Présentation

Avec l’essor d’internet dans les années 1990, la littérature numérique a connu un développement spectaculaire. Non seulement les auteurs de la littérature traditionnelle s’y intéressent et l’intègrent à leurs pratiques créatives (les textes peuvent être numérisés et publiés sur internet, certains écrivains développent un blog ou un site, à l’image de tierslivre.net de François Bon [1]), mais de nouvelles formes d’écriture émergent qui nourrissent une réflexion plus large sur l’avenir de la littérature. L’abondance des œuvres de littérature numérique est devenue telle que les répertoires mis en place pour recenser les créations ont dû se pencher sur des critères d’appréciation plus pertinents depuis les années 2000, comme par exemple ceux du « Répertoire des arts et littératures hypermédiatiques » développé par le Laboratoire de recherches sur les œuvres hypermédiatiques (nt2) et la Chaire de recherche du Canada sur les arts et les littératures numériques de l’Université du Québec à Montréal (UQAM) [2]. Alors que la littérature numérique se tient encore à la marge, notamment en France où elle n’est pas enseignée (elle est absente des programmes de l’Éducation nationale malgré des incitations via le portail éduscol [3] et des rencontres annuelles qui se penchent sur le sujet [4]) et reste peu médiatisée en dehors des événements créés par quelques festivals internationaux [5], elle fait aujourd’hui partie, dans le domaine de la recherche universitaire, de ces objets émergents relevant de la littérature « hors du livre » et auxquels certains centres consacrent des programmes stables [6]. Pourtant, si l’appropriation des nouvelles technologies par les artistes semble aller de soi, leur intégration à la littérature est plus problématique. Comme le rappelle Isabelle Krzywkowski dans l’introduction de son livre Machines à écrire, « les rapports de [la technologie] avec la littérature restent largement considérés comme conflictuels (les technologies tueraient le livre, et peut-être même la littérature) ou comme incompatibles (les technologies seraient du côté de l’information et de la communication, mais ne concerneraient pas la littérature)[7] ». Dès lors, l’expression « poésie numérique » est équivoque. Elle renvoie d’une part aux relations ambiguës que la littérature entretient avec la technologie, et engage, d’autre part, deux termes dont l’extension sémantique est particulièrement forte.

En effet, le constat d’une définition intenable de la poésie est un passage obligé des études sur le sujet. Après la crise du vers et les expérimentations poétiques des avant-gardes du début du XXe siècle, comment donner une définition unifiée de la poésie ? Michel Collot, dans l’introduction à l’anthologie de la poésie française du XXe siècle de la Pléiade, dresse le tableau suivant :

En l’absence de toute règle, la notion même de poésie, qui ne peut plus se définir par aucun critère formel, s’est étendue au point de se dissoudre. Elle recouvre désormais des langages si différents qu’à la limite chaque poète peut prétendre avoir sa conception et sa pratique propres de la poésie. On se trouve ainsi confronté à une collection de singularités, qu’on ne peut même plus subsumer sous des catégories communes ni organiser en tendances clairement identifiées [8].

Le terme « numérique » est également problématique. En effet, l’adjectif prend un sens technique ou culturel en fonction du protagoniste. Alors que Milad Doueihi, dans son essai Qu’est-ce que le numérique ? [9] balaie rapidement la conception technique du numérique en faveur d’une conception culturelle, Serge Bouchardon insiste sur la « réalité théorique et technique […] [du terme qui] renvoie au codage – binaire – permettant de rendre manipulable des contenus [10] ».

Face aux acceptions épineuses des termes « poésie » et « numérique », la définition de l’objet plonge donc dans une aporie difficile à surmonter. Ce numéro de Komodo 21 propose d’interroger les usages, formes et enjeux de ce qui est désigné comme « poésie numérique ».

Des démarches tangibles et unifiées, des formes artistiques ou littéraires apparaissent-elles ? Ou aborder la « poésie numérique » reviendrait-il à faire acte d’« ufologie littéraire [11] » ? Si l’expression d’Objets Verbaux Non Identifiés [12] est répandue pour désigner ces créations qui ne répondent plus à nos schèmes habituels de lecture et de classification, peut-on ranger la poésie numérique parmi ces objets et comment l’analyser ? Quelle est la place des artistes qui s’en réclament dans le champ littéraire contemporain ? Quel est l’impact des technologies numériques sur leur travail auctorial ? Et quels en sont les enjeux esthétiques ? Peut-on établir une frontière stricte entre les œuvres dites de poésie numérique et les œuvres d’arts numériques ? Les articles du dossier répondent à ces questions selon diverses modalités.

Sylviane Médard interroge, avec l’analyse de …and by islands I mean paragraphs de J. R. Carpenter, la pertinence de la classification générique pour une telle œuvre. En explorant le dispositif génératif rendu possible par le support numérique, l’auteur montre comment la création poétique ne réside plus tant dans la production auctoriale d’un texte que dans la réception qu’elle détermine. Dès lors, c’est la perception par le lecteur de la spatialité et de la temporalité de l’écriture qui constituerait son caractère poétique, l’inscrivant ainsi au rang des dispositifs poétiques contemporains mis en lumière par Christophe Hanna [13]. À travers Les Films du monde de Franck Smith, Rodolphe Olcèse se demande également comment le numérique modifie la poésie et notre rapport au genre. L’œuvre, si elle nous confronte aux flots d’images médiatiques charriées par les plateformes numériques, introduit cependant une « fêlure » dans cette matière visuelle : extraite de son contexte d’apparition initial, et couplée au langage, elle se charge d’une portée critique où la parole poétique reprend toute sa place. Réfléchissant aussi aux évolutions formelles, Gaëlle Debeaux fait l’hypothèse d’un processus de poétisation inhérent au dispositif numérique qui rendrait la frontière entre récit et poésie particulièrement ténue. Le fragment, le déplacement et « l’instabilisation » du récit, principes récurrents de l’écriture numérique, conduiraient à infléchir le narratif vers le poétique. Cette hypothèse est mise à l’épreuve de trois créations : 253 de Geoff Ryman, « À mains nues », section du blog Petite Racine de Cécile Portier, et Accident de personne de Guillaume Vissac, initialement publié sur Twitter en 2010. Joséphine Vodoz s’écarte de la problématique générique pour s’attacher à la poétique du support et examine les conditionnements imposés par le réseau social Instagram. Si un nombre substantiel de comptes d’écrivains francophones se rallie à la division des espaces visuels et linguistiques imposée par la plateforme, le cas d’@anthropie se singularise. Ses posts, révélant des rapports complexes entre le texte et l’image, témoignent des potentialités offertes par le réseau, tout à la fois objet de détournement et lieu d’harmonisation de pratiques issues d’autres supports médiatiques. Gaëlle Théval étudie également les rapports entre création et lieu de diffusion en contexte numérique, en s’appuyant plus spécifiquement sur le cas des vidéoperformances diffusées sur YouTube. Si les travaux de Charles Pennequin, Laura Vazquez et Pierre Guéry, entre autres, témoignent d’une connaissance fine de la plateforme en s’emparant et en détournant ses caractéristiques esthétiques et éditoriales, ils prolongent aussi les ambitions de la poésie en performance en remettant le poème en circulation dans la société, et en court-circuitant les réseaux éditoriaux traditionnels. Se penchant sur l’un des dispositifs sociotechniques les plus anciens et persistants d’Internet, Marie-Anaïs Guégan révèle le potentiel poétique du forum à travers l’exemple du compte collectif FINAMOR, mis en place depuis mars 2018 et implanté sur le forum d’écriture généraliste Jeunes Écrivains. Déplaçant l’analyse vers les discours auctoriaux, Gwendolyn Kergourlay s’intéresse aux manifestes rédigés par des auteurs qui revendiquent explicitement l’expression de « poésie numérique ». Si les textes mettent en avant des enjeux manifestaires et des modes de diffusion relativement classiques, ils soulignent cependant un mode de regroupement spécifique et des positionnements complémentaires des agents dans la lutte symbolique pour la reconnaissance du domaine. À partir de différents exemples d’œuvres narratives et poétiques, Serge Bouchardon propose une synthèse des enjeux de la littérature numérique aujourd’hui, qui permet d’appréhender les problématiques à la fois générique, poétique et sociologique abordées dans ce dossier.

Trois contributions décrivent des démarches artistiques personnelles, détaillant les différents éléments d’une œuvre qui aurait partie liée à la poésie numérique. Philippe Bootz, en déconstruisant joue de la musique pour mon poème, divulgue les éléments esthétiques de l’œuvre inaccessibles au public lors d’une exposition muséale, et milite pour un accès aux dimensions non perceptibles des créations numériques, trop souvent cantonnées à une réception écranique. Cécile Babiole et Anne Laforet exposent les présupposés de leur création En française dans la texte. Le principe selon lequel la langue française véhiculerait un sexisme historiquement construit et renforcé par les technologies numériques, est au cœur de leur projet. Afin de rendre tangible par contraste la prédominance du masculin dans la langue, les artistes traduisent au féminin, à l’aide d’un algorithme et de corrections manuelles, divers extraits de l’encyclopédie Wikipédia. Juliette Mézenc et Stéphane Gantelet reviennent sur le processus de création du Journal du brise-lames, retraçant l’évolution du projet jusqu’à sa forme actuelle, désignée comme un FPS [14] littéraire par les auteurs, c’est-à-dire une œuvre où « le lecteur évolue en caméra subjective dans un environnement virtuel où lire/voyager fait gagner des points de vie ».

Notes

[1] Voir « Tiers Livre dépouille & création », Pierre-Marie Héron et Florence Thérond (dir.), Komodo 21, 1, 2015.

[2] Voir les critères du « Répertoire des arts et littératures hypermédiatiques » développé par le Laboratoire de recherches sur les œuvres hypermédiatiques (nt2) de la Chaire de recherche du Canada sur les arts et les littératures numériques (ALN) de l’Université du Québec à Montréal (UQAM) à l’adresse suivante :
http://nt2.uqam.ca/fr/search/site/?f[0]=type%3Arepertoire&retain-filters=1

[3] Voir les pages consacrées à la création littéraire numérique sur SIENE (Service d’Information sur l’Édition Numérique Éducative) (ici).

[4] « Le rendez-vous des Lettres – Les métamorphoses du livre et de la lecture à l’heure du numérique » s’est tenu entre 2010 et 2016 (voir ici).

[5] Signalons en particulier le festival international de littérature numérique Chercher le texte qui s’est tenu à Paris en septembre 2013. Aux États-Unis, l’Electronic Literature Organization (ELO) a vu le jour en 1999. Le festival e-Poetry, créé en 2000, se déroule quant à lui tous les deux ans dans différentes métropoles mondiales.

[6] En particulier à l’Université Paris 8 où le laboratoire Paragraphe a monté des programmes animés par des universitaires qui sont passés parfois à la création : Philippe Bootz, Alexandra Saemmer, en collaboration avec Serge Bouchardon…

[7] Isabelle Krzywkowski, Machines à écrire. Littérature et technologies du XIXe au XXIe siècle, Grenoble, Ellug, 2010.

[8] Michel Collot, Anthologie de la poésie française, XVIIIe siècle, XIXe siècle, XXe siècle, Paris, Gallimard, 2000, p. 835.

[9] « Les dictionnaires restent un peu perplexes devant le numérique, et leurs définitions ne renvoient souvent qu’à l’aspect étymologique et technique – un secteur associé au calcul, au nombre – et surtout aux dispositifs opposés à l’analogique. Dans notre usage, le numérique nomme bien autre chose. […] Il va de soi que je n’ai pas l’intention de proposer une quelconque définition programmatique du numérique. Par contre, il me semble que la notion d’humanisme numérique, en partie à cause de sa fluidité et de son ancrage historique – son inscription dans la longue durée –, est capable de nous permettre de mieux appréhender la transformation culturelle induite par le numérique […] » (Milad Doueihi, Qu’est-ce que le numérique ?, Paris, Presses universitaires de France, 2013, p. 5-6).

[10] Serge Bouchardon, La valeur heuristique de la littérature numérique, Paris, Hermann, 2014, p. 9.

[11] Yves Citton, « Ufologies littéraires et ovnis politiques », Revue des livres, n° 6, juillet-août 2012, p. 50-59.

[12] Pierre Alféri & Olivier Cadiot, Revue de Littérature Générale, « La mécanique lyrique », n° 1, 1996, p. 5.

[13] Christophe Hanna, Nos dispositifs poétiques, Paris, éditions Questions théoriques, 2010.

[14] FPS est l’acronyme de First Person Shooter.

Auteurs

Claire Chatelet est Maître de conférences en audiovisuel et nouveaux médias depuis 2010. Auparavant, elle a enseigné les techniques de montage et de post-production à l’ENSAV (École Nationale Supérieure d’Audiovisuel de Toulouse). Sa thèse, soutenue en 2004 à l’Université Jean-Jaurès (Toulouse), était consacrée à l’étude du mouvement cinématographique danois Dogme 95, dans son rapport aux différentes avant-gardes artistiques (notamment les avant-gardes des années 1920 et des années 1960). Sa recherche actuelle porte sur les enjeux esthétiques, esthésiques et poïétiques des nouveaux écrans (tablette, smartphone, casque de réalité virtuelle) et les nouvelles formes audiovisuelles qu’ils ont fait émerger : webdocumentaires, fictions interactives, newsgames, dispositifs de réalité augmentée et de réalité virtuelle. Elle a notamment dirigé un numéro de la revue Entrelacs consacré aux « enjeux des nouvelles formes documentaires », co-dirigé un numéro d’Interfaces numériques sur « l’audiovisuel interactif » et récemment publié aux Presses universitaires de Provence un ouvrage collectif intitulé Formes audiovisuelles connectées : pratique de création et expériences spectatorielles. Claire Chatelet est par ailleurs auteure et conceptrice de projets interactifs.

Professeure agrégée de Lettres Modernes, Gwendolyn Kergourlay a bénéficié d’un contrat doctoral à l’Université Paul-Valéry Montpellier 3 pour réaliser une thèse (en cours) dont le titre est « Autorité et auctorialité de la poésie numérique : un processus d’hybridation littéraire et artistique », sous la direction de Serge Bouchardon (Université technologique de Compiègne) et de Pierre-Marie Héron (Montpellier 3). Lauréate d’une bourse de stage doctoral à la chaire de recherche en arts et littératures numériques de l’Université du Québec à Montréal, elle a été amenée à travailler avec Bertrand Gervais au sein du laboratoire de recherches NT2 sur les œuvres hypermédiatiques. Elle a publié trois articles : « Poésie numérique et cinéma », CinémAction, n° 157, 2015 ; « L’exploration du haïku par la poésie numérique : une voie de renouvellement 
pour la poésie ? », Cahier virtuel du NT2, n° 7, 2017 (ici) ;« La légitimité de la poésie numérique en France : une autorité en construction », Communication & langages, n° 192, juin 2017).

Copyright

Tous droits réservés.