Discordances du temps et système des personnages


Cet article prend pour point de départ l’anachronisme de  certains personnages secondaires (le baron de Charlus chez Proust, et surtout Mlle de Varandeuil dans Germinie Lacerteux des frères Goncourt, la tante et la mère de Jeanne dans Une vie de Maupassant), pour développer une réflexion sur les manières possibles d’articuler secondarité et temporalité. Il propose que le roman réaliste se sert du système des personnages pour révéler, par les moyens propres du genre, que le présent est fait de temps désaccordés, discordants.

Starting from the anachronism of certain secondary characters (Proust’s M. de Charlus, but mainly Mlle de Varandeuil in the Goncourt brothers’ Germinie Lacerteux, Jeanne’s aunt and mother in Maupassant’s Une vie), this article develops a reflection on the possible articulations of secondarity and temporality. It suggests that the realist novel uses its system of characters to reveal, through specifically novelistic means, that the present is made up of conflicting or discordant temporalities.


Texte intégral

Au début du Temps retrouvé, le narrateur proustien revient en 1916 dans un Paris très différent de celui qu’il a connu, et même très différent de celui qu’il avait retrouvé déjà en 1914. C’est alors qu’il croise M. de Charlus, sans cependant l’identifier au premier regard. La guerre a, effectivement, précipité le passage du temps et rendu le monde impossible à reconnaître. Considéré « avant-guerre [1] », le baron est dépassé et du même coup déclassé au sein de la société parisienne, entraînant sa rupture avec le clan Verdurin. « La guerre avait mis entre lui et le présent, selon le petit clan, une coupure qui le reculait dans le passé le plus mort [2]. » Ainsi non seulement Charlus est-il abandonné loin derrière par le temps qui court, mais il est aussi mis au ban, tenu dans les marges du monde. Pourtant, malgré cette incontestable déchéance, le baron est toujours là : il est encore quelqu’un que l’on peut croiser, qui peut surgir au détour d’une rue, et qui poursuit ses aventures dans le hors-champ de l’univers mondain où évolue le narrateur. Charlus se trouve associé à une période historique qui, en se terminant, l’a condamné à se survivre, mais il survit tout de même. Par cette rencontre fortuite dans Paris, c’est bien un passé et un présent, le temps de l’avant-guerre et celui de la guerre, qui coexistent un instant.

La scène peut être lue comme une anticipation sur le « bal des têtes » qui clôt le roman de Proust, sur le vieillissement généralisé qui mènera le narrateur à entrer enfin dans le temps. Mais elle illustre également une réalité que le XIXe siècle a sans doute éprouvée le plus fortement : la survivance dans le présent d’époques devant être révolues ou, pour le dire comme Reinhart Koselleck, la « simultanéité du non-simultané », entraînée par l’accélération du changement historique, qui s’impose de façon inégale aux sociétés [3]. La succession de régimes politiques qui suit 1789 et scande le début du siècle, tout particulièrement, fait reculer dans le passé des êtres dont la naissance n’est en réalité pas très éloignée. Le temps social, autrement dit, semble avancer plus vite que les existences individuelles, qui ont dès lors la possibilité de se terminer après l’époque qui leur donnait leur ancrage. Pour François Hartog, c’est à ces discordances du temps que le roman du XIXe siècle se serait avant tout intéressé. Si les écrivains se font imposer l’évidence d’un temps nouveau, du tempo accéléré de la modernité, les œuvres ne se contenteraient pas de le refléter ou de s’y arrimer. Au contraire, elles représenteraient plutôt les « failles » ouvertes dans la trame de l’histoire et montreraient que le présent est composé d’un « enchevêtrement de temporalités différentes », voire d’un « conflit des temps [4] ». L’historien précise que le principal support de ces « failles » serait le personnage romanesque : le roman du XIXe siècle est effectivement peuplé de survivants, évoluant au-delà de ce qui aurait dû être leur fin. Le cas le plus exemplaire, mentionné à juste titre par François Hartog, est le colonel Chabert de Balzac, revenu d’outre-tombe, où il gisait à côté d’un régime et d’une époque. Cet « anachronisme vivant [5] », pour emprunter la formule de l’historien, est un personnage de l’entre-deux, pris entre deux époques, incarnant la fracture nouvelle entre passé et présent qui caractérise le temps moderne (ce dont sa cicatrice serait le symbole, imposé à la vue de tous). Tout comme le colonel Chabert, le baron de Charlus ne peut participer à ce que les contemporains ressentent comme étant le « présent » en 1916, mais le passé qu’il incarne persiste tout de même dans l’espace du roman. Proust, en cela, se présente comme l’héritier de Balzac, sensible aux « glorieux débris [6] » de la Belle Époque comme l’était son prédécesseur à ceux de l’Empire (le cousin Pons, par exemple) et de l’aristocratie émigrée, revenue en France, ou croupissant dans les provinces (le « cabinet des Antiques »). Dans la Comédie humaine, comme d’autres avant nous l’ont bien remarqué, l’anachronisme s’inscrit souvent à même le corps ou l’habit des personnages, marqués par cet autre moment auquel ils sont attachés et qu’ils ramènent dans le présent, à rebours de l’histoire [7]. Les « failles » nouvelles du temps s’expriment ainsi par la création d’un nouveau type, l’anachronisme vivant – ou les anachronismes vivants, selon l’époque dont ces personnages portent la trace.

Or l’expression de Reinhart Koselleck – cette « simultanéité du non-simultané » – encourage à la comparaison de ces différents êtres, de ces différents temps, qui cohabitent dans un même présent. Pouvons-nous donc dire que les « failles » du temps » s’expriment uniquement par l’avènement de survivants au sein des intrigues romanesques ? Ne prendraient-elles pas forme, plus généralement, dans et par le système des personnages ? Alex Woloch, et avant lui Philippe Hamon, ont bien montré que les personnages n’existent pas seuls, mais qu’ils sont organisés dans un ensemble de rapports et de hiérarchies, qui assignent à chacun sa place autant dans le récit que dans la société représentée [8]. Tout en s’appuyant sur les travaux de François Hartog, cet article voudrait donc développer l’hypothèse de l’historien en étudiant le rôle du personnel romanesque, dans son ensemble, dans la mise en forme du « conflit des temps » moderne.

Il faut, en effet, se demander se situent les véritables anachronismes vivants dans le système des personnages du roman du XIXe siècle. Constatons d’abord que beaucoup d’entre eux, surtout dans la seconde moitié du siècle, n’occupent pas l’avant-plan comme le colonel Chabert. Au contraire, ils habitent le plus souvent les marges de l’intrigue, dans l’ombre d’un protagoniste éponyme qui, lui, peut évoluer dans le temps présent. Pensons, par exemple, à la tante de Dominique, dans le roman éponyme d’Eugène Fromentin, qui entretient son « amour des choses surannées » en tenant un salon de province sous la monarchie de Juillet.

Elle y réunissait, particulièrement le dimanche soir, les quelques survivants de son ancienne société. Tous appartenaient à la monarchie tombée, et s’étaient retirés du monde avec elle. La révolution, qu’ils avaient vue de près, et qui leur fournissait un fonds commun d’anecdote et de griefs, les avait tous aussi façonnés de même en les trempant dans la même épreuve. On se souvenait des durs hivers passés ensemble dans la citadelle de ***, du bois qui manquait, des dortoirs de caserne où l’on couchait sans lit […]. On ne conspirait point, on médisait à peine, on attendait. Enfin, dans un coin du salon, il y avait une table de jeu pour les enfants, et c’est là que chuchotaient, tout en remuant les cartes, le parti de la jeunesse et les représentants de l’avenir, c’est-à-dire de l’inconnu [9].

Les figurants du salon de Mme Ceyssac sont rattachés à un moment historique précis, la Révolution, à la fois culmination et dénouement de leur existence, dont ils ne peuvent que ressasser les souvenirs : ils sont, comme le dit le narrateur, condamnés à « attendre », car le temps qui leur reste ne peut plus se remplir ni se ranimer. La description rappelle le salon des Dambreuse, dans L’Éducation sentimentale, divisé par une opposition similaire entre deux générations : « Sauf de petits jeunes gens à barbe naissante, tous paraissaient s’ennuyer […]. Les têtes grises, les perruques étaient nombreuses ; de place en place, un crâne chauve luisait ; et les visages, ou empourprés ou très blêmes, laissaient voir dans leur flétrissure la trace d’immenses fatigues [10] ». L’association à une classe, à un régime, est moins nette ici, malgré la présence notée plus tard dans le même salon d’une « vieille petite dame », « [f]ille d’un compagnon d’exil du comte d’Artois et veuve d’un maréchal de l’Empire créé pair de France en 1830 [11] ». Dans les deux romans, cependant, un contraste se dessine entre le parti de la vieillesse et le parti de la jeunesse, entre têtes grises et barbes naissantes, entre ceux qui s’ennuient et ceux qui aspirent, chuchotent, planifient l’avenir. L’anachronisme des premiers ne peut se saisir qu’en relation à la temporalité des autres. Fromentin et Flaubert distinguent ainsi ceux qui peut-être sauront utiliser le temps nouveau, en tirer profit, et ceux qui seront laissés derrière, incapables ou peu intéressés de s’en saisir. Ainsi, les anachronismes vivants composent souvent l’arrière-plan des romans, arrière-plan dont devra se détacher le protagoniste, comme Dominique, dont l’aventure commence précisément au paragraphe suivant avec la rencontre de son ami Olivier. Ces personnages peu mémorables, peu essentiels à l’intrigue, sont bien ce qui donne à celle-ci son relief temporel, c’est-à-dire son actualité.

Dans The One vs. the Many, Alex Woloch fait du roman moderne une lutte, entre personnages trop nombreux, pour l’espace narratif : chaque personnage aurait son « espace », relatif à celui des autres, qui déterminerait l’attention à laquelle il a droit de la part des lecteurs. Or cette lutte entre personnages se fait aussi pour le temps. D’abord, l’espace d’un personnage dans le récit correspond à une durée de lecture, qui elle-même offre la possibilité d’exister de façon continue, de déployer son existence dans le temps. Il serait possible d’avancer que les personnages « mineurs », pour reprendre le terme d’Alex Woloch, ne sont pas uniquement définis par le peu d’espace qu’ils occupent, mais aussi par le peu de temps dont ils disposent, à la manière des « conserves de noblesse [12] » auxquels nous venons de référer, dont la présence s’épuise aussitôt, au bout d’un seul paragraphe. Cette disparition rapide semble bien motivée par leur anachronisme : en effet, s’ils ne peuvent durer dans le présent du récit, c’est qu’ils ne peuvent trouver place dans le présent de la fiction, dans l’époque qui nous est relatée. La lutte entre les personnages, telle que la décrit Alex Woloch, serait donc également une lutte pour l’actualité : le « conflit des temps » qui se manifeste si nettement aux yeux des historiens du XIXe siècle, se jouerait entre les personnages, et non seulement en chacun d’entre eux. François Hartog en a l’intuition lorsqu’il suggère que le monde romanesque balzacien est fait de « temps désaccordés qui se frottent et se heurtent », référant à tous « ces personnages qui partagent les mêmes espaces mais ne vivent pas dans le même temps [13]. »

À sa suite, nous voudrions proposer que le roman réaliste du XIXe siècle se sert du système des personnages pour révéler que le présent est fait de temps désaccordés, discordants. Il prendra plus particulièrement pour objet les personnages secondaires, en s’appuyant sur la distinction qu’introduit Eva Le Saux au sein des personnages « mineurs » d’Alex Woloch : les « figurants » n’auraient que l’existence d’un instant, n’étant souvent pas nommés ni identifiés, comme dans les deux tableaux de salon cités plus haut, tandis que les « personnages secondaires » seraient, eux, appelés à réapparaître de façon intermittente dans le récit [14]. Il ne s’agit pas de soutenir que tous les personnages secondaires – ou figurants d’ailleurs – sont nécessairement anachroniques, mais plus exactement de reconnaître la nature ambiguë de la temporalité secondaire, pour suggérer que la ligne de partage (pas toujours évidente) entre personnages principaux et personnages secondaires puisse servir à exprimer cette autre ligne de partage (pas nécessairement plus évidente) entre ce qui appartient au présent et ce qui n’y appartient pas, entre ceux qui ont le temps et ceux qui ne l’ont pas [15].

Revenons à la rencontre du baron de Charlus dans Le Temps retrouvé, qui pourrait bien fournir un modèle pour penser le système des personnages du roman et les temporalités qui s’y articulent. En effet, la scène du Temps retrouvé évoque une exclusion, à la fois sociale et temporelle, du personnage. C’est précisément le terme qu’emploie Tiphaine Samoyault pour définir le statut particulier du personnage secondaire : une exclusion (de l’intrigue centrale), qui est paradoxalement aussi une inclusion (dans l’espace de la fiction) [16]. Charlus est exclu du temps présent, et cette exclusion a pour effet de l’exclure des cercles mondains qu’il fréquentait jusque-là. Or ce processus intérieur à la fiction reflète le fait que le baron est aussi progressivement exclu de l’intrigue centrale (qui reste accrochée à ces mêmes cercles mondains, fréquentés par le narrateur) : l’espace et le temps narratifs qui lui sont consacrés se réduisent au profit des autres personnages, tandis qu’il est repoussé vers les marges, secondarisé davantage, dans le dernier tome du roman de Proust. Son histoire n’appartient plus au présent de l’intrigue, comme elle n’appartient plus à 1916. Pour Tiphaine Samoyault, les personnages secondaires sont « les héros d’autres histoires, existantes ou possibles [17] » : ils apparaîtront plus exactement ici comme les héros d’histoires passées, ne pouvant se dérouler au présent.

1. Des histoires passées

Deux romans nous serviront à mieux mettre en lumière l’association entre secondarité et anachronisme : Germinie Lacerteux des frères Goncourt (1865) et Une vie de Maupassant (1883). Par leur titre respectif, ils permettent facilement aux lecteurs d’identifier une protagoniste, tout en soulignant que c’est là un statut unique. Chez les Goncourt, la domestique Germinie est appelée à occuper l’avant-scène du roman qui relate sa longue déchéance. Dans le roman de Maupassant, la « vie » à laquelle réfère le titre est celle de Jeanne Le Perthuis des Vauds : c’est la destinée de cette femme que l’on suit de la sortie du couvent, du mariage et de ses nombreuses désillusions, jusqu’à la mort. Mais ces deux vies sont bordées d’autres existences, qui leur servent de contretemps [18] : en effet, la temporalité de certains personnages secondaires s’oppose à celle du personnage principal, de la jeune femme qui a encore quelque chose à vivre. Nous nous intéresserons tout particulièrement à Mlle de Varandeuil, la maîtresse de Germinie, et aux deux femmes qui entourent Jeanne, soit sa mère et sa tante Lison. Ces trois personnages sont présentés de manière à suggérer que leur vie est terminée, reléguée au passé : leur présence dans les romans apparaît étonnante, voire superflue, puisqu’elles n’appartiennent pas au présent et que le présent ne leur appartient pas. Lors de leur première apparition, Mlle de Varandeuil, la tante Lison et la mère de Jeanne ont tout l’air de céder la place, ou de passer le relais, à celles qui pourront réellement évoluer dans le temps présent.

Germinie Lacerteux, des frères Goncourt, s’ouvre en effet sur le cri du personnage éponyme, la domestique qui veille au rétablissement de sa maîtresse, Mlle de Varandeuil : « Sauvée ! vous voilà donc sauvée, mademoiselle ! » Tout de suite, la réplique de la vieille femme montre que, comme Charlus, elle est condamnée à se survivre : « Allons ! il faut donc vivre encore [19] ! » Cette mort qui n’en est pas une marque pourtant le personnage du sceau du passé, comme si sa vie appartenait à une époque révolue, une époque qui aurait seulement oublié de l’emporter avec tous les siens, déjà disparus. Les antécédents de Mlle de Varandeuil, donnés au deuxième chapitre, montrent que les années se sont déjà écoulées avant même que ne commence le roman. Son existence a dépassé celle de tous ceux qu’elle a connus, de tous ses « contemporains » :

[…] les années passaient emportant la Restauration et la monarchie de Louis-Philippe. Elle voyait, un à un, tous ceux qu’elle avait aimés s’en aller, toute sa famille prendre le chemin du cimetière. La solitude se faisait autour d’elle, et elle restait étonnée et triste que la mort l’oubliât, elle qui y aurait si peu résisté, elle déjà tout inclinée vers la tombe. (GL, p. 82)

Comme une grande partie d’elle-même est déjà enterrée, elle paraît plus proche de la mort que de la vie. L’inactualité de Mlle de Varandeuil n’est pas simplement biographique, explicable par son âge avancé : plutôt, elle recoupe celle d’une classe rendue caduque par la Révolution. Le deuxième chapitre du roman précise que la maîtresse de Germinie est née en 1782 dans une famille aristocratique. Son décor l’associe à une époque qui n’a plus rien à voir avec le présent : un « Temps » de style Empire cohabite avec le portrait du père de Varandeuil à la tête du lit, qui par son habillement fait remonter le lecteur à la « mode des premières années de la Révolution » (GL, p. 60). Le mobilier, comme l’a noté Éléonore Reverzy, est « une traversée des temps, de l’Ancien régime aux années 1820 environ [20] » : il situe le personnage (dont il est dit qu’elle ressemble au portrait accroché au-dessus de sa tête) dans ce qui est manifestement un passé historique pour cette fiction qui commence plutôt vers la fin du règne de Louis-Philippe. Ces années contiennent toute une vie, dont la fin est en même temps suggérée : la Révolution oblige la famille de Varandeuil à mener « une vie enterrée » (GL, p. 67) ; l’enfant est comme morte pour sa propre mère, qui a pris la fuite en Europe ; contrainte de déménager à la campagne suite à la ruine financière de son père, Sempronie y vit « ensevelie » (GL, p. 74). Si Mlle de Varandeuil est « tout entière formée ainsi singulièrement par les deux siècles où elle avait vécu » (GL, p. 82), elle ne semble pas continuer de vivre au-delà des débuts du XIXe. Un tel résumé, au seuil du roman, suggère que cette vie est bien close et qu’elle n’est plus à vivre, à raconter. Mlle de Varandeuil semble exclue du roman qui s’ouvre : la narration se débarrasse d’emblée de cette histoire pour passer à celle de la bonne. Ce n’est pas que Mlle Varandeuil n’ait pas d’histoire propre, mais plutôt qu’elle a terminé cette histoire trop longtemps avant le début du roman pour que la narration ne s’attarde sur elle. Le procédé – cette disparition prompte du personnage secondaire, qui ne reviendra dans le roman que de façon intermittente – dit bien les années excédentaires qui sont prêtées à Mlle de Varandeuil, sans cependant lui permettre d’exister dans le temps de l’intrigue.

Comme celle de Mlle de Varandeuil dans Germinie Lacerteux, la vie de la tante Lison est résumée au moment de sa première apparition, mais de façon plus expéditive encore, à l’intérieur du récit principal d’Une vie, sans qu’aucun blanc ne marque la clôture. Il faut cependant noter que ce résumé se fait également dans les commencements : en effet, le personnage de Lison est introduit en tant qu’unique invitée au mariage de Jeanne et Julien. La jeune fille entame sa vie, tandis que Lison l’a déjà terminée : l’effet de contraste déjà noté entre Mlle de Varandeuil et Germinie Lacerteux est reproduit ici, renversant les douces rêveries de Jeanne sur son futur. Comme chez Mlle de Varandeuil, la survivance s’exprime par une quasi-mort, dont les causes ne sont pas précisées, mais qui marque la fin de l’histoire de la tante Lison :

Un soir Lise, alors âgée de vingt ans, s’était jetée à l’eau sans qu’on sût pourquoi. Rien dans sa vie, dans ses manières, ne pouvait faire pressentir cette folie. On l’avait repêchée à moitié morte ; et ses parents, levant des bras indignés, au lieu de chercher la cause mystérieuse de cette action, s’étaient contentés de parler du « coup de tête », comme ils parlaient de l’accident du cheval « Coco » […]. (UV, p. 91-92)

À partir de ce moment, la tante Lison vit effectivement « à moitié morte », retirée dans une maison religieuse. Lorsqu’elle est aux Peuples, sa présence a quelque chose d’absent, qu’on remarque à peine, qui se fond dans le décor. « Elle ne tenait point de place ; c’était un de ces êtres qui demeurent inconnus même à leurs proches, comme inexplorés, et dont la mort ne fait ni trou ni vide dans une maison » (UV, p. 92). Si la mort de Lison ne change rien, c’est qu’elle est déjà propulsée au-delà de son âge : à quarante-deux ans seulement, elle a l’air « vieillot » (UV, p. 91). L’inscription historique de la tante Lison est moins évidente que celle de Mlle de Varandeuil, mais le domaine des Peuples manifeste explicitement son appartenance à l’Ancien Régime, à un mode de vie et à une classe en voie de disparition. La maison a quelque chose du musée, comme la chambre à l’ouverture de Germinie Lacerteux. La tante Lison se confond avec ce décor, avec ces meubles qui sont justement associés à divers passés historiques – une commode Louis XIV, des fauteuils Louis XV, une pendule Empire (UV, p. 58) : « C’était quelque chose comme une ombre ou un objet familier, un meuble vivant qu’on est accoutumé à voir chaque jour, mais dont on ne s’inquiète jamais. » (UV, p. 91)

Le statut de vieille fille, que partagent Mlle de Varandeuil et la tante Lison, pourrait expliquer leurs ressemblances et la temporalité qui leur est associée. Ce sont bien deux personnages « liminaires », selon la définition qu’en donne Marie Scarpa : des personnages qui ne sont pas passés par le rituel d’initiation, des figures inachevées, à la « socialisation inaccomplie [21] », ce que suggère précisément la qualification de la tante Lison en « être manqué » (UV, p. 91). Mlle de Varandeuil et la tante Lison, n’étant pas entrées dans le temps social par le mariage, auraient donc décroché de son cours : elles seraient condamnées à vivre dans leur propre passé, à reprendre sans cesse en esprit ce moment où il était encore possible de s’arrimer aux rythmes dictés par la société. Leur marginalité sociale impliquerait une marginalité temporelle : comme l’écrit Nathalie Heinich, la vieille fille fait partie des « filles sans histoire », dont il n’y a rien à raconter [22]. On pourrait cependant voir les choses autrement : Mlle de Varandeuil et la tante Lison avaient toutes deux une histoire, et les « antécédents du personnage » qui sont présentés aux lecteurs en sont la preuve. Par contre, ce sont deux personnages qui semblent réduits à ces antécédents, à leur existence en amont du point de départ du récit.

La fonction temporelle qu’occupent Mlle de Varandeuil et la tante Lison ne recoupe pas tout à fait leur type ou leur statut social. Dans le contretemps qu’elle offre à la vie toujours en cours de l’héroïne d’Une vie, la tante Lison peut effectivement être rapprochée de sa propre sœur, la mère de Jeanne, dont le mariage a aussi marqué une fin et dont la vie sentimentale doit nécessairement se remémorer, plutôt que de se vivre au présent. Sa principale occupation est justement de replonger dans sa correspondance passée : « Dans les jours de pluie elle restait enfermée en sa chambre à visiter ce qu’elle appelait ses “reliques” » (UV, p. 69). Comme Mlle de Varandeuil, la mère de Jeanne occupe son temps à entretenir la mémoire, ce qui a pour conséquence de la rapprocher, elle aussi, de la mort au sein de la vie : « Elle demeurait souvent pendant des heures immobile » (UV, p. 68). Son obésité l’ayant de fait « clouée sur son fauteuil » (UV, p. 68), la mère de Jeanne est toujours présente, mais d’une présence non-agissante. Il semble ainsi que sa vie soit déjà finie, et Naomi Schor a bien perçu une évocation du cercueil dans le « tiroir aux souvenirs » qu’elle demande sans cesse à sa bonne ou à sa fille [23]. Jeanne, comme Germinie au début du roman des Goncourt, sert de réceptacle à ces souvenirs, qui contrastent avec sa temporalité de jeune fille. En effet, quand « petite mère » interrompt ou ralentit son récit, « la pensée de Jeanne alors, bondissant par-dessus les aventures commencées, s’élançait vers l’avenir » (UV, p. 69). En outre, l’inscription historique du personnage est encore mieux marquée ici que chez la tante Lison. La narration insiste sur l’appartenance de la mère de Jeanne à une époque autre que celle qui se déroule au présent du récit – époque très semblable à celle de Mlle de Varandeuil, déterminée par la succession de la Révolution et de l’Empire : elle est « née dans le siècle des philosophes » (UV, p. 69), et ses épîtres « sentent un autre siècle » (UV, p. 203). La narration précise que c’est sous Napoléon Ier que la mère de Jeanne a réellement vécu, la fin de sa beauté ayant coïncidé avec la fin du règne de l’Empire. « Après avoir valsé dans les bras de tous les uniformes de l’Empire, elle avait lu Corinne qui l’avait fait pleurer » (UV, p. 68). En somme, la mère et la tante de Jeanne, comme Mlle de Varandeuil, sont exclues du temps présent, de ce temps qui avance vers l’avenir : leur temps à toutes les trois se replie plutôt vers le passé, ce que leur immobilité – sorte de mort dans la vie – et leur association aux défunts viennent confirmer. Ce sont, pour reprendre l’expression de Robert Ricatte au sujet de Mlle de Varandeuil, « le[s] support[s] vivant[s] de [leur] lointain passé [24] », au service de ce qui n’est plus.

2. Le temps perdu

La survivance de Mlle de Varandeuil, de la tante Lison et de la mère de Jeanne dans un présent qui n’est plus le leur, entraîne un véritable problème pour le roman. Comment, en effet, donner une durée à des personnages qui n’ont plus rien à vivre, ou dont l’existence appartient au passé ? Comment leur accorder du temps de lecture (ou leur faire occuper l’espace narratif, pour le dire comme Alex Woloch), si leur histoire est terminée ? Ces trois femmes apparaissent alors comme un contretemps dans un autre sens que celui que nous avons exploré, mais qui lui est lié : non seulement s’opposent-elles au temps des jeunes protagonistes, tournées vers l’avenir, mais elles s’inscrivent aussi en faux contre le temps-même. En ce sens, leur statut d’« anachronisme vivant » détermine leur présence intermittente dans le roman, sans durée continue : personnages de la répétition, pour qui le temps présent ne compte pas, Mlle de Varandeuil, la tante Lison et la mère de Jeanne semblent condamnées à la secondarité. Comme nous l’avons mentionné, les personnages secondaires ne sont pas tous anachroniques et il est évidemment possible de concevoir d’autres usages, d’autres valeurs à leur intermittence : les ellipses pourraient servir à suggérer le temps qui passe, dont chaque nouvelle apparition des personnages pourrait porter la trace. Or, dans les cas qui nous intéressent ici, nous n’avons pas affaire à trois personnages existant dans le même temps que l’intrigue principale mais parallèlement à celle-ci. L’intermittence n’est pas le résultat d’un simple choix de focale, mais apparaît bien nécessaire, car Mlle de Varandeuil, la tante Lison et la mère de Jeanne, ne peuvent plus rentrer dans le temps et le rouvrir pour vivre de nouvelles aventures.

Ainsi, après la dernière disparition d’un de ses proches, Mlle de Varandeuil est frappée de la maladie qui devrait enfin l’emporter, mais qui va plutôt finir par la laisser invalide, prisonnière de sa routine.

De ce jour, cédant aux infirmités qu’elle n’avait plus de raison pour secouer, elle s’était mise à vivre de la vie étroite et renfermée des vieillards qui usent à la même place le tapis de leur chambre, ne sortant plus, ne lisant plus guère à cause de la fatigue de ses yeux, et restant le plus souvent enfoncée dans son fauteuil à revoir et à revivre le passé. Elle gardait des journées la même position, les yeux ouverts et rêvant, […] perdue dans une somnolence solennelle (GL, p. 83).

Sa vie ne comporte plus qu’une seule activité, elle-même routinière : sortir un jour par semaine, toujours le même, pour se rendre au cimetière Montmartre, où reposent tous ses proches. Dans le récit qu’en fait le deuxième chapitre, la scène est itérative : chaque fois, Mlle de Varandeuil achète des couronnes d’immortelles, fait son pèlerinage, voit à l’entretien des tombes. La narration interrompt cette histoire, qui ne peut que s’abolir dans sa propre monotonie, pour céder la place au monologue intérieur de Germinie. Il semble que seule la bonne, encore vive, puisse devenir la protagoniste du roman. De ce fait, la toute dernière scène du roman, où Mlle de Varandeuil se retrouve encore une fois au cimetière, n’apparaît que comme une ultime reprise de ces pèlerinages au cimetière. Si elle demeure en marge de l’action, si elle ne peut accéder au statut de personnage principal, c’est bien car le temps n’a plus de prise sur elle : la durée du roman a été traversée, mais elle n’a pour ainsi dire rien changé aux habitudes qui étaient déjà celles de la vieille fille dans les premières pages.

Si la tante Lison apparaît comme un personnage épisodique, c’est parce qu’elle est également prise dans une temporalité circulaire, où le même revient sans cesse. Sa présentation en témoigne : le « coup de tête » apparaît comme l’unique événement de cette existence maintenant contrainte de se répéter régulièrement. Comme l’a noté Marie-Astrid Charlier, Lison est un personnage du quotidien : elle n’est « visible qu’“aux heures des repas”, c’est-à-dire saisissable seulement lors de ce moment rituel, jamais en dehors des scansions ordinaires [25]. » Sa seule activité, le tricot et la broderie, impose à l’arrière-plan du roman un geste toujours répété, refusant la coupure que l’événement peut introduire dans la trame des jours. La mère de Jeanne, plus amplement décrite dans le roman, incarne encore mieux cette répétition qui va à rebours de la chronologie, de la progression de l’intrigue. En témoigne la relecture de la correspondance amoureuse, geste non seulement repris par la vieille femme mais aussi par la narration. Les rêveries amoureuses d’un autre temps sont réactivées, nous dit-on, « comme une boîte à musique dont on remonte la manivelle répète interminablement le même air. » (UV, p. 68) Cette remémoration, elle aussi, est d’emblée présentée sous forme itérative, comme une habitude régulière, et le roman est effectivement ponctué de ces scènes de relecture. Par exemple, peu de temps avant sa mort, la mère de Jeanne relit Corinne et les autres œuvres romantiques qui ont marqué sa jeunesse, puis demande à Jeanne encore une fois son « tiroir aux souvenirs », pour retrouver ces choses « qui ont été si bonnes et qui sont finies » (UV, p. 195). Même au-delà de sa mort, l’activité de remémoration se poursuit avec Jeanne, qui se substitue à sa mère pendant la veillée funèbre et relit encore une fois la correspondance. Il paraît alors réellement impossible à ce personnage de sortir de la répétition pour faire advenir la nouveauté, et une autre action, elle-même répétée au fil des pages, en devient comme le symbole : les « promenades monotones » (UV, p. 167) dans l’allée du domaine des Peuples, qui l’amènent à creuser toujours le même sillon ; « traînant son pied gauche, un peu plus lourd et qui avait déjà tracé, dans toute la longueur du chemin, l’un à l’aller, l’autre au retour, deux sillons poudreux où l’herbe était morte, elle recommençait sans fin un interminable voyage » (UV, p. 67). La promenade, elle aussi d’emblée relatée en mode itératif, est d’ailleurs recommencée l’après-midi.

En somme, nous avons là trois personnages qui s’apparentent à des mortes-vivantes, reconnaissent que le moment de leur fin est venu depuis longtemps, et qui doivent, du même coup, renoncer au temps. Mlle de Varandeuil, la tante Lison et la mère de Jeanne sont hors d’action, hors d’usage, faisant partie du roman sans pouvoir réellement y participer, à la fois incluses et exclues. Elles dessinent par leur présence périphérique un espace pour le roman, qui appartiendra à d’autres. Si le XXe siècle explorera de tels personnages-limites, ce lieu n’est pas celui du personnage principal dans le roman réaliste du XIXe siècle, qui doit encore faire usage du temps pour parvenir, progresser, accomplir [26]. Le personnage secondaire serait donc le lieu d’exploration de cette temporalité de l’après-coup, où les destinées sont accomplies, les aventures épuisées, la fin atteinte. Parce qu’elles sont hors du temps, contraintes à la répétition, il est nécessaire que Mlle de Varandeuil, la tante Lison et la mère de Jeanne se retrouvent en marge du roman, à l’arrière-plan. Mais, par cette présence marginale, Germinie Lacerteux et Une vie donnent tout de même à éprouver ces « temps désaccordés qui se frottent et se heurtent » dans un même présent.

3. Un système mouvant

La distinction que nous avons tracée entre les temporalités des personnages principaux et des personnages secondaires peut néanmoins s’avérer instable. Chez Balzac, la ligne de partage est plus nette, plus figée, entre ceux qui ont le temps et ceux qui ne l’ont pas – la temporalité s’intégrant à la constitution du type. Pensons, par exemple, à l’opposition générationnelle qui structure Le Père Goriot : l’avenir appartient à Rastignac, tandis que le vieil homme est condamné à disparaître, abandonné par l’histoire (le second cédant tout à fait la place au premier dans la scène finale au Père-Lachaise). La concurrence entre les deux personnages pour le statut de protagoniste, étudiée par Alex Woloch, apparaît bien comme une lutte pour le temps, que le plus jeune va remporter au détriment de l’autre [27]. Or les deux exemples que nous avons étudiés ici s’avèrent plus complexes : cette concurrence prend plutôt la forme d’une contamination progressive des protagonistes par les personnages secondaires. La frontière entre « être dans le temps » et « être hors du temps » se révèle fragile, tandis que Jeanne et Germinie tendent à rejoindre au fil de leurs aventures la temporalité de Mlle de Varandeuil, de la tante Lison ou de « petite mère ». Sans remettre en question l’hypothèse que nous avons élaborée jusqu’ici, il faut tout de même voir que le système des personnages et les contretemps qui le structurent ne sont pas une donnée fixe du roman, mais peuvent se mettre en mouvement.

Ce mouvement est sans doute le plus apparent dans le roman de Maupassant, où Jeanne, malgré les années qui s’étendent encore devant elle, a tout l’air de relayer sa mère dans la conservation des « reliques ». Non seulement reprend-elle la lecture de l’ancienne correspondance pendant la veillée funèbre, comme nous l’avons mentionné, mais elle prépare déjà très tôt dans sa vie son propre « tiroir aux souvenirs », donnant raison à sa mère, remuée par ses relectures, qui prédit : « Tu connaîtras ça, plus tard. » (UV, p. 195) Effectivement, Jeanne connaît la nostalgie au sein même de ce roman qui se replie peu à peu sur lui-même et s’enferme dans les rappels [28]. La protagoniste en vient à partager l’âge des personnages secondaires : le contraste, qui lui donnait son relief, se perd. « Son père paraissait son frère, et tante Lison, qui ne vieillissait point, restait fanée dès son âge de vingt-cinq ans, avait l’air d’une sœur aînée » (UV, p. 243). L’enterrement de Lison passe près de l’enterrer elle aussi, et à partir de ce moment elle survit à peine, « [f]aible et traînant les jambes comme jadis petite mère » (UV, p. 257), se promenant elle aussi dans l’allée (UV, p. 259) après avoir décidé de vendre les Peuples. Dès lors, les souvenirs prennent une place démesurée dans le récit : d’abord dans les premiers adieux avant le déménagement (UV, p. 259-62), puis dans l’ultime retour. Le chapitre final, presque entièrement rédigé à l’imparfait itératif, confirme que Jeanne est tout à fait sortie du temps. Comme sa mère, elle ne peut plus marcher et passe ses journées à imaginer le passé, prisonnière figée de ces « tableaux des jours finis » (UV, p. 287) :

Alors elle ne sortit plus, elle ne remua plus. Elle se levait chaque matin à la même heure, regardait le temps par sa fenêtre, puis descendait s’asseoir devant le feu dans la salle.

Elle restait là des jours entiers, immobile […]. Elle revivait surtout dans le passé, dans le vieux passé, hantée par les premiers temps de sa vie » (UV, p. 283).

Or ce devenir-passé du personnage se joue aussi à l’échelle historique. Peu de temps avant la scène de remémoration finale, un passage à Paris, à la recherche de son fils Paul, confirme que Jeanne a bel et bien été reléguée dans le passé : le train qui la mène vers la capitale l’emporte en même temps « dans un monde nouveau qui n’était plus le sien » (UV, p. 275). Jeanne devient alors comme ces « choses poudreuses qui ont l’air exilées dans un temps qui n’est plus le leur », retrouvées lors de ses adieux aux Peuples (UV, p. 262). Elle prend véritablement la place de sa mère et de la tante Lison, devenant secondaire à sa propre vie, à son propre roman, car elle est destinée à ne plus rien vivre : « toute sa route était parcourue » (UV, p. 288). Sans protagoniste, sans existence à dérouler dans le temps, au présent, Une vie doit se terminer.

L’inscription dans l’histoire de Germinie, quant à elle, reste encore plus implicite : comme plusieurs critiques l’ont déjà noté, les Goncourt travaillent l’opposition entre une Mlle de Varandeuil, déterminée par les grands événements de la Révolution et du début du XIXe siècle, et ces « misérables » qui, comme Germinie, « n’ont pas d’histoire » et mènent leur vie à l’écart de la chronologie historique [29]. Cependant, l’effacement des repères temporels contribue, comme dans Une vie, à retirer davantage Germinie du temps pour la faire entrer dans la répétition qui caractérisait le quotidien de Mlle de Varandeuil une fois la Révolution et l’Empire terminés. D’un point de vue narratif, la déchéance de Germinie prend bien la forme de la « mort dans la vie » de sa propre maîtresse. Non seulement la servante frôle-t-elle la mort à de nombreuses reprises, à chaque nouvelle crise qui l’agite (pensons notamment au moment où elle apprend la disparition de sa fille, ou au moment où elle fait une fausse couche), mais elle en vient à décrocher du temps des vivants. Au fil du roman, de plus en plus de passages à l’itératif tendent à arrêter les heures – ou à les « mourir [30] », comme le dit Germinie elle-même, en référence aux effets de l’alcool, qui l’apparentent à un « cadavre [31] ». La servante semble alors se figer tout à fait, tout comme Mlle de Varandeuil au commencement du roman :

Les jours se succédaient aux jours pour Germinie, pareils, également désolés et sombres. Elle avait fini par ne plus rien attendre du hasard et ne plus rien demander à l’imprévu. Sa vie lui semblait enfermée à jamais dans son désespoir : elle devait continuer à être toujours la même chose implacable, la même route de malheur, toute plate et toute droite […]. (GL, p. 196)

La domestique est montrée, de plus en plus fréquemment, comme immobilisée dans son attente des hommes, que ce soit dans l’escalier de Gautruche où « elle restait comme une morte, affaissée, inerte » pendant « des heures qu’elle ne pouvait pas compter » (GL, p. 219), ou devant la demeure de Jupillon : « Les heures passaient. Germinie était toujours là. […] Il lui semblait qu’il fallait qu’elle restât là toujours » (GL, p. 231). Dans cette attente, Germinie se rapproche ainsi de la temporalité de Mlle de Varandeuil, assise dans son fauteuil à attendre la mort – les deux femmes laissant passer un temps qui leur apparaît tout à fait extérieur, comme dépassées par le présent. La fin de Germinie, enterrée sans croix « entre deux dates » dans la fosse commune (GL, p. 262), fait coïncider la conclusion du roman et la sortie définitive du temps de son personnage principal.

Bref, dans ces deux romans, les protagonistes tendent à se replier sur ce qui était jusque-là un contretemps à leur propre histoire. Une vie et Germinie Lacerteux ne vont évidemment pas au bout de cette exploration de la survivance, se terminant au moment où leur protagoniste y entre : si les deux romans font perdre le temps à leur protagoniste petit à petit, ils doivent, pour durer, toujours le leur redonner. Ainsi, dans Germinie Lacerteux, au moment où la domestique semble entrer dans un éternel retour du même (le passage plus long cité ci-dessus), lisons-nous : « Et pourtant, dans la désespérance où elle s’accroupissait, des pensées la traversaient encore par instant, qui lui faisaient relever la tête et regarder devant elle au-delà de son présent » (GL, p. 196). En d’autres mots, Germinie Lacerteux et Une vie maintiennent jusqu’au bout le « conflit des temps » qui structure le système des personnages, aussi ténue soit l’opposition. Dans le cadre du roman réaliste du XIXe siècle, Germinie et Jeanne ne peuvent sans doute pas décrocher du présent et sortir du temps : qu’est-ce qu’il y aurait à raconter ? Un tel protagoniste serait risqué pour le récit et condamnerait celui-ci à faire du surplace, un peu comme le colonel Chabert se trouve pris dans un aller-retour entre la vie et la mort tout au long du roman de Balzac – roman bref, d’ailleurs, comme si sa durée même posait problème. Il apparaît tout de même que les personnages secondaires dans le roman réaliste du XIXe siècle peuvent à la fois incarner un contretemps et exercer une force d’attraction sur le temps des personnages principaux. Pour conclure, rien n’empêche le temps d’un personnage de fluctuer sur la durée de l’histoire – preuve que l’accélération des sociétés modernes est entrée dans le roman, qui peut dès lors lui aussi, au fil de ses pages, produire de l’anachronisme.

Notes

[1] Marcel Proust, Le Temps retrouvé, dans À la recherche du temps perdu, t. IV, éd. publiée sous la direction de Jean-Yves Tadié, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1989, p. 346.

[2] Ibid., p. 343.

[3] Reinhart Koselleck, Le futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, traduit de l’allemand par Jochen Hoock et Marie-Claire Hoock, Paris, Éditions EHESS, 2016, p. 151. L’expression est empruntée à Ernst Bloch, plus spécifiquement à son analyse de l’Allemagne nazie dans Héritage de ce temps.

[4] François Hartog, Croire en l’histoire, Paris, Flammarion, 2013, p. 168 et p. 169.

[5] Ibid., p. 170.

[6] Titre du premier chapitre du Cousin Pons de Balzac.

[7] Marie-Astrid Charlier a analysé l’importance des « traces vestimentaires » dans la manifestation de l’anachronisme du cousin Pons. Voir Le Roman et les Jours. Poétiques de la quotidienneté au XIXe siècle, Paris, Classiques Garnier, « Études romantiques et dix-neuviémistes », 2018, p. 209. Voir également, au sujet des personnages balzaciens anachroniques : Jacques-David Ebguy, « Un arrêt au passage. Le Cousin Pons, roman de la spectralité », dans Pierre Glaudes et Éléonore Reverzy (dir.), Relire Le Cousin Pons, Paris, Classiques Garnier, « Rencontres », 2018, p. 211-238 ; Jean-Marie Roulin, « The return of the undead : the body politic in Le colonel Chabert », South Central Review, vol. XXIX, n° 3, automne 2012, p. 20-35.

[8] Alex Woloch, The One vs. the Many: Minor Characters and the Space of the Protagonist in the Novel, Princeton, Princeton University Press, 2004 ; Philippe Hamon, Le Personnel du roman. Le système des personnages dans « Les Rougon-Macquart » d’Émile Zola, Genève, Droz, 1983.

[9] Eugène Fromentin, Dominique, éd. de Pierre Barbéris, Paris, Flammarion, « GF », 1987, p. 113.

[10] Gustave Flaubert, L’Éducation sentimentale, éd. de Pierre-Marc de Biasi, Paris, Librairie Générale Française, « Le Livre de Poche Classiques », 2002, p. 255-256.

[11] Ibid., p. 360.

[12] L’expression provient d’Une vie : elle décrit les voisins de Jeanne. Guy de Maupassant, Une vie, éd. d’Antonia Fonyi, Paris, Flammarion, « GF », 1995, p. 136. À partir d’ici, les références à ce roman se feront dans le corps du texte, à l’aide de l’abréviation « UV ».

[13] François Hartog, Croire à l’histoire, op. cit., p. 169.

[14] Voir son article « Exister dans l’instant », dans ce dossier.

[15] Nous empruntons – en élargissant son sens – l’expression d’Albert Thibaudet, reprise par Christophe Pradeau pour qualifier le roman d’art du temps. Voir « Le roman a le temps », Poétique, n° 132, novembre 2002, p. 387-400.

[16] Tiphaine Samoyault, « Les trois lingères de Kafka. L’espace du personnage secondaire », Études françaises, vol. XLI, n° 1, 2005, p. 45.

[17] Ibid., p. 43.

[18] Marie-Astrid Charlier emploie ce terme, mais pour désigner des temporalités sociales marginales, opposées à la temporalité normative : le temps bohême ou artiste, par exemple. Voir Le Roman et les Jours, op. cit., p. 349.

[19] Edmond et Jules de Goncourt, Germinie Lacerteux, éd. de Nadine Satiat, Paris, Flammarion, « GF », 1990, p. 59. À partir d’ici, les références à ce roman se feront dans le corps du texte, à l’aide de l’abréviation « GL ».

[20] Éléonore Reverzy, « Les Goncourt écrivains reliquaires », à paraître dans Véronique Samson et Matthieu Vernet (dir.), La mémoire dans le roman réaliste et naturaliste.

[21] Voir Marie Scarpa, « Le personnage liminaire », Romantisme, 2009/3, n° 145, p. 25-35. URL : https://www.cairn.info/revue-romantisme-2009-3-page-25.htm#re16no81 (page consultée en septembre 2021). Elle note que la vieille fille est un type commun de personnage liminaire, et que « [f]réquemment, il est un personnage secondaire, qui sert alors de valeur ou de contre-valeur témoin dans le système du personnel romanesque » (parag. 8).

[22] Nathalie Heinich, États de femme, Paris, Gallimard, 1996, chapitre I : « Filles sans histoire », p. 23 et suivantes. Cité dans Jeanne Bem, « La vieille fille et son histoire, chez Flaubert et Maupassant », dans Yvan Leclerc (dir.), Flaubert – Le Poittevin – Maupassant. Une affaire de famille littéraire, Actes du colloque international de Fécamp (octobre 2000), Mont-Saint-Aignan, Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2002, p. 181-195.

[23] Naomi Schor, « Une Vie or The Name of the Mother », dans Breaking the Chain: Women, Theory and French Realist Fiction, New York, Columbia University Press, 1985, p. 67.

[24] Robert Ricatte, La création romanesque chez les Goncourt, Paris, Armand Colin, 1953, p. 264.

[25] Marie-Astrid Charlier, Le Roman et les Jours, op. cit., p. 297.

[26] Voir à ce sujet les pages éclairantes d’Isabelle Daunais sur le Robinson imaginé par Valéry, qui vient au monde dans la fiction au moment de l’achèvement des œuvres du héros de Defoe. Pour Isabelle Daunais, cette sorte d’« après-roman » devient « à l’époque moderne non plus le terme de l’existence du héros mais sa condition première » (Frontière du roman. Le personnage réaliste et ses fictions, Montréal/Saint-Denis, Presses de l’Université de Montréal/Presses universitaires de Vincennes, 2002, p. 186).

[27] Voir le chapitre IV : « À qui la place ? Characterization and Competition in Le Père Goriot and La Comédie humaine », dans Alex Woloch, The One vs. the Many, op. cit., p. 244-318.

[28] Sur l’importance de la mémoire dans Une vie, voir Jean-Louis Cabanès, « Une vie ou le temps perdu », dans Yves Reboul (dir.), Maupassant multiple, Actes du colloque de Toulouse (13-15 décembre 1993), Toulouse, Presses Universitaires Mirail, 1995, p. 79-86. Selon lui, la « multiplication des signes mémoratifs » font des derniers chapitres du roman « une sorte de “temps retrouvé” », ne débouchant cependant sur rien, contrairement à celui de Proust (p. 83-84).

[29] Nous citons Corinne Saminadayar-Perrin, « Entre histoire et étude de mœurs : écrire l’événement », dans Juliette Azoulai et Gisèle Séginger (dir.), Flaubert. Histoire et étude de mœurs, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2019, p. 77. Voir aussi les travaux d’Éléonore Reverzy, particulièrement intéressants sur ce point, dont « Les Goncourt : l’histoire silencieuse », Europe, novembre-décembre 2015, p. 48-61.

[30] « Les heures de sa vie qu’elle vivait de sang-froid […] lui semblaient si abominables ! Elle aimait mieux les mourir. Il n’y avait plus que le sommeil au monde pour lui faire tout oublier, le sommeil congestionné de l’Ivrognerie qui berce avec les bras de la Mort » (GL, p. 171).

[31] Mlle de Varandeuil, la retrouvant endormie dans son lit, « avait l’impression d’être à côté d’un cadavre » (GL, p. 190).

Auteur

Véronique Samson enseigne la littérature au Cégep du Vieux Montréal, après avoir mené des recherches postdoctorales à l’Université de Cambridge et plus récemment au CRP19, à l’Université Sorbonne Nouvelle. Son livre Après la fin. Gustave Flaubert et le temps du roman est paru au début de l’année 2021 aux Presses universitaires de Vincennes. Ses recherches portent principalement sur le temps, la mémoire et l’histoire dans le roman réaliste du XIXe siècle. Elle a co-dirigé avec Mathieu Roger-Lacan un dossier consacré à 1848 et la littérature, paru dans Fabula / Les colloques en 2021.

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Le temps d’une page, la chair du temps, le corps de l’Histoire. Une Page d’amour de Zola


Dans Une Page d’amour de Zola, le temps de la passion mais surtout le temps de la maladie fait dérailler la cadence homogène du quotidien qui rythme les jours et les nuits d’Hélène Grandjean et de sa fille Jeanne. En effet, c’est davantage la maladie d’amour de l’enfant pour sa mère que le temps des horloges qui scande le déroulement du récit. Cet article veut saisir comment la maladie oriente le récit et détermine son avancée. Dit autrement comment la temporalité narrative est nouée intrinsèquement à une chronologie affective et corporelle.

In Une Page d’amour, the time of passion, but especially the time of illness, will derail the homogeneous cadence of the daily routine that punctuates the days and nights of Hélène Grandjean and her daughter Jeanne. Indeed, it is more the illness of the child’s love for her mother than the time of the clocks that marks the unfolding of the story. This article wants to understand how the illness orients the narrative and determines its progress. In other words, how narrative temporality is intrinsically linked to an affective and bodily chronology.


Texte intégral

« Le Temps qui d’habitude n’est pas visible, pour le devenir cherche des corps, et partout où il les rencontre, s’en empare pour montrer sur eux sa lanterne magique… »
Proust, Le Temps retrouvé [1]

Dans sa lettre-préface publiée en 1884 lors de la parution de l’édition illustrée par Édouard Dantan d’Une page d’amour [2], Émile Zola répond à la critique au sujet des descriptions de Paris qui clôturent la fin des cinq parties du roman en ces termes :

Des […] éplucheurs de détails, après avoir gratté l’œuvre dans tous les sens, ont découvert que j’avais commis l’impardonnable anachronisme de mettre à l’horizon de la grande ville les toitures du nouvel Opéra et la coupole Saint-Augustin, dès les premières années du second Empire, époque à laquelle ces monuments n’étaient point bâtis. J’avoue la faute, je livre ma tête. Lorsque, en avril 1877, je montai sur les hauteurs de Passy pour prendre mes notes, à un moment où les échafaudages du futur palais du Trocadéro me gênaient déjà beaucoup, je fus très ennuyé de ne trouver, au nord, aucun repère qui pût m’aider à fixer mes descriptions. Seuls, le nouvel Opéra et Saint-Augustin émergeaient au-dessus de la mer confuse des cheminées. Je luttai d’abord pour l’amour des dates. Mais ces masses étaient trop tentantes, allumées sur le ciel, me facilitant la besogne en personnifiant de leurs hautes découpures tout un coin de Paris, vide d’autres édifices ; et j’ai succombé, et mon œuvre ne vaut certainement rien, si les lecteurs ne peuvent se résoudre à accepter cette erreur volontaire de quelques années dans les âges des deux monuments.

Ces lignes montrent bien que le romancier a préféré l’équilibre esthétique à l’histoire, peut-être parce que dans ce roman plus que dans d’autres (La Curée, Son Excellence Eugène Rougon, Le Ventre de Paris, Au Bonheur des dames, Nana, L’Argent), le « faire vrai » se situe moins à l’extérieur qu’à l’intérieur. Succombant au désir du plein (« ces masses étaient trop tentantes, […] en personnifiant de leurs hautes découpures tout un coin de Paris, vide d’autres édifices »), l’ajout de l’Opéra et de l’église Saint-Augustin offre aux regards des protagonistes un horizon stable et rassurant. Paris dans Une page d’amour est systématiquement vu à partir de l’état affectif d’Hélène et de sa fille Jeanne, et dans un roman sur la passion, la couleur des sentiments l’emporte sur la véracité des faits. Ces deux monuments possèdent donc dans la narration un statut de mirages historiques qui redisent que le réel, mais aussi le temps, restent des concepts hautement fictionnels. Car seule de la mort nous sommes certains [3], et le temps, du moins ce que l’on en connaît, c’est toujours du temps avant la mort. Cette certitude est celle qui domine dans Une page d’amour où les deuils sont les portes d’entrée et de sortie d’un récit qui a pour vocation de « disséqu[er] la passion [4] » et que nous résumons rapidement.

L’histoire débute une nuit, alors que l’état de la petite Jeanne se détériore. Paniquée, sa mère Hélène, veuve depuis quelques mois, fait appel à un médecin, Henri Deberle. C’est le début d’une passion entravée par la maladie et la jalousie de l’enfant qui meurt en partie de n’être pas aimée de manière exclusive par sa mère. Cette mort met fin à la relation entre les amants. Quelques mois après les funérailles, Hélène jusque-là réticente accepte d’épouser par dépit un ami de la famille, Roubaud. Le couple quitte Passy pour retourner dans le sud de la France d’où elle est originaire. Le récit se clôt sur la tombe de l’enfant sur laquelle Hélène est venue se recueillir lors d’un passage à Paris.

Ce récit tout en demi-teintes où la passion avance comme une lame de fond [5], tient sa grande force dramatique du fait que l’amour des amants a maille à partir avec les sentiments tyranniques d’une enfant pour sa mère, ce qui a pour effet de faire exploser les règles habituelles des drames passionnels. Cet écheveau sentimental où les affects de Jeanne prennent une place considérable donne une tonalité particulière à ce qui aurait pu être un énième roman d’adultère, mais qui, en « figur[ant] de façon inédite le personnage traditionnel du jaloux : un enfant, une petite fille [6] », comme le souligne Henri Mitterand, est bien plus. Avec Une page d’amour, Zola revisite les attendus du drame adultérin, ici point d’épouses éconduites ou de maris trompés tonitruants. Avec Jeanne et ses manipulations d’enfant malade, le roman ne tombe jamais dans l’outrance et les chahuts grotesques. Au contraire, à cause de la double injonction qui domine – tour à tour l’enfant exige et refuse d’être soignée par le docteur Deberle –, c’est la mise en place d’un imbroglio affectif dont personne ne sort vainqueur, qui prévaut. Sur ce point, dans le dossier préparatoire, Zola insiste sur le rôle de « trait d’union [7] » de la très jeune fille. En effet, plus que de leur passion, les amants deviennent les marionnettes de Jeanne qui, bien que souffrant réellement, ne peut s’empêcher de les manipuler dans un jeu d’éloignements et de rapprochements. D’ailleurs une des grandes forces de ce récit provient de cet équilibre maintenu dans la dramatisation de la douleur, qui laisse le lecteur lui-même indécis devant le mouvement de balancier continu entre une plainte exagérée et vindicative de Jeanne et la maladie qui la ronge. La modernité du récit se loge dans le tissage complexe des sentiments de ces trois personnages attachés les uns aux autres.

Que Zola dans sa lettre-préface demande au lecteur d’accepter les anachronismes architecturaux et par là de passer avec lui un contrat de non-conformité historique (« mon œuvre ne vaut certainement rien, si les lecteurs ne peuvent se résoudre à accepter cette erreur volontaire de quelques années dans les âges des deux monuments »), révèle que la temporalité qui prévaut dans ce récit se loge ailleurs que dans ce genre d’exactitudes et que la question du second Empire semble à première vue (mais à première vue seulement) périphérique. Quelques indications comme la guerre de Crimée qui débute en 1853 ou le rappel cursif de certains faits et événements culturels (ainsi l’Exposition universelle de 1855) servent de marqueurs historiques, mais dans l’ensemble, le temps naturel (celui des saisons, du jour et de la nuit), le temps religieux (le mois de Marie) et celui d’un quotidien fortement ritualisé prévalent et scandent la vie des personnages. Il en est ainsi de chaque mardi :

Hélène avait à dîner M. Rambaud et l’abbé Jouve. C’étaient eux qui, dans les premiers temps de son veuvage, avaient forcé sa porte et mis leurs couverts, avec un sans-gêne amical, pour la tirer au moins une fois par semaine de la solitude où elle vivait. Puis, ces dîners du mardi étaient devenus une véritable institution. Les convives s’y retrouvaient, comme à un devoir, juste à sept heures sonnant, avec la même joie tranquille [8]

Aux mardis soir d’Hélène Grandjean répondent les mercredis soir de Juliette Deberle, la femme du docteur : 

Il y avait là une douzaine de personnes, le nombre à peu près réglementaire que les Deberle invitaient chaque mercredi, à partir de décembre. Le soir, vers dix heures, il venait beaucoup de monde. (p. 229)

La vie s’écoule doucement, entre les nombreux après-midis dans le jardin des Deberle où Hélène et Juliette sympathisent sans que la première ne soit gênée que la seconde soit la femme de l’homme qu’elle aime en secret et où sa fille joue amicalement avec le fils d’Henri. À l’opposé de ces moments conviviaux et mondains, correspondent les longs après-midis dans la chambre fermée de la petite malade durant lesquels Hélène et Henri chuchotent de peur de réveiller Jeanne qu’ils encadrent de leurs soins attentifs. Ainsi va le temps, pourrait-on dire, entre les rencontres qu’occasionne la vie en société (mondanités, cérémonies religieuses, etc.) et la vie privée (repas, soins domestiques, soins de l’enfant). Bien que le temps objectif soit rarement indiqué, les allers-retours réguliers d’Hélène entre chez elle et les Deberle miment fortement ceux du balancier de l’horloge. Une page d’amour se déroule donc dans un temps de proximité, la temporalité s’inscrivant essentiellement dans la ritualité du quotidien, l’existence s’exprimant dans la répétition des gestes, des habitus et le retour des saisons. Le temps avance imperceptiblement, soutenu cependant par la passion interdite d’Hélène et Henri. Car cette « passion » inattendue a fait coupure dans la « monotonie de la vie » (p. 193) de la jeune veuve, elle l’a sortie de son enfermement – Zola parle de « la vie enfermée d’Hélène » – et a inauguré pour elle et sa fille une nouvelle manière de vivre et donc une autre façon de « passer le temps », l’un étant synonyme de l’autre.

Le déraillement de cette cadence homogène d’un quotidien fortement circonscrit et contrôlé, viendra d’un point insoupçonné. Si, comme le souligne Jean-François Bordron, le temps des passions est une des représentations les plus manifestes du temps avec le temps des horloges [9], la passion, non pas celle d’Hélène et Henri, mais celle de Jeanne pour sa mère, et dont la maladie devient le symptôme, va imposer une cadence singulière aux amours des amants et au rythme du récit. En effet, un rapide coup d’œil dans les dossiers préparatoires montre que la maladie de Jeanne détermine l’orientation du récit et son avancée.

À cet égard, alors que Zola le qualifie d’« un peu popote, un peu jeanjean [10] », et que ce roman semble à première vue assez éloigné de ceux qui le précèdent, la place déterminante donnée au corps souffrant l’installe de plain-pied dans Les Rougon-Macquart. J’irais plus loin en disant qu’il est peut-être même un de ceux dont le corps du personnage, en l’occurrence celui de Jeanne, détermine le plus la trame narrative et ce, à plusieurs niveaux. Tout d’abord, on s’aperçoit que la santé maladive de l’enfant donne à Zola l’idée de faire de l’amant d’Hélène un médecin :

Il faudrait donner un devoir à Agathe [premier nom d’Hélène dans le dossier] : son enfant – Une petite fille souffrante, chétive, avec de beaux yeux. […] Si je faisais de l’amant un médecin ? Le médecin qui soigne la petite, j’aurai[s] de très beaux effets, la jalousie de l’enfant, l’amour toujours combattu par la maladie et par l’amour maternel. Enfin, j’aurai[s] l’agonie de la petite fille, grande scène avec le médecin et la mère. Puis un déchirement, et la passion finie [11].

La maladie va donc ponctuer le roman, en déterminer le déploiement et en programmer la fin comme ces lignes le montrent. Celle-ci ne se limite donc pas, comme c’est souvent le cas, à être le résultat d’un fatum quelconque : c’est un acteur complet dont les variations et états influent sur le cours du récit et modulent sa temporalité. Le temps du roman s’arcboute clairement au mal physiologique, à ses améliorations ou progressions. La temporalité est nouée intrinsèquement à une chronologie affective et corporelle, puisque c’est elle qui donne le la des amours d’Hélène et Henri.

1. Chair et temps

Le projet médical de cartographier, de disséquer la passion et d’en divulguer les secrets ne pouvait avancer en ce XIXe siècle hygiéniste et médical sans donner une place conséquente au lieu d’expression de la passion : le corps. Néanmoins, les critères romanesques que s’impose Zola ne lui permettent pas de jouer sur la panoplie d’effets qu’offre la rencontre charnelle. Pour lui, Une page d’amour devant être une respiration tranquille entre deux romans sulfureux – « Une page d’amour, écrite entre L’Assommoir et Nana, a dû être dans ma pensée, une opposition, une halte de tendresse et de douceur [12] » ; « Je veux étonner les lecteurs de L’Assommoir, par un livre bonhomme [13] » –, il décide avec finesse de faire du corps de Jeanne, touché par ricochet par l’amour interdit de sa mère pour le médecin, le réceptacle inattendu de cette passion, même si au premier abord la phtisie est décrite en termes purement nosologiques. En voici quelques aspects :

Phtisie aiguë

Début : langueur, essoufflement, amaigrissement. Un crachement de sang – Étouffement, la toux sèche avec crachats salivaire. […] Les crachats augmentent et deviennent plus épais. […]

Deuxième période : toux fréquente et plus grasse. L’oppression augmente. La fièvre paraît. Le soir, fièvre précédée de frissons, et sueur. […] La malade s’illusionne sur son état. On succombe dans le marasme.

Phtisie galopante, débute brusquement sous l’influence d’une cause accidentelle. On dirait une bronchite capillaire, symptômes d’une fièvre typhoïde. […] Mort dans l’espace de trois à six semaines. (N.a.f., Ms. 10318, f˚ 457)

« Début », « deviennent », « Deuxième période », « Le soir », « galopante », « débute », « Mort dans l’espace de trois à six semaines », tous ces termes montrent combien le développement du mal est naturellement pensé en termes de temps, et comment de facto il décide de la durée de vie du personnage. La remarque précédente (« Enfin, j’aurai[s] l’agonie de la petite fille, grande scène avec le médecin et la mère. Puis un déchirement, et la passion finie. ») et l’extrait qui suit soulignent aussi à quel point la vie de l’enfant commande le temps du récit et de l’action : « Voici, je crois la marche à suivre. Une première crise. Des convulsions. Ordonner les détails. La maladie qui dure plusieurs semaines – Chloro-anémique, au moment de la puberté. Tous les détails. Enfin une rechute avec complication d’une phtisie, ou d’une fluxion de poitrine » (N.a.f., Ms. 10.345, f° 118).

En effet, trois étapes importantes directement liées à sa santé vont scander l’histoire d’amour d’Hélène et Henri. Tout d’abord, en ouverture, une première crise de convulsions, dont Jeanne est victime, entraîne la rencontre entre les futurs amants. Par rapport à ce qui nous occupe, on remarque que l’accès convulsif met fin au temps objectif. En effet, alors que dans les quatre premiers paragraphes de l’incipit apparaissent quatre références aux heures qui s’écoulent et à l’horloge qui les marque [14], celles-ci disparaissent complètement au profit du déroulement des convulsions. Plus aucune heure n’est mentionnée, on ne saura d’ailleurs pas combien de temps précisément va durer l’épisode critique. Retenons que dès le premier chapitre, sont mises en scène des temporalités concurrentielles : temps objectif et temps physiologique.

Le deuxième moment a lieu après qu’Henri a avoué son amour à Hélène à l’aube du mois de Marie. Cette période cultuelle et de temps religieux va occasionner de nombreux épisodes de dévotion à l’église de la part d’Hélène, de Jeanne et de Juliette Deberle, au sortir desquels la jeune veuve rencontre chaque soir amicalement, mais pas sans émotion, le docteur, lui, venu davantage pour le plaisir de la retrouver que pour quérir sa femme. À l’issue de ces cérémonies de « tendresse dévote », qui remplacent les après-midis mondains chez les Deberle, Jeanne tombe à nouveau malade :

Jusqu’au dernier jour, elle n’avait point voulu avouer que la cérémonie du soir la brisait, tant elle y goûtait une jouissance profonde ; mais ses joues étaient devenues d’une pâleur de cire […]. Peu à peu la fraîcheur de l’église était descendue sur elle comme un suaire ; et, dans cette lassitude qui l’empêchait même de penser, un malaise lui venait du silence religieux des chapelles, du prolongement sonore des moindres bruits, de ce lieu sacré où il lui semblait qu’elle allait mourir. […] Alors, Jeanne jeta un faible cri, ses bras s’élargirent, elle se roidit, tordue par la crise qui la menaçait depuis quelques jours. (p. 178-179)

Sa guérison et la longue convalescence qui s’ensuit vont être l’occasion pour Hélène et Henri d’un rapprochement important. À partir du moment où ils ont la certitude que l’enfant n’est plus en danger, Hélène avoue ses sentiments au médecin. Débute alors une longue période d’intimité pleine de tendresse amoureuse au sein de laquelle les mots chuchotés valent pour les caresses interdites. Même la chambre de Jeanne « si tiède », « si discrète » « dev[ien]t complice » (p. 190) et prend des allures d’alcôve, entre les murs desquels

tous deux vivaient sans une secousse, se laissant aller à cette douceur de savoir qu’ils s’aimaient, insoucieux du lendemain, oublieux du monde. Auprès du lit de Jeanne, dans cette pièce émue encore de [son] agonie […], une chasteté les protégeait contre toute surprise des sens. […] à mesure que la malade se montrait plus forte, leur amour, lui aussi, prenait des forces ; du sang lui venait, ils demeuraient côte à côte, frémissants, jouissant de l’heure présente, sans vouloir se demander ce qu’ils feraient, lorsque Jeanne serait debout et que leur passion éclaterait, libre et bien portante. (p. 194)

On remarque dans cet extrait que Jeanne, mais aussi Hélène et Henri sont verrouillés au présent de la maladie et à ses effets, mais surtout qu’une étonnante consubstantialité entre la santé de Jeanne et l’amour des amants s’établit, comme si le second était le médecin du premier. De cette vigueur retrouvée surgit une temporalité amoureuse particulière qui fait fi de la durée (« ils demeuraient côte à côte, frémissants, jouissant de l’heure présente »). Il convient d’ajouter, qu’en filigrane de ce dispositif sentimental et spatio-temporel (chambre de la malade, avancée ou non du mal, convalescence, amour), l’écrivain souligne l’étroitesse des liens entre Éros et Thanatos dès que la passion est en jeu.

Le troisième moment correspond à une rechute et à l’apparition de la phtisie aiguë qui sera fatale. Elle survient au lendemain de la rencontre charnelle entre Hélène et Henri. En effet, intuitivement convaincue que sa mère l’a « abandonnée » pour être avec un autre, Jeanne prend gravement froid en décidant de passer volontairement plusieurs heures accoudée au rebord de la fenêtre, le corps offert à la tempête et à une pluie glaciale.

Elle sentait confusément que sa mère était quelque part où les enfants ne vont pas. […] Jeanne, à la fenêtre, toussa violemment ; mais elle se sentait comme vengée d’avoir froid, elle aurait voulu prendre du mal. Les mains contre la poitrine, elle sentait là grandir son malaise. C’était une angoisse, dans laquelle son corps s’abandonnait. […] Tout d’un coup, la pensée que sa mère devait aimer plus qu’elle les gens où elle avait couru, en la bousculant si fort, lui fit porter les deux mains à sa poitrine. Elle savait à présent. Sa mère la trahissait. (p. 283-285)

Cet épisode sonne également le glas des amours d’Hélène et Henri. Jeanne ne cachant pas son refus d’être approchée par le médecin dont la présence est vécue par elle comme une véritable agression (« Et elle ouvrit les yeux. Quand elle reconnut l’homme qui était là, ce fut de la terreur. Elle se vit nue, elle sanglota de honte, en ramenant vivement le drap » [p. 317]), sa mère décide d’interdire au médecin d’entrer dans l’appartement et l’évince de sa vie, consciente du rôle qu’ils ont joué dans le drame survenu : « – Allez-vous-en, répéta Hélène, de sa voix basse et profonde, à l’oreille de son amant. Vous voyez bien que nous l’avons tuée. » (p. 318)

Chacun de ces épisodes démontre que Zola a saisi, comme les travaux de Gustave Nicholas-Fisher l’ont indiqué [15], que la maladie installe un « nouveau cadre temporel » auquel obéissent toutes celles et ceux qui ont partie liée avec la personne malade. Cependant, dans Une page d’amour, le va-et-vient entre les secousses et les périodes de calme sont moins la marque d’un mieux-être du corps que d’un mieux-être du cœur. Et le balancier qui marque le temps est celui oscillant des sentiments de Jeanne. L’histoire d’amour – son développement et sa fin – est ainsi chevillée à la santé de l’enfant tout comme elle en est l’élément dévastateur. Le roman s’écrit à l’intérieur de cette tension paradoxale où la maladie met en place un régime temporel spécifique qui transforme la relation que les amants entretiennent entre eux. À tous égards, le temps du récit est un temps incarné, il fait « corps » avec celui de la petite fille malade en qui se cristallise l’histoire des amants.

Lorsqu’un individu est malade deux temporalités, souligne Nicholas-Fisher, se chevauchent, celle imposée par la pathologie, l’autre étant le temps tel que vécu et ressenti par le malade [16]. Dans le cas de Jeanne, l’autre temps est surtout celui d’une autre maladie, plus difficile à cerner, plus récalcitrante aux remèdes, plus énigmatique à comprendre : la maladie d’amour, dont tous les maux de Jeanne sont les symptômes plus ou moins aigus. Et alors que Zola avait l’intention de décrire la passion d’Hélène, c’est plutôt celle de sa fille à laquelle le récit nous convie en en dévoilant de diverses manières la sémiologie. En effet, comme le soutient Jean-Louis Cabanès, la maladie est toujours « un système de signes [17] ». Une page d’amour à cet égard donne une traduction pathologique des heurtés de la passion de Jeanne pour sa mère. Revenons à la scène, car la question du temps y est centrale, où, persuadée d’être abandonnée, elle appelle le mal par désespoir et vengeance. Dans ce passage, la narration témoigne de la capacité de la douleur affective de modifier le rapport au temps, passion qui actualise une temporalité proprement subjective.

Alors, le temps coula. Trois heures sonnèrent à la pendule. (p. 279)
[…]

Tout lui semblait fini, elle comprenait qu’elle devenait très vieille. Les heures pouvaient couler, elle ne regardait même plus dans la chambre (p. 287)
[…]

La pluie tombait toujours. Quelle heure pouvait-il être, maintenant ? Jeanne n’aurait pas pu dire. Peut-être la pendule ne marchait-elle plus. Cela lui paraissait trop fatigant de se retourner. Il y avait au moins huit jours que sa mère était partie. Elle avait cessé de l’attendre, elle se résignait à ne plus la revoir. (p. 287-288)

Si la tempête accentue l’effet dramatique et fonctionne comme l’écho des émotions de Jeanne, la sensation du temps ressenti est totalement tributaire de son sentiment d’abandon. L’incapacité pour Jeanne de suivre sa mère, sa claustration dans sa chambre, se traduisent chez elle par un arrêt du temps objectif remplacé par un temps fantasmé, au sein duquel les âges se superposent. Ce déplacement temporel correspond au sentiment d’éternité que génère l’attente de sa mère qui, il faut le rappeler, ne disparaît que trois heures. On le voit, la douleur fait surgir une temporalité émotionnelle et confirme la dimension proprement subjective, elle, chevillée au retour de l’autre qui ne revient pas, comme si Hélène était partie avec l’horloge. Le temps pris dans le vertige abyssal du chagrin n’est plus mesurable, il perd ses caractéristiques d’horizontalité et quitte la ligne chronologique au profit d’un axe vertical, ainsi les heures se diluent et épousent le mouvement de la pluie. Hélène partie pour un autre, l’univers de Jeanne s’écoule violemment, sorte de cataracte du temps qui passe en accéléré, « elle devient vieille » ! C’est dire que dans Une page d’amour, la mère est non seulement la gardienne de l’enfance, mais le lieu de son essentialité ; c’est pourquoi l’enfance est décrite ici moins comme un temps biologique que comme une perception singulière et propre à la très jeune fille, et qu’elle peut disparaître quand la source s’évapore. Ce décalage temporel, cette intrusion dans le monde de la vieillesse, ira en augmentant à mesure que la phtisie s’aggravera. La maladie rejoint tel un frère d’armes la construction mentale de Jeanne et transforme son corps en corps anhistorique, jeune et vieux à la fois. Cet exemple donne raison à Merleau-Ponty lorsqu’il affirme que le temps est « une dimension de l’être [18] » et que « nous sommes pour nous-mêmes le surgissement du temps [19] ».

2. Le corps de l’Histoire

Plus qu’Hélène, c’est donc le corps de Jeanne qui suggère celui de la passion, et sa mort qui n’a pourtant rien de christique éclaire la comparaison dès les premières pages de l’enfant avec le « Christ » (p. 54). Cependant, elle marque davantage la passion, bien que tyrannique, qui l’anime que sa nature sacrificielle. Ainsi, l’histoire d’amour d’Hélène et Henri trouve ses développements dans le corps d’une jeune fille vierge, virginité sur laquelle s’écrivent les émois et les désirs des deux amants adultérins, au point que le corps de Jeanne duplique celui de sa mère. On comprend dès lors qu’elle ressente des pudeurs de femme offensée quand le médecin la touche :

Elle n’avait eu aucune révolte sous les mains du vieux docteur. Mais, dès que les doigts d’Henri l’effleurèrent, elle reçut comme une secousse. Toute une pudeur éperdue l’éveillait de l’anéantissement où elle était plongée.
[…]

Il semblait qu’elle eût vieilli tout d’un coup de dix ans dans son agonie, et que, près de la mort, ses douze années fussent assez mûres pour comprendre que cet homme ne devait pas la toucher et retrouver sa mère en elle. (p. 317)

La maladie et la passion ont en commun d’être des moments de passage et des temps forts de transformations, on n’en sort jamais totalement indemne [20], ce que prouvent les diverses mutations de Jeanne : jeune, elle vieillit précocement, enfant elle devient femme, vivante elle appelle la mort. Tout son être s’installe dans une ambivalence quasi constitutive [21], qui résulte, paradoxalement, de sa certitude d’être abandonnée.

Il est tout à fait remarquable que, véritable corps performatif qui obéit à différentes temporalités, celles de la passion, de la maladie et de l’angoisse, au point que les repères temporels s’interpénètrent et s’annulent, le corps de Jeanne rejoigne de manière inattendue la description de Paris, telle que défendue par Zola dans sa lettre-préface. La logique de faux historique auquel elle obéit et que représentent les anachronismes architecturaux, s’agite également au plus intime de Jeanne dans son rapport au temps. Le chevauchement des âges, vérité subjective et fictionnelle, calque celui des « fausses » temporalités historiques. Ainsi, le personnage de Jeanne narrativise-t-il en sourdine dans cette hystérisation des âges et des périodes, un certain Paris, faisant se rejoindre le général et le particulier. En cela, ce personnage rencontre de façon imprévue ceux qui exemplifient le second Empire dans Les Rougon-Macquart. Mais autrement que Renée, Maxime, Saccard (La Curée) ou Nana (L’Assommoir, Nana), qui renvoient à l’immoralité décadente du régime, en son corps douloureux et malingre, et en sa passion fiévreuse et tyrannique (qui fait certes signe vers la question sexuelle), résonne, comme un écho charnel, la dégénérescence d’une époque malade d’elle-même qui avance vers sa dégradation progressive et sa mise en terre [22].

Ce hors temps historique sous-entend également que la passion, du moins dans Une Page d’amour, est anhistorique (mais pas intemporelle), qu’elle quitte le cycle des générations. En effet, plus qu’Hélène, Jeanne s’avère l’étendard de la passion : un corps vierge, brûlé par les sentiments qui l’animent et dévoré par la jalousie. Cette suspension temporelle s’exprime dans le roman par une double fin, d’une part celle de la passion (qui est celle du programme romanesque tout entier enclos dans le corps de la jeune fille) que traduit la mort de Jeanne et d’autre part, la fin du séjour parisien d’Hélène qui marque la fin diégétique du roman. La passion n’est donc pas en soi fin de l’histoire, mais elle ne sait que faire des ordres, qu’ils soient chronologiques ou autres, qui boussolent la vie et ses nécessités prosaïques. Elle n’avance pas sereine sur la ligne du temps, elle gît de manière imprudente dans les profondeurs du corps, du cœur et de l’esprit, et c’est en quoi elle est toujours peu ou prou, comme l’a si bien exprimé Zola, « une page arrachée à la vie [23] ».

Notes

[1] Marcel Proust, Le Temps retrouvé dans À la recherche du temps perdu, t. IV, édition publiée sous la direction de Jean-Yves Tadié, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1989, p. 503.

[2] Lettre-préface d’Une page d’amour, roman illustré par Édouard Dantan, Paris, Librairie des Bibliophiles, « Bibliothèque artisitique moderne », 1884.

[3] Comme le rappelle avec éloquence Jacques Lacan lors de sa conférence à Louvain en 1972 (voir : https://www.youtube.com/watch?v=i43rWqNwnd0).

[4] Émile Zola, Dossier préparatoire d’Une page d’amour, « Ébauche », N.a.f., Ms. 10318, f˚ 500.

[5] Dans l’« Ébauche », Zola écrit : « Tout le drame soit se passer sans éclat, sous la chair, une furieuse lutte à l’intérieur et la surface calme, polie, comme dans la vie de tous les jours » (souligné dans le texte, N.a.f., Ms. 10318, f˚ 505).

[6] Henri Mitterand, Zola. L’histoire et la fiction, Paris, PUF, « Écrivains », 1990, p. 142.

[7] Émile Zola, Dossier préparatoire de Une page d’amour, « Ébauche », N.a.f., Ms. 10318, f˚ 501.

[8] Émile Zola, Une page d’amour [1878], Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du XIXe siècle », 2021, p. 71. Désormais, toutes les citations tirées du roman renvoient à cette édition. Les numéros de page appaîtront entre parenthèses à la suite de celles-ci.

[9] Jean-François Bordron, « Temps et discours. Réflexions sur la tectonique du temps », dans Denis Bertrand et Jacques Fontanille (dir.), Régimes sémiotiques, Paris, PUF, « Formes sémiotiques », 2006, p. 51.

[10] Lettre de Zola à J.K. Huysmans (3 août 1877), Correspondance, publiée sous la direction de B.H. Bakker, t. III (1877-1880), Montréal / Paris, Presses de l’Université de Montréal / Éditions du CNRS, 1982.

[11] Émile Zola, Dossier préparatoire d’Une page d’amour, « Ébauche », N.a.f., Ms. 10318, fos 494-495.

[12] Lettre à Van Santen Kolf, Médan (8 juin 1892), Correspondance, op. cit.

[13] Lettre à Huysmans (3 août 1877), ibid.

[14] « La pendule sonna une heure » ; « La demie sonna » ; « Le balancier avait un battement affaibli » ; « Quand deux heures sonnèrent ».

[15] Gustave Nicholas-Fisher, L’expérience du malade, Paris, Dunod, « Santé sociale », 2009.

[16] Ibid., p. 69.

[17] Jean-Louis Cabanès, Le Corps et la Maladie dans les récits réalistes (1856-1893), Genève Klincksieck, 1991, p. 198.

[18] Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 475.

[19] Ibid., p. 489.

[20] Elles se rapprochent de ce point de vue de la période dite liminaire des rites de passage durant laquelle l’initié.e subit diverses mutations. Voir Arnold Van Gennep dans son ouvrage Les Rites de passage (Paris, Picard, 1981 [1909]) qui montre que le rite de passage se scénarise en trois phases : 1. de séparation ; 2. de latence ou phase liminaire ; 3. d’agrégation.

[21] On pense bien sûr au personnage liminaire tel que défini par Marie Scarpa dans son article fondateur, qui insiste sur l’état d’entre-deux de l’individu en position liminale, ainsi « c’est l’ambivalence qui le caractérise d’une certaine manière le mieux : il n’est définissable ni par son statut antérieur ni par le statut qui l’attend tout comme il prend déjà, à la fois, un peu des traits de chacun de ces états. » Durant cette phase, l’individu peut donc être symboliquement homme et femme, vieux et jeune, vivant et mort, etc. Le personnage de Jeanne partage avec le personnage liminaire cette ambivalence d’état. Voir « Le personnage liminaire », Romantisme, n° 145, 2009/3, p. 25-35.

[22] Cette sépulture rejoint également la vocation de l’église Saint-Augustin qui devait abriter, à la demande de Napoléon III, les sépultures des princes de la famille impériale. Quant à l’Opéra, il est bâti à l’issue d’un attentat manqué contre l’Empereur et sa femme à l’Opéra Le Peletier. Dans les deux cas, ces monuments ont partie liée avec l’Empire évidemment, mais aussi avec la mort de ses représentants

[23] Devant la tombe de Jeanne, Hélène « restait seule, il lui semblait qu’une page de sa vie était arrachée » (p. 337).

Auteur

Véronique Cnockaert est professeure au Département d’Études littéraires de l’Université du Québec à Montréal. Elle est spécialiste du XIXe siècle et particulièrement de l’œuvre de Zola et du Naturalisme (édition d’Une Page d’amour de Zola, Paris, Garnier, 2021 ; édition de Renée Mauperin des Goncourt, Paris, Honoré Champion, 2017 ; édition commentée d’Au Bonheur des Dames, Paris, Gallimard, « Foliothèque », 2007). Elle s’intéresse également aux rapports entre littérature et ethnologie, et elle a publié en collaboration avec Marie Scarpa et Jean-Marie Privat (Université de Lorraine à Metz) une Anthologie de l’ethnocritique (Presses de l’Université du Québec, 2011).

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