Tiers Livre : entre auctorialité et architextualité, jeux d’écritures en régime numérique

Résumé


Le site Tiers Livre est analysé du point de vue de la sémiotique des écrits d’écran. L’étude permet de mettre en évidence les jeux de correspondance, d’échos et de tension qui caractérisent les relations entre écriture formelle et écriture culturelle dans le site. L’ethos d’auteur est en effet mis en texte dans Tiers Livre à travers une importance particulière accordée à la question des outils et dispositifs techniques de l’écriture en régime numérique, à travers les invites et engagements de l’auteur dans ses articles, et enfin à travers ses manières de faire les textes qu’il donne à lire, dans le rapport entretenu entre les formes prescrites par l’architexte et les modalités avec lesquelles il se les approprie et les travaille. Tiers Livre est ainsi appréhendé comme un espace de déploiement d’un ethos d’auteur humaniste renouvelé dans le contexte numérique.

In this paper, we analyse the website Tiers Livre through a semiotical point of view. We underline the correspondences, echos and tensions that caracterize the relationships between formal and cultural writings in this website. The way tools and technical devices are at the heart of the study of the author, the way François Bon adresses his public and commits in his blog lead us to describe the author’s ethos. The way his texts are written in his blog is analysed in depth as they reveal the tension between the architext and the way the author appropriates it. We consider Tiers Livre as a website in which the ethos of a humanistic author is renewed.

 


Texte intégral

Créé dès 1997, soit dans ce qui a constitué une première période de l’histoire d’Internet – bien avant l’ère des blogs et des outils facilitant la publication en ligne – le site personnel de François Bon a été l’un des premiers sites d’écrivains sur le web. En plus de quinze années d’existence, il a beaucoup évolué [1], s’est diversifié, s’est étendu en volume comme dans son projet. Espace multimédiatique, à la fois atelier, laboratoire, « web magazine » et journal, Tiers Livre constitue une expérience polygraphique singulière et unique. Comme dispositif pluriel d’écritures et de lectures, donnant à lire, à écouter, à regarder, Tiers Livre offre notamment une posture d’auteur engagé dans une réflexion profonde sur les mutations de l’écrit en régime numérique et sur les outils qui en composent le paysage – du moins est-ce là l’approche que nous développerons ici. Le site illustre pleinement l’idée d’une écriture littéraire qui bascule, d’une culture scripturaire qui, dans l’environnement numérique se construit à partir des formes anciennes et cherche parallèlement l’innovation formelle et esthétique. D’un point de vue sémiotique, Tiers Livre apparaît en effet comme un mélange de couches sédimentées, un feuilletage culturel de formes et de signes issus d’une part de l’histoire du livre et de l’écrit, et d’autre part de propositions qui auscultent toutes les formes en devenir, qui en sont l’avant-garde tout autant que des manifestations de la distanciation avec laquelle il convient, pour François Bon, de les envisager.

Nous aborderons ainsi le site en tant que matière textuelle à appréhender, par les frottements, les altérations et les échos qui en travaillent les formes, en proposant ici des hypothèses de lecture. Nous focaliserons d’abord notre attention sur la dimension performative du dispositif, en ce que ce dernier  illustre pleinement la réflexion d’un écrivain-éditeur in medias res, sur les mutations associées au numérique. Le site est un espace de mise en forme et de mise en scène de ces questionnements toujours repris à nouveaux frais, dans lequel François Bon place l’outil d’écriture au cœur de sa poétique et de son discours. Dans un second temps, nous analyserons la manière dont le site donne à voir un jeu d’écritures entre celles qui procèdent des outils techniques et des choix d’ingénierie informatique qui le soutiennent et  celles qui relèvent de l’ethos numérique d’un écrivain : le texte d’écran se donne à voir en effet, dans le site, comme un espace de danse formelle, de négociation entre les formes prévues par l’architexte et celles qui procèdent d’une marque « François Bon [2] ».

La textualité que le site de François Bon donne à appréhender d’un point de vue formel, logistique, sémiotique, communicationnel est ainsi pleinement nourrie d’une réflexion sur ce qui fait texte à l’heure des pratiques massives de publication en ligne, des outils d’écriture et de lecture industrialisés, et des jeux de tensions entre des cultures différentes qui affleurent dans les formes numériques du texte. S’affirme ainsi une pratique de la textualité plus que jamais incarnée, épaisse, ancrée dans l’idée d’une « matérialité au carré [3] » plutôt que dans celle – fondatrice néanmoins d’une idéologie de la communication prégnante et fortement circulante dans l’espace social, de « dématérialisation [4] ». En creux se forge également un ethos auctorial qui se construit dans le rapport au numérique, qui joue sur les différentes images que peuvent lui renvoyer les médias et qui forge, à travers un site dense, en perpétuel chantier, une image d’auteur en mouvement, en acte.

1. Le Tiers Livre comme dispositif performatif

1.1. Une pensée active de l’énonciation éditoriale

La réflexion que mène François Bon depuis des années sur les outils de l’écriture entre pleinement en résonance avec des travaux académiques qui, à la suite d’un Roger Chartier [5] ou d’un Donald Francis MacKenzie [6] – envers lesquels l’écrivain assume souvent sa dette – s’emploient à penser ce que les formes font au sens, ou encore ce que les outils et supports d’écriture et de lecture font à la textualité. Les écrits d’écran [7] et les médias informatisés sont à cet égard particulièrement prescripteurs dans la mesure où ils imposent des formes, des structures, des normes aux textes tout en en permettant l’apparition à l’écran. Concrètement, les logiciels de traitement de texte (Word, Open Office) sont des architextes [8], tout comme un dispositif d’écriture tel que Facebook, ou le système de gestion de contenu Spip  utilisé par François Bon dans Tiers Livre. À ce titre, ils  incarnent des figures définies et industrialisées du texte, de l’écriture et de la communication, dans leurs rapports avec la pensée, la parole, l’image, la mémoire [9].

Les exemples de la réflexivité de l’écrivain sur ses outils d’écriture sont multiples dans les textes présents sur Tiers livre. Dans Après le livre, François Bon évoque par exemple la tension qui existe entre la forme de texte encapsulée dans l’outil de traitement de texte, qui connote la page A4 et ses usages bureautiques, et la pratique d’écriture d’un auteur : «  Le déclic, ici, c’est qu’est déjà présent dans votre traitement de texte sa destination supposée, et qu’elle prend pour norme la page photocopiée, le document de bureau. Or ceci ne nous concerne plus, depuis longtemps [10] ». Tiers livre peut dès lors être appréhendé comme un espace dans lequel l’auteur tente de sortir des formes préformatées proposées par ces outils, de l’énonciation architextuelle qu’ils imposent, fondée sur une certaine idée de la communication écrite, et la naturalisant. Il s’agit pour lui de composer avec des outils dont il connaît les limites et les « pouvoirs exorbitants [11] » pour construire un environnement inédit : à la fois laboratoire, œuvre en devenir, refuge, atelier. Un espace d’écriture et de publication qui ne soit pas dépendant des formes standardisées, et moins encore des enjeux économiques et stratégiques liés aux outils informatiques :

Ne pas dépendre des autres, ou le moins possible : du jour au lendemain, il y a quelques mois, Google change le script de son moteur personnalisé de recherche par site, et le remplace par une version payante. Je m’en acquitte et maintiens l’outil, mais combien de sites ont liquidé à ce moment-là leur propre fonction recherche [12]  ?

François Bon a une conscience pleinement aiguisée quant aux multiples couches logicielles et architextuelles qui viennent composer, dans l’espace de son site, une énonciation éditoriale [13] polyphonique et ajouter à sa voix, celles d’autres acteurs aux forts pouvoirs symboliques et économiques.

1.2. Le numérique comme compétence nécessaire pour l’auteur

Dans cette perspective, François Bon milite régulièrement pour la maîtrise des outils d’écriture et de lecture, tout en reconnaissant le vertige numérique qui nous emporte et dont nous ne connaissons pas les développements futurs.  S’il proclame qu’il n’est pas un « épicier du web », en effet, il n’en demeure pas moins un artisan majeur qui observe son outil, le met à distance, tout autant qu’en creux de sa poétique sur le web.

D’abord, au coeur de ce vertige, il invite les auteurs à penser les outils, à s’approprier les formes et les formats qui en composent le paysage, sous peine d’être laissés de côté :

Un double mouvement : se saisir du « code », c’est assurer notre liberté d’auteur quant aux formes matérielles de ce qu’on écrit, donc oui, approprions-nous le vocabulaire des flux et formats comme les auteurs de la Renaissance se sont saisis de la page imprimée et de son vocabulaire, et de ce qu’elle changeait à l’idée même du livre. Et du même coup gardons écart : on ne s’érigera pas plus spécialiste de l’informatique qu’on ne l’est de l’histoire de l’écrit et du livre […] [14].

Cette invitation peut du reste parfois prendre une forme provocante, comme lorsqu’il brosse un portrait incisif des « écrivains imperturbables [15] » qui dénigrent Internet, et l’ensemble des outils informatisés avec lesquels eux-mêmes écrivent, mais qu’ils méprisent peu ou prou – la littérature se faisant nécessairement ailleurs, et autrement.

On le sait, François Bon proclame depuis de longues années, l’urgence pour les auteurs et artisans du web d’acquérir une compétence numérique [16], au sens où l’entend également Milad Doueihi   : pourquoi les écrivains en seraient-ils exclus sinon en référence à un imaginaire mythologique, obsolète et désincarné ? Toute la difficulté réside dans le fait qu’il faut disposer d’un minimum de savoir-faire et ne pas considérer que l’écrivain (« Hééécrivain », comme il l’écrit par ailleurs) se salit les mains à envisager les problématiques liées au référencement  de son site ou à s’astreindre à publier régulièrement sur ce média :

Combien d’auteurs nouvellement arrivés sur blog ou site se découragent faute de la masse critique suffisante, qu’on n’obtient – aurait dit Julien Gracq – qu’à l’ancienneté ? ou faute de disposer d’un minimum de savoir partagé sur la partie <head> de leurs pages, et ce qu’on doit y insérer pour un référencement transparent [17]  ?

L’outil technique et les langages informatiques, dans Tiers Livre, sont dès lors l’objet d’une poétique en creux qui rompt avec toute image de l’écrivain inspiré, sacralisé et détaché de toute matérialité : régler son instrument de travail, l’ordinateur, le traitement de texte est aussi nécessaire, pour François Bon, que pour le pianiste d’accorder son piano : « Et si le point de départ, c’était d’abord ce qui nous pousse à écrire ? Pour le musicien, sortir l’instrument de l’étui. Pour celui qui écrit : un logiciel, une machine [18]. » Ainsi peut-on lire, entre autres, une entrée intitulée « et vous, votre Mac, il carbure à quoi [19] ? » (16 août 2012 ) dans laquelle il  décrit, une par une, toutes les icônes qui composent son « bureau » à l’écran et l’usage qu’il fait de chacun de ces outils qui relèvent globalement de la multiplicité des gestes d’écriture et de lecture composant la « lettrure [20] » en régime numérique. Les commentaires des lecteurs font remonter des utilisations différentes, des compléments d’information et l’ensemble compose le portrait d’un auteur-artisan en prise avec le réel, qui ouvre son laboratoire tout autant que sa caisse à outils. En outre, Tiers Livre recèle de conseils techniques à l’adresse des divers profils de lecteurs du site que l’on suppose : chercheurs, auteurs, écrivains, artistes, métiers du livre, étudiants, etc. François Bon se pose ici encore en utilisateur réfléchi d’un ensemble d’outils d’écriture qui participent, en quelque sorte, dans l’environnement numérique de « l’accastillage du texte [21] » qu’évoquait Hubert Nyssen, à savoir tout le processus de toilettage, de mise en forme par lequel l’éditeur transforme le texte de l’auteur en livre. Car la particularité d’un dispositif comme Tiers Livre est aussi que le texte est déjà, sur le site, un objet spécifique, toiletté, éditorialisé par l’écrivain lui-même, fort de ses expériences d’éditeur – associées notamment à Publie.net.

Dès lors, les instruments d’écriture et de lecture que sont les architextes sont mis au centre du dispositif d’écriture et de publication lui-même, comme objets à améliorer, à penser, à mettre en perspective, mais aussi à incorporer dans l’oeuvre même, comme objets de poétique. Ouvrir le « capot » de l’ordinateur, de ses diverses couches informatiques et des logiciels qui interviennent dans l’activité d’un auteur, c’est aussi – et peut-être avant tout – mettre ces architextes et les discours marketing qui les accompagnent à distance : inviter les auteurs à maîtriser ces outils revient à désigner comme telles les stratégies des ingénieurs et commerciaux qui les construisent dans l’imaginaire social et à en formuler les enjeux politiques et idéologiques. D’autant que nombre d’outils d’écriture sont adressés d’un point de vue marketing explicitement aux écrivains en leur promettant une créativité renouvelée, en forgeant l’idée non plus d’un auteur-médium d’une inspiration extérieure, mais d’un médium-auteur, en somme d’une technologie garante d’inspiration [22]. On ne s’étonnera pas par conséquent que la photographie – au même titre que le contenu des articles sur Tiers Livre, en complément des romans de François Bon – vienne célébrer discrètement l’outil dans une série intitulée « Histoire de mes livres », et que le pied à coulisse de son père serve moins d’indicateur d’échelle que d’objet symbolique et biographique [23]. L’enjeu là est important dans la mesure où il contrebalance toute une tradition mythologique de l’écrivain pour lequel l’instrument d’écriture (plume, stylo, machine à écrire, ordinateur) peut éventuellement constituer un fétiche [24] quant au processus qu’il met en jeu, mais n’est pas l’adjuvant de l’inspiration.

Dans cette perspective, Tiers Livre est un dispositif performatif, un site porte voix et un atelier qui donne à voir l’écrivain outillé tout autant que l’écriture accastillée. François Bon y montre comment les outils prescrivent des formes spécifiques qu’il convient de maîtriser et qui sont d’autant plus prégnantes qu’elles sont peu ou prou invisibles et de surcroît naturalisées. Au cœur des processus d’industrialisation du texte qui caractérisent les médias informatisés et l’environnement numérique, c’est plus que jamais le portrait de l’écrivain comme artisan qu’il brosse. Mieux, la monstration et la mise à distance des outils devient dans cette approche une condition de l’auctorialité. S’affirme là, en tout état de cause, une posture d’auteur [25] forte, une identité auctoriale fondée sur l’exhibition et la mise à disposition des outils, l’ouverture de l’atelier et le rejet affirmé de l’image d’Epinal d’écrivain en chambre – il n’est que de songer aux multiples prises de position de l’auteur dans le champ éditorial, à son intense activité en ateliers d’écriture, à sa pratique de l’enseignement, etc.

Parallèlement à cette monstration de l’outil d’écriture sur Tiers Livre, il faut aborder à présent les modalités selon lesquelles l’écriture de l’outil architextuel est travaillée, de l’intérieur, par l’auteur. François Bon utilise en effet les formes propres à l’outil informatique pour composer des pages qui, visuellement et sémiotiquement se situent à la croisée de plusieurs cultures : celle héritée de l’imprimé, celle du livre et celle d’après le livre. Les pages de Tiers Livre donnent ainsi à voir une poétique formelle de l’outil numérique tout en affirmant une identité d’écrivain forte.

2. Le site comme jeu d’écritures ou le texte à la croisée des chemins

Le discours auctorial présent sur Tiers Livre assume, nous l’avons vu, une posture d’auteur qui défend la nécessité d’une compétence numérique pour les écrivains et de l’engagement plein dans un humanisme numérique. Qu’en est-il à présent de l’image du texte donné à lire : quelles formes, quels héritages se laissent saisir dans la matière textuelle ? L’écosystème visuel et graphique du site donne à voir nous semble-t-il en permanence une confrontation d’écritures variées : les formes textuelles issues de l’imprimé dansent avec les formes propres au numérique, tandis que les standards proposés par l’architexte sont soumis au travail de François Bon accastilleur. Tiers Livre constitue ainsi un texte d’écran polyphonique, complexe, feuilleté de diverses couches culturelles, dans lesquelles les énonciations et les écritures jouent, s’accordent ou rentrent en tension.

2.1. Jeu d’écritures entre le livre et son après, entre les cultures du texte

Spip est utilisé par de multiples internautes pour composer des pages web et offrir des contenus très divers. Cependant, une fois n’est pas coutume, l’architexte encapsule des formes qui correspondent à une certaine idée de la communication écrite et des pratiques de lecture des internautes. Où se situe dès lors la marque de l’écrivain dans ce type d’environnement logistique qui relève parfois trop du « moule à texte [26] », mais qui n’en demeure pas moins prégnante dans plusieurs des sites qu’il a créés ? N’y a-t-il pas en effet une forme commune perceptible à des sites comme Tiers Livre, Nerval.fr, Lovecraftmonument.com ?

2.1.1. Un site d’écrivain

S’il s’agit pour l’écrivain de s’emparer de ces outils d’écriture, de publication, de référencement et de visibilité pour défendre sa position et sa pratique littéraire dans un environnement complexe, on peut se demander dans quelle mesure l’approche d’un François Bon se distingue de celle d’ « auteurs » aux pratiques communicationnelles et médiatiques qui ne s’inscrivent pas nécessairement dans une visée esthétique ou littéraire. En d’autres termes, par rapport à une fonction-auteur dévoyée, généralisée à travers les blogs, les systèmes de gestion de contenu, et automatisée par les architextes eux-mêmes [27], qu’est-ce qui le signale, sur le plan sémiotique et visuel comme procédant d’un écrivain, dans l’énonciation éditoriale ? Étienne Candel et Gustavo Gomez-Mejia identifient deux marqueurs du livresque et de la littérature [28] sur le site : d’une part l’utilisation des italiques, qui renvoie à un usage de la langue que l’on peut qualifier de littéraire, reposant sur des « effets de sens » riches ; d’autre part le recours à une police à empattements pour le corps des articles (le Garamond notamment) qui s’inscrit dans les pratiques éditoriales classiques et lettrées. À l’inverse, on relèvera que la police sans serif (Museo Sans) utilisée notamment pour les titres, connote quant à elle davantage un environnement informatique et numérique. En creux de ces jeux typographiques s’affirme encore cette posture d’auteur assumant un héritage classique tout comme des engagements sans cesse renouvelés dans le contemporain de l’auteur et de ses fonctions.

À observer de près la mise en forme de chaque article, il convient d’évoquer deux indices supplémentaires qui concourent à le détacher discrètement et à le dégager de tout usage bureautique simplement trivial. En effet, le mince filet noir vertical qui sépare le texte des articles de la marge gauche (contenant des titres de rubriques) le signale comme espace textuel éditorialisé, renvoyant aux pratiques éditoriales d’organisation d’une maquette. Plus encore, il instaure une dynamique de lecture en relevant d’une forme de dispositio visuelle, pragmatique et procède des traditionnelles fonctions partitives et relatives du cadre [29]. Ensuite,  le fond d’écran de couleur légèrement rosée – en référence là encore aux pratiques éditoriales optimisant le contraste texte/caractères pour la lecture – manifeste une culture du texte, comme objet à accastiller pour le rendre lisible. En outre, cette couleur connote l’univers associé aux papiers nobles tels que ceux de la collection La Pléiade. Ces deux marqueurs créent ainsi un espace visuel de lecture qui renvoie à la page issue de l’histoire de l’imprimé tant la matérialité du texte ainsi mis en forme transfère « à l’écran […] la littérarité comme connotation [30] ». À travers cette mise en espace du texte, si discrète soit-elle, s’impose, une fois de plus l’énonciation éditoriale comme un élément majeur de l’énonciation auctoriale. On retrouve dans cette facture en définitive assez classique des articles qui composent le site une sobriété toute livresque, humaniste et littéraire, qui renvoie à l’épure du codex imprimé et à l’idée que le travail de l’écrivain se joue dans la page. Cette littérarité connotée à travers la mise en scène et la maquette de la  page-écran s’oppose à des formes plus tabulaires, plus fréquentes [31], et renvoyant davantage à des contenus informationnels et médiatiques.

2.1.2. L’hypertexte comme « grammaire narrative » pour l’écrivain

Pour autant, dès la page d’accueil se mêlent les cultures : celle-ci se donne apparemment à lire comme une maquette de presse, privilégiant les listes, organisée en rubriques et sous-rubriques et parcourue de bandes horizontales qui viennent scander la verticalité de la page et renforcer la sémiotique visuelle de l’organisation, sa raison graphique [32]. Or, à la scruter, on sent percer davantage la culture numérique et les pratiques qu’autorise l’hypertexte dans la mesure où celles-ci vont permettre à l’écrivain des associations, des rapprochements qui vont au-delà de la page perçue comme entité singulière. Cette écriture qui fonctionne comme chambre d’échos en creux de la page caractérise certaines pratiques d’écrivains, par opposition notamment aux usages massifs du blog comme simple dispositif éditorial d’empilement des articles [33]. Comme le rappelle Christian Vandendorpe :

Proust concevait son œuvre comme une cathédrale, soit un espace à trois dimensions où tous les éléments sont organiquement reliés et se répondent dans des symbolismes complexes. Fondamentalement, tout écrivain vise à créer dans l’esprit du lecteur un réseau – hypertextuel avant la lettre, où se répondent des dizaines, voire des milliers, d’éléments [34].

Ce réseau de correspondances constitutive de l’écriture littéraire trouve ainsi dans la technicité de l’hypertexte le moyen de favoriser des circulations inédites, voire de créer une littérature proprement numérique [35].

La matière même du contenu de la page d’accueil de Tiers Livre, les voies de traverse  ménagées déploient une organisation de l’hypertextualité, de la bifurcation, de la redondance aussi parfois. François Bon écrit à cet égard : « Pour qui fait d’un site Web son chantier principal d’écriture, la proposition de circulation qu’on y induit est un des éléments principaux de la grammaire narrative – et plus rien de linéaire comme dans l’ancienne « table des matières [36] ». La dimension tabulaire de la page d’accueil rentre ainsi en tension avec les chemins d’accès et de navigation prévus par l’auteur, sans cesse mouvants et réinventés. De fait, François Bon s’emploie à déjouer toute linéarité dans le processus de lecture :

Le site Web ne comporte pas en lui-même d’architecture, puisqu’à chaque moment on peut modifier son arborescence, réorganiser des rubriques, et qu’il ne se donne jamais en entier, n’ayant pas d’épaisseur. Il n’est lisible et il n’est forme qu’en tant que mouvement, circulation, navigation [37].

L’hypertexte devient donc l’outil d’une économie éditoriale et narrative qui conduit le lecteur à accepter de se perdre, non pas dans un dédale, mais dans un espace vivant qui favorise les échos en série et la sérendipité.

2.1.3. L’outil mis en abyme, la poétique de l’underscore et de la pipe

Si l’architexte organise et présuppose des formes spécifiques, l’identité visuelle des pages web créées par François Bon se singularise aussi par l’utilisation de certains signes typographiques dans des usages qui lui sont propres – même s’ils ont pu être repris ailleurs. En d’autres termes, l’énonciation auctoriale se laisse saisir, entre autres, à travers la formulation sémiotique des titres des articles qui font en effet intervenir deux types de signes que nous allons évoquer successivement.

D’abord, l’underscore, également appelé en typographie « tiret bas », est un caractère typographique introduit au départ sur les machines à écrire pour souligner les mots, en le plaçant par-dessus les caractères déjà tapés. Il est aussi souvent utilisé en informatique pour remplacer les espaces. Sur Tiers Livre, l’underscore est utilisé de plusieurs manières: il permet de relier les mots-clefs entre eux dans la liste de termes autorisant les recherches thématiques ; il est employé comme  puce  typographique pour identifier un titre d’article dans une liste d’éléments (voir doc. 1) ; il sert enfin à apparier, dans les sommaires, la vignette image avec le titre d’article afférent (voir doc. 2).

1

Doc. 1 – Utilisations de l’underscore et de la barre verticale sur les pages du Tiers Livre.

2

Doc. 2 – Poétique de la titraille, entre underscore et pipe.

Cette sémiotique de la titraille met ainsi en évidence les liens entretenus entre les éléments reliés (les mots-clefs entre eux, l’image et le titre), les rapports d’appartenance. Au sein d’un un site dense, foisonnant, vertigineux parfois, l’énonciation auctoriale réintroduit les jonctions et compose l’hypertexte pour que se donnent à voir, dès la page d’accueil, certains des jeux de correspondances aménagés par l’auteur. François Bon fait là encore la liaison entre des pratiques issues de l’imprimé – celles notamment d’un outil d’écriture associé au travail de l’écrivain, la machine à écrire – et les pratiques informatiques d’écriture, en perpétuelle innovation. Sur Tiers Livre, le tiret bas connote l’écriture numérique et la mise en relation, la circulation dans un texte feuilleté et vaste – celui du site dans toute sa complexité.

Ensuite, on peut relever l’utilisation de barres verticales pour séparer les grandes rubriques annoncées dans le coin gauche supérieur de la page d’accueil, mais aussi dans le libellé des titres des articles : la pipe reliant ainsi le fragment à la série à laquelle il appartient. Cette barre verticale, utilisée comme sur-rubrique, donc comme élément d’organisation visuelle et rhétorique de la page, renvoie également à l’écriture informatique et aux outils syntaxiques des développeurs.

Ces signes typographiques, détournés de leur fonction syntaxique dans le code informatique viennent habiter la page de l’auteur, hybridant des marqueurs forts de l’imprimé et d’autres modalités de textualisation. François Bon fait jouer ensemble les signes, les codes et les cultures auxquelles ils sont communément associés pour proposer un texte nourri de plusieurs écritures, un texte travaillé – de l’intérieur comme en surface – par des couches d’écriture et des médiations différentes, un texte fondamentalement dialogique. L’image du texte à l’écran livre ainsi une poétique polyphonie du signe typographique dans un jeu d’échos entre les imaginaires.

2.2. Jeux d’écritures entre l’architexte et la marque de l’écrivain

Comme outil de publication préformaté, tout architexte prescrit des formes graphiques, éditoriales, avec lesquelles l’auteur doit composer. Les pratiques les plus courantes des systèmes de gestion de contenus ne modifient guère les standards de l’architexte précisément parce que ces derniers permettent de publier des contenus assez simplement. Tiers Livre est un espace où cette négociation entre des formes prévues, standardisées et d’autres plus personnelles, se laisse saisir dans l’image du texte d’écran. De fait, ce jeu d’écritures apparaît aussi dans d’autres sites réalisés par François Bon (tels que Nerval.fr, Lovecraftunlimited, à travers une architecture similaire et éventuellement des usages typographiques communs), ou dans  des sites et collectifs proches de l’auteur tels que Remue.net, le site de l’écrivain Sébastien Rongier, etc. Cette tension entre prescription formelle de l’architexte et éditorialisation de l’auteur est particulièrement patente sur Tiers Livre à travers plusieurs éléments que nous allons envisager à présent.

2.2.1. Signature d’auteur vs signature d’article

Dans tout dispositif numérique de type CMS construit via des architextes, au bas de chaque article, on trouve généralement une mention systématique du nom ou du pseudonyme de l’auteur associé à une date de publication. Sur Tiers Livre, chaque « page » consacrée à un article est ainsi découpée, entre autres, en deux espaces distincts : celui du texte et celui dévolu à la signature. Située au dessous du texte, selon les protocoles rédactionnels classiques, le bloc signature vient clore l’article et se singulariser par sa mise en forme (un bloc à la typographie sans empattements, en italique, aligné sur la marge droite du texte), comme un élément du péritexte.

Dans une première formulation [38] de cet ensemble que forme la signature donc, sous chaque article du site, figuraient deux types d’énoncés complémentaires répartis sur quatre lignes qui illustraient bien cette mise en tension des écritures et des énonciations : la signature d’auteur et la signature d’article, la seconde intégrant la première (voir doc. 3).

Doc. 3 – Le bloc signature dans une première version.

La signature d’auteur, première ligne du bloc signature était exprimée ainsi: « écrit ou proposé par : _François Bon ». Ces deux parties de la mention étaient articulées par un tiret bas, qui précédait le nom « François Bon ».  Car « _ François Bon » n’est pas équivalent à « François Bon » : l’auteur du site est distingué de son identité civile, l’énonciation auctoriale ainsi séparée de toute autre forme de prise de parole. En d’autres termes, à travers ce choix de l’underscore dans la signature, c’est, en toute hypothèse, l’engagement de l’auteur comme responsable de son texte, comme construisant son ethos qui se donne à voir jusque dans le régime (typo)graphique. Le choix de ce signe cristallise l’ensemble d’une démarche originale, le tiret bas remplissant plusieurs fonctions. D’une part, il souligne le nom de l’auteur, au sens propre, comme dans les pratiques associées à la machine à écrire où le tiret bas était un caractère de soulignement. Par cette connotation d’insistance, cette saillance, il se donne comme signe d’autorité, au sens plein du terme. D’autre part, il lie le texte et son auteur : le tiret bas fait office de lien ici entre la fin de l’article et sa signature, l’un étant indissociable de l’autre. En somme, l’underscore attaché au nom sous la forme d’un préfixe exprime l’auctorialité en acte, et, corollairement, le travail de l’écrivain. Il connote dès lors l’espace de l’écriture, et il authentifie le texte – la signature envisagée en tant que preuve unique – comme relevant d’un travail d’écrivain.

Mais cette première formulation de la signature d’auteur a  désormais disparu, au profit d’une expression plus neutre, ou du moins dans laquelle tous les signes typographiques (les deux points, l’underscore) ont peu ou prou disparu : « écrit ou proposé par François Bon » (voir doc. 4).

4

Doc. 4 – La seconde version du bloc signature.

Toutefois, en soulignant que l’auteur de l’article peut être différent du propriétaire du site (« écrit ou proposé par »), François Bon inscrit sa pratique dans un collectif, dans un compagnonnage qui définit aussi son auctorialité par les antécédents auxquels il renvoie et par l’image d’auteur ainsi façonnée. Qu’il soit auteur ou non du texte donné à lire, François Bon assume ici soit une énonciation auctoriale, soit une énonciation éditoriale, soit un composite formé de ces deux aspects, qui ne font que renforcer son ethos et son autorité sur le plan textuel et symbolique.

Notons également que dans cette seconde version, le bloc signature est resserré sur trois lignes. Le travail formel ainsi accompli sur la signature accrédite toutefois l’hypothèse que l’ethos de l’auteur est bien en jeu ici, dans cette réécriture de la signature qui se donne à présent dans une sobriété qui, par l’histoire formelle qui la précède, n’en est pas moins nourrie et n’en exprime pas moins une posture forte. Mieux, comme acte performatif [39], la signature présente au bas de chaque article réaffirme la posture d’auctorialité de François Bon, par-delà les paramétrages techniques automatiques de l’architexte. Car dans cette seconde version, la formule d’auctorialité est associée aux formes et normes juridiques de la mise en circulation du texte par la liaison établie, à travers le tiret bas qui les relie, avec la licence Creative Commons à laquelle l’auteur rattache ses contenus (BY-NC-SA).

La suite de la signature d’article met également en valeur les composantes particulières de la rédaction et de la publication en régime numérique. Elle insiste d’abord sur la temporalité spécifique de l’écriture et de la publication en ligne dans la mesure où le contenu initial est éventuellement assorti par la suite d’ajouts eux-mêmes datés rappelant que le texte numérique d’écrivain se caractérise par son empilement éditorial et chronologique (une note est ajoutée au-dessus de l’article originel et se signale sur le plan sémiotique comme dépendante, comme fragment ajouté a posteriori). La dernière ligne de ce bloc signature met quant à lui l’accent sur le processus de lecture dans lequel s’inscrit toute écriture en ligne et, au-delà, toute lettrure [40]. En effet, la phrase « merci aux 401 visiteurs qui ont consacré 1 minute au moins à cette page » renvoie l’écriture-lecture à un processus fondamentalement vivant et social, mais aussi symbolique. L’auteur remercie ses lecteurs, comme pour rappeler que toute activité d’écriture porte en elle un pacte intrinsèque, un programme de lecture, une interpellation du lecteur à venir. En contexte numérique aussi, le lecteur désire [41] l’auteur d’un texte, lequel, par cette mention inscrit explicitement son activité sous le signe de l’échange. Mais le web est aussi un environnement dans lequel l’auteur connaît mieux les pratiques de lecture de ses lecteurs – fussent-ils des « visiteurs » – que dans le monde de l’imprimé, du moins sur le plan statistique, dans la mesure où il sait quelles pages sont consultées, en combien de temps, etc. La précision relative à la durée minimale de lecture (« au moins une minute ») se situe précisément à rebours d’un imaginaire marketing et commercial de la navigation sur le web qui privilégie la captation immédiate, les taux de clics et de conversion. L’écriture-lecture proposée par François Bon avec Tiers Livre ne procède pas de cette approche et la lettrure se rapporte davantage à une perspective humaniste qu’à une logique métrique. Du reste, le bouton figurant au-dessous du bloc signature et relayant son activité sur Twitter par la mention « suivre @fbon » et l’espace dédié aux messages des lecteurs confirment l’idée que l’auteur agit bien « selon une expectative sociale, une économie entretenue conjointement par l’auteur et ses lecteurs [42]». En d’autres termes, si le processus d’auctorialité est inscrit en creux de la page et réaffirmé à travers les différents signes que nous venons d’évoquer, François Bon souligne également l’économie scripturaire [43] dans laquelle il situe sa démarche à travers Tiers Livre et par conséquent la distribution des rôles dans le cadre du processus de constitution du texte. Sous les formes s’ancrent en effet les énonciations, les interactions et les postures.

2.2.2. Les marques de l’intervention de l’auteur dans l’architexte

D’autres pratiques d’intervention de l’auteur sont observables, notamment dans la marge droite de l’écran (voir doc. 5), qui peut être appréhendée comme un espace textuel de maillage entre l’énonciation proprement auctoriale et l’énonciation plus largement éditoriale et architextuelle. Se donne à lire, particulièrement, dans cet espace marginal, un concentré de la dialectique – ou de la tension – existant entre une logique d’écriture culturelle et une logique d’écriture formelle [44], qui se traduit à la surface de l’écran par un « mixage » ou une hybridation décuplée entre ces deux univers.

Oriane Deseilligny_TiersLivre_Illustration 5bis

Doc. 5 – La marge à droite de l’article, partie supérieure.

Cette marge droite est composée de quatre espaces formels renvoyant à quatre rubriques caractéristiques des architextes, et singulièrement des blogs. De haut en bas, on peut identifier d’abord un espace dédié aux « articles les plus récents », selon une formule linguistique figée dans les CMS, à laquelle succèdent une rubrique listant les commentaires des lecteurs puis une liste de mots-clefs et enfin les icônes des marques propriétaires, signes-passeurs activant l’insertion dans des réseaux sociotechniques notamment (Twitter, google +, Facebook, etc.).

Dans cette verticalité de l’espace marginal, se donne à voir un jeu d’écritures entre le rubricage prévu par l’architexte dans des formes standardisées – qui incluent également les « petites formes [45]» qui composent la grammaire des dispositifs d’éditorialisation – et l’empreinte de l’auteur François Bon dans la dénomination des espaces et leur saillance à l’écran. L’auteur y intervient pour signaler visuellement et sémiotiquement la nouveauté et le travail de l’énonciation auctoriale dans l’écriture formelle et informatique. L’architexte est travaillé par l’auteur, médiateur de son propre travail sur le web, qui ajoute à l’énonciation architextuelle sa marque en réglant les paramètres d’affichage et en dénommant les contenus à sa façon. Si la rubrique supérieure « les plus récents » s’inscrit dans un libellé très standardisé, celle renvoyant aux commentaires des lecteurs est plus originale dans sa mise en œuvre [46]. En l’intitulant « vous participez », François Bon s’inscrit peu ou prou dans une autre culture – sinon une idéologie, celle de la « participation », du « participativisme [47] ». Elle a trait aussi plus spécifiquement aux modalités d’échange entre l’écrivain et ses lecteurs, à une forme de délégation d’énonciation et au régime d’abonnement payant par lequel certains lecteurs accèdent à des contenus supplémentaires [48]. Enchâssée entre les articles de l’auteur et les mots-clefs favorisant la circulation dans les contenus du site, cette rubrique marginale donne la voix aux lecteurs, accueille leur énonciation dans un jeu d’encadrement éditorial – puisque c’est toujours l’espace auctorial qui recueille la parole du lecteur. Dans ces conditions, l’énonciation lectorielle telle qu’elle est encadrée par l’auctorialité relève de ce régime d’auctorialité spécifique que met en œuvre François Bon dans le Tiers Livre.

Signalons ensuite une dernière réécriture des petites formes prévues par les dispositifs architextuels : les icônes des marques propriétaires qui invitent à le « suivre » sur les différents logiciels de réseaux sociaux (tumblr, Del.icio.us, Linkedin, Twitter, Wikio, etc) sont passées au filtre de l’auteur: elles sont rendues opaques, de taille minimale pour être reconnues mais pour ne pas non plus prendre le pas sur le texte d’auteur, sur l’oeuvre. Leur visibilité est paramétrée, elle affleure à la surface du texte comme pour suggérer qu’elles n’en sont pas constitutives, qu’elles relèvent de cette écriture formelle évoquée par Jean Davallon, de ces formes nomades normalisées et industrialisées [49] convoquées de site en site qui sont mises en texte dans l’espace d’un écran.

Il y aurait assurément d’autres éléments attestant du travail sur l’architexte réalisé par l’auteur ; nombre d’entre eux interviennent sans doute dans l’écriture même des pages et du code, en amont de ce qui se laisse appréhender sur la surface de l’écran. Mais pour finir, focalisons-nous sur les éléments textuels qui instancient la « grammaire narrative » évoquée précédemment par François Bon. Ce dernier organise la circulation des lecteurs en rupture avec les formes classiques de navigation – du moins celles présentes dans de nombreux sites (menus déroulants, onglets, etc.). Il privilégie en effet le voisinage des articles et la circulation thématique via les index et les mots-clefs en s’adressant dans une première version directement aux lecteurs : « Suivez les mots-clefs ! ».  Mais surtout, il introduit un surcroît de sérendipité dans le mode de navigation dans son site avec la mention « Au petit bonheur des mots-clefs » (voir doc. 6).

Oriane Deseilligny_TiersLivre_Illustration 6

Doc. 6 – La marge à droite de l’article, partie inférieure.

Si la pratique d’Internet est déjà gouvernée par le fait de trouver quelque chose qu’on ne cherche pas, François Bon joue avec cette modalité dans la grammaire qu’il installe sur le site. Il programme du « hasard » pour la circulation du lecteur, il en fait même un sens de lecture pour un lecteur, une valeur constitutive de son image d’auteur.

Conclusion

Tiers livre illustre bien la rencontre entre des formes issues des architextes, obéissant à des « traitements purement logistiques et logiques [50] » et des formes « sociales et signifiantes ». Par ses évolutions incessantes, le site donne à voir les processus que sont avant tout ces écritures – leur dimension évolutive, les altérations, reprises et hybridations qui en caractérisent la circulation dans l’espace social. Dans la dialectique entre écriture formelle et écriture culturelle qui se joue sur le terrain du texte numérique, un auteur comme François Bon, qui prend en charge une partie de la dimension éditoriale et interroge les formes de l’intérieur, forge de fait un ethos d’auteur riche et complexe. François Bon assume une mise en œuvre d’un certain régime d’auctorialité – un humanisme renouvelé – dans un environnement technique caractérisé par « l’allongement des médiations [51] », c’est-à-dire la complexification de l’intrication et de la négociation permanente entre les différents acteurs de la textualité numérique, leurs pratiques, leurs logiques et leurs cultures. Ses manières de faire le texte numérique sont mises en discours et incarnées sur Tiers Livre dans une matérialité numérique feuilletée. Au pouvoir des formats et des prescripteurs informatiques, à leur apparente immédiateté, François Bon répond par une mise en lisibilité de leur naturalisation : il invite à se saisir des outils pour mieux les textualiser aussi avec leurs propres pratiques auctoriales. A côté des textes signés donnés à lire sur le site, son œuvre d’auteur se poursuit donc par l’utilisation de formes circulantes, triviales [52], stéréotypées réécrites à l’aune de ses engagements d’auteur, d’éditeur et de citoyen en contexte numérique.

Notes

[1] Voir l’article de Stéphane Bikialo et Martin Rass « Les espaces du site : fbon et le réseau » dans ce dossier.

[2] Nous renvoyons ici aux journées d’étude organisées par le GRIPIC (université Paris Sorbonne) et le RIRRA 21 (université Montpellier 3), les 14 juin et 12 septembre 2013 et intitulées « L’écrivain comme marque ».

[3] Yves Jeanneret, Y a-t-il (vraiment) des technologies de l’information et de la communication ?, Presses du Septentrion, 2000, p. 161.

[4] Sur la critique de la notion de dématérialisation, voir notamment Pascal Robert, « Critique de la dématérialisation », Communication & langages, 2004, nº 140, p. 55-68.

[5] François Bon, Après le livre, Éditions du Seuil, 2011, p. 13.

[6] Daniel Francis McKenzie, La Bibliographie et la sociologie des textes, préface de Roger Chartier, éditions du Cercle de la Librairie, 1991.

[7] Emmanuël Souchier, Yves Jeanneret, Joëlle Le Marec (dir)., Lire, écrire, récrire, Objets, signes et pratiques des médias informatisés, Éditions de la Bibliothèque Publique d’Information, « Études et recherche », 2003.

[8] Ibid.

[9] Emmanuël Souchier & Yves Jeanneret, « L’énonciation éditoriale dans les écrits d’écran », Communication & langages, nº145, 2005, p. 3-15.

[10] François Bon, op.cit., p. 20.

[11] Valérie Jeanne Perrier, « Des outils d’écriture aux pouvoirs exorbitants ? », Réseaux, vol. 3, n° 137, 2006, p. 97-131

[12] Tiers Livre, « Digression. Ce que serait le site d’une seule histoire. », article 3749.

[13] Emmanuël Souchier, « L’image du texte. Pour une théorie de l’énonciation éditoriale », Les Cahiers de médiologie, nº 6, 1998, p. 137-145 ; « Formes et pouvoirs de l’énonciation éditoriale », Communication & langages, nº 154, septembre 2007, p. 23-38.

[14] François Bon, Après le livre, op.cit., p. 13

[15] Id., p. 219.

[16] Milad Doueihi, Pour un humanisme numérique, Seuil, 2011.

[17] Tiers Livre, « Digression », art. cit., article 3749.

[18] François Bon, Après le livre, op. cit., p. 17.

[19] Tiers Livre, « et vous, votre Mac, il carbure à quoi ? », article 3052.

[20] Emmanuël Souchier, « La “lettrure” à l’écran. Lire & écrire au regard des médias informatisés », Communication & langages, nº 174, décembre 2012, p. 85-108.

[21] Hubert Nyssen, Du texte au livre, les avatars du sens, Nathan, 1993.

[22] Oriane Deseilligny & Caroline Angé, « L’écriture inspirée des homo viator contemporains », Communication & langages, nº174, décembre 2012, p. 45.

[23] Tiers Livre, « Histoire de mes livres, le sommaire », article 3688.

[24] Claire Bustarret, « Les Instruments d’écriture, de l’indice au symbole », Genesis, nº 10, 1996, p. 175-191.

[25] Jérôme Meizoz, « Ce que l’on fait dire au silence : posture, ethos, image d’auteur », Argumentation et analyse du discours, nº3, 2009, consulté le 29 septembre 2014. En ligne ici.

[26] Valérie Jeanne Perrier, art.cit.

[27] Nous renvoyons là notamment à l’idée de médium-auteur évoquée précédemment.

[28] Étienne Candel & Gustavo Gomez Mejia, « Écrire l’auteur : la pratique éditoriale comme construction socioculturelle de la littérarité des textes sur le Web », dans L’Auteur en réseau, les réseaux de l’auteur, Oriane  Deseilligny & Sylvie Ducas (dir.), Presses universitaires de Paris Ouest, « Orbis litterarum », 2013, p. 49-71.

[29] Annette Beguin-Verbrugge, Images en texte, images du texte. Dispositifs graphiques et communication écrite, Presses universitaires du Septentrion, « Information-communication », 2006.

[30] Id., p. 54.

[31] En cela, le site de François Bon évoque celui d’un autre écrivain, poète, Jean-Michel Maulpoix, qui a cherché à retrouver la sobriété du livre, en creux même de l’écran et de ses formes spécifiques (ici). Pour une première approche de ce site, voir : Oriane Deseilligny, « Maulpoix.net : dans l’intimité de l’écriture poétique », Genesis [En ligne], vol. 32, 2011. Mis en ligne le 24 juillet 2012, consulté le 07 octobre 2014. En ligne ici.

[32] Jack Goody, La Raison graphique. La domestication de la pensée sauvage, Éditions de Minuit, 1979.

[33] Voir l’article de Sébastien Rongier sur Tiers Livre, dans lequel il montre comment François Bon susbtitue la logique de l’arborescence à celle de l’empilement sur son site.

[34] Christian Vandendorpe, Du papyrus à l’hypertexte, Paris, La Découverte, 1999, p. 46.

[35] Jean Clément, « L’hypertexte de fiction, naissance d’un nouveau genre ? », dans Littérature et informatique : la littérature générée par ordinateur, Alain Vuillemin & Michel Lenoble (dir.), Artois Presses Université, Arras, 1995. En ligne ici.

[36] François Bon, op. cit., p. 265.

[37] Ibid.

[38] Il faut préciser que le protocole de signature d’article a évolué depuis que s’est tenu le colloque, en présence de l’auteur, en novembre 2013. Les remarques et hypothèses que nous avions formulées alors quant à une première disposition de ce que l’on peut appeler le « bloc » signature, dédoublée, ont sans doute été entendues par François Bon qui a revu le protocole global depuis. Il nous semble intéressant d’évoquer les modifications formelles apportées à la signature pour comprendre quels en sont les enjeux sur le plan de l’auctorialité. Nous proposons donc un ensemble d’hypothèses d’interprétations dans les lignes suivantes.

[39] Béatrice Fraenkel, « La signature : du signe à l’acte », Sociétés & Représentations, 2008/1 nº 25, p. 13-23.

[40] Emmanuël Souchier, « La « “lettrure” à l’écran. Lire & écrire au regard des médias informatisés », art.cit.

[41] Roland Barthes, Le Plaisir du texte, Seuil, 1973, p. 45-46.

[42] Étienne Candel, Gustavo Gomez Mejia, art. cit., p. 57.

[43] L’économie scripturaire renvoie ici à sa formalisation par Michel de Certeau dans L’Invention du quotidien. Arts de faire,  Gallimard, 1990, p. 1995 et suiv.

[44] Jean Davallon, « Conclusion », dans L’Économie des écritures sur le web, Jean Davallon (dir.), vol.1, Traces d’usages dans un corpus de sites de tourisme, Hermès/Lavoisier, 2012, p. 243-269.

[45] Étienne Candel, Valérie Jeanne-Perrier, Emmanuël Souchier, « Petites formes, grands desseins : d’une grammaire des énoncés éditoriaux à la standardisation des écritures », L’Économie des écritures sur le web. Vol.1, Traces d’usages dans un corpus de sites de tourisme, op.cit., p. 165-202.

[46] Notons du reste que les commentaires ne sont pas étiquetés comme tels, ce qui les réduirait à la glose d’un texte premier, mais sont explicitement désignés comme des « messages », le cas échéant, au dessous des articles. La dénomination là encore met l’accent sur le geste éditorial et auctorial qui préside à la rédaction d’un message et lui donne du sens en soi.

[47] Marie Desprès-Lonnet, Dominique Cotte, « La médiation en question(s) : de l’empilement au collapsus », L’économie des écritures sur le web, op. cit., p. 116.

[48] Notons que par leur abonnement, les lecteurs accèdent à l’espace « WIP », qui contient des ressources, dossiers et contenus inédits.

[49] Étienne Candel, Valérie Jeanne-Perrier, Emmanuël Souchier, « Petites formes, grands desseins : d’une grammaire des énoncés éditoriaux à la standardisation des écritures », art. cit.

[50] Yves Jeanneret, Critique de la trivialité, op. cit., p. 421.

[51] Jean Davallon, « Conclusion », dans Jean Davallon (dir.), L’Économie des écritures sur le web. Vol.1, Traces d’usages dans un corpus de sites de tourisme, art.cit.

[52] Nous renvoyons ici aux travaux d’Yves Jeanneret sur la trivialité des formes culturelles : Penser la trivialité. Volume 1: La vie triviale des êtres culturels, Éd. Hermès-Lavoisier, « Communication, médiation et construits sociaux », 2008 ; Critique de la trivialité. Les médiations de la communication, enjeu de pouvoir, éditions Non standard, « SIC Recherches en sciences de l’information et de la communication », 2014.

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Auteur 

Oriane Deseilligny est maître de conférences en Sciences de l’Information et de la Communication à l’IUT de Villetaneuse (université Paris Nord) depuis 2008. Après sa thèse consacrée à l’écriture de soi sur le web (2006), elle s’est intéressée aux blogs de voyage, aux skyblogs, et étudie plus largement, au sein du GRIPIC (Celsa – université Paris-Sorbonne), les métamorphoses des pratiques d’écriture ordinaires (blogs, recommandations, commentaires…) et littéraires en contexte numérique. À cet égard, elle a co-dirigé avec Sylvie Ducas la publication d’un ouvrage consacré aux recompositions de la figure de l’auteur et de l’écrivain sur Internet : L’Auteur en réseau, les réseaux de l’auteur, Presses universitaires de Paris Ouest, 2013. Ses derniers travaux portent sur les modalités de la présence sur le web d’écrivains français.

Copyright

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La fin du livre et la note de bas de page

Résumé

L’enjeu de cet article est de questionner les conditions qui devraient être réunies pour que l’on puisse annoncer la fin du livre. Il ne s’agit pas d’examiner les enjeux du développement du livre numérique ou de l’hypertexte, mais d’abord de revenir sur la manière dont Derrida a analysé l’idée du livre et élaboré l’idée d’écriture, afin de saisir dans quelle mesure le livre est le nom d’une exigence. Par la suite, afin d’apercevoir plus concrètement ce que devient un texte lorsque l’idée du livre, en lui, est mise à l’épreuve, nous proposons de prêter attention à La Reprise de Robbe-Grillet. Observer ce qui advient de la narration dans un texte qui s’efforce de rendre impossible la récollection du sens permettra surtout d’interroger la lecture. En particulier, il s’agira d’apercevoir que c’est le lecteur lui-même qui, pour autant qu’il tient au sens, met en jeu l’idée du livre.


This paper aims at questioning the conditions that should be met before the end of the book is to be announced. The point is not to examine the issues raised by the development of electronic books or of the hypertext; the first step is to pay attention to Derrida’s analysis of the the idea of ​​the book and to his elaboration of the idea of writing, so as to measure the extent to which the book is the name of a requirement. Subsequently, in order to examine more concretely what happens to a text when it challenges the idea of the book, I propose to pay attention to Robbe-Grillet’s novel, La Reprise. Observing what happens in a text that intents to make the recollection of meaning impossible will enable us to question, more particularly, the experience of reading. In particular, this paper aims at assessing that it is the reader himself, as long as he is driven by the project of determining a meaning, that involves, in his relation to the text, the idea of the book.


Texte intégral

Que devrait-il advenir pour que l’on puisse annoncer la fin du livre ? Et, d’abord, peut-on entendre, dans cette question, la seule disparition de ce que nous appelons, maintenant, le « livre-papier » ? Dans un entretien intitulé « “Le papier ou moi, vous savez… ” [1] », Derrida remarque que le papier délimite « une époque dans l’histoire de la technique et une époque dans l’histoire de l’humanité [2] ». Devons-nous aujourd’hui considérer que cette époque est close ou en voie de clôture ? La question est celle de savoir si nous pouvons penser le livre sans penser – en même temps, et même en creux – le papier. Penser le livre, aujourd’hui, c’est penser quelque chose qui ne possède pas comme propriété essentielle d’être imprimé sur des pages de papier. Mais, en parlant de « livre numérique », disons-nous quelque chose d’impossible ou sommes-nous en mesure d’apercevoir que le livre, essentiellement, ce n’est pas l’objet-livre comme livre de papier ? Si un livre numérique est tout autant un livre qu’un livre-papier, qu’est-ce qui fait la communauté de forme de ces deux objets ? En demandant ce qu’est le livre, en questionnant l’idée du livre, nous nous mettrons peut-être en mesure d’apercevoir ce que pourrait signifier la fin du livre.

Dans cet article, nous proposons tout d’abord de revenir sur la manière dont Derrida fait un thème de l’idée du livre pour penser, a contrario, l’écriture, avant de prêter attention à La Reprise de Robbe-Grillet, paru en 2001, pour y examiner l’usage des notes comme enjeu d’une tension entre l’idée du livre et l’écriture. À l’issue de ce parcours, nous pourrons demander à nouveau ce qui fait d’un livre un livre : ce qui accorde à un texte la forme du livre.

1.    Le livre et son idée

1.1. L’idée du livre et le discours

Dans les premiers ouvrages de Derrida, le thème de la fin du livre se joue à l’intérieur d’un problème, qui articule, à une réflexion sur l’idée du livre, la formation de la notion d’écriture. Donner à penser « la fin du livre et l’avènement de l’écriture [3] » – comme le propose le titre du premier chapitre de De la grammatologie –, cela ne consiste pas immédiatement à annoncer la disparition d’un certain support pour les textes. Il ne s’agit pas non plus de penser exclusivement le passage d’un régime de discours à un autre, donc de penser une nouvelle manière de tramer des textes. Bien plus, l’enjeu est de rendre pensable cela que le livre a toujours-déjà recouvert l’écriture en même temps que l’écriture a toujours-déjà travaillé le livre. L’enjeu est d’apercevoir que la tension entre idée du livre et travail de l’écriture est à l’œuvre dans tous les textes que nous rencontrons.

En quoi, alors, consiste l’idée du livre ?

L’idée du livre, c’est l’idée d’une totalité, finie ou infinie, du signifiant : cette totalité du signifiant ne peut être ce qu’elle est, une totalité, que si une totalité constituée du signifié lui préexiste, surveille son inscription et ses signes, en est indépendante dans son idéalité [4].

L’idée du livre ne renvoie donc pas immédiatement au livre-objet, au codex, mais au texte. Elle est l’idée du texte comme totalité, idée d’un discours clos, achevé. Plus précisément, elle est l’idée de l’inscription complète, sans faille et sans reste, d’un contenu de pensée, d’un signifié pleinement constitué. En disant ce dernier « idéalité », il s’agit pour Derrida d’indiquer la préséance du contenu constitué sur son inscription, en même temps qu’il s’agit d’affirmer que, selon l’idée du livre, l’écriture ne se pense pas elle-même comme constitution du sens, mais comme plate inscription. Le sens, selon l’idée du livre, constitué avant son inscription, la précède : il est pleinement actuel ou disponible avant sa manifestation, sa lisibilité dans la forme du texte. L’idée du livre, donc, c’est l’idée d’un texte qui accueille, en deçà de toute production de sens, une idéalité elle-même indépendante, dans sa constitution, de l’écriture : idée, donc, d’une pensée pleine, pensée sans travail, que les mots recueilleraient sans jamais la provoquer.

Si l’idée du livre, dit, en fait, ce que doit être un texte, elle invite à une certaine modalité de l’écriture en la présentant, indissociablement, comme possible. L’idée du livre, comme idée d’un texte cohérent et achevé, d’un tout organisé de signifiants par lequel devient accessible un signifié, un sens lui-même unitaire et cohérent, sans reste ni lacunes, est ainsi, indissociablement, idée d’une « bonne écriture » :

La bonne écriture a […] toujours été comprise. […] Comprise, donc, à l’intérieur d’une totalité et enveloppée dans un volume ou un livre [5].

Pourtant, l’écriture, bonne ou mauvaise, c’est aussi toujours l’espace dans lequel un sens, parce qu’il est inscrit, ne se donne pas d’un coup. L’écriture dit la temporalité ou le processus, tant du côté de l’inscription que de la lecture. La « bonne écriture », dès lors, si elle doit faire tenir le sens, doit aussi faire tenir sa temporalité. En cela, elle ne signifie pas seulement unité et cohérence, mais aussi linéarité. Le livre comme idée, « idée d’une totalité », est tout autant idée d’un parcours balisé, ré-effectuable à loisir. Derrida insiste sur ce point, en notant que l’idée du livre se confond avec ce qu’il nomme un « modèle épique [6] » d’écriture et de lecture. Pour posséder un sens univoque et cohérent, parfaitement ressaisissable, le texte conforme à l’idée du livre, ou à la loi de la bonne écriture – de l’écriture disciplinée par l’idée du livre – doit se déployer selon une ligne. Le développement du sens, son exposition progressive dans le texte devant se jouer, alors, comme succession d’étapes, arguments ou péripéties, qui s’enchaînent jusqu’à leur résolution.

Dès lors, la bonne écriture ou l’écriture selon l’idée du livre c’est, in fine, une certaine conception du discours calquée sur la parole vive. Comme le souligne Christian Vandendorpe, dans Du papyrus à l’hypertexte, suivant en cela Derrida, l’idée du livre, c’est d’abord l’idée d’une inscription de la parole [7]. Or, l’auditeur d’un discours n’a jamais d’autre choix que de suivre le discours proposé par l’autre à mesure de sa profération, de telle sorte qu’il doit se soumettre à l’autorité de celui qui parle, se modeler selon la contrainte de son discours. L’idée du livre, au regard de cela, ou l’idée de la « bonne écriture », comme inscription linéaire du discours, c’est l’idée, donc, d’un discours qui se tient et qui possède une cohérence endogène, à laquelle quiconque viendra à lui pourra accéder, à laquelle, aussi, quiconque viendra à lui sera invité à se soumettre. Le livre ou la bonne écriture sont pensés en miroir d’un dehors – la parole – qui, pourtant, sera à même de s’installer au cœur de l’écriture pour lui donner sa loi. Il faut donc d’abord définir l’écriture, le langage dans son effectuation graphique, comme l’autre de la parole vive (comme cela se joue dans le Phèdre de Platon) pour concevoir de faire des modalités de la parole ce qui s’impose, comme une loi, à l’écriture. Geste qui permet alors un partage : celui de la bonne et de la mauvaise écriture, de l’écriture qui mime la parole, son apparente linéarité et son attribution, apparemment aisée, à un orateur identifiable, et d’une écriture qui jouerait un autre jeu.

Dans l’approche que propose Derrida, l’idée du livre n’est donc pas tant problématisée pour déterminer ce qu’est le livre que pour apercevoir comment nous pensons ce qu’est un texte – un bon texte. L’idée du livre dit moins ce qui est que ce qui est prescrit, et nous fait entrer dans l’espace des textes comme espace normé et hiérarchisé, tenu par la question de la valeur et de la loi. Parler de prescription, c’est en effet insister sur cela que l’idée s’entend en deux sens toujours conjoints : l’idée est duplice. D’une part, parler d’idée, c’est parler d’une idéalité, c’est-à-dire d’une institution de sens qui opère un décrochage eu égard aux livres ou textes réels, existants, pour penser le livre lui-même, comme hors de ses exemples ou indépendamment d’eux. Cependant, si l’idée, ici, ne dit pas ce qui est, elle procède à une idéalisation de l’écriture, qui ne peut jamais être rencontrée, dans la réalité, sans mélange. Nous sommes convoqués à penser, alors, qu’il y a seulement quelque chose du livre dans les livres – mais pas seulement. Ce qui signifie immédiatement que la « bonne écriture », l’écriture selon l’idée du livre, est elle-même une idée en ce sens-là. Néanmoins, il n’est pas question d’identifier cette idéalisation à une illusion. C’est ainsi que, d’autre part, l’idéalisation, qui médiatise la rencontre avec le singulier, est opérante ; elle travaille nos pratiques d’écriture comme de lecture. L’idée du livre, pour autant qu’elle est une idéalisation, est aussi une idée directrice : rencontrer le texte, à lire ou à écrire, selon l’idée du livre, c’est l’aborder avec certaines attentes, nourrir un certain projet, bref, c’est venir aux livres en étant soi-même informé d’une certaine manière par l’idée. L’idée, ainsi, est instituante de pratiques : elle invite à une pratique de la pensée – de l’écriture – placée sous l’exigence de la cohérence, de la linéarité, de l’unité. Elle impose des limites.

Ce qui impose, immédiatement, de demander ce qui se trouve ainsi limité.

1.2. Commencement ou exhibition de l’écriture

Écrit-on ou lit-on exclusivement selon l’idée du livre ? Dans De la grammatologie, répondant à cette question, Derrida affirme que « l’idée du livre, qui renvoie toujours à une totalité naturelle, est profondément étrangère au sens de l’écriture [8] ». À l’idée du livre, il faudrait opposer le travail de l’écriture, qui ne désigne pas seulement ce qui résiste à l’idée ou ne parvient pas à y satisfaire – quelque chose comme une matière de l’écriture rétive à la forme imposée par l’idée du livre, un reste informe ou in-informable –, mais un contre-mouvement, une information contraire. Travail de l’écriture, alors, et non idée, parce qu’il s’agit là de penser et de ressaisir de ce qui se passe effectivement, dans les textes. L’écriture est le nom donné aux mouvements du sens qui se cherche, d’un sens qui n’est pas disponible par avance, avant le texte, mais se noue et ne cesse de se dénouer en lui, en même temps que ce sens n’est pas plus disponible après le texte, s’il ne se laisse pas fixer ou recueillir [9]. Tourner le regard vers l’écriture, c’est apercevoir, à même l’écriture et la lecture, la formation jamais pleinement accomplie d’un sens.

Ceci étant, parler de la fin de l’idée du livre, c’est-à-dire de l’amenuisement de sa dimension prescriptive, ce n’est pas immédiatement parler de la fin du livre comme livre-objet. Derrida souligne, dans L’écriture et la différence, que le volume, le codex, en même temps qu’il manifeste la clôture, manifeste tout autant l’épaisseur du sens ou sa profondeur [10]. La coexistence des pages, leur simultanéité dans le livre, manifeste précisément qu’il y a là espace et pas exclusivement ligne, et donc la place pour un autre jeu que celui de la bonne écriture. Le livre-objet, pour autant qu’il met en fonction l’idée du livre, est tout autant ce qui peut accueillir – parce qu’il l’accueille toujours déjà – le travail de l’écriture. Voire il faut qu’il y ait le livre-objet comme espace limité pour que la tension soit palpable et effective entre l’idée du livre et l’écriture. Derrida vise à mettre l’accent sur le texte, contenu dans les bornes matérielles d’un objet, comme lieu d’une tension sans repos entre l’idée du livre – idée d’un sens qui se tient ou qui s’harmonise, d’une œuvre achevée et identifiable – et l’écriture comme travail infini du sens qui ne se recueille jamais, ne se boucle jamais sur lui-même :

[…] aujourd’hui encore, c’est dans la forme du livre que se laissent tant bien que mal engainer de nouvelles écritures, qu’elles soient littéraires ou théoriques. Il s’agit d’ailleurs moins de confier à l’enveloppe du livre des écritures inédites que de lire enfin ce qui, dans les volumes, s’écrivait déjà entre les lignes [11].

Par la mention, ici, des « nouvelles écritures », ou des « écritures inédites », s’indique cependant un renversement, dans lequel l’écriture elle-même semble devenir une idée : l’idée d’une impossible récollection du sens qu’il s’agirait de manifester pour elle-même, en même temps que l’idée du livre ne peut qu’être maintenue par ce qui la sollicite comme son contraire. Ainsi, annoncer, comme le fait le titre du premier chapitre de De la grammatologie, « la fin du livre et le commencement de l’écriture », ce n’est pas annoncer la mort de l’idée du livre, l’abrogation de la loi, mais bien plus remarquer sa confirmation par ce qui mine de l’intérieur son application, et ainsi opérer subrepticement son renforcement. Parler du commencement de l’écriture, c’est donc bien plus parler d’un renversement de pouvoir, dans lequel il faut maintenir le pouvoir de la loi pour que sa subversion ait un sens. L’après du livre selon son idée, c’est le commencement du livre selon l’écriture, où la loi est reconduite dans le jeu qu’elle rend possible. Il s’agit désormais de jouer de l’autre côté de la tension : du côté de l’écriture, de l’ouverture, de la dissémination, en exhibant moins, dans le texte, un sens effectivement et définitivement produit que le travail du sens lui-même. Comme Derrida l’écrit, l’idée de la mort du livre

n’annonce sans doute (et d’une certaine manière depuis toujours) qu’une mort de la parole (d’une parole soi-disant pleine) et une nouvelle mutation dans l’histoire de l’écriture, dans l’histoire comme écriture [12].

Envisager l’idée du livre comme problème, en examinant les enjeux de la fin de cette idée comme directrice pour la pensée et la production des textes, c’est donc apercevoir une tension qui reste ouverte, celle où nous nous tenons pour produire du sens, dans l’inscription ou la lecture. Le passage du livre à l’écriture, le renversement de pouvoir, porte l’insistance sur le sens en train de se faire plus que sur le sens constitué, et porte l’accent, dans la pratique sur la pluralité des parcours que les textes rendent possibles. Ce renversement, pour autant, ne signifie pas un saut tel que nous serions, effectivement, dans l’après-livre.

L’enjeu est donc de prendre acte d’une tension qui se maintient, dans les pratiques d’écriture et de lecture. Nous proposons, ici, d’approcher cette tension dans un texte qui la rend manifeste : La Reprise de Robbe-Grillet, publié en 2001, qui, par sa pratique de la note, permet d’interroger la non-linéarité du discours, ses décrochages, tout autant que la discontinuité de la lecture qu’elle appelle. Si, comme l’écrit Derrida dans La dissémination, écrire veut dire « greffer [13] », c’est en prêtant attention aux greffes, à la duplicité d’un texte dont le corps déborde, que nous interrogerons encore la fin de l’idée du livre.

2. Usage littéraire de la note de bas de page : La Reprise

Que fait habituellement la note de bas de page, notamment dans son usage académique ?

Stricto sensu, le statut de la note infrapaginale implique une distribution dans l’espace normalisée, légalisée, et légitimée, une spatialisation qui crée des relations hiérarchiques : des relations d’autorité entre le texte dit principal, porteur des notes infrapaginales, qui se trouve placé au-dessus (à la fois dans l’espace et symboliquement) du texte des notes infrapaginales, qui se trouve, lui, plus bas, dans ce que l’on pourrait appeler une marge inférieure.[…] Bien entendu, – comme toujours dès qu’une loi, la loi, existe – toute tromperie, toute transgression, toute subversion devient possible […]. L’auteur du texte qui semble occuper la position principale et supérieure a le pouvoir d’inverser ou de renverser les positions lui-même, ou bien il peut lui-même être déplacé par l’annotateur et par le jeu de la note infrapaginale [14].

La note de bas de page est enjeu d’autorité. En elle s’inscrivent les références de l’auteur, la tradition sur laquelle il s’appuie : l’auteur, en note, tient son autorité à inscrire un discours de l’autorité de ceux qu’il a lus. Dans les pratiques académiques d’écriture, le corps du texte, déployant un raisonnement qui se veut cohérent, unitaire, progressif, pleinement suffisant, doit pourtant se doubler de notes dans lesquelles l’auteur peut intervenir pour reprendre son discours : nuancer une affirmation, envisager des hypothèses supplémentaires, des chemins qui bifurquent, anticiper une objection. La note, tout en étant ajout, greffe opérée sur le corps de texte, est en même temps le lieu où l’auteur intervient pour montrer qu’il tient les directions de sa pensée. Comme si celui-ci ne pouvait s’affirmer qu’à se dédoubler, ou qu’à redoubler son discours : il ne suffit pas d’inscrire un discours, il faut aussi le réfléchir, en note. De telle sorte que la note est le lieu d’un dialogisme érudit, mais aussi proprement théorique, celui d’une âme avec elle-même.

La note de bas de page est ainsi cette modalité de l’écriture qui manifeste l’ambivalence du texte, sa tension, non résolue, entre l’idée du livre et le travail de l’écriture. Elle manifeste l’impossible présentation linéaire de la pensée, son fonctionnement par bifurcations ou par reprises, dans l’inscription, sur la page, d’éléments tangents à ce qui s’y inscrit principalement. Mais, en même temps qu’elle développe marginalement un cheminement de pensée, pour lui éviter de venir rompre le fil qui, apparemment, se dévide dans le corps du texte, la note de bas de page, signalant la pratique non-linéaire de l’écriture et invitant à une pratique non-linéaire de la lecture, défait ce qu’elle tente de préserver.

2.1. Un corps coupé en deux, où la cicatrice se voit

Au premier abord, pour le lecteur assuré de se lancer dans un roman, La Reprise [15] met en scène une intrigue d’espionnage, dans le Berlin occupé par les Alliés, à la fin de la Seconde Guerre. Nous lisons le rapport de mission d’Henri Robin, qui se fait aussi appeler Ascher, Robin Wallon, etc. Si le narrateur possède des identités d’état-civil multiples, dans le texte, c’est lui qui parle et qui se pose, dans les premières pages, comme le foyer unique de l’énonciation.

Cependant, à la page 29, une première note intervient, qui ébranle la confiance jusque-là placée dans le texte. Dans cette note, le narrateur, Henri Robin, est désigné par un narrateur second, anonyme, comme non fiable. Le lecteur apprend qu’il ne lisait pas, simplement, un compte rendu, mais un rapport augmenté de notes, donc déjà lu et réécrit. Il découvre que le texte lu est un texte reprisé et que le texte originel est à jamais hors d’atteinte. Dès lors, dans le même mouvement où il apprend qu’un narrateur second lui met le texte, tel qu’il est, entre les mains, le lecteur se doit de considérer ce narrateur supplémentaire comme étant, sûrement, le responsable du texte, le dépositaire de l’autorité. Henri Robin se trouve, en un instant, destitué.

Dans la première note se dit ainsi qu’il y a une lutte de pouvoir entre deux narrateurs. Mais la violence de cette lutte est pleinement manifeste dans l’inscription des notes, à savoir dans la manière dont, graphiquement, elles prennent leur place dans un texte qui ne les appelle pas lui-même. Que le narrateur second n’intervienne pas pour être, seulement, une seconde voix, est visible dans la manière dont les notes de la Reprise ne respectent pas les règles habituelles de l’insertion de notes de bas de page.

1) L’appel de note, qui apparaît dans le texte principal, ne donne pas lieu à un renvoi de note, dans la marge basse, qui serait son décalque. Par exemple, à partir de l’appel de note, le lecteur trouve, après un trait de séparation, à la place d’un renvoi de note, l’inscription « Note 1 » [16].

2) De plus, si la note 1 peut d’abord faire croire que les notes seront bien des notes de bas de page, il apparaît, dès la note 2, que les ajouts interviennent, en fait, à l’intérieur du corps du texte [17]. Ce ne sont pas des ajouts en marge, mais des greffes à même le corps du texte, des reprises sur la trame, enflure, boursouflure. Comme le remarque Andreas Pfersmann, si « après la Seconde Guerre mondiale, l’écriture marginale redevient progressivement un phénomène massif [18] », à l’intérieur de ces usages littéraires de la note, La Reprise manifeste le plus radicalement la dimension usurpatrice de la note. Les notes 11 et 13 occupent en effet 38 pages, ou court-circuitent le texte principal pendant 38 pages. Le lecteur, ainsi, n’a pas, comme il l’a habituellement, le choix de lire ou ne pas lire les notes. Parce qu’elles sont inscrites dans la page et non en marge, le geste de ne pas les lire serait le même que celui de sauter une digression : ce ne serait pas s’en tenir au texte principal, mais paradoxalement, sauter un de ses développements, faire un saut dans la linéarité de ce qui est imprimé.

3) Les notes insérées dans le texte s’inscrivent, sur la page, dans la même police, selon la même taille : non seulement les notes ne sont pas tenues dans les marges, mais elles revendiquent aussi, graphiquement, la même importance, la même valeur que le texte qui semblait d’abord principal. Parce que le corps de la lettre des notes n’est pas moindre que le corps du texte principal, le texte ajouté intervient violemment dans le premier. Les notes, bien qu’elles se signalent comme ajouts, se donnent dans une apparence telle que rien ne les distingue, comme autre texte, du texte principal. Elles sont un reflet en miroir, un double – qui n’est distingué de l’original qu’à s’annoncer.

4) Les notes n’accueillent pas simplement des compléments, des commentaires, proposés par le narrateur second, mais aussi, pour certaines d’entre-elles, un récit concurrent des mêmes événements. Ainsi, le sens du texte principal se délite à mesure que les notes s’y greffent. Celles-ci n’ajoutent qu’en surface ; en fait, elles défont la cohérence. Elles font intervenir une voix contraire, un second narrateur qui fait sa place dans le texte de l’autre, envahit son corps pour mettre en question son récit. Second narrateur qui, nous l’apprendrons, dit être le jumeau ou le double du narrateur premier.

Dès lors, que lisons-nous ? Avons-nous affaire à deux textes, à deux corps suturés, où l’un ferait violence à l’autre, en s’y greffant tout en partageant avec lui la même apparence ? Ou les apparences indiquent-elles que nous avons bien affaire au même, à un seul texte, c’est-à-dire à un seul corps, seulement déchiré entre deux voix ?

2.2. Suture, dédoublement, ou duplicité ?

À rebours de l’effraction des premières notes, se signale l’étrangeté du texte, rapport doublé de l’inscription de sa lecture par un narrateur second. Le lecteur, pris entre deux narrateurs, entre un rapport et sa lecture, ne sait plus à qui faire confiance. Et il sait que l’original du texte, si l’on peut envisager qu’il ait existé, est à jamais perdu, du moins pour lui. Surtout, au moment où l’on ne sait plus à qui se fier, quelle voix écouter, c’est le sens qui échappe en même temps que l’intrigue est déplacée : ce qui se passe dans le compte rendu d’Henri Robin compte moins que ce qui se passe entre ce récit et sa reprise. Les notes, visant à provoquer la suspicion du lecteur à l’égard de celui auquel, d’abord, il pouvait faire confiance, font un accroc dans la trame, en même temps qu’elles se signalent comme autant de broderies parasitaires. Ajoutant du texte sur le texte, elles dédoublent son corps, le font éclater plus qu’elles ne le complètent. En cela, elles ne provoquent pas un déplacement de la confiance vers le narrateur second : celle-ci est irrémédiablement rompue.

Elle l’est d’autant plus lorsque, dans la note 3, le lecteur apprend que le narrateur second n’est pas seulement lecteur et correcteur du rapport écrit par Henri Robin, mais qu’il est lui-même acteur dans l’intrigue où ce dernier est placé, sans qu’il puisse soupçonner ses agissements. Le narrateur second se signale donc comme étant lui-même, très sûrement, un narrateur non fiable : son commentaire n’intervient peut-être pas tant pour rétablir la vérité que pour inscrire sa version des faits, reprendre l’autorité de la narration et manipuler le lecteur de la même manière qu’il manipule, sur le terrain, Henri Robin. Parce que les narrateurs sont tous deux, aussi, des personnages, dont les intérêts sont concurrents dans l’affaire d’espionnage qui les occupe, le lecteur ne peut se fier à personne. Condamné à une lecture paranoïaque, l’intrigue lui glisse entre les doigts parce qu’elle se dédouble, et la vérité se dérobe définitivement.

Ceci étant, pourquoi le narrateur second manifesterait-il ainsi qu’il ne possède pas le point de vue surplombant que le lecteur était prêt à lui accorder ? Pourquoi dire implicitement que le discours greffé n’est pas seulement interruption du discours premier, et reprise d’éléments à corriger, mais possible subreption ? Si le narrateur second a eu accès au rapport du narrateur premier, le lecteur ne peut tenir strictement pour acquis que celui-ci intervient dans le corps du texte et que l’autre intervient exclusivement dans les notes. Si le narrateur second a pu ajouter au texte, parce qu’il l’a eu en main après son écriture originelle, il a aussi pu le modifier de l’intérieur ou le caviarder. Son écriture pourrait essentiellement être duplice.

Plus inquiétant encore, dès le début de l’intrigue, avant l’intervention de la moindre note – donc avant que le lecteur ne sache avoir affaire à un texte reprisé –, Henri Robin dit être hanté par un double. Ce double, il dit l’apercevoir, dès le prologue du roman, dans le train qui le mène à Berlin et confie qu’il en est ainsi depuis son enfance. Plus tard, le lecteur apprendra – ou croira apprendre – que ce « double » n’est autre que le narrateur second, qui est en fait le jumeau d’Henri Robin : celui qui possède la même apparence, de même que les notes possèdent la même apparence que le discours d’Henri Robin. À ce point, le roman semble bien s’articuler fermement autour de la matrice du double : texte dédoublé ou corps double du texte, dédoublement du narrateur, du personnage, du lecteur scindé entre sa lecture et sa reprise incessante à l’aune des greffes qui reprennent le discours premier.

Cependant, les choses ne sont pas si simples. Si les notes peuvent laisser penser à un dédoublement, que la mention d’un jumeau expliciterait comme existence effective d’un double, d’autres éléments laissent penser que ce qui est en jeu serait plutôt de l’ordre d’un dédoublement du narrateur, pathologiquement coupé en deux. Dans la note 13, le narrateur second – donc peut-être le jumeau, le double – écrit la chose suivante :

Le récit de notre agent spécial psychotique devient tout à fait délirant, et nécessite une rédaction entièrement nouvelle, non plus seulement rectifiée sur quelques points de détail, mais reprise dans son ensemble d’une façon plus objective […].

Ici, de même que dans la note 3, la note se défait de l’intérieur : elle provoque l’effondrement du texte sur lequel elle se greffe et celui de son propre corps. La note 13, en effet, plus que d’inscrire un autre narrateur, un concurrent, laisse entendre que le narrateur premier, « psychotique », est délirant. Or, où placer la frontière du délire ? Le narrateur, s’il est délirant, pourrait tout autant délirer quand il dit apercevoir son double. Autrement dit, le jumeau en question, qui serait aussi l’auteur des notes, n’est-il qu’une projection délirante ? Faire cette hypothèse-là, c’est envisager, un instant, qu’Henri Robin aurait aussi bien pu, dans le délire, reprendre lui-même son compte rendu, pour faire intervenir les notes qui le désignent comme la victime d’un jumeau persécuteur ou pour s’observer du dehors comme un autre qu’il persécute. Le texte alors, ce corps greffé d’excroissances qui ne l’augmentent pas mais le trouent, manifesterait la folie d’une subjectivité qui ne se tient pas [19]. Dans le corps du texte, d’ailleurs – ou du moins, hors de notes rendues manifestes comme telles –, intervient la mention du « voyageur » : terme par lequel Henri Robin semble se désigner lui-même alors même que, dans le prologue, il l’avait réservé, apparemment, pour désigner son double. Si la typographie indique ainsi la frontière d’un texte premier et d’un texte second, d’une voix première et d’une autre voix, parce que le corps premier et le corps greffé sont en apparence indiscernables, il est possible qu’Henri Robin et son double soient le même : le même scindé de l’intérieur, le même pathologiquement coupé en deux. Seul le nom de « note » et les lignes de sutures indiquent en effet, dans le texte, la limite entre les corps, de même que seuls leurs noms distinguent lesdits jumeaux. Mais peut-on encore, ici, se fier aux mots ?

Si le narrateur est délirant, le lecteur, on l’aperçoit, le devient aussi. La machine que met en place Robbe-Grillet, interrompant le corps du texte de notes qui viennent reprendre tout autant que défaire le sens que le lecteur avait constitué, le plonge dans une inquiétude sans fond. S’il veut démêler le sens, il doit se méfier de tout ; s’il construit un sens qui se tient, ce sera seulement de manière folle. Le lecteur, qui est pris dans un texte ne se donnant pas comme le texte, comme un original intouché, mais comme un texte reprisé – sans que les coutures ne soient si visibles qu’elles ne veulent le signaler –, est pris dans l’écriture voire, bien plus, dans l’exhibition de l’écriture. Il est indissociablement forcé à effectuer une lecture réflexive qui, dans un délire spéculaire, se reprend sans cesse, s’examine, tente de se déjouer elle-même, de ne pas coïncider avec elle-même – au risque de tomber dans le piège d’un sens qui se tiendrait trop bien.

Il est manifeste ici que l’impossibilité de configurer un sens cohérent tient éminemment à l’impossibilité d’identifier la source du discours : il y a peut-être deux narrateurs, sans que l’on sache, dans cette hypothèse, lequel est fiable : Henri Robin est peut-être fou ; ou son frère, s’il existe, est peut-être un faussaire, inscrivant des notes qui ne rétablissent rien mais contaminent tout. Traverser ce roman nous laisse penser que c’est peut-être lorsque l’écriture s’exhibe comme telle qu’elle invite à la spéculation : forçant le lecteur à nouer le contrat de la prolifération du sens à partir d’un texte ou de sutures de textes dont la valeur de vérité est indécidable.

2.3. La fiction ou la fausse monnaie

Dans Donner le temps. 1. La fausse monnaie, Derrida lit « La fausse monnaie » de Baudelaire, comme le lieu proposé par le poète où les effets provoqués par la circulation de la fausse monnaie peuvent être observés : le narrateur, dont l’ami avoue avoir donné au mendiant une pièce fausse, multiplie les conjectures et hypothèses sur les intentions de son ami et les conséquences de ce geste. La monnaie, lorsqu’elle est dite fausse, met en mouvement la « fantaisie » du narrateur et l’incite à tirer « toutes les déductions possibles de toutes les hypothèses possibles »[20]. Certes, la fausse monnaie, la pièce fausse, est mise en circulation, mais la fausse monnaie circule, surtout, dans le discours : les spéculations du narrateur naissent de l’aveu – il a fallu dire qu’il y avait fausse monnaie – et donne lieu au récit du narrateur, et au commentaire de Derrida. Il est bien plus question, donc, de ce que fait au discours la fausse monnaie. Que se passe-t-il pour celui qui apprend qu’a été mis en circulation un simulacre ?

Dans La Reprise, lorsque la première note intervient, la confiance du lecteur dans la voix qui portait, jusque-là, la narration est rompue. Le récit se trouve ainsi soudainement articulé à une origine dédoublée : à qui, désormais, faire confiance, c’est-à-dire à quelle origine renvoyer le texte, c’est-à-dire, aussi, à qui se référer, sur qui s’appuyer pour constituer son sens ? Le lecteur doit-il prendre au mot le narrateur second, et douter de ce qu’il a lu, donc adopter ce point de vue-là pour s’orienter dans le texte et dans l’intrigue ? Ou doit-il se méfier du narrateur second, qui intervient ouvertement pour défaire la crédibilité du premier, et tenir la ligne qui s’était dessinée jusque-là ?

Si nous avons fait référence, ici, à la Fausse monnaie, et à la lecture qu’en propose Derrida, c’est parce que ce dernier souligne qu’il n’y a fausse monnaie que pour autant qu’elle est « prise pour de la vraie monnaie et pour cela doit se donner pour de la monnaie convenablement titrée [21] ». Or, dans La Reprise, si les notes visent bien à défaire la confiance du lecteur dans le narrateur premier, elles présupposent que cette confiance a déjà été donnée, c’est-à-dire que le texte lu jusque-là a bien été pris au mot, accueilli comme disant ce qui est. Surtout, les notes ne se jouent pas pleinement comme révélation qu’il y a eu, dans le texte soudainement devenu principal, exclusivement fausse monnaie, en même temps qu’elles peuvent être reçues comme la tentative de faire passer le vrai pour du faux. Il y a, sûrement, dans ce qui nous est donné à lire, de la fausse monnaie, mais on ne sait pas où : c’est-à-dire, précisément, qu’il y a de la fausse monnaie – suspicion de fausse monnaie – et que celle-ci déploie ses effets en invitant, in fine, le lecteur à multiplier les conjectures.

Dès lors que le discours se dédouble ou affiche sa duplicité, que le corps du texte se multiple ou est coupé en deux, la ligne de l’intrigue est brisée, en même temps que l’enjeu de suivre l’intrigue – qui pouvait faire l’intérêt premier de la lecture – est défait. Le texte apparaît soudainement comme un espace dans lequel circulent, sans que leurs places soient assignables, la vraie et la fausse monnaie. Si le lecteur n’est plus pris dans l’intrigue première, il est pris dans une intrigue seconde : celle de la lutte de pouvoir qui fait s’affronter les deux narrateurs indémêlable de l’intrigue de sa lecture. Par l’insertion des notes, c’est en effet autant l’écriture qui est réfléchie que la lecture qui est amenée à s’observer. Le lecteur est lui-même pris dans le jeu annoncé par le titre, par lequel il doit reprendre sa lecture et, ce faisant, douter de sa propre capacité à configurer le sens, si celui-ci se dérobe incessamment. De ce qu’il a compris, à quoi le lecteur peut-il encore tenir ? De ce qu’il a saisi jusque-là, que peut-il encore reprendre ? Le lecteur ne peut plus savoir si ce qu’il comprend, ce qu’il se donne comme sens, est valable ou alimente la circulation d’une fausse monnaie illocalisable. Plus que d’affirmer quoi que ce soit, plus que d’infirmer, simplement, les dires du narrateur premier, les notes ont l’efficace d’un geste qui ouvre à une lecture sans repos.

Le texte, par l’ajout de ces notes qui interviennent comme autant de greffes, déformant un texte originel jamais effectivement lu, donne trop à lire, en même temps que cet excès, au moment même où voue la lecture à l’échec, lui donne tout son poids et nourrit son mouvement. Là, le texte en tant que tel devient visible, comme ce piège tendu au lecteur dans la forme du livre, en même temps que l’intrigue et son fin mot sont à jamais hors d’atteinte. Jouer avec le livre, pour y inscrire autre chose que ce qui convient à son idée, soit celle d’un discours qui se déploie selon la ligne, c’est donc jouer avec la page dans sa spatialité. Et le récit devient alors illisible, si son sens échappe irrémédiablement au moment où le texte exhibe, pour reprendre les mots de Derrida sur la nouvelle de Baudelaire, « l’inaccessibilité d’un certain sens intentionnel, d’un certain vouloir-dire dans la conscience des personnages [22] ». Du narrateur ou de son frère, de ces doubles qui ne sont peut-être que le dédoublement schizoïde de l’un d’entre eux, nous ne saurons jamais qui parle et pour dire quoi.

3. Conclusion

3.1. Jouer avec l’idée du livre

Exhibant l’écriture, le roman de Robbe-Grillet se joue de l’idée du livre, comme totalité d’un sens ressaisissable, mais il ne peut le faire qu’en mettant en mouvement l’errance du sens dans des limites finies, celles d’un espace textuel clos [23]. Dans La Reprise, l’excès des notes à même le corps du texte manifeste la productivité de l’écriture, en même temps que celles-ci indiquent qu’il y a du sens qui circule illégitimement, du mensonge ou de la folie. L’enjeu, dès lors, ne peut plus consister, pour le lecteur, à se prendre à l’illusion romanesque que le texte premier semblait promettre, mais de prêter attention à l’indécidabilité du sens du texte, de ce corps éclaté ou excédentaire.

Ainsi, La Reprise, pastiche de roman policier, reprend au genre sa « particularité », telle qu’elle est définie par Pierre Bayard : « empêcher qu’une idée ne se forme [24] », empêcher « de penser » en permettant la prolifération des conjectures. Mais ce faisant, elle sollicite aussi le lecteur comme une enquête ou une énigme le sollicite : l’indécidabilité est fermement articulée à l’idée qu’il y a quelque chose comme la vérité. À la lecture du roman de Robbe-Grillet, le seul soupçon que le texte premier ait pu être caviardé, ou qu’il soit le lieu d’un discours mensonger, implique que le lecteur rétro-projette, dans un en deçà inaccessible, le texte vrai, un texte originel, un compte rendu véridique. Ce dernier, qu’il ne lira jamais, est nécessairement mis en fonction dans sa lecture si elle se joue comme lecture suspicieuse. En d’autres termes, l’idée du livre ou d’un texte qui ne trahit rien de ce qu’il dit est à l’œuvre et motive incessamment la reconfiguration du sens. Ce qui, d’ailleurs, est indiqué dès l’exergue du roman, par une citation de Kierkegaard :

Reprise et ressouvenir sont un même mouvement, mais dans des directions opposées ; car ce dont on a ressouvenir, cela a été : il s’agit donc d’une répétition tournée vers l’arrière ; alors que la reprise proprement dite serait un ressouvenir tourné vers l’avant.

Repriser le texte pour inviter le lecteur lui-même à la reprise, c’est rendre impossible la sédimentation du passé de la lecture, et remettre à chaque fois en mouvement ce qui a été lu, le retourner vers l’avant, en différant à jamais la promesse d’une élucidation. Robbe-Grillet, ainsi, laisse son lecteur à l’impossibilité d’accéder à un sens pleinement constitué, mais il ne peut le faire qu’en permettant une lecture qui se nourrit de l’idée du livre ou de l’idée de la vérité. L’écriture, ce faisant, met en fonction la loi.

Si nous apercevons, ici, comment penser, peut-être, la fin de l’idée du livre comme subversion de l’idée du livre, à même sa mise en fonction, en quoi pourrait consister la fin du livre ?

3.2. Peut-on penser la fin du livre ?

Comme le remarque C. Vandendorpe, même des textes fragmentaires, une fois réunis en un recueil, « ne peuvent plus être lus comme des morceaux détachés [25]  » : ce qui, dans le volume, est donné ensemble, ne peut plus être conçu comme juxtaposé, mais se laisse appréhender, inévitablement, comme configuré même si la saisie de la configuration échappe. Ou encore la forme matérielle du livre devient la forme par laquelle les textes sont articulés entre eux et participent d’une même entité. À remarquer cela, on cerne l’indistinction de l’idée du livre et de la forme matérielle du livre, de l’objet où elle s’installe. D’ailleurs, dans De la grammatologie, Derrida indique bien que l’idée du livre, ou de la bonne écriture, ne fait qu’un avec l’objet-livre, avec le volume qui comprend et enclot le texte et son sens dans des bornes et, ainsi, le recueille. Ce qui est une manière de dire que le livre est une manière d’être qui ne peut se déployer qu’à trouver un ancrage dans des formes matérielles. La forme de la pensée, dans l’écriture ou la lecture, requiert, pour s’accomplir, d’être en relation avec certains objets. Or, être en relation avec l’objet-livre, cela ne consiste plus nécessairement à tenir dans les mains un livre-papier. Dans l’entretien intitulé « Le papier ou moi, vous savez… », Derrida souligne que la fin du livre-papier, si elle devait advenir, ne signifierait pas pour autant la fin du livre – pour autant que son idée trouve à s’investir dans d’autres objets –, de même que la fin de l’idée du livre ne signifie pas la fin de la page. Comme il l’indique, la page est toujours déjà « écran [26] », ce qui signifie immédiatement que l’écran d’ordinateur est lui-même « hanté [27]  » par la page, par l’écran qui, d’abord, a été installé dans le livre-papier.

Penser la fin du livre impliquerait alors de penser, indissociablement, l’absence de l’idée du livre – et non sa subversion – en même temps que l’absence radicale de l’objet-livre ou de la page. En quoi pourrait consister une relation à l’écrit qui ne jouerait plus du tout selon la forme du livre ?

Dans le parcours tracé ici, poser ces questions, c’est tenter de concevoir un texte qui ne s’engendre plus dans la tension entre l’idée du livre et l’écriture : un texte, peut-être, qui serait pure écriture. Or, lorsqu’il parle de la lecture hypertextuelle, Christian Vandendorpe indique que, là, manque « le concept de livre [28] » .

Si le livre a d’emblée une fonction totalisante et vise à saturer un domaine de connaissance, l’hypertexte, au contraire, invite à la multiplication des hyperliens, dans une volonté de saturer les associations d’idées, de “faire tache d’huile” plutôt que de creuser, dans l’espoir de retenir un lecteur dont les intérêts sont mobiles et en dérive associative constante [29].

Le principe de l’hypertexte poussé à sa limite, ce serait la dissémination : dissémination sauvage, même plus reprise dans une forme qui, sans clore le sens, se proposerait de clore le lieu où le sens se cherche et pourra être cherché. L’hypertexte, qu’on a pu comparer à un « système généralisé d’appels de note [30] », devrait permettre l’errance du lecteur, d’association en association, de lien en lien, sans aucune succession tracée d’avance, sans que l’on sache où est l’appel et le renvoi, donc sans qu’aucune temporalité ne s’indique. Il faudrait penser à la fois la disparition du livre-objet, qu’il soit livre-papier ou numérique, soit la disparition d’un espace délimité, bordé, d’un lieu où est rassemblé ce qui doit être tenu ensemble pour qu’un sens soit recherché. Il faudrait penser, aussi, l’avènement d’une écriture qui ne se trame plus en tension avec l’idée du livre : écriture sans début ni fin, sans résolution, voire sans thème. Enfin, il faudrait penser l’avènement d’une lecture purement aventureuse, étrangère à l’information, même différée, d’un sens. Ainsi, in fine, pour penser la fin du livre, dans la perspective où nous l’avons interrogée ici, il faudrait parvenir à concevoir une pratique de l’hypertexte qui renonce au site dans les limites desquelles les textes sont mis en relation et rassemblés, en même temps qu’une pratique de la lecture qui, dans la dérive de ses associations, renonce à la simple configuration à rebours d’une cohérence. Soit une lecture dans laquelle le passé de la lecture ne serait plus repris comme passé pour être articulé à un certain sens en devenir.

 Notes

[1] Jacques Derrida et Daniel Bougnoux, « “Le papier ou moi, vous savez…” (nouvelles spéculations sur un luxe des pauvres) », Les Cahiers de médiologie, 1997/2, n°4, p. 33-57.

[2] Id., p. 33.

[3] Jacques Derrida, De la grammatologie, Paris, Éditions de Minuit, 1967, p. 15.

[4] Id., p. 30.

[5] Id., p. 30.

[6] Id., p. 130.

[7] Christian Vandendorpe, Du papyrus à l’hypertexte, Paris, La Découverte, 1999, p. 15 et p. 42.

[8] Jacques Derrida, De la grammatologie, op. cit., p. 30.

[9] Notons, à ce propos, que le « travail de l’écriture », cette notion proposée par Derrida, est à l’œuvre, tout autant, dans l’inscription d’un texte que dans sa lecture. Elle désigne bien le travail du sens.

[10] Jacques Derrida, L’Écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, p. 42.

[11] Jacques Derrida, De la grammatologie, op. cit., p. 35.

[12] Id., p. 18.

[13] Jacques Derrida, La Dissémination, Paris, Seuil, 1972, p. 431.

[14] Jacques Derrida, « Ceci n’est pas une note infrapaginale orale », La Licorne, XIX, 67, 2004, p. 8-9.

[15] Alain Robbe-Grillet, La Reprise, Paris, Éditions de Minuit, 2011.

[16] Id., p. 29.

[17] Id., p. 32.

[18] Andreas Pfersmann, Séditions infrapaginales : poétique historique de l’annotation littéraire (XVIIe-XXIe siècles), Genève, Droz, 2011, p. 336. Il renvoie notamment à « Doderer, Aragon, Beckett, Butor, Arno Schmidt, Nabokov, Roa Bastos, Robbe-Grillet, Alexander Kluge (né en 1932), Uwe Dick (né en 1942), Jean-Jacques Schuhl, David Foster Wallace (né en 1962), Jenny Bouilly (née en 1976), Chamoiseau ou… San Antonio. »

[19] Dans le cours de la lecture, le fil principal semble néanmoins demeurer celui du narrateur premier. Cela est peut-être dû au fait qu’il s’agit là de la première voix que le lecteur a rencontrée, à laquelle il continuerait de tenir comme à un point fixe dans un monde de plus en plus inquiétant, ou à une affinité de situation, si lecteur et narrateur premier sont en danger d’être floués par le narrateur second – pour autant que les deux narrateurs renvoient bien à deux personnes.

[20] C. Baudelaire, La fausse monnaie, cité par J. Derrida, Donner le temps. 1. La fausse monnaie, Paris, Galilée, 1991, p. 48.

[21] Id., p. 110.

[22] Id., p. 193.

[23] Dès lors, l’écriture comme la lecture peuvent être interrogées au regard de cette tension, qui désigne le livre comme enjeu d’un conflit qui rend le texte possible. Le texte achevé, l’ouvrage, ne peut advenir que si l’écriture a rencontré l’idée du livre, d’un texte qui accepte de se tenir dans les limites d’une première et d’une quatrième de couverture.

[24] Pierre Bayard, Qui a tué Roger Ackroyd ?, Paris, Éditions de Minuit, 1998, p. 45.

[25] Christian Vandendorpe, Du papyrus à l’hypertexte, op. cit., p. 241.

[26] J. Derrida et D. Bougnoux, « Le papier ou moi, vous savez… », art. cit., p. 37.

[27] Id., p. 38 : « L’ordre de la page, fût-ce au titre de la survivance, prolongera donc la survie du papier – bien au-delà de sa disparition ou de son retrait. Je préfère toujours dire son retrait ; car celui-ci peut marquer la limite d’une hégémonie structurelle, voire structurante, modélisante, sans qu’il y ait là une mort du papier, seulement une réduction. »

[28] C. Vandendorpe, Du papyrus à l’hypertexte, op. cit., p. 241.

[29] Id., p. 10.

[30] Id., p. 167.

Bibliographie

BAYARD Pierre, Qui a tué Roger Ackroyd ?, Paris, Éditions de Minuit, 1998.

DERRIDA Jacques, De la grammatologie, Paris, Éditions de Minuit, 1967.

—, L’Écriture et la différence, Paris, Le Seuil, 1967.

—,  La Dissémination, Paris, Le Seuil, 1972.

—, Donner le temps. 1. La fausse monnaie, Paris, Galilée, 1991.

—, « “Le papier ou moi, vous savez…” (nouvelles spéculations sur un luxe des pauvres) », Les Cahiers de médiologie, 1997/2, n°4, p. 33-57.

—, « Ceci n’est pas une note infrapaginale orale », La Licorne, xix, 67, 2004, p. 7-20.

PFERSMANN Andréas, Séditions infrapaginales : poétique historique de l’annotation littéraire (xviie-xxie siècles), Genève, Droz, 2011.

ROBBE-GRILLET Alain, La Reprise, Paris, Éditions de Minuit, 2011.

VANDENDORPE Christian, Du papyrus à l’hypertexte, Paris, La Découverte, 1999.

Auteur

Anne Coignard est ATER au département de Philosophie de l’Université Toulouse Jean-Jaurès, Docteur de l’École Polytechnique spécialité Humanités et Sciences sociales (Philosophie). Elle est membre de l’Équipe de Recherche sur les Rationalités Philosophiques et les Savoirs (ERRaPhiS). Elle travaille sur la phénoménologie française contemporaine, sur la didactique de la lecture.