autoroute à Québec [46].

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Doc. 6 ‒ Capture d’écran de Tiers Livre, « Québec, adieux | 5, une démolition », en ligne ici.

La page s’ouvre sur une photo exposant le monument en ruines, se poursuit sur une chronique du séjour à Québec centrée sur le croisement entre l’ancien et le nouveau, l’église éventrée et l’autoroute toute-puissante. Dernier témoin du monument perdu, le texte multiplie les images d’une destruction, en intégrant une vidéo YouTube reproduisant en accéléré la mise en pièces du lieu sacré [47]. Par la multiplication des supports, des prises de vue et des prises de position sur la destruction du monument, la page dramatise moins l’événement lui-même que sa représentation, renouant avec la distanciation brechtienne à l’ère de l’intermédialité. La scénographie du chœur de la cité-chœur de l’église filmée et photographiée, chœur des voix dissonantes de Québec- colore d’étrangeté le paysage urbain familier des villes modernes. Outre le décalage France/Canada porté par le récit, la page offre des plans resserrés sur l’église ou l’écrase au contraire dans des plans éloignés, qui font ressortir la tour en arrière-plan et l’autoroute au premier-plan. La page se clôt sur une série d’images de l’église recadrée selon différents angles, formats, éclairages et distances.

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Doc. 7 ‒ Capture d’écran de Tiers Livre, « Québec, adieux | 5, une démolition », en ligne ici.

Par cette multiplication des focales, Bon fait apparaître la partition politique et les intérêts économiques qui gouvernent le paysage urbain. La dernière image accentue symptomatiquement la séparation entre deux mondes, celui de l’autoroute escamotant l’église. Cette poursuite mélancolique d’un lointain dans le proche témoigne d’une persistance auratique dans le montage des reproductions iconiques.

Le nomade tend à se réapproprier l’urbain en convertissant ses images en traces familières. Mais le montage de couloirs d’images étendus en longueur sur des pages au format imprévisible contribue également à métamorphoser la matière urbaine en support onirique, à partir duquel se perdre. Bon explique à plusieurs reprises ne pas avoir su trier ses photos, les redisposant sans ordre, se fiant à la seule géométrie des images [48]. À ce désordre sémiotique correspond une politique de l’écriture-web. L’intermédialité libère un point de vue critique sur les bouleversements pathogènes qui affectent le paysage urbain. Le « petit journal » et les « carrés urbains » disent de manière privilégiée l’appauvrissement d’un monde, sa négativité, comme en témoignent les titres « maison qu’on tue », « fin d’un garage ». Aux maisons anciennes des livres de Balzac se substitue cet « étalement urbain banalisé de blocs cubiques trois étages [49] ». Les « fictions dans un paysage » imaginent également une ville dystopique, fondée sur le « on » interchangeable, le retour du même. La microfiction « photocopier les mondes » expose ce risque de l’uniformisation sous l’apparente revendication des différences [50]. La ville sillonnée en nomade menace le sujet d’une aliénation, d’une dépossession d’identité [51].

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Doc. 8 – Capture d’écran de : François Bon, « carrés urbains | parking, Poitiers ». En ligne ici.

Sur la première photographie apparaît la silhouette standard de l’individu du code de la route, esquissant un mouvement vers la droite, comme pour indiquer la direction de la sortie. La seconde photo représente une place de parking, soit une première impasse, puisque l’horizon est muré. La photo suivante fait réapparaître la silhouette courant cette fois-ci vers une sortie surlignée par la couleur verte. Mais les images 4 et 5 interdisent tout franchissement. La dernière photo, identique à la première, manifeste cependant un changement de taille : une flèche indiquant la gauche contredit le mouvement de la silhouette allant à droite. Il est devenu impossible de sortir du parking, labyrinthe dans lequel nous sommes conduits à errer à la manière des personnages de Beckett qui, dans Quad, éprouvent la forme du carré jusqu’à l’épuisement, selon l’expression de Deleuze [52]. Caractéristique de ce nomadisme urbain, cette usure du récit et des images est particulièrement frappante dans la vidéo intitulée « Halifax marchandises et souterrains [53] » qui montre l’écrasement du sujet s’enfonçant par degrés dans les cercles infernaux d’un monde réifié. Le mouvement circulaire de la caméra capte des images et des sons précaires à hauteur des objets. Les individus croisés sont fuyants, privés de leur visage, coupé par l’angle de vue d’une caméra tenue au poing. La courte séquence hypermobile se referme par un plan sur des jeux vidéos installés au sous-sol, invitant incessamment le joueur à tirer sur toute silhouette humaine. Ces espaces sans issue et sans sujet appellent une forme d’exorcisation par saturation : la sérialisation des images pauvres et la répétition des sons industriels déroulent la pellicule sans fin de la marchandise comme pour conjurer l’épuisement qui la sous-tend.

Ce qui sauve le nomade de l’enfermement, c’est la médiation, l’accès – qui est lui-même devenu objet d’une fiction – qui rend toujours possible l’échange et le partage.

3. Flânerie et communauté numérique

À l’appauvrissement de la ville moderne, le site de Bon oppose une interaction humaine enrichie par les ressources du web. Il contribue ainsi à façonner un urbanisme numérique qui accroît les liens et les galeries souterraines de création et de subversion de la surface de la ville. Si Le Tiers Livre peut être comparé à une zone urbaine, c’est aussi parce que le site est une plate-forme intégrant les écritures collectives menées en atelier, une plate-forme sous la licence des Creative Commons qui travaille à enrichir le patrimoine commun en mettant en partage une somme de textes menacés par l’oubli éditorial [54], un site dialoguant en permanence avec d’autres blogs voisins. Citation métonymique, cut-up via mots-clés dans un corpus numérisé, collage et greffe sont les modes de circulation rhizomatiques de l’arborescence numérique.

Si la flânerie ne fait plus partie de notre expérience de la ville, cette expérience se reporte en revanche dans l’écriture numérique. Bon flâne dans les galeries du web, telles qu’elles sont élaborées par d’autres, dans les blogs et les comptes twitter, partageant un extrait, le commentant, l’exposant comme tel. L’expérience des Vases communicants constitue un bel emblème de cette circulation horizontale partant d’une contrainte [55] qui révèle la richesse d’un texte dans ce geste de décontextualisation permis par le numérique. C’est cette discontinuité polyphonique qu’il faut prendre en considération lorsqu’il s’agit de penser la ville avec François Bon. La ville ne se construit que sur le franchissement des seuils séparant des mondes. L’auteur fait écho aux voix des anonymes qui ont mené l’expérience d’un atelier d’écriture dans le RER C, par exemple. Par le biais de métalepses numériques, il nous fait franchir des seuils entre les mondes enchâssants et les mondes enchâssés. Il introduit ainsi la voix de ceux qui écrivent régulièrement sur supports numériques, Arnaud Maïsetti, Sébastien Rongier, Mahigan Lepage, Philippe Diaz alias Pierre Ménard : il serait difficile de dresser l’inventaire de toutes ces voix et de tous ces extraits de livres que François Bon donne à connaître, mettant en parallèle l’ancien et le nouveau, le moi et l’autre, selon la méthode adoptée en atelier d’écriture. La section des « Invités & vases communicants » met en évidence cette relation constructive pour le site qui trouve à s’alimenter dans le branchement ou le partage avec d’autres blogs. Avant de mettre un extrait en ligne, Bon prend soin de commenter ou de recontextualiser, de mettre en regard la pratique de son hôte. Présentant la poésie d’Éric Dubois, Bon valorise « cette sorte d’âpreté qui la ramène sans cesse au réel, où cette frange de la grande ville et ses vies humbles sont la matière essentielle [56] ». On identifie ici les passerelles d’un auteur à l’autre, entre le travail mené par François Bon auprès des SDF de Nancy et celui d’Éric Dubois. La décontextualisation est aussi revalorisation. Là encore, il s’agit de dresser une cartographie de mondes parallèles, partant des villes intérieures des lectures personnelles pour aller vers l’inconnu, se saisir d’une onde de choc esthétique, jaillissant de ces blogs depuis les quatre coins du globe.

Cette pratique d’écriture plurielle, initiée dans le cadre des ateliers d’écriture, passe par l’écoute et le respect de la parole de l’autre, selon une éthique qu’a commenté Dominique Viart [57]. La bascule numérique donne une nouvelle inflexion à cet échange en le plaçant plus encore sous le signe de l’anthologie et de l’amitié, deux notions développées par Milad Doueihi dans son essai Pour un humanisme numérique, cité par Bon dans le « Livre & l’Internet [58] ». La forme ancienne de l’anthologie, pratique de lettrés, érode les frontières entre l’auteur et le lecture et rend compte de la sociabilité numérique. Pour Doueihi, « la nouvelle interactivité […] se nourrit d’échanges constitués essentiellement par la transmission et la circulation de fragments d’informations de tout genre, insérés dans des contextes nouveaux et inattendus. L’anthologie, dans ce sens élargi du terme, est à la fois la forme et le format par excellence du savoir numérique [59] ». Désacralisant l’auteur, l’écriture-web devient communauté des réseaux, comparable à la ville, écrit encore Doueihi, étant donné que la « culture numérique est de plus en plus une culture ambulante, une culture du déplacement dans un espace hybride [60] ». Appuyant sa réflexion sur Aristote, Cicéron et Bacon, Doueihi développe une conception égalitariste de l’amitié fondée sur le refus de la quantification et l’expression des opinions et des affects. La plateforme hospitalière Tiers Livre manifeste cette nouvelle sociabilité numérique.

La collecte anthologique des images de la ville chez soi et chez les autres participe d’une forme d’urbanité numérique, visant à renseigner sur les nouveaux usages de cette ville-web, usages encore à définir et qui se définissent dans une recherche commune. C’est ainsi que l’on peut comprendre les recommandations de François Bon lorsqu’il expose les bilans de ses expérimentations numériques. La ville n’échappe pas à ces points d’informations récapitulatifs : parmi les représentations saisissantes de ces circulations plurielles, citons la section Tiers Livre dédiée à la « zone urbaine » dans « le petit journal », ou encore la série récente des « ronds-points urbains ». Citons encore l’atelier d’écriture en ligne consacré à la ville [61], ces listes des « blogs qui bloguent » « tout autour du monde [62] », ou encore ce « tour de blogs avec images ville [63] » datant de 2009. Des verbes à l’infinitif introduisent un nombre croissant d’hyperliens : Bon transmet un mode d’emploi pour soi et les autres, destiné à renouveler nos modes de lecture. La démarche suivie fait apparaître une lecture composite, faite de va-et-vient par le biais d’hyperliens entre les pratiques des autres et les siennes. C’est une lecture-écriture réactive -outre qu’elle active des liens, elle réagit à des questions posées. Elle relaye ainsi l’interrogation de Mahigan Lepage sur « cette recherche sur la ville » qui pourrait déboucher sur un « texte global, rassemblant d’un seul auteur pluriel tous ces auteurs chacun à leur tâche [64] ». La page assume pleinement son rôle de passage. Elle indique au lecteur de Tiers Livre les outils par lesquels peuvent se « casser les cloisons » entre les supports et les pratiques : pearltrees, flux rss, feedly.

Par ses pratiques et ses usages du web, François Bon, comme ses amis blogueurs, participe de cet « urbanisme virtuel » que Milad Doueihi considère comme « le site de la culture anthologique naissante, de cette culture à la fois lettrée et populaire, savante et amatrice [65] ». Cet urbanisme de l’écriture numérique nous paraît d’autant plus précieux qu’il fait contrepoids aux figures négatives de la ville contemporaine. Bon sonde la négativité de l’espace urbain, interroge ces espaces de l’infra-ordinaire qui échappent à la cartographie standard. Le site accroît considérablement les perspectives ouvertes par les livres. En démultipliant les images de la ville, Bon complexifie sa représentation. Fiction de la ville, le site réarticule le sensible en introduisant un mécompte dans l’ordre des corps, des places et des fonctions [66]. En révélant l’inaperçu demeuré hors-champ, l’auteur propose d’autres configurations du commun tout comme il désordonne les partitions admises du littéraire (monde de l’édition papier/ édition numérique ; images d’amateur, images de photographes consacrés, etc.). Par la série et le partage, le site accroît les espaces d’une fiction du politique, où la chronique dystopique d’un ordre policier de la ville s’effeuille dans le débordement des images d’un infra-monde qui demande à être nommé. 

Notes

[1] Dominique Viart, François Bon. Étude de l’œuvre, Paris, Bordas, « Écrivains au présent », 2008 ; Gianfranco Rubino, « Espace(s) » et Pierre Hippolyte, « François Bon – Edward Hopper : peinture, architecture et fiction », dans François Bon, éclats de réalité, Dominique Viart, Jean-Bernard Vray (dir.), Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2010, p. 109 et suiv. ; et p. 235-248 ; Henri Garric, Portraits de villes : marches et cartes : la représentation urbaine dans les discours contemporains, Paris, Honoré Champion, « Bibliothèque de littérature générale et comparée », 2007.

[2] Gilles Bonnet, François Bon. D’un monde en bascule, Chêne-Bourg, La Braconnière, 2011, p. 185 et sq.

[3] « carte des mondes parallèles », première mise en ligne 1er novembre 2006 et dernière modification le 1er décembre 2008, Tiers Livre, en ligne ici. 

[4] Marie-Laure Ryan, « Des mondes possibles aux univers parallèles », 4 mai 2006, en ligne sur Fabula ici.

[5] Henri Garric, op. cit., p. 497.

[6] Id., p. 505.

[7] Id., p. 497.

[8] Id., p. 498.

[9] Marie-Laure Ryan, art. cit.

[10] Nous reprenons les éléments exposés par Henri Garric, op. cit., p. 23 et suiv.

[11] René Audet, Simon Brousseau, « Pour une poétique de la diffraction de l’oeuvre littéraire numérique : l’archive, le texte et l’oeuvre à l’estompe », dans Protée, vol. 39, nº 1, 2011 : « Esthétiques numériques », p. 10. En ligne ici.

[12] Tiers Livre, article 1746.

[13] Dominique Rabaté, Pierre Schoentjes, « Micro-scopies », Revue de critique de fixxion française contemporaine, n° 1, 2010 : « Micro / Macro ». En ligne ici.

[14] Emmanüel Souchier, Yves Jeanneret, Joëlle Le Marec (dir.), Lire, écrire, récrire. Objets, signes et pratiques des médias informatisés, Paris, BPI, 2003, p. 20.

[15] Nous empruntons ce titre à l’une des entrées de la série science remix : « 13.08.30| des villes souterraines » (article 3715).

[16] R. Audet, S. Brousseau, art. cit., p. 14.

[17] Tiers Livre, article 2151.

[18] Sur cette nécessité de l’oubli dans le rapport à la mémoire numérique, voir Milad Doueihi, Pour un humanisme numérique, Paris, Le Seuil, « La librairie du XXIe siècle », 2011, p. 150-151.

[19] Sur ce terme, nous renvoyons à Alexandra Saemmer, Matières textuelles sur support numérique, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2007, p. 97.

[20] L’expression est de Michon citée par Laurent Demanze qui évoque pour sa part la langue littéraire contemporaine comme une « langue morte » qui pense le passé suivant le modèle de la survivance ou de l’anachronisme (« Les mots de la fin. La mort et la langue littéraire », in  Fins de la littérature, Esthétiques et discours de la fin, Dominique Viart et Laurent Demanze (dir.), Armand Colin, t.1, 2011, p. 61).

[21] Voir « fiction dans un paysage | la ville, les morts, la mer » (article 3523),  ou encore « de pourquoi ces morts sur les toits » (article 3746).

[22] En ligne ici.

[23] Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle, Le livre des passages [1982], éditions du Cerf, 3e édition, 2002, p. 222.

[24] Tiers Livre, article 2999.

[25] Pour W. Benjamin, le « Maintenant » et l’ « Autrefois » entrent en tension dans l’image dialectique qui suspend le cours de l’histoire : « Il ne faut pas dire que le passé éclaire le présent ou que le présent éclaire le passé. Une image, au contraire, est ce en quoi l’Autrefois rencontre le Maintenant dans un éclair pour former une constellation » (Paris, capitale du XIXe siècle, Le livre des passages, op. cit., p. 478).

[26] Nous empruntons la formule à Arnaud Maïsetti qui commente la nouvelle de Gracq sur son site dans « Julien Gracq | la Presqu’île » (article 86).

[27] Alexandra Saemmer, « Tumulte en ligne. L’écriture numérique de François Bon : figures d’interface, figures de dispositif  », Eclats de réalité, op. cit., p. 259.

[28] Id., p. 256.

[29] Tiers Livre, « Saint-Michel en l’Herm »,  article 2999.

[30] Emmanüel Souchier, in L’écriture des médias informatisés, espaces de pratiques, Cécile Tardy et Yves Jeanneret (dir.), Paris, Hermès, Lavoisier, 2007, p. 476.

[31] Bruce Bégout, Suburbia, Paris, Inculte, 2013, p. 13.

[32]  Id., p. 18.

[33]  Id., p. 20.

[34]  Id., p. 20-21.

[35]  Id., p. 22.

[36]  Tel est le titre du texte inédit paru dans le volume des actes du colloque consacré à François Bon, Éclats de réalité, op. cit.

[37]  Gilles Bonnet, op. cit., p. 250.

[38]  « de comment “autoroute” et pourquoi », article 1454première mise en ligne 22 octobre 2008 et dernière modification le 11 avril 2014. 

[39]  « Au fait, si collectionneur ou fac intéressé, je vendrais volontiers ce cahier et un ou deux carnets qui vont avec, prendre contact, ça me soulagerait bien par les temps qui courent. Je fais même bundle avec le stylo » (« Autoroute, le cahier de rêve et de préparation », article 3929, première mise en ligne 12 avril 2014 et dernière modification le 25 mai 2014)

[40] En ligne ici.

[41]  Nous empruntons la formule à Albert Thibaudet qui définit la « critique spontanée » comme la critique qui exprime le goût du jour, qui entretient l’enthousiasme autour d’un livre dans les conversations mais aussi « dans les succédanés de la parole, que sont les lettres, les journaux intimes, les notes personnelles », à quoi il faudrait ajouter ici les forums et les blogs (Albert Thibaudet, Physiologie de la critique, Les Belles Lettres, Paris, 2013, p. 52).

[42]  François Bon insiste sur le malentendu autour d’Autoroute considéré comme le fruit d’une enquête réelle sur le terrain alors que l’ensemble du livre est une fiction.

[43]  Prenant appui sur les analyses d’Alexandra Saemmer, Gilles Bonnet note que le lien hypertexte est doté d’une fonction déictique, créative et « catastrophique » dans la mesure où son activation peut conduire l’internaute aussi bien à une nouvelle page qu’à la destruction (François Bon. D’un monde en bascule, op. cit., p. 246 et suiv.).

[44] Éclats de réalité, op. cit., p. 28.

[45]  « petites annonces », article 895, première mise en ligne et dernière modification 7 mars 2010.

[46]  « Québec, adieux |5, une démolition », article 959, première mise en ligne et dernière modification le 20 juin 2010.

[47]  « Démolition de l’église Saint-Vincent de Paul », vidéo mise en ligne sur YouTube le 22 février 2010.

[48]  « quotidienne », article 916, première mise en ligne et dernière modification le 16 avril 2010 : « ces images, je les fixe pour leur qualité abstraite, une géométrie, un caractère monochrome, une récurrence. Une fois archivée, je ne sais même plus la retrouver dans la métropole balayée par le zoom et le pavé tactile de l’ordinateur. Ce sont des images perdues, comme perdu le lieu qu’elles désignent. Je pourrais aisément les repérer : il suffirait de recopier ou de faire une copie écran des coordonnées de géolocalisation – mais je ne m’y décide pas. […] L’idée de perdre le lieu sitôt que je le fixe est pour moi une condition de la fable : ville qui s’invente, mais ne s’invente pas dans la ville réelle (les quatre villes) qui me servent de source et repère – s’invente ici, dans la phrase et l’image, par leur séparation même. »

[49]  « maison qu’on tue », article 1090, première mise en ligne et dernière modification le 9 février 2011.

[50]  « fiction dans un paysage | photocopier des mondes », article 3448, première mise en ligne et dernière modification le 27 mars 2013.

[51]  Voir la page « visa d’entrée », article 1818, première mise en ligne et dernière modification le 23 juin 2009.

[52] On pense également à erre : « jeu vidéo benjaminien » (Gilles Bonnet, François Bon. D’un monde en bascule, op. cit., p. 251).

[53]  Voir la vidéo postée par François Bon sur YouTube le 14 mars 2009, en ligne ici.

[54]  Voir l’avertissement de Bon présentant un extrait des Villes invisibles, texte d’Italo Calvino « sous séquestre Gallimard » (« Italo Calvino | Le voyageur dans la carte », article 3620, 1ère mise en ligne 24 juillet 2013 et dernière modification le 9 mars 2014). Après la republication du livre par Gallimard, Bon note le « cynisme » d’une maison qui ne réédite pas pour autant les Leçons américaines, moins lucratives (« Gallimard contre Calvino : ou la littérature au pays des ploucs », article 3973, première mise en ligne et dernière modification le 18 mai 2014). 

[55]  La contrainte consiste à écrire le premier vendredi du mois, écrire chez un autre, voir «“Vases communicants”, c’est important », article 2258, première mise en ligne et dernière modification le 15 septembre 2010.

[56]  « #vaseco | Éric Dubois, écrivain dans la cité », article 3568, première mise en ligne et dernière modification le 7 juin 2013.

[57]  Dominique Viart, François Bon, étude de l’oeuvre, op. cit., p. 108.

[58]  « Une pensée du web : Milad Doueihi », article 2804, première mise en ligne 4 mars 2012 et dernière modification le 22 juillet 2013.

[59]  Milad Doueihi, Pour un humanisme numérique, op. cit., p. 110.

[60]  Id, p. 87.

[61]  François Bon évoque le projet de l’atelier d’écriture « Écrire la ville » mené à la BnF (« écrire la ville | la parole aux auteurs », article 1460, première mise en ligne et dernière modification le 28 octobre 2008. 

[62]  « blogs qui bloguent », article 1987, première mise en ligne et dernière modification le 31 décembre 2009. 

[63]  « blogs des villes », article 1784, 1ère mise en ligne et dernière modification le 20 mai 2009. 

[64]  Ibid.

[65]  Milad Doueihi, op. cit., p. 17.

[66]  On peut dire à propos de Bon ce que Jacques Rancière déclare à propos des artistes : « [les] artistes […] se proposent de changer les repères de ce qui est visible et énonçable, de faire voir ce qui n’était pas vu, de faire voir autrement ce qui était trop aisément vu, de mettre en rapport ce qui ne l’était pas, dans le but de produire des ruptures dans le tissu sensible des perceptions et dans la dynamique des affects. C’est là le travail de la fiction. La fiction n’est pas la création d’un monde imaginaire opposé au monde réel. Elle est le travail qui opère des dissensus, qui change les modes de présentation sensible et les formes d’énonciation en changeant les cadres, les échelles ou les rythmes, en construisant des rapports nouveaux entre l’apparence et la réalité, le singulier et le commun, le visible et sa signification » (Le Spectateur émancipé, Paris, La Fabrique éditions, 2008, p. 72).

Bibliographie

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VIART, Dominique, VRAY, Jean-Bernard (dir.), François Bon, éclats de réalité, Saint-Etienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2010.

Auteur

Aurélie Adler est Maître de conférences à l’Université de Picardie Jules-Verne. Elle a publié Éclats des vies muettes (Presses de la Sorbonne-Nouvelle, 2012), un essai tiré de sa thèse consacrée aux récits de vie dans la littérature française des années 1980 à nos jours.

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François Bon en son atelier : l’invention d’une figure auctoriale inédite ?

Résumé


La notoriété numérique de François Bon et de son site est aujourd’hui incontestable : François Bon est désormais indissociable de son  “laboratoire”, dont la structure est d’une extraordinaire complexité et qui est devenu sa marque. Dans la démarche de François Bon création et promotion sont étroitement imbriqués et son objectif est de participer, de l’intérieur, à la construction d’un internet alternatif capable de résister à l’uniformisation. Actif sur les réseaux sociaux il interagit avec une communauté d’auteurs et de lecteurs, mais il sait aussi se ménager des lieux de repli. Ici l’oeuvre n’est pas conçue comme un aboutissement, elle est constamment réactualisée, retravaillée et laisse voir ce que d’ordinaire on cache : les échecs et les tâtonnements. Dans cette perspective on peut se demander  dans quelle mesure Tiers Livre oeuvre à la création d’une figure auctoriale ambivalente, à la fois puissante et fragile. Dans l’espace numérique l’auteur est amené à construire lui-même le cadre de sa légitimité. Les modèles auctoriaux anciens se trouvent redéfinis et de nouveaux émergent.

The digital fame of François Bon and his site is today indisputable: François Bon is from now on inseparable of his “laboratory”, the structure of which is of an extraordinary complexity and which became its brand. In the approach of François Bon creation and promotion are closely imbricated and his objective is to participate, from the inside, in the construction of an alternative internet capable of resisting the standardization. Active on the social networks he interacts with a community of authors and readers, but he  also appreciates the solitude. Here the work is not conceived as an outcome, it is constantly updated, worked again and lets see what usually we hide: the failures and the experimentations. In this perspective we can wonder to what extent Tiers Livre works in the creation of an ambivalent author’s figure, at the same time powerful and fragile. In the digital space the author is brought to build himself its legitimity. The old author’s models are redefined and new models are emerging.

 


Texte intégral

Inscrit dès ses débuts dans un héritage littéraire libéré des normes (d’où les références fréquentes dans ses oeuvres et ses propos à Rabelais ou Cervantès), François Bon est aussi l’un des premiers à s’être intéressé aux possibilités offertes à l’écrivain par l’informatique et l’internet, « lieu privilégié de friction du langage et du monde [1] ». Il est à l’initiative de la création à l’été de 1997 du site remue.net, mais l’aventure est avant tout collective ; espace ouvert, sans but lucratif, irrigué par l’enthousiasme et l’amitié, le site s’accroît et devient l’un des lieux de référence de la littérature sur le réseau, fer de lance dont l’objectif est de promouvoir un internet alternatif. À partir de 2001, il est régi par un collectif d’individus très différents les uns des autres, mais unis autour de « l’idée de littérature comme acte et capacité de dire et d’inventer [2] ». Pas de manifeste, mais un rapport à la littérature à venir qui relève de l’interrogation et de la recherche. En 2004, il s’éloigne de remue.net concentrant ses interventions sur un autre site, plus personnel cette fois, Tiers Livre, œuvre intégrant son propre laboratoire, offrant un ensemble de données (recherches, échanges, prises d’écriture récurrentes sur un même thème, forums où François Bon intervient sur les questions qui le préoccupent, écriture collective) qui permettent d’appréhender la naissance du texte et sa relation à ce qui l’environne. Le site est la mémoire vive de l’œuvre de François Bon, son « arbre », sa base de données, constamment réactualisée, remodelée. Ici pas de religion de l’œuvre léchée comme aboutissement de la réflexion d’un auteur, mais une démarche qui laisse voir ce que d’ordinaire on cache : les échecs, les tâtonnements, les découragements. A la figure blanchotienne de l’auteur en retrait se substitue ici l’icône d’un auteur en omniprésence : cette présence toutefois n’est jamais exposition de soi, mais travail introspectif au contact d’un monde « en bascule [3] », de plus en plus complexe. La figure de l’auteur François Bon semble épouser cette complexité, ces tensions, ces ambivalences aussi.

François Bon se place constamment en déséquilibre (« savoir tenir dans les mains l’association des flux faibles et flux denses [4] »), cherchant délibérément la position du risque, « écrivain-Janus » comme le désigne Gilles Bonnet dans l’ouvrage qu’il lui consacre, « capable de tenir les comptes des pertes et des disparitions comme d’Avancer dans l’imprédictible [5] », de légitimer son expérience par des prises de positions intransigeantes et péremptoires comme de témoigner de l’incertitude de l’auteur contemporain à se placer dans le monde, écrivain dont tout le travail dit la tension de l’inscription nécessaire (la marque, la trace) et de l’effacement. Cette figure auctoriale mouvante signifie-t-elle que l’auteur comme référence et autorité est mort ? Dans quelle mesure le Tiers Livre œuvre-t-il à la création d’une auctorialité inédite ? C’est ce que nous voudrions examiner ici.

1. L’e-reputation de François Bon

Pour l’écrivain d’aujourd’hui, exister en ligne est-il devenu une nécessité ? Pour certains en tout cas, cette identité numérique, cette e-réputation, constitue même un engagement politique et esthétique et peut être l’occasion de s’exprimer autrement, d’explorer de nouvelles formes. C’est le cas notamment de François Bon, « grand secoueur de littérature », comme il aime se définir lui-même.

1.1. La construction d’un territoire : les domaines de François Bon

L’identité numérique passe d’abord par un nom de domaine : « Lors de ma première connexion Internet, aurais-je pu avoir l’idée qu’il m’y faudrait un nom ? On obtenait un identifiant Compuserve, une sorte de code de service. Acheter un nom de domaine m’aurait alors semblé de la même prétention que ce que dénonce Nietzsche quand il dit : “Il fait partie de mon bonheur de n’être pas propriétaire” [6] ». Valère Novarina s’est doté le premier de son propre domaine, novarina.com, tandis que François Bon réserve remue.net (il avait d’abord envisagé hapax.net, mais le nom était déjà pris). Le nom définitif du site lui fut suggéré par la question d’un universitaire américain lors d’un colloque à Philadelphie : « la littérature française remue-t-elle encore ? » et sans doute aussi par le recueil de poèmes d’Henri Michaux, La nuit remue.

L’identifiant Twitter aussi doit être choisi avec soin : « pas trop long pour ne pas manger la moitié du message retransmis. Et si possible bien repéré en retour vers votre blog (ou page Facebook) – comme sur Facebook, on n’aime pas trop les complètement anonymes (et on s’embarrasse pas de leur répondre). Moi c’est @fbon ». @fbon comme « une carte de visite personnelle et complète », « @publie.net strictement réservé à l’activité édition numérique [7] ».

François Bon a ouvert une page personnelle, mise en ligne en 1997, qui lui permet de médiatiser son activité et de soutenir et prolonger son engagement comme animateur d’ateliers d’écriture (par des liens et des suggestions de lecture). Créé en 2001, remue.net, dont le projet est de diffuser la littérature française contemporaine, se transforme rapidement en structure associative lorsque François Bon décide de « reprendre la barre d’un petit dériveur de régate en solo » et de « retrouver le goût de la vague [8] ». Le petit dériveur prend pour nom Tiers Livre, point d’aboutissement actuel de la présence numérique de François Bon. Ce nom fait directement référence à Rabelais, l’un de ses auteurs fétiches [9], dont les textes, recopiés sans scanner, sont parmi les premiers qu’il met en libre accès sur la toile (après Les Fleurs du mal) : « Hors la haute référence à Rabelais et ce livre tout entier basé sur la diffraction des différents usages de la parole dans son rapport au monde, l’idée est bien transparente : il ne s’agit plus seulement d’une médiation du livre via le réseau, mais d’une présence tierce du livre, un livre à côté des livres [10] ».

Le souci constant de François Bon est d’accroître l’accessibilité de ses travaux, de ses archives, mais aussi des œuvres de ceux qui défendent la création contemporaine et l’invention littéraire, quel que soit le support utilisé. Être à la fois ouvert et exigeant : tel est son credo. Tandis que le système éditorial traditionnel est en passe de disparaître comme instance de validation symbolique de l’écrivain, François Bon est l’un des premiers à explorer d’autres chemins : il lance en 2008 la plateforme d’édition numérique en ligne, publie.net, qu’il portera pendant plusieurs années avant de passer la main à Gwen Catalá en janvier 2014. Depuis 2008, publie.net œuvre pour la démocratisation de la lecture numérique, met à disposition des lecteurs un ouvrage numérique pour le prix d’un livre de poche, un catalogue constamment mis à jour, un abonnement à une importante offre numérique dont une majorité d’inédits. En 2013, il crée le magazine fictions en ligne nerval.fr proposant plus de deux cents pages en accès libre et, sous la rubrique « carnets », une sélection de textes dans une mise en page InDesign soignée, à télécharger moyennant quinze euros « une fois pour toutes » (les abonnés à Tiers Livre en bénéficient automatiquement).

1.2. Une chaîne-auteur

La diffraction est un concept clé pour qui veut comprendre la démarche créative de François Bon et la structure de Tiers Livre que René Audet et Simon Brousseau ont analysées dans leur article intitulé « Pour une poétique de la diffraction de l’œuvre littéraire numérique [11] ». Bon multiplie les expériences et les modes d’écriture, s’exprime sur plusieurs registres et ses traces disséminées dans tant de sites forment, comme l’explique Gilles Bonnet, une œuvre ouverte, infinie, une « chaîne auteur » se substituant à l’ancienne chaîne du livre, « riche d’une activité plurielle » : « l’activité de l’écrivain apparaît divisée en branches, liées mais distinctes, au cœur d’un écosystème profus [12] ». Ces branches ont pour nom : remue.net, Tiers Livre, publie.net, nerval.fr., autant de points de contact interactifs faisant de la marque, ou de la constellation fbon, une entité vivante, un réseau d’interdépendances. François Bon lui-même utilise le terme d’ écosystème [13] pour désigner ce « principe de profusion »,  selon l’expression de Sébastien Rongier : « François Bon transforme son site en ses sites afin de prolonger l’infini du bord absent. Et les réseaux sociaux offrent d’autres prolongements [14]. »

2. De quelques étiquettes…

Dans l’espace numérique public, l’auteur est amené à construire lui-même le cadre de sa légitimité et sa propre identité. Les modèles auctoriaux anciens  se trouvent mis en question et déplacés. L’auteur les problématise pour en faire les pivots d’une redéfinition du statut de l’auteur à l’ère du web 2.0.

 2.1. « François Bon, écrivain français né en 1953 »

François Bon a des réticences à utiliser le terme écrivain pour se désigner : « Je n’ai pas une identité d’écrivain » affirme-t-il dans une interview de 2011 [15]. Si être écrivain signifie pratiquer un métier relevant de l’écriture littéraire, alors François Bon ne l’est pas en effet : « je n’ai jamais été un écrivain professionnel », « le métier ne m’aide pas pour l’entreprise nouvelle, où on avance par vertige[16] ». Il préfère la condition, ou la posture, de l’amateur : « Amateur : l’apprentissage à toujours refaire sur et pour soi-même. Un geste libre, parce que nulle commande en amont, nulle récompense, nul égard ni retour [17] ». Patrice Flichy, dans sa « sociologie des passions ordinaires à l’ère du numérique » intitulée Le Sacre de l’amateur [18]l’évoque aussi, comme Alexandre Gefen : « De la littérature d’écrivains au sens traditionnel du terme, nous sommes passés à l’évocation d’amateurs voire à une complète démocratisation de l’écriture [19] ». Alain Viala, dans ses travaux sur l’émergence de la notion d’ écrivain à l’âge classique [20], souligne que c’est à l’époque durant laquelle l’espace littéraire s’est constitué en champ social que le nom d’écrivain est devenu une valeur associée à la publication de livres imprimés : l’écrivain accède alors au premier rang de dignité parmi les hommes de lettres. François Bon ne s’éprouve pas écrivain dans ce sens-là, et, imaginant un auteur anonyme, participe au mouvement de désanctuarisation de la littérature, avance dans l’imprédictible, dans « le tunnel des écritures étranges [21] ».

François Bon sait bien qu’une partie de sa légitimité lui vient encore de son passé d’auteur de l’imprimé. Invité à Montpellier pour ces journées d’étude consacrées à son site, il réagissait dans un billet : « Tiers Livre objet d’étude c’est un choix par défaut […] c’est prendre, parmi les types qui ont des ampoules électriques, celui qu’on reconnaît parce qu’il vient de l’époque des bougies[22] » ; ailleurs il s’étonne de la remarque d’un jeune blogueur (dont le travail lui semble pourtant « d’un enjeu bien autre que les rituels des premiers romans des rentrées littéraires ») : « Oui, mais vous vous avez des livres publiés » et François Bon de commenter : « comme si ce travail de niche en littérature contemporaine légitimait le travail de site [23] ». Le poids symbolique de l’imprimé l’emporte encore ( l’université, comme il le souligne souvent, a sa part de responsabilité dans cet état de fait) et sur le site lui-même le processus d’auctorialisation propre au régime de l’imprimé n’est pas totalement négligé  : ainsi s’affiche, dans la rubrique « Livres & publications », la couverture d’ Autobiographie des objets paru chez Seuil en 2012 ou, dans la Librairie du site, la référence « recevoir ou offrir un livre papier » ou, dans la web-autobiographie, l’avertissement qu’en cliquant sur les couvertures des livres on peut les recevoir chez soi (grâce à un basculement vers le site d’Amazon). Dans la « bibliothèque numérique », on peut télécharger certains textes de l’auteur sur ordinateur, liseuse, tablette ou smartphone (d’autres encore sont disponibles dans l’espace WIP). Un rapprochement s’établit entre l’activité d’écriture en ligne et celle que Bon mène dans le régime éditorial traditionnel. Les deux univers vont encore coexister un certain temps.

Le terme écrivain est trop restrictif pour embrasser tous les territoires de François Bon : il faut peut-être lui préférer celui d’ auteur ; Gilles Bonnet lui substitue le néologisme par lui forgé d’ écranvain  : dans un « espace postmoderne décentré et plurifocal », le statut de l’écrivain se trouve « déporté vers la communauté induite par le Web 2.0 [24] ». Dans la notice « très brève » qu’il met à disposition des internautes, François Bon se désigne comme un “artiste transmedia”  et la mention faite aux livres imprimés dans les notices précédentes (notice à « abréger » et notice  « brève ») disparaît : « François Bon, écrivain (dernier quart du XXe siècle) puis artiste transmedia (premier quart du XXIe siècle) a inventé, codé, rédigé & publié le site tierslivre.net ». Puis, dans la notice « encore plus brève »,  il supprime toute étiquette et ne retient que très peu de choses, le lien vers son site. En même temps, dans ce peu il y a tout, tous les mondes de François Bon : « A laissé peu de renseignements sur lui-même, sinon un site web. »

Au sein de Tiers Livre, François Bon prend une part active dans la médiation de son image. Une rubrique « françois bon » assez dense, avec notices biographiques, CV et photos, autobiographie audio, agenda et web-autobiographie, est installée sur la page d’accueil. Quatre-vingt-quinze liens marqués d’un astérisque conduisent le lecteur « un peu partout dans l’histoire de ce site, cette page en est donc une des cartes d’accès [25]  ». L’individu auteur fait corps avec le site, l’arborescence de celui-ci épouse les méandres de la biographie.

 L’auteur fait peu à peu de son existence une fiction vécue, constamment modelée et remodelée comme l’architecture du site. Il façonne une « web-autobiographie malléable [26] » accompagnée d’une time line et mise à jour de façon permanente. Elle comporte quelques photographies personnelles qui s’ajoutent aux portraits réalisés par des photographes professionnels (Emmanuelle Marchadour pour les éditions du Seuil, ou Jean-Luc Bertini), aux selfies réalisés dans le TGV et aux expériences de videoself [27]. Ces deux dernières formes d’autoportraits sont plus en accord avec la démarche de François Bon, celle du refus de la mise en scène d’un produit léché, d’une œuvre achevée. La web-autobiographie est enrichie d’un accès possible par le mot clé « autobiographies partielles » à d’autres textes relatant des expériences individuelles (Par exemple  « Citray | Comment je ne suis pas devenu musicien [28] » ou « journal | liste de mon bureau [29] » qui nous fait pénétrer dans l’intimité de l’auteur) auxquels s’ajoutent les articles de « Autobiographie des objets [30] » et de la série « Histoire de mes livres  » : « je voudrais inaugurer une série non limitée, basée ici sur ce rapport matériel aux livres, dans ma propre histoire [31] », une « autobiographie des livres », pendant de « Autobiographie des objets ». « Mais qui est donc François Bon ? » titre le journaliste Laurent Martinet lors de la parution de Autobiographie des objets qui évoque soixante-quatre objets en autant de courts chapitres semblables à des posts de blog. Il écrit dans son article : « Dans son autobiographie des objets, le héraut du numérique François Bon dévoile ses souvenirs très concrets. Intéressant mais un peu frustrant pour qui voudrait comprendre vraiment le personnage [32] ». Peut-être l’auteur répondrait-il à cette question en citant Bob Dylan, comme il le fait dans la biographie qu’il lui consacre : « Pour me comprendre il faut aimer les puzzles » : « Chaque événement ici comme une pièce du puzzle. Pas possible de traiter un flux : chaque pièce comme une carte immobile, avec ses contours bien visibles [33] ». Au lecteur de reconstituer le puzzle, de cheminer sur les traces de François Bon, d’épouser les plis et les replis de la personnalité d’un auteur « invisible, mais se montrant [34] », selon l’expression de Valentin Burger.

Car l’auteur offre en effet, au sein de Tiers Livre, une visibilité sur son travail : il commente ses choix, exhibe et analyse les enjeux de sa démarche, « combine l’informatif et le créatif », privilégie la « monstration de l’atelier [35] », et s’expose constamment dans son activité de création. En activant l’archive interne par un mécanisme de reprise et de remontée des textes anciens (le site sans cesse revisite sa propre histoire et grâce à la [màj] des textes transforme l’oeuvre en work in progress perpétuel), en intégrant aussi son oeuvre dans une chaîne de textes produits par d’autres (des auteurs à imiter et des auteurs repoussoirs), François Bon travaille sa légitimité, fait figure de leader par l’acuité de sa réflexion sur le numérique, mais aussi par l’ancienneté de ses engagements.

2.2. Le pionnier

François Bon revient fréquemment sur les premiers pas de l’internet littéraire [36] non sans fierté d’avoir contribué avec quelques-uns, en 1997 et 1998 [37], à l’invention d’un nouveau monde, l’Internet littéraire. Cette préhistoire transformée en récit des origines fonde l’aventure éditoriale. Pourtant l’auteur dit ne pas beaucoup apprécier l’étiquette de pionnier  qu’on lui attribue souvent : « D’une part, ce n’est pas la conquête de l’Ouest…et, d’autre part, la première caractéristique du web, c’est le faire ensemble [38] ». Au singulier, il préfère donc le pluriel : « Hommage aux pionniers [39] ». Comme l’explique Valentin Burger dans son travail sur publie.net, si la plateforme d’édition numérique fut d’abord le projet d’un homme seul, autour de cette solitude s’est peu à peu constitué un groupe. Par le procédé de la « lettre aux auteurs [40] » (il y en eut plusieurs), envoyée à ses connaissances pour leur expliquer son projet et leur proposer de s’engager à ses côtés, François Bon sut se constituer progressivement une équipe de fidèles et motiver ses troupes. Lors de la création de remue.net, huit ans auparavant, le cercle des membres fondateurs est plus resserré, il fait appel aux amis de façon plus informelle. À Jean-Marie Barnaud, par exemple, il envoie ce mail au printemps 2000 : « si tu veux faire partie des membres fondateurs, c’est volontiers, et plus – mais dans ce cas il faudrait remplir le paragraphe ad hoc dans la “déclaration” insérée après les statuts ci-joints, et me renvoyer – la contrainte sera une bouffe annuelle à Paname [41]… » ; par la suite, « jour après jour les courriels rédaction pleuvent, pluie tropicale, chaude, drue, revigorante, arrosant à chaque fois la trentaine d’entêtés tendus vers l’horizon [42] ». François Bon les a « harponnés» et embarqués dans « l’aventure » : le terme est récurrent, allusion au voyage dans le grand océan du Web. Il fait même figure de père spirituel : « voilà qu’il me pousse comme un gamin qu’on forcerait à apprendre à rouler tout seul » écrit Jean-Michel Defromont, qui porte sur lui un regard attendri : « je me souviens de ses lunettes qui écoutaient ».

Avec remue.net et publie.net se construit un réseau relationnel dense et un ethos collectif de pionniers partageant une éthique de la littérature à l’opposé du marketing : « sortir radicalement des règles momifiées de l’édition bourgeoise, le manifester, s’installer ailleurs [43] ». Le collectif de publie.net est soudé par une forme de fraternité et partage le même souci de reconnaissance : faire entrer l’écriture web dans le champ littéraire, concevoir la littérature comme un objet à construire ensemble, l’horizontalité de la communauté s’opposant à la verticalité de l’ancienne chaîne du livre. Déjà en 2001 dans « Volonté », un article pour Politis, François Bon évoque sa conception de l’engagement en ces termes :

Il se trouve que pour marcher dans l’obscur et y nouer le langage, nous recourons au partage, à l’expérience faite ensemble, au pacte […] Nous n’avons d’autre choix que miser ensemble sur le tapis du risque. Et savoir ce qui nous est l’immédiat présent, dans la complexité du monde tout près, qui nous baigne, exige qu’on procède à cette multiplication des paroles : le même ciel ne vaut pas de la même façon pour tous. Pour dire ce qui est là tout près, j’ai besoin de le traverser, et pour que ma parole y tienne, qu’elle fasse aussi lever les autres paroles qui le nomment [44].

2.3. Le polémiste

Dans son analyse étymologique du terme auctor, Antoine Compagnon privilégie le sens propre du verbe augere, c’est-à-dire « promouvoir ». L’auctor est « celui qui promeut », qui prend une initiative et qui fonde. François Bon est un fondateur, qui, depuis l’origine, s’intéresse aux bouleversements que les littératures en ligne induisent s’agissant des formes de pensée et d’écriture, un défricheur, qui passe sa « première nuit de connexion via [son] modem et le numéro Compuserve […] à explorer [45] les ressources proprement littéraires [46] », avec le sentiment d’avoir pris le maquis, amplifié ensuite par celui d’écrire hors des réseaux traditionnels de publication. La personnalité de François Bon, « en tant que figure littéraire et e-veilleur, marque l’entreprise collective publie.net d’une empreinte forte [47] » :

Les déclarations successives de Bon sur son site tendent à bâtir l’image de marque de la coopérative d’édition numérique, présentée non “comme une roue de secours pour textes en mal d’édition, mais un laboratoire pour nouveaux modes de lecture”. L’omniprésence obstinée du webmaster de Tiers Livre, qui ne craint guère la polémique dans ses nombreux billets consacrés à l’édition numérique, bâtit un ethos d’éditeur qui contribuera à terme à consolider le pouvoir de validation symbolique de Publie.net [48].

Pour François Bon, la scène littéraire est le lieu d’un combat, d’un « assaut contre la frontière [49] ». Il est de ceux qui acceptent le risque de se défaire de leurs repères antérieurs pour affronter l’inconnu ; à l’opposé des écrivains « immobiles », il recherche l’instabilité et le questionnement. Il est de la trempe des « grands secoueurs de littérature », pas de la race des « écrivains imperturbables » qui « s’assoient le matin à leur table, et continuent leur roman [50] ». L’auteur, polémiste, se démarque par ses coups de gueule, ses prises de position péremptoires et ne dédaigne pas la provocation (pensons au retentissant « merde au livre » qui conclut le fragment 110 de Tumulte [51]). Deux exemples sont particulièrement significatifs : lorsque la BNF, en mars 2013, rend disponible sur ReLIRE, une liste de soixante-mille livres indisponibles du XXe siècle, livres sous droits d’auteur, François Bon lui reproche de piller ses armoires et de mettre en ligne ses ouvrages sans lui avoir demandé son avis : la tribune (« auteurs, contre l’État voleur, réclamez vos droits [52] ! ») est reprise et diffusée sur les réseaux sociaux, où peut s’exprimer une révolte citoyenne contre le tout gratuit au mépris des auteurs. Autre exemple : la guerre d’édition avec Gallimard en janvier 2012 (à propos d’une nouvelle traduction au format numérique du Vieil Homme et la mer [53]) à l’occasion de laquelle François Bon affirme avoir jeté à la benne à ordure toute sa collection Pléiade de 156 volumes et laisse éclater sa colère sur Twitter.

Mais la provocation n’est jamais gratuite ni exploitée dans un but publicitaire, elle est au service d’un engagement sincère en faveur de la littérature : « Je ne sais pas si ces auteurs, trop timides pour se préoccuper du Net, sont vraiment conscients des risques qu’ils encourent : non pour leur publicité, mais comme si nous n’avions pas chacun, à notre place, à défendre l’idée même de la littérature dans la société [54] ». François Bon, très sensible à l’espace internet comme « lieu privilégié de friction du langage et du monde [55] », explique sans relâche, endosse l’habit du résistant, fustigeant inlassablement le passage raté des éditeurs au numérique, la vieille symbolique verticale, le livre homothétique [56], la « goujaterie de la liste ReLIRE [57] », l’aveuglement des écrivains par rapport à une institution littéraire moribonde, la frilosité de l’université à l’égard des nouvelles technologies.

Il y a donc chez François Bon une posture très revendicatrice, presque manifestaire,  qui peut rappeler le discours des avant-gardes, dans la mise en avant du collectif, dans l’esthétique du bref (« lancer des mots » avec le « risque du plantage »). Mais sur beaucoup d’aspects, le fossé se creuse : rien à voir avec une avant-garde fermée sur elle-même puisque François Bon veut promouvoir un modèle de rencontre entre auteurs et lecteurs. Quant au messianisme de l’avant-garde, pour laquelle la valeur est uniquement dans le futur dans une nécessaire table-rase du passé, il ne correspond pas au projet de François Bon qui est plutôt celui d’une coprésence du passé, du présent et du futur, comme l’explique Mahigan Lepage. La question de l’engagement est également redéfinie ici : tandis que dans les avant-gardes, l’articulation esthétique/politique est étroite, pour François Bon et son réseau « l’action authentiquement politique est avant tout un fait de parole agonistique qui apparaît entre les hommes [58] ». Si l’on veut apprécier la portée politique de l’œuvre de Bon, il faut interroger d’abord l’invention esthétique.

3. Un rapport dialectique permanent entre geste collectif et aventure individuelle

3.1. Le web naturellement pense pluriel : la culture du lien

Déjà en 2001 dans « Volonté » un article pour Politis François Bon évoque sa conception de l’engagement en ces termes :

Il se trouve que pour marcher dans l’obscur et y nouer le langage, nous recourons au partage, à l’expérience faite ensemble, au pacte. […] Nous n’avons d’autre choix que miser ensemble sur le tapis du risque. Et savoir ce qui nous est l’immédiat présent, dans la complexité du monde tout près, qui nous baigne, exige qu’on procède à cette multiplication des paroles : le même ciel ne vaut pas de la même façon pour tous. Pour dire ce qui est là tout près, j’ai besoin de le traverser, et pour que ma parole y tienne, qu’elle fasse aussi lever les autres paroles qui le nomment [59].

La « forme arachnéenne des échanges croisés [60] » sur le Web permet de réaliser ce projet. Le web, « grosse bête bizarre que chacun de nous entretient de ses rythmes [61] » est « myriade de sentes étroites [62] », espace d’action, « des actions d’écriture », et d’interaction, et le site web un lieu de construction de relations : « Quand nous on parle de la création web, nous on pense nuées de blogs et d’écritures qui sans cesse interchangent, on pense partages et contaminations entre blogs, on pense non pas Hééécrivain dans le web, mais réflexion collective sur cette alliance du code et de l’écrit qui catalyse lentement en nouvelles formes narratives, où chacun s’essaye à son tour sur la piste ouverte par un autre [63] ». Le site est un agrégateur de références qui « assure une certaine centralisation », un lieu d’accueil, « une sorte de hub un pôle [64] » au sein de l’écosystème réticulaire du Web. Alexandra Saemmer, dans Portraits de l’écrivain contemporain, choisit l’image du noeud  : « l’auteur sur le web ressemble ainsi plutôt à un nœud dans un réseau, à une étoile tridimensionnelle reliée à d’autres étoiles [65] ». François Bon, du haut de sa « tour de contrôle [66] », son interface Netvibes, suit plus d’une centaine de sites. Il lance l’expérience des vases communicants (deux auteurs échangent leur plateforme le temps d’un texte que chacun signe chez l’autre) : « Il ne s’agit pas de se rendre visible ou de promouvoir sa camelote, mais simplement de travailler en atelier ouvert et se doter de plus de force parce qu’on a le droit d’aller se balader dans l’atelier de l’autre [67] ».  Depuis le 5 mars 2012, la série « dimanche 3 blogs + un coda » constitue un moyen de courcircuiter le discours critique ou de « l’établir autrement [68] ». Les fonctions assumées autrefois par les éditeurs et les revues sont prises en charge par les auteurs et réalisées de manière collective. La présence sur le web permet de faire réseau. Ces auteurs mettent en visibilité les liens tissés entre eux, donnent à voir leurs proximités, dans une logique de notoriété relationnelle. Le réseau joue un rôle crucial dans la construction de la réputation [69].

Dans ces prises de position, il bénéficie du soutien d’un certain nombre de fidèles, notamment lors du conflit avec Gallimard, lorsqu’un mouvement de solidarité se forme par l’intermédiaire des réseaux sociaux et un appel est lancé pour défendre la nouvelle traduction. François Bon recense dans Tiers Livre les billets blog relayant l’affaire [70]. Les titres de certains de ces billets sont évocateurs : « Gallimard l’a amer » par Claro, « Appui à François Bon » par Benoît Mélançon, « En faveur du Vieil homme et la mer » par Laurent Margantin, « Qui se gallimarrera le dernier » par Korben, « C’est à la création qu’ils en veulent » par Mahigan Lepage, « stupide Gallimardise » par Jean-Michel Salaün, et « Le vieil homme et la mer pour Madeleine » par Philippe de Jonckheere qui écrit :

Il ne faut pas être psychanalyste pour voir dans cette affaire des ramifications évidentes, les peigne-culs du vieux monde voient leur influence et leur pouvoir s’effriter, ça les frustre, ils décident de faire un exemple et quelle aubaine, ils vont pouvoir se faire l’auteur d’Après le livre. C’est minable. Pour ne pas mettre en péril l’édifice publie.net, François a retiré sa traduction. Ben moi, cela ne me va pas du tout, cette histoire. J’ai toujours prêté mes bouquins. Et j’en offre aussi assez souvent. Aujourd’hui, c’est l’anniversaire de ma grande fille Madeleine, 13 ans, alors Madeleine, je t’offre le Vieil homme et la mer d’Ernest Hemingway dans sa nouvelle traduction de François, et Madeleine, comme je te l’ai appris, il FAUT prêter ses livres, donc Madeleine vous prête son exemplaire du Vieil homme et la mer. […] Et soyez vous-même un miroir, mettez ce précieux fichier à la disposition de tous [71].

Sébastien Rongier, dans son billet intitulé « 65 euros et 18 centimes » relaie lui aussi l’affaire et en profite pour rendre hommage à François Bon en ces termes :

C’est un symptôme ? Ce ne serait en effet qu’un symptôme s’il ne s’inscrivait pas dans une hostilité générale aux questions numériques, des inflexions et des tentatives, lesquelles ne s’inscrivent pas dans une doctrine économique majoritaire. Un symptôme qui induirait une petite litanie : There is no alternative. Pensée qui refuse désormais la marge ou ne la pense que dans son régime d’intégration. Cela fait maintenant une dizaine d’années que j’avance (avec quelques autres) au milieu des aventures numériques de François. Parce qu’il accueille, donne une place, fait confiance. Ce qui se passe sur remue.net et publie.net ? Une aventure humaine et numérique de partage autour de la littérature ! […] Tout ce qu’on gagne là-dedans, c’est le goût de ce commun, le goût de la littérature et des amitiés Aucun capital à partager ! Désolé. […] Alors, ayons, à cet instant, la naïveté de croire que c’est cela qui fait peur à certains. Sans doute ont-ils oublié ?

Décidément l’époque est sombre. Mais demain, on continue [72].

Même si l’idéologie libertaire se heurte parfois à la loi du marché et à la rémanence de questions juridiques classiques (comme les droits de diffusion), les thuriféraires du tout numérique défendent avec ténacité les mêmes valeurs : éthique du partage, regard décomplexé sur les milieux du livre et de la culture, travail fondé sur la collégialité. Cette culture web, « culture du lien », prend l’allure d’un affrontement entre progressistes et conservateurs, progrès versus décadence. Le ton, décomplexé, volontiers potache pour exprimer le plus sérieux, est neuf, les preuves d’amitié s’affichent sur le web, les relations avec les lecteurs sont plus directes et fréquentes : « une autre conception de l’identité est à construire, non plus l’intime, ce dedans du dedans (intimus), mais le voisinage, ce partage du même chemin (vicinus), non plus le moi-je, mais le toi et moi, le mutuel [73]. »

Cette « rhétorique du collectif [74] » englobe aussi le lecteur, qui ne doit pas subir en consommateur passif, mais participer  activement à la création et soutenir l’effort commun par ses téléchargements : « Ainsi quand vous nous envoyez un courrier Je suis intéressé par votre projet publie.net, tâchez qu’on puisse avoir mesuré cet intérêt par les téléchargements effectués des premiers textes et découvertes proposés [75] ! » Le principe de l’abonnement est vital pour la petite entreprise, comme ce sera le cas pour Tiers Livre, mais il est aussi un moyen de souder la communauté, de reconstituer un équivalent des « cabinets de lecture » des XVIIe et XVIIIe siècles [76].

Pour François Bon, une fois abandonnées les rênes de publie.net, le système d’abonnement installé sur Tiers Livre en mai 2013 pour l’accès aux ressources ateliers d’écriture, aux pages pro et web-livres, est un moyen d’élargir le cercle des fidèles. La taille du public, du réseau de lecteurs autour du site, sa qualité sont des éléments de la constitution de la valeur : François Bon affiche à intervalles réguliers les statistiques de consultation du site et clôt chaque billet en indiquant le nombre de visiteurs, assorti de la formule : « Merci aux visiteurs qui ont consacré 1 minute au moins à cette page ». L’auteur sollicite l’appui des lecteurs pour le site, sa fabrication, son entretien, son évolution : « plus qu’un abonnement, une communauté – exercer ensemble réflexion, orientation, dialogue et partage [77]. » À l’origine, un bouton #partenaires situé en colonne de gauche permettait d’accéder à la page d’abonnement gérée par publie.net, puis il y eut le lancement le 7 janvier 2014 de l’espace WIP (Work In Progress) pour les abonnés de Tiers Livre :

Chaque semaine il y aura un mini bouquet de réalisations simples, téléchargeables  via un PDF lissé sur InDesign ou au format epub pour les liseuses et Mobi pour les Kindle : des ressources strictement hors commerce, chaque semaine elles changeront, pas d’ISBN, juste un petit numéro d’opus […] je souhaite que celles et ceux qui soutiennent mon site, par cet abonnement particulier, puissent disposer d’un confort supplémentaire pour accéder tout simplement au chantier, à l’atelier [78].

Enfin, le 1er mars 2014,  l’espace WIP est réorganisé, avec abonnement sans limite de temps (« 20 euros une fois pour toutes »). Cet espace de ressources téléchargeables se découple en pages work in progress, pages archives avec livres numériques et livres pdf, pages podcasts, fiches ateliers d’écriture et traductions. Régulièrement un courriel de l’auteur est adressé à chaque abonné pour l’informer des nouveaux textes mis en ligne, les lettres aux lecteurs se substituant aux lettres aux auteurs. Les lecteurs peuvent aussi, en appuyant sur l’onglet « soutenir tiers livre », régler la somme de 75 euros et recevoir en échange un disque de Dominique Pifarély. Pour François Bon, dans le prolongement logique de l’expérience publie.net, cet espace est l’occasion de poursuivre l’exploration d’un autre type de relation auteur-lecteur sans dédaigner l’utilisation des outils et des stratégies les plus modernes du management ou du marketing, mais en les vidant ironiquement de leur fonction purement mercantile.

3.2. Eloge de la solitude comme prolongement de l’être avec les autres

Si l’articulation entre expérimentation internet et progression collective est étroite, il y a aussi chez François Bon une volonté d’indépendance. À la nécessité toujours réaffirmée du contact et de la visibilité propre à la culture web se mêle plus spécifiquement chez lui la tentation du repli incarnée dans l’image du jardin secret (et la figure du jardinier : « je travaille depuis longtemps à mon arbre [79] ») : « Mon site c’est mon lieu de vie, refuge, jardin où on m’emmerde pas, et du coup pas trop envie qu’on vienne y voir [80] ». Réaction pour le moins surprenante chez celui qui milite pour un « atelier ouvert ». Le besoin se fait sentir en tous cas de posséder des sites plus éphémères liés à des expériences d’écriture ponctuelles, parfois anonymes, ou des sites privés comme ce fbon.fr, qui lui sert d’ « entrepôt technique [81] ». François Bon a un penchant pour les coins de forêts au Québec où quelques-uns de ses amis ont une cabane : « ce rêve à moi inaccessible a-t-il un équivalent web ? Le souhait d’un espace très vaste avec zones inatteignables, nappes souterraines et rivières [82] ». Entre progression collective et cheminement individuel, François Bon ne veut pas choisir, mais les met en tension, à la recherche d’une sociabilité sans aliénation : « j’aime internet parce qu’il me permet des dialogues parfois très intenses, qui respectent mon besoin privé de silence [83] ». Ce goût de la solitude ne signifie ni repli sur soi, ni solipsisme, mais prolongement sur la scène intérieure de l’être avec les autres et inversement, comme le dit Thierry Crouzet, « plus je me lie aux autres, plus je suis libre [84] ».

4. L’écrivain comme marque

 François Bon est auctor, selon l’étymologie latine, c’est-à-dire « celui qui accroît, qui fait pousser et qui fonde ». Avec les lectures publiques, les performances, les ateliers d’écriture, le site, le magazine nerval.fr, la page facebook et le compte Twitter, et récemment au sein de Tiers Livre l’espace WIP (Work In Progress) qui offre aux abonnés un accès aux pages pro, podcasts, travaux en cours, archives, ressources ateliers d’écritures et à des ebooks (avec chaque semaine un ajout ou une reprise), François Bon ne cesse de multiplier et de varier les formes de communication littéraire et propose « un changement radical de paradigme dans l’économie même du rapport auteur/édition [85] » en élaborant ce que Dominique Viart nomme une littérature « rhizomatique [86] ». La thèse de la « mort de l’auteur » est ancienne : Antoine Compagnon dans ses cours au Collège de France [87] a rappelé l’importance de l’article de Roland Barthes publié en 1968, « la mort de l’auteur », de la conférence de Michel Foucault en 1969, « Qu’est-ce qu’un auteur ? », et des théories de Maurice Blanchot dans le contexte du post-structuralisme. Elles trouvent en apparence un prolongement avec la figure de l’auteur anonyme dans le monde collaboratif de l’internet.

Pourtant, loin de dissoudre la figure de l’auteur, certains sites ou blogs la perpétuent et la renforcent tout en la transformant : ceux initiés par des écrivains ayant acquis un statut d’auteur de littérature dans le régime de l’imprimé. C’est notamment le cas d’Eric Chevillard [88], et surtout de François Bon. Ce dernier semble déplacer les frontières classiques de l’auctorialité par une démultiplication de soi à travers le réseau qui pourrait s’apparenter à la création d’une forme de marque-auteur.

La marque, au sens de « trace » et d’ « entaille », est une notion qui fait particulièrement sens dans l’œuvre de François Bon. Il faut la mettre en relation avec le projet réaliste qui est au fondement de son écriture depuis les débuts et Sortie d’usine. Alors même que François Bon est encore aux Éditions de Minuit, chapelle du Nouveau Roman, il initie un « retour » au réel et s’oriente délibérément vers « Une expérience du monde – et du monde le plus concret et le plus abrutissant [89] », qui sera désormais sa signature, sa patte d’ouvrier des mots, sa marque, cette entaille du réel dans le texte : « Toute fiction, un livre même, est une plaque gravée à l’outil porté dans la main, le sillon dans le métal opaque et brut [90] ». L’écrivain travaille la réalité comme un matériau, et se donne pour exigence de « modeler la phrase au monde comme pour marquer le texte de son empreinte [91] ». Ainsi s’opère ce que Bon appelle, à la fin de Sortie d’usine, « le renversement de l’écriture de l’usine en usine comme écriture [92] ». Aussi l’œuvre porte-t-elle les stigmates d’un monde disparu, « cette vie incrustée dans le texte [93] ». En 2004 il choisit comme titre de roman le nom d’une marque, Daewoo, « l’empreinte, celle de la main des ouvriers [94] » sur des télévisions et des voitures. Les lettres de l’enseigne sont progressivement démontées, l’usine a fermé : les lettres disparaissent au fil du récit, mais l’écriture vient investir la marque et se faire elle-même usine, pour maintenir intacte la trace [95], « Refuser. Faire face à l’effacement même [96] ». Plus récemment, François Bon, dans Après le livre, se rêve en écrivain d’un seul livre qui « serait fait de toutes nos traces, porterait à jamais toutes les cicatrices et les coupures [97] ». Cette œuvre totale fantasmée est à l’origine de Tiers Livre, un labyrinthe de près de six mille articles. Depuis une dizaine d’années maintenant, la figure de François Bon auteur excède en effet largement le livre imprimé, investit le site, se construit discursivement dans les billets quotidiens, les débats, les entretiens, les tweets, que l’on serait tenté de qualifier de « paratexte ». C’est pourtant dans l’articulation de tous ces discours que prend vie l’œuvre de François Bon, son livre en construction, son « arbre », fait de toutes ses traces et dans l’écorce duquel patiemment il imprime sa marque.

Il y a une « puissance » de François Bon, une formidable énergie de travail qui fait songer dans une certaine mesure à celle de cet autre créateur d’une œuvre-monde, Balzac, dont il est du reste un grand lecteur. Mais cette puissance, textuellement mise en abyme dans la figure de la machine, métaphore du travail de l’écrivain, dans les références nombreuses au compact, au solide, à la densité du fer, celle de la mécanique paternelle [98], se mêle étrangement à une sorte de fragilité, une inquiétude, celle de l’expérimentation poétique et du tâtonnement vers l’inconnu. La marque évoque a priori quelque chose de figé, de fixe. Or tout le travail de François Bon tend vers l’instable, l’inachevé, le mouvant. En période de transition numérique, l’auteur chemine « à tâtons » : « Où je suis, moi, là-dedans ? Tiraillé ou contradictoire ? Non, plutôt sur un mode d’ambivalence [99] ». Cette étrange association de force et de fragilité est sans doute la marque de fabrique de l’auteur, sa signature.

4.1. L’auteur à la manoeuvre, « les mains dans le cambouis »

La société du spectacle a vu émerger une catégorie d’auteurs de plus en plus répandue, celle de l’écrivain-vedette, à laquelle, on l’a compris, François Bon n’appartient pas. Assez peu médiatisé en tant que personnalité littéraire, François Bon n’est pas un « artiste-performance » qui se substituerait, sous le regard du « lecteur-spectateur », au livre lui-même, « la figure auctoriale apparaissant comme un moyen spectaculaire d’élimination des significations profondes de l’œuvre [100]». C’est à une rencontre avec le texte en construction qu’il convie le lecteur en lui ouvrant, grâce à Tiers Livre, son « atelier » (mise en ligne des versions de texte en cours), en lui faisant partager ses tâtonnements dans « une alchimie de l’individuel et du collectif [101] ». Pour lui, internet est moins un outil de médiation ou de circulation de l’image spectaculaire de l’auteur qu’un nouvel espace de création où peut encore s’exprimer « la rareté de cet ultra-contemporain essentiel à nos sociétés consommatrices [102] ». Il faut, dit-il, « contaminer internet de l’intérieur pour ne pas le laisser aux démolisseurs du monde [103] ». Il est également très actif sur les réseaux sociaux (Facebook, Twitter) et perçoit tout le potentiel créateur de ces outils de masse qu’il juge indispensables à la visibilité de l’auteur. Régulièrement il déplore l’évidente réticence de l’écrivain d’aujourd’hui à « mettre les mains dans le cambouis pour se faire un site, installer la disponibilité numérique de son travail (et la rémunération qui l’accompagne) » : « Peur de perdre ce statut mirifique, l’écrivain [104] ? ».

 Difficile de soupçonner François Bon de mercantilisation, lui qui affirme qu’il « déteste l’idée de “com” sous toutes ses formes [105] ». Pour publie.net, il déclare vouloir « garder la maîtrise d’une petite structure [106] » : « je ne suis pas un épicier du web [107] » proclame-t-il haut et fort, « la création contemporaine radicale n’a jamais été un vecteur de grande diffusion publique. Pas envie de me polluer à la pub et au marketing, je préfère assumer une position artiste [108] ». Publie.net est en effet un laboratoire où, aux antipodes du best-seller, s’inventent des écritures, des pratiques éditoriales et des modes de lecture ; c’est aussi le lieu où s’expérimente une forme alternative d’économie du livre, face à « ces géants froids de la vente en ligne », à « l’énorme masse vulgaire, commerçante ou muette [109] ». François Bon n’a pas imprimé sa marque sur la toile à coups d’opérations marketing. Il ne fait pas « événement ». Mais il a, depuis le début de l’aventure Web, patiemment creusé son sillon dans ce nouveau media persuadé qu’il y va de la survie de notre littérature : « À trop se protéger, on disparaît sans trace [110] », l’aphorisme conclut un chapitre de méditation sur la disparition de la culture celte que Bon met en relation avec un refus des bénéfices de l’écriture.

Le numérique offre des voies alternatives à la visibilité. Même si François Bon insiste sur le fait que son site est bien un site-œuvre et pas une vitrine d’écrivain, un lieu de constitution et de transformation de son écriture et non pas la médiatisation de son travail d’auteur, il n’en reste pas moins que performativement le site est aussi une vitrine et un espace de mise en scène. On peut donc s’autoriser à l’appréhender sous l’angle de la communication. Dans la démarche de François Bon création et promotion sont étroitement imbriquées dans le même environnement numérique, mis en tension. Comme le souligne Thierry Crouzet : « le blog est un salon du livre permanent où vous vous prêtez à des performances. C’est votre boutique d’écrivain public dans une rue plus ou moins obscure du Nouveau Monde [111] ». Arnaud Maïsetti, décrivant l’écran selon François Bon, y voit « un grand plateau de théâtre », un « théâtre de rue ». L’auteur, metteur en scène, pose le cadre, « le carré de l’écran dans lequel s’engouffre tout », il intercepte « les expériences du monde [112] », et harangue les spectateurs. Certains titres accrochent l’attention [113], par exemple la formule « l’avenir du livre c’est qu’on pourra s’en passer [114] », mais qui est aussi, de l’aveu de l’auteur lui-même, « une phrase de fatigue et d’interrogation profonde ». L’auteur est en permanence à la manoeuvre, « les mains dans le cambouis [115] », pour bâtir son identité numérique. La question de la maîtrise de l’identité numérique est importante pour François Bon, comme dans la pratique générale du web : « Essentiel maîtriser votre identité numérique [116] », « bagarrez-vous sur le web, apprenez à maîtriser votre identité numérique, c’est votre taf, pas celui de votre éditeur papier [117] ». A l’origine François Bon installe son travail sur le web, parce qu’il estime qu’il n’a pas le choix. Il fallait lancer le chantier : « Le site lui-même où je suis l’artisan aussi bien par le texte que par l’ergonomie, la navigation, le codage [118] ». L’aventure publie.net lui permet d’approfondir ensuite ce « véritable artisanat numérique » :

L’envie aussi qu’on propose, qu’on sorte des routines en boucle – les libraires tristes de ce qu’on leur met sur leurs tables par paquets de sorties conformes, le numérique englué dans le vendre à tout prix, les sites moches parce que pas soignés [119].

Cela suppose une maîtrise, même imparfaite, d’outils complexes comme InDesign (pour la mise en page – il ne suffit pas d’enregistrer un fichier traitement de texte au format PDF pour échapper à la grisaille) ou Coda (l’affinage de la scénographie d’un site est un travail permanent, un site qui n’évolue pas tourne vite à la grisaille aussi, et idem l’utilisation des plateformes toutes faites) [120].

L’atelier invisible du site, c’est cette réflexion à sans cesse affiner, déplacer, reconstruire pour la présentation et la mise en page. Effort parfois harassant, mais artisanat indispensable [121].

Espace d’expression et de médiation, le site a une identité visuelle immédiatement reconnaissable. La patte et la signature de François Bon se reconnaissent à la conception graphique, à son impact visible. Le bandeau d’abord, dont le fond est constitué d’une photographie sur laquelle vient s’inscrire le nom du site. La photographie est changée périodiquement, ce qui place d’emblée le site sous le signe du renouvellement permanent. Jusqu’à il y a peu, le même design du bandeau se retrouvait pour les deux autres sites de François Bon, nerval.fr et the lovecraft monument, comme autant de déclinaisons d’une même marque françois bon. Le style s’exporte aussi : François Bon construit « à peine perdue », le site de son ami architecte Emmanuel Delabranche, « fondations, dalles et murs [122] » : il reprend le bandeau photographique et  la même police de caractère arrondie pour le titre.

La page d’accueil aussi ne cesse de bouger, comme Tiers Livre ne cesse de se reconfigurer. Sébastien Rongier analyse ici même la stratégie d’architecture du site qui ne cesse de subvertir la logique de verticalité pour épouser la forme benjaminienne de constellation et commentant la définition par Walter Benjamin de l’oeuvre d’art comme « singulière trame d’espace et de temps », il s’arrête sur la notion de « trame » qui lui semble renvoyer à l’idée du texte tissu et à celle du carrefour. Ces deux idées sont matérialisées aussi par la structure de la page d’accueil du site dans sa dernière mouture : un quadrillage dans lequel chaque cellule présente une ou plusieurs destinations du site classées par rubriques et qui pourrait faire songer au principe du carroyage dans une fouille archéologique. Il est vrai que le lecteur de Tiers livre peut avoir le sentiment, une fois engagé dans ce labyrinthe, d’être un archéologue. Archéologue l’auteur lui-même, qui ne cesse de faire remonter les articles anciens pour les compléter et les confronter à la réalité présente. Pour François Bon, l’écran est à la fois « un enfouissement et un arbre [123] ».

4.2. Un internet vintage

En convoquant de façon récurrente l’image de l’atelier ou celle de la petite boutique d’artisan à l’écart de l’industrie du livre, François Bon défend donc un « artisanat » numérique et une conception « rétro » de la création sur le Web : « ce mardi à Berkeley, écoutant Nicolas Nova et James Bridle, je prenais conscience de ma propre spécificité : site vintage, parce que dépendant d’un certain rapport traditionnel de l’auteur à son travail, organisant l’arborescence en ligne de ce travail, et globalement étanche aux prouesses algorithmiques de l’invention textuelle [124] », « j’y exerce un travail décalqué de mes premiers apprentissages – pas forcément à 60 balais qu’on peut se projeter sur les crêtes où on voit danser ceux qui arrivent [125] », et ailleurs il évoque sa « propre peur de la technique […] je sais très bien ne plus maîtriser en totalité l’outil que j’exploite. Jusqu’à quand pourrons-nous défendre un internet vintage [126] ? ».

Comment interpréter ces références au vintage de la part de François Bon, une notion qui, par ailleurs, connaît aujourd’hui un extraordinaire engouement et constitue l’un des arguments marketing les plus efficaces ? Le mot a d’abord servi à qualifier un millésime ancien pour les spiritueux ou les vins. Mais il est surtout utilisé pour désigner les vêtements anciens de marques prestigieuses reflétant un moment particulier de l’histoire de la mode. Le vêtement vintage est associé à une certaine authenticité. Le phénomène s’est emparé de plusieurs autres secteurs, celui de l’automobile, du design, du cinéma et de la musique (notamment les guitares fabriquées par les grandes marques, comme les célèbres guitares Gibson dont François Bon est amateur : « je crois que j’aime mon site comme j’aime les Gibson vintage de San Francisco [127] »). La référence au vintage n’est pas anecdotique pour François Bon ; plusieurs aspects la motivent en profondeur. Chez lui l’esthétique vintage commande d’abord les choix graphiques du site : « le bandeau à bords arrondis, les polices de caractère parfois comme des joyaux et aussi une certaine idée du web conçu comme livre, mais un livre autre, tiers [128] ». La formule longtemps inscrite à l’intérieur du bandeau, « web magazine depuis 1997 par françois bon », est un clin d’œil aussi au filon du rétro utilisé par de multiples entreprises aujourd’hui, même les plus récentes, pour se donner une image d’authenticité. Le vintage ensuite réintroduit du récit dans un monde frappé par l’épuisement des grands mythes. C’est une tendance qui convoque l’histoire et la mémoire et valorise ce qui a duré, ce qui est imperméable à la mode. Comment ne pas voir qu’il y a chez François Bon une attraction très forte de la tradition : le présent de son oeuvre est tramé de rémanences et de traces littéraires intimes, de ces livres qui l’ont fait (Quichotte, Rabelais, Proust, Saint-Simon, Rimbaud, Baudelaire, Rilke…) : « ils sont à eux tous ce qui nous permet de nous considérer nous-mêmes [129] ». Dans Autobiographie des objets, François Bon « cède à la phénoménologie du souvenir [130] », il écrit une véritable ode au vintage, à ces objets qui appartiennent, comme lui, à un monde disparu et fait l’inventaire de tout ce qui raconte sa propre vie ( le transistor, la dépanneuse Dodge, la DS 19, la lettreuse Dymo ou le briquet Zippo) : « Contrairement à ceux d’aujourd’hui, dont l’obsolescence est programmée pour de vulgaires raisons mercantiles et dont l’existence ne se compte qu’en poignées de saisons, ces objets fatigués ont la particularité d’avoir été fabriqués pour durer, passer d’une génération l’autre, survivre aux morts [131] ». S’habiller vintage suppose une certaine culture et le vêtement ancien prend toute sa valeur du fait qu’il est associé à d’autres pièces, neuves. François Bon revient constamment aux oeuvres les plus anciennes qu’il fait dialoguer avec les plus contemporaines. Il pratique aussi l’hétérogénéité des références typique du postmodernisme (à l’opposé de la culture hiérarchisée décrite par Bourdieu dans La Distinction), comme autant de goûts personnels, de marqueurs identitaires. Et ce vintage dit qui est François Bon et qui sont ceux qui l’accompagnent dans son aventure. Comme la marque vintage est porteuse d’une histoire, Tiers Livre ne cesse de revisiter nostalgiquement les débuts de l’Internet et de constituer sa propre histoire : « se détacher des recherches techniques conditionnant l’avancée textuelle […] mais savoir que mon propre chemin textuel suppose d’avancer en profondeur dans la façon dont le site, en lui-même, est une histoire qui se raconte [132] ». Certains aussi ont porté le vintage sur le terrain militant en le présentant comme une réaction contre la massification de la mode et une façon de ne pas en suivre tous les diktats, contre l’uniformité et la globalité, une contre-mode. Le travail de François Bon est animé d’un souci de résister aux « mastodontes du net qui nivellent les pratiques [133] » et publie.net constitue une arme contre « la best-sellerisation normative [134] ».

Conclusion

La notoriété numérique de François Bon et de son site est aujourd’hui incontestable : « l’écrivain d’un seul livre [135] » est désormais indissociable de Tiers Livre, qui est devenu sa marque, son arbre. Actif sur les réseaux sociaux (il « expéritweete depuis avril 2008 »), il interagit et dialogue avec une véritable communauté d’auteurs et de lecteurs dont il est l’un des principaux animateurs. Il peut embrasser les techniques nouvelles, les modes, les outils marketing, sans abdiquer pour autant les exigences d’écriture : « l’apparition de nouveaux supports […] crée de nouveaux usages de lecture, devenus massifs, qu’il est précisément de notre responsabilité d’investir avec le meilleur sinon c’est la réserve d’indien [136] ». Il les utilise ironiquement, les subvertit ou s’en distancie. Il s’expose tout en se ménageant des lieux de repli, des marges, où il peut s’isoler : « l’écran, cadre qui isole et délimite, est une garantie de discrétion. Savoir toujours mesurer soi-même ce qu’on laisse transparaître de privé et quelle barrière, ou fiction, on établit pour délimiter l’échange public [137] ». En se démarquant il édifie son identité numérique, loin de toute stratégie de communication, loin de tout cynisme, avançant à tâtons. L’auteur aux aguets, e – veilleur exigeant, rebelle aux compromis, s’abandonne en même temps à l’imprédictible, poète « qui ouvre dans la langue un véritable puits : étroite ouverture noire, très profonde, dangereuse ». « À la fois aux aguets et dans l’abandon », comme Saint-Augustin écrivant  de Carpaccio [138]Projeté dans un monde mouvant, dangereux parce qu’il liquide les positions acquises à commencer par le statut de l’écrivain, l’auteur avance avec l’inconnu devant soi, il lui faut descendre « dans le Maelström [139] » et s’abandonner au flux du langage tout en s’interrogeant, au fil même de son parcours, sur la progression de l’écriture, avec humilité et non sans humour : « Prenons comme immense chance d’être nous-mêmes saisis par la mutation en cours, et que notre écriture piégée par de nouvelles formes de lecture et de diffusion, nous contraigne au saut (et pour finir il lâche son iPad et saute) [140] ».

Notes

[1]  Tiers Livre, « Vers un Internet de littérature », article 929.

[2] remue.net, « L’ours des remueurs et des remueuses », article 1846.

[3] Gilles Bonnet, François Bon. D’un monde en bascule, Chêne-Bourg, Éditions la Baconnière, 2012.

[4] François Bon, Tiers Livre, « journal |écrire comme rendez-vous », article 1564.

[5] Gilles Bonnet, François Bon. D’un monde en bascule, op. cit., p. 18.

[6] François Bon, Après le livre, Paris, Seuil, 2011, p. 62.

[7] Tiers Livre, « Twitter mode d’emploi », article 2010.

[8] Tiers Livre, « Où en sont les pionniers du Net », article 69.

[9] François Bon, La Folie Rabelais, Paris, Minuit, 1990.

[10] François Bon, Après le livre, op. cit., p. 64.

[11] Protée, vol. 39, n° 1, « Esthétiques numériques, textes, structures, figures », Bertrand Gervais & Alexandra Saemmer (dir.), printemps 2011, p. 9-22.

[12] Gilles Bonnet, François Bon. D’un monde en basculeop.cit., p. 234-235.

[13] Tiers Livre, « de l’auteur comme écosystème », article 2227.

[14] Sébastien Rongier, « Tiers Livre, une structure en constellation », ici.

[15] Interlignage.fr/2011/01/interview-francois-bon

[16] Tiers Livre, « Je n’ai jamais été un écrivain professionnel », article 2697.

[17] Ibid.

[18] Patrice Flichy, Le Sacre de l’amateur : sociologie des passions ordinaires à l’ère numérique, Paris, Seuil, « La république des idées », 2010. Le titre fait écho  à l’ouvrage de Paul Bénichou Le Sacre de l’écrivain.

[19] Alexandre Gefen, « Le devenir numérique de la littérature française », Implications philosophiques.org, espace de recherche et de diffusion, 19 juin 2012.

[20] Alain Viala, Naissance de l’écrivain. Sociologie de la littérature à l’âge classique, Paris, Éditions de Minuit, « Le sens commun », 1985.

[21] Tiers Livre, rubrique 102.

[22] Tiers Livre, « Tiers Livre dépouille & création – le site web comme objet d’étude universitaire ? », article 3659.

[23] Tiers Livre, « ça manque d’hauteurs », article 2063.

[24] Gilles Bonnet, « L’Écranvain et la nouvelle-écran : pour une poétique de la microfiction numérique », disponible en ligne ici. Voir aussi l’article qu’il a signé dans ce dossier, « On relit toujours avec de soi : l’écranvain en son site » : ici.

[25] Tiers Livre, « François Bon | CV bio [màj permanente] ».

[26] Ibid.

[27]  Tiers Livre, « videoself | du soi fantôme », article 1686.

[28] Tiers Livre, article 2236.

[29] Tiers Livre, article 1578.

[30] Tiers Livre, rubrique 69.

[31] Tiers Livre, « histoire de mes livres, série | le sommaire », article 3688.

[32] www.lexpress.fr/culture/livre/autobiographie-des-objets_1162779.html, publié le 24/09/2012.

[33] François Bon, Bob Dylan, une biographie, Paris, Albin Michel, p. 460.

[34] Valentin Burger, Publie.net, un autre visage d’internet,  mémoire de M2 « Monde du Livre » rédigé en 2010, Université d’Aix-Marseille 1, p. 70, disponible en ligne ici.

[35] Ibid.

[36] Voir « 12 ans de Web à chaque seconde » article 2050, « petite tentative d’autobiographie numérique » article 3674.

[37] Pierre Perroud, le fondateur d’Athena, Michel Pierssens fondateur du site Maldoror, les membres de l’Association des bibliothécaires universels liés au Conservatoire des arts et métiers.

[38] Propos recueillis par courriel le 01/09/2012 par Véronique Anger-de Friberg : « Quand François Bon, figure incontournable de l’édition numérique, révolutionne le petit monde de l’édition française », ici

[39] Tiers Livre, « L’écran et le livre », article 253.

[40] Tiers Livre, « Publie.net : lettre aux auteurs », article 1070.

[41] Remue.net, Jean-Marie Barnaud,  dans « Dix ans et ça remue encore », rubrique 248, article 2555.

[42] Remue.net, Jean-Michel Defromont dans ibid.

[43] Mobile.twitter.com /fbon/status/185046809729708032, 16:52, mercredi 28 mars 2012.

[44] Paru dans le dossier « Littérature. L’engagement aujourd’hui », coordonné par Christophe Kantcheff, Politis, n° 642, semaine du 15 au 21 mars 2001.

[45] C’est nous qui soulignons.

[46] Tiers Livre, « Où en sont les pionniers du Net », article 69.

[47] Valentin Burger, Publie.net, un autre visage d’internet, op. cit., p. 97

[48] Gilles Bonnet, François Bon. D’un monde en bascule, op. cit., p. 232-233.

[49] François Bon cite à plusieurs reprises cette formule de Franz Kafka, reprise aussi en exergue de « l’ours des remueurs et des remueuses » (remue.net, article 1846).

[50] François Bon, Après le livre, op. cit. , p. 221.

[51] « Portrait de moi en perdu de l’écriture » dans Tumulte, Paris, Fayard, 2006, p. 231.

[52] Tiers Livre, article 3447.

[53] Selon Gallimard les droits d’édition de ce texte, tombé dans le domaine public aux États-Unis et au Canada, lui appartiennent. L’éditeur demande à l’écrivain des dommages et intérêts pour l’ensemble des copies vendues, soit 22 exemplaires. La diffusion constitue pour l’éditeur un « acte de contrefaçon ».

[54] « À propos des blogs », enquête du Magazine Littéraire, article 592.

[55] Tiers Livre, « Vers un internet de littérature », article 929.

[56] Tiers Livre, « Le livre sera homothétique (ou ne sera pas) », article 2003.

[57] Tiers Livre, « Pro | auteurs, contre l’Etat voleur réclamez vos droits ! »,  article 3447.

[58] Stéphane Inkel, « Archéologie du politique chez François Bon », @nalyses, vol. 7, n°1, hiver 2012, ici.

[59] Article paru dans Politis le 15 mars 2001 : ici.

[60] Laurent Demanze, « François Bon : un auteur au présent », compte-rendu de lecture de l’ouvrage de Dominique Viart, François Bon, Étude de l’oeuvre, Paris, Bordas, 2008, Acta fabula, revue des parutions, document 4569, ici.

[61] Tiers Livre, « dimanche 3 blogs », article 3506.

[62] Ibid.

[63] Tiers Livre, « Tiers Livre dépouille & création — le site web comme objet d’étude universitaire ? », article 3659.

[64] Valentin Burger, Publie.net, un autre visage de l’Internet, op. cit., p. 100.

[65] Alexandra Saemmer, « Auteurs en réseau », dans Portraits de l’écrivain contemporain, Jean-François Louette & Roger-Yves Roche (dir.), Seyssel, Champ Vallon, 2003, p. 326.

[66] Propos recueillis par Véronique Anger-de Friberg le 01/09/2012 (par courriel) : « Quand François Bon, figure incontournable de l’édition numérique, révolutionne le petit monde de l’édition française », en ligne ici.

[67] Ibid.

[68] Ibid.

[69] Sur cette question on pourra consulter l’article de Valérie Beaudouin, « Trajectoires et réseau des écrivains sur le Web, construction de la notoriété et du marché »,  Réseaux, La Découverte, n°175, mai 2012, p. 107-144.

[70] « addendum 2 : le web, c’est quand même quelque chose… », dans  Tiers Livre, « Il y a un an : Gallimard versus publie.net », article 2788.

[71] Philippe de Jonckheere, desordre.net, le bloc-notes du désordre, 2 décembre 2012.

[72] C’est-à-dire le montant des dommages et intérêts demandés par Gallimard, correspondant aux vingt-deux téléchargements de la traduction de François Bon.

[73] Christophe Genin, « “Culture numérique” : une contradiction dans les termes ? », communication présentée au colloque « Digital Culture and Heritage », Haus der Kulturen der Welt, Berlin, 31 Août 2004-2 septembre 2004, en ligne ici (format pdf, p. 17).

[74] L’expression est de Valentin Burger, op. cit.

[75]  Tiers Livre « Publie.net/lettre aux auteurs, 3 », article 1070.

[76] Il s’agit d’offrir, en l’échange d’un abonnement annuel, l’accès à une grande partie des productions littéraires du temps, mais aussi à des feuilles de nouvelles et à des usuels (dictionnaires). Ces cabinets, ou clubs du livre, sont aussi des lieux de sociabilité à la manière des salons culturels où les lecteurs se réunissent autour d’une bibliothèque pour discuter du livre et de son contenu.

[77] Tiers Livre, « #WIP_ | téléchargement mode d’emploi »,  art. 3608.

[78] Tiers Livre, « abonnés, lancement de l’espace WIP »,  art. 3837.

[79] François Bon, Après le livre, op. cit., p. 202.

[80] Tiers Livre, « Dépouille et création »,  art. 3659.

[81]  Tiers Livre, « la collection de nos noms de domaine constitue-t-elle un texte ? »,  art. 2329.

[82] Ibid.

[83] Tiers Livre, « [reprise] bruit de fond et création : blogs d’écrivains », art. 592.

[84] Blog de Thierry Crouzet, “comment un auteur peut-il exister en ligne ?“, 17/11/2012.

[85]  Tiers Livre, « #WIP_ | téléchargement mode d’emploi »,  art. 3608.

[86] Il emprunte ce mot à Gilles Deleuze.

[87]  « Qu’est-ce qu’un auteur ? : cours d’Antoine Compagnon » : ici.

[88] Ugo Ruiz : « Ethos et blog d’écrivain : le cas de L’Autofictif d’Eric Chevillard », Contextes, n° 13, « L’ethos en question », 2013.

[89] Dominique Viart, François Bon. Étude de l’œuvre, Paris, Bordas, coll. « Écrivains au présent », n° 4, 2008, p. 8.

[90] François Bon, Le Solitaire, Montolieu, Deyrolle, 1996, p. 23.

[91] Dominique Viart, François Bon.  Étude de l’œuvreop. cit., p. 17.

[92] François Bon, Sortie d’usine, Paris, Éditions de Minuit, 1982, p. 165.

[93] François Bon, La Folie Rabelais, Paris,  Éditions de Minuit, 1990. Citation placée par Gilles Bonnet en exergue de son ouvrage,  François Bon. D’un monde en bascule, Chêne-Bourg, Editions La Baconnière, 2011, p. 9.

[94] « Finalement, on appelle roman un livre parce que… », entretien accordé à Sylvain Bourmeau, pour les Inrockuptibles,  : ici.

[95] On pourra lire à ce sujet l’article de Mahigan Lepage, « La machinerie du roman (Daewoo de François Bon) », revue hors-sol.net, 7 février 2012.

[96] François Bon, Daewoo, Paris, Fayard, 2004, p. 9.

[97] François Bon, Après le livreop. cit., p. 199.

[98] On peut, sur ce point, se reporter à l’article de Christine Jérusalem, « Les mécaniques optiques de François Bon : l’écrivain en photographe », dans Traces photographiques, traces autobiographiques, dir. Danièle Méaux et Jean-Bernard Vray, publications de l’Université de Saint-Etienne, 2004, p. 245.

[99] Tiers Livre, « histoire de mes livres, série », art. 3688.

[100]  Melliandro Mendes Gallinari, « La “clause auteur ” : l’écrivain, l’ethos et le discours littéraire »,  Argumentation § Analyse du Discours,  revue électronique du groupe ADARR, « Ethos discursif et image d’auteur », 3/2009, aad.revues.org/663.

[101]  Tiers Livre, « abonnés, lancement de l’espace WIP »,  art. 3837.

[102]  Présentation générale de la maison d’édition publie.net : ici.

[103] Tiers Livre, « si la littérature peut mordre encore », art. 519.

[104] François Bon, Après le livre, op. cit., p. 199.

[105] « François Bon : La littérature est une construction rétrospective », www.magazine-litteraire.com, 4/05/2012.

[106] « François Bon, ultra-moderne éditeur : un entretien » par Emmanuel Tugny, Blogs.mediapart.fr, 23/01/2013.

[107] Tiers Livre, « de l’auteur comme écosystème », art. 2227.

[108] « François Bon, ultra-moderne éditeur : un entretien » art. cit.

[109] Tiers Livre, « si la littérature peut mordre encore », art. 519.

[110] Tiers Livre, « de se peindre en bleu pour mourir »,  art. 2323.

[111] Blog de Thierry Crouzet, “comment un auteur peut-il exister en ligne ?“, 17/11/2012.

[112] « Tiers Livre : “le théâtre c’est dedans ” », article d’Arnaud Maïsetti dans le présent dossier : ici.

[113] Thierry Crouzet insiste lui-même dans son blog sur l’ importance de choisir des titres percutants : « il faut soigner les titres. Comme ils capturent l’attention, ne craignez pas de provoquer,” Soyez un peu journaliste ” », comment un auteur peut-il exister en ligne ?“, 17/11/2012.

[114] Tiers Livre, « l’avenir du livre c’est qu’on pourra s’en passer », art. 3736.

[115] Tiers Livre, « l’Internet comme fosse à bitume », art. 749.

[116] Tiers Livre,« auteurs § droits numériques : un résumé », art. 2017

[117] Interview de François Bon par Laurent Martinet,  « François Bon : « On n’a même plus besoin du terme ‘livre’ », lexpress.fr, 17/03/2011.

[118] Tiers Livre, « #Berkeley », article 3674.

[119] Tiers Livre, « abonnés, lancement de l’espace WIP », art. 3837.

[120] Tiers Livre, « #WIP 5 | l’abonnement à perpétuité, c’est parti », art. 3898.

[121] Tiers Livre,«#WIP 4 | lentement mais sûrement », art. 3884.

[122] « remerciements », àpeineperdue.fr, art. 6.

[123] Arnaud Maïsetti, ici.

[124] Tiers Livre, « digression | ce que serait le site d’une seule histoire », art. 3749.

[125] Tiers Livre, « Tiers Livre dépouille § création – le site web comme objet d’étude universitaire », art. 3659.

[126] Tiers Livre, « L’écran et le livre », art. 253.

[127] Tiers Livre, « digression | ce que serait le site d’une seule histoire », art. 3749.

[128]Mahigan Lepage, le dernier des mahigan, travellings, « le web comme cinéma », mahigan.ca, art. 485.

[129]  Tiers Livre, « si la littérature peut mordre », art. 519.

[130]Jérôme Garcin, Le Nouvel Observateur du 20/07/2012.

[131]Jérôme Garcin, « C’est tout Bon »,  Le Nouvel Observateur du 23/08/2012.

 [132] Ibid.

[133]Dominique Viart, François Bon. Étude de l’oeuvre, op. cit., p. 150.

[134]  Tiers Livre, « l’avenir du livre », art. 1009.

[135]François Bon, Après le livre, « nous serions alors chacun l’écrivain d’un seul livre », op.cit., p. 199.

[136] Tiers Livre, « L’Eclat contre Numilog : mauvaise pioche », art. 1482.

[137] François Bon, Après le livre, op.cit., p. 194.

[138] Tiers Livre, « Après le livre | qu’est-ce que je regarde quand j’écris ? », art. 2392.

[139] Une descente dans le Maelström, nouvelle d’Edgar Poe publiée en 1841 : François Bon l’évoque à plusieurs reprises, notamment dans « reconnaissances à Edgar Poe »,  art. 1315.

[140] Tiers Livre, « petite tentative d’autobiographie numérique », art. 3674.

 Auteur

Florence Thérond est maître de conférences en littérature générale et comparée à l’université Montpellier Paul-Valéry. Elle travaille sur l’extrême contemporain et notamment sur la littérature numérique. Elle anime au sein du RIRRA21 le programme « la littérature à l’heure du numérique : nouvelles pratiques, nouvelles postures ».

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Tiers Livre : entre auctorialité et architextualité, jeux d’écritures en régime numérique

Résumé


Le site Tiers Livre est analysé du point de vue de la sémiotique des écrits d’écran. L’étude permet de mettre en évidence les jeux de correspondance, d’échos et de tension qui caractérisent les relations entre écriture formelle et écriture culturelle dans le site. L’ethos d’auteur est en effet mis en texte dans Tiers Livre à travers une importance particulière accordée à la question des outils et dispositifs techniques de l’écriture en régime numérique, à travers les invites et engagements de l’auteur dans ses articles, et enfin à travers ses manières de faire les textes qu’il donne à lire, dans le rapport entretenu entre les formes prescrites par l’architexte et les modalités avec lesquelles il se les approprie et les travaille. Tiers Livre est ainsi appréhendé comme un espace de déploiement d’un ethos d’auteur humaniste renouvelé dans le contexte numérique.

In this paper, we analyse the website Tiers Livre through a semiotical point of view. We underline the correspondences, echos and tensions that caracterize the relationships between formal and cultural writings in this website. The way tools and technical devices are at the heart of the study of the author, the way François Bon adresses his public and commits in his blog lead us to describe the author’s ethos. The way his texts are written in his blog is analysed in depth as they reveal the tension between the architext and the way the author appropriates it. We consider Tiers Livre as a website in which the ethos of a humanistic author is renewed.

 


Texte intégral

Créé dès 1997, soit dans ce qui a constitué une première période de l’histoire d’Internet – bien avant l’ère des blogs et des outils facilitant la publication en ligne – le site personnel de François Bon a été l’un des premiers sites d’écrivains sur le web. En plus de quinze années d’existence, il a beaucoup évolué [1], s’est diversifié, s’est étendu en volume comme dans son projet. Espace multimédiatique, à la fois atelier, laboratoire, « web magazine » et journal, Tiers Livre constitue une expérience polygraphique singulière et unique. Comme dispositif pluriel d’écritures et de lectures, donnant à lire, à écouter, à regarder, Tiers Livre offre notamment une posture d’auteur engagé dans une réflexion profonde sur les mutations de l’écrit en régime numérique et sur les outils qui en composent le paysage – du moins est-ce là l’approche que nous développerons ici. Le site illustre pleinement l’idée d’une écriture littéraire qui bascule, d’une culture scripturaire qui, dans l’environnement numérique se construit à partir des formes anciennes et cherche parallèlement l’innovation formelle et esthétique. D’un point de vue sémiotique, Tiers Livre apparaît en effet comme un mélange de couches sédimentées, un feuilletage culturel de formes et de signes issus d’une part de l’histoire du livre et de l’écrit, et d’autre part de propositions qui auscultent toutes les formes en devenir, qui en sont l’avant-garde tout autant que des manifestations de la distanciation avec laquelle il convient, pour François Bon, de les envisager.

Nous aborderons ainsi le site en tant que matière textuelle à appréhender, par les frottements, les altérations et les échos qui en travaillent les formes, en proposant ici des hypothèses de lecture. Nous focaliserons d’abord notre attention sur la dimension performative du dispositif, en ce que ce dernier  illustre pleinement la réflexion d’un écrivain-éditeur in medias res, sur les mutations associées au numérique. Le site est un espace de mise en forme et de mise en scène de ces questionnements toujours repris à nouveaux frais, dans lequel François Bon place l’outil d’écriture au cœur de sa poétique et de son discours. Dans un second temps, nous analyserons la manière dont le site donne à voir un jeu d’écritures entre celles qui procèdent des outils techniques et des choix d’ingénierie informatique qui le soutiennent et  celles qui relèvent de l’ethos numérique d’un écrivain : le texte d’écran se donne à voir en effet, dans le site, comme un espace de danse formelle, de négociation entre les formes prévues par l’architexte et celles qui procèdent d’une marque « François Bon [2] ».

La textualité que le site de François Bon donne à appréhender d’un point de vue formel, logistique, sémiotique, communicationnel est ainsi pleinement nourrie d’une réflexion sur ce qui fait texte à l’heure des pratiques massives de publication en ligne, des outils d’écriture et de lecture industrialisés, et des jeux de tensions entre des cultures différentes qui affleurent dans les formes numériques du texte. S’affirme ainsi une pratique de la textualité plus que jamais incarnée, épaisse, ancrée dans l’idée d’une « matérialité au carré [3] » plutôt que dans celle – fondatrice néanmoins d’une idéologie de la communication prégnante et fortement circulante dans l’espace social, de « dématérialisation [4] ». En creux se forge également un ethos auctorial qui se construit dans le rapport au numérique, qui joue sur les différentes images que peuvent lui renvoyer les médias et qui forge, à travers un site dense, en perpétuel chantier, une image d’auteur en mouvement, en acte.

1. Le Tiers Livre comme dispositif performatif

1.1. Une pensée active de l’énonciation éditoriale

La réflexion que mène François Bon depuis des années sur les outils de l’écriture entre pleinement en résonance avec des travaux académiques qui, à la suite d’un Roger Chartier [5] ou d’un Donald Francis MacKenzie [6] – envers lesquels l’écrivain assume souvent sa dette – s’emploient à penser ce que les formes font au sens, ou encore ce que les outils et supports d’écriture et de lecture font à la textualité. Les écrits d’écran [7] et les médias informatisés sont à cet égard particulièrement prescripteurs dans la mesure où ils imposent des formes, des structures, des normes aux textes tout en en permettant l’apparition à l’écran. Concrètement, les logiciels de traitement de texte (Word, Open Office) sont des architextes [8], tout comme un dispositif d’écriture tel que Facebook, ou le système de gestion de contenu Spip  utilisé par François Bon dans Tiers Livre. À ce titre, ils  incarnent des figures définies et industrialisées du texte, de l’écriture et de la communication, dans leurs rapports avec la pensée, la parole, l’image, la mémoire [9].

Les exemples de la réflexivité de l’écrivain sur ses outils d’écriture sont multiples dans les textes présents sur Tiers livre. Dans Après le livre, François Bon évoque par exemple la tension qui existe entre la forme de texte encapsulée dans l’outil de traitement de texte, qui connote la page A4 et ses usages bureautiques, et la pratique d’écriture d’un auteur : «  Le déclic, ici, c’est qu’est déjà présent dans votre traitement de texte sa destination supposée, et qu’elle prend pour norme la page photocopiée, le document de bureau. Or ceci ne nous concerne plus, depuis longtemps [10] ». Tiers livre peut dès lors être appréhendé comme un espace dans lequel l’auteur tente de sortir des formes préformatées proposées par ces outils, de l’énonciation architextuelle qu’ils imposent, fondée sur une certaine idée de la communication écrite, et la naturalisant. Il s’agit pour lui de composer avec des outils dont il connaît les limites et les « pouvoirs exorbitants [11] » pour construire un environnement inédit : à la fois laboratoire, œuvre en devenir, refuge, atelier. Un espace d’écriture et de publication qui ne soit pas dépendant des formes standardisées, et moins encore des enjeux économiques et stratégiques liés aux outils informatiques :

Ne pas dépendre des autres, ou le moins possible : du jour au lendemain, il y a quelques mois, Google change le script de son moteur personnalisé de recherche par site, et le remplace par une version payante. Je m’en acquitte et maintiens l’outil, mais combien de sites ont liquidé à ce moment-là leur propre fonction recherche [12]  ?

François Bon a une conscience pleinement aiguisée quant aux multiples couches logicielles et architextuelles qui viennent composer, dans l’espace de son site, une énonciation éditoriale [13] polyphonique et ajouter à sa voix, celles d’autres acteurs aux forts pouvoirs symboliques et économiques.

1.2. Le numérique comme compétence nécessaire pour l’auteur

Dans cette perspective, François Bon milite régulièrement pour la maîtrise des outils d’écriture et de lecture, tout en reconnaissant le vertige numérique qui nous emporte et dont nous ne connaissons pas les développements futurs.  S’il proclame qu’il n’est pas un « épicier du web », en effet, il n’en demeure pas moins un artisan majeur qui observe son outil, le met à distance, tout autant qu’en creux de sa poétique sur le web.

D’abord, au coeur de ce vertige, il invite les auteurs à penser les outils, à s’approprier les formes et les formats qui en composent le paysage, sous peine d’être laissés de côté :

Un double mouvement : se saisir du « code », c’est assurer notre liberté d’auteur quant aux formes matérielles de ce qu’on écrit, donc oui, approprions-nous le vocabulaire des flux et formats comme les auteurs de la Renaissance se sont saisis de la page imprimée et de son vocabulaire, et de ce qu’elle changeait à l’idée même du livre. Et du même coup gardons écart : on ne s’érigera pas plus spécialiste de l’informatique qu’on ne l’est de l’histoire de l’écrit et du livre […] [14].

Cette invitation peut du reste parfois prendre une forme provocante, comme lorsqu’il brosse un portrait incisif des « écrivains imperturbables [15] » qui dénigrent Internet, et l’ensemble des outils informatisés avec lesquels eux-mêmes écrivent, mais qu’ils méprisent peu ou prou – la littérature se faisant nécessairement ailleurs, et autrement.

On le sait, François Bon proclame depuis de longues années, l’urgence pour les auteurs et artisans du web d’acquérir une compétence numérique [16], au sens où l’entend également Milad Doueihi   : pourquoi les écrivains en seraient-ils exclus sinon en référence à un imaginaire mythologique, obsolète et désincarné ? Toute la difficulté réside dans le fait qu’il faut disposer d’un minimum de savoir-faire et ne pas considérer que l’écrivain (« Hééécrivain », comme il l’écrit par ailleurs) se salit les mains à envisager les problématiques liées au référencement  de son site ou à s’astreindre à publier régulièrement sur ce média :

Combien d’auteurs nouvellement arrivés sur blog ou site se découragent faute de la masse critique suffisante, qu’on n’obtient – aurait dit Julien Gracq – qu’à l’ancienneté ? ou faute de disposer d’un minimum de savoir partagé sur la partie <head> de leurs pages, et ce qu’on doit y insérer pour un référencement transparent [17]  ?

L’outil technique et les langages informatiques, dans Tiers Livre, sont dès lors l’objet d’une poétique en creux qui rompt avec toute image de l’écrivain inspiré, sacralisé et détaché de toute matérialité : régler son instrument de travail, l’ordinateur, le traitement de texte est aussi nécessaire, pour François Bon, que pour le pianiste d’accorder son piano : « Et si le point de départ, c’était d’abord ce qui nous pousse à écrire ? Pour le musicien, sortir l’instrument de l’étui. Pour celui qui écrit : un logiciel, une machine [18]. » Ainsi peut-on lire, entre autres, une entrée intitulée « et vous, votre Mac, il carbure à quoi [19] ? » (16 août 2012 ) dans laquelle il  décrit, une par une, toutes les icônes qui composent son « bureau » à l’écran et l’usage qu’il fait de chacun de ces outils qui relèvent globalement de la multiplicité des gestes d’écriture et de lecture composant la « lettrure [20] » en régime numérique. Les commentaires des lecteurs font remonter des utilisations différentes, des compléments d’information et l’ensemble compose le portrait d’un auteur-artisan en prise avec le réel, qui ouvre son laboratoire tout autant que sa caisse à outils. En outre, Tiers Livre recèle de conseils techniques à l’adresse des divers profils de lecteurs du site que l’on suppose : chercheurs, auteurs, écrivains, artistes, métiers du livre, étudiants, etc. François Bon se pose ici encore en utilisateur réfléchi d’un ensemble d’outils d’écriture qui participent, en quelque sorte, dans l’environnement numérique de « l’accastillage du texte [21] » qu’évoquait Hubert Nyssen, à savoir tout le processus de toilettage, de mise en forme par lequel l’éditeur transforme le texte de l’auteur en livre. Car la particularité d’un dispositif comme Tiers Livre est aussi que le texte est déjà, sur le site, un objet spécifique, toiletté, éditorialisé par l’écrivain lui-même, fort de ses expériences d’éditeur – associées notamment à Publie.net.

Dès lors, les instruments d’écriture et de lecture que sont les architextes sont mis au centre du dispositif d’écriture et de publication lui-même, comme objets à améliorer, à penser, à mettre en perspective, mais aussi à incorporer dans l’oeuvre même, comme objets de poétique. Ouvrir le « capot » de l’ordinateur, de ses diverses couches informatiques et des logiciels qui interviennent dans l’activité d’un auteur, c’est aussi – et peut-être avant tout – mettre ces architextes et les discours marketing qui les accompagnent à distance : inviter les auteurs à maîtriser ces outils revient à désigner comme telles les stratégies des ingénieurs et commerciaux qui les construisent dans l’imaginaire social et à en formuler les enjeux politiques et idéologiques. D’autant que nombre d’outils d’écriture sont adressés d’un point de vue marketing explicitement aux écrivains en leur promettant une créativité renouvelée, en forgeant l’idée non plus d’un auteur-médium d’une inspiration extérieure, mais d’un médium-auteur, en somme d’une technologie garante d’inspiration [22]. On ne s’étonnera pas par conséquent que la photographie – au même titre que le contenu des articles sur Tiers Livre, en complément des romans de François Bon – vienne célébrer discrètement l’outil dans une série intitulée « Histoire de mes livres », et que le pied à coulisse de son père serve moins d’indicateur d’échelle que d’objet symbolique et biographique [23]. L’enjeu là est important dans la mesure où il contrebalance toute une tradition mythologique de l’écrivain pour lequel l’instrument d’écriture (plume, stylo, machine à écrire, ordinateur) peut éventuellement constituer un fétiche [24] quant au processus qu’il met en jeu, mais n’est pas l’adjuvant de l’inspiration.

Dans cette perspective, Tiers Livre est un dispositif performatif, un site porte voix et un atelier qui donne à voir l’écrivain outillé tout autant que l’écriture accastillée. François Bon y montre comment les outils prescrivent des formes spécifiques qu’il convient de maîtriser et qui sont d’autant plus prégnantes qu’elles sont peu ou prou invisibles et de surcroît naturalisées. Au cœur des processus d’industrialisation du texte qui caractérisent les médias informatisés et l’environnement numérique, c’est plus que jamais le portrait de l’écrivain comme artisan qu’il brosse. Mieux, la monstration et la mise à distance des outils devient dans cette approche une condition de l’auctorialité. S’affirme là, en tout état de cause, une posture d’auteur [25] forte, une identité auctoriale fondée sur l’exhibition et la mise à disposition des outils, l’ouverture de l’atelier et le rejet affirmé de l’image d’Epinal d’écrivain en chambre – il n’est que de songer aux multiples prises de position de l’auteur dans le champ éditorial, à son intense activité en ateliers d’écriture, à sa pratique de l’enseignement, etc.

Parallèlement à cette monstration de l’outil d’écriture sur Tiers Livre, il faut aborder à présent les modalités selon lesquelles l’écriture de l’outil architextuel est travaillée, de l’intérieur, par l’auteur. François Bon utilise en effet les formes propres à l’outil informatique pour composer des pages qui, visuellement et sémiotiquement se situent à la croisée de plusieurs cultures : celle héritée de l’imprimé, celle du livre et celle d’après le livre. Les pages de Tiers Livre donnent ainsi à voir une poétique formelle de l’outil numérique tout en affirmant une identité d’écrivain forte.

2. Le site comme jeu d’écritures ou le texte à la croisée des chemins

Le discours auctorial présent sur Tiers Livre assume, nous l’avons vu, une posture d’auteur qui défend la nécessité d’une compétence numérique pour les écrivains et de l’engagement plein dans un humanisme numérique. Qu’en est-il à présent de l’image du texte donné à lire : quelles formes, quels héritages se laissent saisir dans la matière textuelle ? L’écosystème visuel et graphique du site donne à voir nous semble-t-il en permanence une confrontation d’écritures variées : les formes textuelles issues de l’imprimé dansent avec les formes propres au numérique, tandis que les standards proposés par l’architexte sont soumis au travail de François Bon accastilleur. Tiers Livre constitue ainsi un texte d’écran polyphonique, complexe, feuilleté de diverses couches culturelles, dans lesquelles les énonciations et les écritures jouent, s’accordent ou rentrent en tension.

2.1. Jeu d’écritures entre le livre et son après, entre les cultures du texte

Spip est utilisé par de multiples internautes pour composer des pages web et offrir des contenus très divers. Cependant, une fois n’est pas coutume, l’architexte encapsule des formes qui correspondent à une certaine idée de la communication écrite et des pratiques de lecture des internautes. Où se situe dès lors la marque de l’écrivain dans ce type d’environnement logistique qui relève parfois trop du « moule à texte [26] », mais qui n’en demeure pas moins prégnante dans plusieurs des sites qu’il a créés ? N’y a-t-il pas en effet une forme commune perceptible à des sites comme Tiers Livre, Nerval.fr, Lovecraftmonument.com ?

2.1.1. Un site d’écrivain

S’il s’agit pour l’écrivain de s’emparer de ces outils d’écriture, de publication, de référencement et de visibilité pour défendre sa position et sa pratique littéraire dans un environnement complexe, on peut se demander dans quelle mesure l’approche d’un François Bon se distingue de celle d’ « auteurs » aux pratiques communicationnelles et médiatiques qui ne s’inscrivent pas nécessairement dans une visée esthétique ou littéraire. En d’autres termes, par rapport à une fonction-auteur dévoyée, généralisée à travers les blogs, les systèmes de gestion de contenu, et automatisée par les architextes eux-mêmes [27], qu’est-ce qui le signale, sur le plan sémiotique et visuel comme procédant d’un écrivain, dans l’énonciation éditoriale ? Étienne Candel et Gustavo Gomez-Mejia identifient deux marqueurs du livresque et de la littérature [28] sur le site : d’une part l’utilisation des italiques, qui renvoie à un usage de la langue que l’on peut qualifier de littéraire, reposant sur des « effets de sens » riches ; d’autre part le recours à une police à empattements pour le corps des articles (le Garamond notamment) qui s’inscrit dans les pratiques éditoriales classiques et lettrées. À l’inverse, on relèvera que la police sans serif (Museo Sans) utilisée notamment pour les titres, connote quant à elle davantage un environnement informatique et numérique. En creux de ces jeux typographiques s’affirme encore cette posture d’auteur assumant un héritage classique tout comme des engagements sans cesse renouvelés dans le contemporain de l’auteur et de ses fonctions.

À observer de près la mise en forme de chaque article, il convient d’évoquer deux indices supplémentaires qui concourent à le détacher discrètement et à le dégager de tout usage bureautique simplement trivial. En effet, le mince filet noir vertical qui sépare le texte des articles de la marge gauche (contenant des titres de rubriques) le signale comme espace textuel éditorialisé, renvoyant aux pratiques éditoriales d’organisation d’une maquette. Plus encore, il instaure une dynamique de lecture en relevant d’une forme de dispositio visuelle, pragmatique et procède des traditionnelles fonctions partitives et relatives du cadre [29]. Ensuite,  le fond d’écran de couleur légèrement rosée – en référence là encore aux pratiques éditoriales optimisant le contraste texte/caractères pour la lecture – manifeste une culture du texte, comme objet à accastiller pour le rendre lisible. En outre, cette couleur connote l’univers associé aux papiers nobles tels que ceux de la collection La Pléiade. Ces deux marqueurs créent ainsi un espace visuel de lecture qui renvoie à la page issue de l’histoire de l’imprimé tant la matérialité du texte ainsi mis en forme transfère « à l’écran […] la littérarité comme connotation [30] ». À travers cette mise en espace du texte, si discrète soit-elle, s’impose, une fois de plus l’énonciation éditoriale comme un élément majeur de l’énonciation auctoriale. On retrouve dans cette facture en définitive assez classique des articles qui composent le site une sobriété toute livresque, humaniste et littéraire, qui renvoie à l’épure du codex imprimé et à l’idée que le travail de l’écrivain se joue dans la page. Cette littérarité connotée à travers la mise en scène et la maquette de la  page-écran s’oppose à des formes plus tabulaires, plus fréquentes [31], et renvoyant davantage à des contenus informationnels et médiatiques.

2.1.2. L’hypertexte comme « grammaire narrative » pour l’écrivain

Pour autant, dès la page d’accueil se mêlent les cultures : celle-ci se donne apparemment à lire comme une maquette de presse, privilégiant les listes, organisée en rubriques et sous-rubriques et parcourue de bandes horizontales qui viennent scander la verticalité de la page et renforcer la sémiotique visuelle de l’organisation, sa raison graphique [32]. Or, à la scruter, on sent percer davantage la culture numérique et les pratiques qu’autorise l’hypertexte dans la mesure où celles-ci vont permettre à l’écrivain des associations, des rapprochements qui vont au-delà de la page perçue comme entité singulière. Cette écriture qui fonctionne comme chambre d’échos en creux de la page caractérise certaines pratiques d’écrivains, par opposition notamment aux usages massifs du blog comme simple dispositif éditorial d’empilement des articles [33]. Comme le rappelle Christian Vandendorpe :

Proust concevait son œuvre comme une cathédrale, soit un espace à trois dimensions où tous les éléments sont organiquement reliés et se répondent dans des symbolismes complexes. Fondamentalement, tout écrivain vise à créer dans l’esprit du lecteur un réseau – hypertextuel avant la lettre, où se répondent des dizaines, voire des milliers, d’éléments [34].

Ce réseau de correspondances constitutive de l’écriture littéraire trouve ainsi dans la technicité de l’hypertexte le moyen de favoriser des circulations inédites, voire de créer une littérature proprement numérique [35].

La matière même du contenu de la page d’accueil de Tiers Livre, les voies de traverse  ménagées déploient une organisation de l’hypertextualité, de la bifurcation, de la redondance aussi parfois. François Bon écrit à cet égard : « Pour qui fait d’un site Web son chantier principal d’écriture, la proposition de circulation qu’on y induit est un des éléments principaux de la grammaire narrative – et plus rien de linéaire comme dans l’ancienne « table des matières [36] ». La dimension tabulaire de la page d’accueil rentre ainsi en tension avec les chemins d’accès et de navigation prévus par l’auteur, sans cesse mouvants et réinventés. De fait, François Bon s’emploie à déjouer toute linéarité dans le processus de lecture :

Le site Web ne comporte pas en lui-même d’architecture, puisqu’à chaque moment on peut modifier son arborescence, réorganiser des rubriques, et qu’il ne se donne jamais en entier, n’ayant pas d’épaisseur. Il n’est lisible et il n’est forme qu’en tant que mouvement, circulation, navigation [37].

L’hypertexte devient donc l’outil d’une économie éditoriale et narrative qui conduit le lecteur à accepter de se perdre, non pas dans un dédale, mais dans un espace vivant qui favorise les échos en série et la sérendipité.

2.1.3. L’outil mis en abyme, la poétique de l’underscore et de la pipe

Si l’architexte organise et présuppose des formes spécifiques, l’identité visuelle des pages web créées par François Bon se singularise aussi par l’utilisation de certains signes typographiques dans des usages qui lui sont propres – même s’ils ont pu être repris ailleurs. En d’autres termes, l’énonciation auctoriale se laisse saisir, entre autres, à travers la formulation sémiotique des titres des articles qui font en effet intervenir deux types de signes que nous allons évoquer successivement.

D’abord, l’underscore, également appelé en typographie « tiret bas », est un caractère typographique introduit au départ sur les machines à écrire pour souligner les mots, en le plaçant par-dessus les caractères déjà tapés. Il est aussi souvent utilisé en informatique pour remplacer les espaces. Sur Tiers Livre, l’underscore est utilisé de plusieurs manières: il permet de relier les mots-clefs entre eux dans la liste de termes autorisant les recherches thématiques ; il est employé comme  puce  typographique pour identifier un titre d’article dans une liste d’éléments (voir doc. 1) ; il sert enfin à apparier, dans les sommaires, la vignette image avec le titre d’article afférent (voir doc. 2).

1

Doc. 1 – Utilisations de l’underscore et de la barre verticale sur les pages du Tiers Livre.

2

Doc. 2 – Poétique de la titraille, entre underscore et pipe.

Cette sémiotique de la titraille met ainsi en évidence les liens entretenus entre les éléments reliés (les mots-clefs entre eux, l’image et le titre), les rapports d’appartenance. Au sein d’un un site dense, foisonnant, vertigineux parfois, l’énonciation auctoriale réintroduit les jonctions et compose l’hypertexte pour que se donnent à voir, dès la page d’accueil, certains des jeux de correspondances aménagés par l’auteur. François Bon fait là encore la liaison entre des pratiques issues de l’imprimé – celles notamment d’un outil d’écriture associé au travail de l’écrivain, la machine à écrire – et les pratiques informatiques d’écriture, en perpétuelle innovation. Sur Tiers Livre, le tiret bas connote l’écriture numérique et la mise en relation, la circulation dans un texte feuilleté et vaste – celui du site dans toute sa complexité.

Ensuite, on peut relever l’utilisation de barres verticales pour séparer les grandes rubriques annoncées dans le coin gauche supérieur de la page d’accueil, mais aussi dans le libellé des titres des articles : la pipe reliant ainsi le fragment à la série à laquelle il appartient. Cette barre verticale, utilisée comme sur-rubrique, donc comme élément d’organisation visuelle et rhétorique de la page, renvoie également à l’écriture informatique et aux outils syntaxiques des développeurs.

Ces signes typographiques, détournés de leur fonction syntaxique dans le code informatique viennent habiter la page de l’auteur, hybridant des marqueurs forts de l’imprimé et d’autres modalités de textualisation. François Bon fait jouer ensemble les signes, les codes et les cultures auxquelles ils sont communément associés pour proposer un texte nourri de plusieurs écritures, un texte travaillé – de l’intérieur comme en surface – par des couches d’écriture et des médiations différentes, un texte fondamentalement dialogique. L’image du texte à l’écran livre ainsi une poétique polyphonie du signe typographique dans un jeu d’échos entre les imaginaires.

2.2. Jeux d’écritures entre l’architexte et la marque de l’écrivain

Comme outil de publication préformaté, tout architexte prescrit des formes graphiques, éditoriales, avec lesquelles l’auteur doit composer. Les pratiques les plus courantes des systèmes de gestion de contenus ne modifient guère les standards de l’architexte précisément parce que ces derniers permettent de publier des contenus assez simplement. Tiers Livre est un espace où cette négociation entre des formes prévues, standardisées et d’autres plus personnelles, se laisse saisir dans l’image du texte d’écran. De fait, ce jeu d’écritures apparaît aussi dans d’autres sites réalisés par François Bon (tels que Nerval.fr, Lovecraftunlimited, à travers une architecture similaire et éventuellement des usages typographiques communs), ou dans  des sites et collectifs proches de l’auteur tels que Remue.net, le site de l’écrivain Sébastien Rongier, etc. Cette tension entre prescription formelle de l’architexte et éditorialisation de l’auteur est particulièrement patente sur Tiers Livre à travers plusieurs éléments que nous allons envisager à présent.

2.2.1. Signature d’auteur vs signature d’article

Dans tout dispositif numérique de type CMS construit via des architextes, au bas de chaque article, on trouve généralement une mention systématique du nom ou du pseudonyme de l’auteur associé à une date de publication. Sur Tiers Livre, chaque « page » consacrée à un article est ainsi découpée, entre autres, en deux espaces distincts : celui du texte et celui dévolu à la signature. Située au dessous du texte, selon les protocoles rédactionnels classiques, le bloc signature vient clore l’article et se singulariser par sa mise en forme (un bloc à la typographie sans empattements, en italique, aligné sur la marge droite du texte), comme un élément du péritexte.

Dans une première formulation [38] de cet ensemble que forme la signature donc, sous chaque article du site, figuraient deux types d’énoncés complémentaires répartis sur quatre lignes qui illustraient bien cette mise en tension des écritures et des énonciations : la signature d’auteur et la signature d’article, la seconde intégrant la première (voir doc. 3).

Doc. 3 – Le bloc signature dans une première version.

La signature d’auteur, première ligne du bloc signature était exprimée ainsi: « écrit ou proposé par : _François Bon ». Ces deux parties de la mention étaient articulées par un tiret bas, qui précédait le nom « François Bon ».  Car « _ François Bon » n’est pas équivalent à « François Bon » : l’auteur du site est distingué de son identité civile, l’énonciation auctoriale ainsi séparée de toute autre forme de prise de parole. En d’autres termes, à travers ce choix de l’underscore dans la signature, c’est, en toute hypothèse, l’engagement de l’auteur comme responsable de son texte, comme construisant son ethos qui se donne à voir jusque dans le régime (typo)graphique. Le choix de ce signe cristallise l’ensemble d’une démarche originale, le tiret bas remplissant plusieurs fonctions. D’une part, il souligne le nom de l’auteur, au sens propre, comme dans les pratiques associées à la machine à écrire où le tiret bas était un caractère de soulignement. Par cette connotation d’insistance, cette saillance, il se donne comme signe d’autorité, au sens plein du terme. D’autre part, il lie le texte et son auteur : le tiret bas fait office de lien ici entre la fin de l’article et sa signature, l’un étant indissociable de l’autre. En somme, l’underscore attaché au nom sous la forme d’un préfixe exprime l’auctorialité en acte, et, corollairement, le travail de l’écrivain. Il connote dès lors l’espace de l’écriture, et il authentifie le texte – la signature envisagée en tant que preuve unique – comme relevant d’un travail d’écrivain.

Mais cette première formulation de la signature d’auteur a  désormais disparu, au profit d’une expression plus neutre, ou du moins dans laquelle tous les signes typographiques (les deux points, l’underscore) ont peu ou prou disparu : « écrit ou proposé par François Bon » (voir doc. 4).

4

Doc. 4 – La seconde version du bloc signature.

Toutefois, en soulignant que l’auteur de l’article peut être différent du propriétaire du site (« écrit ou proposé par »), François Bon inscrit sa pratique dans un collectif, dans un compagnonnage qui définit aussi son auctorialité par les antécédents auxquels il renvoie et par l’image d’auteur ainsi façonnée. Qu’il soit auteur ou non du texte donné à lire, François Bon assume ici soit une énonciation auctoriale, soit une énonciation éditoriale, soit un composite formé de ces deux aspects, qui ne font que renforcer son ethos et son autorité sur le plan textuel et symbolique.

Notons également que dans cette seconde version, le bloc signature est resserré sur trois lignes. Le travail formel ainsi accompli sur la signature accrédite toutefois l’hypothèse que l’ethos de l’auteur est bien en jeu ici, dans cette réécriture de la signature qui se donne à présent dans une sobriété qui, par l’histoire formelle qui la précède, n’en est pas moins nourrie et n’en exprime pas moins une posture forte. Mieux, comme acte performatif [39], la signature présente au bas de chaque article réaffirme la posture d’auctorialité de François Bon, par-delà les paramétrages techniques automatiques de l’architexte. Car dans cette seconde version, la formule d’auctorialité est associée aux formes et normes juridiques de la mise en circulation du texte par la liaison établie, à travers le tiret bas qui les relie, avec la licence Creative Commons à laquelle l’auteur rattache ses contenus (BY-NC-SA).

La suite de la signature d’article met également en valeur les composantes particulières de la rédaction et de la publication en régime numérique. Elle insiste d’abord sur la temporalité spécifique de l’écriture et de la publication en ligne dans la mesure où le contenu initial est éventuellement assorti par la suite d’ajouts eux-mêmes datés rappelant que le texte numérique d’écrivain se caractérise par son empilement éditorial et chronologique (une note est ajoutée au-dessus de l’article originel et se signale sur le plan sémiotique comme dépendante, comme fragment ajouté a posteriori). La dernière ligne de ce bloc signature met quant à lui l’accent sur le processus de lecture dans lequel s’inscrit toute écriture en ligne et, au-delà, toute lettrure [40]. En effet, la phrase « merci aux 401 visiteurs qui ont consacré 1 minute au moins à cette page » renvoie l’écriture-lecture à un processus fondamentalement vivant et social, mais aussi symbolique. L’auteur remercie ses lecteurs, comme pour rappeler que toute activité d’écriture porte en elle un pacte intrinsèque, un programme de lecture, une interpellation du lecteur à venir. En contexte numérique aussi, le lecteur désire [41] l’auteur d’un texte, lequel, par cette mention inscrit explicitement son activité sous le signe de l’échange. Mais le web est aussi un environnement dans lequel l’auteur connaît mieux les pratiques de lecture de ses lecteurs – fussent-ils des « visiteurs » – que dans le monde de l’imprimé, du moins sur le plan statistique, dans la mesure où il sait quelles pages sont consultées, en combien de temps, etc. La précision relative à la durée minimale de lecture (« au moins une minute ») se situe précisément à rebours d’un imaginaire marketing et commercial de la navigation sur le web qui privilégie la captation immédiate, les taux de clics et de conversion. L’écriture-lecture proposée par François Bon avec Tiers Livre ne procède pas de cette approche et la lettrure se rapporte davantage à une perspective humaniste qu’à une logique métrique. Du reste, le bouton figurant au-dessous du bloc signature et relayant son activité sur Twitter par la mention « suivre @fbon » et l’espace dédié aux messages des lecteurs confirment l’idée que l’auteur agit bien « selon une expectative sociale, une économie entretenue conjointement par l’auteur et ses lecteurs [42]». En d’autres termes, si le processus d’auctorialité est inscrit en creux de la page et réaffirmé à travers les différents signes que nous venons d’évoquer, François Bon souligne également l’économie scripturaire [43] dans laquelle il situe sa démarche à travers Tiers Livre et par conséquent la distribution des rôles dans le cadre du processus de constitution du texte. Sous les formes s’ancrent en effet les énonciations, les interactions et les postures.

2.2.2. Les marques de l’intervention de l’auteur dans l’architexte

D’autres pratiques d’intervention de l’auteur sont observables, notamment dans la marge droite de l’écran (voir doc. 5), qui peut être appréhendée comme un espace textuel de maillage entre l’énonciation proprement auctoriale et l’énonciation plus largement éditoriale et architextuelle. Se donne à lire, particulièrement, dans cet espace marginal, un concentré de la dialectique – ou de la tension – existant entre une logique d’écriture culturelle et une logique d’écriture formelle [44], qui se traduit à la surface de l’écran par un « mixage » ou une hybridation décuplée entre ces deux univers.

Oriane Deseilligny_TiersLivre_Illustration 5bis

Doc. 5 – La marge à droite de l’article, partie supérieure.

Cette marge droite est composée de quatre espaces formels renvoyant à quatre rubriques caractéristiques des architextes, et singulièrement des blogs. De haut en bas, on peut identifier d’abord un espace dédié aux « articles les plus récents », selon une formule linguistique figée dans les CMS, à laquelle succèdent une rubrique listant les commentaires des lecteurs puis une liste de mots-clefs et enfin les icônes des marques propriétaires, signes-passeurs activant l’insertion dans des réseaux sociotechniques notamment (Twitter, google +, Facebook, etc.).

Dans cette verticalité de l’espace marginal, se donne à voir un jeu d’écritures entre le rubricage prévu par l’architexte dans des formes standardisées – qui incluent également les « petites formes [45]» qui composent la grammaire des dispositifs d’éditorialisation – et l’empreinte de l’auteur François Bon dans la dénomination des espaces et leur saillance à l’écran. L’auteur y intervient pour signaler visuellement et sémiotiquement la nouveauté et le travail de l’énonciation auctoriale dans l’écriture formelle et informatique. L’architexte est travaillé par l’auteur, médiateur de son propre travail sur le web, qui ajoute à l’énonciation architextuelle sa marque en réglant les paramètres d’affichage et en dénommant les contenus à sa façon. Si la rubrique supérieure « les plus récents » s’inscrit dans un libellé très standardisé, celle renvoyant aux commentaires des lecteurs est plus originale dans sa mise en œuvre [46]. En l’intitulant « vous participez », François Bon s’inscrit peu ou prou dans une autre culture – sinon une idéologie, celle de la « participation », du « participativisme [47] ». Elle a trait aussi plus spécifiquement aux modalités d’échange entre l’écrivain et ses lecteurs, à une forme de délégation d’énonciation et au régime d’abonnement payant par lequel certains lecteurs accèdent à des contenus supplémentaires [48]. Enchâssée entre les articles de l’auteur et les mots-clefs favorisant la circulation dans les contenus du site, cette rubrique marginale donne la voix aux lecteurs, accueille leur énonciation dans un jeu d’encadrement éditorial – puisque c’est toujours l’espace auctorial qui recueille la parole du lecteur. Dans ces conditions, l’énonciation lectorielle telle qu’elle est encadrée par l’auctorialité relève de ce régime d’auctorialité spécifique que met en œuvre François Bon dans le Tiers Livre.

Signalons ensuite une dernière réécriture des petites formes prévues par les dispositifs architextuels : les icônes des marques propriétaires qui invitent à le « suivre » sur les différents logiciels de réseaux sociaux (tumblr, Del.icio.us, Linkedin, Twitter, Wikio, etc) sont passées au filtre de l’auteur: elles sont rendues opaques, de taille minimale pour être reconnues mais pour ne pas non plus prendre le pas sur le texte d’auteur, sur l’oeuvre. Leur visibilité est paramétrée, elle affleure à la surface du texte comme pour suggérer qu’elles n’en sont pas constitutives, qu’elles relèvent de cette écriture formelle évoquée par Jean Davallon, de ces formes nomades normalisées et industrialisées [49] convoquées de site en site qui sont mises en texte dans l’espace d’un écran.

Il y aurait assurément d’autres éléments attestant du travail sur l’architexte réalisé par l’auteur ; nombre d’entre eux interviennent sans doute dans l’écriture même des pages et du code, en amont de ce qui se laisse appréhender sur la surface de l’écran. Mais pour finir, focalisons-nous sur les éléments textuels qui instancient la « grammaire narrative » évoquée précédemment par François Bon. Ce dernier organise la circulation des lecteurs en rupture avec les formes classiques de navigation – du moins celles présentes dans de nombreux sites (menus déroulants, onglets, etc.). Il privilégie en effet le voisinage des articles et la circulation thématique via les index et les mots-clefs en s’adressant dans une première version directement aux lecteurs : « Suivez les mots-clefs ! ».  Mais surtout, il introduit un surcroît de sérendipité dans le mode de navigation dans son site avec la mention « Au petit bonheur des mots-clefs » (voir doc. 6).

Oriane Deseilligny_TiersLivre_Illustration 6

Doc. 6 – La marge à droite de l’article, partie inférieure.

Si la pratique d’Internet est déjà gouvernée par le fait de trouver quelque chose qu’on ne cherche pas, François Bon joue avec cette modalité dans la grammaire qu’il installe sur le site. Il programme du « hasard » pour la circulation du lecteur, il en fait même un sens de lecture pour un lecteur, une valeur constitutive de son image d’auteur.

Conclusion

Tiers livre illustre bien la rencontre entre des formes issues des architextes, obéissant à des « traitements purement logistiques et logiques [50] » et des formes « sociales et signifiantes ». Par ses évolutions incessantes, le site donne à voir les processus que sont avant tout ces écritures – leur dimension évolutive, les altérations, reprises et hybridations qui en caractérisent la circulation dans l’espace social. Dans la dialectique entre écriture formelle et écriture culturelle qui se joue sur le terrain du texte numérique, un auteur comme François Bon, qui prend en charge une partie de la dimension éditoriale et interroge les formes de l’intérieur, forge de fait un ethos d’auteur riche et complexe. François Bon assume une mise en œuvre d’un certain régime d’auctorialité – un humanisme renouvelé – dans un environnement technique caractérisé par « l’allongement des médiations [51] », c’est-à-dire la complexification de l’intrication et de la négociation permanente entre les différents acteurs de la textualité numérique, leurs pratiques, leurs logiques et leurs cultures. Ses manières de faire le texte numérique sont mises en discours et incarnées sur Tiers Livre dans une matérialité numérique feuilletée. Au pouvoir des formats et des prescripteurs informatiques, à leur apparente immédiateté, François Bon répond par une mise en lisibilité de leur naturalisation : il invite à se saisir des outils pour mieux les textualiser aussi avec leurs propres pratiques auctoriales. A côté des textes signés donnés à lire sur le site, son œuvre d’auteur se poursuit donc par l’utilisation de formes circulantes, triviales [52], stéréotypées réécrites à l’aune de ses engagements d’auteur, d’éditeur et de citoyen en contexte numérique.

Notes

[1] Voir l’article de Stéphane Bikialo et Martin Rass « Les espaces du site : fbon et le réseau » dans ce dossier.

[2] Nous renvoyons ici aux journées d’étude organisées par le GRIPIC (université Paris Sorbonne) et le RIRRA 21 (université Montpellier 3), les 14 juin et 12 septembre 2013 et intitulées « L’écrivain comme marque ».

[3] Yves Jeanneret, Y a-t-il (vraiment) des technologies de l’information et de la communication ?, Presses du Septentrion, 2000, p. 161.

[4] Sur la critique de la notion de dématérialisation, voir notamment Pascal Robert, « Critique de la dématérialisation », Communication & langages, 2004, nº 140, p. 55-68.

[5] François Bon, Après le livre, Éditions du Seuil, 2011, p. 13.

[6] Daniel Francis McKenzie, La Bibliographie et la sociologie des textes, préface de Roger Chartier, éditions du Cercle de la Librairie, 1991.

[7] Emmanuël Souchier, Yves Jeanneret, Joëlle Le Marec (dir)., Lire, écrire, récrire, Objets, signes et pratiques des médias informatisés, Éditions de la Bibliothèque Publique d’Information, « Études et recherche », 2003.

[8] Ibid.

[9] Emmanuël Souchier & Yves Jeanneret, « L’énonciation éditoriale dans les écrits d’écran », Communication & langages, nº145, 2005, p. 3-15.

[10] François Bon, op.cit., p. 20.

[11] Valérie Jeanne Perrier, « Des outils d’écriture aux pouvoirs exorbitants ? », Réseaux, vol. 3, n° 137, 2006, p. 97-131

[12] Tiers Livre, « Digression. Ce que serait le site d’une seule histoire. », article 3749.

[13] Emmanuël Souchier, « L’image du texte. Pour une théorie de l’énonciation éditoriale », Les Cahiers de médiologie, nº 6, 1998, p. 137-145 ; « Formes et pouvoirs de l’énonciation éditoriale », Communication & langages, nº 154, septembre 2007, p. 23-38.

[14] François Bon, Après le livre, op.cit., p. 13

[15] Id., p. 219.

[16] Milad Doueihi, Pour un humanisme numérique, Seuil, 2011.

[17] Tiers Livre, « Digression », art. cit., article 3749.

[18] François Bon, Après le livre, op. cit., p. 17.

[19] Tiers Livre, « et vous, votre Mac, il carbure à quoi ? », article 3052.

[20] Emmanuël Souchier, « La “lettrure” à l’écran. Lire & écrire au regard des médias informatisés », Communication & langages, nº 174, décembre 2012, p. 85-108.

[21] Hubert Nyssen, Du texte au livre, les avatars du sens, Nathan, 1993.

[22] Oriane Deseilligny & Caroline Angé, « L’écriture inspirée des homo viator contemporains », Communication & langages, nº174, décembre 2012, p. 45.

[23] Tiers Livre, « Histoire de mes livres, le sommaire », article 3688.

[24] Claire Bustarret, « Les Instruments d’écriture, de l’indice au symbole », Genesis, nº 10, 1996, p. 175-191.

[25] Jérôme Meizoz, « Ce que l’on fait dire au silence : posture, ethos, image d’auteur », Argumentation et analyse du discours, nº3, 2009, consulté le 29 septembre 2014. En ligne ici.

[26] Valérie Jeanne Perrier, art.cit.

[27] Nous renvoyons là notamment à l’idée de médium-auteur évoquée précédemment.

[28] Étienne Candel & Gustavo Gomez Mejia, « Écrire l’auteur : la pratique éditoriale comme construction socioculturelle de la littérarité des textes sur le Web », dans L’Auteur en réseau, les réseaux de l’auteur, Oriane  Deseilligny & Sylvie Ducas (dir.), Presses universitaires de Paris Ouest, « Orbis litterarum », 2013, p. 49-71.

[29] Annette Beguin-Verbrugge, Images en texte, images du texte. Dispositifs graphiques et communication écrite, Presses universitaires du Septentrion, « Information-communication », 2006.

[30] Id., p. 54.

[31] En cela, le site de François Bon évoque celui d’un autre écrivain, poète, Jean-Michel Maulpoix, qui a cherché à retrouver la sobriété du livre, en creux même de l’écran et de ses formes spécifiques (ici). Pour une première approche de ce site, voir : Oriane Deseilligny, « Maulpoix.net : dans l’intimité de l’écriture poétique », Genesis [En ligne], vol. 32, 2011. Mis en ligne le 24 juillet 2012, consulté le 07 octobre 2014. En ligne ici.

[32] Jack Goody, La Raison graphique. La domestication de la pensée sauvage, Éditions de Minuit, 1979.

[33] Voir l’article de Sébastien Rongier sur Tiers Livre, dans lequel il montre comment François Bon susbtitue la logique de l’arborescence à celle de l’empilement sur son site.

[34] Christian Vandendorpe, Du papyrus à l’hypertexte, Paris, La Découverte, 1999, p. 46.

[35] Jean Clément, « L’hypertexte de fiction, naissance d’un nouveau genre ? », dans Littérature et informatique : la littérature générée par ordinateur, Alain Vuillemin & Michel Lenoble (dir.), Artois Presses Université, Arras, 1995. En ligne ici.

[36] François Bon, op. cit., p. 265.

[37] Ibid.

[38] Il faut préciser que le protocole de signature d’article a évolué depuis que s’est tenu le colloque, en présence de l’auteur, en novembre 2013. Les remarques et hypothèses que nous avions formulées alors quant à une première disposition de ce que l’on peut appeler le « bloc » signature, dédoublée, ont sans doute été entendues par François Bon qui a revu le protocole global depuis. Il nous semble intéressant d’évoquer les modifications formelles apportées à la signature pour comprendre quels en sont les enjeux sur le plan de l’auctorialité. Nous proposons donc un ensemble d’hypothèses d’interprétations dans les lignes suivantes.

[39] Béatrice Fraenkel, « La signature : du signe à l’acte », Sociétés & Représentations, 2008/1 nº 25, p. 13-23.

[40] Emmanuël Souchier, « La « “lettrure” à l’écran. Lire & écrire au regard des médias informatisés », art.cit.

[41] Roland Barthes, Le Plaisir du texte, Seuil, 1973, p. 45-46.

[42] Étienne Candel, Gustavo Gomez Mejia, art. cit., p. 57.

[43] L’économie scripturaire renvoie ici à sa formalisation par Michel de Certeau dans L’Invention du quotidien. Arts de faire,  Gallimard, 1990, p. 1995 et suiv.

[44] Jean Davallon, « Conclusion », dans L’Économie des écritures sur le web, Jean Davallon (dir.), vol.1, Traces d’usages dans un corpus de sites de tourisme, Hermès/Lavoisier, 2012, p. 243-269.

[45] Étienne Candel, Valérie Jeanne-Perrier, Emmanuël Souchier, « Petites formes, grands desseins : d’une grammaire des énoncés éditoriaux à la standardisation des écritures », L’Économie des écritures sur le web. Vol.1, Traces d’usages dans un corpus de sites de tourisme, op.cit., p. 165-202.

[46] Notons du reste que les commentaires ne sont pas étiquetés comme tels, ce qui les réduirait à la glose d’un texte premier, mais sont explicitement désignés comme des « messages », le cas échéant, au dessous des articles. La dénomination là encore met l’accent sur le geste éditorial et auctorial qui préside à la rédaction d’un message et lui donne du sens en soi.

[47] Marie Desprès-Lonnet, Dominique Cotte, « La médiation en question(s) : de l’empilement au collapsus », L’économie des écritures sur le web, op. cit., p. 116.

[48] Notons que par leur abonnement, les lecteurs accèdent à l’espace « WIP », qui contient des ressources, dossiers et contenus inédits.

[49] Étienne Candel, Valérie Jeanne-Perrier, Emmanuël Souchier, « Petites formes, grands desseins : d’une grammaire des énoncés éditoriaux à la standardisation des écritures », art. cit.

[50] Yves Jeanneret, Critique de la trivialité, op. cit., p. 421.

[51] Jean Davallon, « Conclusion », dans Jean Davallon (dir.), L’Économie des écritures sur le web. Vol.1, Traces d’usages dans un corpus de sites de tourisme, art.cit.

[52] Nous renvoyons ici aux travaux d’Yves Jeanneret sur la trivialité des formes culturelles : Penser la trivialité. Volume 1: La vie triviale des êtres culturels, Éd. Hermès-Lavoisier, « Communication, médiation et construits sociaux », 2008 ; Critique de la trivialité. Les médiations de la communication, enjeu de pouvoir, éditions Non standard, « SIC Recherches en sciences de l’information et de la communication », 2014.

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Auteur 

Oriane Deseilligny est maître de conférences en Sciences de l’Information et de la Communication à l’IUT de Villetaneuse (université Paris Nord) depuis 2008. Après sa thèse consacrée à l’écriture de soi sur le web (2006), elle s’est intéressée aux blogs de voyage, aux skyblogs, et étudie plus largement, au sein du GRIPIC (Celsa – université Paris-Sorbonne), les métamorphoses des pratiques d’écriture ordinaires (blogs, recommandations, commentaires…) et littéraires en contexte numérique. À cet égard, elle a co-dirigé avec Sylvie Ducas la publication d’un ouvrage consacré aux recompositions de la figure de l’auteur et de l’écrivain sur Internet : L’Auteur en réseau, les réseaux de l’auteur, Presses universitaires de Paris Ouest, 2013. Ses derniers travaux portent sur les modalités de la présence sur le web d’écrivains français.

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Proust est une fiction transmédiatique

Résumé


François Bon est un auteur profondément transmédia. Les réseaux sociaux et le Web, tout comme le livre sont constitutifs de sa pratique d’écriture. François Bon corrige, complète, remédiatise sans cesse ses textes. L’étude des écrits de Bon contraint ainsi au travail paradoxal d’immobiliser un texte labile, un texte dont le caractère transmédiatique oblige à interroger les notions même de texte et d’œuvre. Dans cet article, nous concentrons sur Proust est une fiction que nous étudions à travers le prisme des théories de la transmédiatisation (Jenkins, Dena). Nous nous attachons à démontrer comment, dans l’œuvre de Bon, les médias convergent pour que se développe une expérience d’écriture originale mais aussi pour proposer une réactualisation de Proust. Du fait de ce caractère transmédia, Proust est une fiction instaure une sémiose spécifique qui impose à l’auteur, comme à son lecteur, des compétences dans plusieurs registres médiatiques.


François Bon is definitely a transmedia writer. Social networks, the World Wide Web, as well as books are an integral part of his writings. Bon constantly corrects, completes and remediates his texts. His writings compel the scholar to interrogate the very nature of textuality. In order to do so, one has to undertake the paradoxical task to fix a text whose particularity is to be labile. Proust est une fiction will be at the core of our study. First we will explain it thanks to Jenkins and Dena’s transmedia theories. Then, we will try to demonstrate how in Bon’s work media converge in order to create an original writing experience but also in order to show that Proust can be just as topical as ever. Because of its transmedia status Proust est une fiction induce a particular semiosis that demand skills in various media from the writer as well as from the reader.


Texte intégral

Anaïs Guilet_TiersLivre_Illustration 1

Doc. 1 – Photographie du bureau de François Bon réalisée par l’auteur, « journal | liste de mon bureau », Tiers Livre, article 1578.

François Bon à l’œuvre, c’est une table de travail où s’éparpillent à côté des livres, les écrans d’ordinateur, de tablette et de téléphone. Au détour d’un billet du Tiers Livre, comme l’avaient déjà fait avant lui Georges Perec, Claude Simon ou Olivier Rolin, il fait la liste des objets disposés sur son bureau :

Anaïs Guilet_TiersLivre_Illustration 2

Doc. 2 – Capture d’écran, extrait du billet de blog : « journal | liste de mon bureau », Tiers Livre, article 1578

François Bon est un ordinateur avec un auteur derrière, qui tweete et écrit des statuts Facebook, qui publie quotidiennement sur Tiers Livre tout en publiant des livres au Seuil. C’est un auteur profondément transmédia. Il n’utilise pas les réseaux sociaux ou le Web comme un simple outil de communication, au sens publicitaire, ainsi que le font beaucoup d’écrivains contemporains, mais parce que ceux-ci sont constitutifs de sa pratique d’écriture. Dans un entretien avec Marie Chaudey pour la revue La vie, il fait remarquer à quel point

[…] la page d’écriture numérique n’est plus un lieu où l’on tourne le dos au monde. Elle est là où l’on se documente, là où l’on ouvre Internet. Pour nous, le réel est déjà quasiment inclus dans la page. Les formes narratives qui naissent actuellement s’articulent sur un rapport au réel bien différent de celui qui précédait le Web. À quelque moment de l’Histoire qu’on se situe, qu’il s’agisse de l’époque de Pline l’Ancien, de Montaigne, de Saint-Simon ou de Balzac, les conditions liées à l’endroit d’où l’écrivain tire son information, à ce qu’il regarde, à la manière dont son objet littéraire va circuler, tout cela n’a jamais été indépendant des rythmes du monde et du concept d’expérience. La fonction de la littérature n’est pas liée à l’objet, mais à la façon dont s’articule l’expérience au monde réel et à la représentation de ce qui est hors de l’espace sensible de l’écrivain [1].

Là où l’écrivain François Bon se documente, là où est son réel, ce sont ses appareils photo numériques, ses tablettes, liseuses et ordinateurs, sur lesquels il accède aux réseaux sociaux et alimente Tiers Livre. Son réel, comme le nôtre d’ailleurs, est on ne peut plus transmédiatique, à l’image de son écriture.

Bon est écrivain et peut être surtout ré-écrivain dans le sens où il reprend sans cesse ses propres textes : il les corrige, les complète, les remédiatise dans un travail de reconfiguration permanent. L’idée d’un texte peut naître au détour d’un tweet, se développer une première fois à travers des billets de blog sur Tiers Livre, puis être publié dans un livre. Bon est un écrivain transmédiatique, disions-nous. Le livre fixera une forme du texte, quand sur le Web le texte pourra encore être modifié. Cette réécriture, cette labilité médiatique, relève du défi pour l’exégète dont le travail d’analyse ne peut se porter que sur un état du texte, l’instantané d’une configuration médiatique. L’étude des écrits de Bon contraint ainsi au travail paradoxal d’immobiliser un texte dont la particularité est de se reconfigurer perpétuellement, un texte dont le caractère transmédiatique oblige à interroger les notions même de texte et d’œuvre. Si l’on se réfère au texte canonique de Roland Barthes « De l’œuvre au texte », l’écriture de Bon est celle d’un texte perpétuel, sans œuvre. En effet, dans la pratique d’écriture transmédiatique de Bon, « l’œuvre », en ce que le terme renvoie à l’objet fixe, « un fragment en substance », « une portion de l’espace des livres [2] », semble s’effacer afin de laisser place à un work in progress ou plutôt un texte in progress infini :

[…] le Texte ne s’éprouve que dans un travail, une production. Il s’ensuit que le Texte ne peut s’arrêter (par exemple, à un rayon de bibliothèque) ; son mouvement constitutif est la traversée (il peut notamment traverser l’œuvre, plusieurs œuvres) [3].

C’est donc au travail de « traversée » des textes de François Bon et à leur lecture, dans ce qu’ils impliquent de va-et-vient médiatique entre le site Web, le livre et les réseaux sociaux que nous nous intéresserons. Nous nous concentrerons précisément sur Proust est une fiction dont nous avons pu suivre l’élaboration au quotidien à travers les différents postes sur Tiers Livre, sur Facebook et sur Twitter, de novembre 2012 à février 2013, puis que nous avons pu relire, redécouvrir dans le livre édité en 2013 chez Seuil. Dans un premier temps, nous verrons en quoi la pratique d’écriture de Bon peut être considérée comme transmédiatique. De manière peu anodine, Proust est une fiction est le résultat d’une relecture transmédiatique de La Recherche du temps perdu par François Bon. En effet, c’est sur support numérique que notre auteur aura choisi de reprendre la fameuse cathédrale. Après cette exercice significatif de lecture-relecture-écriture, nous nous attacherons à décrire notre propre lecture transmédiatique de Proust est une fiction. Nous étudierons donc les procédés de navigation dans les textes du site, mais aussi au sein de leurs autres médiatisations. Celles-ci instaurent une sémiose spécifique, plus précisément transmédiatique, imposant à l’auteur, comme au lecteur, des compétences dans plusieurs registres médiatiques.

1. Approche théorique du transmédia : François Bon et la convergence des médias

Le mot transmedia a été utilisé pour la première fois par le théoricien des médias Henry Jenkins en 2003, dans un article pour la Technology Review. Il le popularisera en 2006 dans son essai Convergence Culture, Where Old and New Media Collide. Selon Jenkins,

Une histoire transmédiatique se déploie à travers plusieurs plateformes médiatiques, où chaque nouveau texte contribue de manière distincte et importante à l’ensemble. Dans la forme idéale du récit transmédiatique, chaque média réalise ce qu’il fait de mieux –de façon qu’une histoire puisse être introduite dans un film, étendue à la télévision, aux romans, et aux bandes-dessinées ; son monde pouvant être exploré à travers le jeu ou expérimenté dans des parcs d’attractions [4].

La transmédiatisation consiste à porter un univers fictionnel sur différents supports qui apportent, à travers leurs spécificités d’usage et leurs capacités technologiques, un regard nouveau et complémentaire sur l’univers et l’histoire originels. Différents médias convergent, tout en préservant leur spécificité. Pour Jenkins, il ne s’agit pas de reproduire un même récit sur différents supports, mais plutôt que chaque support participe, avec un contenu original, à l’élaboration d’une histoire qui le dépasse et qui peut prendre sens sans que le lecteur ait nécessairement connaissance de tous les médias en jeu.

La convergence [5], paradigme mis en place par Jenkins, permet de penser le champ médiatique contemporain dans les bouleversements qu’il impose. Il illustre parfaitement, selon nous, la pratique transmédiatique de Bon. Pour Jenkins, l’idée de convergence s’oppose à l’idée de révolution médiatique et à sa logique corollaire de substitution des médias anciens par les médias plus récents. Les dispositifs transmédiatiques sont alors autant de preuves des facultés de cohabitation des médias mais aussi de leurs capacités à être complémentaires tout en gardant, voire même manifestant, leur spécificité. Si, dans Convergence Culture, Where Old and New Media Collide, Jenkins illustre le concept de convergence à travers la franchise The Matrix, la transmédiatisation n’est pas une technique exclusivement commerciale, elle peut aussi être affaire d’auteur et, par là même, procéder d’une recherche esthétique originale. Selon le paradigme de convergence, il n’y a pas de hiérarchie des médias : la narration et la littérature peuvent se développer sur tous les médias. En accord avec la vision large de la définition de la littérature donnée par Bon lui-même, le livre n’est plus le seul support du littéraire :

On nous bassine avec le livre papier comme si c’était une valeur sainte. Pour moi, aucun fétichisme n’y est attaché. J’aime la définition de Maurice Blanchot : “La littérature, c’est le langage mis en réflexion, peu importe ensuite les formes [6].”

Bon ne fait pas de distinction de valeur entre ce qu’il publie sur papier ou sur le Web. Le site centralise ses textes et les livres édités en deviennent des ramifications. Il le dit lui-même : « Personnellement, je n’ai plus qu’un livre, c’est mon site [7]. »

Selon le vocabulaire élaboré par Christy Dena dans sa thèse de doctorat, Transmedia Practice : Theorising the Practice of Expressing a Fictional World Across Distinct Media and Environments, le travail d’écriture de Bon appartiendrait à la catégorie des pratiques transmédiatiques intracompositionnelles. En effet la chercheuse australienne identifie deux types de phénomène transmédiatique :

Les types sont décrits par les notions de phénomène intracompositionel et intercompositionel. C’est à dire que certaines œuvres sont transmédiatiques en elles-mêmes, quand d’autres peuvent être transmédiatiques par les relations qu’elles entretiennent avec d’autres œuvres [8].

La définition des pratiques transmédiatiques proposée par Dena est beaucoup plus souple que celle élaborée par Jenkins, qui réduit le transmédia à une relation d’expansion. Cette relation d’expansion, qu’elle qualifie d’intercompositionnelle, implique qu’un projet fasse l’objet de multiples compositions : un film, un jeu vidéo et un livre par exemple. Ceci correspond à des pratiques le plus souvent commerciales, telles qu’Harry Potter ou The Matrix peuvent les exemplifier. Dena préfère donc étendre le concept en ajoutant à cette pratique d’expansion la possibilité de considérer comme transmédiatique une création unique qui réunit en son sein plusieurs médias : par exemple un jeu vidéo que l’on peut pratiquer grâce à des téléphones portables, dans le cadre d’un événement en direct et sur Internet [9]. Ce second type, elle le qualifie d’intracompositionnel, et la pratique de François Bon appartiendrait à cette dernière catégorie puisque tous les médias convergent pour ensemble contribuer à l’élaboration de son univers fictionnel. Il le dit lui-même : « ce que j’attends d’un site c’est ce que j’attends d’un “livre” : un univers, une histoire[10]. » Son écriture se déploie sur une multiplicité de supports, dont témoigne la photographie de son bureau proposée plus haut (Doc. 1). Il existe chez Bon une sorte de virtuosité face au média, face à la technique, que très peu d’écrivains contemporains possèdent. Il est un des rares auteurs à mettre lui-même les mains « dans le cambouis du numérique [11] », selon sa propre expression, un travail qui est souvent délégué par les autres écrivains. Cette particularité lui permet de maîtriser tous les processus de remédiatisation de ses écrits et ainsi de faire entière autorité sur toutes les formes médiatiques de ses textes.

2. François Bon, lecteur et relecteur de Proust : de la Pléiade au fichier numérique

François Bon, en plus d’être un écrivain et un ré-écrivain, est un lecteur doublé d’un relecteur. Pour prouver cela, il suffit de nous concentrer sur la genèse de Proust est une fiction et de ses cent billets publiés sur Tiers Livre, réalisés à l’occasion du centenaire de la parution d’Un amour de Swann. Ceci constituait pour Bon, moins une célébration anniversaire qu’un véritable exercice à contrainte.

Lors d’un entretien radiophonique avec Alain Veinstein pour l’émission « Du jour au lendemain [12]» sur France Culture, il explique à quel point il a mis du temps avant de parvenir à lire Proust, que le livre lui était toujours tombé des mains jusqu’au moment où il est parvenu à se laisser embarquer. C’était en février 1980 et l’aventure proustienne débute dans l’avion qui l’emmène vers Bombay où il s’apprête à passer cinq semaines. Il apporte dans son sac les trois tomes « la Pleïade » de Proust et tout « bascule [13] » : il parvient, pour reprendre ses propres termes, à s’« abandonner [14] » à Proust. Presque trente-trois ans plus tard, il reprend la Recherche du temps perdu pour écrire ces cent billets, mais cette fois en version numérique, afin de pouvoir effectuer des recherches plein texte et engager une lecture autre, complètement inédite, de la fameuse cathédrale de Proust. À travers les recherches de mots dans le texte, il identifie des motifs. Il peut par exemple retrouver les occurrences de la photographie et les analyser [15]. Il peut aussi étudier les absences ou les mots significativement peu utilisés comme « géographie » et « Atlas [16] ». Il s’intéresse tout particulièrement à la manière dont Proust se confronte aux bouleversements technologiques de son époque : le film, la photographie, le téléphone, l’automobile, l’avion.

Tout comme nous aujourd’hui, Marcel Proust a vécu une période de grande mutation technologique. La voiture automobile permet de parcourir le territoire à sa guise et transforme le rapport espace-temps ; l’avion aussi ; la photographie inonde l’imaginaire ; le téléphone relie miraculeusement les êtres séparés. L’électricité modifie les pratiques quotidiennes. La Recherche du temps perdu se fait écho de ces innovations, et Proust est un contemporain attentif [17].

Bon y trouve un parallèle avec la période contemporaine, charnière à l’égard des changements de paradigmes médiatiques qu’elle connaît.

Proust surgit à l’exact moment ou la médiation technologique devient incontournable dans le rapport au quotidien. Il s’en saisit, en fait un générateur textuel, et la retourne sur le fond ancestral de la littérature, la quête de soi-même, la relation passionnée entre les êtres, pour le pousser un peu plus loin (…) Se saisir de cette strate narrative, objets, techniques, mutations, prend évidemment une urgence considérable pour nous, puisque cette médiation à aussi rejoint l’univers qui chez Proust incarne la permanence, et chez lui n’est pas encore atteint par cette médiation : le livre. Elle ne vaut pas en elle-même, mais seulement en ce qu’elle aide à revenir de façon plus aiguë aux enjeux plus essentiels de l’écriture narrative. Mais c’est bien pour cela qu’il faut s’en saisir en tant que telle : le film, la photographie, le téléphone, l’automobile, l’avion ou le phonographe sont pour nous devenus des noms communs, et leur présence narrative un fait banal. Chez Proust, ils s’inventent comme nom de roman[18].

D’où l’incroyable actualité de Proust selon Bon, cet écrivain si passionné par la littérature et ses formes de médiatisations.

À ses réflexions sur l’œuvre, Bon intercale des bribes de récits fictionnels où il imagine des conversations entre Baudelaire et Proust. Dans l’entretien avec Veinstein, il explique que l’idée de ces sortes d’interludes fictionnels lui est venue de manière impromptue quand il a réalisé qu’il allait avoir soixante ans, un âge que ni Baudelaire ni Proust n’ont eu la chance de connaître. Il évoque le dialogue des ces deux grands auteurs, sachant toute l’admiration que Proust pouvait avoir pour le poète.

Les morceaux Baudelaire me servaient de ponctuation. Ne jamais en user comme d’une facilité. Ne pas se laisser aller à la variation. Faire que mine de rien chacun touche à un mystère précis de mon propre questionnement sur moi-même ou sur Proust [19].

À travers la fiction, Bon s’invente lui-même personnage devisant avec ces grands écrivains, il se projette en eux. Pour lui, il s’agit de « Prendre les habits étriqués du mort, de ses prédécesseurs pour écrire et ensuite pouvoir s’exprimer [20] ». C’est ce que Proust a fait avec l’auteur des Fleurs du Mal et sans doute ce que Bon a fait de ses lectures des plus grands : non seulement de Proust et de Baudelaire, mais aussi de Rabelais et de tout ceux dont il fait la liste dans « Histoire de mes livres [21] », une série entamée sur Tiers Livre au printemps 2014.

Proust est une fiction s’est donc construit à partir d’une lecture déjà transmédiatique. En effet, François Bon a effectué une première lecture de Proust sur papier, puis une relecture sur fichier numérique qui lui a permis, comme nous l’avons explicité plus haut, de redécouvrir le texte proustien, de le parcourir sous des angles inédits. Dans le chapitre 39 de l’édition papier de Proust est une fiction, au détour d’une des rencontres fictives avec ses héros littéraires, le personnage Bon essaie de faire découvrir la version numérique de La Recherche à son auteur. Cependant, le fictionnel Proust décline l’invitation et se détourne rapidement pour mieux chercher l’œuvre de Baudelaire dans la bibliothèque : le seul qui, ainsi qu’il le déclare anachroniquement, « a compris mes livres[22] ». Ici, Proust refuse peut-être moins le numérique que la relecture de sa propre œuvre, dont la compréhension semble, selon lui, ne pouvoir s’exercer qu’à travers l’intertextualité avec ses idoles littéraires. Symbolisée par ces conversations fictives, l’écriture de Bon semble toujours naître d’un dialogue, entre les grands textes littéraires, entre les hommes, à travers la communauté qu’il construit chaque jour sur les réseaux sociaux, mais aussi entre les médias comme nous tâchons de le démontrer ici. Ceci ne peut alors que contaminer à leur tour les pratiques de ses lecteurs.

3. Une lecture transmédiatique de Proust est une fiction

3.1. Tiers Livre

Le projet Proust est une fiction débute par un premier billet posté le 17 novembre 2012 dans la section centrale du Tiers Livre. Le centième billet, quant à lui, paraîtra le 10 février 2013. Les dix premiers billets sont publiés dès les premiers jours de l’expérience, après quoi ils seront postés quasiment quotidiennement, dans un exercice journalier d’écriture à contrainte. En novembre 2013 [23], la série appartient à la section du site intitulée « françois bon, fictions & web-livres ». Il est à noter que, lors du colloque François Bon à l’œuvre qui a eu lieu les 29 et 30 novembre 2013 à Montpellier, la section était appelée « françois bon, fictions & expérimentations ».

Anaïs Guilet_TiersLivre_Illustration 3

Doc. 3 et Doc. 3 bis – Captures d’écrans du Tiers livre effectuées à deux dates différentes : ci-dessus le 30 novembre 2013, ci-dessous le 25  août 2014.

Anaïs Guilet_TiersLivre_Illustration 3bis

Ceci correspond à une période où Bon interrogeait la notion même de web-livres. Le changement de dénomination des parties du site montre à quel point le site est en perpétuelle évolution. Notre lecture de Proust est une fiction est liée aux traces qu’il reste de ses textes sur Tiers Livre en date du 25  août 2014 – puisqu’il faut bien fixer une temporalité, à l’étude que nous avons effectuée en novembre 2013 pour le colloque de Montpellier, et aux souvenirs de nos lectures des billets de blog entre le 17 novembre 2012 et le 10 février 2013.

Si, à l’intérieur de la section « françois bon, fictions & web-livres », nous cliquons sur la catégorie « |2013| Proust est une fiction| », nous sont proposés quelques billets selon une sélection qui semble avoir été effectuée par Bon et qui ne reproduit pas l’ordre de la numérotation des fragments. Soit nous commençons par un de ces billets, soit nous avons recours au sommaire qui nous est soumis en seconde position (Doc. 3 bis). Si nous choisissons de commencer par le sommaire, quelques informations sur les modes de navigation par mots-clés nous sont présentées. L’usage de ces mots-clés rapproche ainsi notre lecture de Proust est une fiction de celle opérée par Bon lui-même à travers le fichier numérique de La Recherche : une lecture qui se fait transversale, thématique. À ce sujet, Bon déclare, dans le billet « [hors série] pourquoi comment je sais pas », explicatif de sa démarche, que la recherche d’occurrences permet de s’approprier le livre comme ensemble [24]. Et nul ne doute que cette appropriation fonctionne aussi pour l’internaute qui se sert des mots-clés.

Dans le sommaire, en plus des liens vers les cent fragments, nous pouvons trouver des « hors-série, images & compléments » qui offrent des billets informant sur le contexte d’écriture de Proust est une fiction ou sur les expériences subséquentes, comme la visite de la maison d’Illiers-Combray. À l’intérieur des billets, la navigation impose soit de retourner en arrière vers le sommaire grâce au navigateur, soit d’utiliser les boutons précédent ou suivant [25].

Anaïs Guilet_TiersLivre_Illustration 4

Doc. 4 – Capture d’écran du menu de droite présent dans les billets de la section « |2013| Proust est une fiction| » de Tiers Livre, le 30 novembre 2013.

Ces changements révèlent comment Bon modifie perpétuellement son site, de manière à rendre la navigation la plus aisée possible au sein des textes d’un même web-livre mais aussi de tous les textes publiés sur Tiers Livre. Constatons en effet que les autres expériences littéraires de la section « françois bon, fictions & web-livres » ainsi que le sommaire général du site, sont aussi proposés dans la marge de gauche, offrant ainsi l’opportunité de diriger le lecteur vers d’autres sujets, de prendre des chemins de traverse. La circulation prime donc toujours. Ainsi que le fait remarquer Bon,

[…] le site, en lui-même, est une histoire qui se raconte, différente en chaque instant, et remodelant à l’infini de son présent, en chacun de ses points d’accès, le visage même de l’histoire qui sera navigation de celui qu’on accueille, auquel on abandonne son site comme on abandonnait à la circulation son livre [26].

Pour faciliter davantage la navigation, nous retrouvons aussi les outils de recherche Internet via le moteur Google, les informations de contacts mais aussi les liens vers l’espace WIP, qui propose, à travers un abonnement, l’accès à l’intégralité des textes, ateliers, podcast, ebooks des différents sites de Bon [27]. À droite, sont visibles les billets d’actualité mis à la une mais aussi tous les petits logos qui permettent de se connecter aux réseaux sociaux de Bon : Del.icio.us, Twitter, Facebook, Google+, LinkedIn, Netvibes, Tumblr, Seenthis. Bon est présent sur tous les fronts et l’importance de la dimension communautaire au sein de l’expérience Proust est une fiction se révèle.

3.2. Les réseaux sociaux : Twitter et Facebook

Ainsi, chaque fragment peut aussi être considéré comme ayant été élaboré avec l’apport collectif, non seulement à travers les commentaires postés en fin de billet mais surtout grâce à Facebook et Twitter (pour nommer les principaux). La possibilité de commenter est un élément fondateur de la définition du blog dans sa fonction sociale [28]. Toutefois les commentaires sont peu nombreux dans la section de Tiers Livre consacrée à Proust est une fiction, puisqu’ils s’avèrent plutôt déportés sur les réseaux sociaux. Ce qui n’empêche pas Bon de déclarer dans un des billets hors-série : « […] merci à vous toutes et tous qui m’avez accompagné au quotidien dans cette traversée, c’est cela, et le dialogue induit, qui a donné la force et la confiance [29]. »

Au-delà de l’aspect communautaire [30], Twitter et ses fameux 140 caractères est aussi un support à contraintes pour l’écriture. Dans son article « Ce que les réseaux font à la littérature. Réseaux sociaux, microblogging et creation », Alexandre Gefen analyse le phénomène :

[…] l’écriture par Twitter relève d’un détournement d’une technologie au profit d’un désir d’écriture : celle de produire une théorie d’états d’âme, une météorologie de l’humeur et du lieu, un flux atomistique d’autant plus transitoire qu’elle accepte de dissoudre sa propre voix dans bruit immense de la présence textuelle numérique d’autrui. Cette discontinuité, qui interdit de constituer le texte en une nappe unifiée dont la lecture serait prévisible et maîtrisable, produit des fragments qui s’exposent et se détachent poétiquement de la temporalité énonciative globale de la timeline sociale pour acquérir une portée expressive. C’est aussi que les gazouillages des tweets et autres statuts sont indissociables des rétroactions, gloses, expansions poétiques, croisements qu’ils engendrent : du « tumulte » du corps social qu’ils recherchent pour employer une expression de François Bon, leur poéticité est celle de nœuds, d’interstices, de brouillage par interférence, où la littérature se crée par une autre forme d’universalisation du privé que celle, supposément maîtrisée, à laquelle nous sommes habitués [31].

Cette poétique du nœud, de l’interstice, pour reprendre le vocabulaire de Gefen, caractérise bien l’expérience proposée dans Proust est une fiction, puisque celle-ci se développe dans le dialogue avec et entre les lecteurs, entre les textes au sein du site, mais aussi entre les médias (le site, le livre, les réseaux sociaux). Pendant toute la durée de l’expérience [32], le fil Twitter était présent en bordure de chaque billet sur Tiers Livre en même temps que sur le compte Twitter @fbon, les messages de Bon faisaient (et font toujours) sans cesse des liens vers le site, dans un dialogue transmédiatique incessant.

Anaïs Guilet_TiersLivre_Illustration 5

Doc. 5 – Capture d’écran des publications des 19 et 20 janvier 2013 sur le compte Twitter @fbon, réalisée le 30 novembre 2013.

Bon possède une vaste communauté de lecteurs. Il compte plus de 11 000 followers sur Twitter et presque 4 000 sur Facebook, mais surtout il est entouré d’un groupe plus restreint de lecteurs et amis extrêmement assidus et réactifs, une sorte de garde rapprochée qui le suit au quotidien quasiment heure par heure. L’expérience Proust est une fiction, pour les lecteurs qui auront découvert quotidiennement chaque nouveau billet et chaque tweet parus, peut être comparée à celle du feuilleton et plus précisément du roman-feuilleton tel qu’il était particulièrement en vogue tout au long du XIXe siècle. Le roman-feuilleton est caractérisé par une écriture de l’épisode, il est publié à intervalles réguliers dans les journaux ou périodiques à grand tirage. Comme le fait remarqué Danielle Aubry dans son ouvrage de référence, le roman-feuilleton se fonde sur une rhétorique de la sérialité, soit un « ensemble de stratégies narratives conditionnées par la diffusion fragmentées des textes en tranches hebdomadaires ou quotidiennes [33] […] ». Une sérialité que l’on retrouve incontestablement dans Proust est une fiction et qui retrouve un regain d’intérêt à l’heure actuelle à travers le succès des blogs, mais aussi sûrement des séries télévisées.

De par sa présence sur le Web, la facilité et la rapidité de la publication propres au genre du blog comme aux réseaux sociaux, la pratique d’écriture de Bon s’apparente sous bien des aspects à la performance. Proust est une fiction est une œuvre performative au sens où, pour un blogueur comme Bon, écrire c’est presque instantanément être lu, ce dont il s’avère très conscient :

À nouveau je me retrouve ici dans une situation que j’ai si souvent demandée à mon site d’assumer : une expression qui se constitue parce que directement mise en ligne, réflexion à voix haute (le web comme oral ou voix) mais qui est réellement pour moi la possibilité même de la réflexion [34].

Comme dans les performances artistiques ou dans la parole à voix haute, la contemporanéité de la création est celle de sa réception. Les lectures-performances de François Bon autour de Proust est une fiction doivent alors être mentionnées tant elles participent aussi de la pratique transmédiatique de Bon. Ainsi, le 20 mars 2013, à l’Institut français de Marrakech, en public pendant 1h20, ou encore en juin 2013 à Paris, à la Maison de la Poésie (théâtre Molière), Bon improvise autour de l’expérience. Comme il l’explique quelques semaines avant les événements il s’agira de « refaire oralement la même démarche, sans aucun savoir aujourd’hui de comment s’organisera cette prise de langue [35] ».

3.3. Un billet

Il faut se pencher maintenant plus précisément sur les billets qui composent le web-livre. Si la grande majorité ne possèdent qu’une seule illustration – le portrait de Proust en sépia –, un certain nombre de billets sont accompagné non seulement de photographies réalisées par Bon lui-même [36] ou d’autres, mais aussi de vidéos. C’est le cas, par exemple, du billet « Proust #28 | pour me distraire les soirs où on me trouvait trop malheureux », qui porte sur la scène de la lanterne magique. Ici, la présence sur le Web permet d’inclure une dimension multimédia. Des illustrations thématiques par rapport à l’objet du billet sont insérées dans le texte, augmentant ainsi le propos d’une visée didactique. Ceci est particulièrement flagrant à travers la courte vidéo qui présente l’histoire de la lanterne magique mais qui traite aussi de l’effet produit sur les utilisateurs qui se laissaient prendre à ses faux-semblants. Bon note treize occurrences de la lanterne magique dans La Recherche et précise leur usage chez Proust : selon lui, elles « lui servent chaque fois de métaphore pour l’image qui se fait prendre pour la réalité, tant elle s’en est saisie de l’effet [37]. » Pour le lecteur contemporain, l’archaïsme visuel apparent de la lanterne magique, notamment au prisme des effets spéciaux actuels, doit être mis en contexte : c’est le but de cette vidéo, postée par les experts de Clairval, nom d’un blog réalisé par des élèves de 11 à 13 ans relatant la vie de la classe et de l’atelier de travaux manuels dont ils font partie à l’ITEP Clairval. Nous pouvons imaginer Bon faisant une recherche sur le Web afin de trouver de la documentation sur les lanternes magiques et tomber sur cette vidéo, ensuite intégrée à son billet. L’écriture des billets est donc documentée et s’accompagne de recherches, donc d’une démarche intertextuelle qui s’élabore sur une pluralité de médias, à l’image de la pratique de lecture et d’écriture de l’auteur. Proust impose de mobiliser toute la culture bibliographique mais aussi le Web, pour faire apparaître l’enfant de Combray dans le contemporain des lecteurs.

À ce titre le billet « [53] comme avant d’avoir parfait leur voûte s’écroulent les vagues [38] », sur Gustave le Gray, le premier à avoir photographié les vagues, est exemplaire. Nous y trouvons un portrait de Legray lui-même en tête de billet et des reproductions de ses photographies de vagues, en même que le texte propose des liens externes variés.

Anaïs Guilet_TiersLivre_Illustration 6

Doc. 6 – Capture d’écran de la fin du billet « [53] comme avant d’avoir parfait leur voûte s’écroulent les vagues », Tiers Livre, article 3299, première mise en ligne 30 décembre 2012 et dernière modification le 6 mai 2013, consulté le 25  août 2014.

La fonction de ces liens semble principalement encyclopédique puisqu’ils conduisent par exemple à Wikipédia ou au site de la BNF. Bon puise aussi dans des sources plus directes avec un lien vers le traité de photographie de Le Gray, numérisé sur Gallica. Nous trouvons encore un lien interne à Tiers Livre, vers un autre billet intitulé « hommage Gustave Le Gray, photographier la mer [39] » qui n’appartient pas à la série Proust est une fiction. L’hyperlien est au cœur de l’écriture hypertextuelle et lui donne tout son sens.

La publication blog simultanée donne un regard aigu sur le fragment, le positionne dans un espace mémoriel concret. D’autre part le fragment est de suite un espace d’écriture riche, avec des liens (même si là je n’en ai pas utilisé beaucoup, la documentation se fait par l’ordinateur, les textes consultés, à commencer par Proust, le sont de façon numérique [40].

Le lien induit des mouvements de lecture, une navigation qui, si elle est préprogrammée par l’auteur, ne s’actualise que selon le bon vouloir et la curiosité du lecteur. Il possède un potentiel circulatoire dont profite Bon et qui participe de sa poétique. Ainsi en effet, le billet de blog est toujours fragment en ce qu’il n’est que l’élément d’un tout qui lui donne sens, ce tout possédant chez Bon plusieurs échelles : le web-livre, le site, les réseaux sociaux, le Web…

3.4. Le livre

Aucune des sources citées dans le billet sur Le Gray n’est évoquée dans la version papier de Proust est une fiction publiée chez Seuil, pas plus que les dates de parution des billets et les commentaires. Si cela s’explique probablement par la volonté de préserver la ligne éditoriale et l’esthétique de la maison d’édition, notons qu’il existe des blogs édités qui reproduisent ces éléments (dates, menus, commentaires) ; nous pensons ici particulièrement à la collection Hamac Carnet aux éditions du Septentrion, une maison d’édition québécoise. Les blogs édités sont autant de preuves que si la littérature, à défaut d’avoir complètement basculé, trempe dans le numérique, le livre possède encore une grande force d’inertie à l’égard du texte. Proust est une fiction résultait d’une démarche expérimentale numérique avant même d’être une démarche éditoriale, puisqu’au tout début du projet, le livre ne semblait pas spécialement en ligne de mire. L’écriture du blog ou sur les réseaux sociaux appartient au flux du Web qui s’oppose catégoriquement à la stabilité imposée par la forme du livre. Dans l’édition de Proust est une fiction, les dates d’écriture de chaque billet ont disparu, les commentaires et les hyperliens ont été supprimés, il n’y a aucune illustration. Si l’on veut circuler entre les chapitres du livre, le sommaire permet une lecture tabulaire, mais toute intertextualité avec les autres écrits de Bon, avec sa communauté et avec les autres pages du Web est rendue impossible. Dans le livre, les billets, quand bien même ils ne sont pas datés, ont été édités dans l’ordre chronologique de leur écriture, rétablissant une temporalité proche de celle du roman. La version imprimée permet cependant de toucher un public différent de celui du blog. Bon écrit à ce sujet :

Donner tout au Seuil, grâce à quoi il y aura une autre étape d’élaboration collective, et la prise en compte publique d’un travail qui, tant qu’il sera sur le blog, ne sera qu’un partage de famille (même si c’est ma famille) [41] ?

La famille, c’est cette garde rapprochée à laquelle nous faisions allusion plus haut.

Mais ce que l’édition d’un blog permet aussi, c’est une relecture du blog. Si le suivi au quotidien d’un blog est aisé, sa lecture intégrale, après que les billets ont été publiés, s’avère fastidieuse. Le livre apparaît comme une archive de blog bien plus efficace que celle proposée sous forme d’hyperliens en marge du site et dont l’exploration est le plus souvent ardue. La lecture d’archives de blog tient plutôt de l’archéologie, à cause de l’ordre anté-chronologique des billets. François Bon appelle cela « la fosse à bitume [42] ». Ce constat, très empirique, ne peut être nié par quiconque aura un jour tenté de parcourir les centaines de billets d’un blog au lieu de le suivre au jour le jour. Chacun des médias en jeu dans cette hybridation implique une régie lecturale différente : le blog pour la lecture quotidienne, à flux-tendu, « extensive [43] » pour reprendre le vocabulaire de Bertrand Gervais et le livre pour sa relecture, plus patiente, plus analytique, « intensive ».

Conclusion

Entre Tiers Livre, Twitter et facebook, l’édition au Seuil, les performances, Proust est une fiction se révèle bien comme fiction transmédiatique. Bon nous propose les différentes étapes d’un text in progress qui reflète absolument sa démarche d’écriture. À l’image de toutes les œuvres transmédiatiques, celle-ci interroge ainsi les notions de textualité et d’intertextualité mais aussi de paratextualité (puisque dans ces œuvres distribuées sur plusieurs médias, il n’y a plus d’épitexte). Rappelons que selon Genette,

Est épitexte tout élément paratextuel qui ne se trouve pas matériellement annexé au texte dans le même volume, mais qui circule en quelque sorte à l’air libre, dans un espace physique et social virtuellement illimité. Le lieu de l’épitexte est donc anywhere out of the book, n’importe où hors du livre [44].

Genette ne croyait sans doute pas si bien dire, en parlant de virtualité de l’épitexte. Avec les œuvres transmédiatiques, il n’y a plus de hors-texte, métaphoriquement même plus de hors-livre. Tous les médias convergent vers la construction d’une œuvre complexe. En effet, le site n’est pas une simple écriture hors-texte, mais peut bel et bien appartenir au projet d’écriture d’un auteur. Les médias en jeu dans ces œuvres se font sans cesse écho. Ils se nourrissent les uns des autres afin de produire des œuvres quasiment organiques, au sens où elles constituent un ensemble dont les parties (modules/fragments/organes) fonctionnent en interrelation et forment un tout. Les œuvres transmédiatiques sont ainsi révélatrices de l’écologie médiatique qui est au cœur de l’expérience d’écrivain de François bon mais aussi de l’expérience quotidienne de tout lecteur contemporain. Dans une même journée, nous passons du téléphone portable, à l’écran d’ordinateur et/ou de télévision, lisons des livres et des journaux : la grande majorité d’entre nous avons l’habitude de passer d’un média à l’autre, notre expérience quotidienne de lecture est transmédiatique.

Notes

[1] François Bon, « François Bon : Après le livre, pas d’apocalypse », entretien réalisé par Marie Chaudey le 30 septembre 2011, modifié le 1er octobre 2011, La vie, En ligne ici.

[2] Roland Barthes, « De l’œuvre au texte », Le bruissement de la langue, Paris, Seuil, 1984, p. 70.

[3] Ibid.

[4] Nous traduisons. « A transmedia story unfolds across multiple media platforms with each new text making a distinctive and valuable contribution to the whole. In the ideal form of transmedia storytelling, each medium does what it does best—so that a story might be introduced in a film, expanded through television, novels, and comics; its world might be explored through game play or experienced as an amusement park attraction » (Henry Jenkins, Convergence Culture : Where Old and New Media Collide, New York et Londres, New York University Press, 2006, p. 95-96).

[5] Ibid.

[6] François Bon, « François Bon : Après le livre, pas d’apocalypse », art. cit.

[7] Ibid.

[8] Nous traduisons. « The types are described through the notion of intracompositional and intercompositional phenomena. That is, some works are transmedia works themselves, while others can be transmedia because of the relations between works » (Christy Dena, Transmedia Practice : Theorising the Practice of Expressing a Fictional World Across Distinct Media and Environments. Thèse. Université de Sydney, 2009, p. 97).

[9] Id., p. 97.

[10] François Bon, « Digression | ce que serait le site d’une seule histoire », Tiers Livre,  article 3749, première mise en ligne le 29 octobre 2013 et dernière modification le 10 février 2014, consulté le 29 novembre 2013.

[11] François Bon, « Internet et rémunération des auteurs », Tiers Livre, article 1865première mise en ligne le 28 août 2009 et dernière modification le 20 octobre 2009, consulté le 25 août 2014.

[12] François Bon, entretien radiophonique avec Alain Veinstein, Du jour au lendemain, France culture, 20 septembre 2013. En ligne ici.

[13] Ibid.

[14] Ibid.

[15] François Bon, Proust est une fiction, Paris, Seuil, 2013, p. 17.

[16] Id., p. 196-197.

[17] Id., quatrième de couverture.

[18] Id., p. 15-16.

[19] François Bon, « [hors série] pourquoi comment je sais pas », Tiers Livre, article 3340mis en ligne le 20 janvier 2013, consulté le 25 août 2014.

[20] François Bon, entretien radiophonique avec Alain Veinstein, Du jour au lendemain, loc. cit.

[21] François Bon, « Histoire de mes livres », Tiers Livre, article 3688première mise en ligne le 3 novembre 2013 et dernière modification le 18 avril 2014, consulté le 25 août 2014.

[22] François Bon, Proust est une fiction, op.cit., p. 110.

[23] Cet article étudie le site tel qu’il était en ligne à la date du colloque de Montpellier d’où est issu ce dossier.

[24] « Des années que je me sers des recherches d’occurrences dans les livres (FranText et autres labo de recherche – qui se souvient d’Etienne Brunet – ça préexistait de longtemps à nos accès webs), mais je ne m’en étais jamais servi avec une telle systématique, sur un corpus de 50 000 mots. Encore ce matin, sur cortège, miroir, livre. Beaucoup trop vaste pour être mémorisée simplement, la recherche d’occurrences permet de s’approprier le livre comme ensemble », François Bon, « [hors série] pourquoi comment je sais pas », art. cit.

[25] Ces derniers boutons n’existaient pas dans la version du site de novembre 2013. Nous avions cependant alors l’opportunité de nous servir d’un menu à droite, placé sous un portrait sépia de Proust.

[26] François Bon, « digression | ce que serait le site d’une seule histoire », art. cit.

[27] C’est-à-dire Tiers Livre, nerval.fr, the lovecraft monument.

[28] Nous pouvons ici faire référence au travail de définition du blog effectué dans notre thèse de doctorat. Nous identifions sept points caractéristiques : 1. le blog est un site Web dont la gestion a été simplifiée par des logiciels spéciaux qui le rendent accessible 2. le blog possède une esthétique propre qui permet de le différencier des autres sites Web 3. le blog est constitué de ce qu’on appellera des entrées ou des billets, soit des unités de contenu qui peuvent être textuelles ou constituées d’images, de vidéos, de sons 4. le blog est complété de manière régulière. 5. les entrées apparaissent sur le site en ordre anté-chronologique 6. les anciennes entrées sont archivées 7. le blog possède un aspect interactif et communautaire (Anaïs Guilet, Pour une littérature cyborg : l’hybridation médiatique du texte littéraire, Thèse, université de Poitiers et université du Québec à Montréal, 2013, p. 178). Pour plus d’informations : www.cyborglitteraire.com, ici.

[29] François Bon, « [Proust, hors série] simplement merci », Tiers Livre, première mise en ligne le 10 février 2013. En ligne ici, consulté le 25 août 2014.

[30] V. l’article de Florence Thérond dans ce dossier.

[31] Alexandre Gefen, « Ce que les réseaux font à la littérature. Réseaux sociaux, microblogging et création », Les blogs. Écritures d’un nouveau genre?, Christèle Couleau & Pascale Hellégouarc’h (dir.), Paris, L’Harmattan, 2010, p.157-158. En ligne ici.

[32] À noter que le fil Twitter a disparu de la marge de gauche en date du 25 août 2014.

[33] Danielle Aubry, Du roman-feuilleton à la série télévisuelle. Pour une rhétorique du genre et de la sérialité, Bern / Berlin / Bruxelles / Frankfurt am Main / New York / Oxford / Wien, Peter Lang, 2006, p. 2.

[34] François Bon, « digression | ce que serait le site d’une seule histoire », art. cit.

[35] François Bon, « [Proust, hors série] simplement merci » art. cit.

[36] Parfois ce sont des photographies de Bon lui-même comme pour le billet 46, « Photo haut de page : hommage au voyageur arrivant en train à Combray, la Beauce et la voie ferrée juste avant Châteaudun.

[37] François Bon, « Proust #28 | pour me distraire les soirs où on me trouvait trop malheureux », Tiers Livre, article 3242, première mise en ligne le 2 décembre 2012 et dernière modification le 25 juin 2013, consulté le 25 août 2014.

[38] François Bon, « [53] comme avant d’avoir parfait leur voûte s’écroulent les vagues », Tiers Livre, article 3299, première mise en ligne 30 décembre 2012 et dernière modification le 6 mai 2013, consulté le 25 août 2014.

[39] François Bon, « hommage Gustave Le Gray, photographier la mer », Tiers Livre, article 87première mise en ligne le 18 avril 2005 et dernière modification le 11 mars 2014, consulté le 25 août 2014.

[40] François Bon, « [hors série] pourquoi comment je sais pas », art.cit.

[41] Ibid.

[42] François Bon, « Chevillard | L’autofictif Site, L’autofictif Livre », Tiers Livre, article 1623première mise en ligne le 21 janvier 2009, consulté le 25 août 2014.

[43] « La lecture intensive a comme modalité de base d’être un acte de compréhension du texte, et la lecture extensive d’être un acte de progression à travers celui-ci. […] Lire de façon extensive, c’est comprendre de façon superficielle ; et lire de façon intensive, c’est rester éternellement sur un même texte » (Bertrand Gervais, À l’écoute de la lecture, Montréal, VLB, 1993, p. 37).

[44] Gérard Genette, Seuils, Paris, Seuil, 1987, p. 346.

Bibliographie

AUBRY, Danielle, Du roman-feuilleton à la série télévisuelle. Pour une rhétorique du genre et de la sérialité, Bern, Berlin, Bruxelles, Frankfurt am Main, New York, Oxford, Wien, Peter Lang, 2006.

BARTHES, Roland, « De l’œuvre au texte », dans Le bruissement de la langue, Paris, Seuil, 1984.

BON, François, Proust est une fiction, Paris, Seuil, 2013.

—, Tiers Livre, web&littérature_séries_ateliers_journal, http://tierslivre.net/

DENA, Christy, Transmedia Practice : Theorising the Practice of Expressing a Fictional World Across Distinct Media and Environments, Thèse, Université de Sydney, 2009. En ligne ici. Consulté le 8 septembre 2012.

GEFEN, Alexandre, « Ce que les réseaux font à la littérature. Réseaux sociaux, microblogging et création », dans Les blogs. Écritures d’un nouveau genre?, Christèle Couleau et Pascale Hellégouarc’h (dir.), Paris, L’Harmattan, 2010. En ligne ici. Consulté le 25  août 2014.

GERVAIS, Bertrand, À l’écoute de la lecture, Montréal, VLB, 1993.

GUILET, Anaïs, Pour une littérature cyborg : l’hybridation médiatique du texte littéraire, Thèse de doctorat, Université de Poitiers et Université du Québec à Montréal, 2013.

JENKINS, Henry, Convergence Culture : Where Old and New Media Collide, New York & Londres, New York University Press, 2006.

Auteur

Anaïs Guilet est maître de conférences à l’université Savoie Mont Blanc (Chambéry). Elle est rattachée au laboratoire de recherche LLSETI. Spécialisée dans les humanités numériques, elle est membre associé du laboratoire FIGURA, de l’UQAM (Québec). Ses recherches portent sur les esthétiques numériques et transmédiatiques, ainsi que sur la place du livre dans la culture contemporaine. Son site Web : www.cyborglitteraire.com.

Copyright

Tous droits réservés.




On relit toujours avec de soi : l’ecranvain en son site

Résumé

Cet article se propose d’aborder la relecture numérique d’une œuvre d’abord parue en livre comme recréation. François Bon pratique là un geste éditorial, qui restaure une autorité auctoriale. Mais il s’agit également d’un geste autobiographique, qui trouve sa place sur un site, Tiers Livre, dévolu par ailleurs à la chronique du quotidien. Le texte relu s’y enrichit d’un paratexte génétique. S’y forge l’identité d’un auteur développant une poétique propre au support numérique : un écranvain. Limite, notamment, accède alors au statut d’ouvre rouverte, chantier in progress.


By offering a new version of Limite, first published in 1985, on his web site, Tiers Livre, François Bon becomes not only a rewriter, but also a re-wreader, and his own editor. Such a work tends to propose an archeology of his books, a new kind of autobiography, and gives a portrait of the web writer, which I’d like to call an écranvain.


Texte intégral

 « […] si chaque auteur, lorsqu’il saute dans l’inconnu, le fait avec l’idée acquise du support qui l’accueille (ainsi même pour nous avec le numérique) [1]. »

Le geste de relecture, comme après-coup et retour amont, contrevient a priori aux usages du Web comme à la poétique du blog. Dévolu principalement à la diffusion ultra-rapide du « même » sur le réseau [2], en une horizontalité où la communication, dans l’instant, prime sur la transmission patrimoniale, Internet préfère relier, par le principe même de la navigation, décliné en pratiques de partage – share – plutôt que relire. L’ordre antéchronologique qui prévaut au sein d’un blog condamne de même à une obsolescence programmée, et rapide, les billets postés par leur auteur, fût-il écrivain. Pour autant, contre ce principe catastrophique de la « fosse à bitume » comme « recouvrement permanent [3] », Tiers Livre contribue par la reprise numérique de textes de François Bon d’abord publiés en version papier, à l’institution d’une « bibliothèque sans murs », pierre à l’édifice de ce « rêve de la bibliothèque universelle » tel que le formule Roger Chartier par exemple [4]. Détournement et extension de la pratique inhérente au blog de la mise à jour, la relecture numérique, parce qu’elle relie, l’époque de la genèse du texte et de sa publication originelle à une nouvelle énonciation, parce qu’elle rapproche des éléments épars du texte, propose en réalité une réappropriation originale des contraintes et des modalités d’utilisation d’un support neuf. Dès lors, le site-blog peut accéder au double statut d’« opérateur de mémoire [5] » gardien, au sein d’une société massivement régie par le souci de l’enregistrement, d’œuvres littéraires peu ou mal disponibles en version papier, et de laboratoire ouvert, la « reprise numérique » signifiant en réalité « recréation [6] » et non simple duplication, en prolongement du principe du lire/écrire cher aux internautes et aux blogueurs :

Écrire un blog, c’est réagencer des énoncés antérieurs et faire surgir du nouveau dans des textes plus anciens relus en écho à des livres, des événements contemporains. Le travail de la citation, la mise en écriture à partir de la lecture constituent le blog et redéfinissent l’histoire littéraire et le canon par la constitution de la réception [7].

La relecture numérique, remédiatisation d’un texte ancien, décline donc une telle poétique de la remise en circulation, en relire/crire, se relire/ se récrire.

1. Un geste éditorial

Rendre à nouveau accessibles des textes comme Limite, initialement publié par les éditions de Minuit en 1985 et repris par François Bon en 2010 sur Tiers Livre, c’est proposer « une nouvelle étape de diffusion, où l’auteur a un rôle central [8] ». Le relecteur se posant en « éditeur idéal de son œuvre [9] », la relecture numérique s’érigera en geste fort de réappropriation d’un texte ancien proposé sur un support inédit. Quelle meilleure réponse que la reprise par l’auteur lui-même, sur son propre site, de ses textes, à l’entreprise décriée de numérisation par la BnF de livres indisponibles à la vente ? Se relire vs « ReLire », donc [10]. Si toute répétition institue le sujet qui répète comme seul repère fixe, recteur, alors la relecture numérique affirme bien les droits de l’auteur, dont le versant économique, très fréquemment abordé sur Tiers Livre par François Bon, n’est qu’un pan. Augmenter Mécanique ou bientôt Paysage fer d’archives et de photographies, réviser Rolling Stones, une biographie ou compléter Rock’n roll, un portrait de Led Zeppelin de vidéos et d’extraits sonores, ré-institue une autorité auctoriale permettant de « garder [la] maîtrise d’œuvre [11] ». Au-delà d’un acte de résistance à une logique éditoriale souvent dénoncée, la reprise numérique confond l’auteur et l’éditeur : voilà François Bon affranchi de la tutelle d’un Jérôme Lindon qui avait imposé une ponctuation qu’il jugeait « expressive » mais que le jeune écrivain n’appréciait guère. Relire et republier Limite autorise donc le parricide éditorial pour un salutaire retour à l’état premier du texte comme « dispositif initial [12] », particulièrement significatif pour Limite, dont l’auteur lui-même ne possède plus le manuscrit.

La relecture-récriture tardive, tend donc, en se déployant comme geste archéologique, à l’invention du manuscrit de l’œuvre, à la fois imaginé et redécouvert. L’ironie point ici, puisque le support numérique est censé, précisément, supprimer les versions de travail d’un texte, pour n’en retenir que l’ultime, bonne à tirer. À l’autre extrémité du processus, Bon s’emploie également à corriger la réception originale de l’œuvre. Puisque relire n’est pas relire un texte, mais également la réception de ce texte, la publication numérique par Publie.net de Daewoo lui permet ainsi d’orienter la nouvelle lecture de l’œuvre, en modifiant certains intertitres. Chaque entretien présenté au fil de l’œuvre est ainsi désormais explicitement qualifié de « fictif », dans la table des matières de la version Publie.net, ce qui répond tardivement à une lecture originelle, majoritairement persuadée, à tort, de la véracité de ces entretiens, souvent assimilés aux pratiques habituelles des sociologues.

« Revenir à la forme initiale en amont de la première publication [13] » ou modifier après-coup certains intertitres, contrevient à l’idée reçue d’une désintermédiation inhérente à la publication numérique des textes littéraires. Bon impose et souligne une médiation qui s’autorise autant de son statut d’auteur du texte que de responsable de sa propulsion sur le réseau, de rédacteur de Tiers Livre que de fondateur de Publie.net [14]. Assumant y compris la matérialité même du texte, son intervention sur le code et le souci de l’ergonomie de l’œuvre numérique, pensée en fonction d’une convergence devenue indispensable, Bon enrichit le texte originel d’une nouvelle « énonciation éditoriale » entendue comme « ce par quoi le texte peut exister matériellement, socialement, culturellement [15] ». Bien des textes de Bon abandonneront d’ailleurs leur étiquette générique lorsqu’ils seront republiés en version numérique, au profit de leur inscription au sein de collections de Publie.net : Prison, ainsi, intègre « Temps réels » mais n’est plus revendiqué comme « récit » comme c’était le cas sur la couverture initiale des éditions Verdier ; Un fait divers n’est plus d’abord un « roman » mais un maillon de la même collection. Valorisant la mention de la collection, ce « paratexte le plus typiquement éditorial[16] », Bon achève la fusion des instances et des responsabilités, définitoire du passage du statut de l’écrivain à celui de l’écranvain.

La reprise de Limite paraît emblématique de tels enjeux, en cela qu’elle exhibe un final cut, certes tardif, et contribue, contre d’ailleurs un discours volontiers tenu par François Bon lui-même sur la dilution de la notion classique d’auteur au profit d’une ouverture au collectif, à asseoir l’existence d’une œuvre assumée dans sa cohérence et sa continuité. Est-ce ainsi un hasard si c’est le deuxième livre de l’auteur qui fut choisi pour un tel exercice de relecture publique, quand précisément, rappelle Philippe Lejeune, « peut-être n’est-on véritablement auteur qu’à partir d’un second livre, quand le nom propre inscrit en couverture devient le “facteur commun” d’au moins deux textes [17] » ? À la colonne « Du même auteur » succède la rubrique « François Bon, fictions et expérimentations », regroupant texte nativement numériques et œuvres immigrées, voire l’ensemble du site Tiers Livre. Parce que citation, la relecture numérique donne à lire son texte en un feuilletage polyphonique qui ressortit à la connotation autonymique, non exactement sur le mode du « comme je dis », mais sur celui du « comme j’écrivais ». L’auteur récrit Limite sans « recopier le livre tel qu’il a paru », mais « essaye de l’assumer avec ce qu’[il a] appris » depuis [18] ; avec ce qu’il a écrit.

C’est également l’écriture du blog qui pénètre dans le texte initial pour le contaminer heureusement. Quand il ajoute la mention des lumières crues « dans la nuit pâle et le halo de la ville, une sirène au loin » à la page 58 de Limite, à la rentrée 2010, François Bon ne se souvient-il pas de ses récents séjours en Amérique du nord, ainsi que de trois articles écrits sur Tiers Livre, entre janvier et juillet 2010, qui tous accordaient une place centrale à ce même syntagme du « halo de la ville [19] » ?

2. Un geste autobiographique

L’expérience personnelle, dont le blog par définition se veut le dépositaire partiel, se transfuse légitimement dans un écrit accueilli par le même support. C’est qu’il appartient en propre à la relecture de l’œuvre par son auteur de consacrer le livre originel comme fruit d’une expérience du sujet, qui aurait accédé dans un second temps, celui de la publication, à une forme d’exemplarité. Or, la relecture, dévolue par nature à l’articulation de l’individuel à l’histoire collective [20], bénéficie de la capacité du blog à rendre poreuse la frontière entre sphère publique et sphère privée. Un paratexte génétique, voué à la reconstitution des circonstances ayant prévalu à la rédaction, comme un « making-of [21] » de Limite peut dès lors légitimement se déployer dans cet espace tiers. Lorsqu’« émerge nettement un souvenir autobiographique », tels les coups reçus au lycée [22], c’est dans cette zone paratextuelle qu’il vient se ficher, pour constituer le « roman de Limite », soit le récit initiatique d’une conquête progressive de l’écriture. Se bâtit alors un ethos de l’auteur, que le paratexte génétique, insistant sur la dimension agonistique du passage à l’acte d’écriture, teinte de ténacité : « D’où le fait : je continue. Aujourd’hui encore, je continue [23] ». C’est en réalité tout Tiers Livre qui contribue à cette construction éthique, tant, même au-delà de la rubrique « Grognes et société », les prises de position polémiques qui émaillent le site ne peuvent qu’influencer ma lecture de Limite republié à quelques encablures à peine. C’est que « le blogueur fait sécession » : « pensant son fief, qui comme une bulle, qui comme un îlot de résistance, chaque blogueur, au fil des billets, affine son ethos par différenciation, scissiparité. […] D’où l’importance, quantitative et qualitative, des billets critiques et autres “coups de gueule” […] [24] ». Lire Limite dans sa republication numérique, c’est donc aussi le (re)lire à travers l’ethos numérique de son auteur, et donc le lire probablement comme un texte à l’orientation polémique plus prégnante que dans sa version originale. C’est le recevoir également comme le fruit d’une relecture, avatar de ce ressassement inhérent à la poétique du blog. Lire Limite dans sa republication numérique, c’est le relire enfin comme élément dans un parcours d’écrivain qui se donne à lire ici dans ses attaches biographiques. La relecture tardive construit en effet le texte original en altérité, construction sur le mode de cet « étrangement » dont Derrida faisait la caractéristique première de l’ordinateur, et qui seule permet au sujet d’éprouver sa singularité [25]. Une telle objectivation, sensible à l’écart temporel séparant la première publication papier de la reprise numérique, décline d’ailleurs la condition double de tout internaute, sujet qui accepte de devenir objet de « l’engagement » des autres [26] : au bas de chaque feuilleton de Limite s’inscrit bien, ainsi, le décompte des internautes ayant consacré au moins une minute à cette page.

Tiers Livre ne peut plus donc se concevoir seulement comme « un livre à côté des livres [27] », mais comme l’espace numérique dévolu à ce que j’appellerai autoblographie. Le site devient cette « armoire à livres » qui figurait à l’horizon d’Autobiographie des objets. Relisant ses propres livres, republiés, augmentés et commentés, Bon en fait des textes d’alluvions, dépositaire de traces qu’il appartient désormais au lecteur de saisir. Démarche archéologique, le paratexte génétique fait scintiller différemment le texte originel, doublant la temporalité horizontale de ma lecture d’une temporalité verticale issue de ce carottage dans les circonstances de la rédaction. Ce sont donc des indices que la relecture prélève, dans des paragraphes paratextuels marqués au sceau de la discontinuité et de la fragmentation du propos. L’introduction à la relecture-récriture des pages 24 à 34 de Limite se scande ainsi par exemple en « Séquence accident du travail », « Séquence urgences hôpital [28] », quand tel retour sur Calvaire des chiens convoque un certain Brocq, « un cousin de ma grand-mère » ou encore les parleurs de Damvix [29].

C’est que ces paratextes, conformément d’ailleurs à la poétique propre à la relecture, qui est lecture préhensive de citation et donc de prélèvement, viennent puiser dans le flux textuel originel quelques éclats, de ceux qui réveillent des souvenirs autobiographiques. Chaque punctum, comme biographème, n’est convoqué qu’en tant qu’il éclaire l’écriture de tel passage de l’œuvre littéraire examinée, et prend fréquemment, d’ailleurs, la forme de considérations transtextuelles : « Je voulais ce livre selon la tragédie grecque [30] ». Nommons donc bibliographèmes ces instants où la biographie se confond avec la genèse des écrits de l’auteur dans ses rapports à la bibliothèque. Ils participent de cette entreprise plus générale de circulation du discours auctorial, de son présent d’écrivain à ses textes antérieurs comme aux autres ouvrages qui l’auront accompagné dans son écriture.

L’auteur de la partie haute de tel feuilleton de Limite, espace tabulaire ouvert aux quatre vents – je peux décider de partir vers une autre zone du site, voire vers un autre site comme nerval.fr ‒ est-il le même que celui de la suite du texte, lisible en un espace écranique cette fois linéaire ‒ auteur qui lui-même dialogue avec celui de la version originale de Limite dans les années 1983-1984… ?

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Doc. 1 – Capture d’écran.

Oui, mais c’est alors la fonction discriminante de la « fonction-auteur » telle que définie par Foucault qui se trouve contestée. La coprésence sur un même support, Tiers Livre, de billets appartenant à des étiquettes génériques diverses, ainsi qu’à des statuts multiples – billet d’humeur, mais tramé de considérations littéraires, album photos, critique littéraire et artistique, autocommentaires paratextuels, textes nativement numériques et livres papier republiés, voire récrits… – érode la portée des anciennes distinctions et des procès en légitimité littéraire. Quand le site, orné sur sa page d’accueil du nom d’auteur « François Bon », apparaît comme mobile textuel, au sein duquel se brouillent et se recomposent les rapports transtextuels, où faire passer dès lors le tamis de la fonction-auteur grâce auquel l’on pouvait distinguer un discours à vocation littéraire, qui ne serait « pas une parole quotidienne, indifférente, une parole qui s’en va, qui flotte et passe » ? Comment affirmer en conséquence qu’« il y a dans une civilisation comme la nôtre un certain nombre de discours qui sont pourvus de la fonction “auteur”, tandis que d’autres en sont dépourvus [31] » ? Écriture polyrythmique – de l’instantané du micro-blogging à la ressaisie patiente du texte entier de Limite – et multimédia, la littérature numérique exige la prise en compte non plus tant de l’identité auctoriale, assise par le champ du livre papier, que du nouveau paradigme de l’identité numérique. François Bon est bien l’auteur d’un site, qui publie ses créations multiples, mais accueille également des voix autres, celles de lecteurs invités à prendre part à un dialogue, ou celle d’autres internautes écrivains – auteurs de blogs auxquels renvoie constamment la zone de Tiers Livre consacrée à la prescription de sites amis via un bouquet de liens –, auteurs conviés un vendredi par mois, lors du rituel des « vases communicants », à inscrire leurs textes au cœur même du dispositif Tiers Livre. François Bon prolonge également son activité sur sa page Facebook, comme sur la chaîne Tiers Livre de YouTube, qui héberge ses nombreuses vidéos, quand il ne tweete pas… Une telle dissémination de traces, constitue l’enjeu neuf de la construction d’une identité, pour l’écrivain engagé sur Internet, voire dont Internet est devenu le cœur de son travail, et qui affronte désormais de nouveaux aléas, dont cette « ombre numérique », résidu involontaire de passages privés sur la Toile. Négocier avec Internet et ses modèles de développement économiques, jusqu’à résister à certaines de ses logiques pour « contaminer Internet de l’intérieur » selon un mot d’ordre inscrit dans un article du site, intitulé précisément « si la littérature peut mordre encore [32] », ne serait-ce pas ériger l’identité numérique en nouvelles identité et autorité auctoriales ? À la fois écrivant et écrivain, le second englobant ici le premier, engagé dans une chronique du quotidien accueillie par le blog, comme dans l’interrogation à vif de la langue et d’un « comment écrire [33] », naîtrait alors la figure de l’écranvain, auteur d’une œuvre plurielle et complexe, mobile, quotidiennement requestionnée en même temps qu’archivée, revendiquée en même temps que partagée, relue en même temps que rouverte.

3. L’œuvre rouverte

Parce que discours sur soi médiatisé par les textes lus ou écrits, au sein même d’un texte pluriel et réticulaire en cours d’écriture, l’autobiographie s’affirme ici dynamique et mobile, autant performative que réflexive. Sa propre constitution implique non le respect figé d’une œuvre antérieure contemplée à distance, mais la réouverture, pour inventaire et invention, de ces jalons essentiels.

Dévolue à la brièveté, la poétique du Web exige un nouveau séquençage des textes originaux. Bon reprend ainsi, pour l’inverser, la chronologie habituelle de la publication en feuilleton, telle qu’inaugurée par le Balzac de La Vieille Fille en 1836. La publication tardive en feuilleton fournit le rythme et le cadre d’un découpage a posteriori de Limite, proposé en une douzaine de livraisons, conformément à l’empilement sériel des billets, constitutif de la scénographie du blog, au sens où « un texte qui relève de la scène générique romanesque peut s’énoncer, par exemple, à travers la scénographie du journal intime, du récit de voyage, de la conversation au coin du feu, de l’échange épistolaire… ». « À chaque fois », poursuit Dominique Maingueneau, « la scène sur laquelle le lecteur se voit assigner une place, c’est une scène narrative construite par le texte, une “scénographie” [34] ». La relecture numérique sur Tiers Livre abandonne donc le chapitre ou la partie comme unités de lecture pertinentes du texte, pour la série de séquences, intégrées au final à une liste, selon l’usage canonique des sites structurés en catégories appelées par des onglets ou nuages de tags. Limite n’est plus seulement un titre sur une couverture, mais un lien qui ouvre aux contenus d’une base de données, elle-même élément d’une base de données de niveau supérieur, le site. Sans doute Limite, juxtaposition déjà plus spatialisée que temporelle [35], de monologues, œuvre fragmentaire et mosaïque polyphonique, présentait-il des prédispositions évidentes à un devenir-numérique. Le texte de Limite apparaît même désormais comme une mise en abyme de l’ensemble du site conçu comme « livre d’un type neuf », « fait de toutes ces voix croisées, accueillies, partagées [36] ».

L’œuvre republiée sur nouveau support continue de se lire, à l’instar de sa version première, mais se consulte également, comme toute publication inféodée au format du fichier qui « se prête à merveille à l’écriture du fragment [37] ». Si l’article 2262 de Tiers Livre choisit de reproduire les pages 59 à 65 de Limite, c’est autant pour tenir compte de l’exigence de brièveté inhérente au médium numérique, précisé comme blog par un « aujourd’hui » initial, que pour suggérer, par un choix d’orientation paratextuelle donc, une cohérence et un sens propres à ces pages, que ne mettait pas en relief la version papier. Ou comment la contrainte médiatique autorise une herméneutique tardive du roman de 1985 :

[…] aujourd’hui, non pas une suite de monologues, mais un seul. Parce qu’il est long, c’est vrai – pas facile de l’articuler avec d’autres. Mais plus profondément, parce que d’un coup j’y prenais l’espace […] de faire entrer dans la trame narrative un fonctionnement entièrement abstrait : la reproduction sociale [38].

Chaque séquence de Limite, précédée d’un tel chapeau paratextuel, participe pleinement d’une poétique des seuils en quoi l’on peut reconnaître une spécificité de l’écriture web, toujours en tension, de basculer par exemple d’un fragment textuel à un document iconique ou d’un hyperlien à son référent. La republication de Limite rejoue, à chaque fragment proposé sur Tiers Livre, le scénario d’un nouveau départ, et obéit à la temporalité propre au Web : c’est par fil RSS ou abonnement à Twitter que peut me parvenir en effet la nouvelle d’un ajout par l’auteur de tel ou tel passage relu ; et ma lecture dès lors s’accommodera de l’interruption et de la reprise, contribuant plus largement à « une narration fragmentée du monde faite d’ajouts successifs [39] ». La relecture insère par ailleurs, entre l’adhérence du texte à son support premier et une conception d’inspiration hégélienne de l’idéalité du texte, indépendant de tout support, l’historicité et l’altérité de l’acte de production comme mise à distance et réappropriation, on l’a vu, de l’œuvre originale. Une telle érosion de l’idéalité du texte ne compromet pas son extraction du support premier, et autorise son adaptation, partielle, au support d’accueil, en l’occurrence numérique [40]. Dans le même mouvement, la « perte d’aura » orchestrée par la reproductibilité technique infinie de l’œuvre originale désormais propulsée sur Internet se voit largement compensée par la nouvelle « authenticité [41] » que lui confère l’exploration de sa genèse par un paratexte archéologique qui la radiographie, comme on le ferait d’un tableau.

Dès lors se laisse deviner, grâce à la relecture tardive, une œuvre définie comme « unique apparition d’un lointain, si proche soit-il [42] ». Mieux qu’un texte, la relecture tend en effet à renouer avec l’écriture comme événement, et donc à régresser jusqu’au geste initial, cette bascule en écriture. Plus qu’un geste d’autorité qui voudrait forclore le sens d’une œuvre, la relecture vient ici rouvrir les œuvres anciennes, « transformer le livre en expérience Web ouverte et mouvante [43] ». Si la poétique de la relecture, parce qu’elle semble combler d’anciennes vacances, ne faisant qu’indiquer par là même l’incomplétude définitive du texte relu, inachève le texte, et se prête donc à une telle revitalisation tardive, c’est qu’elle croise également l’instabilité du texte numérique, toujours susceptible de modifications ultérieures, « œuvre ouverte, protéiforme et constamment évolutive [44] ». Ainsi Rock’n roll, texte clos, publié en version papier, redevient-il sur Tiers Livre « un atelier ouvert, avec ajout permanent de liens et de révisions [45] ». De même, relecture et poétique Web convergent dans la continuation numérique imaginée par Bon pour Autobiographie des objets : la liste des entrées continue en effet à s’enrichir sur Tiers Livre, même après la parution en livre de poche du texte et pose la question centrale : « quand et comment se finit un livre, s’il se continue quand même [46] ? » Si un jour François Bon injecte ses « Cahiers de Marseille » dans la relecture de Limite sur Tiers Livre, l’avant-texte parachèvera… cet inachèvement d’une œuvre in progress, étoilée dans l’éventail paradigmatique de ses possibles, celui-là même que la publication papier avait autoritairement replié [47]. De tels ajouts sont d’ailleurs devenus depuis peu un lieu d’offrande, destiné aux abonnés à Tiers Livre, et disposés dans l’espace WIP du site.

Symétriquement à la publication sur Tiers Livre de textes « avant maturation », qui permettent la distance d’où observer mieux pour leur auteur « l’objet en fabrique [48], » la relecture tardive contribue à la même exposition d’un chantier, mais rouvert après fermeture. Dès lors, c’est bien sûr l’écriture présente qui se retrempe dans le geste original, redécouvert dans son intensité par la relecture. Tout comme Rock’n roll se sera écrit en repassant obsessionnellement par l’ouverture, ce concert à Earl’s Court, « pour grimper la tension [49] » et hisser l’écriture à son degré d’intensité, les textes contemporains de François Bon semblent s’écrire en repassant par les textes antérieurs, que leur republication en formats numériques lui donne l’occasion de reprendre, voire de récrire ; de recréer.

Notes

[1] François Bon, Tiers Livre, article 3770. On ne peut que souscrire à ce qu’écrit ainsi Pascale Hellégouarc’h : « La question du support paraît essentielle dans les diverses formes d’une littérature qualifiée de numérique, invitant à une réflexion sur la posture et l’énonciation éditoriales. Elle entraîne des conséquences en termes de réception, de rapport à la lecture, à l’institution et, partant, de légitimité dans un champ culturel dont les codes se trouvent bouleversés. » (« Traces et cailloux, de l’écran au papier : mémoire en jeu », dans L’Auteur en réseau, les réseaux de l’auteur, O. Deseillligny & S. Ducas (dir.), Paris, Presses universitaires Paris Ouest, 2013, p. 207).

[2] Au sens où Jean-François Foget et Bruno Patino définissent le « même » : « Sur Internet, le même est un contenu cité, copié, détourné, diffusé de façon rapide », appartenant à un « processus de réplique et de propagation tenant de la mode, de la fièvre passagère, de l’éclat de rire partagé ou de l’indignation subite » (La Condition numérique, Paris, Grasset, 2013, p. 126-127.)

[3] Tiers Livre, art. 791.

[4] Dans Origgi Gloria & Arikha Noga (dir.), Text-e. Le texte à l’heure d’Internet, Paris, Bpi/Centre Pompidou, 2003, p. 25 : « La communication à distance des textes électroniques rend pensable, sinon possible, l’universelle disponibilité du patrimoine écrit. »

[5] Isabelle Escolin-Contensou, « Le blog, nouvel espace littéraire entre tradition et reterritorialisation », dans Les Blogs. Écriture d’un nouveau genre ?, Christelle Couleau & Pascale Hellégouarc’h (dir.), Paris, L’Harmattan, 2010, p. 20.

[6] F. Bon, propos liminaire de Limite republié chez Publie.net, 2013 : « Recopier, annoter : le numérique comme recréation ».

[7] I. Escolin-Contensou, art. cit., p. 20-21.

[8] Tiers Livre, art. 1865.

[9] Mireille Hilsum, La Relecture de l’œuvre par ses écrivains mêmes, Paris, Kimé, « Cahiers de Marge », 2007, p. 13.

[10] Tiers Livre, art. 3654.

[11] Tiers Livre, art. 3184.

[12] Tiers Livre, art. 2262.

[13] Tiers Livre, art. 2242.

[14] « J’ai réalisé moi-même les e-pubs de Prison et d’Un fait divers », aime-t-il ainsi à préciser (Tiers Livre, art. 3184).

[15] Yves Jeanneret & Emmanuel Souchier, « L’énonciation éditoriale dans les écrits d’écran », Communication et Langages, no145, sept. 2005, p. 6. Cette énonciation désigne donc « l’ensemble de ce qui contribue à la production matérielle des formes qui donnent au texte sa consistance, son “image de texte” » (ibid.).

[16] Gérard Genette, Seuils, Paris, Seuil, 1987, p. 26.

[17] Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1975, p. 23.

[18] Tiers Livre, art. 2262.

[19] Se reporter à deux articles de la face B (59 et 67) ainsi qu’à l’article 2198 de Tiers Livre. Les modifications sont les suivantes : « Ta respiration à bout te laisse essoufflé au milieu de terrain dans le jeu un instant immobile après l’avalanche de vitesse, le retour de manivelle prêt. Tout l’effort pour simplement se replier. » (Limite, 1985, p. 58) / « Ta respiration à bout te laisse essoufflé au milieu de terrain, bourrade d’un copain comme on flatte un bon cheval mais j’aurais fait pareil, dans le jeu un instant immobile après l’alerte, les lumières même plus crues dans la nuit pâle et le halo de la ville, une sirène au loin. » (Limite, 2010, art. 2261).

[20] V. Aurélie Loiseleur, « Une mise en regard des Méditations : les commentaires de Lamartine », in La Relecture de l’œuvre par ses écrivains mêmes, op. cit.

[21] Tiers Livre, art. 2242 : « republication numérique de mon deuxième livre […] avec commentaires et making-of ».

[22] Tiers Livre, art. 2276.

[23] Ibid.

[24] Christèle Couleau, « Se donner un genre : pour une poétique du blog », dans Les Blogs. Écritures d’un nouveau genre ?, op. cit., p. 187.

[25] Jacques Derrida, Papier Machine, Paris, Galilée, 2001, p. 156 : l’ordinateur restitue une « quasi-immédiateté du texte » et en même temps donne l’impression d’un « Autre démiurgique », « destinataire invisible », « témoin omniprésent » nous renvoyant « sans attendre, en face à face, l’image objectivée de notre parole aussitôt stabilisée et traduite en la parole de l’Autre. »

[26] V. J-F. Fogel & B. Patino, La Condition numérique, op. cit., p. 56 : l’internaute « est le sujet qui souscrit à la proposition d’avoir de nouveaux amis dont l’existence est déterminée par un programme l’ayant pris pour objet d’une recherche. Il est le sujet qui suit de quelle manière son action en ligne devient l’objet de renvois de liens à travers le réseau. »

[27] Tel était le projet original, relaté dans Après le livre, Paris, Seuil, 2011, p. 64.

[28] Tiers Livre, art. 2246.

[29] Id., art. 789.

[30] Id., art. 2246.

[31] Michel Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur ?», dans Dits et écrits, Paris, Gallimard,  t. 1, 1994, p. 798.

[32] Tiers Livre, art. 519.

[33] Roland Barthes, Essais critiques, Paris, Seuil, « Points », 1981, p. 154 : « L’écrivain est un homme qui absorbe radicalement le pourquoi du monde dans un comment écrire » ; « Les écrivants, eux, sont des hommes “transitifs” ; ils posent une fin (témoigner, expliquer, enseigner) dont la parole n’est qu’un moyen. »

[34] Dominique Maingueneau, Le Discours littéraire, Paris, Armand Colin, 2004, p. 192.

[35] Sur ce primat de la spatialisation au détriment de la temporalité, caractéristique des œuvres conçues sur médias informatiques, se reporter à Lev Manovich, Le Langage des nouveaux médias, Dijon, Les Presses du réel, 2010, p. 178.

[36] Tiers Livre, art. 2057.

[37] Philippe Lejeune, « Cher écran… » Journal personnel, ordinateur, Internet, Paris, Seuil, 2000, p. 422.

[38] Tiers Livre, art. 2262.

[39] La Condition numérique, op. cit., p. 20-21.

[40] Sur cette question, on se reportera à Jean-Claude Monod, Écrire. À l’heure du tout-message, Paris, Flammarion, 2013, p. 129-131.

[41] V. Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’heure de sa reproductibilité technique », dans Œuvres complètes, tome 3, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 2000, p. 274.

[42] Id., p. 280.

[43] Extrait du paratexte marginal qui accompagne toutes les séquences de Limite republié sur Tiers Livre.

[44] Tiers Livre, art. 1961.

[45] Id., art. 3454.

[46] Id., art. 3028#38 : « Autobiographie des objets / compléments, extensions (41) ».

[47] V. Gérard Genette, Seuils, op. cit., p. 369-370 : « Car le plus important, mais aussi le plus ambigu des effets d’avant-texte est peut-être la manière dont, entourant le texte “final” de toute la masse, parfois énorme, de ses états passés, l’étude génétique confronte ce qu’il est à ce qu’il fut, à ce qu’il aurait pu être, ce qu’il a failli devenir, contribuant ainsi à relativiser, selon le vœu de Valéry, la notion d’achèvement, à brouiller la trop fameuse “clôture”, et à désacraliser la notion même de Texte […], l’œuvre est toujours peu ou prou in progress […] ».

[48] Tiers Livre, art. 621.

[49] Id., art. 1137.

Auteur

Gilles Bonnet est maître de conférences HDR à l’université Jean Moulin-Lyon 3, où il dirige l’équipe MARGE (E.A. 3712). Ses travaux actuels concernent à la fois la littérature du XIXe et la littérature numérique.

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L’ouverture sans fin : usages de la photographie dans Tiers Livre

Résumé


Tiers Livre est un organe de création interactive en constante évolution grâce à la conjonction des principaux vecteurs d’expression numérique : le texte et l’image photographique. Une réflexion liminaire tente de préciser les différences entre le mode de visionnement d’un texte (déroulement vertical et progressif) et celui d’une photographie (ouverture immédiate, exploration). Je repère ensuite les emplacements où des photographies entrent en jeu : « petit journal image » (aujourd’hui « #journal (depuis 2007) »), « fictions dans un paysage » et « arts & photo ». Elles sont souvent l’œuvre de François Bon et documentent son activité, mais son site accueille aussi de nombreux photographes. Ce que j’appelle « syntaxe » décrit deux principes d’association entre photos et textes : la photo-document et la photo-déclic pour l’imagination. Je range sous le terme de « pragmatique », tout ce que François Bon aime transmettre sur l’histoire et les progrès les plus récents de l’appareillage photographique. Toute création sur la toile passe par cette négociation exploratoire entre le projet artistique et le matériel technique disponible. Une entreprise aussi durable que Tiers livre, la richesse des échanges qu’il rend possible montrent qu’il a un sens pour notre époque. Les photographies choisies contribuent à cette « sémantique » discrète : elles associent paradoxalement la symbolique du réseau, du quadrillage, de l’enchevêtrement, de la dislocation avec la représentation de paysages infinis, de ciels grands ouverts, d’espaces humiliés, mais en attente d’un sens.

How extensively does François Bon welcome photography on his experimental website Tiers Livre ? After paying attention to the particular way of reading photographs on a computer screen, I explore in this paper the three main locations where photographs appear, « petit journal image » (now « #journal (depuis 2007) »), « fictions dans un paysage » and « arts & photo ». Under the heading « Syntaxe », I look at the uses those photographs are put to, either as illustrations for a text, or as starting points for verbal inventions. Under the term « Pragmatique », I consider all the manifestations of François Bon’s concern about cameras and other kinds of photographical equipment. What is the artistic purpose of assembling creative writing and new trends of photography ? I assume that François Bon aims at accelerating, thanks to the interactive spread of his website, the overstepping of traditional barriers in the field of human communication and at making to-day’s reality as genuinely open as to-day’s technologies will allow.

 


Texte intégral

Dans Tiers Livre, les photographies participent à une entreprise d’expression globale et interactive de l’expérience vécue. Elles viennent de sources diverses : souvent prises par François Bon lui-même au cours de ses déplacements ou extraites au hasard de ses archives ; ou apportées par les internautes et accompagnant leurs commentaires. La plupart sont des photos modestes, telles que quiconque pourrait en faire pour peu qu’il soit curieux de la réalité et capable d’observation. François Bon ne cache pas sa tendresse pour les photos vite faites, prises à l’arrachée avec des appareils de rien du tout. Il est vrai que dans Tiers Livre, ces clichés ne sont pas là pour eux-mêmes, mais doivent composer avec les textes et même, parfois, avec des vidéos. Si nombreuses qu’elles soient sur le site, les photographies ne sont que la composante spatiale d’un chantier qui, selon l’écrivain, vise d’abord à saisir la vie par tous les bouts, à montrer le cadre contemporain dans tout ce qu’il offre de perceptible [1].

Je ne prétends pas avoir parcouru la totalité des 3520 pages de Tiers Livre ; les remarques qui suivent s’appuient sur des images et des textes rencontrés au hasard d’une navigation libre, mais discontinue et trop brève. En tentant de classer mes observations, je me suis aperçu qu’elles pourraient se ranger sous quelques catégories linguistiques, un héritage structuraliste un peu démodé, mais pratique. Je parlerai donc de syntaxe, de pragmatique et de sémantique.

1. Syntaxe 

Dans Tiers Livre, comme dans tout blog, chaque écran se présente comme un assemblage plus ou moins complexe de textes, disposés sur deux dimensions comme la page d’un livre (certaines consignes de François Bon au visiteur invitent à cette comparaison avec la lecture d’un livre : « suivez les mots-clés ! »). Il n’a plus à tourner la page, mais l’ordinateur – ou la tablette – lui permet de faire glisser les textes vers le bas ou vers le haut (« retour haut de page »), d’en grossir ou d’en diminuer le format, toutes ces opérations restant en deux  dimensions.

Les photos, qui suivent le texte ou viennent s’incruster en lui, imposent un autre régime de lecture : elles arrêtent le regard en un point précis, un ici repérable dans le défilement des pages et sont en même temps un seuil qui donne accès à un autre mode de lecture : en cliquant dessus, le visiteur les déplie, les étale sur l’écran dans leur immédiate totalité sémiologique, puis, les ayant contemplées, les replie, les éteint comme s’il s’agissait d’un document annexe, mis à la disposition facultative du regardeur. Ouvrir une photographie revient à ouvrir une troisième dimension dans le blog, à la faire surgir de l’arrière-plan du texte vers une exhibition phénoménale complète et immédiate. Ce régime de l’apparition est propre à la photographie. Il contraste avec le régime de lecture des textes, toujours contraint de suivre la succession et la bi-dimensionnalité du discours. Espaces en creux dans le plan des textes, les photos sont comparables à des fenêtres qui non seulement s’ouvrent et se ferment, mais aussi, comme elles, posent un horizon, ouvrent un point de vue et, dès lors, sous-entendent un sujet : « Vu de la fenêtre. C’est chez nous, on y dort. Chacun défini par la fraction du monde qui lui est donnée à voir, par sa fenêtre de cuisine ou de chambre. »

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Doc. 1 ‒ Tiers Livre, « photo | Hoboken plan fixe : Jérôme Schlomoff », 14 (article 326).

Dans Tiers Livre, les photographies répondent à deux usages principaux : tantôt elles inspirent un texte, le motivent et servent d’amorce visuelle à son expansion ; tantôt elles l’illustrent, le complètent ou en commentent les étapes successives. Il est exceptionnel qu’elles soient montrées pour elles-mêmes, pour leur seule force ou beauté. Même lorsqu’elles sont très belles, rien ne permet de dire que leur insertion est due à leur qualité esthétique. On voit ici combien l’intersémiotique effective rendue possible par l’ordinateur constitue une avancée par rapport à l’utilisation très timide que les écrivains ont fait de la photographie, quand bien même cette utilisation obéissait à un principe d’homologie poétique, comme dans Nadja d’André Breton, ou visait à offrir un précieux contrepoint narratif, comme, chez M-G Sebald, les photos-souvenirs qui redoublent le récit familial de son roman Les Émigrants [2]. En ce sens, Tiers Livre, avec sa documentation déjà si variée, est un laboratoire prêt à l’emploi pour qui voudrait élaborer et tester une intersémiotique texte-image du monde contemporain.

On trouve des photographies associées à des textes dans des secteurs bien différenciés du blog : on repère aisément le « petit journal image » (aujourd’hui « #journal (depuis 2007) »), exercice d’improvisation à partir ou à propos d’un cliché photographique, et la série des « fictions dans un paysage ». Le « petit journal image » est un ramassis au jour le jour, mené au hasard des activités de l’écrivain et selon son bon plaisir, une collecte de traces imagées. Une note visuelle, un texte : c’est juste assez pour sauver quelque chose dans le flux du vivant. On est dans le quotidien, le tout-venant, le prosaïque, mais François Bon a l’œil du sociologue. Il sait repérer ce qui est sur le point de s’effacer, les formes nouvelles d’habitus, tout ce qui, selon Baudelaire, constituait le répertoire de la modernité. Sans que l’intention soit explicite, il s’agit bien de documenter l’époque : la série sur la brocante de Vouvray en est un bon exemple.

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Doc. 2 ‒  Tiers Livre, « petit journal image | la brocante de Vouvray en 80 images » [aujourd’hui dans la série « écrans mémoire  »], en ligne ici. Images 59, 60, 75, 76.

Si le « petit journal » s’apparente à une chronique, la série des « fictions dans un paysage » a manifestement une visée plus littéraire : dans chacune, la photographie installe un espace dont le texte tente d’exploiter toute la réserve d’imaginaire.

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Doc. 3 ‒  Tiers Livre,  « fiction dans un paysage | souvenirs du temps que j’étais mort », en ligne ici.

Le troisième lieu où apparaissent des photographies est la rubrique « photo » de la série intitulée « arts & photo ». Elle regroupe des textes que François Bon a consacrés à des photographies et à des photographes : on y trouve, par exemple, un article sur Zola photographe, le commentaire d’une photo de Robert Frank, une présentation des photographies de Marc Deneyer, une réflexion sur les paysages urbains de Marc Gibert, un hommage aux portraits de Marc Pataut et quelques autres coups de chapeau à des amis photographes. Dans ce secteur de blog, les photos délaissent le vécu ou le travail de création, qui constitue le principe de Tiers Livre pour revêtir pleinement le statut d’œuvre d’art et être reconnues comme telles par l’écrivain.

2. Pragmatique 

Je range dans la pragmatique tous les aspects techniques, processus et appareillages au moyen desquels s’opère la production du sens. François Bon n’oublie jamais que la photographie est un art « moyen » c’est-à-dire, comme la décrivait Pierre Bourdieu [3], une pratique commune, servie par une technique que ses progrès ont toujours visé à la rendre accessible au plus grand nombre. Cela l’amène à s’intéresser autant à l’appareillage du photographe qu’aux clichés qu’il en tire. Chaque appareil induit un certain langage photographique ; selon l’objectif choisi, ce sera tel ou tel aspect du réel qui sera mis en valeur. Adepte addictif du shooting, François Bon garde la mémoire de ses appareils successifs, depuis son premier Brownie-Kodak jusqu’au tout récent Canon numérique qu’il s’est offert à la FNAC Digitale. Malgré leur qualité modeste, les résultats qu’il a obtenus avec de simples « jetables » suscitent chez lui la même émotion dévote que chez d’autres aventuriers de la photographie comme Bernard Plossu, qui aurait certainement sa place dans la série des « fictions dans un paysage [4] ». Ce qui le frappe dans la révélation récente de l’œuvre photographique de Zola, c’est la passion du romancier pour les progrès rapides des appareils de l’époque (voir « Zola photographe » : « Dans la “vente des biens mobiliers” de Zola… »).

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Doc. 4 ‒  Tiers Livre,  « photo | Zola photographe », photo légendée : « et si Zola n’était pas mort aussi bêtement, aurait-il écrit enfin sur la photographie et son nouveau Kodak ? ». En ligne ici.

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Doc. 5 ‒  Tiers Livre,  « photo | Zola photographe », matériel de Zola. En ligne ici.

François Bon admire que le grand romancier n’ait pas dédaigné de se photographier en train de photographier, prouvant ainsi qu’il n’avait rien négligé de tout ce dont l’époque disposait pour interroger le réel. Il s’impose lui-même de tirer profit des  derniers équipements mis en vente, comme en témoigne le « cimetière » déjà très encombré de ses ordinateurs. Il s’estime suffisamment expert dans ce domaine pour rédiger une chronique « acheter quoi, choisir comment » concernant les liseuses et les tablettes disponibles sur le marché. Quand il s’agit de mieux sonder le réel – ce qui, pour F. B., reste la finalité de tout art –, chaque innovation technique mérite d’être poussée à ses limites et, si possible, encore améliorée. François Bon est persuadé que les outils techniques modifient notre rapport au monde. Il en voit la démonstration dans l’essor phénoménal de la fonction photo sur Facebook, conséquence naturelle de la numérisation, qui n’a pas tardé à modifier profondément le type de communication que ce réseau tente de promouvoir.

Un autre aspect qui relève, à mon sens, de la pragmatique, est cet ensemble de règles non écrites que François Bon impose à sa pratique photographique. Le photographe semble s’être interdit d’apparaître sur ses photos : on ne trouvera quasiment pas d’autoportraits ou de portraits de François Bon dans Tiers Livre, sinon indirectement comme sur telle photo d’un de ses amis où, à la faveur d’un miroir, on le voit en train de la faire. Curieusement, les photos d’hommes ou de femmes sont y rares : peut-être une précaution pour éviter d’éventuelles réclamations au nom du droit à l’image… D’une façon générale, la prise de vue est faite de face, l’appareil bien carré sur son pied, dans une confrontation directe avec l’objet, qui ne tolère aucun biais, aucune recherche esthétisante. La plupart des photographies de Tiers Livre obéissent à cet impératif de l’ouverture franche et sans arrière-pensée. Le tremblé, le sfumato et le clair-obscur seraient ici hors de propos.

3. Sémantique

Toute photo évoque des réalités dans l’esprit de celui qui regarde. Cette reconnaissance de l’objet photographié peut s’accompagner, chez le visiteur du site, d’un jugement esthétique qui rencontre ou contredit celui que l’auteur exprime ou laisse deviner dans son propre commentaire. La question se pose donc de savoir si, de l’interaction entre les textes et les photographies au sein de Tiers Livre, peuvent naître des significations spontanées, imprévues ou, au contraire, subrepticement construites et maîtrisées.

Notons d’abord que les photos proposées dans Tiers Livre ne sont pas là pour défendre quelque thèse que ce soit. Même si elles exposent de façon parlante certains travers de notre vie sociale ou de notre urbanisme, elles ne sont pas au service d’un propos sociologique ou urbanistique. Ce qui motive leur choix est d’abord l’accès qu’elles donnent à la réalité et ce qu’elles font percevoir de cette réalité. Chez les autres photographes, les clichés qui retiennent l’attention de François Bon sont ceux qui révèlent un sens visuel singulier chez leur auteur, une connexion particulière entre leur subjectivité et l’objet photographié :

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Doc. 6 ‒  Tiers Livre,  « photo | Depardon en camping-car : la France face réel ». © Raymond Depardon, la France, suivi d’un extrait de « François Bon | Too pneus (sur une image de Raymond Depardon) »  pré-version d’un texte paru dans Télérama.. En ligne ici.

L’usage que François Bon fait des photographies est avant tout d’ordre phénoménologique : il faut qu’elles rendent visible quelque chose, que cette visibilité devienne évidente, incontournable pour celui qui les voit. L’anonymat de certaines photos, en les coupant de toute référence commune, les rend capables de nous mettre directement face au réel et de nous donner au plus haut  point le sentiment d’urgence qu’engendre la véritable présence au monde.

À l’occasion de ce face à face avec l’extérieur, « les choses cachées » apparaissent. Des vérités que le studium [5] du reporter le plus appliqué ne saurait révéler, des choses qui échappent aux statistiques. Les quatre-vingt photographies prises à la brocante de Vouvray échappent à la logique du reportage journalistique, logique cantonnée au local, au circonstancié, à l’anecdotique : François Bon précise qu’il les a prises en poussant le curseur d’exposition et de contraste de manière à ce que les visages ne fussent plus reconnaissables : l’activité sociale de la brocante y apparaît, sous son angle anthropologique, comme une forme primaire de la relation de l’homme aux objets, et en particulier à ceux dont l’usage s’est perdu, ceux qu’une désuétude a remisés. Ce n’est pas du sentimentalisme, mais plutôt, comme chez Baudelaire, une fascination pour le flux qui transforme constamment la modernité en antiquité, juxtapose des objets issus de strates différentes de nos vies, dans une incessante recomposition de nos usages et de notre environnement.

Dans le texte intitulé « du bon usage de ce site » (aujourd’hui « sur ce site »), François Bon précise le statut des images qu’il y dépose : il les voit comme des traces, comme un cahier de notes visuelles, l’aidant à retrouver la « mémoire secrète » de son expérience. Dans cet amoncellement d’expériences que constitue son site, quelques notations récurrentes laissent entendre qu’il existe des « moments photographiques », que surviennent parfois des moments où la réalité non seulement invite à la prise de vues, mais se donne à voir en dramatisant avec emphase son apparition. Ce peut être le spectacle d’une gare inconnue où l’écrivain arrive en train :

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Doc. 7 ‒  Tiers Livre,  « paysages monde | Maroc, l’arrivée du train en gare de Ksar-El-Kebir », en ligne ici.

Ce sont aussi les espaces immenses défilant devant la vitre d’un TGV, ou les couloirs délaissés d’une université où un colloque l’attend.

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Doc. 8 ‒  Tiers Livre,  « paysages monde | Montreal gare centrale », en ligne ici.

Ces photographies figurent moins la perception d’un espace que la sensation d’une temporalité indécise et souvent douloureuse, probablement parce que le sujet y est privé de ses repères, menacé par un vide vertigineux.

Tiers Livre est sans doute un recueil de traces, contient un journal à l’orientation autobiographique avouée, mais ce qui semble le motiver en profondeur c’est un désir de totalisation de l’expérience vécue. Cette quête de la totalité en vient à coïncider avec ce qui la rend possible et en est le médium, à savoir le Réseau, la Toile, le Net, comme « filet tendu sur la terre » :

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Doc. 9 ‒ Tiers Livre, « fiction dans un paysage | filet tendu sur la terre », en ligne ici.

Le  filet protège, mais il enserre et étouffe. Il crée une impatience de l’ailleurs, de ce qui ne se laisse pas prendre dans le réseau des câbles, des antennes et des relais. D’où ces images d’un horizon ouvert, d’un paysage fendu, découvrant dans le lointain un monde encore inconnu. D’où ces ciels immenses, qui sont ceux de la Charente Maritime, mais aussi ceux qui forment « ce reste d’horizon intouché » vers lequel s’empresse notre imagination.

Notes

[1] Voir les photos et le texte sur le séminaire de Taryn Simon dans « photo  | convention Steppenwolf : Taryn Simon », en ligne ici.

[2] Sur l’utilisation de la photographie par les écrivains depuis le 19e siècle jusqu’au début de ce siècle, je me permets de renvoyer à mon essai « Le Défi de l’incomparable. Pour une étude des interactions entre littérature et photographie », Bibliothèque comparatiste, revue en ligne de la S.F.L.G.C., septembre 2009. En ligne ici.

[3] Pierre Bourdieu, Un art moyen. Essai sur les usages sociaux de la photographie, Paris, Minuit, 1965.

[4] De Bernard Plossu, artiste de la même génération que François Bon, voir l’album Les Paysages intermédiaires, édité par Contrejour / Centre Georges Pompidou en 1988, avec un texte de Denis Roche.

[5] Le studium désigne, selon Roland Barthes, le contenu informatif qui peut attirer son attention sur une photographie. Il l’oppose au punctum, l’élément poignant qu’il repère dans certaines photographies et qu’il ramène à un détail, dans l’attitude ou le costume, en rupture avec les codes habituels. Voir La Chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Cahiers du cinéma / Gallimard / Seuil, 1980. Cette terminologie latine risque de paraître décalée  dans le contexte de Tiers Livre…

Auteur

Michel Collomb est professeur émérite à l’université Paul-Valéry de Montpellier. Spécialiste de la littérature et des arts au XXe siècle, en France et en Allemagne, il est aussi l’éditeur de Paul Morand dans La Pléiade. Sur la photographie, voir son essai en ligne : « Le défi de l’incomparable. Pour une étude des interactions entre littérature et photographie », Bibliothèque comparatiste, revue en ligne de la S.F.L.G.C., hébergée par  Vox poetica, 2009.

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Tiers Livre à l’oreille

Texte intégral

« Un véritable artiste est toujours en rumeur » (Cocteau)

Le disque, la radio, la télévision, le web : les inventions du XXe siècle ont amplifié et augmenté la présence sonore du monde. Elles ont aussi incité certains écrivains, environnés comme leurs contemporains de machines parlantes, à devenir des surauditifs. François Bon est de ceux-là, ce qui fait de la navigation « à l’oreille » dans son site Tiers Livre une aventure pleine de promesses et de richesses [1]. Cette navigation, on peut ici la commencer de différentes manières. On peut partir par exemple d’une page du 30 octobre 2010 (article 2307) qui évoque des « travaux de mise à jour des accès audio sur l’ensemble du site », et ce « projet (provisoirement) en rade » de radio web coopérative parti en mai 2009 d’un échange avec Xavier Cazin, d’Immateriel.fr : « une radio qui fonctionnerait 24h/24, avec un bouton d’accès sur chaque site participant ». On peut aussi partir d’une page plus ancienne, du 25 février 2006, « la valise audio : Rimbaud, Dupin et d’autres / chemins dans l’expérience audio, vieilles archives », qui compile des lectures de Michaux, Rimbaud, Perec, Kafka, Duras, Artaud en 2002 et 2005, avec un lien vers les « Rabelais à haute voix » ; page repassée en une le 22 mai 2012 avec en chapeau la réflexion : « Ces expérimentations audio sont ce qui me manquent le plus, physiquement et artistiquement. On va s’essayer, cet été, à corriger le tir » (article 280). Ou de ce fragment 1059 d’une « suite en construction », mis en ligne en décembre 2006 : « Impatience des possibilités d’indexation audio : lire un texte écran, bifurquer sur la voix, doubler ou alterner, revenir au silence, à mesure qu’on se déplace dans le texte. Écrire directement à la voix sur le site en streaming (je n’en suis pas si loin déjà) » (« de 1035 à 1051 sur 10 000 », article 621). On peut aussi piocher dans l’année 2013, avec par exemple l’entrée « Chant » de marabout bout de ficelle, l’abécédaire commencé en août de l’année [2] : « Composer de la littérature a plus à voir avec le chant qu’avec le théâtre. […] Je ne sais pas où est mon chant. Je ne suis pas sûr de disposer de la voix de mes textes. Quand je chante, seul en marchant ou en conduisant, ce n’est jamais avec des mots. » Autant de pages, autant de points de départ différents. Celle qui ouvrira notre analyse s’intitule « fiction | quoi faire de son chien mort ? » (article 321). Quoi faire de son chien mort ? est une fiction radiophonique de l’auteur diffusée en 2001, mise en ligne sur son site en 2006. C’est la seule page de Tiers Livre où figure, dans une note du 4 juin 2008, l’expression (en italiques) écriture audio. Fançois Bon l’emploie pour parler du travail du son à la radio,  auquel il a été associé au fil de quelques émissions. Mais il note aussi que, venue de la radio, ce « vecteur éminemment moderne, encore plus aujourd’hui avec la diffusion en ligne », « l’idée d’écriture audio se transfère peu à peu vers les blogs » : « […] c’est le web qui progressivement devient la mémoire audio de l’époque [3] ». Dans la logique de cette page, nous nous proposons d’aborder l’écriture audio dans Tiers Livre en repartant de l’expérience radiophonique de l’écrivain mais aussi de sa lecture de Rabelais, le parrain du site en quelque sorte. Il s’agira ensuite de déployer la variété des pages sonores que l’internaute peut rencontrer dans sa navigation… à condition de remonter à 2009 et avant, à l’époque où le « labo voix » du site était en pleine activité. Une dernière partie formulera quelques hypothèses sur les réticences de François Bon, grand adepte pourtant de l’improvisation, à faire passer ses billets et chroniques de blog en écriture audio.

1. Radio & Rabelais

1.1 La radio, écoute et création

François Bon a vécu, dans les années soixante de son enfance (décrites dans Autobiographie des objets) « l’écoute ritualisée [4] » des informations à la radio, en famille, sur un gros poste Telefunken surmonté d’un pick-up pour passer les trois seuls disques de la maison. Puis, à partir de 1964 surtout, la « présence quotidienne [5] » de la télévision (en noir et blanc d’abord), mêlée à celle de la radio allumée dans la cuisine à l’heure du déjeuner. Il a connu aussi, au moment de ses années collège (1964-1967), le bonheur des premiers disques à soi, du premier électrophone à soi (un Teppaz avec changeur pour les 45 tours), et « l’agenda des grandes sorties de disques [qui] devient [son] principal calendrier personnel : un Beatles, un Stones, un Who. Un Beatles, un Stones, un Cream. Un Beatles, un Stones, un Doors et ainsi de suite [6] ». Mais la révolution c’est surtout, à la fin de 1964 aussi ‒ année charnière ‒, l’apparition du transistor à piles, qui permet d’écouter « la nuit en cachette [7] » sous l’oreiller, comme beaucoup d’adolescents de sa génération, le Pop club, l’émission vite célèbre de José Artur lancée le 4 octobre 1965, et de « découvrir enfin combien le monde est vaste et qu’avec ces musiques il peut être nôtre [8] », celle des Rolling Stones ou des Beatles, peu après celle de Led Zeppelin, le groupe phare des années soixante-dix.

On comprend pourquoi, accompagnant ou précédant ses biographies de grandes figures du rock publiées en 2002, 2007 et 2008 [9], c’est ce monde-là, c’est ce moment-là de « l’arrivée du bruit », « le grand bruit, le bruit du monde. Un bouton de volume tout d’un coup poussé à fond sur la planète [10] » (pour lui 1964-1974, entre ses 11 et ses 21 ans), que François Bon s’est passionné à évoquer à la radio, sur France Culture, quand l’occasion lui en a été donnée :

– en septembre 2002, Les Rolling Stones racontés comme votre vie même, vingt épisodes de vingt minutes [11] ;

– en novembre 2004, Chiens noirs des seventies, Led Zeppelin, quinze épisodes de 20 mn [12] ;

– en février 2007, Comment pousser les bords du monde : Bob Dylan quinze épisodes de 20 mn aussi [13].

Avec à chaque fois le défi d’une formule feuilleton qui, tout en étant longue pour la radio, paraît en même temps si courte en comparaison des pavés biographiques publiés.

Mais François Bon est passé de l’autre côté du poste quinze ans plus tôt, en 1985, en réalisant un documentaire d’1h pour Les Nuits magnétiques d’Alain Veinstein sur France Culture : De l’autre côté de la Défense, « enquête sur l’univers de la banlieue : description de Bezons », avec Bruno Sourcis. Ce qui va suivre, c’est, toujours pour Les Nuits magnétiques, du 6 au 9 décembre 1988, « La passion Rabelais », une série de quatre émissions d’1h20 chacune (une par livre du cycle romanesque) [14], quelques années donc avant l’entreprise de réédition chez POL (1992-1993). Puis, dix ans plus tard, en 2001, une petite pièce radio dans une collection produite par Lucien Attoun : Quoi faire de son chien mort ? [15] et la diffusion de deux pièces d’origine scénique cette fois : Scène en 2000, pièce à jouer « dans les entrées d’immeubles des cités populaires, les parvis de supermarchés [16] » et Quatre avec le mort en avril 2002, créé en version radio avant la création en octobre suivant à la Comédie-Française, dans une distribution différente (seul un des trois acteurs est commun, Jean-Baptiste Malartre) [17]. Puis les trois grands feuilletons, à partir de septembre 2002, chroniqués avec photos de studio dans le « Journal images » de ces années. Et avec tout cela, pas mal d’émissions parlées autour de ses livres ou d’autres sujets, la première le 28 septembre 1988 avec Alain Veinstein pour Décor ciment [18]. À noter, sur France Culture en 1995 (durée : 2h30) [19], la belle émission de la série Le bon plaisir de… où Bon a eu carte blanche pour inviter qui il voulait et faire entendre ce qu’il voulait : Valère Novarina, Pierre Bergounioux, Jacques Séréna et quelques autres.

François Bon est donc un auteur qui a fait de la radio, par intermittence, dans différents genres et formats, et qui en parle aujourd’hui avec gratitude pour ses interlocuteurs du métier, Alain Veinstein, Laure Adler, Claude Guerre, Blandine Masson et d’autres, avec le regret que « les temps de cette porosité radio et écrivains semblent révolus [20] ». Au point qu’aujourd’hui, radio lui est devenu synonyme de création audio, quel que soit l’outil : « Je n’ai plus d’appareil pour écouter la radio. Mais chacun de mes appareils mobiles, le petit ordinateur à écrire, la tablette à lire, l’ordinateur à main qui sert aussi éventuellement de téléphone, sont capables de transmettre de la voix, et j’appelle radio, simplement – comme la littérature c’est le langage mis en réflexion – la voix quand elle est construite, faite récit et livrée à la nuit, où la cueille qui écoute [21]. »

Pour comprendre cette attraction de l’auteur pour la voix, il est utile de revenir quelques siècles avant l’arrivée de la radio, à l’écrivain qui donne son titre au site [22], mais aussi à une rubrique sonore importante du site, « Rabelais à haute voix », écho aux propos de François Bon dans ses préfaces à l’édition POL sur la « grande voix de théâtre » ou les « grandes marionnettes sorcièrement maniées à voix [23] » de ses livres.

1.2 Rabelais à haute voix

Par son titre, dès son titre, l’aventure de l’écriture web s’origine dans Rabelais, c’est-à-dire dans la langue des origines de François Bon, celle de son enfance vendéenne à Saint-Michel-en-l’Herm, celle aussi du « marais mouillé », de ce « pays pour moi maternel de Damvix » (pays des grands-parents maternels), qui fait que « lorsque j’ai ouvert Rabelais la première fois, c’est cette langue-là que je découvrais au travail, et je la savais d’avance, je la lisais sans peine [24] ». Or François Rabelais le tutélaire, le « bon françois » exemplaire d’un maniement littéraire prodigieux de sa propre langue familiale [25], est aussi l’auteur d’un Quart Livre, la dernière partie du cycle de Pantagruel, et c’est dans ce récit de navigation vers les confins du monde connu et « au cœur de la langue tout à la fois, au lieu précis où elle se forge, où elle vibre, où elle respire, s’invente [26]… » que François Bon trouve le fameux épisode des « paroles dégelées », sommet de toute l’œuvre et de « la littérature universelle [27] », qu’il verrait bien conclure tout le cycle, si grande est sa portée. Panurge et Pantagruel en quête de l’oracle de la dive Bacbuc ont passé de nombreuses îles plus fantastiques les unes que les autres, les voici en mer arctique « banquetant, grognotant, devisant et faisant de beaux discours » quand ils se mettent à entendre des voix et sons divers sans voir personne. C’est le tumulte d’une bataille survenue l’an passé, saisi dans la glace et libéré par le dégel (écouter ici l’épisode dit par Bon).

Cet épisode, découvert un jour à vingt ans, en 1973, « au terme de sept cents pages de lecture [28] », François Bon l’a plusieurs fois commenté et en quelque sorte adopté comme utopie de son propre projet d’écriture. Ici, retenons seulement ce que l’épisode nous dit, en abyme, de l’importance de la vibration sonore de la langue non seulement dans les livres de Rabelais mais dans l’œuvre de François Bon, avec des étapes, jusqu’au Tiers Livre actuel. L’importance de la matière sonore, du souffle, des rythmes et rumeurs du langage, du monde, du langage devenant un monde. Et ainsi, contre « le préjugé du gueuloir » consistant à tester un texte à voix haute après sa rédaction (pourquoi pas d’ailleurs), François Bon veut d’abord tendre l’oreille à cette rumeur sans mots, ce parler en langue élémentaire, « la scansion et le rauque qui précèdent la voix », dans des improvisations sans mots dont une page de 2007 donne une réalisation saisissante [29].

1.3. « Un bruit dessous de machine »

Cette filiation majeure à Rabelais est aussi racontée plus obliquement au début de Tumulte, le premier livre directement écrit en ligne, dans la première séquence autobiographique intitulée « Offshore, 01 » et dans la séquence qui suit, « Un bruit dessous de machine » (série « De l’écriture »). On est offshore, en mer du Nord, comme Pantagruel à peu près quelques siècles plus tôt. On est sur une plateforme pétrolière, « navire immobile », « dans ce temps arrêté et perpétuellement mouvant de la mer [30] ». François Bon y fait des missions courtes pour changer du matériel électronique dans les salles de contrôle. Or c’est aussi la période, écrit-il, de ses vrais débuts dans l’écriture, et Tumulte choisit de nouer ensemble l’entrée en écriture avec certaines sensations de ses séjours offshore, et surtout le bruit qu’on y entendait la nuit :

Des moteurs et le roulement des pompes, grave, mais avec cliquètement régulier. Puis cette sorte de bruit électrique, transformateurs, appareils, une fréquence paraît-il dominante de sol mineur qui diffuse dans la structure métallique, mais sans vous déranger pourtant, plutôt son absence qui fait bizarre quand on reprend terre [31].

Tout cela forme comme une rumeur sourde, « un bruit dessous de machine doux, continu », qui à distance lui paraît avoir favorisé ces plongées dans l’écriture au retour de ces missions, « dans les trains et avions qui [le] ramenaient à Paris [32] »

Sautant par-dessus les années, la séquence suivante fait en tout cas de ce « bruit dessous de machine » tel que décrit et localisé dans « Offshore, 01 », le bruit même qu’il veut donner à sa prose dans Tumulte. Une prose faite pour être dite, comme un long monologue, par un personnage parlant pour tous ceux qui ne parlent pas et qui sont « les silhouettes de la ville » : « un texte en prose, très long, ininterrompu et qui charrierait des bouts de monde, produirait simplement autour d’eux des couleurs, comme ces lumières clignotantes ou électriques, au milieu de la ville sur un espace vide […] pris dans les reflets gris bleu de hauts immeubles autour. Cela pris, le bruit, dans un battement [33]. » Ce passage riche de références possibles (à Novarina par exemple) nous renvoie aussi bien à l’épisode cité du Quart Livre où les paroles gelées sont dites « de diverses couleurs », selon ce qu’elles disent et comment elles le disent ; à cet épisode du Quart Livre où le connu et l’inconnu se touchent, comme dans la ville les immeubles bordant, au centre, un « espace vide ».

François Bon cultive l’idée d’une littérature à voix haute, d’une littérature portée par une rumeur que le langage doit capter et la voix haute restituer. Comme si tous ses livres papier, ses livres numériques, son site d’écriture lui-même, peut-être, n’étaient que des pis-aller, les médias imparfaits (car largement silencieux) d’une matière sonore du langage qu’il est vital d’entendre en écrivant et de faire entendre. On n’est donc pas étonné de trouver à la fin de Tumulte, dans la liste des articles à écrire qui inachève la liste des 226 articles formant le livre, cette « idée très sérieuse pour les lectures publiques » : « présence de bornes interactives, on peut me demander de lire à voix haute tel ou tel article, n’importe lequel, mais surtout on peut choisir un item dans cette liste des “articles à faire” et me demander sur le champ d’improviser ce qu’en serait le texte [34] ».

Ce qui change la donne depuis Rabelais, c’est l’invention de l’enregistrement à la fin du XIXe siècle : le mythe des paroles gelées / dégelées est devenu une réalité. C’est aussi que tous les médias de diffusion et d’écoute du son, avec ou sans image, ont considérablement amplifié et augmenté le volume sonore du monde lui-même, comme le note François Bon pour son compte dans le beau texte liminaire de l’album Vague de jazz (2012) intitulé « Longeville, de silence à silence ». Sans parler de tous les bruits domestiques, urbains, industriels, produits par la mécanisation du monde depuis le XIXe siècle, qui frappent de leur empreinte sonore tous ses livres depuis Sortie d’usine, mais aussi, on l’a vu, l’épisode qui dans Tumulte raconte sa naissance à l’écriture. Et il faudrait ici mettre ensemble, comme deux résonances d’une même ur-sonate, le « bruit dessous de machine » rythmant les nuits offshore de ses brèves missions sur des plateformes pétrolières et le bruit du « gros compresseur au halètement lent » présent dans le garage paternel et qui a « plus rythmé [son] enfance que n’importe quel autre bruit [35] ». Ces bruits, cette rumeur ambiante du monde, l’écriture audio peut les enregistrer et les intégrer, comme on l’entend dans la « poésie non traduite » improvisée par François Bon seul dans un wagon en bout de train entre Metz et Strasbourg, un matin d’octobre 2007. Un élément capital de cette création sonore, c’est le bruit du moteur, la rumeur de machine : « Il y avait le ronflement des moteurs, et du brouillard au dehors. C’est cela qui portait la scansion», écrit-il.

La question maintenant est de savoir ce que cela change d’embarquer ces moyens-là et ces attentes-là dans un site internet : où est la voix haute, où sont les paroles dégelées, où est le monde sonore dans Tiers Livre ?

2. L’écriture audio : un « projet (provisoirement) abandonné »

2.1. En retrait

Commençons par dire que l’écriture audio reste aujourd’hui (novembre 2013) en retrait [36] de la place que François Bon lui a donnée dans les années antérieures du site et de l’intérêt qu’il continue à y trouver. C’est un « projet (provisoirement) abandonné », comme il le disait de la web radio imaginée en 2009. Quand on arrive sur la page d’accueil de Tiers Livre [37], quand on parcourt les séries en cours, les billets des dernières semaines, quand on entre dans les rubriques affichées en page d’accueil et qu’on regarde les pages qui s’affichent d’abord, on voit des textes, des photos, on trouve quelques vidéos, mais rarement des fichiers audio, ce qui étonne là où il serait facile d’insérer des lectures à voix haute (par exemple dans la série Histoire de mes livres, dans la reprise numérique de Tous les mots sont adultes, sur les ateliers d’écriture), ou de proposer des exemples d’écriture sonore sans lecture de textes (par exemple dans « Cergy, le studio écriture », série sur ses cours d’écriture et de publication numérique à Cergy).

Certes, la passion est toujours là pour le monde lui-même écouté attentivement, de très près, saisi dans son volume sonore : ses bruits, ses voix, ses musiques – même si le bruit du monde semble par moments le fatiguer immensément (voir Tumulte) et qu’il semble alors aspirer au silence qui suit le dégel des paroles dans Le Quart Livre. On la constate, cette passion, en lisant son hommage aux micros pour les cinquante ans de France Culture, déjà cité : « Je ne sais pas le futur de la radio : je sais par contre sa source, et qu’elle est dans la voix, et dans le bruit du monde, un micro qu’on laisse en l’air dans le fond remuant de la ville, ou bien celui qu’on dirige vers la table vibrante d’un violoncelle [38]. » Ou en voyant son plaisir à découvrir le site Frémissements, « régal trop rare, un blog voué aux recherches sonores », avec des « paysages sonores » bruts à écouter de préférence au casque, comme aux tout débuts de la radio [39]. Ou en lisant une page comme « la ville à l’écoute (souffle de la Défense) », page qui évoque une longue balade en mai 2011 avec un preneur de son, pas loin de Bezons où il a enregistré son tout premier travail radio, en 1986 : « Bruits des talons quand 180 000 personnes en moins de 2 heures se répartissent entre le RER, les bus et les tours, ou bruit de la 4 voies express qui ceinture, ou ce sentiment de flottement dans la galerie commerciale où chaque boutique diffuse son propre contexte sonore. »

Mais ce qui a pris la première place dans toutes les parties du site, et pas seulement dans les six rubriques du journal [40], c’est le couple texte / photo, secondé par la combinaison texte/photo/vidéo [41]… Parallèlement, certains projets de fictions spécifiquement audio restent en suspens ou sont abandonnés en cours de route, comme une « Vieille tentative pour performance orale » [42] sur le bruit du monde à travers sa presse quotidienne en ligne, reliquat d’un projet d’écriture intitulé Chiffres. Le dossier du projet est mis en ligne le 31 décembre 2007 dans le « Tunnel des écritures étranges » de l’ex « face B : le labo perso »… sans performance sonore.

Ce retrait actuel ne manque pas de nous interroger : malgré l’attraction presque irrésistible des écrans d’ordinateur, de tablette, de téléphone même, à se remplir avec du visuel [43], malgré l’admiration de François Bon pour l’écriture photographique de certains sites [44], malgré d’autres bonnes raisons encore, l’écriture audio, même à un petit niveau, n’a-t-elle rien à nous dire en propre des univers sonores qui nourrissent aussi notre expérience du monde et de la littérature ? Notons dans cet esprit qu’une des formes d’écriture les plus vivantes aujourd’hui à la radio, c’est le documentaire sonore (docu-fiction inclus) [45] : à quand des « Paysages mondes » sonores ?

2.2. « Le son que je cherche »

Pour trouver des pages sonores, l’internaute est aidé par les titres de certaines rubriques, à commencer par « Rabelais à voix haute », dans laquelle François Bon regroupe pas mal d’enregistrements de ses lectures de l’œuvre. Dans « rock & musiques », on trouve, à côté de nombreuses vidéos (ou liens vers des vidéos), plusieurs émissions du feuilleton radio sur les Rolling Stones [46], et, pour la série sur Led Zeppelin, un lien vers le site d’un fan du groupe qui en propose une rediffusion sauvage, d’après un enregistrement sur cassettes audio [47] et deux versions audio d’un texte de la biographie (lecture et impro, mais archives non accessibles) [48]. On est là face à la question des droits producteurs des émissions, qui explique aussi des renvois au site de France Culture pour des entretiens récents (avec Alain Veinstein par exemple), mais qui pourtant ne semble pas jouer pour la fiction radio Quoi faire de son chien mort ? disponible en écoute intégrale. Même question de droits en tout cas pour le « Registre des écoutes singulières » dans la même rubrique « rock & musiques », inaugurée le 4 novembre 2009 qui renvoie à un « accès dans abonnement Spotify et Echopolite », avec précision « c’est pour moi, juste m’aider à m’y retrouver » (18 titres pour 2009, 73 pour 2010, 44 pour 2011, 31 pour 2012, 30 en novembre 2013).

Plus loin et plus profond (ancien), quand on arrive dans le territoire de l’ancienne face B, à ce qui s’est appelé « Carnets du dedans / inventions », on voit que l’invention porte aussi sur la voix : voix parlée, voix chantée, en mode lecture ou en improvisation sans texte, en audio ou en vidéo, avec ou sans musique. Ceci dans les rubriques « Observation de soi et du monde » ou « Guerres, louanges et deuils ». Elles s’originent dans Habakuk, formes d’une guerre, série de textes commencée sans horizon de livre sur un blog spécifique pour « travailler sur la profération, la voix haute, le lyrisme. S’embarquer dans la colère, l’intensité, l’excès », et continuée sur Tiers Livre en face B, « avec l’idée d’y explorer en même temps l’image et la voix [49] ». En voici quelques exemples :

‒ dans « Observation de soi et du monde » : « Tu n’écriras pas (tu crieras) », 6’59 : lecture + musique + vidéo qui montre la main droite improvisant à la guitare basse électrique [50]. Souvenir du « Poème à crier » d’Aragon ?

‒ Dans « Guerres, louanges et deuils » : « Image de l’île debout », lecture d’un texte sur un tableau montré en vidéo ; « aube des viaducs » / marche rapide sous les échangeurs, et chant qui en émerge : souffle + vocalisation (chant en langue), en mouvement et en vidéo ;  « Bernard Noël / boule pleine », chant sur une phrase de Bernard Noël, 3’30

Vocalisations aussi dans « Carnets du dedans / inventions » : « arrêt et chant sur intersection urbaine avec recommencement perpétuel » (2 novembre 2009), 2’52 [51].

Avec l’étonnement que certains textes de « Guerres, louanges et deuils » comme « du prix de parler [52] » et même que tous les textes de cette rubrique, ne soient pas repris en écriture audio.

Maintenant si, dans les mots-clés proposés par le site, on suit « audio & vidéo » (mot19), et qu’on consulte les 75 pages qui surgissent, ou les mots-clés « lectures, stages, performances » et leurs 28 articles, on voit que c’est au fond le phénomène de la lecture à voix haute qui sert de passeport à l’écriture audio pour pénétrer dans de nombreux billets de blog et articles critiques : si « Rabelais à voix haute » sert de balise ou de phare, avec son projet d’intégrale audio, c’est bien aussi comme poteau indicateur d’une certaine pratique sonore de l’écriture-lecture, notion approfondie par François Bon à propos de la navigation web mais qui vaut aussi pour la lecture en général.

Ici et là donc, au fil de sa navigation, l’internaute, moderne Pantagruel, peut entendre des « paroles dégelées » de François Bon lui-même, datées pour les premières de 2006 semble-t-il, et d’une trentaine d’écrivains qui comptent dans sa bibliothèque imaginaire, comme Rabelais, Balzac [53], Baudelaire, Duras, Perec, Rimbaud, Chamoiseau, Danielle Collobert. Bibliothèque vécue, enracinée dans des lieux de rencontre avec des publics d’une grande diversité, dans une carte sentimentale de l’hexagone et de quelques autres points du monde. Certaines ont été dites par François Bon pour le site, d’autres sont rapatriées sur Tiers Livre mais viennent d’autres horizons, notamment les très nombreuses séances de lecture publique. Certaines sont faites à plusieurs voix, avec parfois échange de rôles (Rabelais). D’autres accueillent des tiers lecteurs comme Novarina ou Jacques Darras proférant à Saint-Malo en 2008, au Festival « Étonnants voyageurs », le début de Howl de Ginsberg en anglais et en retraduction inédite : « Dans les quelques-uns qui ont enseigné à ceux de ma génération l’art de la voix, ou d’écrire pour la voix (où il y a notamment Valère Novarina, Christophe Tarkos, ou Jacques Bonnaffé), Jacques Darras a compté : il ne lit pas, il danse. Mais il écrit pour cette danse. Et le fait avec son pays, ses traces » (article 1275 [54]).

Les pages qui les accueillent évoquent en général succinctement ou plus longuement le pourquoi et le comment, les lieux et temps, les partenaires de la lecture, la préparation physique et mentale. Elles évoquent parfois des idées de « la voix qu’il faut » pour lire tel texte ou tel écrivain, et pourquoi la lecture est partie d’une autre façon ; et pourquoi la lecture à voix haute « ajoute une strate à [l]a compréhension du texte » (Duras en 2007 [55]). Elles notent aussi des impressions avant, pendant, ou après. Par exemple l’impression de ne pas reconnaître sa voix (Danielle Collobert), ou de croire entendre celle de son père (quand il s’écoute dire « Tu n’écriras pas (tu crieras) [56] ». Ou encore de constater que « la voix qui surgit n’est pas vôtre. Bien plus avant que la vôtre », dans un texte écrit pour d’autres voix que la sienne, dans le souvenir d’un homme, à un carrefour de Montréal hurla[nt] face à la ville, sous la hauteur démesurée des tours, dans le vent coupant de novembre [57]. Ceci à propos des exercices de profération à la manière des « vieux hurleurs bibliques, Habakuk, Amos, Osée, et bien sûr Jérémie » menés dans Habakuk, formes d’une guerre en 2009. Car ce que Bon cherche dans Habakuk, c’est « un son fait de blocs, d’aspérités, de mouvances », un son « âpre », qui « va par nappes, gronde en vous-même selon des lignes fortes que la basse même ne saurait engendrer, des mondes lourds en suspens qui résonnent outre grave, appellent des percussions amples, invisibles » ; un son « fait de ces grains qui s’assemblent et se désassemblent et sont l’architecture noire de nos espaces du dedans [58]. » De même que Tous les mots sont adultes propose des « instructions » aux animateurs d’ateliers, on pourrait dégager des notations réunies autour de ces moments audio de lecture et lecture-performance des « instructions » aux diseurs et improvisateurs de textes, dans le sillage (mais sous une forme très différente) des Instructions aux acteurs de Novarina.

Il y a une pulsation commune à la plupart des lectures de François Bon [59], quel que soit le texte et la ou les dictions qu’il appelle (chuchotée, voix forte) : un rythme heurté, parfois haletant, avec des cassures, accélérations, précipitations même ; une voix qui démarre en basse, puis s’échauffe, monte, s’ouvre, explose dans l’ouvert ou l’aigu (sonorités ouvertes) puis reprend d’en bas ; mimique, gestuelle et mouvements divers du corps, qui se courbe, se contorsionne… Même en lisant Balzac ou Rabelais en « voix de conteur », Bon cherche l’intensité, une prise sur l’auditeur, et elle passe chez lui par des variations de puissance rythmique et intonative parfois inconfortables, avec des explosions, dans un mouvement de bas en haut, du « bruit de dessous » de la basse (batterie, violoncelle, guitare basse) qui gronde vers l’aigu qui crie [60]. Il s’agit toujours de mettre l’auditeur sous un charme, de le subjuguer, pour l’entraîner dans le sillage sonore du texte lu. Mais il y a plusieurs façons d’y parvenir : par la violence, par la douceur, par le rire… La lecture spectaculaire, sur le mode « tambour » si l’on peut dire (tambour du rock, de Rimbaud…), avec voix forte et projetée, profération, montée à la limite du cri (diction à la Artaud), cherche ce résultat par la force et l’intensité vocale et musicale. Au contraire, la lecture calme, la lecture de nuit en particulier, à l’intensité rentrée, contenue, intériorisée, proche de la lecture silencieuse, cherche à l’obtenir par le consentement, en quelque sorte sans lutte.

2.3. En public…

Ce qui est frappant, c’est la diversité des « exercices » de lecture enregistrés. Pour ses lectures comme pour tout ce qu’il fait dans Tiers Livre, François Bon a quelque chose de Jean Tardieu ou de Raymond Queneau : c’est un expérimentateur de formes, qui aime tester des directions, des idées, faire des expériences. Et notamment quand elles sont liées à des contraintes, par exemple de temps, comme à la radio ou lors du pechakucha de 2010 à Québec.

Beaucoup de ces enregistrements viennent, on l’a dit, de séances en public : lectures en médiathèque, dans des cafés, des maisons d’écrivain (cave de La Devinière), en marge d’ateliers de lecture, dans le cadre de festivals. En scène, François Bon est seul lecteur ou non. Tantôt il lit à voix nue, tantôt avec un ou plusieurs musiciens (Kaplitz [61], Pifarély, etc.). Il ne s’impose rien, sinon d’accepter tout, sauf le choix de la posture et de l’outil : en lecture publique, toujours debout, et si possible toujours le même micro à câble Sennheiser MD-441 (micro-cravate pour la lecture de Balzac dans la maison de l’écrivain rue Raynouard, en février 2013… [62]). Certaines de ces lectures ou lectures-performances sont enregistrées en vidéo, d’autres en audio, comme si dans ce cas la composante image n’avait pas d’importance, ou moins ; ou simplement peut-être parce qu’il n’avait pas le bon outil sous la main.

On aime bien, par exemple, les premières lectures avec Pifarély à la mandoline électrique, à Lorient et Nantes, et François Corneloup au saxophone et baryton, chroniquées dans « Pifarély invente la mandoline » en mars 2008 : en ligne, une archive d’essais de musique, chant et voix et des lectures de Ponge, Paul Valet, Danielle Collobert (deux extraits de Meurtre), et de son propre travail Peur (nouvelle version), prises dans un ensemble où il y avait aussi Kafka, Rimbaud, Michaux, Artaud, Gracq, Perec, Beckett…

Il y a aussi des séances publiques avec musique et projection d’images (Philippe de Jonckheere) et dans ce cas on sort du cadre de l’écriture audio pour écrire une « partition numérique avec images, sons et corps ». Exemple, la soirée pechakucha [63] à Québec en mai 2010 , où François Bon dit pour la première fois des extraits de son travail en cours sur Buffalo. La règle du jeu est de projeter 20 images à la cadence d’une toutes les 20 secondes, total 6’40, en les accompagnant d’un texte. Bon propose en grand écran derrière lui, une image liée à son texte « et 2 autres images de la série en aléatoire sur les 2 autres écrans muraux [64]. »

Je parle de contrainte : la plus importante à ses yeux, dans ces lectures voix-musique ou voix-musique-image, est celle de l’improvisation [65]. François Bon n’aime pas les spectacles réglés d’avance, avec leur partition : il veut des événements au sens fort, où l’on avance sans savoir bien où, à l’instinct. De là la mise en ligne, ici et là, de plusieurs performances d’un même texte (par exemple deux lectures impros de Peur en duo avec Dominique Pifarély, en 2006 et 2009 [66]), mais aussi d’essais de voix, de « brouillons de rythme », d’impros avant l’impro en public, où quelque chose de fort peut déjà advenir. Ce qui est improvisé, c’est l’avancée à deux, la musique, mais aussi parfois, porté par les improvisations musicales, le texte lui-même, comme ce texte sur la peur « complètement réimprovisé une fois de plus une fois au micro » lors d’une performance à Cavaillon en 2007.

2.4. Sans public…

Tiers Livre fait aussi entendre des lectures sans public, des lectures pour soi si l’on veut [67], enregistrées au domicile de l’auteur, à l’hôtel, en résidence, dans un lieu public, vitré ou aveugle, en étage (bibliothèque, médiathèque) ou en souterrain (studio de l’Institut canadien de Québec, pour Miron), dans un train, à différents moments du jour et de la nuit, etc., avec ou sans présence audible de la rumeur alentour de la pièce ou du monde ; avec ou sans musique acoustique (guitare Gibson) ou électronique, avec ou sans collaboration de la machine, comme aurait dit Cocteau [68] (mixage, bouclage, sampling, stéréophonie, écho, etc.). Exemple ici, pris dans « Rabelais à voix haute » :  un enregistrement sur ordinateur via Ableton Livre de Gargantua, « De l’adolescence de Gargantua, chap X. ». Voix ronde, et forte de bonimenteur de foire, accentuée à la vendéenne, voix « de plateau » (projetée) : « Je sais lire Rabelais parce que je le lis avec les voix paysannes de l’enfance (c’est légitime, je suis d’un pays qui avait su garder cette langue jusqu’à l’arrivée de la télévision) [69]. »

Dans le cas de ces lectures pour soi, quel que soit le style de diction, la capacité d’immersion de l’internaute-auditeur me semble plus grande que dans les retransmissions de lectures publiques. On n’est pas à l’écoute d’un moment de lecture ou lecture-performance conçu pour d’autres et en quelque sorte archivé, mais d’une voix qui, même si elle est datée, échappe en partie à sa date parce qu’elle ne s’adresse à personne au fond, donc à tous, en avant de soi et de tous les publics concrets possibles. L’espace-temps de la lecture publique, toujours socialisé et ritualisé, nous arrive comme un passé-passé plus que comme un passé réactualisable à volonté, à la différence de ce qui opère dans le cas de la lecture faite pour soi.

Dans ces lectures sans public pour le micro, Bon est aussi amené à concentrer sa présence dans sa voix à un degré autre que lorsqu’il est en scène, puisqu’il ne peut pas jouer de la même manière qu’en scène sur le langage mimique et visuel et que, si l’auditeur peut sentir l’impact des mouvements du corps dans les lignes de la voix, tout doit passer par l’oreille. Ce qui compte au micro, disait Pierre Jean Jouve en réponse à une enquête sur la diction de la poésie à la radio, c’est « l’augmentation de “présence humaine” par une modification de substance dans la voix [70] ». En scène, le langage mimique et visuel s’ajoute au langage phonique spécifique de l’écriture audio, même quand le lecteur, comme François Bon, s’efforce à une certaine immobilité plus ou moins aidée par le choix d’un micro sur pied plutôt que cravate (par exemple). On retrouve là toute la ligne de partage existant, à la radio, entre les retransmissions de pièces de théâtre depuis un théâtre réel, donc mutilées de toute leur composante scénique et visuelle, et les diffusions d’œuvres conçues pour l’oreille.

2.5. La rumeur du monde

Ce qu’il y a aussi de prenant dans ces lectures pour soi disséminées dans Tiers Livre, c’est qu’elles captent une certaine présence audible d’un bout de monde, une certaine qualité du lieu et du moment où la lecture se fait, selon la forme que François Bon veut lui donner sans pouvoir cependant tout contrôler de ce qui s’enregistre (part d’aventure de l’enregistrement brut). On est avec lui dans une chambre d’hôtel à Metz le soir (Perec), sur une plage de Bretagne ou dans le cloître d’une abbaye, en marge d’un atelier d’écriture, au carrefour d’une grande ville du Québec le soir, ou en voiture sur une autoroute ; cela est dit dans le texte-cadre, cela se voit parfois, et cela s’entend. Et cette incarnation sensible à l’oreille, qui est aussi une particularisation, une appropriation, fait face à un texte qui, quel qu’il soit, a capté et charrie toujours lui aussi un bout de monde. Il y a par exemple dans le flux et reflux des vagues, comme ailleurs dans le roulement du train, un appel immédiat à l’imaginaire du voyage, de l’aventure, de l’ailleurs, une manière de toucher en nous sans mots les strates inconscientes de l’imagination, qui change tout de suite la donne de l’audition.

C’est un des raisons pour lesquelles, dans Tiers Livre, l’écriture audio a souvent plus de saveur que les lectures en studio fréquemment pratiquées à la radio aujourd’hui (même si la radio a été capable d’inventer sur ce plan-là) ou pour l’enregistrement des audio-livres. À côté du texte et de sa diction, de leur poids propre de matière et d’intensité, il y a une rumeur de vie qui leur donne un relief irremplaçable. Cela d’autant plus que le son sans image nous arrive avec plus de relief (et la nuit ajoute encore du relief à ce relief). Je pense ici à une remarque de Cocteau sur la platitude de la radio, dans un texte de 1947 saluant le travail du Club d’Essai de la radiodiffusion française à l’époque de Jean Tardieu. « D’où vient la platitude qui nous choque à la radio ? », se demande-t-il. Et il répond : du « vide » dans lequel se déroule l’émission de radio réalisée en studio. « L’appareil enregistre ce vide sans qu’on s’en doute, et les voix ne baignent plus dans le fluide vital où les gestes, l’étoffe, l’insecte et une rumeur confuse, qui est produite par mille qualités de silence, jouent un rôle de premier ordre [71] ». Et cette rumeur du monde que l’oreille perçoit dans l’écriture audio des lectures de Tiers Livre, c’est aussi en quelque sorte ce fameux « bruit de dessous » de machine à l’origine du déclic d’écriture de François Bon.

2.6. Audio, vidéo…

Une rumeur qui paradoxalement, pour être bien entendue, a parfois aussi besoin d’être vue, et c’est là que l’écriture audio peut parfois prendre le masque (le détour, l’apparence) de l’écriture audiovisuelle. Car plusieurs de ces lectures pour soi sont enregistrées en vidéo plutôt qu’en audio, de sorte que l’auditeur s’appuie sur l’image pour mieux entrer dans le cadre de la lecture. Mais il faut faire ici la différence entre deux types de vidéolectures : celles où l’image sert de bande-image à ce qu’on entend, et celles où, à l’inverse, c’est le son qui sert de bande-son à ce qu’on voit. Dans un cas, l’image est première, par exemple dans cette vidéo où François Bon lit un texte sur un tableau montré en plan fixe, puis dans certains de ses détails en gros plan, etc. Dans l’autre, elle est seconde, et l’écriture vidéo devient comme une extension ou annexe de l’écriture audio ; de l’écriture audio enrichie si l’on peut dire. Dans ce deuxième cas, la vidéo propose en général un plan fixe jusqu’à la fin de la lecture (parfois un plan fixe dans un véhicule en mouvement), puis ouvre le champ quelques secondes avant de s’arrêter. De sorte qu’on peut le plus souvent, une fois l’image captée en première audition, réécouter la lecture en fermant les yeux sans perdre grand-chose.

Exemple 1 : « le temps clignote /images et voix de la ville, suite », videolecture (« videoroute ») depuis la place passager d’une voiture roulant sur une autoroute [72] . Application des réflexions de l’auteur sur l’écriture cinétique depuis Balzac et ce qu’elle change à notre appréhension du monde, voir son essai En voiture.

Exemple 2 : « Une mer intérieure », texte de Danielle Collobert, tiré de Meurtre (1964) [73], août 2010, 4’44  [74] Une des plus belles lectures proposées sur le site. Devant la mer, à l’approche du couchant, vidéo en plan fixe. Il y a la rumeur de la mer, qui gronde là, tout près (comme ailleurs celle du train, de la voiture, de voix hors écran dans un cloître…). Il y a un sentiment géographique fait d’ouverture au lointain et de familiarité du proche. Il y a quelque chose comme une paix des morts.

2.7. Écouter les yeux fermés ?

Dans ces lectures pour soi, avec ou sans image, François Bon retrouve et renouvelle au fond toute une tradition très ancienne d’écoute en aveugle, ravivée en Europe au XXe siècle par la radio, théorisée en France par Paul Deharme, patron et collaborateur de Robert Desnos aux Studios Foniric dans les années Trente, mais aussi par Bachelard, grand philosophe de l’imagination, parlant de la radio comme d’une « maison onirique », d’un « vecteur de la rêverie intime » dans une causerie radiophonique de 1947, « Rêverie et radio », devenue fameuse. On pense aussi à ce que Gracq, plus musical que visuel comme il le confie à François Bon venu lui rendre visite un jour, attendait d’une radio « bouche d’ombre » (tout ayant de sérieuses réserves sur la lecture à haute voix, « presque toujours fausse ») : « Une voix ainsi jaillie de l’ombre, une espèce d’interruption très pure du néant vocal, la façon particulière qu’elle aurait de sortir du silence et de s’y replonger […] La radio, si elle voulait, pourrait redevenir quelquefois la bouche qu’il nous tarde trop souvent d’entendre dans le déluge moderne des bruits – la bouche d’ombre [75]. »

Au fond, quand il s’agit de lecture à voix haute, l’écriture audio semble par moments atteindre son but quand elle nous fait oublier le site, dans une écoute les yeux fermés, comme à la radio en somme. Comme fait Claude Guerre, le réalisateur de Chiens noirs des seventies, Led Zeppelin, au cours de l’enregistrement du feuilleton [76]. Même si, dans cette « valise audio », il faut faire place à quelques vidéolectures. Dans les lectures de nuit ou de clair-obscur notamment, mais aussi dans les lectures faites dans des lieux clos, il y a une force d’incitation à la rêverie extraordinaire, non seulement parce qu’elles incitent l’auditeur à fermer les yeux, voire à tourner le dos à l’écran, à ouvrir ses propres vannes intérieures et se rendre volontairement vulnérable, mais parce que la nuit, ou la clôture du lieu, incitent François Bon lecteur à descendre plus profondément en lui jusqu’à un point de calme d’où il va tirer son intensité (cette intensité de calme qu’il reconnaît nécessaire même pour dire le grondement ou la colère, dans un texte donné à La Quinzaine littéraire il y a quelques années [77].)

Certes, on peut se demander si l’écriture audio pure peut vraiment se suffire à elle-même dans Tiers Livre. Une objection toute simple est celle de l’accès aux fichiers audio, en général incrustés dans une page texte/image et qui implique donc de passer par du visuel. Ce qui est sans doute bien naturel, puisque l’écriture web est multimédia et qu’il n’y a pas a priori de raison pour se priver de ses atouts, encore moins dans Tiers Livre où le couple texte / image est si structurant… Sauf que n’importe quel écrivain ou artiste peut avoir ses raisons d’utiliser ses outils d’une manière inattendue, à contre-emploi de l’usage commun par exemple, en fonction du projet qu’il s’assigne. Marguerite Duras par exemple a bien réalisé en 1981 un film sans images ou presque, L’Homme atlantique, en mettant les spectateurs de cinéma devant un écran noir.

Une autre objection vient du constat que François Bon lui-même choisit souvent une autre option : au lieu du fichier audio brut, un fichier accompagné d’une version écrite du texte qu’on entend (ou proche, car parfois le texte lu diffère, notamment quand il s’agit de Rabelais). Sans doute pour permettre à l’auditeur d’écouter aussi avec les yeux. Ou peut-être pour le laisser libre, soit d’écouter la « version François Bon » du texte, soit de lire ou vocaliser sans intermédiaire, soit d’aller et venir de l’audio au visuel, comme bon lui semble. C’est le cas pour des textes de Rabelais (avec de légers écarts entre texte lu et texte dit…), et de beaucoup d’autres en réalité. Par exemple Antoine Emaz : le dernier soir de son séjour au Québec, le 24 juin 2010, François Bon lit à voix haute « Finir le jour », tiré de Poèmes communs, « pour ne pas perdre pied [78] ». « J’ajoute le texte lu sur la piste voix »  (mais l’archive audio ne marche pas). Et l’on touche là à un des points sensibles de l’audition de textes.

C’est en prenant en compte ces deux paramètres évoqués, à savoir la complète liberté du créateur dans l’emploi des outils à sa disposition, d’autre part la tendance (propension) de François Bon à combiner dans son site la lecture par l’oreille et la lecture par l’œil, qu’on pense au passionnant projet de webradio coopérative qu’il a porté à un moment au sein de son site, en lien avec quelques autres. Il en parle dans quelques billets, mais on en trouve aussi des traces formelles, des bouts de réalisation. La « valise audio » la plus visible est le « Rabelais à voix haute », qui capitalise, avec des commentaires exprès réduits, des lectures des années 2006-2007, performées et enregistrées dans des conditions variées. Mais il y a aussi des petites compilations de lectures à voix haute, des valisettes regroupant plusieurs pistes audio précédemment incrustées dans d’autres pages. Ces listes proposent en général un lien vers la page d’origine, et liberté pour le lecteur d’activer ou non le lien, de risquer le tête à tête audio avec François Bon lecteur seul ou d’aller d’abord, ou après, chercher quelques mots d’explication… De sorte que l’internaute est contraint pour écouter de revenir à la petite « valise audio », c’est-à-dire aussi à une page plus pauvre en texte-cadre.

3. Un défi : le ton de conversation

Ce qui précède tourne principalement autour de la diction, de la profération, de la performance de textes dont l’existence comme point de départ et d’appui n’est jamais perdue de vue, même quand il s’agit des siens. Cet appui sur le texte semble d’ailleurs toujours visuel : François Bon dit un texte qu’il tient en main, non un texte dit de mémoire, ce qui laisserait peut-être encore plus d’espace à sa ré-improvisation dans la performance. Les improvisations pures ne relèvent jamais semble-t-il de la parole, mais de sa matière mise en rumeur, par la vocalisation ou le chant. C’est sur cette question de l’improvisation que je voudrais terminer, en l’étendant à l’ensemble des parties de Tiers Livre relevant globalement, non plus de la diction, mais de la conversation. Car Tiers Livre, c’est aussi bien sûr, comme les Essais de Montaigne cette fois, un vaste exercice de conversation avec soi-même et avec autrui. Une conversation moins monologuée que les Essais, puisque la plupart des billets postés s’enrichissent d’une zone « forum » ouverte aux internautes, mais tout aussi ouverte à l’amitié.

La question est simple : pourquoi ne pas improviser à voix haute, éventuellement avec un vrai travail audio dessus [79], les articles écrits au jour le jour, les billets et chroniques des blogs, du « journal image », les articles ou interviews de presse, les pages critiques, les réflexions au fil de la plume, bref tout ce qui relève peu ou prou de la conversation au jour le jour avec les lecteurs ? Pourquoi, à défaut, ne pas accompagner le texte de sa lecture, comme François Bon le fait assez souvent des textes déjà donnés en audio ?

3.1. Écrire comme on parle ?

L’improvisation, qui peut avoir des quantités d’allures et se nourrit d’hésitations, coq-à-l’âne, bifurcations, arrêts, reprises, éclats, silences, bruits divers du corps, de trouvailles et de ratés, c’est le moteur et le mouvement naturel de la parole en conversation et c’est cette respiration organique de la parole que recherchent en général les journalistes de radio, sinon dans leur interviews rapides, trop pressées, du moins dans les entretiens plus longs, et là je pense bien sûr à Jean Amrouche, l’inventeur de l’entretien-feuilleton à la fin des années quarante, ou à Alain Veinstein, le taiseux, le nocturne, avec ses émissions Surpris par la nuit et Du jour au lendemain (depuis 1985, 23h-minuit), jouant de la nuit (même s’il enregistre de jour) et de ses propres silences, comme Pierre Dumayet avant lui à Lectures pour tous, pour laisser l’inconscient de l’interlocuteur travailler [80]. C’est aussi le mouvement de l’écriture dans beaucoup de formes dérivées de la conversation et qui sont comme de la conversation écrite : la lettre (Mme de Sévigné), les mémoires (Saint-Simon), l’autobiographie (Rousseau), le journal (Kafka), l’article de presse (Tiers Livre comme média de presse…), et même l’essai critique (Diderot, Péguy, Proust). L’improvisation, ce n’est pas seulement le mouvement de la vie, ce sont aussi les zigzags et bifurcations sensibles de la pensée, à l’écoute de ce que Diderot appelle son « ordre sourd ». L’improvisation, c’est le grand facteur d’intensité et d’aventure dans l’écriture pour François Bon, disciple en cela de Rabelais, de son Gargantua de 1534 dont il aime « l’épais flot brouillon du livre écrit trop vite », performance d’écriture prise « à la nuit, la fatigue, aux automatismes qui vous arrachent vos rêves, aux sons de derrière la tête, aux histoires de partout [81] » ; ou de son Tiers Livre de 1542, livre écrit « dans la grande foulée retrouvée d’un bonheur rapide, toutes bondes ouvertes, un appel à la vitesse pour outrepasser les bornes qu’on se met soi-même dans la tête [82]. »

Et l’on revient donc à la question : pourquoi François Bon n’improvise-t-il pas à voix haute les blogs du Tiers Livre ? Il peut y avoir à cela plusieurs raisons ; voici celles que j’imagine, en me faisant à moi-même de petites objections.

3.2. « Je suis mal à l’aise dans la conversation »

D’abord tout simplement, François Bon n’a pas à l’oral la même facilité de parole qu’à l’écrit : « Je suis mal à l’aise dans la conversation : je ne suis à l’aise qu’après, au retour, seul dans le train ou la voiture, c’est là que je trouve ce que j’aurais dû dire [83] ». On le voit sur l’essai de petit journal vidéo mis en ligne en août 2013 pour, « au lieu d’une newsletter, raconter en direct, et en montrant sur l’écran, ce qui s’est passé dans la semaine sur le site » ; impro assez tâtonnante et laborieuse, pour laquelle lui-même demande notre « indulgence [84] ». Il n’aime pas les interviews au téléphone (d’ailleurs l’emploi du téléphone en général l’insupporte, voir « Profération contre le téléphone »), qu’il refuse tout simplement : ce n’est jamais le bon moment, il ne sait pas comment dire, etc. Il est moins strict avec les interviews radio, qu’il n’aime pas non plus en général, mais dont certaines ont droit à un lien sur son site, par exemple la dernière avec Veinstein à l’occasion de la publication de Proust est une fiction. Elles restent rares cependant en comparaison des interviews écrites rapatriées dans les dossiers de ses livres.

C’est que l’auteur préfère de loin les interviews par mail, média qui laisse le choix du moment pour improviser ses réponses, et surtout pour se mettre à l’écoute intérieure d’une pensée en rumeur. Par exemple un « dialogue avec Olivier Malnuit de Technik’Art » en janvier 2007, à propos de Tumulte, daté « Sur Mac PowerBook, TGV Paris-Tours, le 16 janvier 2007, 18h10 – 19h20 » (article 704). Il va même jusqu’à faire l’éloge de l’échange mail instantané avec un intervieweur, la réponse de l’un entraînant une nouvelle question de l’autre, dans une dérive à deux. La zone Twitter de Tiers Livre permet bien sûr, avec sa contrainte propre des 140 signes, de compliquer au su et vu de tous ses followers cette dérive à distance de la conversation, en entrecroisant avec certains d’entre eux des fils de conversations simultanées. Sachant que twitter, c’est aussi pour « déconner », échanger des blagues, se détendre : l’écrivain ne cherche pas toujours l’intensité et la profondeur !

3.3. Pudeur…

Deuxième explication : François Bon est un pudique, qui a besoin de la distance de l’ordinateur pour s’ouvrir, se confier, entrer dans une proximité, voire une intimité, même avec des voisins de quartier à qui il parle régulièrement dans la rue ou de jardin à jardin, et même avec des amis proches. Une distance qui le protège aussi, un peu, du bavardage : « C’est l’usage faible de la conversation qui m’insupporte, ou m’éloigne. Mais il y a tant de livres qui sont cela aussi, ou tant de journaux et magazines [85] » – sans parler de « la radio tchatche [86] ». Cette pudeur est d’ailleurs, dans Tumulte déjà, une limite au travail de l’improvisation par laquelle il cherche à descendre dans la masse de noir en lui : lire à ce propos les pages du livre en question sur des dérives impubliables qu’il met en ligne la nuit, un peu clandestinement, pour les retirer quelques heures plus tard et les verser dans une zone privée du site. François Bon est à l’opposé des recherches de sincérité à tout prix d’un Michel Leiris dans l’espèce de journal qui suit L’Âge d’homme et va de Biffures à Fibrilles. C’est pourquoi il s’interdit de tout publier ; il garde au fond un droit de censure sur ses improvisations. C’est peut-être cette pudeur qui, en plus du premier motif, l’empêcherait d’improviser à voix haute une page de blog : la voix en effet apporte un degré de plus à la présence, elle la matérialise plus que l’écrit. Elle déplace donc l’équilibre d’absence et de présence qui lui convient pour parler de lui-même à des proches. « La conversation est belle lorsqu’elle est écrite : elle y conserve les taiseux et les bavards », et « cette reconstruction écrite de la langue échangée est probablement son usage le plus élevé ou le plus tendu, en ce qu’il est le travail même de la relation à l’autre par l’interférence de langue [87]. » Pourtant François Bon ne recule pas les conversations vidéos en skype… et l’improvisation écrite des blogs, des séries critiques et autobiographiques est déjà suffisamment sociable, amicale, pudique pour que le fait de les parler puisse vraiment le gêner.

3.4. Écrire : verbe intransitif

Troisième explication : l’écrivain attend de l’écriture audio plus que ce que le ton de conversation peut lui donner, du moins dans sa version ordinaire qui est la mise en ligne de plusieurs billets quotidiens, destinés à diverses zones du site. Dans ce contact permanent de l’auteur de blog avec ses lecteurs, il semble difficile de se hisser au même niveau épuisant de concentration intérieure que dans des textes écrits pour soi, même s’ils sont écrits avec la même régularité [88]. Car l’improvisation des billets de journal ou de critique littéraire, si elle fait œuvre en faisant masse (comme les lettres de Mme de Sévigné), ne ressemble pas au fond aux expériences d’improvisation des textes de création, elle ne conduit pas dans les mêmes endroits : c’est une écriture transitive, directe, adressée à un autre, alors que la création artistique est intransitive (Barthes, Blanchot, cités dans Tumulte), indirecte, non-adressée. « À qui je m’adresse quand j’écris sur le site ? Est-ce qu’il y a une adresse préalable quand on écrit tout court, quand on était à la machine à écrire ou qu’on ouvre devant soi, de toujours, un cahier ? [89] » Le ton de conversation peut parfaitement être mis au service d’une écriture intransitive, comme c’est le cas dans Tumulte, ou dans les Essais de Montaigne, ou dans À la recherche du temps perdu de Proust, ou dans le Journal de Kafka, mais alors « l’écart réflexif » n’est plus le même, parce que « la possibilité même d’écart et de loisir dans la turbulence des choses » qui fonde la littérature change [90]. « La littérature, c’est l’instinct religieusement écouté dans le silence [91] » : c’est ce qu’a bien compris François Bon en ouvrant des sites non accessibles au public pour écrire Tumulte, ou, dans un autre registre, les proférations d’Habakuk et quantité d’autres textes, avant de les rapatrier partiellement dans Tiers Livre. Et en pratiquant dans le site même des espaces réservés. L’expérience d’improvisation que valorise François Bon dans Tiers Livre, ce n’est pas celle de la conversation des blogs, mais celle qui permet des dérives dans le noir, des navigations dans l’inconnu. Et c’est peut-être elle et elle seulement qu’il a en tête quand il propose à la fin de Tumulte, dans l’article 225, d’improviser à voix haute, à la demande, sur un des 135 thèmes non traités dans les 224 articles précédents.

Mais on peut aussi penser que l’écrivain ne juge pas nécessaire de parler à voix haute ses billets de blog pour en baisser le « bruit de conversation » (la sienne) précisément, et les rapprocher ainsi d’une expérience de lecture dense de textes denses, à l’écoute de ce « bruit de dessous de machine » qu’on entend plus nettement dans les textes d’invention. Car il y a aussi dans pas mal de textes des blogs une pression délibérément exercée sur le lecteur dans ce sens, un jeu de quitte ou double sur la durée de lecture d’une page [92]. Un compteur permet de remercier en bas de page ceux qui ont passé plus d’une minute à la lire : or beaucoup de pages prennent plus d’une minute à lire et chaque lecteur pressé a pu faire l’expérience de cette boule qui se forme au niveau du sternum, cette pression physique qui monte à mesure que, avançant dans la lecture, on doit résister à la pulsion de la quitter et consentir à aller au bout.

Inversement, on peut aussi considérer que la combinaison du texte écrit et de sa version audio favoriserait la lecture d’une page de blog, la voix de l’auteur ajoutant alors à son texte une force de présence supplémentaire.

3.5. Du proche et du lointain

C’est donc ce ton de la conversation, de la voix simplement parlée, que François Bon n’a pas encore utilisé dans l’écriture audio. La question est celle du proche et du lointain, de l’étrangeté et de la familiarité. On entend dans Tiers Livre des lectures, des proférations, des performances, installées dans une distance, une absence de familiarité avec l’auditeur, un certain lointain, qui a quelque chose de ce lointain d’où arrivent les voix de la radio dont parle Robert Walser dans un texte repris dans Tiers Livre (« la première fois que Robert Walser a écouté la radio », 19 mai 2007, article 862  [93]). Cette voix qui vient du téléphone, de la radio, aujourd’hui d’internet, mais en tout cas d’un ailleurs (différence avec le disque), Cocteau lui trouvait tantôt l’air d’un perroquet perché à tous les étages des maisons, tantôt en effet un « style d’oracle », porteur d’énigme et de révélation, style qu’il a lui-même cherché à épouser dans ses lectures radio de poèmes de Clair-Obscur en 1954.

Mais si actuellement François Bon parlait ses billets, articles, chroniques, alors c’est une voix plus proche que l’on entendrait, du moins si elle voulait coller à ce ton de conversation dont on entend déjà la rumeur, le « bruit de dessous » dans les blogs. À moins que, un peu comme Marguerite Duras et d’autres, qui se sont fabriqué à un moment un style oral modelé sur celui de leurs œuvres écrites, il ne décide de régler sa voix parlée sur celle de certains de ses textes ou lectures audio.

Conclusion

Comparativement à de très nombreux sites d’auteur, Tiers Livre donne à l’écriture audio une place globalement importante. Elle reste cependant très en retrait de celle donnée à tout ce qui est visuel d’une part, de certains projets « voix » de l’auteur abandonnés (provisoirement ?) d’autre part. Pourtant il n’en faudrait peut-être pas beaucoup pour que Tiers Livre bascule vers plus d’écriture audio, en revenant naviguer dans les parages du « Rabelais à haute voix » : pensons aux enregistrements de lecture audio ou « audio enrichi » disséminés ici et là, à la pratique de la musique et du chant aussi par François Bon, au projet de webradio, aux traces encore perceptibles dans certains liens d’un « labo voix » inclus dans le « labo perso » du site, et tout simplement à la conception très forte qu’il a des liens entre la littérature et la voix haute. Dans marabout bout de ficelle [Fragments du dedans], l’abécédaire commencé en août 2013, à l’entrée « Chant », François Bon se souvient « d’un manuscrit envoyé en 1979 à Paul Otchakovsky-Laurens, uniquement des notes sur la voix, puis un mois plus tard je lui envoie un mot disant que ce n’était pas mûr, de ne pas lire ce texte, et qu’il me le renvoie (s’il l’a survolé ou pas, quelle importance) en m’écrivant qu’il est impératif d’obéir à ces intuitions-là – aucune archive de ce tapuscrit, une centaine de pages, le suivant sera mon premier livre. » Le moment de suivre à nouveau cette intuition des débuts est peut-être venu : on peut rêver d’une bascule de Tiers Livre à la conquête de l’écriture audio…

Notes

[1] Cet article est fondé sur des navigations dans Tiers Livre menées durant l’été et l’automne 2013. Il n’a pas été fondamentalement modifié pour cette publication, alors que Tiers Livre a de son côté beaucoup évolué. De là un décalage dans le détail de certaines analyses (pages modifiées, etc.) et l’accès à certaines d’entre elles, passées en « Ressources réservées » (espace WIP mis en place en janvier 2014) ou devenues inaccessibles. Nous prions les lecteurs de nous en excuser.

[2] Édité depuis sous le titre Fragments du dedans, Paris, Grasset, 2014.

[3] Écrire audio, c’est se livrer à un travail d’écriture exclusivement sonore, dans la suite d’une histoire artistique bientôt séculaire de la radio et de ses outils d’écriture et de diffusion du son. Sera donc considéré ici comme écriture audio dans Tiers Livre tout ce qui s’inscrit ou circule dans le site sur un fichier son, en excluant les textes conçus par l’auteur pour être lus à haute voix mais qu’on ne peut pas concrètement entendre en activant un player. La bande-son d’une vidéo n’est pas non plus assimilable à de l’écriture audio, même si, nous le verrons, il y a des cas où le mariage du sonore et de l’image tourne très nettement à l’avantage du sonore.

[4] Autobiographie des objets, Seuil (2012), « Points », 2013, p. 15.

[5] Ibid.

[6] « 1964-1974, l’arrivée du bruit », Epok, n°50, numéro spécial « 1954-2004, 50 ans de culture et de technologie », 2004, en ligne ici.

[7] Autobiographie des objets, op. cit., p. 16.

[8] Ibid.

[9] Rolling Stones, une biographie, Fayard, [août] 2002 ; Bob Dylan, une biographie, Fayard, 2007 ; Rock’n roll, un portrait de Led Zeppelin, Albin Michel, [octobre] 2008.

[10] « 1964-1974, l’arrivée du bruit », op. cit. Fin de l’article : « Il y eut un monde de silence, et ce qui le brisa soudain, de couleurs, d’images et de voyages, et puis la grande normalisation : le bruit était partout, mais partout le même. Un jour, bientôt, je recommencerais à lire. »

[11] « Les Rolling Stones racontés comme votre vie même », France Culture, du 2 au 27 septembre 2002, Jacques Taroni (réal.). Rediffusion en juillet 2003. Trois matinées de travail. Voir « Journal images du 20 août 2002 » : « mixage du feuilleton Rolling Stones à France-Culture ».

[12] « Chiens noirs des seventies, Led Zeppelin », France Culture, du 1er au 19 novembre 2004, à 11h du matin. Claude Guerre et Jean-François Néollier (réal.). Chronique de l’enregistrement en octobre 2004 sous le titre « Radiodays, fabrique d’un feuilleton radiophonique » : « Quand on enregistre, on éteint toutes les lumières, et Claude Guerre est à quelques dizaines de centimètres, des fois danse dans la musique, ou me guide comme un chef d’orchestre. Il veut que ça aille plus vite, que je dise fort : tout le contraire de France Culture, quoi. »

[13]  « Comment pousser les bords du monde : Bob Dylan », France Culture, du 5 au 23 février 2007, Claude Guerre (réal.). Rediffusion en décembre 2011.

[14]  Quatre émissions d’1h20, avec le concours notamment de Valère Novarina. Montage d’entretiens et d’extraits des romans de Rabelais adaptés, lus et joués en direct par des comédiens.

[15]  Fiction 30. Radiodrames, France Culture, mercredi 10 octobre 2001, 20h30-21h. Durée : 30 mn. « Une collection proposée par Lucien Attoun » entre 8 février 2000 et 16 juin 2002 (62 émissions).

[16]  « Nouveau répertoire dramatique : Scène de François Bon », France Culture, 26 novembre 2000, 14h35. Durée : 25 mn. Christine Bernard Sugy (réal.). Avec Patrick Catafilo (Nicolas), Garance Clavel (la femme), Daniel Delabesse (L’ami).

[17]  « Perspectives contemporaines : Comédie-Française : Quatre avec le mort », France Culture, 23 avril 2002, 20h35. Durée : 1h23. Avec Catherine Ferran, Claude Mathieu, Jean-Baptiste Malartre. Pièce éditée en février 2002 aux éditions Verdier. Voir dans le « Journal images » du 8 mars 2002, « Enregistrement à la Maison de la radio de Quatre avec le mort ».

[18] Du jour au lendemain, France Culture, Alain Veinstein (prod.), 28 septembre 1988, 5h du matin, durée 45′.

[19] « Le Bon plaisir de… François Bon », France Culture, 8 avril 1995, 15h30-18h.

[20] « 50 ans  de la Maison de la Radio : hommage aux micros », ici.

[21] « source et futur de la radio, le micro », ici  et (mis en ligne le 12 novembre 2013).

[22] Même si ce titre, aujourd’hui, François Bon ne le juge plus aussi pertinent qu’avant, à cause de sa référence à l’objet livre.

[23] « Bâtisseur d’énigme », préface au Tiers Livre [1552], POL, 1993, page VII.

[24] « Longeville, de silence à silence », dans Caroline Pottier, François Bon, Vague de jazz, Grâne, Créaphis Éditions, 2012, p. 9.

[25] Capable en effet de faire naviguer un monde de paroles dans la nuit des mondes connus et inconnus de l’homme à son époque.

[26]  Comment Pantagruel monta sur mer, 4e de couverture.

[27]  Id.

[28] V. « Sans retour », Quart livre [1552], POL, 1993, p. XVIII : « Combien avons-nous été, à découvrir un jour, au terme de sept cents pages de lecture ce que nous n’aurions jamais supposé de réalisé dans la langue Lors nous iecta sus le tillac plènes mains de parolles gelées, & sembloient dragée perlée de diverses couleurs et savoir de ce moment que plus rien ne serait pour nous exactement comme avant (je me souviens, embauché en 1973 aux usines de roulements à billes S.K.F. de Fontenay-le-Comte, avoir pris la voiture et marché deux heures à l’aube dans le village désert de Maillevais et ses ruines). »

[29] « Poésie non traduite », impro voix dans un train, article 1068. Son repris dans l’article 2307.

[30] Tumulte, Paris, Fayard, 2006, p. 13.

[31] Id., p.14.

[32] Id., p. 15.

[33] Ce projet d’écriture, directement applicable à Tumulte, reformule avec quelques différences de texte un autre projet de fiction, « Fresque » dont l’article 1125 nous donne le début en annexe 3 (« Le monde vrai »), et qui aboutit à un texte « construit pour une performance orale » d’une heure à partir du même matériau, intitulée Chiffres dans son édition publie.net de 2007. 28 pages pour la performance orale d’1 heure, + 20 pages d’annexes. Le texte complet n’est plus disponible sur Publie.net. « De fin 1999 à fin 2005, je commence chaque journée en relevant dans la presse quotidienne en ligne des faits, événements ou curiosités qui me semblent constituer une fresque de l’état du monde, un bruit du monde. »

[34] Tumulte, op. cit., p. 519.

[35] Autobiographie des objets, op. cit., p. 225.

[36] Elle est inexistante dans les dérivations Youtube et Facebook du site, qui multiplient les captations vidéo de lectures et spectacles mais ne proposent rien pour l’oreille seule.

[37] Tiers Livre, certes, a l’ambition d’être sans porte d’entrée ni parcours uniques, dans laquelle on pourrait entrer par n’importe où parce que chaque page se suffirait à elle-même.

[38] « source et futur de la radio, le micro », article 3579.

[39] Ibid. Le site s’appelle Frémissements, « notes sur quelques sons et leurs échos », fremissements.wordpress.com

[40] « Paysages mondes », « Le petit journal », « Carrés urbains », « Écrans mémoire », « Routes, métiers », « Bibliothèques & librairies ». Le couple photo/texte est plus spécialement travaillé, réfléchi, interrogé dans certaines.

[41] Dont les images webcam de la série « mes webcams du dimanche » (voir ici).

[42] Article 1125 : « De fin 1999 à fin 2005, je commence chaque journée en relevant dans la presse quotidienne en ligne des faits, événements ou curiosités qui me semblent constituer une fresque de l’état du monde, un bruit du monde.

[43] V. Gilles Bonnet, François Bon, d’un monde en bascule, Chêne-Bourg, La Baconnière, 2012, p. 249 sur la forme spatiale, visuelle de l’écran.

[44] Désordre de son ami Philippe de Jonckeere ou, découvert durant l’été 2013, la rubrique photo du site américain Beautiful Decay TheOneShotMi, / « Photographie & Chantiers », site de la plasticienne Candice Nguyen…

[45] V. l’ouvrage de Christophe Deleu, Le documentaire radiophonique, Paris, L’Harmattan, 2013.

[46] L’article « les Rolling Stones en 20 fois 20 minutes » permet d’entendre des extraits de 12 émissions du feuilleton diffusé sur France Culture. Voix anglaise de Judith Allison.

[47] Voir ici et « pour accompagner le feuilleton France Culture, le texte de l’épisode 3, consacré à l’enfance de John Bonham, batteur de Led Zeppelin » en ligne .

[48] Voir des vidéos ici avec lecture par l’auteur de deux versions d’un de ses textes.

[49] Présentation de l’auteur. Textes écrits sur habakuk.fr, en partie rapatriés sur la plateforme alors principale de Tiers Livre. François Bon en a tiré ensuite un livre édité chez publie.net sous le pseudonyme d’Habakuk et sous le titre Profération contre l’état du monde et de soi-même, aujourd’hui retiré. « L’atelier principal de Formes d’une guerre a été ce blog commencé de façon anonyme, habakuk.fr, vers avril-mai 2009, dans le trouble de savoir le départ imminent pour un an d’Amérique. À l’arrivée à Québec, quelques mois plus tard, dès la première semaine, j’en reprenais les textes ici dans le site principal. »

[50] Rubrique : « Plus d’étonnement à la voix, impression de l’avoir lu avec la voix de mon père. »

[51] Ici.

[52] Ici.

[53] Lecture de La Grande Bretèche en février 2013, avec micro cravate) : « C’est une version speed, dans mon enregistrement elle fait 54’, et la lecture je l’ai faite en 45’ » (article 2890).

[54] « Howl : Ginsberg traduit et dit par Darras ». V. aussi « Duras sans religion » (article 933)  : Cathie Barreau, Sophie Merceron, François Bon. Cependant la dérivation Youtube du site semble préférée pour déposer ces lectures par des tiers. On a aussi dans Tiers Livre une rubrique [tiers livre sur You tube], 10 articles, avec des « captures maison » vidéo de lectures : Pierre Ménard lisant un de ses textes sur iPad, dans une salle banale de BDP d’Indre-et-Loire mai 2013, Pierre Martot lisant l’Odyssée d’Homère, festival Terre de Paroles en Normandie (24 mai -2 juin 2013), sur lutrin d’église.

[55] « À l’écoute : François Bon lit La Mort du jeune aviateur anglais, un extrait d’Écrire, © éditions Gallimard, 63’ » V. ses commentaires sur sa lecture dans « La Baule, écrivains en bord de mer, samedi 21 juillet : hommage à Marguerite Duras » (dans l’article « Duras sans religion » ?) : « Je crois que j’avais une idée préalable de la voix (blanche, avec silences et coupes nettes), qu’il fallait à Duras. C’est très certainement cette musique-là que Sophie Merceron a utilisé pour “le coupeur d’eau”. Probablement que, si sa lecture n’avait pas précédé directement la mienne, je me serais embarqué de tout autre façon. »« C’est parce que ce soir je lis le texte à voix haute que j’ajoute une strate à ma compréhension du texte. »

[56] « Carnets du dedans / Observation de soi et du monde »,  ici.

[57] « formes d’une guerre | 40 fois crier », article 3105.

[58] « François Bon | le son que je cherche », ici. Texte écrit en 2010 à Montréal, à l’occasion des premières lectures-performances de Kabakuk, Note de l’auteur en rubrique 101 : « Formes d’une guerre est un ensemble de textes rédigés initialement dans le bus retour Montréal-Québec, de nuit, lors de trajets hebdomadaires, au printemps 2010. Ces textes ont servi de support à un travail commun avec Dominique Pifarély (violon, violon électrique, traitements électroniques), Philippe De Jonckheere (images, vidéo-projections) et Michele Rabbia (percussions) créé à Montbéliard en décembre 2010 puis repris en 2011/2012 à Poitiers, Lyon, Louvain. »

[59]  V. Dominique Viart, François Bon, Paris, Bordas, «Écrivains au présent », 2008, p. 138 : lecture en arpèges, montée en tension, accélérations et heurts, explosion.

[60] Cependant François Bon écarte l’idée d’une « écriture rock » par exemple : ce n’est pas un modèle. Bruit, silence…

[61] Lectures de Baudelaire sur musique de Kasper Toeplitz. Disque HC avec lui : Horizon noir.

[62] V. « lire en public, astuces & matériels / recommandations pour lire à haute voix», page de juin 2008 modifiée en janvier 2010 qui précise : « On m’a parfois proposé de lire avec micro cravate : le son est très bon, mais pas possible de moduler – d’autre part, très perturbé par l’absence de repère spatial immédiat » (article 1211).

[63] En japonais, « le bruit de la conversation ».

[64] « Au début sur un fond de batterie de John Bonham, puis relais par texte off perso avec delays et traitement, puis un son de basse aussi enregistré préalablement (Amérique 17 – première fois que j’utilisais en public mes propres pérégrinations à la guitare basse, ai dit à personne qu’avais fait la bande-son !) » (ici). V. aussi « Québec, 318 jours | l’usine à papier / mon premier Pecha Kucha : 6’40 texte & son, sur 20 images à 40″ chaque (et que ça se prépare) », où il fait l’éloge de la contrainte de temps, comme à la radio (article 2131).

[65] V. « littérature et violon au Rex à Cavaillon » (13 avril 2007) : « à la fin ce texte sur la peur complètement réimprovisé une fois de plus une fois au micro. »

[66]  Précédées de l’interprétation par Emmanuel Tugny, Olivier Mellano avec Dominique A. pour le CD Ralbum aux éditions Leo Scheer. Album présenté ainsi sur MySpace : « À l’occasion de l’anniversaire de mai 68 des écrivains rencontrent des musiciens pour exprimer leur ras le bol face à l’époque, sociale et politique. Un pamphlet musical, un manifeste. »

[67] Exemple « tu marchais dans la maison des morts (avec Philippe Rahmy) », une vidéo de juin 2007, « diaporama de photographies numériques extraites via le mot-clé tombes de mes archives images, d’un texte réalisé séparément, puis lu directement pour le petit micro inséré dans l’écran de l’ordinateur portable, en même temps que défilent les images » (article 121).

[68] On arrive ici en droite ligne des excitations d’idées des années vingt sur le « phonographe créateur », de Cocteau enregistrant des disques pour Columbia avec le désir de collaborer avec la machine, comme il le dit dans Opium (1930) : « Ne plus adorer les machines ou les employer comme main d’œuvre. Collaborer avec. »

[69] marabout bout de ficelle, article3621#chant.

[70] Réponse à l’enquête sur la diction de la poésie à la radio (1953-1954), dans Les écrivains hommes de radio (1940-1970), Pierre-Marie Héron (dir.), Montpellier, Publications de Montpellier 3, 2001, p. 171.

[71]  « Le Club d’Essai », La Chambre d’écho, n°1, [avril] 1947, repris dans Pierre-Marie Héron, Jean Cocteau et la radio, Paris, Éditions Non Lieu, Cahiers Jean Cocteau 8, 2010, p. 15. Sans parler des voix doucereuses, quasi hypnotiquement imposées par l’existence du micro (le fameux « ton confidentiel » recommandé en 1942 par Jacques Copeau) et les conditions « hors du temps » du studio. Là contre, Artaud, à la radio : Pour en finir avec le jugement de dieu. C’est ce vide sans rumeur de l’enregistrement initial, très difficile à compenser après coup par des bruitages ou mixages de sons d’ambiance avec la lecture, qui frappe aussi à l’écoute de Quoi faire de son chien mort ? et de beaucoup de fictions radio enregistrées aujourd’hui à France Culture.

[72] « videoroute | le temps clignote /images et voix de la ville, suite »

[73] « D’Henri Michaux (1899-1984), à Danielle Collobert (1940-1978), certains ont suivi pourtant cette ligne de crête, l’exploration intérieure à sa limite. »

[74] « Ma première lecture de Rabelais avait eu lieu sur cette cale, au couchant, face à la baie de Lampaul. J’y suis revenu la deuxième semaine, à la même heure, comme un rendez-vous personnel – juste pour expérimenter à haute voix ce récit, dans ce contexte, cette heure, cette présence. Bizarre de constater après coup comme la voix qui surgit n’était pas mienne. »

[75] Les écrivains hommes de radio (1940-1970), op. cit., p. 153.

[76] « On est ordi contre ordi, et quand on boucle un brouillon de rythmes radio, il écoute les yeux fermés. »

[77]  « Le calme dans la colère, pour la colère. Question d’improviser dans la colère. Expérience de Cocteau en cure de désintoxication que ses meilleurs dessins ne sont pas ceux faits dans la douleur. Rapport à Artaud : longue mise au point de Pour en finir avec le jugement de dieu ».

[78] « Dernier soir au Québec. Replier le matériel, ce qu’on a gardé sur la table. L’ordinateur, la carte-son, le micro. Vérifier si ça marche comme il faut, comme ça, juste. Enregistrer une voix. Il reste peu de papiers. Il y a cette page d’Antoine Emaz, tirée des Poèmes communs. Je m’en suis servi pour un atelier d’écriture, à la fac. C’est très court (c’est même ça, l’exercice, sentir les forces, les tensions, le blanc, l’aigu, entrer dans l’énorme violence du bref). J’ajoute le texte lu sur la piste voix. Dans les prochaines semaines, nous serons à nouveau voisin, avec Emaz. »

[79] Yann Paranthoën, preneur de son de l’émission Du jour au lendemain et célèbre auteur radio de Lulu, d’Enquête à Lesconil, regrettait qu’il soit inexistant dans la série de Veinstein (v. Alain Veinstein, Radio sauvage, Seuil, « Fiction & Cie », 2010, p. 212-215).

[80]  Radio sauvage, op. cit, p. 213.

[81]  « Et les abysmes eriger au dessus des nues », préface à Gargantua [1534], POL, 1992, page VI.

[82]  « Bâtisseur d’énigme », préface au Tiers Livre [1552], POL, 1993, page I.

[83]  marabout bout de ficelle, op. cit.

[84]  « visite guidée | l’actu du site en vidéo, 01 ».

[85] marabout bout de ficelle, op. cit.

[86] « 50 ans de la Maison de la Radio : hommage aux micros », art. cit.

[87] marabout bout de ficelle, op. cit.

[88] V. Tumulte.

[89]  « de 1035 à 1051 sur 10 000 / segments séparés d’une suite en construction », article 621, fragment 1068.

[90] V. François Bon, Après le livre, Paris, Seuil, 2011, p. 7.

[91] Proust, Le Temps retrouvé (1927).

[92]  Cocteau, La Difficulté d’être (1947) : casser la phrase pour obliger à lire.

[93]  « Quelque chose de lointain vient à vous, et ceux qui produisent ce que l’on entend parlent à tout le monde à la fois, c’est-à-dire qu’ils sont dans une totale ignorance du nombre et des qualités de leurs auditeurs. »

Auteur

Pierre-Marie Héron est professeur en Littérature française à l’université Paul-Valéry Montpellier et membre de l’Institut universitaire de France. Il dirige à Montpellier le programme de recherche « Les écrivains et la radio en France (XXe-XXIe siècles) », dans le cadre duquel il organise colloques et journées d’étude et coordonne la publication d’ouvrages sur le sujet. Derniers titres parus : Écrivains au micro. Les entretiens-feuilletons à la radio française dans les années cinquante aux PUR (2010) ; Jean Cocteau. Pratiques du média radiophonique chez Minard (2013); Les radios de Philippe Soupault (Komodo 21, 2015). Il a aussi piloté en 2012 la réalisation du DVD-ROM et du site internet Jean Cocteau unique et multiple.

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Tiers Livre : « le théâtre c’est dedans »


Scène de voix diffusées, de commencements toujours repris, de corps dont l’absence même témoigne d’une présence plus urgente, monologues successifs qui cherchent les intersections entre soi et le dehors, là où le dedans vibre de tout ce qui s’y affronte, site en tant qu’espace parcouru par le temps de le dire : tout cela fait de Tiers Livre un théâtre, non pas réel ou métaphorique, mais en puissance. C’est l’hypothèse, ou, pour mieux dire, le rêve de ce propos.



Texte intégral

Donc Tiers Livre est un théâtre,

le contraire d’un théâtre, évidemment, et c’est en cela peut-être que, plus sûrement, il l’est, radicalement : qu’il rejoint intérieurement le rêve et le désir et la possibilité d’un théâtre total, d’un théâtre qui se passerait d’en être un, enfin, qui pourtant incessamment lèverait cela, la présence réelle du théâtre, son rêve, son désir, sa possibilité :

théâtre de nos villes : toujours situés en bordure de nos villes, ces théâtres aujourd’hui, et pour y aller, ce n’est pas rien : ce n’est jamais rien, non, et c’est d’avoir traversé le dehors qu’on le rejoint, le froid souvent, et l’attente, le temps vide entre la vie et ; et on ne sait pas — vite, ensuite, ça commence ;

déjà on sait que c’est manqué, le théâtre dans nos villes : l’interruption de la vie qui fait semblant de ne rien interrompre ; les corps bien sûr sont là qui disent les mots, prennent la parole mais on ne sait pas à qui, à quoi, et nous dans le silence et le noir (pourquoi ?), on garde le silence et le noir, mais on ne nous a rien donné, on le garde quand même,

et sur ce quand même on pourrait en faire une vie, parce qu’il faudra bien le rendre, on n’en veut pas cependant, tout ce silence et ce noir, les théâtres vraiment dans nos villes, c’est incompréhensible et c’est ; en sortant toujours, cette impression que non, rien n’a eu lieu (à peine le lieu), et on pourrait bien cracher par terre en disant plus jamais,

plus jamais et pourtant, le vendredi soir prochain, on sera assis dans un autre théâtre, en se disant : ça commence encore, la présence réelle des corps levés devant nous pour dire les mots, et l’impossibilité de les toucher, juste là et pourtant si loin, insituable, le surgissement du proche inapprochable, comme un miracle.

le théâtre ou la levée des corps, et des voix qui n’appartiennent à personne, sur laquelle la ville soudain branchée, liée à elle comme des feuilles sur le point de tomber, le théâtre comme ce qui circonscrit un espace ouvert, un espace qui tiendrait d’un dedans — cavité, crâne, tombeau, berceau  —, et d’un dehors manifeste — puissance qui engouffre, et rien au-delà —, le théâtre comme cela, et comme ce qui ne saurait jamais l’être, le contraire de la vie (et le détester tant pour cela), et le seul lieu où l’on pourrait dire qu’ici se dit le contraire de la vie [1] (et l’aimer tant pour cela, oui, et y revenir, le vendredi soir prochain) : mais comment faire ? Et où approcher l’insituable de nos corps, du monde, et de l’autre ? Dans quel site pourrait se désigner l’insituable de nos expériences ?

sur l’écran est un cadre, le plateau, une fenêtre ; mille plutôt, mille qui s’entrecroisent, se chevauchent et se répondent, des voix mille et davantage, et l’écran, comme on s’y perd, des récits plus de mille et un, le carré dans lequel s’engouffre tout, le bruit du monde et soi-même, l’endroit de la bibliothèque et là où nous parvient la brutalité du réel, celui qui est l’actualité brute du temps, et sa part la plus secrète, le mystère qu’on confie à ces endroits publics,

oui, l’écran comme une table d’écriture, de lecture, du mouvement qui organise les flux de l’écriture à la lecture pour les confondre, l’écran est là où ça surgit, mais quoi, on ne sait pas c’est pour quoi on laisse surgir, et on appelle ça surgir,

l’écran, un grand plateau de théâtre où viennent des corps sans qu’ils aient besoin de corps vraiment, et des voix, et des morceaux épars de ciel et de ville, et comme on raconterait à un sourd le bruit, mais comment il l’entendrait, le sourd, tout ce bruit, en lui : voilà, c’est un théâtre, là vient se déposer ce geste ; à la fois : un enfouissement et un arbre, c’est l’écran, et

partout autour de l’écran, et auprès de nous, que l’on veille, c’est le silence, et le noir plus grand encore, que l’on porte : qui est l’accueil, mais intempestif ; le privilège de l’écran est là, quand le livre a encore besoin de lumière artificielle pour exister, non l’écran produit sa propre lumière parce que la fenêtre est sa propre lumière, et on ne se rend même pas compte que la lumière que l’écran diffuse n’est pas un éclat, seulement sa manière à lui de surgir pour être visible : un corps plongé dans un corps accroît son propre volume, on ne sait plus de quel corps on parle ; un corps est visible dès lors qu’il intercepte de la lumière : le site est à la fois de la lumière visible et ce qui le rend visible ; en arrière de la lumière, des signes, comme des mains négatives sur la paroi des roches noires, lointaines et sacrés, en fait des morceaux de réalités qui font écran à la lumière, on se penche ce sont des lettres, et mentalement soudain des mots, des voix qui sortent sans besoin de corps, qui passent,

le rideau déchiré était le plateau lui-même, on est enveloppé du silence et du noir parce que soudain, et on ne le savait pas, c’était la condition de ce théâtre, du site insituable enfin qu’est l’écran, un théâtre, vraiment, de pied en cape ;

d’un côté, la vie, de l’autre, nous-même, et pour que cela ait lieu (la présence), il faut bien qu’il y ait un tiers, quelque chose qui serait en dehors de soi où, non pas se voir, ou se lire, mais qui du dehors peuplerait tout un dedans, une sauvagerie de mots, et la tendresse de les déposer là ; un mur transparent, second, troisième, quatrième, de l’autre côté duquel on se tiendrait, et on dirait : c’est là : le tiers, ce ne sera pas un livre, évidemment, cet objet clos qui est déjà tout constitué de mots avant qu’on l’ouvre, comme fait pour du passé, l’avoir lieu du temps, non, c’est fini, le temps passé est une idée ancienne, le tiers, c’est aussi le tiers du livre, c’est le tiers d’un temps entre le passé et ce qui est sur le point de, quelque chose comme de la présence confondu avec son imminence et un désir : en chaque instant c’est là qu’on est, qu’on pourrait être, l’écran tendu pour qu’on le traverse, mais on ne franchira pas, et devant quoi l’on se tient : ceci à cause de quoi un jour de grand désœuvrement, on a commis le théâtre, la présence, soudain là sur l’écran, qui passe —

que la parole n’est pas l’attribut de l’homme, mais la preuve, on le sait : sur l’écran, donc, ce qui passe ne prouve rien que cela : le passage du temps, et sur la même surface de temps que soi, les textes qui s’écrivent écrivent aussi le temps, ce n’est pas un journal du temps, mais bien le levée des voix : oui, leur présence réelle ;

sur l’écran, c’est écrit (dans les archives, sans que je comprenne vraiment ce qu’est une archive dans Tiers Livre, puisque je le découvre en ma présence, hier soir, hôtel des Arts de Montpellier, dix-neuf heure neuf, je lis ce texte écrit je ne sais pas quand, dans le passé sans doute, un passé contemporain de ma lecture d’hier soir, les phrases anciennes mais qui disent maintenant pour nommer) maintenant, ce miracle :

Axiome, un : que le théâtre lui-même soit toujours présent dans ce qu’on avance. Que chaque phrase dite ait sens dans le miroir du théâtre se disant lui-même [2].

car miracle de cette phrase qui accomplit son propre miracle, le programme de sa présence, qu’elle exécute dans l’instant, son arrêt de mort, force vitale quand elle ajoute, via Fellini :

« Il suffirait de se poster à un coin de rue et regarder ». Lui rêve de ça, d’une pièce qui le mettrait en position d’assister au spectacle du monde et de le refaire [3].

théâtre, donc : coin de rue à l’angle duquel tourner (et quand même oser, même s’il pleut), si le site est ce théâtre, alors selon l’axiome deux :

le dehors est contenu dans la phrase, mais suggéré par l’écart de la phrase avec le dehors qu’elle nomme, quand le roman le contient pour s’y appuyer. Ici le dehors est l’ouverture noire du plateau sur rien, mais un rien qui réfère tout, le rien évidemment peuplé [4].

théâtre, oui : « séjour où des corps vont cherchant chacun son dépeupleur. Assez vaste pour permettre de chercher en vain [5]» Un site comme ce théâtre même, non pas le théâtre de nos villes, mais son rêve, c’est-à-dire théâtre conçu comme un labyrinthe,

un espèce d’espaces où chaque texte est une nouvelle anti-chambre qui trompe le chercheur et repousse le lieu où se situe l’insituable du tombeau (il n’y a pas de salle de tombeau dans un site, pas même de tas de cendre qui dirait : « c’est fini », « c’est là qu’est le terme ») — un site multipliant les portes, un théâtre avec des scènes juxtaposées dans chaque acte, et le vieil art de Racine qui nous a appris que chaque scène rejoue en totalité l’ensemble de la pièce en monade : ici chaque texte est l’ensemble du site lui-même, et en chacun de ses points : toile ; toile qu’en agitant une des extrémités, je fais vibrer dans son ensemble, et parcours [6] : parcours en ligne d’erre.

théâtre du Tiers Livre, sa radicalité, l’épars d’un corps désorganisé à mesure qu’il se donne naissance, texte à texte, c’est-à-dire un jour après l’autre : la réplique de l’un qu’on endosse, et la réplique d’un autre que soi, le lendemain :

Axiome, quatre : […] que chaque réplique vaut comme totalité, et non pas comme lien rhétorique à ce à quoi elle répond, ou ce vers quoi elle ouvre. Et combien ici chutent [7].

théâtre : non pas lieu coupé où se raconter des histoires pour de faux, tromper l’attente, l’ennui, le froid, mais au contraire, théâtre là où seul peut-être l’invention de la présence prouve la présence, là où le monde s’engouffre et se trouve nommé, visible : dignité du geste, de la parole —

tant de routes, tant d’enjeux / Tant d’impasses, je me trouve au bord de l’abîme / Parfois je me demande ce qu’il faudra / Pour trouver la dignité [8]

dignité comme quête, comme chemin, dignité de la langue, cette anfractuosité de langue où vient surgir Tiers Livre comme arme de reconquête, tel qu’il se lève, tel qu’il avance au-devant de lui-même dans le noir et le silence des villes quand elle reflux le soir : reconquérir des territoires de fiction, reprendre possession des lieux (intérieurs, politiques, symboliques) que le pouvoir, ou la vie dans son organisation policière, nous a pris ;

Tiers Livre est l’autre nom du théâtre à cause de cela : qu’il est cette reconquête de nos territoires de fiction ;

vieux rêves du théâtre, « qu’en un lieu, qu’en un jour, un seul fait accompli / tienne jusqu’à la fin le théâtre rempli [9] » : le lieu, c’est le site et le dehors tout entier là ; le jour, c’est aussi une part de la nuit, toujours le temps où je viens ouvrir l’écran pour m’y rendre, c’est le nuit qu’on vient lire, n’importe quel jour, tant qu’il demeure au présent [10] ; le fait accompli est la propre expérience du réel, sa traversée qui met sur le même plan les lectures et les rêves qui naissent d’elles, et les images de la ville, les terreurs, les libres pensées lâchées sur le monde pour mieux l’inventer, s’y affronter — et jusqu’à la fin, on ne sait pas, on rêve de temps à temps à cette fin qu’on a mis en arrière de soi, que le temps ne viendra jamais arrêter, maintenant qu’on est vivant, présent à cette vie de nouveau donnée : alors le théâtre rempli, on comprend que c’est nous-même, plein de ces rêves,

un rêve de théâtre, si le théâtre est le rêve qu’on en fait, qu’il est l’espace du déploiement, le lieu d’un long dépli : corps via l’absence de corps, et voix, possible par cette absence même, silencieuse, écrite :

lente cérémonie du temps propre à celui qu’on s’accorde pour lire (et auquel on s’accorde), des lumières sur l’écran, des présences désirées qui s’échappent ;

lieux fantastiques, là où celui qui parle, dedans Tiers Livre, déplie en lui les colères — « je parle dans la colère [11] », axiome zéro, non-écrit, implicite préalable à la prise de parole, tandis qu’on nomme lyrisme cet espace où vient naître la parole du « Tiers Livre » : colère comme force vitale, joyeuse, terrible, inquiète, croisement politique et éthique :

oui, le lyrisme comme espace où naît la colère, espace intérieur qui devient site — lieux fantastiques et intimes qu’ouvre « Tiers Livre » à chacune de ses pages et qu’on vient intercepter : théâtre du regard :

car au théâtre, j’aime (mais j’ai compris peu à peu que je ne peux pas faire autrement, que c’est un compromis que j’ai négocié avec le théâtre lui-même) me placer sur le côté, au bord, dernier fauteuil auprès de l’allée, pour intercepter la technique de l’acteur, ne pas la voir frontalement (d’où vient cette peur d’être dévisagé ?) ; ici, sur l’écran, c’est un même dispositif immédiatement qu’on endosse : celui qui dit je à la surface de l’écran vient intercepter les expériences du monde, et à même échelle, la vie, les essais libres de la pensée, les colères, les notes brèves arrachées au monde et à la volée les images que le réel pose sur lui qu’ensuite le site arrache pour les déplacer, nous les rendre de nouveau visibles, interception première qu’on intercepte à notre tour, de biais toujours :

le théâtre, un lointain insituable que seul le site peut désigner, comme présence et comme ailleurs

(phrase de Michaux sur le théâtre, ou sur le web :

Au théâtre s’accuse leur goût pour le lointain. La salle est longue, la scène profonde. / Les images, les formes des personnages y apparaissent, grâce à un jeu de glaces (les acteurs jouent dans une autre salle), y apparaissent plus réels que s’ils étaient présents, plus concentrés, épurés, définitifs, défaits de ce halo que donne toujours la présence réelle face à face. / Des paroles, venues du plafond, sont prononcées en leur nom. / L’impression de fatalité, sans l’ombre de pathos, est extraordinaire [12].

alors les violences du réel ainsi prises, découpées, nous sont rendues en propre et jamais dès lors le site est sa propre clôture : joie de ce théâtre qu’il appelle — joie en cela que sans cesse il cherche à sortir du théâtre : puissance du Tiers Livre quand on se retrouve dehors à sortir l’appareil photo pour saisir un type avec une violoncelle dans le dos, et parfois on ne l’enverra même pas, cette photo, à celui à qui pourtant on la destine, on la gardera pour soi parce qu’elle est trop floue, elle est toujours floue, cette image qu’on destine à celui qui l’a produite secrètement en nous, ou sur twitter on la déposera comme un salut, discret, à la cantonade, le monde qu’on aura ainsi partagé, parce que soudain il est de nouveau le nôtre, qu’il a été nommé, qu’il a pu faire de nouveau l’objet d’une conquête : site comme dépôt de ces récits qui forment le théâtre levé : un type flou avec son violoncelle dans le dos [13], ou les carrés de cimetières [14] qu’on longe en train [15], les caddies de supermarché abandonnés la nuit [16], ces rectangles d’immeubles [17], les grandes dalles dans les abords des villes [18], les mots obscènes qu’on nous inflige en immense sur les panneaux publicitaires [19], les novlangues du pouvoir [20], les regards des morts [21], les retards des trains à cause des sangliers follement libres [22], les chambres d’hôtels dans les villes de passage [23], les objets qui sont notre mémoire [24], et la mémoire comme appartenance au monde que l’on choisit, et les mots des autres, aussi, surtout, en partage [25], parce que le présent se donne, que c’est en cela qu’il est profondément présent, don absolu d’une langue rompue en deux pour que l’autre y vienne mordre, le site dans l’accueil de tout cela, cette pâture de villes et de ciel, comme au jusant des marées, laissés, ces corps de villes éventrées que l’écriture vient recueillir, en détourner l’usage, quelque chose comme matière vivante du monde, là, levé, en présence —

Marcher dans un décor, salle vide : les fantômes de voix s’accumulent, linéaments dans l’air, comme des reliefs matériels de parole. Quand je me déplace dans l’ossature ouverte du décor, je les sens me frôler au visage, je les sens réellement, je n’ai qu’à mettre la voix sur eux. Alors écrire devenant possible, par le relief et puis ce vide, mais un vide acoustique. Je suis redevable au théâtre de cette magie minimum, plateau devant salle vide, et c’est par ce lien et cette dette que j’accepte la responsabilité de parole [26].

le site comme ossature et vide premier, que chaque page accroit et remplace, le frôlement de visage, je pense à cette jeune Noire qui tout en haut du World Trade Center, tous les onze septembre de chaque année, tombe [27], avec en arrière, le visage de Michel Piccoli, pourquoi ces superpositions de sens deviennent le sceau du temps : théâtre cela aussi :

Ce qu’au-dedans on hurle, et ce qui est tellement trop lourd ou fort pour qu’on le hurle. Et qu’ici on aurait choisi. Comme plutôt ramper, se cacher, venir par les côtés, et que ce qu’on recevrait de paroles on n’aurait de cesse d’à nouveau s’en départir.

Étrangeté du théâtre : ne pas pouvoir s’immobiliser, avoir envie de marcher, chercher sur le plateau les points d’appui, où résister au vide, et par quoi la parole peut prendre énergie de sourdre. Beckett a introduit qu’on reste fixe : se soumettre assez l’énergie pour la canaliser depuis ce point fixe. Il me suffit de penser cela pour être effrayé [28].

car le théâtre arpenté est son propre désir : la seule géométrie possible du site est une circulation : le site comme les cartes de Gracq [29], devant quoi on rêve longtemps parce que c’est du temps et de l’espace à la fois [30], c’est le lieu et la formule d’un roman qui aurait trouvé en lui son épuisement et son recommencement ailleurs, car le théâtre, c’est aller,

et dans le site, cet en-allée horizontale d’un jour à l’autre pour déjouer la fosse à bitume du web : la souveraine en-allée qui disperse, l’archive quand elle remonte et qui devient l’actualité même du présent.

Le théâtre, c’est dedans, tu avais dit. Un jardin sauvage, tu avais continué… C’est la ville qui en toi crée géométrie intérieure, et la condition pour que dans cette géométrie tu disposes non pas les mots, mais probablement toi-même et toi au dedans, mais probablement la pensée même, et ton désir de ces musiques obsessives, récurrentes, qui sont musiques des seules brillances dans la nuit. Il suffit, très loin dans la ville, la géométrie grise d’une vitre encore éclairée, il suffit du mystère gris de ce qui t’en sépare, il suffit – à un rouge frotté – de l’impression évidemment fausse que la ville te regarde et t’attend [31].

donc, Tiers Livre est ce théâtre, théâtre du dedans qui en retour rend le dehors désirable et possible, un dehors qui n’attendra pas longtemps pour qu’on vienne s’y affronter : le site est une planche d’appel —

alors, et enfin, le site comme théâtre de rues, qu’on vient approcher à main nues et « Quand une ville résulte d’une idée architecturale globale, chaque rue est dessinée pour un usage, mais l’usage réinvente ses coutumes, ses traverses [32]. » — là où il a lieu, Tiers Livre, c’est au point d’usage qui vient où la ville est abandonnée à elle-même, c’est-à-dire à celui qui vient le recueillir pour l’écrire, et le donne à celui qui le lit, passage des rues abandonnés du Pays de France jusqu’au Saint-Laurent, la rue large du fleuve si large qu’on ne voit pas l’autre rive, circule  et fait circuler les énergies qui voudrait s’en réapproprier les forces : « On peut brûler la bibliothèque d’Alexandrie, rêvait tendrement Artaud. Au-dessus et en dehors des papyrus, il y a des forces : on nous enlèvera pour quelques temps la faculté de retrouver ces forces, on ne supprimera pas leur énergie [33]. » Il ajoutait, ailleurs : « La vie est de brûler des questions [34] » — dans tout ce feu, reste encore la brûlure ;

au moment où le théâtre cesse commence le dehors, au moment où l’interruption du théâtre s’interrompt s’ouvre ce qu’au dehors le monde nous refusait et qui devient possible : c’est ce moment qu’élabore infiniment Tiers Livre : de la présence, radicale, celle qui désigne les territoires qu’en partage on reconnaît nôtres, et qu’ainsi nommé, on va rejoindre,

Notes

[1] De Bernard-Marie Koltès, la dette inestimable en partage.

[2] François Bon, « Théâtre » ; texte d’abord paru dans le nº 61 de la revue Alternatives théâtrales, Bruxelles. Repris dans Tiers Livre ici.

[3] Ibid.

[4] Ibid.

[5] Samuel Beckett, Le Dépeupleur, Paris, Minuit, 1970, p.   7 (premiers mots du texte).

[6] Voir ce que dit Gilles Deleuze dans les dernières lignes de son ouvrage sur Marcel Proust, Proust et les signes, Paris, PUF,  « Quadrige », 1970.

[7] François Bon, « Théâtre », op. cit.

[8] Bob Dylan, Dignity, chanson enregistrée pour la réalisation de l’album Oh Mercy, en 1989 — non retenu dans la version finale de l’album, elle ne parut que dans la compilation Bob Dylan’s Greatest Hits Volume 3 en 1994. « So many roads, so much at stake / So many dead ends, I’m at the edge of the lake / Sometimes I wonder what it’s gonna take / To find dignity » (Traduction personnelle).

[9] Nicolas Boileau, Art poétique, 1674 (Chant III,  vers 45-46).

[10] « Né le plus souvent avec la tragédie même (qui est une journée), le Soleil devient meurtrier en même temps qu’elle : incendie, éblouissement, blessure oculaire, c’est l’éclat (des Rois, des Empereurs). Sans doute si le soleil parvient à s’égaliser, à se tempérer, à se retenir, en quelque sorte, il peut retrouver une tenue paradoxale, la splendeur. Mais la splendeur n’est pas une qualité propre à la lumière, c’est un état de la matière : il y a une splendeur de la nuit. » (Roland Barthes, Sur Racine, “L’Homme racinien”, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 1979, p. 25.

[11] « Elle dit : Et c’est se dresser face à l’ordre du monde, se tendre la main, un instant s’ériger contre l’ordre et le remplacer par un autre, éphémère et provisoire, né de l’excès même où collectivement on s’est mis et qui ne lui survivra pas. Elle répète : Impatience. Je parle dans la colère. » (François Bon, Impatience, Minuit, 2004, repris dans Tiers Livre ici.

[12] Henri Michaux, Ailleurs, « Voyage en Grande Garabagne », Paris, Gallimard, « Poésie/NRF », p.  19.

[13] « violoncelle rouge à jambes », en ligne ici (sauf indication contraire, les pages citées ici sont issus du site de François Bon, Tiers Livre ; on se borne à indiquer le titre dans lequel on peut les lire, ce 29 septembre 2014).

[14] « [31] un livre est un grand cimetière où sur la plupart des tombes on ne peut plus lire les noms effacés », en ligne ici.

[15] « tombes », en ligne ici, ou « Paysage Fer | passer du livre au film »,  (et échos au Désordre : « commandes, livraisons, alignement… », ).

[16] « La ville, quand elle ne se regarde pas elle-même », en ligne ici (et la série des publicités sur caddies de supermarché : « caca dans l’eau », ou « mangez du chat »).

[17] « zone urbaine | Microsoft est (aussi) un immeuble », en ligne ici.

[18] « roman-photo | les ascenseurs aussi sont une fiction », en ligne ici.

[19] « l’homme en pub », en ligne ici.

[20]  « lots pour nos Enfants », en ligne ici.

[21] « Rimbaud regard bouche », en ligne ici.

[22] « zone urbaine | vidéo du train qui pleure », en ligne ici,  ou « à celle dont je ne saurai rien »,  .

[23] « nature morte hôtel Cergy », en ligne ici, ou « Roubaix, chambre d’hôtel offerte », .

[24] « Autobiographie des objets | compléments, extensions (41) », en ligne ici.

[25] Le sommaire des « Vases communicants » en ligne ici.

[26] François Bon, « Théâtre », op. cit.

[27] « cette jeune Noire tout en haut du World Trade Center », en ligne ici.

[28] François Bon, « Théâtre », op. cit.

[29] « de Gracq considéré comme un site web », en ligne ici et dans ce dossier.

[30]  « voyage de Savenay à Brevenay », en ligne ici.

[31] « théâtre dedans » (texte paru d’abord sur le site Ana2B à l’occasion des vases communicants, en septembre 2011).

[32] « Cergy, la ville | rue abandonnée du pays de France », en ligne ici (texte issu du projet numérique CergyLand, autre espace sur le net de François Bon depuis septembre 2013, autour de son travail à l’école d’Art de Cergy).

[33] Antonin Artaud, Le Théâtre et son double, in Œuvres, IV, Paris, Gallimard, p. 14.

[34] Antonin Artaud, « Correspondance avec Jacques Rivière », dans LOmbilic des Limbes et autres textes, Paris, Gallimard, « Poésie », 2003 [1968], p. 51.

Auteur

Arnaud Maïsetti vit et écrit entre Paris et Marseille. Maître de Conférences à l’université Aix-Marseille, il enseigne la théorie et la pratique du théâtre. Il est l’auteur de récit (« Où que je sois encore…, Seuil, 2008 ; La Mancha, La Nuit Mytride, 2009) et de fictions numériques (Anticipations, 2011 ; Affrontements, 2012) aux éditions publie.net. Dramaturge de la compagnie La Controverse, il écrit également pour le théâtre (Les Tombeaux sont appelés des solitudes, 2013 ; Les Filles perdues, 2014). Il prépare actuellement une biographie de Bernard-Marie Koltès. Depuis 2006, il tient ses Carnets d’écriture en ligne : www.arnaudmaisetti.net.

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