Magie du numérique : l’ordinateur comme boîte à merveilles


La coïncidence chronologique, au tournant du siècle, de la généralisation des accès Internet haut débit et des succès « phénoménaux » rencontrés par des œuvres relevant des genres de l’imaginaire, constitue l’indice d’une convergence plus fondamentale : des propriétés magiques se trouvent prêtées aux ordinateurs en réseau, en un nouvel avatar du vieil animisme insufflé par l’homme aux machines, mélange de foi dans les promesses du progrès et d’inquiétude face à l’opacité technologique. On mettra en lumière dans cet article plusieurs types de représentation fictionnelles de cette magie numérique (le fantôme dans la machine, l’ordinateur comme portail magique vers d’autres mondes), ainsi que leur exploitation euphorique par le discours publicitaire.

A sense of digital magic pervades our relationship to networked computers, like a new form of the old animism which caracterize the ambivalent stance humans take towards technology. The perfect simultaneity of two socio-cultural phenomemons at the turn of the century ‒ the growing access to high-speed Internet connexions and the huge success of fantastic genres in literature and medias ‒, could well be no coincidence after all. In this paper will be examined two types of fictional representations of digital magic in novels and films (the ghost in the machine, the computer as portal to other worlds) as well as their use in commercial advertising.

 


Texte intégral

Et si le succès et l’expansion quantitative des genres du merveilleux au tournant du siècle (fin des années 1990 – début des années 2000) étaient directement liés au développement concomitant d’Internet (son débit, ses contenus, les appareils y donnant accès) ? D’un côté, une place et des pouvoirs toujours plus grands se trouvent conférés à l’informatique dans le quotidien de tout consommateur culturel. De l’autre, des fictions visant en priorité les jeunes (des grands enfants aux jeunes adultes), « Harry Potter », « À la croisée des mondes », « Le Seigneur des Anneaux » de Peter Jackson [1], nous disent qu’il y a plus d’un monde et que ces autres mondes sont magiques, débordant de toutes parts les contraintes physiques régissant nos existences réelles.

Cet article entend explorer certaines implications d’un tel postulat : si la coïncidence chronologique, stricte, relève de l’évidence, elle impose de se pencher sur ses causes, ou ses conséquences, et donc de revenir sur le lien entre informatique et merveilleux [2], qui viendrait en quelque sorte prolonger celui, déjà topique et sur lequel les fictions merveilleuses vont précisément pouvoir jouer, souvent postulé entre science et magie [3]. Notre hypothèse dans ce cadre sera que ces œuvres-ci (fantasy et/ou jeunesse) sont venues cristalliser avec ces possibles technologiques-là autour d’un imaginaire commun qui les relie et relève du merveilleux magique : l’ordinateur a des pouvoirs et nous donne des pouvoirs ; c’est une machine à merveilles ouvrant sur d’autres mondes et invitant à les créer, à les explorer, à y jouer enfin, la composante ludique s’avérant essentielle dans le rapprochement que nous allons mettre en lumière.

1. Informatique et merveilleux

1.1. Persistance animiste

Il faut d’abord constater que les appareils électroniques, en premier lieu les ordinateurs, suscitent un renouveau massif de pratiques, sinon de croyances, animistes ; la dimension magique de notre rapport aux nouveaux médias apparaît comme une réalité psychologique puissante et multiforme. Pourtant peu de travaux, que ce soit du côté de la sociologie, de la psychologie, ou de la philosophie des sciences, se sont penchés sur ce phénomène. Quand des chercheurs évoquent l’« imaginaire d’Internet » ou l’« imaginaire des TICE », ils désignent ainsi la façon dont elles se pensent, se conçoivent et donc orientent leur propre conception (la métaphore des « autoroutes de l’information », Internet comme « utopie » des libres pionniers, cow-boys et hackers, esprit très américain de la « communauté », etc. [4]). Mais quid de l’usager non spécialiste, dans son rapport au produit fini ? Comment se déroule leur vie commune, puisqu’il s’agit de cela ? À l’évidence nombreux sont ceux (et l’auteur de cet article s’y inclut) qui prêtent des humeurs versatiles ou un cycle biologique à leur ordinateur, à leur téléphone ou à leur scanner (« il fatigue », « qu’est-ce qui lui prend aujourd’hui ? », « tu vas arrêter ça tout de suite ! »). Au moindre dysfonctionnement faisant dévier d’une routine automatisée, on entre dans un autre rapport, de type interpersonnel : on juge l’appareil démoniaque ou formidable, on l’aime moins que celui d’avant, on le supplie, ne serait-ce qu’intérieurement, de faire réapparaitre tel ou tel précieux document disparu.

Sans croire fermement bien sûr à l’efficace de ces rituels, on n’en ressuscite pas moins ainsi un imaginaire enfantin très prégnant, constitutif de la fameuse pensée magique et lui-même fondateur d’une conception de la fiction comme jeu de faire-semblant [5] : celui du jouet animé comme projection de nos affects, du fameux « doudou » auxquels les smartphones, constamment tripotés, ont été abondamment comparés par la presse. Les chercheurs se penchent en effet davantage sur les effets psychologiques induits par les nouvelles pratiques numérisées que sur la façon dont on perçoit leur fonctionnement. Sherry Turkle, psychologue et anthropologue américaine, annonce bien dans l’introduction de son ouvrage Seuls ensemble, qu’il va être question des « rapports qu’entretiennent les gens avec leurs ordinateurs [6] ». Si le sujet est effectivement traité en première partie, c’est sur le cas très particulier des robots. Beaucoup plus centrale dans le propos en revanche, la question des « relations humaines médiatisées par des machines [7] » s’impose, et donc des problématiques telles que la simulation narcissique vs l’authenticité, la multiplication des échanges virtuels etc. De la même façon, la question du « rapport affectif » au numérique est bien soulevée par les enquêtes sociologiques réunies par Benoît Meyronin sous le titre La Génération Y, le manager, l’entreprise [8], mais les cohortes d’étudiants interrogés décrivent cette fois les sentiments suscités en eux par les tâches auxquels ils s’autoastreignent ‒ plaisir, mais aussi un cycle constamment alimenté d’ennui et d’épuisement…

Il y aurait donc encore là une sorte de point aveugle de la réflexion, une forme de « l’Impensé informatique », pour reprendre le titre d’un ouvrage de Pascal Robert qui comportait d’ailleurs une courte sous-partie « Le magique [9] ? ». Il faut garder à l’esprit que la majorité des usagers de produits informatiques ne savent pas vraiment comment ça marche : ce qui a changé depuis une quinzaine d’années, c’est ainsi, d’abord, que l’usager informatique, c’est désormais tout le monde, partout, tout le temps. Et d’ailleurs, comme le montre cette absence de travaux, on ne nous pose pas la question, on n’attend pas de nous qu’on s’interroge sur leur fonctionnement. On doit au contraire, et dans l’ensemble on en est ravis, leur faire confiance pour fonctionner : c’est la promesse du plug and play !, où il convient de noter la présence du « play ». On est même poussé à attendre d’eux plutôt plus qu’ils ne peuvent donner, victimes d’un contexte publicitaire, sur lequel nous reviendrons, toujours enclin à l’optimisme et qui n’hésite pas à multiplier les promesses faramineuses.

1.2. Puissances magiques

Il est bien question d’une forme de magie, et pas la prestidigitation du spectacle, la « vraie » magie de fantasy. Les appareils informatiques se font les vecteurs d’une puissance réelle, mais d’origine inconnue et incontrôlée, dont l’utilisateur attend des miracles (communication instantanée à distance avec une pluralité de correspondants, accès à l’intégralité du savoir, là encore sans peine, sans efforts, tout de suite). Il tend à doter cette puissance de traits animés, voire anthropomorphiques, ce qui constitue un caractère très stable de l’appréhension vulgarisée du progrès technique, puisqu’on a parlé de la « fée électricité » à son apparition, comme on a pu évoquer la « fée informatique » au début des années 1980 en anticipant ses prouesses [10] (et nous retrouverons des fées plus loin). Bien entendu, l’informatique évoque aussi la magie en ce qu’il s’agit d’un langage ou de langages (les différentes langues de programmation), qui au profane semblent cryptés et qui sont effectivement ésotériques (d’une incommunicabilité supposée qui est sans doute aussi de l’ordre du secret protégé par ceux qui le maîtrisent – les informaticiens – comme assurant à leur pouvoir son caractère impénétrable et donc incontrôlable). Et ces langues mystérieuses permettent de communiquer avec des entités puissantes et de les asservir afin qu’elles exécutent les ordres, soit un des scénarios magiques les plus éprouvés (l’invocation), avec son corollaire évident : sous couvert de nous servir loyalement, les génies peuvent en parallèle exécuter d’autres tâches que celles souhaitées, sans que nous en ayons forcément conscience. Le lien lexical est direct entre les démons de nos séries fantastiques pillant l’arsenal des sorcières à grimoires [11], les daimons animaux que Philip Pullman, se rattachant aux traditions philosophiques, attribue aux personnages de son monde secondaire, et les daemons, programmes sans interface, programmes serveurs réseaux par exemple. Ce sont aujourd’hui des mailer daemons (des serveurs de messagerie) qui nous informent que nos courriers sont bien ou mal arrivés – mais ils n’y peuvent rien et nous renvoient vers le postmaster à contacter pour toute communication ultérieure.

Rien n’interdit d’y voir ce que Pascal Robert, dans sa « Critique de la notion d’imaginaire des TIC », repérait comme une stratégie de discours, politique ou plus exactement idéologique, qui consiste à « placer l’informatique dans une position qui lui évite d’avoir à subir des épreuves de justification », ce qui « engendre un processus de confiance […] qui permet de rendre un peu plus irréversible le processus d’informatisation ». Cette « confiance » qui touche à la « foi » entretient en effet une « ignorance qui […] est beaucoup plus qu’un simple déficit d’information », « moins quelque chose qu’on ne veut pas comprendre que […] quelque chose que l’on refuse de munir des moyens de sa compréhension [12] ». Ainsi,

 la notion d’imaginaire participe elle-même de l’idéologie qu’elle construit. […] le recours à l’imaginaire permet un arraisonnement de la technique à la culture et masque les effets d’impensés normatifs liés à son développement [13].

Même pour qui s’intéresse d’un peu plus près à ce que recouvrent ces performances toujours plus impressionnantes, c’est encore un imaginaire d’ordre merveilleux qui surgit et s’impose à nos représentations – un merveilleux seulement plus sombre et plus « scientifique », dont « Matrix », toujours exactement au tournant du siècle, serait l’emblème [14]. Comment ne pas être submergé, foudroyé, par la vision des immeubles entiers, des couloirs et étages bourrés de serveurs surchauffés et de climatiseurs surpuissants qui donnent naissance au « cloud », bel exemple d’image parfaitement trompeuse, qui renvoie à la légèreté, à la nature céleste, au rêve, pour un stockage de données qu’on dit « dématérialisées » (en fait, déplacées pour être stockées plus loin) ? Même effet de merveille, d’étonnement mêlé d’admiration et d’effroi sacré (tout ce que dit en un seul mot l’anglais « awe »), si l’on songe aux centaines de développeurs travaillant pendant des années au rendu le plus exact d’une action de jeu ou d’un paysage imaginaire… Se dire que tout cela se ramène à un code binaire (que pour peu d’aligner suffisamment de un et de zéro, on crée des mondes) donne le vertige.

Une telle « puissance », dans tous les sens du terme, des processeurs calculateurs que sont nos ordinateurs et autres terminaux familiers, apparait directement corrélée au succès public rencontré par les fictions mettant ce principe magique au premier plan, jeux, fantasy, et donc à plus forte raison merveilleux ludique. Supports numériques, pratiques ludiques et genres merveilleux forment nexus, pour filer la métaphore, une connexion forte où la confluence des énergies est remarquable… La « magie » de l’ordinateur vient en effet renforcer, matérialiser la « magie » depuis toujours intrinsèque au jeu comme « domaine du performatif absolu » [15], et le développement du genre fantasy prend sens dans ce contexte, en raison de sa « ludicité » propre :

le primat de l’aventure, la plongée dans le merveilleux et la coupure nette, visible, avec la réalité, semble pousser la fantasy vers le faire-semblant et le second degré, caractéristiques fortes du jeu. […] Le « on aurait dit » du jeu enfantin s’exprime à merveille dans un environnement fictif qui, s’il se doit d’être cohérent, n’est astreint à aucune validation scientifique ni à aucune légitimation rationnelle [16].

Jeu et fantasy se rejoignent donc dans leur défense et illustration d’une magie réalisée, que nous promettent également les computer wizards – pour évoquer un des plus beaux points de convergence lexicale, toujours plus nombreux [17], qui attestent de la diffusion de cet imaginaire : s’il s’entend moins dans l’équivalent français qui serait « génie » ou « gourou » de l’informatique, les « maîtres du jeu » dans les MMORPG, régulateurs des univers synthétiques qui en surveillent le bon fonctionnement et qu’on imagine volontiers « planant » loin au-dessus des usagers immergés, sont également appelés « wizards », sorciers ou enchanteurs, en anglais dans le texte. On a évoqué les « daemons », ainsi appelés, dit-on, pour répondre aux « dragons » d’une firme concurrente [18]. Plus largement, en raison d’une convergence culturelle très précoce, les allusions à la fantasy (Tolkien et JdR), sont légion dans la culture informatique, comme le rappelle l’entrée « Technological subcultures » de la Tolkien Encyclopedia [19], depuis le nom des salles du laboratoire d’Intelligence Artificielle de Stanford au dôme du MIT peint en doré de l’inscription de l’Anneau, en passant par les private jokes de programmeurs.

2. Deux grands scénarios de l’imaginaire contemporain

Dans une configuration sociale où pourtant des efforts sont faits en direction d’une meilleure diffusion du savoir technique, et où la technolittéracie progresse en effet, il faut pourtant constater la prégnance, et même la recrudescence récente, d’une conception magique des pouvoirs de l’ordinateur connecté. Dès lors il convient de s’intéresser au rôle tenu par les fictions et les emprunts aux codes de la fiction (dans la publicité en l’occurrence) dans la coalescence de cet imaginaire partagé. D’une part des fictions jouent avec ces fantasmes (notamment autour de l’anthropomorphisation des IA et de la porosité des métavers), d’autre part un imaginaire culturel s’impose plus largement, quand les publicitaires nous vendent de la magie, des mondes pour jouer.

2.1. Fantôme dans la machine

Une rapide observation de fictions des genres de l’imaginaire croisant « animisme » et « informatique » met en présence des deux faces d’une même rencontre entre « eux » et nous ; eux désignent ici des entités numériques, mais les scénarii retrouvent les topoï de l’altérité, ailleurs représentés par les extra-terrestres ou les immortels. Sans surprise majeure, soit ils entrent dans notre monde, et c’est alors fort angoissant pour notre intégrité, soit nous pénétrons chez eux, dans un autre monde plus si virtuel, et cette fois la bascule s’opère en direction du merveilleux. La première option relève de l’imaginaire spectral du « fantôme dans la machine » et, le fantôme présentant une forte tendance à aspirer à la corporéité ou à surgir dans le monde réel pour nous imposer sa hantise, cette image empruntée au genre fantastique sert à transposer de façon privilégiée un ensemble d’angoisses liées aux prophéties transhumanistes : peur de devenir des machines ou bien les pompes à énergie des machines (Matrix toujours), d’un avenir fait de clones ou d’humains asservis à des Intelligences Artificielles infiniment puissantes. Sous le titre « Animisme industriel », l’artiste Ewenn Chardronnet développe un projet dont l’objectif est d’alerter contre les projets transhumanistes et la « transparence » en fait totalitaire de technologies invasives comme la maison intelligente ou le puçage.

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Doc. 1 : Extrait de Ewenn Chardronnet, « Animisme industriel », copie d’écran  (consulté le 01/07/2016).

La thèse de sociologie de la communication de Lambert Lipoubou, Le fantôme dans la machine. L’imaginaire psychique de l’homo-cyberneticus, explore le fantasme de la machine sujet dans lequel le corps et la subjectivité sont « potentialisés » artificiellement et en vient également à alerter sur une humanité altérée bien plutôt qu’améliorée [20].

Une telle pente de l’imaginaire se voit constamment sollicitée, il est vrai, par le discours médiatisée d’une frange de la communauté scientifique américaine, en lien avec la « convergence NBIC » et l’annonce de la Singularité à venir [21]. Elle a pu trouver des expressions fines et passionnantes, par exemple dans le film d’animation Ghost in the shell de Mamoru Oshii au travers des rapports entre le cyborg et le puppet master, ou chez Vernor Vinge, lui-même prophète de la Singularité, dans Rainbows End, où l’éveil d’une conscience informatique est traité sur le mode du merveilleux ludique : celle-ci choisit d’être un Lapin malicieux face à une Alice humaine épuisée par les métamorphoses auxquelles elle est contrainte pour le pister [22]. Mais il est frappant de constater combien cette image de l’IA, entre fantôme et divinité, presqu’humaine et plus qu’humaine, ressurgit sous des formes naïves, presque typifiées, dans de tout récents blockbusters : dans Transcendence de Wally Pfister [23], un gourou du futur informatisé, Will, incarné par Johnny Depp, voit sa personnalité transférée dans un ordinateur juste avant son décès (il a été empoisonné par des terroristes liberticides) ; il s’y « transcende », se dilate, s’amplifie et devient omniprésent, omniscient, sorte de Dieu mauvais qu’il va falloir renvoyer au néant [24]. Dans Terminator Genisys, pour la première fois dans ce cycle pourtant consacré à la guerre contre les machines, la menace est abordée par le biais de la mise en réseau, synonyme d’ubiquité incontrôlable, et aboutit à une figuration de l’IA parfaitement typique, silhouette bleutée faite d’une grille, d’un treillis de polygones, mimant la forme d’un enfant vite affecté d’une monstrueuse croissance rapide [25].

2.2. Immersion euphorique

Le second grand type de scénarios croisant numérique et magique dans les fictions contemporaines « tous publics » (dont les adolescents sont le cœur de cible) repose cette fois sur le postulat de l’existence autonome des mondes numériques, et en l’espèce des mondes de jeux vidéo – ainsi de Wreck it Ralph! de Rich Moore [26], ressuscitant « le vieil imaginaire animiste à l’œuvre dans les rêveries enfantines, qui se voit mis à profit pour donner vie au petit peuple des jeux vidéo [27] ». Ce point de départ ouvre en général à un basculement dans ces mondes [28], qui constitue une des mises en fiction les plus pratiquées de l’hypothèse des mondes multiples, elle-même irrésistiblement tentante. Laurent Bazin a d’ailleurs pu cerner un très large corpus reproduisant ce scénario (un jeune joueur passe dans le monde du jeu). Il veut y lire, faisant fond sur « la fascination des ados pour les jeux vidéo et les univers persistants », « une réflexion spéculaire sur les enjeux de l’immersion virtuelle corrélée à une méditation sur les pouvoirs de la fiction [29] ». Ces fictions, films ou romans, disent en première instance peu ou prou la même chose que le « fantôme dans la machine » ; ce que Chelebourg appelle la « possibilité d’un libre arbitre des créatures numériques à l’égard des algorithmes qui les engendrent » [30] conduit à un doute ontologique, à une interrogation relativiste portant sur la nature du monde à l’intérieur duquel nous nous mouvons, notre degré de conscience ou notre capacité à déchiffrer cette véritable nature. L’Attrape-Mondes de Jean Molla notamment orchestre un tel jeu de bascule baroque entre les deux personnages, qui tour à tour se croient humains et se découvrent virtuels [31].

Mais ce corpus comporte une différence fondamentale dans la posture axiologique d’appréhension, désormais fascinée par les possibles ainsi ouverts -parce que derrière les interrogations philosophiques assez vite convenues, ce qui importe en fait dans ces histoires, c’est d’accéder aux mondes du jeu, de les explorer « en vrai », de s’y battre, de s’y ébattre. Si le courant inquiet ne manque pas d’arguments, il n’est cependant pas sûr qu’il sorte gagnant de cette variante de la querelle des anciens et des modernes que représente la grande lutte des technophobes et des technophiles – car la croissance et l’air du temps ne sont pas de son côté. Si les intellectuels, pour le gain de sérieux que cela représente, ont intérêt à être déclinistes, les industriels, eux, doivent nous vendre du rêve. Et précisément, le discours publicitaire va croiser, hybrider, les deux grands courants de représentation repérés (invasion/évasion, hantise angoissée ou fascinée), en faisant triompher le mode euphorique. Les campagnes de publicité nous présentent une invasion joyeuse : l’informatique entre toujours plus dans nos vies, c’est merveilleux, c’est magique, nous dit-elle – ce que les fictions à proprement parler n’osent pas formuler ainsi. La publicité mérite de retenir notre attention dans le cadre d’un travail sur « l’imaginaire » en raison de ce pouvoir de dénudation des enjeux, qu’elle tire de son pacte fictionnel bien particulier. Elle porte en effet sans du tout s’en cacher un discours qui est un franc travestissement du réel dont elle prétend parler, et ce au nom du désir. La publicité donne forme à ce qu’elle identifie comme un horizon collectif (elle ne dit jamais autre chose que « voilà comment devenir ce que vous voulez être ») et ce faisant elle nous ment, bien sûr, et nous savons parfaitement qu’elle nous ment, et elle sait que nous savons qu’elle nous ment, dans un but bassement mercantile. Et pourtant, à l’issue de ce pas de deux (en jouant sur la moindre vigilance, la répétition, la complicité etc.), comme dans un rituel magique efficace tels ceux qu’ont décrit les anthropologues, elle possède un impact, mesurable, sur nos actes d’achat réels.

Les exemples à l’appui s’avèrent là encore extrêmement nombreux. On peut citer les « super-pouvoirs » que nous conférerait la possession de tel appareil ou de tel abonnement [32]. Les machines se vendent bien entendu sous l’angle des prouesses miraculeuses, et jusqu’aux câbles eux-mêmes – comme sur cette image tirée de la campagne « Numéricable-La Fibre », où figure une boule d’énergie manipulée par des mains humaines, s’y enroulant comme un symbiote.

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Doc. 2 : Image publicitaire © Orange

Plus largement les filaments verts luminescents qui symbolisent partout la « fibre optique » mêlent le code couleur techno-Matrix avec des courbes et des pulsations beaucoup plus organiques, qui évoquent celles des ondes de magie traditionnellement figurées par des flux de particules lumineuses.

Les services (supports techniques, dépannage, après-vente), connaissent la même métamorphose merveilleuse, particulièrement frappante car s’y tend à l’extrême le décalage entre un réel abhorré (le cauchemar du bug et de la hotline) et sa réinvention magique par la fiction publicitaire. La campagne SFR Neufbox nous permet de retrouver l’animation des jouets, sous forme ici d’un petit peuple d’experts, ignoré mais hyper-efficace, « petit peuple » auquel la publicité Bouygues Telecom « Les Fées », redonne sa forme merveilleuse, folklorique, la plus typique, celle de minuscules créatures ailées désormais intégrées, pour nous servir, à notre quotidien connecté [33].

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Doc. 3 : Image publicitaire © Numericable

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Doc. 4 : Image publicitaire © Bouygues

Les différents vendeurs de « Box » (terminaux multimédia, triple ou quadruple play) ont tous investi le créneau de la « machine à fictions », des jouets et merveilles. Sony a choisi en 2009 de redonner tout son sens à l’objectif ancestral de la fiction avec, pour slogan couvrant l’ensemble de ses activités, « Make Believe ».

Cet ensemble de marques, au prétexte constant d’une distanciation en trompe-l’œil, humoristique et/ou magique cherchent à se positionner sur le même créneau : des fournisseurs de merveilles, les agents d’une perméabilité entre les mondes, garants de l’accès optimal au jeu et à la fiction que nous « désirons d’un désir profond » [34]. À côté des fictions pour adolescents qui assurent l’adhésion complice des jeunes générations à l’immersion comme valeur [35] (la Réalité Virtuelle, longtemps promise, n’est semble-t-il plus si loin), elles tendent à établir que les attentes contemporaines vis-à-vis des machines connectées, au travers des scénarios de fiction qui organisent nos interactions, relèvent bien de la magie. L’opacité des protocoles en jeu, observée en première partie, vient en réalité davantage soutenir qu’obérer ce fantasme de l’ordinateur en réseau comme portail merveilleux, meilleure voie d’accès à d’autres mondes plus beaux.

Bibliographie

Bibliographie

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Notes

[1] Je note en italiques et entre guillemets les « titres d’ensemble », regroupant plusieurs « titres de volume » : « Harry Potter », sept romans de J.K. Rowling, 1998-2007, huit films (Chris Columbus, Alfonso Cuarron, Mike Newell et David Yates, 2001‑2011) ; « À la croisée des mondes » (« His Dark Materials »), trilogie de Philip Pullman (1995‑2000), un film de Chris Weitz, La Boussole d’Or, 2007 ; « Le Seigneur des Anneaux » (« The Lord of the Rings »), trilogie filmique de Peter Jackson d’après J.R.R. Tolkien, 2001-2003.

[2] Je remercie Henri Desbois qui m’a fait parvenir son article « Kind of Magic. Le rôle du surnaturel dans les fictions du numérique », Interfaces numériques, volume 4, no 2/2015, p. 223‑236. Portant sur un corpus de textes de science-fiction, des années 1980 à 2000, le texte piste donc la magie, sous différentes formes, au sein même des œuvres prophétiques et technophiles du cyberpunk et du transhumanisme.

[3] La fameuse phrase selon laquelle « toute science suffisamment avancée serait indiscernable de la magie » est formulée par l’auteur de science-fiction hard science Arthur C. Clarke dès 1977 : Profiles of the future: an inquiry into the limits of the possible, New York, Popular Library, p. 39.

[4] Patrice Flichy, L’Imaginaire d’Internet, Paris, La Découverte, 2001. Amar Lakel et alii (dir.), Imaginaire(s) des technologies d’information et de communication, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2008.

[5] Kendall Walton, Mimesis as make-believe. On the foundations of the representational arts, Harvard University Press, 1990.

[6] Sherry Turkle, Alone together (2011)¸ Seuls ensemble. De plus en plus de technologies, de moins en moins de relations humaines, Paris, L’Échappée, 2015, p. 20.

[7] Ibid., quatrième de couverture.

[8] Benoît Meyronin, La Génération Y, le manager, l’entreprise, Presses Universitaires de Grenoble, « Management et Innovation », 2015.

[9] Pascal Robert, L’Impensé informatique. Critique du mode d’existence idéologique des technologies de l’information et de la communication, Paris, Éditions des archives contemporaines, 2012, « Le magique ? » (trois paragraphes et autant d’exemples d’articles de presse à l’appui), p. 52.

[10] Ibid.

[11] Par exemple Charmed, série créée par Constance M. Burge, production Aaron Spelling, Constance M. Burge, Brad Kern & E. Duke Vincent, 1ère diffusion sur Warner Bros Television (The WB), 1998‑2006.

[12] Pascal Robert, « Critique de la notion d’imaginaire des TIC : vieilles catégories (mythes et utopies) et nouveaux outils », dans Imaginaire(s) des technologies d’information et de communication, Lakel Amar et alii (dir.), op. cit., p. 89-102, p. 99-100.

[13] Laurence Monnoyer-Smith, « Conclusion », ibid., p. 105.

[14] Trilogie filmique de Larry et Andy Wachowski (désormais Lana et Lilly Wachowski), 1999-2003.

[15] « Le monde de la magie est un monde de jeu, monde du second degré, qui suppose des règles, une décision fondatrice de chaque acte, une incertitude sur le résultat, la frivolité si nous supposons que l’on ne croit pas à la magie. La magie est donc un jeu que l’on prend au sérieux dans ses conséquences. Imaginons que le jeu devienne efficace, que ce que l’enfant dit se produise, et nous sommes dans la magie ! », Gilles Brougère, « La ronde de la culture enfantine de masse », dans La Ronde des jeux et des jouets. Harry, Pikachu, Superman et les autres, Gilles Brougère (dir.), Paris, Autrement, « Mutations », 2008, p. 17.

[16] Antoine Dauphragne, « Dynamiques ludiques et logiques de genre : les univers de fantasy », dans ibid., p. 53-54.

[17] Henri Desbois fait la même remarque dans « Kind of Magic », article cité, p. 226.

[18] « Le terme daemon semble être introduit en 1963 par les concepteurs de CTSS du MIT, en réponse au “dragon” », terme employé par les concepteurs d’ITS » (Wikipedia, entrée « daemon (informatique) »).

[19] Michael C. Drout (dir.), J.R.R. Tolkien Encyclopedia: Scholarship and Critical Assessment, New York, Routledge, 2006.

[20] Thèse soutenue en décembre 2005 à l’université de Montpellier, IRSA/Cri, sous la direction de M. Khellil, publiée aux Éditions universitaires européennes.

[21] Il s’agit d’une vulgate de la pensée scientifique américaine, un horizon de recherche peu traduit en résultats mais omniprésent au plus haut niveau des institutions : la « convergence NBIC » (nanotechs, biotechs, sciences de l’information, sciences cognitives) jusqu’à l’impensable « Singularité » en forment le great narrative, le grand récit inspirateur. Au prestigieux MIT, Eric Drexler (nanotechs), sous l’impulsion de Marvin Minsky, patron du programme de l’intelligence artificielle, a fait siennes les propositions du rapport Converging Technologies for Improving Human Performance (William Bainbridge et Mihail C. Roco, 2002), militant pour l’human enhancement. Ray Kurtzweil a inspiré la création de la Singularity University, en 2009, au cœur de la Silicon Valley : financée par Google et par la Nasa, cette université d’été hypersélective doit faire progresser la dite convergence, jusqu’à l’émergence de l’hybridation homme-machine. Les programmes d’exploration du cerveau humain concentrent encore l’intérêt, à l’image du Human Brain Project d’Henry Markram, en collaboration avec IBM, lancé en 2011 dans une vaste collecte de fonds européens pour rester au niveau de son concurrent direct, le projet américain Human Cognome.

[22] Ghost in the shell, film de Mamuro Oshii, 1995 ; Vernor Vinge, Rainbows End (2006), Robert Laffont, « Ailleurs et demain », 2007. Le personnage se nomme Alice Wu – on entend « Alice Who » (« Alice qui ? »).

[23] Transcendence, film de Wally Pfister, Straight Up Films, Syncopy, DMG Entertainment, 2014.

[24] Voir l’analyse de ce film par Christian Chelebourg, « Poétique des mondes possibles numériques. Virtuel et Intelligence Artificielle dans les fictions de jeunesse », dans Mondes possibles, mondes fictionnels, mondes numériques, Anne Besson, Nathalie Prince et Laurent Bazin (dir.), Presses Universitaires de Rennes, « Essais », 2016, p. 89-100.

[25] Terminator 5, Genisys, film d’Alan Taylor, 2015.

[26] Wreck it Ralph! (Les Mondes de Ralph), film de Rich Moore, 2012.

[27] Christian Chelebourg, op. cit., p. 90. L’article, en lien direct avec notre propos, est plus largement consacré à la façon dont « les créateurs imaginent l’autonomie de ces mondes qui foisonnent derrière les écrans de console ou d’arcade » (ibid., p. 89).

[28] C’est le grand exemple de Tron, film de Steve Lisberger, 1982, et Tron : Legacy, film de Joseph Kosinski, J., 2010.

[29] « À la croisée des possibles : métatextualité et métafictionnalité dans le roman contemporain pour adolescents », dans Revue française de FiXXIon contemporaine n°9, « Fiction et virtualité(s) », Anne Besson & Richard Saint-Gelais (dir.), 2014, en ligne, § 3 et 5. En ligne ici (consulté le 01/07/2016).

[30] Christian Chelebourg, op. cit., p. 92.

[31] Jean Molla, L’Attrape-mondes, Paris, Gallimard Jeunesse, 2003. Le roman est commenté dans les deux articles cités de Laurent Bazin et Christian Chelebourg.

[32] « Avec la 4G d’Orange, on peut tous avoir des super-pouvoirs », campagne Publicis, 2014 – elle fait suite au « M4GIC Noël » de la fin d’année 2013.

[33] Campagne pour le terminal multimédia « Neufbox » SFR, Agence Leg, 2008. « Les fées », publicité pour l’offre de téléphonie et multimédia Bouygues, Agence DDB, 2008.

[34] Je détourne ici une fameuse citation de J.R.R. Tolkien au sujet de la Faërie et de leurs plus grands représentants, les dragons : « La fantaisie, la fabrication ou l’aperçu d’Autres mondes, était au cœur de ce désir de Faërie. Je désirais les dragons d’un désir profond », « Du conte de fées » (« On Fairy-Stories », 1939), dans Faërie et autres textes, trad. Francis Ledoux, 1974, revue en 2003, Paris, Pocket, 2006, p. 51-153, citation p. 100.

[35] Voir Anne Besson, Nathalie Prince et Laurent Bazin (dir.), Mondes possibles, mondes fictionnels, mondes numériques. Adolescence et culture médiatique, op. cit..

Auteur

Anne Besson est Professeur de Littérature Générale et Comparée à l’Université d’Artois (Arras). Spécialiste des ensembles romanesques et des constructions de mondes alternatifs, particulièrement en science-fiction, fantasy et littérature de jeunesse, elle est l’auteur de D’Asimov à Tolkien, cycles et séries dans la littérature de genre (CNRS Éditions, 2004), La Fantasy (Klincksieck, collection « 50 questions », 2007) et Constellations (CNRS Éditions, 2015) sur les univers expansifs de la culture médiatique contemporaine. Impliquée dans l’organisation et la diffusion des activités de recherche, co-fondatrice de l’association « Modernités médiévales », elle a organisé plusieurs colloques, coordonné une douzaine d’ouvrages collectifs et animé les deux sessions du MOOC « Fantasy ».

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