François Bon en son atelier : l’invention d’une figure auctoriale inédite ?

Résumé


La notoriété numérique de François Bon et de son site est aujourd’hui incontestable : François Bon est désormais indissociable de son  “laboratoire”, dont la structure est d’une extraordinaire complexité et qui est devenu sa marque. Dans la démarche de François Bon création et promotion sont étroitement imbriqués et son objectif est de participer, de l’intérieur, à la construction d’un internet alternatif capable de résister à l’uniformisation. Actif sur les réseaux sociaux il interagit avec une communauté d’auteurs et de lecteurs, mais il sait aussi se ménager des lieux de repli. Ici l’oeuvre n’est pas conçue comme un aboutissement, elle est constamment réactualisée, retravaillée et laisse voir ce que d’ordinaire on cache : les échecs et les tâtonnements. Dans cette perspective on peut se demander  dans quelle mesure Tiers Livre oeuvre à la création d’une figure auctoriale ambivalente, à la fois puissante et fragile. Dans l’espace numérique l’auteur est amené à construire lui-même le cadre de sa légitimité. Les modèles auctoriaux anciens se trouvent redéfinis et de nouveaux émergent.

The digital fame of François Bon and his site is today indisputable: François Bon is from now on inseparable of his “laboratory”, the structure of which is of an extraordinary complexity and which became its brand. In the approach of François Bon creation and promotion are closely imbricated and his objective is to participate, from the inside, in the construction of an alternative internet capable of resisting the standardization. Active on the social networks he interacts with a community of authors and readers, but he  also appreciates the solitude. Here the work is not conceived as an outcome, it is constantly updated, worked again and lets see what usually we hide: the failures and the experimentations. In this perspective we can wonder to what extent Tiers Livre works in the creation of an ambivalent author’s figure, at the same time powerful and fragile. In the digital space the author is brought to build himself its legitimity. The old author’s models are redefined and new models are emerging.

 


Texte intégral

Inscrit dès ses débuts dans un héritage littéraire libéré des normes (d’où les références fréquentes dans ses oeuvres et ses propos à Rabelais ou Cervantès), François Bon est aussi l’un des premiers à s’être intéressé aux possibilités offertes à l’écrivain par l’informatique et l’internet, « lieu privilégié de friction du langage et du monde [1] ». Il est à l’initiative de la création à l’été de 1997 du site remue.net, mais l’aventure est avant tout collective ; espace ouvert, sans but lucratif, irrigué par l’enthousiasme et l’amitié, le site s’accroît et devient l’un des lieux de référence de la littérature sur le réseau, fer de lance dont l’objectif est de promouvoir un internet alternatif. À partir de 2001, il est régi par un collectif d’individus très différents les uns des autres, mais unis autour de « l’idée de littérature comme acte et capacité de dire et d’inventer [2] ». Pas de manifeste, mais un rapport à la littérature à venir qui relève de l’interrogation et de la recherche. En 2004, il s’éloigne de remue.net concentrant ses interventions sur un autre site, plus personnel cette fois, Tiers Livre, œuvre intégrant son propre laboratoire, offrant un ensemble de données (recherches, échanges, prises d’écriture récurrentes sur un même thème, forums où François Bon intervient sur les questions qui le préoccupent, écriture collective) qui permettent d’appréhender la naissance du texte et sa relation à ce qui l’environne. Le site est la mémoire vive de l’œuvre de François Bon, son « arbre », sa base de données, constamment réactualisée, remodelée. Ici pas de religion de l’œuvre léchée comme aboutissement de la réflexion d’un auteur, mais une démarche qui laisse voir ce que d’ordinaire on cache : les échecs, les tâtonnements, les découragements. A la figure blanchotienne de l’auteur en retrait se substitue ici l’icône d’un auteur en omniprésence : cette présence toutefois n’est jamais exposition de soi, mais travail introspectif au contact d’un monde « en bascule [3] », de plus en plus complexe. La figure de l’auteur François Bon semble épouser cette complexité, ces tensions, ces ambivalences aussi.

François Bon se place constamment en déséquilibre (« savoir tenir dans les mains l’association des flux faibles et flux denses [4] »), cherchant délibérément la position du risque, « écrivain-Janus » comme le désigne Gilles Bonnet dans l’ouvrage qu’il lui consacre, « capable de tenir les comptes des pertes et des disparitions comme d’Avancer dans l’imprédictible [5] », de légitimer son expérience par des prises de positions intransigeantes et péremptoires comme de témoigner de l’incertitude de l’auteur contemporain à se placer dans le monde, écrivain dont tout le travail dit la tension de l’inscription nécessaire (la marque, la trace) et de l’effacement. Cette figure auctoriale mouvante signifie-t-elle que l’auteur comme référence et autorité est mort ? Dans quelle mesure le Tiers Livre œuvre-t-il à la création d’une auctorialité inédite ? C’est ce que nous voudrions examiner ici.

1. L’e-reputation de François Bon

Pour l’écrivain d’aujourd’hui, exister en ligne est-il devenu une nécessité ? Pour certains en tout cas, cette identité numérique, cette e-réputation, constitue même un engagement politique et esthétique et peut être l’occasion de s’exprimer autrement, d’explorer de nouvelles formes. C’est le cas notamment de François Bon, « grand secoueur de littérature », comme il aime se définir lui-même.

1.1. La construction d’un territoire : les domaines de François Bon

L’identité numérique passe d’abord par un nom de domaine : « Lors de ma première connexion Internet, aurais-je pu avoir l’idée qu’il m’y faudrait un nom ? On obtenait un identifiant Compuserve, une sorte de code de service. Acheter un nom de domaine m’aurait alors semblé de la même prétention que ce que dénonce Nietzsche quand il dit : “Il fait partie de mon bonheur de n’être pas propriétaire” [6] ». Valère Novarina s’est doté le premier de son propre domaine, novarina.com, tandis que François Bon réserve remue.net (il avait d’abord envisagé hapax.net, mais le nom était déjà pris). Le nom définitif du site lui fut suggéré par la question d’un universitaire américain lors d’un colloque à Philadelphie : « la littérature française remue-t-elle encore ? » et sans doute aussi par le recueil de poèmes d’Henri Michaux, La nuit remue.

L’identifiant Twitter aussi doit être choisi avec soin : « pas trop long pour ne pas manger la moitié du message retransmis. Et si possible bien repéré en retour vers votre blog (ou page Facebook) – comme sur Facebook, on n’aime pas trop les complètement anonymes (et on s’embarrasse pas de leur répondre). Moi c’est @fbon ». @fbon comme « une carte de visite personnelle et complète », « @publie.net strictement réservé à l’activité édition numérique [7] ».

François Bon a ouvert une page personnelle, mise en ligne en 1997, qui lui permet de médiatiser son activité et de soutenir et prolonger son engagement comme animateur d’ateliers d’écriture (par des liens et des suggestions de lecture). Créé en 2001, remue.net, dont le projet est de diffuser la littérature française contemporaine, se transforme rapidement en structure associative lorsque François Bon décide de « reprendre la barre d’un petit dériveur de régate en solo » et de « retrouver le goût de la vague [8] ». Le petit dériveur prend pour nom Tiers Livre, point d’aboutissement actuel de la présence numérique de François Bon. Ce nom fait directement référence à Rabelais, l’un de ses auteurs fétiches [9], dont les textes, recopiés sans scanner, sont parmi les premiers qu’il met en libre accès sur la toile (après Les Fleurs du mal) : « Hors la haute référence à Rabelais et ce livre tout entier basé sur la diffraction des différents usages de la parole dans son rapport au monde, l’idée est bien transparente : il ne s’agit plus seulement d’une médiation du livre via le réseau, mais d’une présence tierce du livre, un livre à côté des livres [10] ».

Le souci constant de François Bon est d’accroître l’accessibilité de ses travaux, de ses archives, mais aussi des œuvres de ceux qui défendent la création contemporaine et l’invention littéraire, quel que soit le support utilisé. Être à la fois ouvert et exigeant : tel est son credo. Tandis que le système éditorial traditionnel est en passe de disparaître comme instance de validation symbolique de l’écrivain, François Bon est l’un des premiers à explorer d’autres chemins : il lance en 2008 la plateforme d’édition numérique en ligne, publie.net, qu’il portera pendant plusieurs années avant de passer la main à Gwen Catalá en janvier 2014. Depuis 2008, publie.net œuvre pour la démocratisation de la lecture numérique, met à disposition des lecteurs un ouvrage numérique pour le prix d’un livre de poche, un catalogue constamment mis à jour, un abonnement à une importante offre numérique dont une majorité d’inédits. En 2013, il crée le magazine fictions en ligne nerval.fr proposant plus de deux cents pages en accès libre et, sous la rubrique « carnets », une sélection de textes dans une mise en page InDesign soignée, à télécharger moyennant quinze euros « une fois pour toutes » (les abonnés à Tiers Livre en bénéficient automatiquement).

1.2. Une chaîne-auteur

La diffraction est un concept clé pour qui veut comprendre la démarche créative de François Bon et la structure de Tiers Livre que René Audet et Simon Brousseau ont analysées dans leur article intitulé « Pour une poétique de la diffraction de l’œuvre littéraire numérique [11] ». Bon multiplie les expériences et les modes d’écriture, s’exprime sur plusieurs registres et ses traces disséminées dans tant de sites forment, comme l’explique Gilles Bonnet, une œuvre ouverte, infinie, une « chaîne auteur » se substituant à l’ancienne chaîne du livre, « riche d’une activité plurielle » : « l’activité de l’écrivain apparaît divisée en branches, liées mais distinctes, au cœur d’un écosystème profus [12] ». Ces branches ont pour nom : remue.net, Tiers Livre, publie.net, nerval.fr., autant de points de contact interactifs faisant de la marque, ou de la constellation fbon, une entité vivante, un réseau d’interdépendances. François Bon lui-même utilise le terme d’ écosystème [13] pour désigner ce « principe de profusion »,  selon l’expression de Sébastien Rongier : « François Bon transforme son site en ses sites afin de prolonger l’infini du bord absent. Et les réseaux sociaux offrent d’autres prolongements [14]. »

2. De quelques étiquettes…

Dans l’espace numérique public, l’auteur est amené à construire lui-même le cadre de sa légitimité et sa propre identité. Les modèles auctoriaux anciens  se trouvent mis en question et déplacés. L’auteur les problématise pour en faire les pivots d’une redéfinition du statut de l’auteur à l’ère du web 2.0.

 2.1. « François Bon, écrivain français né en 1953 »

François Bon a des réticences à utiliser le terme écrivain pour se désigner : « Je n’ai pas une identité d’écrivain » affirme-t-il dans une interview de 2011 [15]. Si être écrivain signifie pratiquer un métier relevant de l’écriture littéraire, alors François Bon ne l’est pas en effet : « je n’ai jamais été un écrivain professionnel », « le métier ne m’aide pas pour l’entreprise nouvelle, où on avance par vertige[16] ». Il préfère la condition, ou la posture, de l’amateur : « Amateur : l’apprentissage à toujours refaire sur et pour soi-même. Un geste libre, parce que nulle commande en amont, nulle récompense, nul égard ni retour [17] ». Patrice Flichy, dans sa « sociologie des passions ordinaires à l’ère du numérique » intitulée Le Sacre de l’amateur [18]l’évoque aussi, comme Alexandre Gefen : « De la littérature d’écrivains au sens traditionnel du terme, nous sommes passés à l’évocation d’amateurs voire à une complète démocratisation de l’écriture [19] ». Alain Viala, dans ses travaux sur l’émergence de la notion d’ écrivain à l’âge classique [20], souligne que c’est à l’époque durant laquelle l’espace littéraire s’est constitué en champ social que le nom d’écrivain est devenu une valeur associée à la publication de livres imprimés : l’écrivain accède alors au premier rang de dignité parmi les hommes de lettres. François Bon ne s’éprouve pas écrivain dans ce sens-là, et, imaginant un auteur anonyme, participe au mouvement de désanctuarisation de la littérature, avance dans l’imprédictible, dans « le tunnel des écritures étranges [21] ».

François Bon sait bien qu’une partie de sa légitimité lui vient encore de son passé d’auteur de l’imprimé. Invité à Montpellier pour ces journées d’étude consacrées à son site, il réagissait dans un billet : « Tiers Livre objet d’étude c’est un choix par défaut […] c’est prendre, parmi les types qui ont des ampoules électriques, celui qu’on reconnaît parce qu’il vient de l’époque des bougies[22] » ; ailleurs il s’étonne de la remarque d’un jeune blogueur (dont le travail lui semble pourtant « d’un enjeu bien autre que les rituels des premiers romans des rentrées littéraires ») : « Oui, mais vous vous avez des livres publiés » et François Bon de commenter : « comme si ce travail de niche en littérature contemporaine légitimait le travail de site [23] ». Le poids symbolique de l’imprimé l’emporte encore ( l’université, comme il le souligne souvent, a sa part de responsabilité dans cet état de fait) et sur le site lui-même le processus d’auctorialisation propre au régime de l’imprimé n’est pas totalement négligé  : ainsi s’affiche, dans la rubrique « Livres & publications », la couverture d’ Autobiographie des objets paru chez Seuil en 2012 ou, dans la Librairie du site, la référence « recevoir ou offrir un livre papier » ou, dans la web-autobiographie, l’avertissement qu’en cliquant sur les couvertures des livres on peut les recevoir chez soi (grâce à un basculement vers le site d’Amazon). Dans la « bibliothèque numérique », on peut télécharger certains textes de l’auteur sur ordinateur, liseuse, tablette ou smartphone (d’autres encore sont disponibles dans l’espace WIP). Un rapprochement s’établit entre l’activité d’écriture en ligne et celle que Bon mène dans le régime éditorial traditionnel. Les deux univers vont encore coexister un certain temps.

Le terme écrivain est trop restrictif pour embrasser tous les territoires de François Bon : il faut peut-être lui préférer celui d’ auteur ; Gilles Bonnet lui substitue le néologisme par lui forgé d’ écranvain  : dans un « espace postmoderne décentré et plurifocal », le statut de l’écrivain se trouve « déporté vers la communauté induite par le Web 2.0 [24] ». Dans la notice « très brève » qu’il met à disposition des internautes, François Bon se désigne comme un “artiste transmedia”  et la mention faite aux livres imprimés dans les notices précédentes (notice à « abréger » et notice  « brève ») disparaît : « François Bon, écrivain (dernier quart du XXe siècle) puis artiste transmedia (premier quart du XXIe siècle) a inventé, codé, rédigé & publié le site tierslivre.net ». Puis, dans la notice « encore plus brève »,  il supprime toute étiquette et ne retient que très peu de choses, le lien vers son site. En même temps, dans ce peu il y a tout, tous les mondes de François Bon : « A laissé peu de renseignements sur lui-même, sinon un site web. »

Au sein de Tiers Livre, François Bon prend une part active dans la médiation de son image. Une rubrique « françois bon » assez dense, avec notices biographiques, CV et photos, autobiographie audio, agenda et web-autobiographie, est installée sur la page d’accueil. Quatre-vingt-quinze liens marqués d’un astérisque conduisent le lecteur « un peu partout dans l’histoire de ce site, cette page en est donc une des cartes d’accès [25]  ». L’individu auteur fait corps avec le site, l’arborescence de celui-ci épouse les méandres de la biographie.

 L’auteur fait peu à peu de son existence une fiction vécue, constamment modelée et remodelée comme l’architecture du site. Il façonne une « web-autobiographie malléable [26] » accompagnée d’une time line et mise à jour de façon permanente. Elle comporte quelques photographies personnelles qui s’ajoutent aux portraits réalisés par des photographes professionnels (Emmanuelle Marchadour pour les éditions du Seuil, ou Jean-Luc Bertini), aux selfies réalisés dans le TGV et aux expériences de videoself [27]. Ces deux dernières formes d’autoportraits sont plus en accord avec la démarche de François Bon, celle du refus de la mise en scène d’un produit léché, d’une œuvre achevée. La web-autobiographie est enrichie d’un accès possible par le mot clé « autobiographies partielles » à d’autres textes relatant des expériences individuelles (Par exemple  « Citray | Comment je ne suis pas devenu musicien [28] » ou « journal | liste de mon bureau [29] » qui nous fait pénétrer dans l’intimité de l’auteur) auxquels s’ajoutent les articles de « Autobiographie des objets [30] » et de la série « Histoire de mes livres  » : « je voudrais inaugurer une série non limitée, basée ici sur ce rapport matériel aux livres, dans ma propre histoire [31] », une « autobiographie des livres », pendant de « Autobiographie des objets ». « Mais qui est donc François Bon ? » titre le journaliste Laurent Martinet lors de la parution de Autobiographie des objets qui évoque soixante-quatre objets en autant de courts chapitres semblables à des posts de blog. Il écrit dans son article : « Dans son autobiographie des objets, le héraut du numérique François Bon dévoile ses souvenirs très concrets. Intéressant mais un peu frustrant pour qui voudrait comprendre vraiment le personnage [32] ». Peut-être l’auteur répondrait-il à cette question en citant Bob Dylan, comme il le fait dans la biographie qu’il lui consacre : « Pour me comprendre il faut aimer les puzzles » : « Chaque événement ici comme une pièce du puzzle. Pas possible de traiter un flux : chaque pièce comme une carte immobile, avec ses contours bien visibles [33] ». Au lecteur de reconstituer le puzzle, de cheminer sur les traces de François Bon, d’épouser les plis et les replis de la personnalité d’un auteur « invisible, mais se montrant [34] », selon l’expression de Valentin Burger.

Car l’auteur offre en effet, au sein de Tiers Livre, une visibilité sur son travail : il commente ses choix, exhibe et analyse les enjeux de sa démarche, « combine l’informatif et le créatif », privilégie la « monstration de l’atelier [35] », et s’expose constamment dans son activité de création. En activant l’archive interne par un mécanisme de reprise et de remontée des textes anciens (le site sans cesse revisite sa propre histoire et grâce à la [màj] des textes transforme l’oeuvre en work in progress perpétuel), en intégrant aussi son oeuvre dans une chaîne de textes produits par d’autres (des auteurs à imiter et des auteurs repoussoirs), François Bon travaille sa légitimité, fait figure de leader par l’acuité de sa réflexion sur le numérique, mais aussi par l’ancienneté de ses engagements.

2.2. Le pionnier

François Bon revient fréquemment sur les premiers pas de l’internet littéraire [36] non sans fierté d’avoir contribué avec quelques-uns, en 1997 et 1998 [37], à l’invention d’un nouveau monde, l’Internet littéraire. Cette préhistoire transformée en récit des origines fonde l’aventure éditoriale. Pourtant l’auteur dit ne pas beaucoup apprécier l’étiquette de pionnier  qu’on lui attribue souvent : « D’une part, ce n’est pas la conquête de l’Ouest…et, d’autre part, la première caractéristique du web, c’est le faire ensemble [38] ». Au singulier, il préfère donc le pluriel : « Hommage aux pionniers [39] ». Comme l’explique Valentin Burger dans son travail sur publie.net, si la plateforme d’édition numérique fut d’abord le projet d’un homme seul, autour de cette solitude s’est peu à peu constitué un groupe. Par le procédé de la « lettre aux auteurs [40] » (il y en eut plusieurs), envoyée à ses connaissances pour leur expliquer son projet et leur proposer de s’engager à ses côtés, François Bon sut se constituer progressivement une équipe de fidèles et motiver ses troupes. Lors de la création de remue.net, huit ans auparavant, le cercle des membres fondateurs est plus resserré, il fait appel aux amis de façon plus informelle. À Jean-Marie Barnaud, par exemple, il envoie ce mail au printemps 2000 : « si tu veux faire partie des membres fondateurs, c’est volontiers, et plus – mais dans ce cas il faudrait remplir le paragraphe ad hoc dans la “déclaration” insérée après les statuts ci-joints, et me renvoyer – la contrainte sera une bouffe annuelle à Paname [41]… » ; par la suite, « jour après jour les courriels rédaction pleuvent, pluie tropicale, chaude, drue, revigorante, arrosant à chaque fois la trentaine d’entêtés tendus vers l’horizon [42] ». François Bon les a « harponnés» et embarqués dans « l’aventure » : le terme est récurrent, allusion au voyage dans le grand océan du Web. Il fait même figure de père spirituel : « voilà qu’il me pousse comme un gamin qu’on forcerait à apprendre à rouler tout seul » écrit Jean-Michel Defromont, qui porte sur lui un regard attendri : « je me souviens de ses lunettes qui écoutaient ».

Avec remue.net et publie.net se construit un réseau relationnel dense et un ethos collectif de pionniers partageant une éthique de la littérature à l’opposé du marketing : « sortir radicalement des règles momifiées de l’édition bourgeoise, le manifester, s’installer ailleurs [43] ». Le collectif de publie.net est soudé par une forme de fraternité et partage le même souci de reconnaissance : faire entrer l’écriture web dans le champ littéraire, concevoir la littérature comme un objet à construire ensemble, l’horizontalité de la communauté s’opposant à la verticalité de l’ancienne chaîne du livre. Déjà en 2001 dans « Volonté », un article pour Politis, François Bon évoque sa conception de l’engagement en ces termes :

Il se trouve que pour marcher dans l’obscur et y nouer le langage, nous recourons au partage, à l’expérience faite ensemble, au pacte […] Nous n’avons d’autre choix que miser ensemble sur le tapis du risque. Et savoir ce qui nous est l’immédiat présent, dans la complexité du monde tout près, qui nous baigne, exige qu’on procède à cette multiplication des paroles : le même ciel ne vaut pas de la même façon pour tous. Pour dire ce qui est là tout près, j’ai besoin de le traverser, et pour que ma parole y tienne, qu’elle fasse aussi lever les autres paroles qui le nomment [44].

2.3. Le polémiste

Dans son analyse étymologique du terme auctor, Antoine Compagnon privilégie le sens propre du verbe augere, c’est-à-dire « promouvoir ». L’auctor est « celui qui promeut », qui prend une initiative et qui fonde. François Bon est un fondateur, qui, depuis l’origine, s’intéresse aux bouleversements que les littératures en ligne induisent s’agissant des formes de pensée et d’écriture, un défricheur, qui passe sa « première nuit de connexion via [son] modem et le numéro Compuserve […] à explorer [45] les ressources proprement littéraires [46] », avec le sentiment d’avoir pris le maquis, amplifié ensuite par celui d’écrire hors des réseaux traditionnels de publication. La personnalité de François Bon, « en tant que figure littéraire et e-veilleur, marque l’entreprise collective publie.net d’une empreinte forte [47] » :

Les déclarations successives de Bon sur son site tendent à bâtir l’image de marque de la coopérative d’édition numérique, présentée non “comme une roue de secours pour textes en mal d’édition, mais un laboratoire pour nouveaux modes de lecture”. L’omniprésence obstinée du webmaster de Tiers Livre, qui ne craint guère la polémique dans ses nombreux billets consacrés à l’édition numérique, bâtit un ethos d’éditeur qui contribuera à terme à consolider le pouvoir de validation symbolique de Publie.net [48].

Pour François Bon, la scène littéraire est le lieu d’un combat, d’un « assaut contre la frontière [49] ». Il est de ceux qui acceptent le risque de se défaire de leurs repères antérieurs pour affronter l’inconnu ; à l’opposé des écrivains « immobiles », il recherche l’instabilité et le questionnement. Il est de la trempe des « grands secoueurs de littérature », pas de la race des « écrivains imperturbables » qui « s’assoient le matin à leur table, et continuent leur roman [50] ». L’auteur, polémiste, se démarque par ses coups de gueule, ses prises de position péremptoires et ne dédaigne pas la provocation (pensons au retentissant « merde au livre » qui conclut le fragment 110 de Tumulte [51]). Deux exemples sont particulièrement significatifs : lorsque la BNF, en mars 2013, rend disponible sur ReLIRE, une liste de soixante-mille livres indisponibles du XXe siècle, livres sous droits d’auteur, François Bon lui reproche de piller ses armoires et de mettre en ligne ses ouvrages sans lui avoir demandé son avis : la tribune (« auteurs, contre l’État voleur, réclamez vos droits [52] ! ») est reprise et diffusée sur les réseaux sociaux, où peut s’exprimer une révolte citoyenne contre le tout gratuit au mépris des auteurs. Autre exemple : la guerre d’édition avec Gallimard en janvier 2012 (à propos d’une nouvelle traduction au format numérique du Vieil Homme et la mer [53]) à l’occasion de laquelle François Bon affirme avoir jeté à la benne à ordure toute sa collection Pléiade de 156 volumes et laisse éclater sa colère sur Twitter.

Mais la provocation n’est jamais gratuite ni exploitée dans un but publicitaire, elle est au service d’un engagement sincère en faveur de la littérature : « Je ne sais pas si ces auteurs, trop timides pour se préoccuper du Net, sont vraiment conscients des risques qu’ils encourent : non pour leur publicité, mais comme si nous n’avions pas chacun, à notre place, à défendre l’idée même de la littérature dans la société [54] ». François Bon, très sensible à l’espace internet comme « lieu privilégié de friction du langage et du monde [55] », explique sans relâche, endosse l’habit du résistant, fustigeant inlassablement le passage raté des éditeurs au numérique, la vieille symbolique verticale, le livre homothétique [56], la « goujaterie de la liste ReLIRE [57] », l’aveuglement des écrivains par rapport à une institution littéraire moribonde, la frilosité de l’université à l’égard des nouvelles technologies.

Il y a donc chez François Bon une posture très revendicatrice, presque manifestaire,  qui peut rappeler le discours des avant-gardes, dans la mise en avant du collectif, dans l’esthétique du bref (« lancer des mots » avec le « risque du plantage »). Mais sur beaucoup d’aspects, le fossé se creuse : rien à voir avec une avant-garde fermée sur elle-même puisque François Bon veut promouvoir un modèle de rencontre entre auteurs et lecteurs. Quant au messianisme de l’avant-garde, pour laquelle la valeur est uniquement dans le futur dans une nécessaire table-rase du passé, il ne correspond pas au projet de François Bon qui est plutôt celui d’une coprésence du passé, du présent et du futur, comme l’explique Mahigan Lepage. La question de l’engagement est également redéfinie ici : tandis que dans les avant-gardes, l’articulation esthétique/politique est étroite, pour François Bon et son réseau « l’action authentiquement politique est avant tout un fait de parole agonistique qui apparaît entre les hommes [58] ». Si l’on veut apprécier la portée politique de l’œuvre de Bon, il faut interroger d’abord l’invention esthétique.

3. Un rapport dialectique permanent entre geste collectif et aventure individuelle

3.1. Le web naturellement pense pluriel : la culture du lien

Déjà en 2001 dans « Volonté » un article pour Politis François Bon évoque sa conception de l’engagement en ces termes :

Il se trouve que pour marcher dans l’obscur et y nouer le langage, nous recourons au partage, à l’expérience faite ensemble, au pacte. […] Nous n’avons d’autre choix que miser ensemble sur le tapis du risque. Et savoir ce qui nous est l’immédiat présent, dans la complexité du monde tout près, qui nous baigne, exige qu’on procède à cette multiplication des paroles : le même ciel ne vaut pas de la même façon pour tous. Pour dire ce qui est là tout près, j’ai besoin de le traverser, et pour que ma parole y tienne, qu’elle fasse aussi lever les autres paroles qui le nomment [59].

La « forme arachnéenne des échanges croisés [60] » sur le Web permet de réaliser ce projet. Le web, « grosse bête bizarre que chacun de nous entretient de ses rythmes [61] » est « myriade de sentes étroites [62] », espace d’action, « des actions d’écriture », et d’interaction, et le site web un lieu de construction de relations : « Quand nous on parle de la création web, nous on pense nuées de blogs et d’écritures qui sans cesse interchangent, on pense partages et contaminations entre blogs, on pense non pas Hééécrivain dans le web, mais réflexion collective sur cette alliance du code et de l’écrit qui catalyse lentement en nouvelles formes narratives, où chacun s’essaye à son tour sur la piste ouverte par un autre [63] ». Le site est un agrégateur de références qui « assure une certaine centralisation », un lieu d’accueil, « une sorte de hub un pôle [64] » au sein de l’écosystème réticulaire du Web. Alexandra Saemmer, dans Portraits de l’écrivain contemporain, choisit l’image du noeud  : « l’auteur sur le web ressemble ainsi plutôt à un nœud dans un réseau, à une étoile tridimensionnelle reliée à d’autres étoiles [65] ». François Bon, du haut de sa « tour de contrôle [66] », son interface Netvibes, suit plus d’une centaine de sites. Il lance l’expérience des vases communicants (deux auteurs échangent leur plateforme le temps d’un texte que chacun signe chez l’autre) : « Il ne s’agit pas de se rendre visible ou de promouvoir sa camelote, mais simplement de travailler en atelier ouvert et se doter de plus de force parce qu’on a le droit d’aller se balader dans l’atelier de l’autre [67] ».  Depuis le 5 mars 2012, la série « dimanche 3 blogs + un coda » constitue un moyen de courcircuiter le discours critique ou de « l’établir autrement [68] ». Les fonctions assumées autrefois par les éditeurs et les revues sont prises en charge par les auteurs et réalisées de manière collective. La présence sur le web permet de faire réseau. Ces auteurs mettent en visibilité les liens tissés entre eux, donnent à voir leurs proximités, dans une logique de notoriété relationnelle. Le réseau joue un rôle crucial dans la construction de la réputation [69].

Dans ces prises de position, il bénéficie du soutien d’un certain nombre de fidèles, notamment lors du conflit avec Gallimard, lorsqu’un mouvement de solidarité se forme par l’intermédiaire des réseaux sociaux et un appel est lancé pour défendre la nouvelle traduction. François Bon recense dans Tiers Livre les billets blog relayant l’affaire [70]. Les titres de certains de ces billets sont évocateurs : « Gallimard l’a amer » par Claro, « Appui à François Bon » par Benoît Mélançon, « En faveur du Vieil homme et la mer » par Laurent Margantin, « Qui se gallimarrera le dernier » par Korben, « C’est à la création qu’ils en veulent » par Mahigan Lepage, « stupide Gallimardise » par Jean-Michel Salaün, et « Le vieil homme et la mer pour Madeleine » par Philippe de Jonckheere qui écrit :

Il ne faut pas être psychanalyste pour voir dans cette affaire des ramifications évidentes, les peigne-culs du vieux monde voient leur influence et leur pouvoir s’effriter, ça les frustre, ils décident de faire un exemple et quelle aubaine, ils vont pouvoir se faire l’auteur d’Après le livre. C’est minable. Pour ne pas mettre en péril l’édifice publie.net, François a retiré sa traduction. Ben moi, cela ne me va pas du tout, cette histoire. J’ai toujours prêté mes bouquins. Et j’en offre aussi assez souvent. Aujourd’hui, c’est l’anniversaire de ma grande fille Madeleine, 13 ans, alors Madeleine, je t’offre le Vieil homme et la mer d’Ernest Hemingway dans sa nouvelle traduction de François, et Madeleine, comme je te l’ai appris, il FAUT prêter ses livres, donc Madeleine vous prête son exemplaire du Vieil homme et la mer. […] Et soyez vous-même un miroir, mettez ce précieux fichier à la disposition de tous [71].

Sébastien Rongier, dans son billet intitulé « 65 euros et 18 centimes » relaie lui aussi l’affaire et en profite pour rendre hommage à François Bon en ces termes :

C’est un symptôme ? Ce ne serait en effet qu’un symptôme s’il ne s’inscrivait pas dans une hostilité générale aux questions numériques, des inflexions et des tentatives, lesquelles ne s’inscrivent pas dans une doctrine économique majoritaire. Un symptôme qui induirait une petite litanie : There is no alternative. Pensée qui refuse désormais la marge ou ne la pense que dans son régime d’intégration. Cela fait maintenant une dizaine d’années que j’avance (avec quelques autres) au milieu des aventures numériques de François. Parce qu’il accueille, donne une place, fait confiance. Ce qui se passe sur remue.net et publie.net ? Une aventure humaine et numérique de partage autour de la littérature ! […] Tout ce qu’on gagne là-dedans, c’est le goût de ce commun, le goût de la littérature et des amitiés Aucun capital à partager ! Désolé. […] Alors, ayons, à cet instant, la naïveté de croire que c’est cela qui fait peur à certains. Sans doute ont-ils oublié ?

Décidément l’époque est sombre. Mais demain, on continue [72].

Même si l’idéologie libertaire se heurte parfois à la loi du marché et à la rémanence de questions juridiques classiques (comme les droits de diffusion), les thuriféraires du tout numérique défendent avec ténacité les mêmes valeurs : éthique du partage, regard décomplexé sur les milieux du livre et de la culture, travail fondé sur la collégialité. Cette culture web, « culture du lien », prend l’allure d’un affrontement entre progressistes et conservateurs, progrès versus décadence. Le ton, décomplexé, volontiers potache pour exprimer le plus sérieux, est neuf, les preuves d’amitié s’affichent sur le web, les relations avec les lecteurs sont plus directes et fréquentes : « une autre conception de l’identité est à construire, non plus l’intime, ce dedans du dedans (intimus), mais le voisinage, ce partage du même chemin (vicinus), non plus le moi-je, mais le toi et moi, le mutuel [73]. »

Cette « rhétorique du collectif [74] » englobe aussi le lecteur, qui ne doit pas subir en consommateur passif, mais participer  activement à la création et soutenir l’effort commun par ses téléchargements : « Ainsi quand vous nous envoyez un courrier Je suis intéressé par votre projet publie.net, tâchez qu’on puisse avoir mesuré cet intérêt par les téléchargements effectués des premiers textes et découvertes proposés [75] ! » Le principe de l’abonnement est vital pour la petite entreprise, comme ce sera le cas pour Tiers Livre, mais il est aussi un moyen de souder la communauté, de reconstituer un équivalent des « cabinets de lecture » des XVIIe et XVIIIe siècles [76].

Pour François Bon, une fois abandonnées les rênes de publie.net, le système d’abonnement installé sur Tiers Livre en mai 2013 pour l’accès aux ressources ateliers d’écriture, aux pages pro et web-livres, est un moyen d’élargir le cercle des fidèles. La taille du public, du réseau de lecteurs autour du site, sa qualité sont des éléments de la constitution de la valeur : François Bon affiche à intervalles réguliers les statistiques de consultation du site et clôt chaque billet en indiquant le nombre de visiteurs, assorti de la formule : « Merci aux visiteurs qui ont consacré 1 minute au moins à cette page ». L’auteur sollicite l’appui des lecteurs pour le site, sa fabrication, son entretien, son évolution : « plus qu’un abonnement, une communauté – exercer ensemble réflexion, orientation, dialogue et partage [77]. » À l’origine, un bouton #partenaires situé en colonne de gauche permettait d’accéder à la page d’abonnement gérée par publie.net, puis il y eut le lancement le 7 janvier 2014 de l’espace WIP (Work In Progress) pour les abonnés de Tiers Livre :

Chaque semaine il y aura un mini bouquet de réalisations simples, téléchargeables  via un PDF lissé sur InDesign ou au format epub pour les liseuses et Mobi pour les Kindle : des ressources strictement hors commerce, chaque semaine elles changeront, pas d’ISBN, juste un petit numéro d’opus […] je souhaite que celles et ceux qui soutiennent mon site, par cet abonnement particulier, puissent disposer d’un confort supplémentaire pour accéder tout simplement au chantier, à l’atelier [78].

Enfin, le 1er mars 2014,  l’espace WIP est réorganisé, avec abonnement sans limite de temps (« 20 euros une fois pour toutes »). Cet espace de ressources téléchargeables se découple en pages work in progress, pages archives avec livres numériques et livres pdf, pages podcasts, fiches ateliers d’écriture et traductions. Régulièrement un courriel de l’auteur est adressé à chaque abonné pour l’informer des nouveaux textes mis en ligne, les lettres aux lecteurs se substituant aux lettres aux auteurs. Les lecteurs peuvent aussi, en appuyant sur l’onglet « soutenir tiers livre », régler la somme de 75 euros et recevoir en échange un disque de Dominique Pifarély. Pour François Bon, dans le prolongement logique de l’expérience publie.net, cet espace est l’occasion de poursuivre l’exploration d’un autre type de relation auteur-lecteur sans dédaigner l’utilisation des outils et des stratégies les plus modernes du management ou du marketing, mais en les vidant ironiquement de leur fonction purement mercantile.

3.2. Eloge de la solitude comme prolongement de l’être avec les autres

Si l’articulation entre expérimentation internet et progression collective est étroite, il y a aussi chez François Bon une volonté d’indépendance. À la nécessité toujours réaffirmée du contact et de la visibilité propre à la culture web se mêle plus spécifiquement chez lui la tentation du repli incarnée dans l’image du jardin secret (et la figure du jardinier : « je travaille depuis longtemps à mon arbre [79] ») : « Mon site c’est mon lieu de vie, refuge, jardin où on m’emmerde pas, et du coup pas trop envie qu’on vienne y voir [80] ». Réaction pour le moins surprenante chez celui qui milite pour un « atelier ouvert ». Le besoin se fait sentir en tous cas de posséder des sites plus éphémères liés à des expériences d’écriture ponctuelles, parfois anonymes, ou des sites privés comme ce fbon.fr, qui lui sert d’ « entrepôt technique [81] ». François Bon a un penchant pour les coins de forêts au Québec où quelques-uns de ses amis ont une cabane : « ce rêve à moi inaccessible a-t-il un équivalent web ? Le souhait d’un espace très vaste avec zones inatteignables, nappes souterraines et rivières [82] ». Entre progression collective et cheminement individuel, François Bon ne veut pas choisir, mais les met en tension, à la recherche d’une sociabilité sans aliénation : « j’aime internet parce qu’il me permet des dialogues parfois très intenses, qui respectent mon besoin privé de silence [83] ». Ce goût de la solitude ne signifie ni repli sur soi, ni solipsisme, mais prolongement sur la scène intérieure de l’être avec les autres et inversement, comme le dit Thierry Crouzet, « plus je me lie aux autres, plus je suis libre [84] ».

4. L’écrivain comme marque

 François Bon est auctor, selon l’étymologie latine, c’est-à-dire « celui qui accroît, qui fait pousser et qui fonde ». Avec les lectures publiques, les performances, les ateliers d’écriture, le site, le magazine nerval.fr, la page facebook et le compte Twitter, et récemment au sein de Tiers Livre l’espace WIP (Work In Progress) qui offre aux abonnés un accès aux pages pro, podcasts, travaux en cours, archives, ressources ateliers d’écritures et à des ebooks (avec chaque semaine un ajout ou une reprise), François Bon ne cesse de multiplier et de varier les formes de communication littéraire et propose « un changement radical de paradigme dans l’économie même du rapport auteur/édition [85] » en élaborant ce que Dominique Viart nomme une littérature « rhizomatique [86] ». La thèse de la « mort de l’auteur » est ancienne : Antoine Compagnon dans ses cours au Collège de France [87] a rappelé l’importance de l’article de Roland Barthes publié en 1968, « la mort de l’auteur », de la conférence de Michel Foucault en 1969, « Qu’est-ce qu’un auteur ? », et des théories de Maurice Blanchot dans le contexte du post-structuralisme. Elles trouvent en apparence un prolongement avec la figure de l’auteur anonyme dans le monde collaboratif de l’internet.

Pourtant, loin de dissoudre la figure de l’auteur, certains sites ou blogs la perpétuent et la renforcent tout en la transformant : ceux initiés par des écrivains ayant acquis un statut d’auteur de littérature dans le régime de l’imprimé. C’est notamment le cas d’Eric Chevillard [88], et surtout de François Bon. Ce dernier semble déplacer les frontières classiques de l’auctorialité par une démultiplication de soi à travers le réseau qui pourrait s’apparenter à la création d’une forme de marque-auteur.

La marque, au sens de « trace » et d’ « entaille », est une notion qui fait particulièrement sens dans l’œuvre de François Bon. Il faut la mettre en relation avec le projet réaliste qui est au fondement de son écriture depuis les débuts et Sortie d’usine. Alors même que François Bon est encore aux Éditions de Minuit, chapelle du Nouveau Roman, il initie un « retour » au réel et s’oriente délibérément vers « Une expérience du monde – et du monde le plus concret et le plus abrutissant [89] », qui sera désormais sa signature, sa patte d’ouvrier des mots, sa marque, cette entaille du réel dans le texte : « Toute fiction, un livre même, est une plaque gravée à l’outil porté dans la main, le sillon dans le métal opaque et brut [90] ». L’écrivain travaille la réalité comme un matériau, et se donne pour exigence de « modeler la phrase au monde comme pour marquer le texte de son empreinte [91] ». Ainsi s’opère ce que Bon appelle, à la fin de Sortie d’usine, « le renversement de l’écriture de l’usine en usine comme écriture [92] ». Aussi l’œuvre porte-t-elle les stigmates d’un monde disparu, « cette vie incrustée dans le texte [93] ». En 2004 il choisit comme titre de roman le nom d’une marque, Daewoo, « l’empreinte, celle de la main des ouvriers [94] » sur des télévisions et des voitures. Les lettres de l’enseigne sont progressivement démontées, l’usine a fermé : les lettres disparaissent au fil du récit, mais l’écriture vient investir la marque et se faire elle-même usine, pour maintenir intacte la trace [95], « Refuser. Faire face à l’effacement même [96] ». Plus récemment, François Bon, dans Après le livre, se rêve en écrivain d’un seul livre qui « serait fait de toutes nos traces, porterait à jamais toutes les cicatrices et les coupures [97] ». Cette œuvre totale fantasmée est à l’origine de Tiers Livre, un labyrinthe de près de six mille articles. Depuis une dizaine d’années maintenant, la figure de François Bon auteur excède en effet largement le livre imprimé, investit le site, se construit discursivement dans les billets quotidiens, les débats, les entretiens, les tweets, que l’on serait tenté de qualifier de « paratexte ». C’est pourtant dans l’articulation de tous ces discours que prend vie l’œuvre de François Bon, son livre en construction, son « arbre », fait de toutes ses traces et dans l’écorce duquel patiemment il imprime sa marque.

Il y a une « puissance » de François Bon, une formidable énergie de travail qui fait songer dans une certaine mesure à celle de cet autre créateur d’une œuvre-monde, Balzac, dont il est du reste un grand lecteur. Mais cette puissance, textuellement mise en abyme dans la figure de la machine, métaphore du travail de l’écrivain, dans les références nombreuses au compact, au solide, à la densité du fer, celle de la mécanique paternelle [98], se mêle étrangement à une sorte de fragilité, une inquiétude, celle de l’expérimentation poétique et du tâtonnement vers l’inconnu. La marque évoque a priori quelque chose de figé, de fixe. Or tout le travail de François Bon tend vers l’instable, l’inachevé, le mouvant. En période de transition numérique, l’auteur chemine « à tâtons » : « Où je suis, moi, là-dedans ? Tiraillé ou contradictoire ? Non, plutôt sur un mode d’ambivalence [99] ». Cette étrange association de force et de fragilité est sans doute la marque de fabrique de l’auteur, sa signature.

4.1. L’auteur à la manoeuvre, « les mains dans le cambouis »

La société du spectacle a vu émerger une catégorie d’auteurs de plus en plus répandue, celle de l’écrivain-vedette, à laquelle, on l’a compris, François Bon n’appartient pas. Assez peu médiatisé en tant que personnalité littéraire, François Bon n’est pas un « artiste-performance » qui se substituerait, sous le regard du « lecteur-spectateur », au livre lui-même, « la figure auctoriale apparaissant comme un moyen spectaculaire d’élimination des significations profondes de l’œuvre [100]». C’est à une rencontre avec le texte en construction qu’il convie le lecteur en lui ouvrant, grâce à Tiers Livre, son « atelier » (mise en ligne des versions de texte en cours), en lui faisant partager ses tâtonnements dans « une alchimie de l’individuel et du collectif [101] ». Pour lui, internet est moins un outil de médiation ou de circulation de l’image spectaculaire de l’auteur qu’un nouvel espace de création où peut encore s’exprimer « la rareté de cet ultra-contemporain essentiel à nos sociétés consommatrices [102] ». Il faut, dit-il, « contaminer internet de l’intérieur pour ne pas le laisser aux démolisseurs du monde [103] ». Il est également très actif sur les réseaux sociaux (Facebook, Twitter) et perçoit tout le potentiel créateur de ces outils de masse qu’il juge indispensables à la visibilité de l’auteur. Régulièrement il déplore l’évidente réticence de l’écrivain d’aujourd’hui à « mettre les mains dans le cambouis pour se faire un site, installer la disponibilité numérique de son travail (et la rémunération qui l’accompagne) » : « Peur de perdre ce statut mirifique, l’écrivain [104] ? ».

 Difficile de soupçonner François Bon de mercantilisation, lui qui affirme qu’il « déteste l’idée de “com” sous toutes ses formes [105] ». Pour publie.net, il déclare vouloir « garder la maîtrise d’une petite structure [106] » : « je ne suis pas un épicier du web [107] » proclame-t-il haut et fort, « la création contemporaine radicale n’a jamais été un vecteur de grande diffusion publique. Pas envie de me polluer à la pub et au marketing, je préfère assumer une position artiste [108] ». Publie.net est en effet un laboratoire où, aux antipodes du best-seller, s’inventent des écritures, des pratiques éditoriales et des modes de lecture ; c’est aussi le lieu où s’expérimente une forme alternative d’économie du livre, face à « ces géants froids de la vente en ligne », à « l’énorme masse vulgaire, commerçante ou muette [109] ». François Bon n’a pas imprimé sa marque sur la toile à coups d’opérations marketing. Il ne fait pas « événement ». Mais il a, depuis le début de l’aventure Web, patiemment creusé son sillon dans ce nouveau media persuadé qu’il y va de la survie de notre littérature : « À trop se protéger, on disparaît sans trace [110] », l’aphorisme conclut un chapitre de méditation sur la disparition de la culture celte que Bon met en relation avec un refus des bénéfices de l’écriture.

Le numérique offre des voies alternatives à la visibilité. Même si François Bon insiste sur le fait que son site est bien un site-œuvre et pas une vitrine d’écrivain, un lieu de constitution et de transformation de son écriture et non pas la médiatisation de son travail d’auteur, il n’en reste pas moins que performativement le site est aussi une vitrine et un espace de mise en scène. On peut donc s’autoriser à l’appréhender sous l’angle de la communication. Dans la démarche de François Bon création et promotion sont étroitement imbriquées dans le même environnement numérique, mis en tension. Comme le souligne Thierry Crouzet : « le blog est un salon du livre permanent où vous vous prêtez à des performances. C’est votre boutique d’écrivain public dans une rue plus ou moins obscure du Nouveau Monde [111] ». Arnaud Maïsetti, décrivant l’écran selon François Bon, y voit « un grand plateau de théâtre », un « théâtre de rue ». L’auteur, metteur en scène, pose le cadre, « le carré de l’écran dans lequel s’engouffre tout », il intercepte « les expériences du monde [112] », et harangue les spectateurs. Certains titres accrochent l’attention [113], par exemple la formule « l’avenir du livre c’est qu’on pourra s’en passer [114] », mais qui est aussi, de l’aveu de l’auteur lui-même, « une phrase de fatigue et d’interrogation profonde ». L’auteur est en permanence à la manoeuvre, « les mains dans le cambouis [115] », pour bâtir son identité numérique. La question de la maîtrise de l’identité numérique est importante pour François Bon, comme dans la pratique générale du web : « Essentiel maîtriser votre identité numérique [116] », « bagarrez-vous sur le web, apprenez à maîtriser votre identité numérique, c’est votre taf, pas celui de votre éditeur papier [117] ». A l’origine François Bon installe son travail sur le web, parce qu’il estime qu’il n’a pas le choix. Il fallait lancer le chantier : « Le site lui-même où je suis l’artisan aussi bien par le texte que par l’ergonomie, la navigation, le codage [118] ». L’aventure publie.net lui permet d’approfondir ensuite ce « véritable artisanat numérique » :

L’envie aussi qu’on propose, qu’on sorte des routines en boucle – les libraires tristes de ce qu’on leur met sur leurs tables par paquets de sorties conformes, le numérique englué dans le vendre à tout prix, les sites moches parce que pas soignés [119].

Cela suppose une maîtrise, même imparfaite, d’outils complexes comme InDesign (pour la mise en page – il ne suffit pas d’enregistrer un fichier traitement de texte au format PDF pour échapper à la grisaille) ou Coda (l’affinage de la scénographie d’un site est un travail permanent, un site qui n’évolue pas tourne vite à la grisaille aussi, et idem l’utilisation des plateformes toutes faites) [120].

L’atelier invisible du site, c’est cette réflexion à sans cesse affiner, déplacer, reconstruire pour la présentation et la mise en page. Effort parfois harassant, mais artisanat indispensable [121].

Espace d’expression et de médiation, le site a une identité visuelle immédiatement reconnaissable. La patte et la signature de François Bon se reconnaissent à la conception graphique, à son impact visible. Le bandeau d’abord, dont le fond est constitué d’une photographie sur laquelle vient s’inscrire le nom du site. La photographie est changée périodiquement, ce qui place d’emblée le site sous le signe du renouvellement permanent. Jusqu’à il y a peu, le même design du bandeau se retrouvait pour les deux autres sites de François Bon, nerval.fr et the lovecraft monument, comme autant de déclinaisons d’une même marque françois bon. Le style s’exporte aussi : François Bon construit « à peine perdue », le site de son ami architecte Emmanuel Delabranche, « fondations, dalles et murs [122] » : il reprend le bandeau photographique et  la même police de caractère arrondie pour le titre.

La page d’accueil aussi ne cesse de bouger, comme Tiers Livre ne cesse de se reconfigurer. Sébastien Rongier analyse ici même la stratégie d’architecture du site qui ne cesse de subvertir la logique de verticalité pour épouser la forme benjaminienne de constellation et commentant la définition par Walter Benjamin de l’oeuvre d’art comme « singulière trame d’espace et de temps », il s’arrête sur la notion de « trame » qui lui semble renvoyer à l’idée du texte tissu et à celle du carrefour. Ces deux idées sont matérialisées aussi par la structure de la page d’accueil du site dans sa dernière mouture : un quadrillage dans lequel chaque cellule présente une ou plusieurs destinations du site classées par rubriques et qui pourrait faire songer au principe du carroyage dans une fouille archéologique. Il est vrai que le lecteur de Tiers livre peut avoir le sentiment, une fois engagé dans ce labyrinthe, d’être un archéologue. Archéologue l’auteur lui-même, qui ne cesse de faire remonter les articles anciens pour les compléter et les confronter à la réalité présente. Pour François Bon, l’écran est à la fois « un enfouissement et un arbre [123] ».

4.2. Un internet vintage

En convoquant de façon récurrente l’image de l’atelier ou celle de la petite boutique d’artisan à l’écart de l’industrie du livre, François Bon défend donc un « artisanat » numérique et une conception « rétro » de la création sur le Web : « ce mardi à Berkeley, écoutant Nicolas Nova et James Bridle, je prenais conscience de ma propre spécificité : site vintage, parce que dépendant d’un certain rapport traditionnel de l’auteur à son travail, organisant l’arborescence en ligne de ce travail, et globalement étanche aux prouesses algorithmiques de l’invention textuelle [124] », « j’y exerce un travail décalqué de mes premiers apprentissages – pas forcément à 60 balais qu’on peut se projeter sur les crêtes où on voit danser ceux qui arrivent [125] », et ailleurs il évoque sa « propre peur de la technique […] je sais très bien ne plus maîtriser en totalité l’outil que j’exploite. Jusqu’à quand pourrons-nous défendre un internet vintage [126] ? ».

Comment interpréter ces références au vintage de la part de François Bon, une notion qui, par ailleurs, connaît aujourd’hui un extraordinaire engouement et constitue l’un des arguments marketing les plus efficaces ? Le mot a d’abord servi à qualifier un millésime ancien pour les spiritueux ou les vins. Mais il est surtout utilisé pour désigner les vêtements anciens de marques prestigieuses reflétant un moment particulier de l’histoire de la mode. Le vêtement vintage est associé à une certaine authenticité. Le phénomène s’est emparé de plusieurs autres secteurs, celui de l’automobile, du design, du cinéma et de la musique (notamment les guitares fabriquées par les grandes marques, comme les célèbres guitares Gibson dont François Bon est amateur : « je crois que j’aime mon site comme j’aime les Gibson vintage de San Francisco [127] »). La référence au vintage n’est pas anecdotique pour François Bon ; plusieurs aspects la motivent en profondeur. Chez lui l’esthétique vintage commande d’abord les choix graphiques du site : « le bandeau à bords arrondis, les polices de caractère parfois comme des joyaux et aussi une certaine idée du web conçu comme livre, mais un livre autre, tiers [128] ». La formule longtemps inscrite à l’intérieur du bandeau, « web magazine depuis 1997 par françois bon », est un clin d’œil aussi au filon du rétro utilisé par de multiples entreprises aujourd’hui, même les plus récentes, pour se donner une image d’authenticité. Le vintage ensuite réintroduit du récit dans un monde frappé par l’épuisement des grands mythes. C’est une tendance qui convoque l’histoire et la mémoire et valorise ce qui a duré, ce qui est imperméable à la mode. Comment ne pas voir qu’il y a chez François Bon une attraction très forte de la tradition : le présent de son oeuvre est tramé de rémanences et de traces littéraires intimes, de ces livres qui l’ont fait (Quichotte, Rabelais, Proust, Saint-Simon, Rimbaud, Baudelaire, Rilke…) : « ils sont à eux tous ce qui nous permet de nous considérer nous-mêmes [129] ». Dans Autobiographie des objets, François Bon « cède à la phénoménologie du souvenir [130] », il écrit une véritable ode au vintage, à ces objets qui appartiennent, comme lui, à un monde disparu et fait l’inventaire de tout ce qui raconte sa propre vie ( le transistor, la dépanneuse Dodge, la DS 19, la lettreuse Dymo ou le briquet Zippo) : « Contrairement à ceux d’aujourd’hui, dont l’obsolescence est programmée pour de vulgaires raisons mercantiles et dont l’existence ne se compte qu’en poignées de saisons, ces objets fatigués ont la particularité d’avoir été fabriqués pour durer, passer d’une génération l’autre, survivre aux morts [131] ». S’habiller vintage suppose une certaine culture et le vêtement ancien prend toute sa valeur du fait qu’il est associé à d’autres pièces, neuves. François Bon revient constamment aux oeuvres les plus anciennes qu’il fait dialoguer avec les plus contemporaines. Il pratique aussi l’hétérogénéité des références typique du postmodernisme (à l’opposé de la culture hiérarchisée décrite par Bourdieu dans La Distinction), comme autant de goûts personnels, de marqueurs identitaires. Et ce vintage dit qui est François Bon et qui sont ceux qui l’accompagnent dans son aventure. Comme la marque vintage est porteuse d’une histoire, Tiers Livre ne cesse de revisiter nostalgiquement les débuts de l’Internet et de constituer sa propre histoire : « se détacher des recherches techniques conditionnant l’avancée textuelle […] mais savoir que mon propre chemin textuel suppose d’avancer en profondeur dans la façon dont le site, en lui-même, est une histoire qui se raconte [132] ». Certains aussi ont porté le vintage sur le terrain militant en le présentant comme une réaction contre la massification de la mode et une façon de ne pas en suivre tous les diktats, contre l’uniformité et la globalité, une contre-mode. Le travail de François Bon est animé d’un souci de résister aux « mastodontes du net qui nivellent les pratiques [133] » et publie.net constitue une arme contre « la best-sellerisation normative [134] ».

Conclusion

La notoriété numérique de François Bon et de son site est aujourd’hui incontestable : « l’écrivain d’un seul livre [135] » est désormais indissociable de Tiers Livre, qui est devenu sa marque, son arbre. Actif sur les réseaux sociaux (il « expéritweete depuis avril 2008 »), il interagit et dialogue avec une véritable communauté d’auteurs et de lecteurs dont il est l’un des principaux animateurs. Il peut embrasser les techniques nouvelles, les modes, les outils marketing, sans abdiquer pour autant les exigences d’écriture : « l’apparition de nouveaux supports […] crée de nouveaux usages de lecture, devenus massifs, qu’il est précisément de notre responsabilité d’investir avec le meilleur sinon c’est la réserve d’indien [136] ». Il les utilise ironiquement, les subvertit ou s’en distancie. Il s’expose tout en se ménageant des lieux de repli, des marges, où il peut s’isoler : « l’écran, cadre qui isole et délimite, est une garantie de discrétion. Savoir toujours mesurer soi-même ce qu’on laisse transparaître de privé et quelle barrière, ou fiction, on établit pour délimiter l’échange public [137] ». En se démarquant il édifie son identité numérique, loin de toute stratégie de communication, loin de tout cynisme, avançant à tâtons. L’auteur aux aguets, e – veilleur exigeant, rebelle aux compromis, s’abandonne en même temps à l’imprédictible, poète « qui ouvre dans la langue un véritable puits : étroite ouverture noire, très profonde, dangereuse ». « À la fois aux aguets et dans l’abandon », comme Saint-Augustin écrivant  de Carpaccio [138]Projeté dans un monde mouvant, dangereux parce qu’il liquide les positions acquises à commencer par le statut de l’écrivain, l’auteur avance avec l’inconnu devant soi, il lui faut descendre « dans le Maelström [139] » et s’abandonner au flux du langage tout en s’interrogeant, au fil même de son parcours, sur la progression de l’écriture, avec humilité et non sans humour : « Prenons comme immense chance d’être nous-mêmes saisis par la mutation en cours, et que notre écriture piégée par de nouvelles formes de lecture et de diffusion, nous contraigne au saut (et pour finir il lâche son iPad et saute) [140] ».

Notes

[1]  Tiers Livre, « Vers un Internet de littérature », article 929.

[2] remue.net, « L’ours des remueurs et des remueuses », article 1846.

[3] Gilles Bonnet, François Bon. D’un monde en bascule, Chêne-Bourg, Éditions la Baconnière, 2012.

[4] François Bon, Tiers Livre, « journal |écrire comme rendez-vous », article 1564.

[5] Gilles Bonnet, François Bon. D’un monde en bascule, op. cit., p. 18.

[6] François Bon, Après le livre, Paris, Seuil, 2011, p. 62.

[7] Tiers Livre, « Twitter mode d’emploi », article 2010.

[8] Tiers Livre, « Où en sont les pionniers du Net », article 69.

[9] François Bon, La Folie Rabelais, Paris, Minuit, 1990.

[10] François Bon, Après le livre, op. cit., p. 64.

[11] Protée, vol. 39, n° 1, « Esthétiques numériques, textes, structures, figures », Bertrand Gervais & Alexandra Saemmer (dir.), printemps 2011, p. 9-22.

[12] Gilles Bonnet, François Bon. D’un monde en basculeop.cit., p. 234-235.

[13] Tiers Livre, « de l’auteur comme écosystème », article 2227.

[14] Sébastien Rongier, « Tiers Livre, une structure en constellation », ici.

[15] Interlignage.fr/2011/01/interview-francois-bon

[16] Tiers Livre, « Je n’ai jamais été un écrivain professionnel », article 2697.

[17] Ibid.

[18] Patrice Flichy, Le Sacre de l’amateur : sociologie des passions ordinaires à l’ère numérique, Paris, Seuil, « La république des idées », 2010. Le titre fait écho  à l’ouvrage de Paul Bénichou Le Sacre de l’écrivain.

[19] Alexandre Gefen, « Le devenir numérique de la littérature française », Implications philosophiques.org, espace de recherche et de diffusion, 19 juin 2012.

[20] Alain Viala, Naissance de l’écrivain. Sociologie de la littérature à l’âge classique, Paris, Éditions de Minuit, « Le sens commun », 1985.

[21] Tiers Livre, rubrique 102.

[22] Tiers Livre, « Tiers Livre dépouille & création – le site web comme objet d’étude universitaire ? », article 3659.

[23] Tiers Livre, « ça manque d’hauteurs », article 2063.

[24] Gilles Bonnet, « L’Écranvain et la nouvelle-écran : pour une poétique de la microfiction numérique », disponible en ligne ici. Voir aussi l’article qu’il a signé dans ce dossier, « On relit toujours avec de soi : l’écranvain en son site » : ici.

[25] Tiers Livre, « François Bon | CV bio [màj permanente] ».

[26] Ibid.

[27]  Tiers Livre, « videoself | du soi fantôme », article 1686.

[28] Tiers Livre, article 2236.

[29] Tiers Livre, article 1578.

[30] Tiers Livre, rubrique 69.

[31] Tiers Livre, « histoire de mes livres, série | le sommaire », article 3688.

[32] www.lexpress.fr/culture/livre/autobiographie-des-objets_1162779.html, publié le 24/09/2012.

[33] François Bon, Bob Dylan, une biographie, Paris, Albin Michel, p. 460.

[34] Valentin Burger, Publie.net, un autre visage d’internet,  mémoire de M2 « Monde du Livre » rédigé en 2010, Université d’Aix-Marseille 1, p. 70, disponible en ligne ici.

[35] Ibid.

[36] Voir « 12 ans de Web à chaque seconde » article 2050, « petite tentative d’autobiographie numérique » article 3674.

[37] Pierre Perroud, le fondateur d’Athena, Michel Pierssens fondateur du site Maldoror, les membres de l’Association des bibliothécaires universels liés au Conservatoire des arts et métiers.

[38] Propos recueillis par courriel le 01/09/2012 par Véronique Anger-de Friberg : « Quand François Bon, figure incontournable de l’édition numérique, révolutionne le petit monde de l’édition française », ici

[39] Tiers Livre, « L’écran et le livre », article 253.

[40] Tiers Livre, « Publie.net : lettre aux auteurs », article 1070.

[41] Remue.net, Jean-Marie Barnaud,  dans « Dix ans et ça remue encore », rubrique 248, article 2555.

[42] Remue.net, Jean-Michel Defromont dans ibid.

[43] Mobile.twitter.com /fbon/status/185046809729708032, 16:52, mercredi 28 mars 2012.

[44] Paru dans le dossier « Littérature. L’engagement aujourd’hui », coordonné par Christophe Kantcheff, Politis, n° 642, semaine du 15 au 21 mars 2001.

[45] C’est nous qui soulignons.

[46] Tiers Livre, « Où en sont les pionniers du Net », article 69.

[47] Valentin Burger, Publie.net, un autre visage d’internet, op. cit., p. 97

[48] Gilles Bonnet, François Bon. D’un monde en bascule, op. cit., p. 232-233.

[49] François Bon cite à plusieurs reprises cette formule de Franz Kafka, reprise aussi en exergue de « l’ours des remueurs et des remueuses » (remue.net, article 1846).

[50] François Bon, Après le livre, op. cit. , p. 221.

[51] « Portrait de moi en perdu de l’écriture » dans Tumulte, Paris, Fayard, 2006, p. 231.

[52] Tiers Livre, article 3447.

[53] Selon Gallimard les droits d’édition de ce texte, tombé dans le domaine public aux États-Unis et au Canada, lui appartiennent. L’éditeur demande à l’écrivain des dommages et intérêts pour l’ensemble des copies vendues, soit 22 exemplaires. La diffusion constitue pour l’éditeur un « acte de contrefaçon ».

[54] « À propos des blogs », enquête du Magazine Littéraire, article 592.

[55] Tiers Livre, « Vers un internet de littérature », article 929.

[56] Tiers Livre, « Le livre sera homothétique (ou ne sera pas) », article 2003.

[57] Tiers Livre, « Pro | auteurs, contre l’Etat voleur réclamez vos droits ! »,  article 3447.

[58] Stéphane Inkel, « Archéologie du politique chez François Bon », @nalyses, vol. 7, n°1, hiver 2012, ici.

[59] Article paru dans Politis le 15 mars 2001 : ici.

[60] Laurent Demanze, « François Bon : un auteur au présent », compte-rendu de lecture de l’ouvrage de Dominique Viart, François Bon, Étude de l’oeuvre, Paris, Bordas, 2008, Acta fabula, revue des parutions, document 4569, ici.

[61] Tiers Livre, « dimanche 3 blogs », article 3506.

[62] Ibid.

[63] Tiers Livre, « Tiers Livre dépouille & création — le site web comme objet d’étude universitaire ? », article 3659.

[64] Valentin Burger, Publie.net, un autre visage de l’Internet, op. cit., p. 100.

[65] Alexandra Saemmer, « Auteurs en réseau », dans Portraits de l’écrivain contemporain, Jean-François Louette & Roger-Yves Roche (dir.), Seyssel, Champ Vallon, 2003, p. 326.

[66] Propos recueillis par Véronique Anger-de Friberg le 01/09/2012 (par courriel) : « Quand François Bon, figure incontournable de l’édition numérique, révolutionne le petit monde de l’édition française », en ligne ici.

[67] Ibid.

[68] Ibid.

[69] Sur cette question on pourra consulter l’article de Valérie Beaudouin, « Trajectoires et réseau des écrivains sur le Web, construction de la notoriété et du marché »,  Réseaux, La Découverte, n°175, mai 2012, p. 107-144.

[70] « addendum 2 : le web, c’est quand même quelque chose… », dans  Tiers Livre, « Il y a un an : Gallimard versus publie.net », article 2788.

[71] Philippe de Jonckheere, desordre.net, le bloc-notes du désordre, 2 décembre 2012.

[72] C’est-à-dire le montant des dommages et intérêts demandés par Gallimard, correspondant aux vingt-deux téléchargements de la traduction de François Bon.

[73] Christophe Genin, « “Culture numérique” : une contradiction dans les termes ? », communication présentée au colloque « Digital Culture and Heritage », Haus der Kulturen der Welt, Berlin, 31 Août 2004-2 septembre 2004, en ligne ici (format pdf, p. 17).

[74] L’expression est de Valentin Burger, op. cit.

[75]  Tiers Livre « Publie.net/lettre aux auteurs, 3 », article 1070.

[76] Il s’agit d’offrir, en l’échange d’un abonnement annuel, l’accès à une grande partie des productions littéraires du temps, mais aussi à des feuilles de nouvelles et à des usuels (dictionnaires). Ces cabinets, ou clubs du livre, sont aussi des lieux de sociabilité à la manière des salons culturels où les lecteurs se réunissent autour d’une bibliothèque pour discuter du livre et de son contenu.

[77] Tiers Livre, « #WIP_ | téléchargement mode d’emploi »,  art. 3608.

[78] Tiers Livre, « abonnés, lancement de l’espace WIP »,  art. 3837.

[79] François Bon, Après le livre, op. cit., p. 202.

[80] Tiers Livre, « Dépouille et création »,  art. 3659.

[81]  Tiers Livre, « la collection de nos noms de domaine constitue-t-elle un texte ? »,  art. 2329.

[82] Ibid.

[83] Tiers Livre, « [reprise] bruit de fond et création : blogs d’écrivains », art. 592.

[84] Blog de Thierry Crouzet, “comment un auteur peut-il exister en ligne ?“, 17/11/2012.

[85]  Tiers Livre, « #WIP_ | téléchargement mode d’emploi »,  art. 3608.

[86] Il emprunte ce mot à Gilles Deleuze.

[87]  « Qu’est-ce qu’un auteur ? : cours d’Antoine Compagnon » : ici.

[88] Ugo Ruiz : « Ethos et blog d’écrivain : le cas de L’Autofictif d’Eric Chevillard », Contextes, n° 13, « L’ethos en question », 2013.

[89] Dominique Viart, François Bon. Étude de l’œuvre, Paris, Bordas, coll. « Écrivains au présent », n° 4, 2008, p. 8.

[90] François Bon, Le Solitaire, Montolieu, Deyrolle, 1996, p. 23.

[91] Dominique Viart, François Bon.  Étude de l’œuvreop. cit., p. 17.

[92] François Bon, Sortie d’usine, Paris, Éditions de Minuit, 1982, p. 165.

[93] François Bon, La Folie Rabelais, Paris,  Éditions de Minuit, 1990. Citation placée par Gilles Bonnet en exergue de son ouvrage,  François Bon. D’un monde en bascule, Chêne-Bourg, Editions La Baconnière, 2011, p. 9.

[94] « Finalement, on appelle roman un livre parce que… », entretien accordé à Sylvain Bourmeau, pour les Inrockuptibles,  : ici.

[95] On pourra lire à ce sujet l’article de Mahigan Lepage, « La machinerie du roman (Daewoo de François Bon) », revue hors-sol.net, 7 février 2012.

[96] François Bon, Daewoo, Paris, Fayard, 2004, p. 9.

[97] François Bon, Après le livreop. cit., p. 199.

[98] On peut, sur ce point, se reporter à l’article de Christine Jérusalem, « Les mécaniques optiques de François Bon : l’écrivain en photographe », dans Traces photographiques, traces autobiographiques, dir. Danièle Méaux et Jean-Bernard Vray, publications de l’Université de Saint-Etienne, 2004, p. 245.

[99] Tiers Livre, « histoire de mes livres, série », art. 3688.

[100]  Melliandro Mendes Gallinari, « La “clause auteur ” : l’écrivain, l’ethos et le discours littéraire »,  Argumentation § Analyse du Discours,  revue électronique du groupe ADARR, « Ethos discursif et image d’auteur », 3/2009, aad.revues.org/663.

[101]  Tiers Livre, « abonnés, lancement de l’espace WIP »,  art. 3837.

[102]  Présentation générale de la maison d’édition publie.net : ici.

[103] Tiers Livre, « si la littérature peut mordre encore », art. 519.

[104] François Bon, Après le livre, op. cit., p. 199.

[105] « François Bon : La littérature est une construction rétrospective », www.magazine-litteraire.com, 4/05/2012.

[106] « François Bon, ultra-moderne éditeur : un entretien » par Emmanuel Tugny, Blogs.mediapart.fr, 23/01/2013.

[107] Tiers Livre, « de l’auteur comme écosystème », art. 2227.

[108] « François Bon, ultra-moderne éditeur : un entretien » art. cit.

[109] Tiers Livre, « si la littérature peut mordre encore », art. 519.

[110] Tiers Livre, « de se peindre en bleu pour mourir »,  art. 2323.

[111] Blog de Thierry Crouzet, “comment un auteur peut-il exister en ligne ?“, 17/11/2012.

[112] « Tiers Livre : “le théâtre c’est dedans ” », article d’Arnaud Maïsetti dans le présent dossier : ici.

[113] Thierry Crouzet insiste lui-même dans son blog sur l’ importance de choisir des titres percutants : « il faut soigner les titres. Comme ils capturent l’attention, ne craignez pas de provoquer,” Soyez un peu journaliste ” », comment un auteur peut-il exister en ligne ?“, 17/11/2012.

[114] Tiers Livre, « l’avenir du livre c’est qu’on pourra s’en passer », art. 3736.

[115] Tiers Livre, « l’Internet comme fosse à bitume », art. 749.

[116] Tiers Livre,« auteurs § droits numériques : un résumé », art. 2017

[117] Interview de François Bon par Laurent Martinet,  « François Bon : « On n’a même plus besoin du terme ‘livre’ », lexpress.fr, 17/03/2011.

[118] Tiers Livre, « #Berkeley », article 3674.

[119] Tiers Livre, « abonnés, lancement de l’espace WIP », art. 3837.

[120] Tiers Livre, « #WIP 5 | l’abonnement à perpétuité, c’est parti », art. 3898.

[121] Tiers Livre,«#WIP 4 | lentement mais sûrement », art. 3884.

[122] « remerciements », àpeineperdue.fr, art. 6.

[123] Arnaud Maïsetti, ici.

[124] Tiers Livre, « digression | ce que serait le site d’une seule histoire », art. 3749.

[125] Tiers Livre, « Tiers Livre dépouille § création – le site web comme objet d’étude universitaire », art. 3659.

[126] Tiers Livre, « L’écran et le livre », art. 253.

[127] Tiers Livre, « digression | ce que serait le site d’une seule histoire », art. 3749.

[128]Mahigan Lepage, le dernier des mahigan, travellings, « le web comme cinéma », mahigan.ca, art. 485.

[129]  Tiers Livre, « si la littérature peut mordre », art. 519.

[130]Jérôme Garcin, Le Nouvel Observateur du 20/07/2012.

[131]Jérôme Garcin, « C’est tout Bon »,  Le Nouvel Observateur du 23/08/2012.

 [132] Ibid.

[133]Dominique Viart, François Bon. Étude de l’oeuvre, op. cit., p. 150.

[134]  Tiers Livre, « l’avenir du livre », art. 1009.

[135]François Bon, Après le livre, « nous serions alors chacun l’écrivain d’un seul livre », op.cit., p. 199.

[136] Tiers Livre, « L’Eclat contre Numilog : mauvaise pioche », art. 1482.

[137] François Bon, Après le livre, op.cit., p. 194.

[138] Tiers Livre, « Après le livre | qu’est-ce que je regarde quand j’écris ? », art. 2392.

[139] Une descente dans le Maelström, nouvelle d’Edgar Poe publiée en 1841 : François Bon l’évoque à plusieurs reprises, notamment dans « reconnaissances à Edgar Poe »,  art. 1315.

[140] Tiers Livre, « petite tentative d’autobiographie numérique », art. 3674.

 Auteur

Florence Thérond est maître de conférences en littérature générale et comparée à l’université Montpellier Paul-Valéry. Elle travaille sur l’extrême contemporain et notamment sur la littérature numérique. Elle anime au sein du RIRRA21 le programme « la littérature à l’heure du numérique : nouvelles pratiques, nouvelles postures ».

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