Présentation. Billetdoux, Ollier, Sarduy, Thibaudeau, Beckett, Butor, Sarraute…

Ce numéro est dédié à Andrew Orr (1948-2019) et Jean-Loup Rivière (1948-2019), animateurs exigeants de l’ACR.

Pourquoi impliquer des écrivains, habitués au livre ou à la scène, dans des émissions de création radiophonique ?

Sans jamais y avoir été limitée, la radio de création (et de récréation) a longtemps fait une très large place au « théâtre radiophonique », justifiant la cour assidue menée par les responsables de programmes, depuis les années 1930, auprès de tous ceux qui savent bâtir un dialogue, une intrigue, des personnages, transformer un roman ou une pièce en « jeu de voix dans l’espace [1] » ou hörspiel, qu’ils soient nativement ou non dramaturges ou romanciers. Paul Gilson, le flamboyant directeur des programmes artistiques de la radio d’État à son âge d’or (1946-1963), a été couvert d’éloges pour avoir su attirer à la radio quantité d’écrivains rétifs ou timorés à troquer le livre pour les ondes [2]. Quant au Club d’Essai, né en 1946 de la petite graine du Studio d’Essai de Pierre Schaeffer avec la mission de pousser ses branches dans toutes les directions de l’art du micro, c’est peu de dire que les écrivains y ont abondé, jusque dans le domaine des variétés (Billetdoux, Dubillard, André Frédérique…) [3]. Et peut-être ce petit service expérimental de la radio d’État n’est-il devenu si célèbre que pour avoir su se faire reconnaître dans le champ restreint de la « haute littérature », grâce à l’action de son animateur le poète et dramaturge Jean Tardieu, et au large réseau de relations de ce dernier, chez Gallimard notamment.

Or cet appétit pour les écrivains et leurs talents semble changer dans les années 1970, au sein du programme qui à partir de 1969, sous le nom d’Atelier de création radiophonique, entend continuer à faire vivre, sur France Culture, l’esprit de la radio d’art et d’essai. Quitte à pratiquer encore quelques années le mélange de l’ancien et du nouveau, à regarder avec nostalgie ce que l’on quitte, en pratiquant encore des lectures d’œuvres, des entretiens avec des écrivains, des émissions d’hommage (à Brecht, Proust, Deleuze, Apollinaire et Marinetti, Mallarmé, Valéry, Artaud, William Burroughs…) ; à respirer un air encore assez littéraire. Quitte aussi, d’autre part, à accepter de n’avoir, pour les émissions les plus expérimentales, qu’un auditoire de happy few, ceux qui prendront plaisir au jeu de patience et d’attention que demande l’écoute de ces émissions. Très ambitieux dans son projet initial (trois soirées par semaine), plus modeste à son lancement (trois heures le dimanche soir), ce « microprogramme » est progressivement réduit à une émission de deux heures puis 1h30. Les responsables n’en sont pas des écrivains, comme Gilson et Tardieu, mais des « hommes de l’art » (éminemment lettrés certes), parmi lesquels Alain Trutat (conseiller de programmes depuis 1962, après avoir été réalisateur) et René Farabet (docteur ès-lettres, comédien, réalisateur), lequel en devient seul producteur-coordinateur après 1980. Leur conception de la radio de création les amène à ouvrir très largement le champ des auteurs possibles, à favoriser la « liaison » ou la « fusion » « avec tous les courants d’action créatrice : arts plastiques, musique, littérature, poésie, cinéma, théâtre, sans oublier le domaine infini du vécu [4] ». À tous, il s’agit de proposer l’expression radiophonique dans sa spécificité, comme complexe organique de bruits, paroles, musiques et silences. Face à quoi, l’idée qu’un écrivain peut être mieux placé que d’autres, voire indispensable, est relativisée.

Pour Alain Trutat par exemple, qui comme Beckett ne conçoit pas de création radiophonique sans l’alliance de la parole et de la musique [5], il vaut mieux être compositeur : « Les compositeurs de la musique actuelle mieux que les écrivains ont su jouer de la radiophonie (Jean-Claude Éloy acr 111, Mauricio Kagel acr 145-146, Stockhausen acr 133). Peut-être y sont-ils mieux préparés par la nature de leur travail [6]. » Et, comme on sait, à côté de réalisateurs-auteurs de grande classe comme René Jentet, José Pivin, Andrew Orr ou René Farabet, l’auteur aujourd’hui le plus connu de l’ACR est un chef opérateur de son, Yann Paranthoën, qui n’aimait pas la littérature, sauf exceptions (Claude Ollier, Pierre Guyotat), et composait ses « documentaires » (il n’aimait pas le mot) sans aucun texte préalable [7] ‒ ce qui n’a cependant pas été une doctrine de l’ACR : pour Trutat par exemple, « l’œuvre radiophonique peut être fondée sur un texte », même si « écrit résilié devenue parole, phrase oblitérée devenue phrasé, elle n’est pas ce texte [8] ».

Simultanément, pour Alain Trutat comme pour René Farabet, l’ACR se place sous le signe très politique de 1968 [9], et le monde appelle à sortir des studios, à aller dans la rue, à se faire oreille de l’époque : à se faire reporter ou historien du monde contemporain. Il s’agit de se tourner vers « l’histoire en train de se faire… avec sa fièvre, son effervescence », de « prendre appui sur la “réalité sensible” », « le monde au présent ‒ un immense chantier » ; donc aussi de sortir du « studio-Gutenberg », de répudier « la tyrannique typographie des “brochures” », livrant le texte des pièces dites radiophoniques « à la récitation comédienne et à l’illustration bruitiste », de remplacer  les « députés obèses du savoir » par « de plus turbulents aventuriers, surgissant d’horizons variés [10] ». De sorte que, pour se livrer à l’expression radiophonique, le bon écrivain semble être celui qui saura allier, au talent du musicien, celui du journaliste. René Farabet est un des producteurs qui, au sein de l’ACR des années 1970, à la différence d’un Jean-Loup Rivière notamment, tournent le plus résolument le dos à l’héritage du théâtre radiophonique pour promouvoir, sous le nom de « film sonore », le documentaire de création. Une des grandes orientations assumées par l’ACR sous sa direction a été de dévaluer, dans le discours au moins, l’écrivain de fiction au profit de l’écrivain-reporter, produisant des reportages et documentaires élaborés, ou tournant autour de ce qu’on appelle aujourd’hui des docu-fictions, comme Jean Thibaudeau imbriquant l’un dans l’autre, en 1970, Dig it (documentaire) et A Western Memory (fiction). La chose n’est pas nouvelle dans l’histoire de la littérature : on renvoie aux travaux de Myriam Boucharenc sur l’écrivain-reporter dans les années 1930 [11]. Mais elle n’était pas jusqu’à présent aussi fortement revendiquée dans les milieux de l’art radiophonique.

S’y ajoute, dans ces années post-68 où l’on remet en cause toutes les institutions, que la notion même d’auteur tend à changer de sens : à l’ACR, l’auteur, c’est le collectif, c’est « l’atelier », c’est l’équipe, des preneurs de sons et monteurs aux réalisateurs et producteurs. Un atelier : un lieu « où se poursuivent simultanément et en équipe différents travaux (et dans chaque work in progress le brouillon a aussi sa place), où le lent modelage d’une matière sonore “élastique” (oublié le “marbre” !) est avivé par le plaisir lié à toute recherche artisanale ‒ un “atelier du cousu main” [12]. » De même la notion d’œuvre bouge. On continue certes de parler d’œuvres originales attribuables à tel ou tel artiste, dont plusieurs ont les honneurs de prix internationaux (Italia, Ondas, Paul-Gilson…) dans les catégories Fiction, Musique ou Documentaire. Mais ce qui est aussi considéré comme œuvre, et significativement doté d’un titre propre [13], c’est le programme tout entier d’une émission, vaste work in progress hybride, délibérément composé d’une mosaïque d’inserts, de citations (livresques…), de genres, de séquences, débordant chaque « œuvre » au sens traditionnel du mot, dont le principal auteur, s’il en faut un, est le réalisateur.

L’appétit pour les écrivains et leurs talents a donc changé dans les années 1970.

Et pourtant, à parcourir les programmes de l’ACR, à écouter les émissions, on constate que, dans les années 1970 précisément, ils sont encore là, et même en assez grand nombre, soit comme auteurs de textes nativement radiophoniques, soit comme auteurs et co-producteurs, ou comme lecteurs de leurs œuvres. Les quatre écrivains de la toute première émission sont aussi, en quelque sorte, ses parrains et des collaborateurs récurrents : François Billetdoux (dont quatre interventions rythment l’émission princeps), Claude Ollier, Severo Sarduy, Jean Thibaudeau. Peu nombreux aussi parmi ces écrivains sont ceux qui, comme Thibaudeau dont il est question dans ce numéro, Jacques-Pierre Amette passagèrement, ou Michel Chaillou, se sont vraiment aventurés sur les voies du reportage ou du documentaire. Qui sont ces écrivains de l’ACR ? Relevons, à côté de quelques anciens du Club d’Essai comme Dubillard, Billetdoux, Tardieu ou Obaldia, qui font trait d’union avec le passé et soulignent des continuités, les noms de : François Billetdoux*, Jean Thibaudeau*, Severo Sarduy*, Jean-Pierre Faye*, Claude Ollier*, Alain Jouffroy*, Jacques-Pierre Amette*, Samuel Beckett [14]*, Michel Butor, Edoardo Sanguineti, Nathalie Sarraute, André Frénaud (ami proche et poète préféré de Trutat), Bernard Teyssèdre, Pierre Guyotat, Hubert Lucot, Jean Ristat, Maurice Roche, Georges Perec*, Danielle Collobert, Hélène Cixous*, Marguerite Duras, Colette Fellous*, Michell Chaillou*, Jean-Clarence Lambert*, Jean-Luc Parant, Matthieu Bénézet* (l’astérisque signale ceux qui furent aussi co-producteurs d’une ou plusieurs émissions) …

C’est en réalité dans les années 1980, quand René Farabet devient seul responsable du programme, que les noms se font plus rares, et que pour certains d’entre eux (Monique Wittig, Michel Butor, Jean Echenoz…) un livre publié redevient la base de leur collaboration au médium. Citons quand même : Jean Daive*, Didier Pemerle, Bernard Noël, Valère Novarina*, Paul-Louis Rossi, Jean-Claude Montel, Christian Prigent*, Michel Butor (pour de belles émissions avec Kaye Mortley), Jean-Christophe Bailly*, Gherasim Luca, Monique Wittig, Julien Blaine, Marie Etienne, Michel Deguy*, Dominique Fourcade, Sabine Macher, Michelle Grangaud, Jean Echenoz… Dans ces années 1980, la tendance « documentaire » promue par René Farabet et partagée par la talentueuse réalisatrice Kaye Mortley, qui le rejoint à ce moment-là, l’emporte définitivement sur la tendance « pièce radiophonique » continuée aussi bien par Jean-Pierre Faye que Nathalie Sarraute ou Hélène Cixous, mais aussi sur des formes de fiction radiophonique très en phase avec les conceptions d’Alain Trutat, celles d’un Claude Ollier ou d’un Georges Perec notamment. Peut-être est-ce un des facteurs explicatifs de cette désaffection.

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Le numéro proposé ici reprend l’essentiel des communications présentées à la Scam et la BnF les 4 et 5 octobre 2018, dans le cadre d’un colloque international consacré à Paris, du 4 au 6 octobre, aux deux plus longs et plus prestigieux programmes de création radiophonique de France Culture des dernières décennies du XXe siècle : l’Atelier de création radiophonique (1969-2001) et Nuits magnétiques (1978-1999) [15]. Vu l’ampleur des corpus, il avait été décidé de privilégier pour l’ACR, la « période Farabet », des débuts en 1969 à son départ à la retraite en décembre 2001, et de laisser de côté la décennie 2002-2011, durant laquelle l’Atelier a été confié à Franck Smith, écrivain et Philippe Langlois, musicologue, accompagnés dans les tout premiers mois de l’artiste plasticienne Marina Babakoff [16], ainsi que la dernière étape de l’Atelier, quand Irène Omélianenko l’accueille une fois par mois dans L’Atelier de la création (2011-2015) puis dans Création on Air (2015-2018), en veillant à ce qu’il soit bien identifié comme tel, au sein d’une série, et en donnant à ses auteurs plus de moyens et liberté que les autres émissions. On ne nous en voudra pas, nous l’espérons. Cela du reste n’a pas enlevé grand-chose au caractère inévitablement limité de nos explorations : quel collectif pourrait aujourd’hui écouter et étudier intégralement ces milliers d’émissions, même en ciblant « la part des écrivains » ? Le numéro n’a donc pas d’autre ambition que de jeter des coups de sonde, capter des bribes et proposer un parcours d’un peu haut et un peu loin, comme à vol d’oiseau.

Pour donner voix aux deux principales figures de fondation, on les fait ici précéder de textes et propos d’Alain Trutat sur les origines et l’esprit de l’ACR, et de René Farabet sur son approche du documentaire de création. Andrew Orr, venu du journalisme et Christian Rosset, de la peinture et de la musique, esquissent ensuite dans les grandes lignes, l’un pour les années 1970, l’autre pour les années 1980-1990, l’histoire de ce petit programme devenu émission dont ils furent tous les deux des producteurs importants, et nous partagent souvenirs d’émissions, d’atmosphères ou de collaborations, et convictions. Sandra Escamez fait le point en compagnie de Karine Le Bail sur les archives de l’ACR conservées à l’Ina et leur traitement documentaire. Les contributions de Pierre-Marie Héron, Carrie Landfried, Thomas Baumgartner et Marion Chénetier-Alev s’intéressent ensuite à quelques écrivains marquants de la première décennie surtout : Jean Thibaudeau, Claude Ollier, Georges Perec, Valère Novarina.

Notes

[1] Paul Deharme, Pour un art radiophonique, Éditions Le Rouge et le Noir, 1930.

[2] Notamment dans le n° spécial « Hommage à Paul Gilson » des Cahiers littéraires de la RTF, décembre 1963.

[3] V. Pierre-Marie Héron (dir.), La radio d’art et d’essai en France après 1945, Montpellier, Publications de Montpellier 3, avec deux CD, 2007.

[4] Alain Trutat, « Ce mardi 5 mars 1974… », L’art vivant, n°47, mars 1974, p. 33. Article reproduit en fac-similé dans ce numéro.

[5] V. Marie-Claude Hubert, « Beckett et le théâtre radiophonique, ou le refus de l’image », dans Pierre-Marie Héron, Françoise Joly, Annie Pibarot (dir.), Aventures radiophoniques du Nouveau Roman, Rennes, PUR, coll. « Interférences », 2017, p. 59-70.

[6]  Alain Trutat, art. cit., p. 34.

[7] V. Christian Rosset (dir.), Yann Paranthoën. L’art de la radio, Arles, phonurgia nova éditions, 2009.

[8] Alain Trutat, art. cit., p. 33.

[9] Entre 1973 à 1976, l’ACR développe le dimanche soir (jusqu’au 27 janvier 1974) puis le mardi soir (du 27 janvier 1974 au 21 janvier 1975), avant un retour au dimanche soir, un magazine spécial de 30 mn, nourris d’entretiens et reportages, dédié aux contre-cultures et turbulences du temps (guerre du Vietnam, luttes sociales, mouvement hippie, féminisme, gourous, transsexuels…). Titre : Court-circuit : courant alternatif, puis Courant alternatif. Dernier numéro dimanche 27 juin 1976. Producteurs : Louis-Charles Sirjacq et Andrew Orr jusqu’en janvier 1975, Jean-Marc Fombonne ensuite.

[10] René Farabet, « L’Atelier… une aventure », Cahiers d’Histoire de la Radiodiffusion, n°92, avril-juin 2007, p. 202, 203.

[11] Myriam Boucharenc, L’Écrivain-reporter au cœur des années trente, Lille, Presses universitaires du Septentrion, 2004, et, sous sa direction, Roman et reportage XXe-XXIe siècles. Rencontre croisées, Limoges, Presses universitaires de Limoges, 2015.

[12] René Farabet, art. cit., p. 204.

[13] Littérature – Rupture ; Écho – Écoutes ; Mode – Effet – Tournure ; Ex – Expo ; Enfance fantasmes ; Hippie Pop Hurrah ; La vie Q comme quotidienne ; Tom, Womb, Worm, Words : Dylan Thomas ; Des antipodes aux antipodes (avec Michel Butor)…

[14] Co-producteur en 1971, avec Alain Trutat, de Sans, finalement non diffusé. Le texte de Beckett existe. Voir sa description dans Marie-Claude Hubert (dir.), Dictionnaire Beckett, Champion, 2011.

[15] Organisateurs : Pierre-Marie Héron (université Paul-Valéry Montpellier, IUF), Karine Le Bail (CRAL, CNRS/EHESS), Christophe Deleu (université de Strasbourg, CUEJ, SAGE / CNRS UMR 7363).

[16] Celle-ci part s’installer quelques mois plus tard à New York.