Tiers Livre dépouille & création

On relit toujours avec de soi : l’ecranvain en son site

Gilles Bonnet
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Plan

Résumé

Cet article se propose d’aborder la relecture numérique d’une œuvre d’abord parue en livre comme recréation. François Bon pratique là un geste éditorial, qui restaure une autorité auctoriale. Mais il s’agit également d’un geste autobiographique, qui trouve sa place sur un site, Tiers Livre, dévolu par ailleurs à la chronique du quotidien. Le texte relu s’y enrichit d’un paratexte génétique. S’y forge l’identité d’un auteur développant une poétique propre au support numérique : un écranvain. Limite, notamment, accède alors au statut d’ouvre rouverte, chantier in progress.

By offering a new version of Limite, first published in 1985, on his web site, Tiers Livre, François Bon becomes not only a rewriter, but also a re-wreader, and his own editor. Such a work tends to propose an archeology of his books, a new kind of autobiography, and gives a portrait of the web writer, which I’d like to call an écranvain.

Texte intégral

 « […] si chaque auteur, lorsqu’il saute dans l’inconnu, le fait avec l’idée acquise du support qui l’accueille (ainsi même pour nous avec le numérique) [1]. »

Le geste de relecture, comme après-coup et retour amont, contrevient a priori aux usages du Web comme à la poétique du blog. Dévolu principalement à la diffusion ultra-rapide du « même » sur le réseau [2], en une horizontalité où la communication, dans l’instant, prime sur la transmission patrimoniale, Internet préfère relier, par le principe même de la navigation, décliné en pratiques de partage – share – plutôt que relire. L’ordre antéchronologique qui prévaut au sein d’un blog condamne de même à une obsolescence programmée, et rapide, les billets postés par leur auteur, fût-il écrivain. Pour autant, contre ce principe catastrophique de la « fosse à bitume » comme « recouvrement permanent [3] », Tiers Livre contribue par la reprise numérique de textes de François Bon d’abord publiés en version papier, à l’institution d’une « bibliothèque sans murs », pierre à l’édifice de ce « rêve de la bibliothèque universelle » tel que le formule Roger Chartier par exemple [4]. Détournement et extension de la pratique inhérente au blog de la mise à jour, la relecture numérique, parce qu’elle relie, l’époque de la genèse du texte et de sa publication originelle à une nouvelle énonciation, parce qu’elle rapproche des éléments épars du texte, propose en réalité une réappropriation originale des contraintes et des modalités d’utilisation d’un support neuf. Dès lors, le site-blog peut accéder au double statut d’« opérateur de mémoire [5] » gardien, au sein d’une société massivement régie par le souci de l’enregistrement, d’œuvres littéraires peu ou mal disponibles en version papier, et de laboratoire ouvert, la « reprise numérique » signifiant en réalité « recréation [6] » et non simple duplication, en prolongement du principe du lire/écrire cher aux internautes et aux blogueurs :

Écrire un blog, c’est réagencer des énoncés antérieurs et faire surgir du nouveau dans des textes plus anciens relus en écho à des livres, des événements contemporains. Le travail de la citation, la mise en écriture à partir de la lecture constituent le blog et redéfinissent l’histoire littéraire et le canon par la constitution de la réception [7].

La relecture numérique, remédiatisation d’un texte ancien, décline donc une telle poétique de la remise en circulation, en relire/crire, se relire/ se récrire.

1. Un geste éditorial

Rendre à nouveau accessibles des textes comme Limite, initialement publié par les éditions de Minuit en 1985 et repris par François Bon en 2010 sur Tiers Livre, c’est proposer « une nouvelle étape de diffusion, où l’auteur a un rôle central [8] ». Le relecteur se posant en « éditeur idéal de son œuvre [9] », la relecture numérique s’érigera en geste fort de réappropriation d’un texte ancien proposé sur un support inédit. Quelle meilleure réponse que la reprise par l’auteur lui-même, sur son propre site, de ses textes, à l’entreprise décriée de numérisation par la BnF de livres indisponibles à la vente ? Se relire vs « ReLire », donc [10]. Si toute répétition institue le sujet qui répète comme seul repère fixe, recteur, alors la relecture numérique affirme bien les droits de l’auteur, dont le versant économique, très fréquemment abordé sur Tiers Livre par François Bon, n’est qu’un pan. Augmenter Mécanique ou bientôt Paysage fer d’archives et de photographies, réviser Rolling Stones, une biographie ou compléter Rock’n roll, un portrait de Led Zeppelin de vidéos et d’extraits sonores, ré-institue une autorité auctoriale permettant de « garder [la] maîtrise d’œuvre [11] ». Au-delà d’un acte de résistance à une logique éditoriale souvent dénoncée, la reprise numérique confond l’auteur et l’éditeur : voilà François Bon affranchi de la tutelle d’un Jérôme Lindon qui avait imposé une ponctuation qu’il jugeait « expressive » mais que le jeune écrivain n’appréciait guère. Relire et republier Limite autorise donc le parricide éditorial pour un salutaire retour à l’état premier du texte comme « dispositif initial [12] », particulièrement significatif pour Limite, dont l’auteur lui-même ne possède plus le manuscrit.

La relecture-récriture tardive, tend donc, en se déployant comme geste archéologique, à l’invention du manuscrit de l’œuvre, à la fois imaginé et redécouvert. L’ironie point ici, puisque le support numérique est censé, précisément, supprimer les versions de travail d’un texte, pour n’en retenir que l’ultime, bonne à tirer. À l’autre extrémité du processus, Bon s’emploie également à corriger la réception originale de l’œuvre. Puisque relire n’est pas relire un texte, mais également la réception de ce texte, la publication numérique par Publie.net de Daewoo lui permet ainsi d’orienter la nouvelle lecture de l’œuvre, en modifiant certains intertitres. Chaque entretien présenté au fil de l’œuvre est ainsi désormais explicitement qualifié de « fictif », dans la table des matières de la version Publie.net, ce qui répond tardivement à une lecture originelle, majoritairement persuadée, à tort, de la véracité de ces entretiens, souvent assimilés aux pratiques habituelles des sociologues.

« Revenir à la forme initiale en amont de la première publication [13] » ou modifier après-coup certains intertitres, contrevient à l’idée reçue d’une désintermédiation inhérente à la publication numérique des textes littéraires. Bon impose et souligne une médiation qui s’autorise autant de son statut d’auteur du texte que de responsable de sa propulsion sur le réseau, de rédacteur de Tiers Livre que de fondateur de Publie.net [14]. Assumant y compris la matérialité même du texte, son intervention sur le code et le souci de l’ergonomie de l’œuvre numérique, pensée en fonction d’une convergence devenue indispensable, Bon enrichit le texte originel d’une nouvelle « énonciation éditoriale » entendue comme « ce par quoi le texte peut exister matériellement, socialement, culturellement [15] ». Bien des textes de Bon abandonneront d’ailleurs leur étiquette générique lorsqu’ils seront republiés en version numérique, au profit de leur inscription au sein de collections de Publie.net : Prison, ainsi, intègre « Temps réels » mais n’est plus revendiqué comme « récit » comme c’était le cas sur la couverture initiale des éditions Verdier ; Un fait divers n’est plus d’abord un « roman » mais un maillon de la même collection. Valorisant la mention de la collection, ce « paratexte le plus typiquement éditorial[16] », Bon achève la fusion des instances et des responsabilités, définitoire du passage du statut de l’écrivain à celui de l’écranvain.

La reprise de Limite paraît emblématique de tels enjeux, en cela qu’elle exhibe un final cut, certes tardif, et contribue, contre d’ailleurs un discours volontiers tenu par François Bon lui-même sur la dilution de la notion classique d’auteur au profit d’une ouverture au collectif, à asseoir l’existence d’une œuvre assumée dans sa cohérence et sa continuité. Est-ce ainsi un hasard si c’est le deuxième livre de l’auteur qui fut choisi pour un tel exercice de relecture publique, quand précisément, rappelle Philippe Lejeune, « peut-être n’est-on véritablement auteur qu’à partir d’un second livre, quand le nom propre inscrit en couverture devient le “facteur commun” d’au moins deux textes [17] » ? À la colonne « Du même auteur » succède la rubrique « François Bon, fictions et expérimentations », regroupant texte nativement numériques et œuvres immigrées, voire l’ensemble du site Tiers Livre. Parce que citation, la relecture numérique donne à lire son texte en un feuilletage polyphonique qui ressortit à la connotation autonymique, non exactement sur le mode du « comme je dis », mais sur celui du « comme j’écrivais ». L’auteur récrit Limite sans « recopier le livre tel qu’il a paru », mais « essaye de l’assumer avec ce qu’[il a] appris » depuis [18] ; avec ce qu’il a écrit.

C’est également l’écriture du blog qui pénètre dans le texte initial pour le contaminer heureusement. Quand il ajoute la mention des lumières crues « dans la nuit pâle et le halo de la ville, une sirène au loin » à la page 58 de Limite, à la rentrée 2010, François Bon ne se souvient-il pas de ses récents séjours en Amérique du nord, ainsi que de trois articles écrits sur Tiers Livre, entre janvier et juillet 2010, qui tous accordaient une place centrale à ce même syntagme du « halo de la ville [19] » ?

2. Un geste autobiographique

L’expérience personnelle, dont le blog par définition se veut le dépositaire partiel, se transfuse légitimement dans un écrit accueilli par le même support. C’est qu’il appartient en propre à la relecture de l’œuvre par son auteur de consacrer le livre originel comme fruit d’une expérience du sujet, qui aurait accédé dans un second temps, celui de la publication, à une forme d’exemplarité. Or, la relecture, dévolue par nature à l’articulation de l’individuel à l’histoire collective [20], bénéficie de la capacité du blog à rendre poreuse la frontière entre sphère publique et sphère privée. Un paratexte génétique, voué à la reconstitution des circonstances ayant prévalu à la rédaction, comme un « making-of [21] » de Limite peut dès lors légitimement se déployer dans cet espace tiers. Lorsqu’« émerge nettement un souvenir autobiographique », tels les coups reçus au lycée [22], c’est dans cette zone paratextuelle qu’il vient se ficher, pour constituer le « roman de Limite », soit le récit initiatique d’une conquête progressive de l’écriture. Se bâtit alors un ethos de l’auteur, que le paratexte génétique, insistant sur la dimension agonistique du passage à l’acte d’écriture, teinte de ténacité : « D’où le fait : je continue. Aujourd’hui encore, je continue [23] ». C’est en réalité tout Tiers Livre qui contribue à cette construction éthique, tant, même au-delà de la rubrique « Grognes et société », les prises de position polémiques qui émaillent le site ne peuvent qu’influencer ma lecture de Limite republié à quelques encablures à peine. C’est que « le blogueur fait sécession » : « pensant son fief, qui comme une bulle, qui comme un îlot de résistance, chaque blogueur, au fil des billets, affine son ethos par différenciation, scissiparité. […] D’où l’importance, quantitative et qualitative, des billets critiques et autres “coups de gueule” […] [24] ». Lire Limite dans sa republication numérique, c’est donc aussi le (re)lire à travers l’ethos numérique de son auteur, et donc le lire probablement comme un texte à l’orientation polémique plus prégnante que dans sa version originale. C’est le recevoir également comme le fruit d’une relecture, avatar de ce ressassement inhérent à la poétique du blog. Lire Limite dans sa republication numérique, c’est le relire enfin comme élément dans un parcours d’écrivain qui se donne à lire ici dans ses attaches biographiques. La relecture tardive construit en effet le texte original en altérité, construction sur le mode de cet « étrangement » dont Derrida faisait la caractéristique première de l’ordinateur, et qui seule permet au sujet d’éprouver sa singularité [25]. Une telle objectivation, sensible à l’écart temporel séparant la première publication papier de la reprise numérique, décline d’ailleurs la condition double de tout internaute, sujet qui accepte de devenir objet de « l’engagement » des autres [26] : au bas de chaque feuilleton de Limite s’inscrit bien, ainsi, le décompte des internautes ayant consacré au moins une minute à cette page.

Tiers Livre ne peut plus donc se concevoir seulement comme « un livre à côté des livres [27] », mais comme l’espace numérique dévolu à ce que j’appellerai autoblographie. Le site devient cette « armoire à livres » qui figurait à l’horizon d’Autobiographie des objets. Relisant ses propres livres, republiés, augmentés et commentés, Bon en fait des textes d’alluvions, dépositaire de traces qu’il appartient désormais au lecteur de saisir. Démarche archéologique, le paratexte génétique fait scintiller différemment le texte originel, doublant la temporalité horizontale de ma lecture d’une temporalité verticale issue de ce carottage dans les circonstances de la rédaction. Ce sont donc des indices que la relecture prélève, dans des paragraphes paratextuels marqués au sceau de la discontinuité et de la fragmentation du propos. L’introduction à la relecture-récriture des pages 24 à 34 de Limite se scande ainsi par exemple en « Séquence accident du travail », « Séquence urgences hôpital [28] », quand tel retour sur Calvaire des chiens convoque un certain Brocq, « un cousin de ma grand-mère » ou encore les parleurs de Damvix [29].

C’est que ces paratextes, conformément d’ailleurs à la poétique propre à la relecture, qui est lecture préhensive de citation et donc de prélèvement, viennent puiser dans le flux textuel originel quelques éclats, de ceux qui réveillent des souvenirs autobiographiques. Chaque punctum, comme biographème, n’est convoqué qu’en tant qu’il éclaire l’écriture de tel passage de l’œuvre littéraire examinée, et prend fréquemment, d’ailleurs, la forme de considérations transtextuelles : « Je voulais ce livre selon la tragédie grecque [30] ». Nommons donc bibliographèmes ces instants où la biographie se confond avec la genèse des écrits de l’auteur dans ses rapports à la bibliothèque. Ils participent de cette entreprise plus générale de circulation du discours auctorial, de son présent d’écrivain à ses textes antérieurs comme aux autres ouvrages qui l’auront accompagné dans son écriture.

L’auteur de la partie haute de tel feuilleton de Limite, espace tabulaire ouvert aux quatre vents – je peux décider de partir vers une autre zone du site, voire vers un autre site comme nerval.fr ‒ est-il le même que celui de la suite du texte, lisible en un espace écranique cette fois linéaire ‒ auteur qui lui-même dialogue avec celui de la version originale de Limite dans les années 1983-1984… ?

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Doc. 1 – Capture d’écran.

Oui, mais c’est alors la fonction discriminante de la « fonction-auteur » telle que définie par Foucault qui se trouve contestée. La coprésence sur un même support, Tiers Livre, de billets appartenant à des étiquettes génériques diverses, ainsi qu’à des statuts multiples – billet d’humeur, mais tramé de considérations littéraires, album photos, critique littéraire et artistique, autocommentaires paratextuels, textes nativement numériques et livres papier republiés, voire récrits… – érode la portée des anciennes distinctions et des procès en légitimité littéraire. Quand le site, orné sur sa page d’accueil du nom d’auteur « François Bon », apparaît comme mobile textuel, au sein duquel se brouillent et se recomposent les rapports transtextuels, où faire passer dès lors le tamis de la fonction-auteur grâce auquel l’on pouvait distinguer un discours à vocation littéraire, qui ne serait « pas une parole quotidienne, indifférente, une parole qui s’en va, qui flotte et passe » ? Comment affirmer en conséquence qu’« il y a dans une civilisation comme la nôtre un certain nombre de discours qui sont pourvus de la fonction “auteur”, tandis que d’autres en sont dépourvus [31] » ? Écriture polyrythmique – de l’instantané du micro-blogging à la ressaisie patiente du texte entier de Limite – et multimédia, la littérature numérique exige la prise en compte non plus tant de l’identité auctoriale, assise par le champ du livre papier, que du nouveau paradigme de l’identité numérique. François Bon est bien l’auteur d’un site, qui publie ses créations multiples, mais accueille également des voix autres, celles de lecteurs invités à prendre part à un dialogue, ou celle d’autres internautes écrivains – auteurs de blogs auxquels renvoie constamment la zone de Tiers Livre consacrée à la prescription de sites amis via un bouquet de liens –, auteurs conviés un vendredi par mois, lors du rituel des « vases communicants », à inscrire leurs textes au cœur même du dispositif Tiers Livre. François Bon prolonge également son activité sur sa page Facebook, comme sur la chaîne Tiers Livre de YouTube, qui héberge ses nombreuses vidéos, quand il ne tweete pas… Une telle dissémination de traces, constitue l’enjeu neuf de la construction d’une identité, pour l’écrivain engagé sur Internet, voire dont Internet est devenu le cœur de son travail, et qui affronte désormais de nouveaux aléas, dont cette « ombre numérique », résidu involontaire de passages privés sur la Toile. Négocier avec Internet et ses modèles de développement économiques, jusqu’à résister à certaines de ses logiques pour « contaminer Internet de l’intérieur » selon un mot d’ordre inscrit dans un article du site, intitulé précisément « si la littérature peut mordre encore [32] », ne serait-ce pas ériger l’identité numérique en nouvelles identité et autorité auctoriales ? À la fois écrivant et écrivain, le second englobant ici le premier, engagé dans une chronique du quotidien accueillie par le blog, comme dans l’interrogation à vif de la langue et d’un « comment écrire [33] », naîtrait alors la figure de l’écranvain, auteur d’une œuvre plurielle et complexe, mobile, quotidiennement requestionnée en même temps qu’archivée, revendiquée en même temps que partagée, relue en même temps que rouverte.

3. L’œuvre rouverte

Parce que discours sur soi médiatisé par les textes lus ou écrits, au sein même d’un texte pluriel et réticulaire en cours d’écriture, l’autobiographie s’affirme ici dynamique et mobile, autant performative que réflexive. Sa propre constitution implique non le respect figé d’une œuvre antérieure contemplée à distance, mais la réouverture, pour inventaire et invention, de ces jalons essentiels.

Dévolue à la brièveté, la poétique du Web exige un nouveau séquençage des textes originaux. Bon reprend ainsi, pour l’inverser, la chronologie habituelle de la publication en feuilleton, telle qu’inaugurée par le Balzac de La Vieille Fille en 1836. La publication tardive en feuilleton fournit le rythme et le cadre d’un découpage a posteriori de Limite, proposé en une douzaine de livraisons, conformément à l’empilement sériel des billets, constitutif de la scénographie du blog, au sens où « un texte qui relève de la scène générique romanesque peut s’énoncer, par exemple, à travers la scénographie du journal intime, du récit de voyage, de la conversation au coin du feu, de l’échange épistolaire… ». « À chaque fois », poursuit Dominique Maingueneau, « la scène sur laquelle le lecteur se voit assigner une place, c’est une scène narrative construite par le texte, une “scénographie” [34] ». La relecture numérique sur Tiers Livre abandonne donc le chapitre ou la partie comme unités de lecture pertinentes du texte, pour la série de séquences, intégrées au final à une liste, selon l’usage canonique des sites structurés en catégories appelées par des onglets ou nuages de tags. Limite n’est plus seulement un titre sur une couverture, mais un lien qui ouvre aux contenus d’une base de données, elle-même élément d’une base de données de niveau supérieur, le site. Sans doute Limite, juxtaposition déjà plus spatialisée que temporelle [35], de monologues, œuvre fragmentaire et mosaïque polyphonique, présentait-il des prédispositions évidentes à un devenir-numérique. Le texte de Limite apparaît même désormais comme une mise en abyme de l’ensemble du site conçu comme « livre d’un type neuf », « fait de toutes ces voix croisées, accueillies, partagées [36] ».

L’œuvre republiée sur nouveau support continue de se lire, à l’instar de sa version première, mais se consulte également, comme toute publication inféodée au format du fichier qui « se prête à merveille à l’écriture du fragment [37] ». Si l’article 2262 de Tiers Livre choisit de reproduire les pages 59 à 65 de Limite, c’est autant pour tenir compte de l’exigence de brièveté inhérente au médium numérique, précisé comme blog par un « aujourd’hui » initial, que pour suggérer, par un choix d’orientation paratextuelle donc, une cohérence et un sens propres à ces pages, que ne mettait pas en relief la version papier. Ou comment la contrainte médiatique autorise une herméneutique tardive du roman de 1985 :

[…] aujourd’hui, non pas une suite de monologues, mais un seul. Parce qu’il est long, c’est vrai – pas facile de l’articuler avec d’autres. Mais plus profondément, parce que d’un coup j’y prenais l’espace […] de faire entrer dans la trame narrative un fonctionnement entièrement abstrait : la reproduction sociale [38].

Chaque séquence de Limite, précédée d’un tel chapeau paratextuel, participe pleinement d’une poétique des seuils en quoi l’on peut reconnaître une spécificité de l’écriture web, toujours en tension, de basculer par exemple d’un fragment textuel à un document iconique ou d’un hyperlien à son référent. La republication de Limite rejoue, à chaque fragment proposé sur Tiers Livre, le scénario d’un nouveau départ, et obéit à la temporalité propre au Web : c’est par fil RSS ou abonnement à Twitter que peut me parvenir en effet la nouvelle d’un ajout par l’auteur de tel ou tel passage relu ; et ma lecture dès lors s’accommodera de l’interruption et de la reprise, contribuant plus largement à « une narration fragmentée du monde faite d’ajouts successifs [39] ». La relecture insère par ailleurs, entre l’adhérence du texte à son support premier et une conception d’inspiration hégélienne de l’idéalité du texte, indépendant de tout support, l’historicité et l’altérité de l’acte de production comme mise à distance et réappropriation, on l’a vu, de l’œuvre originale. Une telle érosion de l’idéalité du texte ne compromet pas son extraction du support premier, et autorise son adaptation, partielle, au support d’accueil, en l’occurrence numérique [40]. Dans le même mouvement, la « perte d’aura » orchestrée par la reproductibilité technique infinie de l’œuvre originale désormais propulsée sur Internet se voit largement compensée par la nouvelle « authenticité [41] » que lui confère l’exploration de sa genèse par un paratexte archéologique qui la radiographie, comme on le ferait d’un tableau.

Dès lors se laisse deviner, grâce à la relecture tardive, une œuvre définie comme « unique apparition d’un lointain, si proche soit-il [42] ». Mieux qu’un texte, la relecture tend en effet à renouer avec l’écriture comme événement, et donc à régresser jusqu’au geste initial, cette bascule en écriture. Plus qu’un geste d’autorité qui voudrait forclore le sens d’une œuvre, la relecture vient ici rouvrir les œuvres anciennes, « transformer le livre en expérience Web ouverte et mouvante [43] ». Si la poétique de la relecture, parce qu’elle semble combler d’anciennes vacances, ne faisant qu’indiquer par là même l’incomplétude définitive du texte relu, inachève le texte, et se prête donc à une telle revitalisation tardive, c’est qu’elle croise également l’instabilité du texte numérique, toujours susceptible de modifications ultérieures, « œuvre ouverte, protéiforme et constamment évolutive [44] ». Ainsi Rock’n roll, texte clos, publié en version papier, redevient-il sur Tiers Livre « un atelier ouvert, avec ajout permanent de liens et de révisions [45] ». De même, relecture et poétique Web convergent dans la continuation numérique imaginée par Bon pour Autobiographie des objets : la liste des entrées continue en effet à s’enrichir sur Tiers Livre, même après la parution en livre de poche du texte et pose la question centrale : « quand et comment se finit un livre, s’il se continue quand même [46] ? » Si un jour François Bon injecte ses « Cahiers de Marseille » dans la relecture de Limite sur Tiers Livre, l’avant-texte parachèvera… cet inachèvement d’une œuvre in progress, étoilée dans l’éventail paradigmatique de ses possibles, celui-là même que la publication papier avait autoritairement replié [47]. De tels ajouts sont d’ailleurs devenus depuis peu un lieu d’offrande, destiné aux abonnés à Tiers Livre, et disposés dans l’espace WIP du site.

Symétriquement à la publication sur Tiers Livre de textes « avant maturation », qui permettent la distance d’où observer mieux pour leur auteur « l’objet en fabrique [48], » la relecture tardive contribue à la même exposition d’un chantier, mais rouvert après fermeture. Dès lors, c’est bien sûr l’écriture présente qui se retrempe dans le geste original, redécouvert dans son intensité par la relecture. Tout comme Rock’n roll se sera écrit en repassant obsessionnellement par l’ouverture, ce concert à Earl’s Court, « pour grimper la tension [49] » et hisser l’écriture à son degré d’intensité, les textes contemporains de François Bon semblent s’écrire en repassant par les textes antérieurs, que leur republication en formats numériques lui donne l’occasion de reprendre, voire de récrire ; de recréer.

Notes

[1] François Bon, Tiers Livre, article 3770. On ne peut que souscrire à ce qu’écrit ainsi Pascale Hellégouarc’h : « La question du support paraît essentielle dans les diverses formes d’une littérature qualifiée de numérique, invitant à une réflexion sur la posture et l’énonciation éditoriales. Elle entraîne des conséquences en termes de réception, de rapport à la lecture, à l’institution et, partant, de légitimité dans un champ culturel dont les codes se trouvent bouleversés. » (« Traces et cailloux, de l’écran au papier : mémoire en jeu », dans L’Auteur en réseau, les réseaux de l’auteur, O. Deseillligny & S. Ducas (dir.), Paris, Presses universitaires Paris Ouest, 2013, p. 207).

[2] Au sens où Jean-François Foget et Bruno Patino définissent le « même » : « Sur Internet, le même est un contenu cité, copié, détourné, diffusé de façon rapide », appartenant à un « processus de réplique et de propagation tenant de la mode, de la fièvre passagère, de l’éclat de rire partagé ou de l’indignation subite » (La Condition numérique, Paris, Grasset, 2013, p. 126-127.)

[3] Tiers Livre, art. 791.

[4] Dans Origgi Gloria & Arikha Noga (dir.), Text-e. Le texte à l’heure d’Internet, Paris, Bpi/Centre Pompidou, 2003, p. 25 : « La communication à distance des textes électroniques rend pensable, sinon possible, l’universelle disponibilité du patrimoine écrit. »

[5] Isabelle Escolin-Contensou, « Le blog, nouvel espace littéraire entre tradition et reterritorialisation », dans Les Blogs. Écriture d’un nouveau genre ?, Christelle Couleau & Pascale Hellégouarc’h (dir.), Paris, L’Harmattan, 2010, p. 20.

[6] F. Bon, propos liminaire de Limite republié chez Publie.net, 2013 : « Recopier, annoter : le numérique comme recréation ».

[7] I. Escolin-Contensou, art. cit., p. 20-21.

[8] Tiers Livre, art. 1865.

[9] Mireille Hilsum, La Relecture de l’œuvre par ses écrivains mêmes, Paris, Kimé, « Cahiers de Marge », 2007, p. 13.

[10] Tiers Livre, art. 3654.

[11] Tiers Livre, art. 3184.

[12] Tiers Livre, art. 2262.

[13] Tiers Livre, art. 2242.

[14] « J’ai réalisé moi-même les e-pubs de Prison et d’Un fait divers », aime-t-il ainsi à préciser (Tiers Livre, art. 3184).

[15] Yves Jeanneret & Emmanuel Souchier, « L’énonciation éditoriale dans les écrits d’écran », Communication et Langages, no145, sept. 2005, p. 6. Cette énonciation désigne donc « l’ensemble de ce qui contribue à la production matérielle des formes qui donnent au texte sa consistance, son “image de texte” » (ibid.).

[16] Gérard Genette, Seuils, Paris, Seuil, 1987, p. 26.

[17] Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1975, p. 23.

[18] Tiers Livre, art. 2262.

[19] Se reporter à deux articles de la face B (59 et 67) ainsi qu’à l’article 2198 de Tiers Livre. Les modifications sont les suivantes : « Ta respiration à bout te laisse essoufflé au milieu de terrain dans le jeu un instant immobile après l’avalanche de vitesse, le retour de manivelle prêt. Tout l’effort pour simplement se replier. » (Limite, 1985, p. 58) / « Ta respiration à bout te laisse essoufflé au milieu de terrain, bourrade d’un copain comme on flatte un bon cheval mais j’aurais fait pareil, dans le jeu un instant immobile après l’alerte, les lumières même plus crues dans la nuit pâle et le halo de la ville, une sirène au loin. » (Limite, 2010, art. 2261).

[20] V. Aurélie Loiseleur, « Une mise en regard des Méditations : les commentaires de Lamartine », in La Relecture de l’œuvre par ses écrivains mêmes, op. cit.

[21] Tiers Livre, art. 2242 : « republication numérique de mon deuxième livre […] avec commentaires et making-of ».

[22] Tiers Livre, art. 2276.

[23] Ibid.

[24] Christèle Couleau, « Se donner un genre : pour une poétique du blog », dans Les Blogs. Écritures d’un nouveau genre ?, op. cit., p. 187.

[25] Jacques Derrida, Papier Machine, Paris, Galilée, 2001, p. 156 : l’ordinateur restitue une « quasi-immédiateté du texte » et en même temps donne l’impression d’un « Autre démiurgique », « destinataire invisible », « témoin omniprésent » nous renvoyant « sans attendre, en face à face, l’image objectivée de notre parole aussitôt stabilisée et traduite en la parole de l’Autre. »

[26] V. J-F. Fogel & B. Patino, La Condition numérique, op. cit., p. 56 : l’internaute « est le sujet qui souscrit à la proposition d’avoir de nouveaux amis dont l’existence est déterminée par un programme l’ayant pris pour objet d’une recherche. Il est le sujet qui suit de quelle manière son action en ligne devient l’objet de renvois de liens à travers le réseau. »

[27] Tel était le projet original, relaté dans Après le livre, Paris, Seuil, 2011, p. 64.

[28] Tiers Livre, art. 2246.

[29] Id., art. 789.

[30] Id., art. 2246.

[31] Michel Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur ?», dans Dits et écrits, Paris, Gallimard,  t. 1, 1994, p. 798.

[32] Tiers Livre, art. 519.

[33] Roland Barthes, Essais critiques, Paris, Seuil, « Points », 1981, p. 154 : « L’écrivain est un homme qui absorbe radicalement le pourquoi du monde dans un comment écrire » ; « Les écrivants, eux, sont des hommes “transitifs” ; ils posent une fin (témoigner, expliquer, enseigner) dont la parole n’est qu’un moyen. »

[34] Dominique Maingueneau, Le Discours littéraire, Paris, Armand Colin, 2004, p. 192.

[35] Sur ce primat de la spatialisation au détriment de la temporalité, caractéristique des œuvres conçues sur médias informatiques, se reporter à Lev Manovich, Le Langage des nouveaux médias, Dijon, Les Presses du réel, 2010, p. 178.

[36] Tiers Livre, art. 2057.

[37] Philippe Lejeune, « Cher écran… » Journal personnel, ordinateur, Internet, Paris, Seuil, 2000, p. 422.

[38] Tiers Livre, art. 2262.

[39] La Condition numérique, op. cit., p. 20-21.

[40] Sur cette question, on se reportera à Jean-Claude Monod, Écrire. À l’heure du tout-message, Paris, Flammarion, 2013, p. 129-131.

[41] V. Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’heure de sa reproductibilité technique », dans Œuvres complètes, tome 3, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 2000, p. 274.

[42] Id., p. 280.

[43] Extrait du paratexte marginal qui accompagne toutes les séquences de Limite republié sur Tiers Livre.

[44] Tiers Livre, art. 1961.

[45] Id., art. 3454.

[46] Id., art. 3028#38 : « Autobiographie des objets / compléments, extensions (41) ».

[47] V. Gérard Genette, Seuils, op. cit., p. 369-370 : « Car le plus important, mais aussi le plus ambigu des effets d’avant-texte est peut-être la manière dont, entourant le texte “final” de toute la masse, parfois énorme, de ses états passés, l’étude génétique confronte ce qu’il est à ce qu’il fut, à ce qu’il aurait pu être, ce qu’il a failli devenir, contribuant ainsi à relativiser, selon le vœu de Valéry, la notion d’achèvement, à brouiller la trop fameuse “clôture”, et à désacraliser la notion même de Texte […], l’œuvre est toujours peu ou prou in progress […] ».

[48] Tiers Livre, art. 621.

[49] Id., art. 1137.

Auteur

Gilles Bonnet est maître de conférences HDR à l’université Jean Moulin-Lyon 3, où il dirige l’équipe MARGE (E.A. 3712). Ses travaux actuels concernent à la fois la littérature du XIXe et la littérature numérique.

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