L’Œil des Sargasses de Michel Butor, poème d’ondes


L’Œil des Sargasses est un poème de Michel Butor qui a connu plusieurs états éditoriaux et médiatiques. Il a notamment fait l’objet en 1970 d’une mise en ondes à l’Atelier de création radiophonique pour laquelle Butor apporte le concours de sa propre voix. Avec cette collaboration artistique nouvelle, qui détourne temporairement Butor de son dialogue avec le graveur Gregory Masurovsky, le poète poursuit une réflexion tant sur les possibilités expressives du médium radiophonique, sur l’imitation musicale en poésie, que sur le fonctionnement de la mémoire humaine. Cette version radiophonique du texte, dont la partition paraît en 1972 chez Lettera amorosa, constitue en soi une étude poétique rare sur le mouvement ondulatoire des mots, sur les variations infimes produites par l’interchangeabilité des mots autant que par les effets de la diction.

L’Œil des Sargasses is a poem by Michel Butor that has undergone several editorial and media states. In 1970, it was broadcast at the Atelier de création radiophonique, for which Butor contributed his own voice. With this new artistic collaboration, which temporarily diverts Butor from his dialogue with the engraver Gregory Masurovsky, the poet pursues a reflection on the expressive possibilities of the radio medium, on musical imitation in poetry, and on the functioning of human memory. This radio version of the text, the score of which was published in 1972 by Lettera amorosa, is in itself a rare poetic study of the undulatory movement of words, of the minute variations produced by the interchangeability of words as much as by the effects of diction.


Texte intégral

L’Œil des Sargasses est un objet textuel déroutant. Michel Butor le range dans la catégorie des « textes liquides », une appellation qui sonne pour le lecteur comme un défi : comment comprendre ou retenir ce qui s’écoule ? Insaisissable, ce poème l’est d’abord en raison de ses mutations successives. Le texte connaît en effet plusieurs états, grossissant au fur et à mesure de ses réécritures et éditions successives : d’abord publié sous forme de poèmes manuscrits au crayon, accompagnant une pointe sèche de Gregory Masurovsky et différant sur chacun des 35 exemplaires [1], le texte est ensuite recomposé pour paraître en un mince volume aux éditions Lettera amorosa en 1972 [2]. Puis Butor le reprend de nouveau, en l’augmentant d’autres éléments textuels, pour l’insérer dans son recueil Illustrations IV en 1976. Or à côté de ces trois principales éditions imprimées existe un autre état du poème : il s’agit d’une version radiophonique de 1970, conservée dans les archives de l’INA et dont l’écoute permet de restituer au livre de 1972 le statut de partition ou de trace typographiée de cette version sonore – quoiqu’aucune mention explicite de l’émission radiophonique ne figure dans ce livre, pas plus que dans les suivants [3].

L’Œil des Sargasses a en effet constitué la première partie d’un Atelier de création radiophonique (ACR) de novembre 1970 intitulé « Réseau Un » – un titre qui place l’auteur de Réseau aérien en figure tutélaire du programme [4]. Ce numéro de l’ACR se composait, outre le « poème » de Michel Butor (c’est ainsi que son texte était désigné), d’une œuvre musicale d’Ivo Malec (« lied pour cordes et voix »), d’un radiodrame de Paule Bergeret (Abdication) et de quatre « réponses » de Jacques Lacan aux sept « questions » diffusées par la RTB et l’ORTF en juin 1970, et publiées sous le titre Radiophonie la même année [5]. En novembre 1970, l’ACR en est encore à ses débuts [6] : aussi ce numéro apparaît-il comme la mise en vitrine de différentes « disciplines radiophoniques [7] », avec l’idée de produire dans l’esprit des auditeurs une circulation décloisonnée de différentes formes de la parole humaine – ici la poésie, la musique vocale, le drame et la théorie psychanalytique [8].

Cette version radiophonique de L’Œil des Sargasses n’est pas une pure et simple adaptation du texte recomposé par Butor : d’abord parce que cette publication sur les ondes de la radio nationale fait entendre une version encore inédite du poème, ensuite parce que l’auteur y contribue personnellement, envoyant à Alain Trutat, depuis Albuquerque au Nouveau-Mexique où il se trouve encore (sans doute donc au début de l’année 1970), l’enregistrement sonore intégral de son texte, dit par lui-même [9]. La mise en ondes a été réalisée par Claude Roland-Manuel : ce dernier a conservé intégralement au montage la voix de Butor et y a superposé deux voix féminines et une voix masculine, constituant ainsi, à partir de l’enregistrement de l’auteur, un quatuor de voix parlées [10]. Cette étape intermédiaire du poème, purement sonore et délaissant pour un temps Masurovsky, reste bien une œuvre en collaboration : non plus cette fois avec un graveur, mais avec des professionnels de la radio. Il s’agira donc ici d’entendre L’Œil des Sargasses comme un véritable poème d’ondes – les flots marins du poème se prêtant aisément, par métaphore, à ce déplacement médiatique. Sans Masurovsky, le défi de « peindre une vague [11] » devient celui du poète, mais aussi celui du metteur en ondes. Il me semble cependant que l’expérimentation que mène Butor à travers cette collaboration radiophonique va au-delà de l’effort mimétique de « peindre une vague ». Je m’attacherai donc d’abord à montrer la manière dont Butor élabore son nouveau texte, selon le modèle musical d’un thème et variations. Puis, en m’appuyant sur une écoute attentive de la réalisation radiophonique, je mettrai en lumière les questionnements littéraires que Butor cherche à creuser par l’usage même de la radiophonie.

1. Variations sur un thème

En déplaçant L’Œil des Sargasses dans l’espace radiophonique, Butor redéfinit la « mobilité » de son poème, laquelle ne réside plus dans la variation textuelle et la démultiplication des supports, mais s’éprouve désormais à l’intérieur d’un flux sonore. La mobilité matérielle s’est muée en mobilité musicale et rythmique. Or au moment où Butor réécrit son poème, il est plus que jamais occupé par la question de la répétition en musique, et plus précisément par le rapport entre répétition et variation : à la fois parce que certains rituels du Nouveau Mexique lui ont révélé l’importance d’un fond répétitif pour que surgisse la variation en tant qu’événement [12] et parce qu’il travaille dans le même temps à son Dialogue avec 33 variations de Ludwig van Beethoven [13].

L’Œil des Sargasses, dans sa version radiophonique, apparaît construit selon le modèle musical d’un thème et variations. Le thème se découvre à partir d’un intertexte poétique diffracté, surgissant par brefs éclats aussi bien dans le poème que dans la mémoire de l’auditeur, et bien reconnaissable pour tout lecteur de poésie : il s’agit du poème « Marine » des Illuminations de Rimbaud [14]. Il n’est sans doute pas inutile de l’exposer ici dans son entier avant d’en montrer les différents types de résurgences dans L’Œil des Sargasses :

Les chars d’argent et de cuivre —
Les proues d’acier et d’argent —
Battent l’écume, —
Soulèvent les souches des ronces.
Les courants de la lande, 
Et les ornières immenses du reflux
Filent circulairement vers l’est, 
Vers les piliers de la forêt, —
Vers les fûts de la jetée, 
Dont l’angle est heurté par des tourbillons de lumière.

De façon générale, Butor emprunte à Rimbaud la métaphore de la plaine marine : les correspondances entre la terre et la mer, les champs et les vagues, la superposition d’un paysage marin à un paysage terrestre et rustique. Le mot « champs » apparaît ainsi dès le deuxième vers de L’Œil des Sargasses, puis des expressions comme « soupirs des spores taches des blés », « paturins d’aluminium », « barbouillages des sillons » filent la métaphore. Ensuite, au niveau lexical, Butor fait entrer dans son texte, à l’exemple de Rimbaud, plusieurs noms de métaux : « l’étain » (premier mot), puis « l’acier » comme chez Rimbaud, puis d’autres encore. C’est également le rythme de « Marine » qui s’entend dans L’Œil des Sargasses : Butor reprend le principe des longueurs variables et de la mobilité accentuelle des vers (chez Rimbaud on a des vers libres à trois, deux ou quatre accents ; chez Butor, les vers comptent soit quatre accents, soit deux soit un seul), les verbes conjugués placés en début de vers pour modifier l’impulsion accentuelle (par exemple « tournent les paturins d’aluminium », « se répandent rayons chants d’horizons », « battent les miroitements d’allégresse et de frissons ») ou encore le principe même de répétition des mots, très frappante aux vers 1 et 2 de « Marine ». Enfin, c’est toute la structure de ce poème des Illuminations qui est réactivée : comme Rimbaud, Butor construit son texte sur deux mouvements contraires – la progression et le recul, le flux et le reflux – conduisant aux « tourbillons » du dernier vers : les verbes « continuer », « revenir », puis « tournent » en sont chez lui les premiers marqueurs lexicaux. Notons encore les « chars » et les « proues » de Rimbaud qui deviennent chez Butor « caravelles » (mot dans lequel, par une étymologie sauvage, on est tenté d’entendre le mot « char ») ; tandis que le « Battent l’écume » de Rimbaud ressurgit dans les « lessives » du poème de Butor, plus loin dans l’expression « rames et fouets », puis plus directement encore dans le vers « Battent les miroitements d’allégresse et de frissons ».

La présence fragmentaire et comme disloquée de cet intertexte poétique fait donc figure d’exposition du thème ; mais il s’y joue également une réflexion de l’auteur sur le resurgissement dans l’écriture d’une mémoire des textes littéraires (et canoniques). De ce point de vue, les flots marins, avec les épaves remontant à la surface, « trésors » ou « secrets » apparaissant çà et là dans le flux poétique (en capitales d’imprimerie sur la page, à l’oral dits à l’unisson et de manière détachée), se présentent comme les supports imagés d’une rêverie métalittéraire.

Conjointement à cette exposition du thème, Butor entame un travail de variations en procédant à l’entrelacement de séries lexicales. Inspiré par la présence et la répétition de noms de métaux chez Rimbaud (« cuivre », « acier », « argent », lequel revient deux fois), Butor travaille à étendre et à développer cet embryon de liste, qu’il déroule et répète de manière aléatoire, mot par mot, tout au long du poème. En voici les éléments : « étain », « acier », « aluminium », « chrome », « nickel », « platine », « mercure », « cadmium », « titane », « tôle », « bronze », « plomb », « manganèse », « magnésium ». À cette liste de métaux, Butor mêle une série de plantes (d’eau ou de terre). Outre les « sargasses » du titre, se voient ainsi disséminés dans le texte toutes sortes de mots rares et précieux désignant des plantes (« fétuques », « paturins », « algues », « cynodons », « glycéries », « fléoles », « vulpin », « élyme », « bromes », « phalaris », « agrostide », « houlques », « épilobe », « flouves », « oxalide ») dont la plupart sont répétés eux aussi au fil du texte. Une troisième série importante rassemble des noms de poissons et d’autres êtres marins (un lexique absent du poème de Rimbaud) : d’abord des parties (« écailles », « ouïes », « nageoires », « arêtes », « queues »), puis les animaux eux-mêmes, toujours au pluriel (« thons », « merlans », « lottes », « soles », « anguilles », « dauphins », « squales », « éponges », « soles », « éperlans », « poulpes », « alevins », « saumons », « bonites »), avant que les deux ne se mêlent (« branchies », « nageoires », « morues », « dorades », « grondins », « soles », « queues », « harengs », « alevins », « anguilles », « écaille », « saumons », « ouïes », « bonites », « nageoires », « morues », « arêtes », « raies », « gueules », « queues », « harengs », « poulpes », « thons », « merlans », « soles », « alevins », « anguilles »).

Il y aurait encore plusieurs séries à démêler ici, notamment celles évoquant des éléments renvoyant à une présence humaine : liste d’objets (éléments liés aux navires ou à la vie des marins, mais aussi bijoux et accessoires), liste de parties corporelles dont les termes sont souvent utilisés deux à deux dans le poème (« talons et tempes », « cuisses et coudes », « croupes et fronts », « hanches et cils », « seins et paumes », « épaules et boucles », etc.). De façon remarquable, ces éléments humains sont mis sur le même plan que les autres (végétaux, minéraux, animaux) : tous participent à égalité d’une même pâte lexicale et rythmique. On peut ainsi voir L’Œil des Sargasses comme un essai de poésie cosmique où l’humain ne vaut pas plus que l’algue. C’est aussi un essai de poésie élémentaire où chaque fragment lexical – l’élément premier étant ici le mot et non des masses textuelles comme dans les autres essais radiophoniques de Butor [15] – se combine avec d’autres pour faire surgir de l’inouï à l’intérieur d’une relative monotonie répétitive.

Cet entremêlement de séries lexicales aboutissant à une pâte poétique ondulatoire est intéressant à observer dans le détail. On remarque par exemple un travail sur les équivalences et l’interchangeabilité lexicale qui permet à Butor d’expérimenter l’expression du même avec des mots différents : ainsi les « fétuques d’acier » se muent en « paturins d’aluminium », les « vagues de vulpin » en « flots d’élyme », les « brumes de fléoles » en « vapeurs d’agrostide et de tôle », en « vapeurs de plomb » puis en « brumes du magnésium froid », en « gouttes de phalaris et de titane », etc. Il y a là une manière de traduire dans l’ordre de la langue le paradoxe d’une permanence mobile ou, à l’inverse, d’un mouvement perpétuel : de créer poétiquement des « vagues », semblables en surface mais intrinsèquement différentes.

Ces imbrications de listes lexicales font en outre surgir des sortes de chimères poétiques rappelant certaines images surréalistes : ainsi de ces « flouves en bancs » ou de ces « houlques en branchies ». Mais il me semble que chez Butor ces images ne sont pas recherchées pour elles-mêmes ; elles découlent plutôt d’un ordre mathématique, du moins d’un système de mélanges, de combinaisons, de permutations [16], qui ne cherchent pas tant à exprimer un monde nouveau qu’à faire jouer les mots-matières entre eux, tant au niveau de leurs significations que de leurs sonorités, à les faire « miroiter » dans le flux poétique (si l’on adopte la logique métaphorique et métapoétique du texte).

Les variations et miroitements du poème sont également assurés par l’usage de verbes conjugués, eux aussi en nombre limité (on pourrait en dresser la liste) repris tout au long du poème, distribués de manière à articuler les éléments des listes en de multiples combinaisons. Ainsi de ces vers où Butor travaille à partir des verbes « croître », « mûrir », « mourir » et « renaître », les deux premiers évoquant la vie végétale et l’idée d’un développement vertical (mais appliqués ici à d’autres types de sujets), les deux autres suggérant des mouvements contraires d’affaissement et de surgissement :

des alizés croissent les forêts mûrissent

[…]

s’enfoncent meurent les dauphins dans les auréoles

[…]

croissent filent mûrissent les squales

[…]

les réverbérations et les douceurs des trombes meurent

en dunes renaissent rient croissent

Au niveau de la structure globale du poème, il est difficile de repérer strictement des parties. S’il y en a, elles obéissent au principe d’interpénétration et de liquidité qui fait que Butor évite tout marqueur de frontières étanches. Mais on observe bien néanmoins, comme en un drame, un début, un milieu et une fin : la fin répétant avec des variantes le début, à l’envers ; le milieu étant quant à lui marqué par le surgissement d’un « je » sujet d’actions dessinant une trajectoire, un mouvement : « je descends […] je descends je sombre » puis « je gravis remonte […] je gravis […] je gravis ». Avec ce « je » énigmatique (humain, plante ou animal ?) surgit comme un embryon de drame noyé au cœur du poème. D’autant que ce « je » a deux fois la parole, à travers deux questions : « qui m’appelle ? » puis « qui me poursuit ? Cette énigme centrale s’entend comme la formulation même du défi d’écoute que tente au fond Butor avec cet essai radiophonique.

On trouve encore dans le poème deux séries lexicales très importantes : l’une ayant trait aux éléments du langage (« voyelles », « consonnes »), aux signes écrits (« cédilles », « astérisques », « tildes », « guillemets », « barres », « accents », « trémas », « accolades »), aux éléments de grammaire et de prosodie (« phrases », « dactyles », « questions », « listes ») ; l’autre faisant émerger un champ lexical du brouillon, de l’essai (« brouillon » et « ratures » dès le deuxième vers ; puis « esquisses », « bavures », « rayures », « barbouillages », « embrouillaminis », « balbutiements »), éléments amalgamés de manière particulièrement dense à la fin du poème :

qui battent bavures essais question

[…]

trémas des dactyles barbouillages et accolades

les merlans oscillent sur le cadmium listes

[…]

hésitations-fourmillements brûlant dans les forêts

d’indications de cédilles linéaments de frai

[…]

embrouillaminis de soles brouillons de bronze

ratures hésitations-moirures caressantes

Par cette série, Butor désigne explicitement son poème comme un « essai », c’est-à-dire à la fois comme une tentative, une expérimentation et comme un « brouillon », une production éphémère. La radio ne serait-elle que le brouillon du livre en préparation, un état transitoire ? Il me semble que l’expérimentation de Butor va plus loin.

2. Étude pour ondes hertziennes

À la radio, l’appellation d’« essai radiophonique » est relativement courante (209 notices mentionnent cette formule dans les archives de l’INA) et s’applique notamment à des recherches d’ordre poétique [17]. Butor lui-même a déjà conçu et pratiqué la radio comme un lieu d’expérimentation littéraire possible : ainsi 6 810 000 litres d’eau par seconde est une « étude stéréophonique », où le terme d’« étude » doit aussi s’entendre au sens musical. Butor y a notamment travaillé la forme du canon, s’intéressant en particulier aux effets textuels produits par la surimpression de deux lectures légèrement décalées [18].

La forme qu’il expérimente avec L’Œil des Sargasses est différente de ce qu’il a tenté jusque-là pour la radio : c’est une forme plus courte, dénuée de toute intrigue, de tout élément documentaire ou romanesque, sinon de manière très embryonnaire, comme nous l’avons vu plus haut. De plus, le texte n’intègre aucune indication de débit ou de ton (contrairement à la stéréophonie du Niagara où l’auteur guide très précisément le travail de diction des acteurs). Pour autant Butor ne laisse pas le metteur en ondes complètement libre, son propre enregistrement sonore du texte valant en effet comme modèle. De plus, la mise en page du texte, publiée ensuite par Lettera Amorosa, concorde parfaitement avec sa diction, si bien qu’elle a dû servir de véritable partition aux comédiens et que Butor l’avait sans doute pensée comme telle [19]. En effet, non seulement Butor respecte scrupuleusement à l’oral, par une brève pause, la fin des vers, mais il fait aussi entendre, par un jeu subtil d’intonations montantes et descendantes, les assemblages de vers (distiques sur la page), les vers en retrait (isolés sur la page par des blancs typographiques tout autour d’eux) ou encore les mots-vers transcrits par des capitales d’imprimerie, qu’il articule et détache au moyen d’une hauteur intonative légèrement supérieure sur la première syllabe.

La réalisation radiophonique de Claude Roland-Manuel répartit le texte entre voix masculines et voix féminines tout en travaillant à des répétitions et à des superpositions de vers prononcés par les différentes voix. Cela crée évidemment un effet de tuilage évoquant des « vagues » sonores, tandis que le rythme, produit à la fois par les séries accentuelles et par les mouvements intonatifs montants et descendants, forme un roulis imitant lui aussi la mobilité des flots marins. De même que dans 6 810 000 litres d’eau par seconde Butor travaille à créer avec les citations de Chateaubriand en canon une « espèce de fond [20] » devant lequel viennent se détacher à la fois les paroles d’un narrateur et les conversations des visiteurs, de même ici s’élabore un fond rythmique, une « basse marine [21] » sur laquelle surgissent de loin en loin quelques apparitions mentales, projetées dans l’espace sonore par les fameux mots-vers dits à l’unisson (notés dans la partition par les capitales d’imprimerie) : « CARAVELLES », « SOUVENIRS », « INDES », « L’IMAGE DE LA REINE », « SAUVAGES », « TRÉSORS », « SECRETS », « MONSTRES », « ASTROLABES », « RADEAUX », « NUITS », etc. Autant de mots évoquant pour l’auditeur des voyages d’aventure, d’exploration et en particulier l’expédition de Christophe Colomb aux Amériques. Mais ce sont des évocations fugaces, non développées en récit, des mirages sonores plutôt que des images réelles, des reflets insaisissables que l’esprit ne retient qu’un instant (« LA LUNE / ET SON DOUBLE » écrit ainsi Butor).

Il me semble que ce qui intéresse ici Butor, ce sont les conditions de surgissement de ces images mentales, fragmentées et prises dans un flux sonore dont il ne reste à la radio aucune autre trace, après l’émission proprement dite, que des impressions / émotions propres à chaque auditeur. Et en effet, après l’écoute de ce poème d’ondes déployé à quatre voix, qu’est-ce qui surnage, que reste-t-il dans notre mémoire ? Quelles visions se forment-elles dans notre imagination ? L’esprit de l’auditeur peut-il être considéré comme une scène ? Ce sont là des questionnements qui agitent à cette époque d’autres écrivains travaillant pour le médium radiophonique, comme l’Italien Edoardo Sanguineti qui œuvre à un « théâtre de la parole [22] » ou encore Jean Tardieu lui-même, poète et homme de radio qui, comme Butor, cherche depuis longtemps à élaborer un langage s’apparentant à la musique [23].

Ce que retient en premier lieu l’auditeur placé dans les conditions de l’écoute radiophonique de l’époque, c’est-à-dire après une écoute unique, c’est un mot, constamment répété, comme un refrain. Il s’agit du mot « solitude », le plus souvent accompagné de son déterminant mais souvent aussi de compléments du nom comme : « la solitude en larmes », « la solitude au guet / la solitude », « la solitude haletante », « la solitude étouffante », « la solitude / la solitude au milieu des cris », « solitude au milieu des ronflements / la solitude », etc. Butor opère autour de ce mot non seulement un travail musical et rythmique de répétition et de variation, mais il crée aussi une tension, une attente dramatique se déployant hors de toute narration et rendue possible par les seules connotations du mot.

Or la diction de Butor et des comédiens joue ici un rôle majeur : si elle reste globalement, tout au long eu poème, rythmique, asémantique, non expressive, suivant le modèle fourni par l’auteur, on entend pourtant sur certains mots, et notamment ce mot de « solitude », des aplanissements d’accent produisant un début d’expressivité, esquissant des aventures latentes ou englouties. La seule diction permet en outre de faire miroiter les différents sens du mot : lorsque Butor prononce « solitude » au début, on l’entend au sens d’espace dépeuplé ou désert (il désigne alors la mer comme étendue inhabitée tout autant que la page blanche à remplir de signes) ; on y entend aussi l’état de solitude, mais sans effet psychologique particulier. Lorsque les comédiens le prononcent au contraire, le mot se charge d’émotion, la diction le transforme en élément dramatique.

L’expérience poétique nouvelle que tente ici Butor via la radio consiste donc en ceci : créer une matière verbale mouvante, ondulatoire, où le langage désarticulé dans sa grammaire cherche tout de même à retenir l’attention de l’auditeur par des points de fixité, des repères à l’intérieur du flux sonore, des repères valant parfois comme aiguillons dramatiques ou aiguillons à souvenirs personnels. De ce point de vue, les questions qui surgissent au centre de L’Œil des Sargasses, « qui m’appelle ? » « qui me poursuit ? », peuvent s’entendre comme une projection de l’auditeur sur la scène du poème : car c’est bien lui le promeneur de ce voyage sur les ondes, c’est lui le héros de cette aventure sonore construite pièce à pièce par un auteur éprouvant les capacités imaginatives et interprétatives de son public. « Je publie mes livres comme des questions : qu’est-ce que vous pouvez me dire qui m’intéressera à propos de ces ouvrages que j’ai faits ? », déclarait ainsi Butor dans ses Entretiens [24].

*

On peut considérer L’Œil des Sargasses comme une quatrième pièce ajoutée à la trilogie évoquée par Butor auprès de Georges Charbonnier : « Mobile est une étude sur la mobilité. Description de San Marco est au contraire une étude sur un monument, sur quelque chose de stable, et, dans 6 810 000 litres d’eau par seconde, il y a une sorte de monument liquide, de monument qui est en perpétuel mouvement [25]». L’Œil des Sargasses travaille quant à lui à partir de monuments fragmentés (le voyage de Colomb aussi bien que « Marine » de Rimbaud), présents à l’état de souvenirs, de réminiscences. Il ne s’agit finalement pas tant de « peindre une vague » sonore, entre musique et langage, que de mettre en jeu le fonctionnement de la mémoire humaine, de susciter et de ressusciter des souvenirs eux-mêmes fugaces, pris dans le mouvement de l’apparition et de la disparition, de la naissance et de la mort – de l’émission et du retour au silence.

Notes

[1] L’Œil des Sargasses, Paris, L’Auteur et l’Illustrateur, 1969.

[2] Sur ces premières variantes, voir les éléments bibliographiques présentés de manière très précise dans Obliques, numéro spécial Butor-Masurovsky, février 1976, p. 156.

[3] Dans l’« Entretien » qui ouvre le numéro spécial d’Obliques, Butor, dialoguant avec Masurovsky, rappelle précisément la genèse de L’Œil des sargasses, mais sans mentionner l’étape radiophonique : « Ensuite, j’ai voulu reprendre ces textes, ces trente ou trente-six variantes pour en faire alors un seul texte qui varie successivement depuis le début jusqu’à la fin. Cela a été assez compliqué et après bien des essais, j’ai abouti à la solution suivante : non seulement une suite de variantes, de strophes qui correspondent chacune à une des gravures, mais deux qui se superposent, deux suites qui bougent différemment comme des écrans sur des moirures. Et entre ces deux couches, il y a des mots qui interviennent progressivement. Comme le texte est encore une fois marin, les mots qui se promènent sur lui ont été tout naturellement des termes de marine et c’est ainsi que peu à peu, sur ce texte, s’est imposé le thème de la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb, parce que c’est une de mes obsessions. À partir du texte fait depuis la gravure L’Œil des Sargasses, j’ai fait un nouveau texte qui s’appelle aussi l’Œil des Sargasses, qui a été édité ensuite (tout cela a pris pas mal d’années) par Lettera Amorosa ; pour cette édition, tu as fait une nouvelle gravure, qui est en quelque sorte ce qui est arrivé à la première par l’intermédiaire de tout ce travail sur le texte » (ibid., p. 3).

[4] Didier Denis, René Farabet, Robert Georgin, Claude Roland-Manuel, Jean-Jacques Vierne (réal.), « Réseau Un : Bergeret, Butor, Lacan, Malec », Atelier de création radiophonique, ORTF, diff. 29/11/1970, 20h15, notice INA n° PHF06017069.

[5] https://radiolacan.com/fr/podcast/radiophonie/2

[6] L’ACR a été créé en 1969 par Alain Trutat dans la continuité du laboratoire radiophonique qu’était auparavant le Club d’Essai dirigé par Jean Tardieu. Sur l’ACR et ses rapports aux écrivains, voir Christophe Deleu, Pierre-Marie Héron, Karine Le Bail (dir.), « Atelier de création radiophonique (1969-2001) : la part des écrivains », Komodo 21, n° 10, 2019, [en ligne].

[7] Je reprends ici les mots d’Alain Trutat. Voir la transcription d’un entretien de Trutat avec Agathe Mella en 1987 dans ibid., https://komodo21.fr/radio-consideree-beaux-arts/

[8] Plusieurs ACR intitulés « Réseau », numérotés de 1 à 7, sont ainsi diffusés entre 1970 et 1974.

[9] Les archives de l’INA conservent à part cet enregistrement de Butor, qui comprend une brève présentation de son texte puis la lecture intégrale du poème. Notice INA n° PHD99213576.

[10] Ce quatuor reconstitué se composait donc de Michel Butor, Jean Topart, Nelly Borgeaud et Véra Feyder.

[11] Sous ce titre est repris en 1976, dans Obliques, op. cit. p. 17-18, un texte que Butor écrivit au départ pour Masurovsky en 1960. Il commence ainsi : « Peindre une vague ; comment peindre une vague ? », et se termine sur une généreuse rêverie artistique qui s’entend rétrospectivement comme la matrice même des expérimentations poétiques menées ensuite par Butor.

[12] « J’ai vu au Nouveau-Mexique des danses avec des chants et des batteries de tambours qui durent pendant des heures, pendant des journées entières, et c’est extraordinaire parce que c’est un peu comme la musique répétitive, on entend presque la même chose pendant une heure, et tout d’un coup cela change. Ce serait dommage de ne pas l’avoir entendue si longtemps avant, parce que cette métamorphose est d’importance » (Michel Butor, « J’aurais rêvé composer, mais je compose avec des mots », entretien de 2001 reproduit intégralement sur le site de La Revue des deux mondes lors de la mort de l’écrivain : https://www.revuedesdeuxmondes.fr/michel-butor-jaurais-reve-composer-compose-mots/).

[13] Le concert-conférence autour des Variations Diabelli pour lequel l’a sollicité Henri Pousseur est donné à Liège en septembre 1970, soit deux mois avant la diffusion de l’ACR.

[14] Comme beaucoup de poètes, c’est à Rimbaud que Butor doit en partie sa vocation d’écrivain. Il ne cessa de le lire, de s’en imprégner et de l’analyser. Il explique notamment que les Illuminations sont pour lui une « leçon perpétuelle », un texte qu’il cherche à « imiter » (citations issues d’une archive radiophonique de l’INA : « Michel Butor parle d’Arthur Rimbaud », dans Jean Couturier (réal.), Exercices d’admiration, France Culture, diff. 12/08/2002, 21h03).

[15] Voir en particulier 6 810 000 litres d’eau par seconde (Gallimard, 1965) où les trombes d’eau des Chutes du Niagara correspondent dans l’ordre de la langue à un travail de reprise et de redistribution de longues citations littéraires (en l’occurrence deux versions d’une description des Chutes par Chateaubriand).

[16] J’emploie à dessein ce terme de « permutation » qui fait référence, à l’époque de cet ACR, à un procédé utilisé notamment par des poètes composant avec des bandes magnétiques. Je pense en particulier au poète Brion Gysin dont les cut-up et les poèmes-permutations, comme « I am that I am », avaient été bien relayés en France dans les années 1960 et repris déjà par des « poètes sonores » français. Voir Cristina De Simone, Proféractions ! Poésie en action à Paris (1946-1969), Dijon, Presses du réel, 2018. Il me semble que le travail mené par Butor pour la version radiophonique de L’Œil des Sargasses n’est pas étranger à ces essais de poésie sonore.

[17] Voir Céline Pardo, La Poésie hors du livre (1945-1965). Le poème à l’ère de la radio et du disque, Paris, PUPS, 2015.

[18] Gérard Blanchard, « Le structuralisme de Michel Butor », Communication et langages, n° 11, 1971, p. 14.

[19] Michel Butor évoque l’idée du texte radiophonique comme « partition » dans un entretien avec Frédéric-Yves Jeannet en 2000 : « Quand on écrit pour la radio, on écrit en pensant avant tout à ce qu’on va entendre. C’est une écriture qui est dirigée vers l’auditif. Et donc c’est quelque chose qui est très proche d’une écriture musicale. Au fond, on fait une partition. Et cette partition va être exécutée par des musiciens qui sont des acteurs donc des récitants ; et en utilisant d’ailleurs un certain nombre de procédés musicaux, parce qu’il y a de la musique de temps en temps, il y a des silences et ainsi de suite » (Frédéric-Yves Jeannet prod., À voix nue, grands entretiens d’hier et d’aujourd’hui, émission du 28/11/2000, France Culture, 17h30, notice INA n° 20001128350000MF2).

[20] Extrait d’un entretien avec Georges Charbonnier, cité dans Gérard Blanchard, art. cit., p. 15.

[21] Expression que Butor emploie dans la brève présentation enregistrée qu’il confie à Alain Trutat : « […] j’ai voulu faire vibrer les vagues du texte les unes avec les autres. Et c’est au-dessus de cette basse marine que j’ai dessiné quelques navires. Sur ce fond marin, on aperçoit un voyage de découvertes et de mirages. J’ai pensé en réalisant cette version développée au voyage de Christophe Colomb. »

[22] Les expériences de Sanguineti figurent par exemple dans « Neuf non neuf ou bis repetita placent », ACR du 30/11/1969 (notice INA n° PHD99214121), qui rapproche des réflexions de Foucault sur le « langage en folie », de François Billetdoux sur la radiodiffusion qui « reste à être inventée en tant que système nerveux sonore », de Schaeffer sur le devenir matériel du son, et diverses citations sonores d’œuvres radiophoniques, théâtrales ou poétiques.

[23] Voir par exemple Claude Debon et Delphine Hautois (dir.), Jean Tardieu : comment parler musique ? [Catalogue de l’exposition présentée à la Bibliothèque historique de la Ville de Paris du 13 septembre au 9 novembre 2003], Paris, Paris bibliothèques, 2003.

[24] Citation donnée par Gérard Blanchard, art. cit., p. 5.

[25] Ibid., p. 13.

Auteur

Agrégée de lettres classiques et membre associée du Centre d’étude de la langue et des littératures françaises (Sorbonne Université), Céline Pardo partage ses recherches entre l’étude de la poésie des XXe et XXIe siècles et celle des relations entre littérature et radio. Elle a publié La Poésie hors du livre (1945-1965). Le poème à l’ère de la radio et du disque (PUPS, 2015) et co-dirigé plusieurs ouvrages portant sur les rapports entre poésie et radio. Elle mène également une réflexion sur l’archivage audiovisuel de la poésie : elle a co-dirigé récemment Archives sonores de la poésie (Presses du réel, 2020) et participe à la création d’un site web qui se voudrait un équivalent français de Pennsound ou Ubuweb.

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