« Lire les yeux fermés » : une fin du livre 1900

Résumé

Deux ouvrages de la fin du XIXsiècle spéculant plus ou moins sérieusement sur le remplacement des livres par le phonographe, La Fin des livres (1895) d’Octave Uzanne et With the Eyes Shut, d’Edward Bellamy (1898), ne sont pas sans évoquer le discours contemporain de la « fin des livres », dans des termes, au demeurant, étonnamment proches et fondés sur un certain nombre de présupposés et d’analyses déjà vivaces il y a cent ans. Mais hier comme aujourd’hui, cette « peur » n’est qu’un exercice de pensée spéculatif, sur une « fin » fictive dont le vrai sujet est l’accommodation à un nouveau système économique.


As they speculate more or less seriously on the historical replacement of books by phonographs, two works from the end of the XIXth century, La Fin des livres (1895) by Octave Uzanne et With the Eyes Shut by Edward Bellamy (1898) are strikingly remiscent of our contemporary discourse about the « end of books », as if its presuppositions and analysis had hardly changed in 100 years. But yesterday like today, this fear is mostly a speculative thought experiment about an fictitious « end », while the real concern is about adapting to new economical conditions.


Sans doute, et l’on s’en excusera, cette communication vient-elle trop tard. Car déjà « nous sommes après le livre ». Si du moins l’on en croit ce qu’a écrit François Bon en 2012, dans ce qui ressemble tout de même curieusement à… un livre [1].

C’est qu’« après le livre » ne signifie pas tant, on l’aura compris, la disparition définitive du livre comme support que son déplacement dans le champ des pratiques littéraires, sa concurrence accrue avec les nouveaux médias numériques. Ce qui lui arrive est au fond comparable à ce qui est arrivé au disque, dont les contenus ont peu à peu essaimé en multiples formats de qualité à chaque fois moindre (cassette, CD, fichiers mp3) avec comme bénéfice symbolique de demeurer, aux yeux de certains connaisseurs, le support le plus prestigieux. On peut aussi penser à la manière dont le cinéma se consomme désormais sur une multitude de supports, de la vieille télévision au « smartphones », non sans laisser à la projection dans la salle obscure, pour certains du moins, un statut d’expérience privilégiée. De quasi monopolistique le livre devient ainsi un élément parmi d’autres d’une constellation technique qui inclut internet, les liseuses, les tablettes, les téléphones, mais aussi les réseaux sociaux, ou les blogs.

Mais quoi d’étonnant à cela ? Après le livre insiste sur le fait que le livre est lui-même le produit de ruptures historiques constantes, non seulement par rapport aux supports qui l’ont précédé (tablette, rouleau, codex) mais aussi dans son propre domaine (l’imprimerie, la presse, le livre de poche). De sorte que ce qui arrive aujourd’hui n’est qu’une nouvelle péripétie de cette histoire. Sans ignorer leur nature et leur portée, les mutations présentes peuvent ainsi se lire comme la suite logique de mutations passées et la fameuse « fin du livre », la répétition, sur un mode certes intensifié, de « fins » précédentes, ou de crises antérieures. Celles-ci au demeurant sont équivoques : si elles reflètent l’angoisse des lettrés devant les mutations de leur champ et la peur de le voir définitivement démodé, elles expriment aussi l’opportunité de sortir des limites d’un média parfois contraignant, de réfléchir à de nouvelles formes, de redéfinir le sens de l’activité littéraire elle-même.

L’exemple historique présenté ici renvoie à une menace peut-être encore plus effrayante que celle de notre contexte, où quel que soit le destin du livre, le texte écrit constitue tout de même, grâce à la concurrence offerte par internet à la radio et la télévision, le rapport privilégié à l’information et au savoir [2]. Car, lorsqu’en 1875 est apparu le phonographe [3], il a jeté dans le monde littéraire l’ombre d’une menace bien plus insidieuse : celle d’une domination sans partage de l’oralité sur l’écriture.  Elle est illustrée entre autres par deux petits textes quasiment contemporains, de part et d’autre de l’Atlantique. La Fin des livres (1895) d’Octave Uzanne [4], illustré par Robida, une conversation dans laquelle des artistes et des intellectuels anticipent sur la destinée du livre dans une culture purement phonographique. With the Eyes Shut (1898) d’Edward Bellamy [5], plus connu pour son Looking Backwards, décrit pour sa part le rêve fait par un voyageur en train (les yeux fermés donc) d’un monde dans lequel le phonographe a là encore entièrement remplacé le livre et permet donc de « lire », là encore, les yeux fermés.

Dans cette expérience de pensée fantaisiste, Bellamy et Uzanne s’efforcent de considérer cette révolution de manière exhaustive, dans ses aspects physiologiques, économiques et esthétiques. On sera peut-être surpris d’y retrouver, au-delà même de la question de la « fin », pensée ici plus radicalement qu’aujourd’hui, des problématiques qui nous sont tout aussi familières, ou pour le dire nettement, déjà les nôtres.

1. Neurasthénie de la lecture

Le danger de la lecture au XIIIe siècle était d’abord d’ordre moral, par le déchaînement de l’imagination et le mimétisme passionnel qu’elle suppose, et éventuellement physique, par son lien discursif avec l’onanisme. Au siècle suivant, ils sont d’abord physiologiques. Tout simplement parce qu’ils participent, avec les techniques de transports et de communication, à l’ « overdose » de stimuli d’informations que le cerveau doit traiter quotidiennement. C’est tout le discours de la neurasthénie, en effet, actif à partir des années 1880 et les travaux de George Miller Beard, que de désigner l’environnement médiatique et technique comme la cause principale des troubles nerveux :

On voit aisément que la cause première de l’augmentation des cas de neurasthénie dans ce pays est la civilisation elle-même, avec tout ce que le terme implique, avec ses chemins de fer, son télégraphe, son téléphone, sa presse périodique, intensifiant de dix mille façons l’activité cérébrale et les soucis [6].

C’est même chez certains chez certains penseurs, le signe de la décadence culturelle, tels Nordau, dont La Dégénérescence est l’exact contemporain du livre d’Uzanne :

Même les petits ébranlements en chemin de fer non perçus par la conscience, les bruits perpétuels et les tableaux variés des rues d’une grande ville, notre impatience à connaître la suite de tels ou tels évènements, l’attente de notre journal, du facteur, des visiteurs, tout cela coûte du travail à notre cerveau. Depuis cinquante ans, la population de l’Europe n’a pas doublé ; la somme de son travail est montée au décuple, en partie même à cinquante fois plus. Chaque homme civilisé fournit donc aujourd’hui de cinq à vingt-cinq fois autant de travail qu’on lui en demandait il y a un demi-siècle [7].

Dans ce contexte de saturation médiatique, le premier reproche fait au livre est vieux comme l’imprimerie elle-même : c’est sa prolifération qui étouffe l’humanité sous des montagnes de papiers inutiles, d’autant plus futiles qu’ils doivent désormais composer avec la concurrence d’autres médias. William Poole, l’un des personnages de la conversation d’Uzanne s’en avise ainsi :

Il faut que les livres disparaissent ou qu’ils nous engloutissent; j’ai calculé qu’il paraît dans le monde entier quatre-vingts à cent mille ouvrages par an, qui tirés à mille en moyenne font plus de cent millions d’exemplaires, dont la plupart ne contiennent que les plus grandes extravagances et les plus folles chimères et ne propagent que préjugés et erreurs [8].

Le second est directement lié à l’impact physique de la lecture, repensée comme pathogène : heurts successifs, un énervement très troublant à la longue [9].

Uzanne reproche donc (ou feint de reprocher au livre) de trop solliciter l’attention à une époque où, comme l’ont montré les travaux de Crary et de Rabinbach [10], cette attention devient un sujet d’intérêt pour les psychologues, qui la corrèlent à un souci plus large de la fatigabilité du corps humain dans le contexte de la modernité. Bellamy s’en prend lui, et d’une manière qui annonce Mc Luhan et sa critique de la Galaxie Gutenberg, à la rupture de l’équilibre entre les sens [11] :

Le sens de la vue était terriblement surmené avant l’introduction du phonographe, et maintenant que le sens de l’ouïe commence à assumer sa propre part de travail, il serait étrange qu’une amélioration de l’état des yeux de la population ne se fasse pas remarquer. Les physiologistes en outre ne nous promettent pas simplement une vision améliorée, mais un physique plus sain de manière générale, notamment en ce qui concerne la posture, maintenant que l’écriture et l’étude n’impliquent plus, comme auparavant, cette attitude sédentaire qui tord la colonne et affaisse les épaules. Le phonographe a au moins rendu ceci possible de développer l’esprit sans contraindre le corps [12].

Uzanne lui emboîte le pas, d’une manière plus ouvertement satirique et amère, en insistant sur la logique humaine de la loi du moindre effort.

Je crois donc au succès de tout ce qui flattera et entretiendra la paresse et l’égoïsme de l’homme ; l’ascenseur a tué les ascensions dans les maisons; le phonographe détruira probablement l’imprimerie. Nos yeux sont faits pour voir et refléter les beautés de la nature et non pas pour s’user à la lecture des textes ; il y a trop longtemps qu’on en abuse, et il n’est pas besoin d’être un savant ophtalmologiste pour connaître la série des maladies qui accablent notre vision et nous astreignent à emprunter les artifices de la science optique.

Ce souci hygiéniste se traduit par la possibilité, grâce au phonographe portatif alimenté par le propre fluide corporel de l’utilisateur, de se cultiver ou de se distraire tout en marchant – un avant-goût de la miniaturisation et de la portabilité actuelle, où le léger et le mobile deviennent en eux-mêmes des valeurs.

Bref d’un point de vue physique, comme Uzanne le confirme :

Les auditeurs ne regretteront plus le temps où on les nommait lecteurs ; leur vue reposée, leur visage rafraîchi, leur nonchalance heureuse indiqueront tous les bienfaits d’une vie contemplative [13].

On le voit, le premier souci, pour légitimer cette mutation, et c’est encore là un trait bien actuel, est l’accent mis sur la réception, son confort, sa commodité, car au fond le problème n’a pas changé depuis un siècle : c’est bien le public de masse, le client-roi, qui est le premier concerné par les mutations en cours, au nom de la démocratisation.

2. « L’âge de l’accès »

Ce souci premier du public, comme acteur principal de la révolution en cours, renvoie aussitôt à l’aspect économique. Curieusement, le modèle envisagé par Bellamy comme par Uzanne est plus proche du modèle contemporain que Jeremy Rifkin a baptisé, il y a quelques années déjà, « l’âge de l’accès [14] ». Il ne s’agit plus de posséder les objets, mais de pouvoir y accéder moyennant un abonnement ou droit d’usage – à l’instar des fichiers numériques qui ne cessent d’appartenir aux plateformes qui les vendent, et peuvent les retirer à tout instant de votre liseuse.

Hamage – mot entre Hommage et Damage, comme pour exprimer ce que le nouveau média  fait subir au nouveau ? – l’interlocuteur du narrateur de la nouvelle de Bellamy, lui en explique le principe lors d’une visite d’une librairie de rouleaux phonographiques.

Les gens à ce comptoir ne sont pas des acheteurs mais des emprunteurs […]. Il expliqua ensuite que là où le vieux livre imprimé était endommagé lors de sa manipulation par le lecteur et devait donc être racheté de suite ou emprunté à des tarifs élevés, le phonographe d’un livre, n’étant pas manipulé mais simplement en rotation dans une machine, n’était que peu abîmé par l’usage, et par conséquent les livres phonographies pouvaient être empruntés à un prix infinitésimal [15].

Le même principe s’applique chez Uzanne d’un accès le plus démocratique possible à des prix les plus bas possibles, qu’il s’agisse d’écouter (en streaming, pour ainsi dire) ou d’acheter sur de véritables distributeurs automatiques, sur le modèle, par exemple, des distributeurs de boissons chaudes dans les rues du Paris fin-de-siècle, ou de ceux de livres à 2 € qu’on trouvait il y a quelques années dans les rues du même Paris – cette bibliothèque automatique que traverse la Seine

À tous les carrefours des villes, des petits édifices s’élèveront autour desquels pendront, à l’usage des passants studieux, des tuyaux d’audition correspondant à des œuvres faciles à mettre en action par la seule pression sur un bouton indicateur. D’autre part, des sortes d’automatic libraries, mues par le déclenchement opéré par le poids d’un penny jeté dans une ouverture, donneront pour cette faible somme les œuvres de Dickens, de Dumas père ou de Longfellow, contenues sur de longs rouleaux faits pour être actionnés à domicile [16].

3. La mise en réseau

Chez Bellamy comme chez Uzanne, cette nouvelle donné économique et rendue possible et s’articule à un autre trait de cette mutation qui n’est pas là encore sans rappeler celle que nous vivons aujourd’hui : la mise en réseau des contenus. Comme ce sera le cas pour internet, ce réseau est d’abord greffé sur le téléphone qui par son maillage de l’espace  permet de diffuser largement de ces contenus à partir d’une seule source : c’est ce qu’avait montré l’exemple du théâtrophones qui permettaient d’écouter chez soi des concerts données dans les salles.

Grâce à la communication téléphonique, il (l’élocutionniste, j’y reviendrai) était capable de s’adresser simultanément à d’autres congrégations de phonographes dans d’autres lieux situés à distance. Il raconta, qu’une fois, lorsque la demande pour un livre populaire était forte, il en avait chargé cinq mille phonographes d’un coup [17].

Chez Uzanne, le réseau envahit peu à peu tout l’espace social.

Est-ce tout ?… non pas encore, le phonographisme futur s’offrira à nos petits-fils dans toutes les circonstances de la vie ; chaque table de restaurant sera munie de son répertoire d’œuvres phonographiées, de même les voitures publiques, les salles d’attente, les cabinets des steamers, les halls et les chambres d’hôtel posséderont des phonographotèques à l’usage des passagers. Les chemins de fer remplaceront les parloirs-cars par des sortes de Pullman circulating Libraries qui feront oublier aux voyageurs les distances parcourues, tout en laissant à leurs regards la possibilité d’admirer les paysages des pays traversés.

Ce qui est d’ailleurs exactement le cas chez Bellamy – dont le narrateur découvre en train le livre phonographié. En toute logique, d’ailleurs, puisque le train avait déjà puissamment contribué au succès de livre de masse, dans un exemple d’hybridation médiatique parfaitement réussi.

4. Intégration multimédiale

C’est aussi cette capacité à s’hybrider qui fait du livre phonographique une proposition d’avenir pour nos auteurs. On voit se profiler ici la préhistoire d’un argument de poids en faveur du remplacement du livre : la capacité de l’ordinateur comme machine universelle, à hybrider toutes sortes de contenus différents que le numérique – c’est son génie propre –  a homogénéisés par le code. Notamment, une objection soulevée dans les deux livres est celle de l’illustration que le livre incluait, mais qui manquait cruellement au phonographe. Cela pousse nos auteurs à anticiper « l’audio-visuel », en associant phonographe et cinéma, une hybridation qui devra attendre, dans le monde réel, les années 20.

La version de Bellamy est encore hésitante, et tient plus du diaporama que du film puisque seules des photographies fixes illustrent le rouleau d’une pièce enregistrée :

La partie antérieure imitait un théâtre au rideau baissé. Comme je plaçais le transmetteur sur mes oreilles, l’employé actionna un ressort et le rideau se leva, révélant l’image parfaitement reproduite d’un décor de théâtre au moment de la scène d’ouverture. Simultanément, la pièce démarra, comme si les hommes représentés sur la scène étaient en train de parler. Pas question ici de perdre la moitié de ce qui se disait et de deviner le reste. Pas un mot, pas une syllabe, pas un aparté des acteurs n’était perdu ; et au fur et à mesure que la pièce avançait, les images changeaient, montrant toutes les nouvelles attitudes significatives de la part des comédiens. Bien sûr, ces figures, n’étant que des images, ne bougeaient pas, mais la présentation de tant d’attitudes successives produisait l’effet du mouvement, et rendait tout à fait possible d’imaginer que les voix dans mon oreille étaient réellement les leurs [18].

Chez Uzanne, en revanche, on est plus à la pointe du progrès, puisque cette fois, c’est le kinétoscope edisonien (un pré-cinéma consommé individuellement et finalement moins rentable que la projection collective répétée d’une seule copie) qui sert de modèle

Le KINETOGRAPHE enregistrera le mouvement de l’homme et le reproduira exactement comme le phonographe enregistre et reproduit sa voix. D’ici cinq ou six ans, vous apprécierez cette merveille basée sur la composition des gestes par la photographie instantanée ; le kinétographe sera donc l’illustrateur de la vie quotidienne. Non seulement nous le verrons fonctionner dans sa boîte, mais, par un système de glaces et de réflecteurs, toutes les figures actives qu’il représentera en photo-chromos pourront être projetées dans nos demeures sur de grands tableaux blancs. Les scènes des ouvrages fictifs et des romans d’aventures seront mimées par des figurants bien costumés et aussitôt reproduites ; nous aurons également, comme complément au journal phonographique, les illustrations de chaque jour, des Tranches de vie active, comme nous disons aujourd’hui, fraîchement découpées dans l’actualité [19].

On reconnaît ici comme l’amorce de la télévision (dans un moment de génie prophétique, Bellamy note que les parents sont les premiers bénéficiaires d’une invention qui garde elle-même les enfants) mais aussi l’argument contemporain qui fait de l’intégration multimédiatique la marque même du progrès – à tel point que déjà, semble-t-il,  la liseuse est lentement en train de disparaître au profit de la tablette, plus versatile et plus « branchée » sur l’extérieur.

5. L’orateur

L’écrivain est sans doute celui qui dans ce dispositif voit sa situation la plus bouleversée et son statut le plus menacé. Défini par la pratique exclusive de l’écrit, il en revient désormais aux beaux jours de la rhétorique et de l’art oratoire. C’est ce qu’exprime Uzanne, non sans une certaine ironie, pleine de sous-entendus sexuels.

On ne nommera plus, en ce temps assez proche, les hommes de lettres des écrivains, mais plutôt des narrateurs ; le goût du style et des phrases pompeusement parées se perdra peu à peu, mais l’art de la diction prendra des proportions invraisemblables ; il y aura des narrateurs très recherchés pour l’adresse, la sympathie communicative, la chaleur vibrante, la parfaite correction et la ponctuation de leurs voix. « Les dames ne diront plus, parlant d’un auteur à succès : « J’aime tant sa façon d’écrire ! » Elles soupireront toutes frémissantes : « Oh ! ce diseur a une voix qui pénètre, qui charme, qui émeut ; ses notes graves sont adorables, ses cris d’amours déchirants ; il vous laisse toute brisée d’émotion après l’audition de son œuvre : c’est un ravisseur d’oreille incomparable [20].

L’écrivain semble y gagner d’un point de vue économique, puisqu’il est le seul à pouvoir exploiter cette voix qui est la sienne propre, plus propre encore que son style. Uzanne voit là l’occasion de réaliser le rêve prétendument le plus cher (et le plus secret) de tous les écrivains, c’est-à-dire se débarrasser des intermédiaires qui exploitent son travail depuis les débuts de l’imprimerie, j’ai nommé l’éditeur et le libraire :

Pour le livre, ou disons mieux, car alors les livres auront vécu, pour le novel ou storyographe, l’auteur deviendra son propre éditeur, afin d’éviter les imitations et contrefaçons ; il devra préalablement se rendre au Patent Office pour y déposer sa voix et en signer les notes basses et hautes, en donnant des contre-auditions nécessaires pour assurer les doubles de sa consignation. Aussitôt cette mise en règle avec la loi, l’auteur parlera son œuvre et la clichera sur des rouleaux enregistreurs et mettra en vente lui-même ses cylindres patentés, qui seront livrés sous enveloppe à la consommation des auditeurs [21].

On reconnaît là le rêve actuel, bercé par internet, d’une auto-publication qui permettrait de toucher le public sans passer par de coûteuses médiations vécues comme « parasitaires ». Les écrivains contemporains publiés ont sauté sur l’occasion qu’offraient les fichiers numériques, qui suppriment les médiations matérielles – fabrication du livre, manutention, transports, stockage – pour tenter de monter leur pourcentage vers de sommets qui donnent le vertige à leurs éditeurs. Les écrivains non publiés rêvent eux d’une relation directe avec le lecteur, étayée sur les réseaux sociaux, pour remplacer les instances habituelles de légitimation et de prescription.

Uzanne, auteur et éditeur, ne se fait pas d’illusions sur le résultat, qui fait de l’écrivain ni plus ni moins qu’un chanteur des rues :

L’auteur qui voudra exploiter personnellement ses œuvres à la façon des trouvères du moyen âge et qui se plaira à les colporter de maison en maison pourra en tirer un bénéfice modéré et toutefois rémunérateur en donnant en location à tous les habitants d’un même immeuble une infinité de tuyaux qui partiront de son magasin d’audition, sorte d’orgue porté en sautoir pour parvenir par les fenêtres ouvertes aux oreilles des locataires désireux un instant de distraire leur loisir ou d’égayer leur solitude. […] Moyennant quatre ou cinq cents par heure, les petites bourses, avouez-le, ne seront pas ruinées et l’auteur vagabond encaissera des droits relativement importants par la multiplicité des auditions fournies à chaque maison d’un même quartier[22].

Ce chanteur de cour, ou ce portrait de l’artiste en VRP, n’est pas sans évoquer  irrésistiblement le « porte à porte » que l’écrivain contemporain, publié ou non, est invité à faire justement sur les réseaux sociaux.

6. Nouveaux intermédiaires, nouveaux parasites

Car cette nouvelle donne bien sûr ne saurait profiter à tous. Quel sort pour les écrivains timides ou à scénographie silencieuse, dans cette économie du bel organe ? Et que faire, par exemple, dans le cas de traductions ? La solution est toute trouvée pour Uzanne, et c’est l’émergence d’une classe de travailleurs intermédiaires :

Les auteurs privés du sentiment des harmonies de la voix et des flexions nécessaires à une belle diction emprunteront le secours de gagistes, acteurs ou chanteurs pour emmagasiner leur œuvre sur les complaisants cylindres. Nous avons aujourd’hui nos secrétaires et nos copistes ; il y aura alors des phonistes et des clamistes, interprétant les phrases qui leur seront dictées par les créateurs de littératures.

Cette invention est reprise par les élocutionnistes de Bellamy, qui se montre toutefois lucide sur les conséquences économiques d’une telle émergence :

Je suggérais que l’économie de compositeurs, d’imprimeurs, de relieurs, et d’une machinerie coûteuse, jointe à l’indestructibilité des livres phonographiés par rapport au livre imprimé, doivent les rendre très bon marché.

Ce serait le cas, répondit Hamage, si les élocutionnistes célèbres, tel que ce Playwell, ne s’amusaient à demander gros pour leurs services. Le public s’est convaincu qu’il est le seul élocutionniste de première classe, et refuse d’acheter le travail de quelqu’un d’autre. Par conséquent, les auteurs stipulent qu’il devra interpréter leur production, et les éditeurs, pris entre les auteurs et le public, sont à sa merci [23].

Dans la nouvelle donne contemporaine, ces acteurs sont un peu différents, et moins exposés au public, mais ils existent sous la forme de codeurs, développeurs, graphistes, responsables du marketing, etc.… bref de tous ceux qui vivent de la numérisation des livres et de leur diffusion sous cette forme : c’est ce que les éditeurs se tuent désormais à expliquer aux auteurs sceptiques qui voient disparaître les médiations les plus évidentes comme autant de coûts devant leur revenir.

On le voit, les spéculations d’Uzanne et de Bellamy constituent, sous leurs dehors fantaisistes, des réflexions sérieuses, moins sur la « fin du livre » en soi que sur les fragiles équilibres économiques de l’édition, et les rapports sociaux qui en découlent. C’est moins la fin du support qui les inquiète sérieusement que la menace de voir cette bulle spécifique du champ social éclater et, avec elle, leur position de « littéraire » – auteur ou prescripteur. Que de nouveaux rapports, pourtant, doivent émerger de ces mutations historiques, personne n’en doute. Mallarmé, pour qui il n’y avait que « la poésie et l’économie politique »,  propose dans ces mêmes années, avec ses réflexions sur Le Livre, des solutions curieusement proches : un virage vers l’oralité par la pratique de la lecture publique, une communication plus directe avec le public (sous la forme de cérémonies tantôt domestiques, tantôt mi-dramatiques mi-religieuses, inventant une communauté nouvelle) et le même souci d’une édition de masse bon marché.

En définitive, si l’on résume les propositions d’Uzanne et de Bellamy, on aura du point de vue de la réception, portabilité, accès non propriétaire, faibles coûts de l’œuvre, mise en réseau et intégration multimédia, qui sont alors comme aujourd’hui les arguments premiers d’une mutation imposée apparemment irréversible. Du côté de la production, l’indépendance supposée du créateur et le contact social accru avec le public rappellent certaines tendances actuelles, tout comme l’émergence d’une nouvelle classe d’acteurs économiques plus ou moins monopolistiques dictant ses lois aux anciens, éditeurs et lecteurs compris.

Bref, il semblerait que l’apocalypse actuelle ait un goût de déjà-vu, ce qui pour une apocalypse est, on en conviendra, plutôt rassurant, et que la fin du livre soit une histoire sans fin. Et selon cette formule éminemment littéraire qui naquit de la rencontre de la presse et de la littérature : la suite au prochain épisode.

Bibliographie

BELLAMY, Edward With the Eyes Shut, fichier en ligne consulté le 19/11/2014 à 11:04.

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RIFKIN, Jeremy, L’Âge de l’accès. La nouvelle culture du capitalisme, Paris, La Découverte, « Cahiers libres », 2001.

UZANNE, Octave, La Fin des Livres, Houilles, Éditions Manucius, « Littéra », 2008.

Notes

[1] François Bon, Après le livre, Paris, Le Seuil, 2011.

[2] Voir Lev Manovich, The Language of New Media, Cambridge, The MIT Press, 2000, p. 73 sqq.

[3] Sur cette révolution, voir Friedrich Kittler, Gramophone, Film, Typewriter, Stanford, Stanford  University Press, « Writing Science », 1999, p. 21-114, et Lisa Gitelman, Scripts, Grooves and Writing Machines, Representing Technology in the Edison Era, Stanford, Stanford University Press, 1999.

[4] Octave Uzanne, La Fin des Livres, Houilles, Éditions Manucius, « Littéra », 2008.

[5] Edward Bellamy, With the Eyes Shut, en ligne ici (fichier.pdf consulté le 19/11/2014 à 11:04).

[6] George Miller Beard, Practical Treatise on Nervous Exhaustion, (Neurasthenia) Its Symptoms, Nature, Sequences, Treatment, New-York, 1894, p. 335 : “It is thus readily seen that the primary cause of the increase of neurasthenia in this country is civilization itself, with all that the term implies, with its railway, telegraph, telephone, and periodical press, intensifying in ten thousand ways cerebral activity and worry.”

[7] Max Nordau, Dégénérescence, Paris, Max Milo, 2006, p. 117.

[8] Octave Uzanne, op. cit., p. 41.

[9] Id., p. 24.

[10] Voir Jonathan Crary, Suspensions of Perception, Attention, Spectacle and Modern Culture, Cambridge, The MIT Press, 1999 ; Anson Rabinbach, Le Moteur humain, L’Énergie, la Fatigue et les Origines de la modernité [1990], Paris, La Fabrique éditions, 2004.

[11] Marshall Mc Luhan, La Galaxie Gutenberg. La genèse de l’homme typographique [1962], Paris, Gallimard, «  Idées », 1977, 2 vol., p. 93.

[12] Edward Bellamy, op. cit. p. 20 : “The sense of sight was indeed terribly overburdened previous to the introduction of the phonograph, and, now that the sense of hearing is beginning to assume its proper share of work, it would be strange if an improvement in the condition of the people’s eyes were not noticeable.  Physiologists, moreover, promise us not only an improved vision, but a generally improved physique, especially in respect to bodily carriage, now that reading, writing, and study no longer involves, as formerly, the sedentary attitude with twisted spine and stooping shoulders.  The phonograph has at last made it possible to expand the mind without cramping the body.”

[13] Octave Uzanne, op. cit., p. 31.

[14] Voir Jeremy Rifkin, L’Âge de l’accès. La nouvelle culture du capitalisme, [2000], Paris, La Découverte, « Cahiers libres », 2001.

[15]  Edward Bellamy, op. cit., p.16 : “The people at those counters are not purchasers, but borrowers,” Hamage replied; and then he explained that whereas the old-fashioned printed book, being handled by the reader, was damaged by use, and therefore had either to be purchased outright or borrowed at high rates of hire, the phonograph of a book being not handled, but merely revolved in a machine, was but little injured by use, and therefore phonographed books could be lent out for an infinitesimal price.”

[16] Octave Uzanne, op. cit., p. 32.

[17] Edward Bellamy, op. cit., p. 21 : “By telephonic communication he was able to address simultaneously other congregations of phonographs in other chambers at any distance.  He said that in one instance, where the demand for a popular book was very great, he had charged five thousand phonographs at once with it.”

[18] Id., p.17-18. “The front was an imitation of a theatre with the curtain down.  As I placed the transmitter to my ears, the clerk touched a spring and the curtain rolled up, displaying a perfect picture of the stage in the opening scene.  Simultaneously the action of the play began, as if the pictured men upon the stage were talking.  Here was no question of losing half that was said and guessing the rest.  Not a word, not a syllable, not a whispered aside of the actors, was lost; and as the play proceeded the pictures changed, showing every important change of attitude on the part of the actors.  Of course the figures, being pictures, did not move, but their presentation in so many successive attitudes presented the effect of movement, and made it quite possible to imagine that the voices in my ears were really theirs.”

[19] Octave Uzanne, op. cit., p. 38.

[20] Id., p. 28.

[21] Id., p. 27-28.

[22] Id., p. 33.

[23] Edward Bellamy, op. cit., p. 21 : “I suggested that the saving of printers, pressmen, bookbinders, and costly machinery, together with the comparative indestructibility of phonographed as compared with printed books, must make them very cheap.ʽThey would beʼ, said Hamage, ʽif popular elocutionists, such as Playwell here, did not charge so like fun for their services.  The public has taken it into its head that he is the only first-class elocutionist, and won’t buy anybody else’s work.  Consequently the authors stipulate that he shall interpret their productions, and the publishers, between the public and the authors, are at his mercyʼ.”

Auteur

Jean-Christophe Valtat est professeur de Littérature comparée à l’Université Paul-Valéry, Montpellier III. Il est l’auteur de Culture et Figures de la relativité (Champion, 2004) et co-éditeur des Mythes des Avant-Gardes (PULIM, 2003) et de Modernités du Suranné (PULIM, 2006). Sa thèse d’habilitation (2009) porte sur «  La Littérature Hallucinée » et le croisement entre revendication visionnaire, discours médical, et nouveaux médias au XIXe siècle. Il a récemment organisé le colloque «  Transfictions d’Auteurs : l’écrivain réel comme personnage de fiction » (2015, RIRRA 21).