« Lâcher la rampe ». Configuration et mise en intrigue dans les longs formats de Florence Aubenas


À la différence de certains écrivains-journalistes (Jean Hatzfeld, Jean Rolin, Emmanuel Carrère) qui ont délaissé la presse pour se consacrer quasiment exclusivement à des formats longs de librairie, Florence Aubenas pratique le long format alternativement dans le quotidien, dans le magazine et en livre et lui consacre une poétique paradoxalement fondée sur du bref. Sa médiapoétique se caractérise en effet par un dispositif complexe entre bref monté (agrégations d’éclats pour rendre compte d’autres voix, dénonciation des travers d’une société souvent injuste par la simple exhibition de ses dysfonctionnements) et long élagué (disparition de tous les détails qui pourraient nuire au plaisir de la lecture, invisibilisation notamment de la reporter, mise en place d’une intrigue percutante) qui aboutit dans L’Inconnu de la poste comme dans Le Quai de Ouistreham à une forme de numéro d’équilibriste particulièrement réussi.

Unlike some writer-journalists (Jean Hatzfeld, Jean Rolin, Emmanuel Carrère) who have largely abandoned the press to devote themselves almost exclusively to books, Florence Aubenas practices the long format alternately in the daily newspaper, in the magazine and in the book, and links to it a poetics paradoxically based on the brief. Her mediapoetics is indeed characterized by a complex device between short edited (aggregations of fragments to account for other voices, denunciation of the shortcomings of an often unjust society by the simple exhibition of its dysfunctions) and long pruned (disappearance of all the details which could harm the pleasure of the reading, invisibilization in particular of the reporter, setting up of a powerful plot) which leads in L’Inconnu de la poste as in Le Quai de Ouistreham to a form of particularly successful balancing act.


Texte intégral

Florence Aubenas constitue déjà aujourd’hui, même si sans doute ce constat l’ennuie, pour la presse écrite française une légende et elle rejoint Albert Londres dans le panthéon assez déserté des grands journalistes français mythifiés. Il serait facile, mais très réducteur, de réduire sa visibilité à son expérience d’ex-otage en 2005 en Irak, à sa dénonciation des dévoiements de l’enquête dans l’affaire d’Outreau en 2005 ou même à son livre à succès de 2010, Le Quai de Ouistreham, décrivant une immersion de six mois dans des milieux précarisés dans le Nord de la France. Car il n’existe pas en France actuellement d’autre journaliste capable de créer, comme elle, une véritable frénésie autour de quelques pages de reportages sur un rond-point lors du mouvement des gilets jaunes (Le Monde, 16-17 janvier 2019), dans un EHPAD au début de la pandémie (Le Monde, 1er avril 2020) ou dernièrement sur les traces d’une femme des bois dans une vallée cévenole (Le Monde, 2-3 mai 2021). Même si elle intervient aussi bien en tant que reporter de guerre que fait-diversière, sa patte est reconnaissable entre toutes, d’abord par ses sujets de prédilection (plutôt du côté des espaces et des mécanismes d’invisibilisation, des délaissés de la société, des informations « en bas de la pile [1] »), ensuite par les dispositifs qu’elle met en place (un côtoiement assidu de ses sujets dont elle insère les mots bruts sous la forme d’éclats brefs à l’intérieur du reportage, sa propre invisibilisation dans la restitution finale), enfin par son style, mélange de détails précis, d’empathie et d’ironie. Surtout, que ce soit dans ses reportages-livres mais également au Monde, dans une époque qui paraît surtout concernée par la rapidité et les formes brèves, Florence Aubenas pratique le long format. Ce privilège de la longueur paraît moins une conséquence de son succès qu’une condition de sa pratique. Le long tient d’abord évidemment à la durée de ses enquêtes mais aussi et peut-être surtout à l’écriture car c’est aussi l’immersion du lecteur que cherche à provoquer une Florence Aubenas de plus en plus attentive à « la cuisine de l’écriture [2] » et de plus en plus encline aussi aujourd’hui à convoquer sinon des modèles, du moins des références, littéraires. Ces références viennent des dispositifs mimétiques du roman réaliste et naturaliste mais également du nouveau journalisme américain [3]. La longueur est provoquée par la nécessité de mêler du configurant et de l’intriguant, si bien que nous verrons que le long chez Aubenas est fait, très paradoxalement, à la fois de « bref » monté (configuration) et de « très long » élagué (mise en intrigue).

1. Un goût pour le long

Évidemment, en utilisant la formule « long format », on se trouve devant un problème de terminologie et de quantification. À partir de quelle taille dans la presse française peut-on parler de long format ? S’agit-il seulement de nombre de signes ou prend-on en compte d’autres facteurs comme la durée de l’enquête ?

1.1 Une affaire de signes

 Il existe incontestablement chez Aubenas une tendance affirmée au long : à côté de ses longs papiers dans Le Monde, elle en réalise de plus étendus encore dans M. Le Magazine du Monde, pratique volontiers la série estivale d’articles et surtout écrit régulièrement des enquêtes en utilisant le format du livre.

Florence Aubenas, ces dernières années, obtient quasiment toujours pour ses papiers dans Le Monde une pleine page et il n’est pas rare qu’elle se voit attribuer une double page, voire plus, sur le modèle des longs papiers dans les journaux américains, mais aussi si l’on veut rester dans une référence française, dans la tradition des grands reportages d’Actuel dans les années quatre-vingt. Elle défend souvent l’idée d’un allongement de ses papiers dû à l’époque, en expliquant qu’au début des années 2000, la presse avait pris l’habitude de s’aligner sur les formats courts de l’audiovisuel et qu’aujourd’hui le journaliste, pour se démarquer des réseaux sociaux, est amené à faire du long. : « Le fait qu’il y ait des sujets courts, du twitter, du rapide, c’est bien et cela développe de l’autre côté du beaucoup plus long. On peut écrire beaucoup plus long aujourd’hui qu’on ne le faisait il y a dix ans [4] ». En fait, il s’agit plutôt de sa marque de fabrique, comme le montre cette déclaration d’un témoin : « J’ai connu Florence en août 1998. Elle est venue à Casablanca faire une enquête sur les haragas (immigrés clandestins). Elle a rencontré tout le monde, ONG, ex-clandestins et futurs clandestins. Elle a fait six pages dans Libération. Elle a fait prendre conscience à l’ensemble des acteurs marocains de l’immigration clandestine » [5]. Ses papiers font autour de 1800 mots pour une page, 3600 pour une double page avec illustrations, soit entre 14 et 15 feuillets…

Mais elle développe également d’autres pratiques caractéristiques du long format comme la série d’articles d’été, saison censée propice au temps de la lecture. En août 2014, elle propose une traversée du Maghreb, un reportage dans la veine des reporters de l’entre-deux-guerres, avec un humour encore plus décapant que celui d’Albert Londres : on y trouve même « une autoroute inachevée [6] », clin d’œil discret à la route des forçats dans Au bagne. En août 2016, elle fait une série plus orientée vers le crime « Face aux ténèbres ». En août 2019, elle donne une série de six articles sur l’hypermarché (soit 10 800 mots à peu près) [7]. Elle mobilise parfois M. Le Magazine du Monde, à l’instar d’Emmanuel Carrère avec la revue XXI, comme un tremplin pour des œuvres longues. Le 11 octobre 2014, en 3000 mots, elle y signe une première contre-enquête sur l’assassinat de Catherine Burgod. Cet article contient déjà un certain nombre de scènes importantes du livre de 2021, L’Inconnu de la poste, et notamment les scènes cruciales du meurtre et du cimetière. Ses articles dans M. le Magazine font souvent plus de 5000 mots, autour de 32 000-35 000 signes, un peu en dessous d’un article de mook, c’est-à-dire environ la moitié de la taille des articles des grandes revues américaines de journalisme narratif.

Enfin sa carrière, depuis 2005, est rythmée par des parutions de livres importants. Citons, outre le recueil de ses articles du Monde dans En France (2014), trois livres remarqués La Méprise (2005), Le Quai de Ouistreham (2010) et le dernier, L’Inconnu de la poste (2021). Elle constate d’ailleurs avec malice quand elle a fait la couverture du Nouvel Obs lors de la sortie d’En France : « Si j’avais proposé un seul de ces reportages, je n’aurais pas eu deux pages [8] ». Ce passage à l’édition est loin de constituer un hapax : un certain nombre de ses confrères et consoeurs de la presse écrite se sont aussi lancés dans l’alternance entre articles et ouvrages de librairie mais Florence Aubenas ne pratique pas directement le journalisme politique [9] comme les uns (Raphaëlle Bacqué, Ariane Chemin, Franz-Olivier Giesbert) et elle ne semble pas tentée par des projets plus explicitement littéraires, voire parfois fictionnels, comme les autres (Jean Rolin, Jean Hatzfeld, Sorj Chalandon) dont elle est pourtant proche, aussi bien par l’esprit que par la vie (ils sont tous passés par Libération).

1.2 La durée de l’enquête

La longueur du récit paraît liée au temps dégagé pour l’enquête. Florence Aubenas relève de la famille des grands reporters mais elle ne définit pas le grand reportage par la distance du déplacement (à côté des reportages lointains de guerre, son livre En France montre une enquête dans la France dite profonde : « Quelles manifs a-t-on couvertes en France ? Marseille, Paris et Lyon. Qu’en pense Pithiviers ? Je n’en sais rien. C’est un gros défaut. C’est parfois parce que la manif est petite qu’il faut y aller [10] ») mais par la durée du temps passé sur le terrain. Pour le reportage sur les gilets jaunes sur un rond-point, dix jours ont été nécessaires « pour faire partie des meubles » :

Quand je suis arrivée sur ce rond point, les gens étaient très méfiants. « Notre porte-parole n’est pas là », m’ont-ils dit. Ils m’ont installée sur une chaise en plein froid, loin du brasero. Les Gilets jaunes me filmaient avec leurs portables pour prouver après que j’avais menti. Au bout d’une heure et demie, je gelais, je me suis approchée du brasero. On a discuté. Ca s’est un peu détendu… Quand ils m’ont dit au revoir, j’ai dit « Non, vous voyez l’hôtel Campanile, là-bas ? je m’installe pour dix jours ». Ils étaient surpris. Au bout d’un moment, j’ai fait partie des meubles… Moi-même j’ai changé d’avis sur eux. Il n’y a pas de raccourci possible pour traiter ces sujets. Il faut du temps. Alors que dans notre métier, on chausse toujours des bottes de sept lieues, avec les avions, on va toujours trois fois plus vite – trop vite ? … [11]

Pour son reportage pendant le confinement, elle passe onze jours dans un EHPAD de Bagnolet en Seine-Saint-Denis ; en 2016, pour une plongée au cœur du malaise policier, elle reste dix jours au commissariat de Sarcelles. Pour Outreau, il lui faut séjourner deux mois sur place lors du procès.

J’ai ce luxe de choisir mes sujets et d’avoir du temps. Passer plus d’un mois d’été à Piemanson ou quinze jours à Hénin-Beaumont lors des dernières élections municipales ne me pose aucun problème, je n’ai presque pas de vie privée – ce que j’assume très bien [12].

Dans L’Inconnu de la poste, enquête qui lui a pris plus de six années, la reporter explique qu’elle a passé des heures à regarder avec Gérald Thomassin des films sur son portable et qu’il lui a appris ensuite à faire la manche « selon les règles » [13].

Je partage ça avec les pêcheurs à la ligne. Je suis tellement emportée par l’histoire que ça me semble bref, je me dis que j’ai dû oublier quelque chose. Tu ne peux pas comprendre comment quelqu’un pense si tu ne passes pas du temps avec lui. Il n’y a pas de raccourci. Tu ouvres des milliers de tiroirs sans savoir [14].

Elle prend des notes sur un carnet – et même aujourd’hui, du fait de la judiciarisation des mœurs, enregistre – et rédige à son retour le reportage. La durée de l’enquête est ce qui permet de faire le tour d’un sujet, de se mettre dans la peau des personnes qu’elle rencontre, de s’affronter à leurs difficultés, de comprendre leurs vies. Ce temps considéré comme composante essentielle de l’immersion constitue l’un des principes premiers du nouveau journalisme, parfois rebaptisé slow journalisme. Mais la longueur du papier tient aussi aux mots qu’il faut accumuler pour immerger le lecteur, pour tenter de partager avec lui ce temps long du terrain, de ses détails et de ses sinuosités, pour configurer.

2. Du « bref » monté pour configurer

Il faut d’abord configurer les événements pour établir des faits, leur donner sens, pour établir des causalités. La configuration, pour le narratologue Raphaël Baroni [15], inscrit les événements racontés dans une totalité intelligible et leur donne un sens. Cette configuration explicative, chez Aubenas, passe par le montage d’éléments très brefs : détails descriptifs, éclats de parole…

2.1 Le bref

Les articles d’Aubenas se reconnaissent à la fois à son goût très naturaliste pour le petit fait vrai et à son empathie avec ses sujets, à son positionnement du côté des faibles, des marginaux et des sans-voix et aussi à une forme d’ironie, notamment envers les puissants mais pas seulement. Or détaillisme, empathie, et ironie se manifestent lors de l’insertion d’éclats : un détail descriptif sur lequel elle va revenir ou des paroles rapportées, non commentées explicitement mais qui, par la manière dont elles sont énoncées, prennent sens. Ainsi dans La Méprise, le mantra de Myriam Badaoui (celle qui a dénoncé abusivement ses voisins pour pédophilie) – « vous voulez voir mes cicatrices ? –, dont Florence Aubenas finit par faire une rengaine insistante, révèle non seulement son passé douloureux mais aussi son exhibitionnisme et son besoin maladif d’être considérée et reconnue.

Les fragments de paroles au discours direct, dépouillés de leur environnement discursif social, permettent souvent d’avoir accès au plus intime des sujets, et ils constituent des révélateurs brutaux de drames privés.

Monsieur Nutella vient de se garer sur le parking de l’Hyper U. À l’accueil, une employée cherche la trace d’une transaction : un père de famille a découvert sur sa carte bancaire un mystérieux débit de 179 euros au magasin. Ça y est, elle a trouvé. « Il s’agit d’un portable et de bières. » Ton réconfortant : « En promo, les bières. » Le père grince. « C’est mon fils, sûr. » Il l’appelle. Mais le fils disputait un match de foot, ce jour-là. « Alors, qui ? », demande l’employée, par-dessus ses lunettes. Elle s’est prise au jeu. Le père devient blanc. « Ma femme. »

Saynète. Brutale intrusion dans les intimités [16].

Dans les cas les plus forts, l’empathie passe par l’intégration du flux de conscience du témoin, par une sorte de fusion avec le point de vue interne.

Lundi 23 mars. Accroupie près de l’ascenseur, Sihem répare le déambulateur de Mme Dupont. Une toux secoue la vieille dame, et Sihem sent quelques postillons lui tomber sur le visage. « Cette fois, c’est fait, elle pense. Si elle l’a, je l’ai. » Sihem se relève. Se ressaisir. Empêcher le film catastrophe de lui envahir la tête. Continuer la tournée du matin en se disant : « On est l’armée, il y a une guerre, il faut être courageuse [17]. »

2.2 L’ironie

Parfois la forme brève est plus radicalement ironique. Car Florence Aubenas n’est pas dans l’angélisme et ne cache pas dans ses reportages que le sentiment d’exclusion peut conduire à des formes d’extrémisme idéologique qui passent par le conspirationnisme, le complotisme, le racisme. Elle n’hésite pas à recourir alors à la paralepse, c’est-à-dire à intégrer une information qui excède la logique du point de vue rapporté, comme dans cette scène qui, visiblement, précède sa rencontre :

Ca y est, les couples homosexuels auraient le droit de passer devant le maire, et, en cas de refus, tout élu pourrait être condamné à 70 000 euros d’amende et 3 mois de suspension. « Tu as entendu ce que tu risques ? » a glissé Mme Libessart à M. Libessart, qui est le maire du village. Et elle a continué : « Dire que tu reçois une journaliste aujourd’hui ! Tu pourrais lui dire que tu as changé d’avis, non ?  » [18]

L’ironie, souvent tendre, peut aussi, rarement, être mordante. En 2017, dans un voyage au sein des partisans d’Emmanuel Macron, la plume corrosive dénonce la manière dont un discours bureaucratique obsédé par l’économie, empêche de voir la réalité. Dans la divulgation du lexique macroniste, Aubenas est finalement plus cruelle encore que pour les électeurs du Front national :

Ici, les mots de l’économie ont tout envahi. On ne dit pas « parti » mais « mouvement », ni « programme » mais « projet ». On ambitionne de remplacer « investiture » par « label ». Et on en blague, grisés de se voir si nombreux : « Le conseil des ministres s’appellera le “weekly-meeting”, il aura lieu par Skype. » Ce sera quand Macron, 39 ans, sera élu président. Rodolphe, 34 ans, n’en doute pas. « On aidera les anciens élus à se réinsérer, la politique doit devenir un CDD. » Il l’a dit sans rire, comme s’il renvoyait en boomerang les commandements qu’on lui martèle depuis qu’il est tout môme. Rodolphe a deux boulots, instituteur et barman. Il compte laisser tomber instituteur. Sur la scène, des jeunes gens expliquent d’un micro ému pourquoi ils ont rejoint En marche !, ce qui donne un petit côté Alcooliques anonymes [19].

2.3 Les effets du montage

Une des fonctions de ce discours rapporté est souvent de dénoncer ou de mettre en évidence des dysfonctionnements de notre société. La parole rapportée, la plupart du temps plus fataliste que dénonciatrice, troue le texte et doit imposer une pause réflexive dans la lecture. Ces récits nécessitent une lecture lente, non du fait de la complexité de l’argumentation mais par le feuilleté des énonciations, les oppositions entre doxa, parole des témoins, et narration qui se dessinent souvent grâce au montage. Parfois, volontairement, la narration ne tranche pas, laissant deux sujets en face-à-face. L’économie et l’ellipse obligent le lecteur à réfléchir comme dans la saynète suivante :

À la 10, une infirmière pose ses achats, un gros chariot, 300 euros au moins. Puis, sans chercher à se cacher, elle range dans son sac une tondeuse à cheveux Babyliss, 39,99 euros. L’hôtesse : « Je crois que vous oubliez de payer quelque chose. » L’autre, sans se démonter : « Avec ce que je laisse à Hyper U, je peux bien me servir. » 

L’hôtesse la connaît de vue, leurs gamins jouent ensemble au foot. Et, tout d’un coup, elle a l’impression que des barrières sont en train de sauter, que les gens se permettent des choses qu’ils n’auraient jamais osé faire auparavant. Elle se demande si ce n’est pas depuis les « gilets jaunes ». L’infirmière souriante met maintenant un paquet de chewing-gums dans sa poche [20].

Dans un article sur la police à Sarcelles, frappe également la tentative de maintien d’un équilibre entre les points de vue. Aubenas évite la simplification abusive. Certes le jeune suspect du vol de portable que tout accusait est innocenté à la fin de l’article (selon le retournement caractéristique de l’intrigue policière) mais l’article montre aussi les conditions terribles faites aux policiers. Finement la ressemblance générationnelle, physique et sociologique, entre les bandes des cités et les jeunes policiers est mise en avant : « Ils sont face à face, uniforme et cagoule, même âge ou presque.  « “Des fois, j’ai l’impression de faire de la médiation entre deux bandes”, aime répéter un élu de Villiers-le-Bel » [21].

Le montage des paroles vives permet donc de mettre en balance des opinions et parfois aussi, pour la journaliste, d’émettre un avis qui prend en compte la complexité du monde. Dans l’extrait suivant, pour contrebalancer des voix anti-migrants, anti-musulmans, racistes sur les ronds-points, Aubenas se trouve des porte-paroles, des représentants, en la présence d’un couple engagé dans l’associatif et puis surtout elle montre une séquence qui, non seulement, par l’exemple, dément la généralité des propos tenus mais qui, en plus, permet d’opposer le réel d’une communauté unie autour d’un couscous à la fantasmatisation des propos.

Le premier samedi où elle est venue, cette présidente d’association a failli s’en aller. « J’étais à la torture. Ils se lâchaient sur les Arabes qui profitent. » Puis elle s’est dit : « On est là, il faut essayer. » Curieusement, son mari, fonctionnaire, ne s’est pas mis en ­colère comme avec leurs amis qui votent Marine Le Pen. Il discute. Oui, ici, c’est possible, chacun fait en sorte que tout se passe bien. La conversation a repris. « Certains ­Arabes peuvent être méchants, ça dépend de leur degré de religion. » 

Comme par miracle, Zara et Fatma apparaissent à cet instant précis, portant des foulards imprimés léopard, pour offrir un grand plat de couscous. « Trop timides pour se faire voir », disent-elles, en repartant sur la pointe des pieds. Tout le monde mange du couscous [22]

Parfois, le dispositif ne consiste plus, par empathie, à se confondre avec le point de vue du sujet mais à donner au sujet les réflexes de la reporter. On voit donc les témoins se transformer en détective ou en journaliste et mener l’enquête à sa place. Ces enquêtes, conçues sur le modèle du roman policier, permettent l’installation de micro-intrigues très immersives comme ici, où dans un hypermarché, le client et le lecteur tentent de « faire parler » un « bocal d’oreilles de porc farcies ».

Au rayon charcuterie, une infirmière embarque un bocal d’oreilles de porc farcies, le même qu’elle achète à Hyper U depuis quinze ans. Elle avait été intriguée au début, ça ne se faisait pas alors de travailler avec des agriculteurs du coin. Des lettres rustiques, imitation épicerie à l’ancienne, annoncent sur l’étiquette : « Charcuteries fermières du Gévaudan, André Balez, Recoules-de-Fumas. Elle avait ri, encore de la pub, comme ce Justin Bridou, personnage inventé jusqu’à la moustache pour fourguer du saucisson d’usine. Un dimanche, l’infirmière n’avait plus tenu. Elle avait roulé jusqu’à l’adresse du bocal. Une cour de ferme. Un toit de lauzes affaissé par les ans. Et surgit André Balez, sous un impayable chapeau. Oui, j’existe, il tonne. Il apprend à l’infirmière qu’elle n’est pas la première à venir vérifier [23]

Ce procédé de substitution s’explique notamment par la disparition de la reporter, conséquence du raccourcissement opéré sur les textes.

3. Du long élagué

Car ce bref monté est aussi paradoxalement du coupé. Les longs formats se révèlent souvent être de très longs formats, mais réduits. Florence Aubenas explique, à de nombreuses reprises, qu’elle a dû écourter un texte initialement plus long. Elle avoue ainsi volontiers dans ses entretiens que L’Inconnu de la poste, dans sa première version, faisait mille pages et qu’elle a élagué, pour mieux retenir le lecteur par une intrigue, dont la fonction est bien, comme l’a démontré Baroni, de « susciter un désir cognitif [24] ». Une fois au moins, cette mise en intrigue n’a pas abouti. En 2012, pour un reportage embarqué, Aubenas a habité pendant neuf mois dans la banlieue de Nanterre, dans une cité HLM. Le livre avait même un titre, annoncé chez l’Olivier : La Banlieue quand elle ne brûle pas. Mais Florence Aubenas n’a pas trouvé l’intrigue, le livre est resté en pièces :

J’ai passé un an et demi. J’ai pris un appartement dans une tour HLM à Nanterre, une cité pour sa vie nocturne, rien, je n’ai rien publié. On parlait du récit, je n’ai pas trouvé cette manière, effectivement j’ai écrit le livre, c’était une série de sketchs pour moi mal organisés les uns avec les autres, quand on fait un livre, ma conception avec moi, c’est quand il y a un livre, quand on a envie de tourner la page, je ne sais pas faire les petits contes, moi [25].

3.1 La disparition de l’enquêtrice

Parmi les suppressions, figurent souvent les marques de la présence de la reporter sur les lieux, toute référence à la situation de reportage et donc très logiquement le je. Florence Aubenas, aussi présente soit-elle sur le terrain et quelle que soit sa proximité conquise au fil des jours avec ses sujets, n’écrit que peu aujourd’hui à la première personne et sa non-fiction, dans ce cadre, déroge avec une certaine tentation française d’exhibition du moi, incarnée exemplairement par Philippe Jaenada et avant par l’école des grands reporters jusqu’à Actuel. Elle a trouvé sa manière, paradoxale, de répondre à la question essentielle posée par Emmanuel Carrère au début de L’Adversaire : « Mon problème n’est pas, […], l’information. Il est de trouver ma place face à votre histoire [26] ».

« Et d’un coup, le piquet de grève ressemble à un confessionnal dans la fumée des cigarettes [27] ». Parfois la présence de la journaliste sur le terrain et les conditions de la rencontre se dévoilent entre les lignes, comme ici par une métaphore qui montre l’intimité intervenue avec les sujets tout en faisant bel et bien disparaître la « confesseuse ». En fait le travail d’écriture consiste à effacer les traces de l’entretien originel. Les invisibles sont présentés en action dans leur milieu, jamais stabilisés en position de discussion, si bien que la reporter apparaît comme à la fois partout et nulle part. De quel côté de la fenêtre est-elle, par exemple, dans cette petite séquence prise dans un reportage sur un EHPAD ?

Mardi 17 mars. Le couple s’est planté sur le trottoir, juste devant la façade. Ils doivent avoir la cinquantaine, et c’est elle qui se met à crier la première, mains en porte-voix : « Maman, montre-toi, on est là ! » Aux fenêtres, rien ne bouge. Alors le mari vient en renfort, mimant une sérénade d’une belle voix fausse de baryton : « Je vous aime, je suis sous votre balcon ! » Un volet bouge. « Maman » apparaît derrière la vitre ; ses lèvres remuent, mais elle parle trop doucement pour qu’ils l’entendent. « Tu as vu ? Elle a mis sa robe de chambre bleue », constate madame. Puis ils ne disent plus rien, se tenant juste par les yeux, eux en bas et elle en haut, qui agite délicatement la main, façon reine d’Angleterre. Quand le couple finit par s’en aller, elle fait pivoter son fauteuil roulant pour les apercevoir le plus longtemps possible [28].

La disparition syntaxique d’Aubenas de la phrase renvoie à ses techniques d’invisibilisation sur le terrain où elle s’applique « à faire partie des meubles ». Dans le magazine M. Le Monde en 2015, elle raconte les vacances de rêve de jeunes de banlieue de Grigny ou de la Courneuve, libérés en Asie de certains préjugés communs en France. Dans ce reportage très enlevé, un « on » ambigu est l’indice maximal de la présence de la reporter sur place : « On finit sur la plage, avec une dizaine de garçons des Hauts-de-Seine, autour d’un téléphone qui balance du rap dans un sable blanc comme du sel [29] ». Un article signé de Marie-Pierre Lannelongue nous donne le protocole de l’enquête [30] : Aubenas a pris l’avion pour la Thaïlande avec deux garçons de la cité des Pâquerettes, à Nanterre et sur place, elle a rencontré d’autres jeunes gens issus de la banlieue.

Ce dispositif d’invisibilisation peut être rapproché des fictions de méthode [31] proposées par Ivan Jablonka, soit « des fictions visibles, assumées comme telles, érigées en outils cognitifs [32] ». Ici la fiction de méthode passe par la disparition de Florence Aubenas et par l’installation d’une quasi narration omnisciente, très proche de celle du roman réaliste. Il n’est donc pas étonnant et tout à fait intéressant que les rares critiques faites à Florence Aubenas l’accusent de produire une « chronique romancée [33] ». Dans Ouest-France, les élus de Couëron et le député-maire, mécontents de l’image soi-disant misérabiliste donnée par Aubenas de leur commune, dénoncent « une description certes littéraire, mais étonnamment déconnectée de la réalité. Il est clair, aux yeux de tous, que Florence Aubenas n’a jamais posé un pied sur notre commune, sauf peut-être dans une autre vie [34] ». Elle avait écrit : « C’est un garçon du pays, de Couëron exactement, ancien village de pêcheurs […] une étendue de vase et d’herbes où grouille une pègre d’eau douce, vivant chichement de braconnages divers, braquages miséreux, trafic de ferrailles et de stupéfiants […] [35] ». Un journaliste local l’avait semoncée et lui avait même reproché de faire du Zola [36]. Effectivement elle a cette manière balzacienne ou zolienne, en tout cas romanesque selon les critères du XIXe siècle, de lier un lieu et un événement, comme dans cette description du pays de Gex où se sont implantés les Romand, avant le drame.

En bordure de la Suisse, le pays de Gex, vert et vallonné, ne ressemble à rien d’autre dans le département de l’Ain. Depuis les années 60 s’y est installée une tribu dorée de cadres supérieurs, de fonctionnaires internationaux, de commerçants aisés, qui jouent à saute-frontière entre les salaires suisses et l’art de vivre français. Lorsque les Romand y arrivent en 1984, ils semblent avoir trouvé là leur terre promise [37].

De fait, ce lien avec le modèle réaliste ou naturaliste est de plus en plus affirmé et revendiqué chez Aubenas.

Ici, c’est Zola dans le désert : les plus grandes mines de phosphate du monde, principale ressource de Tunisie, auxquelles se cramponne un peuple de misère, luttant pour un travail qui, peu à peu, finira par l’empoisonner. Depuis près d’un siècle et demi, l’histoire s’y raconte à travers de longues grèves, ponctuées d’arrestations, de morts, d’injustices, dans les bourrasques du sirocco qui soulève une poussière blanche, corrosive, tandis que grince, au loin, un train rempli de phosphate [38].

Dans son interview récente à Zadig [39], elle se réfère explicitement à Germinal. Comme Zola, Florence Aubenas a une ambition panoramique, comme Zola, ses procédés d’enquête aboutissent à une invisibilisation de l’enquêteur au profit de ses sujets pour elle, ou de ses personnages pour lui. Elle a feuilleté les Carnets d’enquête [40] et trouve que Zola, à l’opposé d’elle, prend des notes extraordinairement précises sur les décors et retranscrit très peu de dialogues. Mais dans tous les cas, il s’agit de narrer et de mettre en place une intrigue.

3.2 Des exceptions

De manière assez amusante, le je est pourtant fort présent dans une série un peu à contre-emploi, intitulée « Red Carpet », réalisée à propos du festival de Cannes. Sur les people, Florence Aubenas s’est déjà expliquée : « Je ne dis pas qu’ils ne sont pas dignes d’intérêt. Je dis qu’ils n’appartiennent pas à mon univers, ne nourrissent pas mon imaginaire, ne répondent pas à ma priorité qui est de comprendre comment vivent les Français [41] ». À Cannes, non seulement l’ironie, dévastatrice, est omniprésente mais la journaliste s’exhibe pour montrer son étrangeté et son extériorité à ce monde, avec une « brusque envie de reprendre le train [42] »,

Des filles en talons aiguille se photographient avec un verre de rosé sur le sable. Tout laisse croire qu’elles ont passé une nuit blanche. À mon avis, elles se vantent. 

Vers la gare commence le lent pèlerinage de ceux qui essaient d’avancer leur départ. Une dame avec un coup de soleil au contrôleur :  « La clôture ? Il n’y a que les ploucs pour y aller.»  J’en fais partie. Je vous avais préparé, moi aussi, quelques anecdotes émouvantes sur certains films. Aucun n’a été primé. Il doit s’agir d’un complot [43]

Il est amusant de constater que ces articles sont brefs. Au long empathique chez les sans voix, les précaires, s’oppose le bref, satirique chez les « paillettes » qui s’inscrit dans une longue tradition de l’épigramme, de la caricature et de la physiologie. Ces articles ne sont pas exempts d’ailleurs d’autodérision lorsqu’elle se décrit comme inexorablement attirée par le Secours catholique de Cannes. L’ensemble est une dénonciation impitoyable de la « bulle [44] » de Cannes.

Le reportage en immersion Le Quai de Ouistreham constitue un autre exemple de très long où le je est constamment présent, puisque Aubenas y a pris totalement la place de ces sujets et a effectivement écrit à la première personne, comme une autre. Aubenas y emploie cependant un je plat, sans introspection, qui ne commente jamais, par exemple, les absurdités du système bureaucratique français qu’elle déplie, à l’instar de l’histoire de cet homme à l’Agence pour l’Emploi que l’on invite à téléphoner pour prévenir que son téléphone a été coupé. Elle ne revient pas, une fois le prologue passé, sur son identité de journaliste et elle écrit comme la femme désemparée qu’elle feint d’être, négligeant tous les effets de feuilletés et de vertiges identitaires caractéristiques des reportages d’immersion [45]. Cette immersion anonyme qui sans doute satisfaisait totalement son envie de « faire partie des meubles », en même temps dérogeait à ses principes d’invisibilisation puisqu’elle est devenue l’héroïne de sa propre histoire. Significativement, malgré le succès du livre, son adaptation au théâtre et au cinéma, elle n’a pas retenté l’expérience et ne s’est pas, comme une Maryse Choisy, transformée de manière infinie. Elle affirme aujourd’hui que l’image des journalistes, dégradée, ne permet plus de telles expériences qui pourraient passer pour des tromperies.

Arriver à un rond-point de Gilets jaunes sans dire qu’on est journaliste, c’est vraiment tromper les gens. Je me leurre peut-être, mais quand je disais : « Je suis femme de ménage », je ne cherchais pas à tromper. Les Gilets jaunes, dans le contexte qu’on connaissait, l’auraient pris comme une tromperie. Alors j’ai affiché la couleur [46].

Malgré la forte présence du je, Le Quai de Ouistreham est aussi incontestablement un récit élagué jusqu’à pouvoir reposer sur la force d’immersion d’une intrigue.

3.3 L’immersion par l’intrigue

Si le bref coagulé était du configurant, le long élagué est de l’intriguant. Raphaël Baroni appelle intriguant un récit où « l’intrigue est conçue dans le but d’immerger le lecteur dans une expérience simulée et de nouer une tension orientée vers un dénouement éventuel. Il s’agit de construire une expérience esthétique fondée sur le suspense, la curiosité ou la surprise, ce qui implique que la compréhension globale des événements est stratégiquement retardée ou empêchée [47] ». Dans Le Quai de Ouistreham, l’intrigue est constituée autour du suspense créé autour de l’obtention d’un contrat à durée déterminée. Le texte est élagué des conditions réelles de l’expérience qui seront données dans les articles de presse accompagnant la sortie du livre. On y apprend par exemple que la journaliste n’a pas réussi à vivre de ce qu’elle gagnait et que si beaucoup de ses coéquipières ont été agréablement surprises en apprenant sa véritable identité et en lisant son récit, d’autres se sont senties trahies par cette usurpation de fonction. En fait le récit est bien régi par un élan intriguant : il s’agit d’un récit épiphanique où une femme de plus en plus rebelle et impliquée (elle répond à un manager, tente de parler politique avec d’autres employés, refuse un travail par amitié), se voit offrir le fameux contrat. Comme si l’enquête sociale était doublée d’un roman d’apprentissage. Le récit d’apprentissage est construit selon un déroulement téléologique où le CDI constitue le dénouement à la fois inattendu mais aussi idéal pour la clôture de l’histoire.

Dans L’Inconnu de la poste, le récit passe par un travail d’équilibriste entre le configurant (le bref monté) et l’intriguant (le très long élagué), qui va conduire le lecteur à rester dans le livre pour connaître l’identité de l’assassin. Le configurant permet de mettre le lecteur à la hauteur des sujets du livre et de l’amener à réfléchir à plusieurs milieux, territoires, terrains et l’intriguant le conduit à être totalement pris par l’histoire comme dans un page turner. Dans une interview donnée à L’Obs, elle détaille ainsi la manière dont, dans L’Inconnu de la poste, le travail de l’écriture a sélectionné dans le matériau de l’enquête :

Il y a beaucoup de choses qui ne servent pas directement, mais vous imprègnent d’une région, d’un contexte. Par exemple, j’ai énormément travaillé sur le passé de cet endroit, qui fut un haut lieu de la Résistance et finalement je n’ai pas intégré ce volet. J’ai aussi beaucoup travaillé sur la transformation de la vallée, la disparition du monde paysan avalé par l’industrie du plastique. J’ai visité une usine, rencontré des industriels. Les auteurs de non-fiction américains que j’admire, comme Ted Conover ou Gay Talese, auraient consacré au moins trois chapitres in extenso à cet aspect. Moi, je ne sais pas faire, j’ai peur de ralentir la narration. Je n’ai pas ce talent d’ouvrir autant de tiroirs dans un récit. [48]

Le travail de l’intrigue ici est calqué sur celui du roman policier. À plusieurs reprises, et notamment dans l’article matriciel paru dans M. Le Monde [49], Aubenas souligne combien ce meurtre s’apparente aux énigmes de la chambre close dont le modèle prototypique est Le Mystère de la chambre jaune. À d’autres moments, elle affirme avoir calé son intrigue sur celle d’un Simenon, c’est-à-dire en suivant l’enquête tout en racontant la pluralité des choses :

« Les romans qui me plaisent sont les romans à histoire, les conteurs, Kadaré, Balzac. Il faut que je sois emportée par un récit. Comme dans La Cousine Bette ». Elle dit avoir beaucoup travaillé sur la forme de L’Inconnu de la poste, pour échapper au déroulé de l’enquête, pour « raconter la pluralité des choses ». Ça lui rappelle une phrase de Simenon, qui disait avoir longtemps suivi le même fil, à savoir la fumée de la pipe de Maigret, jusqu’au jour où il en a terminé avec le commissaire et déclaré « J’ai décidé de lâcher la rampe ». Eh bien elle a lâché la rampe dans ce livre-là, « c’était vertigineux et ça m’a plu [50] ».

Le processus est donc double : d’un côté le montage d’éclats brefs qui donnent la chair de ces milieux et de ces hommes. Le dispositif énonciatif utilisé est celui du reportage littéraire ou de la non-fiction américaine : Florence Aubenas écrit comme si elle se mettait dans la tête des personnages. Elle le fait même pour la victime Catherine Burgod qu’elle n’a jamais rencontrée. « Oui, mais c’est précisément ce qui n’est pas possible de faire dans un article et ce que permet l’écriture d’un livre. L’envie du livre est venue avec cette construction-là. C’est une grande responsabilité. Imaginer comment le livre sera reçu à Montréal-la-Cluse me terrorise, à vrai dire » [51]. De l’autre côté, elle relie ces scènes avec une intrigue haletante qui passe par la disparition de tout ce qui n’est pas strictement nécessaire, y compris la reporter elle-même. On sait qu’elle s’est immergée à Montréal-la-Cluse pendant des années mais cette immersion s’est accompagnée, comme dans ses derniers articles du Monde, d’une disparition textuelle. Comme l’ouvrage reste et doit rester de la non-fiction, il est accompagné de ce singulier prologue écrit à la première personne où Florence Aubenas indique une fois pour toute sa position, son identité au sein de l’histoire et aussi son appartenance à la non-fiction à la française, celle qui n’oublie pas qu’une littérature du réel est toujours filtrée par un sujet. Au lecteur ensuite de s’en souvenir et d’être sensible au travail d’enquête sociale et d’écriture ou à lui de l’oublier et de croire qu’il est plongé devant un page turner policier.

Il n’en reste pas moins que le prologue a placé la reporter au cœur de l’action, puisqu’il l’a montrée, attendant Thomassin le jour de sa disparition. Elle est au cœur de ce vide qu’elle va essayer de combler, comme s’il lui avait légué cette disparition. Elle est d’ailleurs impliquée par l’autorité judiciaire qui se tourne vers elle : « « Que s’est-il passé, selon vous ? », m’a demandé le policier [52] ». Mais elle est aussi, comme dans ses articles, la disparue du livre, partageant avec Thomassin une sorte de destin d’évanescence. Ce rendez-vous manqué entre la reporter et son sujet renvoie en creux pour le lecteur à sa propre disparition à elle.

Le long format chez Florence Aubenas se caractérise donc par un dispositif complexe entre bref monté (agrégations d’éclats brefs pour rendre compte d’autres voix, dénonciation des travers d’une société souvent injuste par la simple exhibition de ses dysfonctionnements) et long élagué (disparition de tous les détails qui pourraient nuire au plaisir de la lecture, disparition notamment de la reporter, mise en place d’une intrigue percutante) qui tient dans L’Inconnu de la poste comme dans Le Quai de Ouistreham d’une forme de numéro d’équilibriste particulièrement réussi. Il est très frappant de voir que si Aubenas continue à refuser l’étiquette d’écrivaine (« « Si je devais choisir une étiquette, ce serait journaliste, reporter, plutôt qu’écrivain [53] »), ses plus récentes interventions, notamment radiophoniques, ou les très nombreux salons et festivals dont elle occupe la place d’honneur la montrent de plus en plus prête à reconnaître des généalogies qu’elle choisit certes dans l’histoire du nouveau journalisme qu’elle maîtrise à la perfection, qu’il soit américain ou français, mais aussi dans l’histoire de la littérature française du XIXe siècle, notamment du côté du long roman réaliste.

J’aime la littérature du XIXe siècle, Balzac, Flaubert, Maupassant, Zola, tous des raconteurs d’histoires. Comme aussi Simenon, Emmanuel Carrère, Michel Houellebecq. J’aime aussi beaucoup la littérature du réel, qui va de Bruce Chatwin à Tom Wolfe, en passant par Ted Conover et Nicolas Bouvier. La littérature du réel travaille une matière vivante qui se trouve devant vous et qui continue à évoluer au moment où vous en parlez [54]

Notes

[1] Nicolas Blondeau, « Je voulais privilégier les informations du haut de la pile », interview de Florence Aubenas, Le Bien Public, 12 avril 2015, p. 16.

[2] « J’aime beaucoup la cuisine de l’écriture », interview donnée le 16 mars 2021 à Infusion Fnac. https://www.youtube.com/watch?v=U_14GQ0zdN4

[3] Nous remettons l’exposé de la démarche de plus en plus intertextuelle de Florence Aubenas à un ouvrage en préparation : L’Observatoire des invisibles. Nouveau journalisme et non fiction en France.

[4] Le Quotidien, 19 mars 2021.

[5] « Pour Florence Aubenas et Hussein Hanoun al-Saadi », Libération, 14 janvier 2005, p. 6. Nous soulignons.

[6] « L’autoroute inachevée », « Trans-Maghreb Express 3/6 », Le Monde, 7 août 2014, p. 16.

[7] Voir « Au pays des hypers », Le Monde, à partir du 20 août 2019. 

[8] « Florence Aubenas préside le 3e festival international des « Écrits de femmes », aujourd’hui en Puisaye », Le Journal du Centre, dimanche 12 octobre 2014, site web.

[9] Christian Le Bart, Pierre Leroux et Roselyne Ringoot, « Les livres de journalistes politiques. Sociologie d’un passage à l’acte », Mots. Les langages du politique [En ligne], 104 | 2014, mis en ligne le 19 mai 2014, consulté le 28 mai 2021. URL : http://journals.openedition.org/mots/21566 ; DOI : https://doi.org/10.4000/mots.21566

[10] « Conversation avec Florence Aubenas », Zadig, automne 2020, p. 22.

[11] Art. cit., p. 21.

[12] Frédérique Bréhaut, « De la vie dans les journaux », Le Courrier de l’Ouest, 20 décembre 2014.

[13] L’Inconnu de la poste, L’Olivier, 2021, p. 10.

[14] Claire Devarrieux, « Florence Aubenas face au « Petit Criminel » », Libération, 11 février 2021, site web.

[15] « La configuration renvoie spécifiquement aux structures d’un texte idéalement coopératif, qui vise à assister le processus de compréhension ». Raphaël Baroni, Les Rouages de l’intrigue. Les outils de la narratologie postclassique pour l’analyse des textes littéraires, Genève, Slatkine, 2017, p. 31.

[16] « Monsieur Nutella, “chef de gang” », Le Monde, 21 août 2019, p. 22.  

[17] « En Ehpad, la vie et la mort au jour le jour », Le Monde, 1er avril 2020, p. 19.

[18] « 70 000 euros quand même », Le Monde, 27 mai 2013, p. 21.

[19] « Voyage dans la Macronie », Le Monde, 25 mars 2017, p. 12.

[20] « Marlaine, Adeline et les autres », « Au pays des hypers », Le Monde, 22 août 2019, p. 16.  

[21] « Dix jours au poste », Le Monde, 31 décembre 2016, p. 12.  

[22] « La révolte des ronds-points », Le Monde, 17 décembre 2018, p. 15.

[23] « Et votre veau, il est français ? », « Au pays des hypers », Le Monde, vendredi 23 août 2019, p. 18.

[24] Raphaël Baroni, Les rouages de l’intrigue, op. cit., p. 39.

[25] Le Quotidien, 19 mars 2021.

[26] Emmanuel Carrère, L’Adversaire, Paris, POL, Folio, 2000, p. 203-204.

[27] « On ne les met pas au lit, on les jette : enquête sur le quotidien d’une maison de retraite », Le Monde, 19 juillet 2017, p. 14.

[28] « En Ehpad, la vie et la mort au jour le jour », Le Monde, 1er avril 2020, p. 19.

[29] « La cité sous les palmiers », M le Magazine, 7 mars 2015, p. 33.

[30] Marie-Pierre Lannelongue, « Au programme », M le Magazine, 7 mars 2015, p. 8.

[31] Ivan Jablonka, « Le Troisième continent », Pour la littérature du réel, Feuilleton, automne 2018, p. 42. Voir aussi L’Histoire est une littérature contemporaine, Librairie du XXIe siècle, Seuil, 2014.

[32] Ibid.

[33] Jérôme Hémard, « Bienvenue dans la ville poussette », L’Aisne nouvelle, 10 avril 2014.

[34] « Chère Florence Aubenas… », Ouest-France, 7 septembre 2013.

[35] « Procès Meilhon 21h53 : J’ai rencontré un homme de 31 ans », Le Monde, 6 juin 2013, p. 20.

[36] Presse Océan, 9 juillet 2013.

[37] « Mensonge monstre », Libération, 12 janvier 2013, p. 20.

[38] « Le circuit révolutionnaire », « Trans-Maghreb Express 5/6 », Le Monde, 9 août 2014, p. 20.

[39] « Conversation avec Florence Aubenas », Zadig, automne 2020, p. 19.

[40] Émile Zola, Carnets d’enquêtes. Une ethnographie inédite de la France, Plon, 1987.

[41] Isabelle Girard, « Florence Aubenas sur la piste de Gérald Thomassin disparu depuis août 2019 », Madame Figaro,12 février 2021, site web.

[42] « Vous ne savez pas qu’elle hait la Vittel », « Red Carpet », Le Monde, 21 mai 2016, p. 14.

[43] « Les autres reviennent », « Red Carpet », Le Monde, 23 mai 2016, p. 15.

[44] « Votre rimmel coule un peu », « Red Carpet », Le Monde, 13 mai 2016, p. 14.

[45] Nous nous permettons de renvoyer à notre propre chapitre : « Dans la peau d’un autre. La pratique de l’immersion en journalisme et en littérature : histoire et poétiques », article paru dans Pierre Leroux et Erik Neveu (dir.), En immersion, PUR, 2017, p. 22-36.

[46] « Conversation avec Florence Aubenas », op. cit., p. 21.

[47] Raphaël Baroni, « Histoires vécues, fictions, récits factuels », Poétique, Seuil, 2007/3, p. 259-277.

[48] « Sur la piste du petit criminel », propos recueillis par Elisabeth Philippe, L’Obs, jeudi 4 février 2021, p. 67-72. 

[49] Florence Aubenas, « Comme dans un mauvais film », M Le magazine du Monde, 11 octobre 2014, p. 67.

[50] Claire Devarrieux, « Florence Aubenas face au Petit Criminel », Libération, 11 février 2021, p. 24.

[51] « Chaque époque a ses faits divers », Le Temps, 13 février 2021, p. 25.

[52] L’Inconnu de la poste, op. cit., p. 11.  

[53] Libération, op. cit., 11 février 2021.

[54] Le Temps, 13 février 2021.

Bibliographie

Paul Aron, « Un récit sur le travail précaire : Le Quai de Ouistreham de Florence Aubenas », dans Roswitha Böhm et Cécile Kovacshazy (dir.), Précarité, littérature et cinéma de la crise au XXIe siècle, Tübingen, Narr Francke Attempto, 2015, p. 25-38.

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Christian Le Bart, Pierre Leroux et Roselyne Ringoot, « Les livres de journalistes politiques. Sociologie d’un passage à l’acte », Mots. Les langages du politique [En ligne], 104 | 2014, URL : http://journals.openedition.org/mots/21566

Pierre Leroux et Erik Neveu (dir.), En immersion, PUR, 2017.

Marie-Ève Thérenty, Femmes de presse, femmes de lettres. De Delphine de Girardin à Florence Aubenas, CNRS éditions, 2019.

Émile Zola, Carnets d’enquêtes. Une ethnographie inédite de la France, présentation par Henri Mitterand, « Terre humaine », Plon, 1987.

Auteur

Marie-Ève Thérenty est professeure de littérature française et directrice du centre de recherche RIRRA21 à l’université Paul Valéry-Montpellier 3. Spécialiste des rapports entre presse et littérature, de poétique des supports et d’imaginaire des sociétés médiatiques, elle a publié plusieurs ouvrages dont Mosaïques. Être écrivain entre presse et roman (1829-1836) (Champion, 2003) ; La Littérature au quotidien. Poétiques journalistiques au XIXe siècle (Seuil, 2007) ; Femmes de presse, femmes de lettres. De Delphine de Girardin à Florence Aubenas (CNRS éditions, 2019) et sous le pseudonyme de Roy Pinker, Fake news et viralité avant internet (avec Pierre-Carl Langlais et Julien Schuh, CNRS éditions, 2020). Elle codirige avec Guillaume Pinson la plate-forme medias19.org, dédiée à l’étude de la culture médiatique et elle est responsable du projet Numapresse (numapresse.org) financé par l’Agence nationale pour la recherche (ANR). Elle prépare un ouvrage sur la non fiction journalistique depuis la Seconde Guerre mondiale.

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