Tiers Livre : entre auctorialité et architextualité, jeux d’écritures en régime numérique

Résumé


Le site Tiers Livre est analysé du point de vue de la sémiotique des écrits d’écran. L’étude permet de mettre en évidence les jeux de correspondance, d’échos et de tension qui caractérisent les relations entre écriture formelle et écriture culturelle dans le site. L’ethos d’auteur est en effet mis en texte dans Tiers Livre à travers une importance particulière accordée à la question des outils et dispositifs techniques de l’écriture en régime numérique, à travers les invites et engagements de l’auteur dans ses articles, et enfin à travers ses manières de faire les textes qu’il donne à lire, dans le rapport entretenu entre les formes prescrites par l’architexte et les modalités avec lesquelles il se les approprie et les travaille. Tiers Livre est ainsi appréhendé comme un espace de déploiement d’un ethos d’auteur humaniste renouvelé dans le contexte numérique.

In this paper, we analyse the website Tiers Livre through a semiotical point of view. We underline the correspondences, echos and tensions that caracterize the relationships between formal and cultural writings in this website. The way tools and technical devices are at the heart of the study of the author, the way François Bon adresses his public and commits in his blog lead us to describe the author’s ethos. The way his texts are written in his blog is analysed in depth as they reveal the tension between the architext and the way the author appropriates it. We consider Tiers Livre as a website in which the ethos of a humanistic author is renewed.

 


Texte intégral

Créé dès 1997, soit dans ce qui a constitué une première période de l’histoire d’Internet – bien avant l’ère des blogs et des outils facilitant la publication en ligne – le site personnel de François Bon a été l’un des premiers sites d’écrivains sur le web. En plus de quinze années d’existence, il a beaucoup évolué [1], s’est diversifié, s’est étendu en volume comme dans son projet. Espace multimédiatique, à la fois atelier, laboratoire, « web magazine » et journal, Tiers Livre constitue une expérience polygraphique singulière et unique. Comme dispositif pluriel d’écritures et de lectures, donnant à lire, à écouter, à regarder, Tiers Livre offre notamment une posture d’auteur engagé dans une réflexion profonde sur les mutations de l’écrit en régime numérique et sur les outils qui en composent le paysage – du moins est-ce là l’approche que nous développerons ici. Le site illustre pleinement l’idée d’une écriture littéraire qui bascule, d’une culture scripturaire qui, dans l’environnement numérique se construit à partir des formes anciennes et cherche parallèlement l’innovation formelle et esthétique. D’un point de vue sémiotique, Tiers Livre apparaît en effet comme un mélange de couches sédimentées, un feuilletage culturel de formes et de signes issus d’une part de l’histoire du livre et de l’écrit, et d’autre part de propositions qui auscultent toutes les formes en devenir, qui en sont l’avant-garde tout autant que des manifestations de la distanciation avec laquelle il convient, pour François Bon, de les envisager.

Nous aborderons ainsi le site en tant que matière textuelle à appréhender, par les frottements, les altérations et les échos qui en travaillent les formes, en proposant ici des hypothèses de lecture. Nous focaliserons d’abord notre attention sur la dimension performative du dispositif, en ce que ce dernier  illustre pleinement la réflexion d’un écrivain-éditeur in medias res, sur les mutations associées au numérique. Le site est un espace de mise en forme et de mise en scène de ces questionnements toujours repris à nouveaux frais, dans lequel François Bon place l’outil d’écriture au cœur de sa poétique et de son discours. Dans un second temps, nous analyserons la manière dont le site donne à voir un jeu d’écritures entre celles qui procèdent des outils techniques et des choix d’ingénierie informatique qui le soutiennent et  celles qui relèvent de l’ethos numérique d’un écrivain : le texte d’écran se donne à voir en effet, dans le site, comme un espace de danse formelle, de négociation entre les formes prévues par l’architexte et celles qui procèdent d’une marque « François Bon [2] ».

La textualité que le site de François Bon donne à appréhender d’un point de vue formel, logistique, sémiotique, communicationnel est ainsi pleinement nourrie d’une réflexion sur ce qui fait texte à l’heure des pratiques massives de publication en ligne, des outils d’écriture et de lecture industrialisés, et des jeux de tensions entre des cultures différentes qui affleurent dans les formes numériques du texte. S’affirme ainsi une pratique de la textualité plus que jamais incarnée, épaisse, ancrée dans l’idée d’une « matérialité au carré [3] » plutôt que dans celle – fondatrice néanmoins d’une idéologie de la communication prégnante et fortement circulante dans l’espace social, de « dématérialisation [4] ». En creux se forge également un ethos auctorial qui se construit dans le rapport au numérique, qui joue sur les différentes images que peuvent lui renvoyer les médias et qui forge, à travers un site dense, en perpétuel chantier, une image d’auteur en mouvement, en acte.

1. Le Tiers Livre comme dispositif performatif

1.1. Une pensée active de l’énonciation éditoriale

La réflexion que mène François Bon depuis des années sur les outils de l’écriture entre pleinement en résonance avec des travaux académiques qui, à la suite d’un Roger Chartier [5] ou d’un Donald Francis MacKenzie [6] – envers lesquels l’écrivain assume souvent sa dette – s’emploient à penser ce que les formes font au sens, ou encore ce que les outils et supports d’écriture et de lecture font à la textualité. Les écrits d’écran [7] et les médias informatisés sont à cet égard particulièrement prescripteurs dans la mesure où ils imposent des formes, des structures, des normes aux textes tout en en permettant l’apparition à l’écran. Concrètement, les logiciels de traitement de texte (Word, Open Office) sont des architextes [8], tout comme un dispositif d’écriture tel que Facebook, ou le système de gestion de contenu Spip  utilisé par François Bon dans Tiers Livre. À ce titre, ils  incarnent des figures définies et industrialisées du texte, de l’écriture et de la communication, dans leurs rapports avec la pensée, la parole, l’image, la mémoire [9].

Les exemples de la réflexivité de l’écrivain sur ses outils d’écriture sont multiples dans les textes présents sur Tiers livre. Dans Après le livre, François Bon évoque par exemple la tension qui existe entre la forme de texte encapsulée dans l’outil de traitement de texte, qui connote la page A4 et ses usages bureautiques, et la pratique d’écriture d’un auteur : «  Le déclic, ici, c’est qu’est déjà présent dans votre traitement de texte sa destination supposée, et qu’elle prend pour norme la page photocopiée, le document de bureau. Or ceci ne nous concerne plus, depuis longtemps [10] ». Tiers livre peut dès lors être appréhendé comme un espace dans lequel l’auteur tente de sortir des formes préformatées proposées par ces outils, de l’énonciation architextuelle qu’ils imposent, fondée sur une certaine idée de la communication écrite, et la naturalisant. Il s’agit pour lui de composer avec des outils dont il connaît les limites et les « pouvoirs exorbitants [11] » pour construire un environnement inédit : à la fois laboratoire, œuvre en devenir, refuge, atelier. Un espace d’écriture et de publication qui ne soit pas dépendant des formes standardisées, et moins encore des enjeux économiques et stratégiques liés aux outils informatiques :

Ne pas dépendre des autres, ou le moins possible : du jour au lendemain, il y a quelques mois, Google change le script de son moteur personnalisé de recherche par site, et le remplace par une version payante. Je m’en acquitte et maintiens l’outil, mais combien de sites ont liquidé à ce moment-là leur propre fonction recherche [12]  ?

François Bon a une conscience pleinement aiguisée quant aux multiples couches logicielles et architextuelles qui viennent composer, dans l’espace de son site, une énonciation éditoriale [13] polyphonique et ajouter à sa voix, celles d’autres acteurs aux forts pouvoirs symboliques et économiques.

1.2. Le numérique comme compétence nécessaire pour l’auteur

Dans cette perspective, François Bon milite régulièrement pour la maîtrise des outils d’écriture et de lecture, tout en reconnaissant le vertige numérique qui nous emporte et dont nous ne connaissons pas les développements futurs.  S’il proclame qu’il n’est pas un « épicier du web », en effet, il n’en demeure pas moins un artisan majeur qui observe son outil, le met à distance, tout autant qu’en creux de sa poétique sur le web.

D’abord, au coeur de ce vertige, il invite les auteurs à penser les outils, à s’approprier les formes et les formats qui en composent le paysage, sous peine d’être laissés de côté :

Un double mouvement : se saisir du « code », c’est assurer notre liberté d’auteur quant aux formes matérielles de ce qu’on écrit, donc oui, approprions-nous le vocabulaire des flux et formats comme les auteurs de la Renaissance se sont saisis de la page imprimée et de son vocabulaire, et de ce qu’elle changeait à l’idée même du livre. Et du même coup gardons écart : on ne s’érigera pas plus spécialiste de l’informatique qu’on ne l’est de l’histoire de l’écrit et du livre […] [14].

Cette invitation peut du reste parfois prendre une forme provocante, comme lorsqu’il brosse un portrait incisif des « écrivains imperturbables [15] » qui dénigrent Internet, et l’ensemble des outils informatisés avec lesquels eux-mêmes écrivent, mais qu’ils méprisent peu ou prou – la littérature se faisant nécessairement ailleurs, et autrement.

On le sait, François Bon proclame depuis de longues années, l’urgence pour les auteurs et artisans du web d’acquérir une compétence numérique [16], au sens où l’entend également Milad Doueihi   : pourquoi les écrivains en seraient-ils exclus sinon en référence à un imaginaire mythologique, obsolète et désincarné ? Toute la difficulté réside dans le fait qu’il faut disposer d’un minimum de savoir-faire et ne pas considérer que l’écrivain (« Hééécrivain », comme il l’écrit par ailleurs) se salit les mains à envisager les problématiques liées au référencement  de son site ou à s’astreindre à publier régulièrement sur ce média :

Combien d’auteurs nouvellement arrivés sur blog ou site se découragent faute de la masse critique suffisante, qu’on n’obtient – aurait dit Julien Gracq – qu’à l’ancienneté ? ou faute de disposer d’un minimum de savoir partagé sur la partie <head> de leurs pages, et ce qu’on doit y insérer pour un référencement transparent [17]  ?

L’outil technique et les langages informatiques, dans Tiers Livre, sont dès lors l’objet d’une poétique en creux qui rompt avec toute image de l’écrivain inspiré, sacralisé et détaché de toute matérialité : régler son instrument de travail, l’ordinateur, le traitement de texte est aussi nécessaire, pour François Bon, que pour le pianiste d’accorder son piano : « Et si le point de départ, c’était d’abord ce qui nous pousse à écrire ? Pour le musicien, sortir l’instrument de l’étui. Pour celui qui écrit : un logiciel, une machine [18]. » Ainsi peut-on lire, entre autres, une entrée intitulée « et vous, votre Mac, il carbure à quoi [19] ? » (16 août 2012 ) dans laquelle il  décrit, une par une, toutes les icônes qui composent son « bureau » à l’écran et l’usage qu’il fait de chacun de ces outils qui relèvent globalement de la multiplicité des gestes d’écriture et de lecture composant la « lettrure [20] » en régime numérique. Les commentaires des lecteurs font remonter des utilisations différentes, des compléments d’information et l’ensemble compose le portrait d’un auteur-artisan en prise avec le réel, qui ouvre son laboratoire tout autant que sa caisse à outils. En outre, Tiers Livre recèle de conseils techniques à l’adresse des divers profils de lecteurs du site que l’on suppose : chercheurs, auteurs, écrivains, artistes, métiers du livre, étudiants, etc. François Bon se pose ici encore en utilisateur réfléchi d’un ensemble d’outils d’écriture qui participent, en quelque sorte, dans l’environnement numérique de « l’accastillage du texte [21] » qu’évoquait Hubert Nyssen, à savoir tout le processus de toilettage, de mise en forme par lequel l’éditeur transforme le texte de l’auteur en livre. Car la particularité d’un dispositif comme Tiers Livre est aussi que le texte est déjà, sur le site, un objet spécifique, toiletté, éditorialisé par l’écrivain lui-même, fort de ses expériences d’éditeur – associées notamment à Publie.net.

Dès lors, les instruments d’écriture et de lecture que sont les architextes sont mis au centre du dispositif d’écriture et de publication lui-même, comme objets à améliorer, à penser, à mettre en perspective, mais aussi à incorporer dans l’oeuvre même, comme objets de poétique. Ouvrir le « capot » de l’ordinateur, de ses diverses couches informatiques et des logiciels qui interviennent dans l’activité d’un auteur, c’est aussi – et peut-être avant tout – mettre ces architextes et les discours marketing qui les accompagnent à distance : inviter les auteurs à maîtriser ces outils revient à désigner comme telles les stratégies des ingénieurs et commerciaux qui les construisent dans l’imaginaire social et à en formuler les enjeux politiques et idéologiques. D’autant que nombre d’outils d’écriture sont adressés d’un point de vue marketing explicitement aux écrivains en leur promettant une créativité renouvelée, en forgeant l’idée non plus d’un auteur-médium d’une inspiration extérieure, mais d’un médium-auteur, en somme d’une technologie garante d’inspiration [22]. On ne s’étonnera pas par conséquent que la photographie – au même titre que le contenu des articles sur Tiers Livre, en complément des romans de François Bon – vienne célébrer discrètement l’outil dans une série intitulée « Histoire de mes livres », et que le pied à coulisse de son père serve moins d’indicateur d’échelle que d’objet symbolique et biographique [23]. L’enjeu là est important dans la mesure où il contrebalance toute une tradition mythologique de l’écrivain pour lequel l’instrument d’écriture (plume, stylo, machine à écrire, ordinateur) peut éventuellement constituer un fétiche [24] quant au processus qu’il met en jeu, mais n’est pas l’adjuvant de l’inspiration.

Dans cette perspective, Tiers Livre est un dispositif performatif, un site porte voix et un atelier qui donne à voir l’écrivain outillé tout autant que l’écriture accastillée. François Bon y montre comment les outils prescrivent des formes spécifiques qu’il convient de maîtriser et qui sont d’autant plus prégnantes qu’elles sont peu ou prou invisibles et de surcroît naturalisées. Au cœur des processus d’industrialisation du texte qui caractérisent les médias informatisés et l’environnement numérique, c’est plus que jamais le portrait de l’écrivain comme artisan qu’il brosse. Mieux, la monstration et la mise à distance des outils devient dans cette approche une condition de l’auctorialité. S’affirme là, en tout état de cause, une posture d’auteur [25] forte, une identité auctoriale fondée sur l’exhibition et la mise à disposition des outils, l’ouverture de l’atelier et le rejet affirmé de l’image d’Epinal d’écrivain en chambre – il n’est que de songer aux multiples prises de position de l’auteur dans le champ éditorial, à son intense activité en ateliers d’écriture, à sa pratique de l’enseignement, etc.

Parallèlement à cette monstration de l’outil d’écriture sur Tiers Livre, il faut aborder à présent les modalités selon lesquelles l’écriture de l’outil architextuel est travaillée, de l’intérieur, par l’auteur. François Bon utilise en effet les formes propres à l’outil informatique pour composer des pages qui, visuellement et sémiotiquement se situent à la croisée de plusieurs cultures : celle héritée de l’imprimé, celle du livre et celle d’après le livre. Les pages de Tiers Livre donnent ainsi à voir une poétique formelle de l’outil numérique tout en affirmant une identité d’écrivain forte.

2. Le site comme jeu d’écritures ou le texte à la croisée des chemins

Le discours auctorial présent sur Tiers Livre assume, nous l’avons vu, une posture d’auteur qui défend la nécessité d’une compétence numérique pour les écrivains et de l’engagement plein dans un humanisme numérique. Qu’en est-il à présent de l’image du texte donné à lire : quelles formes, quels héritages se laissent saisir dans la matière textuelle ? L’écosystème visuel et graphique du site donne à voir nous semble-t-il en permanence une confrontation d’écritures variées : les formes textuelles issues de l’imprimé dansent avec les formes propres au numérique, tandis que les standards proposés par l’architexte sont soumis au travail de François Bon accastilleur. Tiers Livre constitue ainsi un texte d’écran polyphonique, complexe, feuilleté de diverses couches culturelles, dans lesquelles les énonciations et les écritures jouent, s’accordent ou rentrent en tension.

2.1. Jeu d’écritures entre le livre et son après, entre les cultures du texte

Spip est utilisé par de multiples internautes pour composer des pages web et offrir des contenus très divers. Cependant, une fois n’est pas coutume, l’architexte encapsule des formes qui correspondent à une certaine idée de la communication écrite et des pratiques de lecture des internautes. Où se situe dès lors la marque de l’écrivain dans ce type d’environnement logistique qui relève parfois trop du « moule à texte [26] », mais qui n’en demeure pas moins prégnante dans plusieurs des sites qu’il a créés ? N’y a-t-il pas en effet une forme commune perceptible à des sites comme Tiers Livre, Nerval.fr, Lovecraftmonument.com ?

2.1.1. Un site d’écrivain

S’il s’agit pour l’écrivain de s’emparer de ces outils d’écriture, de publication, de référencement et de visibilité pour défendre sa position et sa pratique littéraire dans un environnement complexe, on peut se demander dans quelle mesure l’approche d’un François Bon se distingue de celle d’ « auteurs » aux pratiques communicationnelles et médiatiques qui ne s’inscrivent pas nécessairement dans une visée esthétique ou littéraire. En d’autres termes, par rapport à une fonction-auteur dévoyée, généralisée à travers les blogs, les systèmes de gestion de contenu, et automatisée par les architextes eux-mêmes [27], qu’est-ce qui le signale, sur le plan sémiotique et visuel comme procédant d’un écrivain, dans l’énonciation éditoriale ? Étienne Candel et Gustavo Gomez-Mejia identifient deux marqueurs du livresque et de la littérature [28] sur le site : d’une part l’utilisation des italiques, qui renvoie à un usage de la langue que l’on peut qualifier de littéraire, reposant sur des « effets de sens » riches ; d’autre part le recours à une police à empattements pour le corps des articles (le Garamond notamment) qui s’inscrit dans les pratiques éditoriales classiques et lettrées. À l’inverse, on relèvera que la police sans serif (Museo Sans) utilisée notamment pour les titres, connote quant à elle davantage un environnement informatique et numérique. En creux de ces jeux typographiques s’affirme encore cette posture d’auteur assumant un héritage classique tout comme des engagements sans cesse renouvelés dans le contemporain de l’auteur et de ses fonctions.

À observer de près la mise en forme de chaque article, il convient d’évoquer deux indices supplémentaires qui concourent à le détacher discrètement et à le dégager de tout usage bureautique simplement trivial. En effet, le mince filet noir vertical qui sépare le texte des articles de la marge gauche (contenant des titres de rubriques) le signale comme espace textuel éditorialisé, renvoyant aux pratiques éditoriales d’organisation d’une maquette. Plus encore, il instaure une dynamique de lecture en relevant d’une forme de dispositio visuelle, pragmatique et procède des traditionnelles fonctions partitives et relatives du cadre [29]. Ensuite,  le fond d’écran de couleur légèrement rosée – en référence là encore aux pratiques éditoriales optimisant le contraste texte/caractères pour la lecture – manifeste une culture du texte, comme objet à accastiller pour le rendre lisible. En outre, cette couleur connote l’univers associé aux papiers nobles tels que ceux de la collection La Pléiade. Ces deux marqueurs créent ainsi un espace visuel de lecture qui renvoie à la page issue de l’histoire de l’imprimé tant la matérialité du texte ainsi mis en forme transfère « à l’écran […] la littérarité comme connotation [30] ». À travers cette mise en espace du texte, si discrète soit-elle, s’impose, une fois de plus l’énonciation éditoriale comme un élément majeur de l’énonciation auctoriale. On retrouve dans cette facture en définitive assez classique des articles qui composent le site une sobriété toute livresque, humaniste et littéraire, qui renvoie à l’épure du codex imprimé et à l’idée que le travail de l’écrivain se joue dans la page. Cette littérarité connotée à travers la mise en scène et la maquette de la  page-écran s’oppose à des formes plus tabulaires, plus fréquentes [31], et renvoyant davantage à des contenus informationnels et médiatiques.

2.1.2. L’hypertexte comme « grammaire narrative » pour l’écrivain

Pour autant, dès la page d’accueil se mêlent les cultures : celle-ci se donne apparemment à lire comme une maquette de presse, privilégiant les listes, organisée en rubriques et sous-rubriques et parcourue de bandes horizontales qui viennent scander la verticalité de la page et renforcer la sémiotique visuelle de l’organisation, sa raison graphique [32]. Or, à la scruter, on sent percer davantage la culture numérique et les pratiques qu’autorise l’hypertexte dans la mesure où celles-ci vont permettre à l’écrivain des associations, des rapprochements qui vont au-delà de la page perçue comme entité singulière. Cette écriture qui fonctionne comme chambre d’échos en creux de la page caractérise certaines pratiques d’écrivains, par opposition notamment aux usages massifs du blog comme simple dispositif éditorial d’empilement des articles [33]. Comme le rappelle Christian Vandendorpe :

Proust concevait son œuvre comme une cathédrale, soit un espace à trois dimensions où tous les éléments sont organiquement reliés et se répondent dans des symbolismes complexes. Fondamentalement, tout écrivain vise à créer dans l’esprit du lecteur un réseau – hypertextuel avant la lettre, où se répondent des dizaines, voire des milliers, d’éléments [34].

Ce réseau de correspondances constitutive de l’écriture littéraire trouve ainsi dans la technicité de l’hypertexte le moyen de favoriser des circulations inédites, voire de créer une littérature proprement numérique [35].

La matière même du contenu de la page d’accueil de Tiers Livre, les voies de traverse  ménagées déploient une organisation de l’hypertextualité, de la bifurcation, de la redondance aussi parfois. François Bon écrit à cet égard : « Pour qui fait d’un site Web son chantier principal d’écriture, la proposition de circulation qu’on y induit est un des éléments principaux de la grammaire narrative – et plus rien de linéaire comme dans l’ancienne « table des matières [36] ». La dimension tabulaire de la page d’accueil rentre ainsi en tension avec les chemins d’accès et de navigation prévus par l’auteur, sans cesse mouvants et réinventés. De fait, François Bon s’emploie à déjouer toute linéarité dans le processus de lecture :

Le site Web ne comporte pas en lui-même d’architecture, puisqu’à chaque moment on peut modifier son arborescence, réorganiser des rubriques, et qu’il ne se donne jamais en entier, n’ayant pas d’épaisseur. Il n’est lisible et il n’est forme qu’en tant que mouvement, circulation, navigation [37].

L’hypertexte devient donc l’outil d’une économie éditoriale et narrative qui conduit le lecteur à accepter de se perdre, non pas dans un dédale, mais dans un espace vivant qui favorise les échos en série et la sérendipité.

2.1.3. L’outil mis en abyme, la poétique de l’underscore et de la pipe

Si l’architexte organise et présuppose des formes spécifiques, l’identité visuelle des pages web créées par François Bon se singularise aussi par l’utilisation de certains signes typographiques dans des usages qui lui sont propres – même s’ils ont pu être repris ailleurs. En d’autres termes, l’énonciation auctoriale se laisse saisir, entre autres, à travers la formulation sémiotique des titres des articles qui font en effet intervenir deux types de signes que nous allons évoquer successivement.

D’abord, l’underscore, également appelé en typographie « tiret bas », est un caractère typographique introduit au départ sur les machines à écrire pour souligner les mots, en le plaçant par-dessus les caractères déjà tapés. Il est aussi souvent utilisé en informatique pour remplacer les espaces. Sur Tiers Livre, l’underscore est utilisé de plusieurs manières: il permet de relier les mots-clefs entre eux dans la liste de termes autorisant les recherches thématiques ; il est employé comme  puce  typographique pour identifier un titre d’article dans une liste d’éléments (voir doc. 1) ; il sert enfin à apparier, dans les sommaires, la vignette image avec le titre d’article afférent (voir doc. 2).

1

Doc. 1 – Utilisations de l’underscore et de la barre verticale sur les pages du Tiers Livre.

2

Doc. 2 – Poétique de la titraille, entre underscore et pipe.

Cette sémiotique de la titraille met ainsi en évidence les liens entretenus entre les éléments reliés (les mots-clefs entre eux, l’image et le titre), les rapports d’appartenance. Au sein d’un un site dense, foisonnant, vertigineux parfois, l’énonciation auctoriale réintroduit les jonctions et compose l’hypertexte pour que se donnent à voir, dès la page d’accueil, certains des jeux de correspondances aménagés par l’auteur. François Bon fait là encore la liaison entre des pratiques issues de l’imprimé – celles notamment d’un outil d’écriture associé au travail de l’écrivain, la machine à écrire – et les pratiques informatiques d’écriture, en perpétuelle innovation. Sur Tiers Livre, le tiret bas connote l’écriture numérique et la mise en relation, la circulation dans un texte feuilleté et vaste – celui du site dans toute sa complexité.

Ensuite, on peut relever l’utilisation de barres verticales pour séparer les grandes rubriques annoncées dans le coin gauche supérieur de la page d’accueil, mais aussi dans le libellé des titres des articles : la pipe reliant ainsi le fragment à la série à laquelle il appartient. Cette barre verticale, utilisée comme sur-rubrique, donc comme élément d’organisation visuelle et rhétorique de la page, renvoie également à l’écriture informatique et aux outils syntaxiques des développeurs.

Ces signes typographiques, détournés de leur fonction syntaxique dans le code informatique viennent habiter la page de l’auteur, hybridant des marqueurs forts de l’imprimé et d’autres modalités de textualisation. François Bon fait jouer ensemble les signes, les codes et les cultures auxquelles ils sont communément associés pour proposer un texte nourri de plusieurs écritures, un texte travaillé – de l’intérieur comme en surface – par des couches d’écriture et des médiations différentes, un texte fondamentalement dialogique. L’image du texte à l’écran livre ainsi une poétique polyphonie du signe typographique dans un jeu d’échos entre les imaginaires.

2.2. Jeux d’écritures entre l’architexte et la marque de l’écrivain

Comme outil de publication préformaté, tout architexte prescrit des formes graphiques, éditoriales, avec lesquelles l’auteur doit composer. Les pratiques les plus courantes des systèmes de gestion de contenus ne modifient guère les standards de l’architexte précisément parce que ces derniers permettent de publier des contenus assez simplement. Tiers Livre est un espace où cette négociation entre des formes prévues, standardisées et d’autres plus personnelles, se laisse saisir dans l’image du texte d’écran. De fait, ce jeu d’écritures apparaît aussi dans d’autres sites réalisés par François Bon (tels que Nerval.fr, Lovecraftunlimited, à travers une architecture similaire et éventuellement des usages typographiques communs), ou dans  des sites et collectifs proches de l’auteur tels que Remue.net, le site de l’écrivain Sébastien Rongier, etc. Cette tension entre prescription formelle de l’architexte et éditorialisation de l’auteur est particulièrement patente sur Tiers Livre à travers plusieurs éléments que nous allons envisager à présent.

2.2.1. Signature d’auteur vs signature d’article

Dans tout dispositif numérique de type CMS construit via des architextes, au bas de chaque article, on trouve généralement une mention systématique du nom ou du pseudonyme de l’auteur associé à une date de publication. Sur Tiers Livre, chaque « page » consacrée à un article est ainsi découpée, entre autres, en deux espaces distincts : celui du texte et celui dévolu à la signature. Située au dessous du texte, selon les protocoles rédactionnels classiques, le bloc signature vient clore l’article et se singulariser par sa mise en forme (un bloc à la typographie sans empattements, en italique, aligné sur la marge droite du texte), comme un élément du péritexte.

Dans une première formulation [38] de cet ensemble que forme la signature donc, sous chaque article du site, figuraient deux types d’énoncés complémentaires répartis sur quatre lignes qui illustraient bien cette mise en tension des écritures et des énonciations : la signature d’auteur et la signature d’article, la seconde intégrant la première (voir doc. 3).

Doc. 3 – Le bloc signature dans une première version.

La signature d’auteur, première ligne du bloc signature était exprimée ainsi: « écrit ou proposé par : _François Bon ». Ces deux parties de la mention étaient articulées par un tiret bas, qui précédait le nom « François Bon ».  Car « _ François Bon » n’est pas équivalent à « François Bon » : l’auteur du site est distingué de son identité civile, l’énonciation auctoriale ainsi séparée de toute autre forme de prise de parole. En d’autres termes, à travers ce choix de l’underscore dans la signature, c’est, en toute hypothèse, l’engagement de l’auteur comme responsable de son texte, comme construisant son ethos qui se donne à voir jusque dans le régime (typo)graphique. Le choix de ce signe cristallise l’ensemble d’une démarche originale, le tiret bas remplissant plusieurs fonctions. D’une part, il souligne le nom de l’auteur, au sens propre, comme dans les pratiques associées à la machine à écrire où le tiret bas était un caractère de soulignement. Par cette connotation d’insistance, cette saillance, il se donne comme signe d’autorité, au sens plein du terme. D’autre part, il lie le texte et son auteur : le tiret bas fait office de lien ici entre la fin de l’article et sa signature, l’un étant indissociable de l’autre. En somme, l’underscore attaché au nom sous la forme d’un préfixe exprime l’auctorialité en acte, et, corollairement, le travail de l’écrivain. Il connote dès lors l’espace de l’écriture, et il authentifie le texte – la signature envisagée en tant que preuve unique – comme relevant d’un travail d’écrivain.

Mais cette première formulation de la signature d’auteur a  désormais disparu, au profit d’une expression plus neutre, ou du moins dans laquelle tous les signes typographiques (les deux points, l’underscore) ont peu ou prou disparu : « écrit ou proposé par François Bon » (voir doc. 4).

4

Doc. 4 – La seconde version du bloc signature.

Toutefois, en soulignant que l’auteur de l’article peut être différent du propriétaire du site (« écrit ou proposé par »), François Bon inscrit sa pratique dans un collectif, dans un compagnonnage qui définit aussi son auctorialité par les antécédents auxquels il renvoie et par l’image d’auteur ainsi façonnée. Qu’il soit auteur ou non du texte donné à lire, François Bon assume ici soit une énonciation auctoriale, soit une énonciation éditoriale, soit un composite formé de ces deux aspects, qui ne font que renforcer son ethos et son autorité sur le plan textuel et symbolique.

Notons également que dans cette seconde version, le bloc signature est resserré sur trois lignes. Le travail formel ainsi accompli sur la signature accrédite toutefois l’hypothèse que l’ethos de l’auteur est bien en jeu ici, dans cette réécriture de la signature qui se donne à présent dans une sobriété qui, par l’histoire formelle qui la précède, n’en est pas moins nourrie et n’en exprime pas moins une posture forte. Mieux, comme acte performatif [39], la signature présente au bas de chaque article réaffirme la posture d’auctorialité de François Bon, par-delà les paramétrages techniques automatiques de l’architexte. Car dans cette seconde version, la formule d’auctorialité est associée aux formes et normes juridiques de la mise en circulation du texte par la liaison établie, à travers le tiret bas qui les relie, avec la licence Creative Commons à laquelle l’auteur rattache ses contenus (BY-NC-SA).

La suite de la signature d’article met également en valeur les composantes particulières de la rédaction et de la publication en régime numérique. Elle insiste d’abord sur la temporalité spécifique de l’écriture et de la publication en ligne dans la mesure où le contenu initial est éventuellement assorti par la suite d’ajouts eux-mêmes datés rappelant que le texte numérique d’écrivain se caractérise par son empilement éditorial et chronologique (une note est ajoutée au-dessus de l’article originel et se signale sur le plan sémiotique comme dépendante, comme fragment ajouté a posteriori). La dernière ligne de ce bloc signature met quant à lui l’accent sur le processus de lecture dans lequel s’inscrit toute écriture en ligne et, au-delà, toute lettrure [40]. En effet, la phrase « merci aux 401 visiteurs qui ont consacré 1 minute au moins à cette page » renvoie l’écriture-lecture à un processus fondamentalement vivant et social, mais aussi symbolique. L’auteur remercie ses lecteurs, comme pour rappeler que toute activité d’écriture porte en elle un pacte intrinsèque, un programme de lecture, une interpellation du lecteur à venir. En contexte numérique aussi, le lecteur désire [41] l’auteur d’un texte, lequel, par cette mention inscrit explicitement son activité sous le signe de l’échange. Mais le web est aussi un environnement dans lequel l’auteur connaît mieux les pratiques de lecture de ses lecteurs – fussent-ils des « visiteurs » – que dans le monde de l’imprimé, du moins sur le plan statistique, dans la mesure où il sait quelles pages sont consultées, en combien de temps, etc. La précision relative à la durée minimale de lecture (« au moins une minute ») se situe précisément à rebours d’un imaginaire marketing et commercial de la navigation sur le web qui privilégie la captation immédiate, les taux de clics et de conversion. L’écriture-lecture proposée par François Bon avec Tiers Livre ne procède pas de cette approche et la lettrure se rapporte davantage à une perspective humaniste qu’à une logique métrique. Du reste, le bouton figurant au-dessous du bloc signature et relayant son activité sur Twitter par la mention « suivre @fbon » et l’espace dédié aux messages des lecteurs confirment l’idée que l’auteur agit bien « selon une expectative sociale, une économie entretenue conjointement par l’auteur et ses lecteurs [42]». En d’autres termes, si le processus d’auctorialité est inscrit en creux de la page et réaffirmé à travers les différents signes que nous venons d’évoquer, François Bon souligne également l’économie scripturaire [43] dans laquelle il situe sa démarche à travers Tiers Livre et par conséquent la distribution des rôles dans le cadre du processus de constitution du texte. Sous les formes s’ancrent en effet les énonciations, les interactions et les postures.

2.2.2. Les marques de l’intervention de l’auteur dans l’architexte

D’autres pratiques d’intervention de l’auteur sont observables, notamment dans la marge droite de l’écran (voir doc. 5), qui peut être appréhendée comme un espace textuel de maillage entre l’énonciation proprement auctoriale et l’énonciation plus largement éditoriale et architextuelle. Se donne à lire, particulièrement, dans cet espace marginal, un concentré de la dialectique – ou de la tension – existant entre une logique d’écriture culturelle et une logique d’écriture formelle [44], qui se traduit à la surface de l’écran par un « mixage » ou une hybridation décuplée entre ces deux univers.

Oriane Deseilligny_TiersLivre_Illustration 5bis

Doc. 5 – La marge à droite de l’article, partie supérieure.

Cette marge droite est composée de quatre espaces formels renvoyant à quatre rubriques caractéristiques des architextes, et singulièrement des blogs. De haut en bas, on peut identifier d’abord un espace dédié aux « articles les plus récents », selon une formule linguistique figée dans les CMS, à laquelle succèdent une rubrique listant les commentaires des lecteurs puis une liste de mots-clefs et enfin les icônes des marques propriétaires, signes-passeurs activant l’insertion dans des réseaux sociotechniques notamment (Twitter, google +, Facebook, etc.).

Dans cette verticalité de l’espace marginal, se donne à voir un jeu d’écritures entre le rubricage prévu par l’architexte dans des formes standardisées – qui incluent également les « petites formes [45]» qui composent la grammaire des dispositifs d’éditorialisation – et l’empreinte de l’auteur François Bon dans la dénomination des espaces et leur saillance à l’écran. L’auteur y intervient pour signaler visuellement et sémiotiquement la nouveauté et le travail de l’énonciation auctoriale dans l’écriture formelle et informatique. L’architexte est travaillé par l’auteur, médiateur de son propre travail sur le web, qui ajoute à l’énonciation architextuelle sa marque en réglant les paramètres d’affichage et en dénommant les contenus à sa façon. Si la rubrique supérieure « les plus récents » s’inscrit dans un libellé très standardisé, celle renvoyant aux commentaires des lecteurs est plus originale dans sa mise en œuvre [46]. En l’intitulant « vous participez », François Bon s’inscrit peu ou prou dans une autre culture – sinon une idéologie, celle de la « participation », du « participativisme [47] ». Elle a trait aussi plus spécifiquement aux modalités d’échange entre l’écrivain et ses lecteurs, à une forme de délégation d’énonciation et au régime d’abonnement payant par lequel certains lecteurs accèdent à des contenus supplémentaires [48]. Enchâssée entre les articles de l’auteur et les mots-clefs favorisant la circulation dans les contenus du site, cette rubrique marginale donne la voix aux lecteurs, accueille leur énonciation dans un jeu d’encadrement éditorial – puisque c’est toujours l’espace auctorial qui recueille la parole du lecteur. Dans ces conditions, l’énonciation lectorielle telle qu’elle est encadrée par l’auctorialité relève de ce régime d’auctorialité spécifique que met en œuvre François Bon dans le Tiers Livre.

Signalons ensuite une dernière réécriture des petites formes prévues par les dispositifs architextuels : les icônes des marques propriétaires qui invitent à le « suivre » sur les différents logiciels de réseaux sociaux (tumblr, Del.icio.us, Linkedin, Twitter, Wikio, etc) sont passées au filtre de l’auteur: elles sont rendues opaques, de taille minimale pour être reconnues mais pour ne pas non plus prendre le pas sur le texte d’auteur, sur l’oeuvre. Leur visibilité est paramétrée, elle affleure à la surface du texte comme pour suggérer qu’elles n’en sont pas constitutives, qu’elles relèvent de cette écriture formelle évoquée par Jean Davallon, de ces formes nomades normalisées et industrialisées [49] convoquées de site en site qui sont mises en texte dans l’espace d’un écran.

Il y aurait assurément d’autres éléments attestant du travail sur l’architexte réalisé par l’auteur ; nombre d’entre eux interviennent sans doute dans l’écriture même des pages et du code, en amont de ce qui se laisse appréhender sur la surface de l’écran. Mais pour finir, focalisons-nous sur les éléments textuels qui instancient la « grammaire narrative » évoquée précédemment par François Bon. Ce dernier organise la circulation des lecteurs en rupture avec les formes classiques de navigation – du moins celles présentes dans de nombreux sites (menus déroulants, onglets, etc.). Il privilégie en effet le voisinage des articles et la circulation thématique via les index et les mots-clefs en s’adressant dans une première version directement aux lecteurs : « Suivez les mots-clefs ! ».  Mais surtout, il introduit un surcroît de sérendipité dans le mode de navigation dans son site avec la mention « Au petit bonheur des mots-clefs » (voir doc. 6).

Oriane Deseilligny_TiersLivre_Illustration 6

Doc. 6 – La marge à droite de l’article, partie inférieure.

Si la pratique d’Internet est déjà gouvernée par le fait de trouver quelque chose qu’on ne cherche pas, François Bon joue avec cette modalité dans la grammaire qu’il installe sur le site. Il programme du « hasard » pour la circulation du lecteur, il en fait même un sens de lecture pour un lecteur, une valeur constitutive de son image d’auteur.

Conclusion

Tiers livre illustre bien la rencontre entre des formes issues des architextes, obéissant à des « traitements purement logistiques et logiques [50] » et des formes « sociales et signifiantes ». Par ses évolutions incessantes, le site donne à voir les processus que sont avant tout ces écritures – leur dimension évolutive, les altérations, reprises et hybridations qui en caractérisent la circulation dans l’espace social. Dans la dialectique entre écriture formelle et écriture culturelle qui se joue sur le terrain du texte numérique, un auteur comme François Bon, qui prend en charge une partie de la dimension éditoriale et interroge les formes de l’intérieur, forge de fait un ethos d’auteur riche et complexe. François Bon assume une mise en œuvre d’un certain régime d’auctorialité – un humanisme renouvelé – dans un environnement technique caractérisé par « l’allongement des médiations [51] », c’est-à-dire la complexification de l’intrication et de la négociation permanente entre les différents acteurs de la textualité numérique, leurs pratiques, leurs logiques et leurs cultures. Ses manières de faire le texte numérique sont mises en discours et incarnées sur Tiers Livre dans une matérialité numérique feuilletée. Au pouvoir des formats et des prescripteurs informatiques, à leur apparente immédiateté, François Bon répond par une mise en lisibilité de leur naturalisation : il invite à se saisir des outils pour mieux les textualiser aussi avec leurs propres pratiques auctoriales. A côté des textes signés donnés à lire sur le site, son œuvre d’auteur se poursuit donc par l’utilisation de formes circulantes, triviales [52], stéréotypées réécrites à l’aune de ses engagements d’auteur, d’éditeur et de citoyen en contexte numérique.

Notes

[1] Voir l’article de Stéphane Bikialo et Martin Rass « Les espaces du site : fbon et le réseau » dans ce dossier.

[2] Nous renvoyons ici aux journées d’étude organisées par le GRIPIC (université Paris Sorbonne) et le RIRRA 21 (université Montpellier 3), les 14 juin et 12 septembre 2013 et intitulées « L’écrivain comme marque ».

[3] Yves Jeanneret, Y a-t-il (vraiment) des technologies de l’information et de la communication ?, Presses du Septentrion, 2000, p. 161.

[4] Sur la critique de la notion de dématérialisation, voir notamment Pascal Robert, « Critique de la dématérialisation », Communication & langages, 2004, nº 140, p. 55-68.

[5] François Bon, Après le livre, Éditions du Seuil, 2011, p. 13.

[6] Daniel Francis McKenzie, La Bibliographie et la sociologie des textes, préface de Roger Chartier, éditions du Cercle de la Librairie, 1991.

[7] Emmanuël Souchier, Yves Jeanneret, Joëlle Le Marec (dir)., Lire, écrire, récrire, Objets, signes et pratiques des médias informatisés, Éditions de la Bibliothèque Publique d’Information, « Études et recherche », 2003.

[8] Ibid.

[9] Emmanuël Souchier & Yves Jeanneret, « L’énonciation éditoriale dans les écrits d’écran », Communication & langages, nº145, 2005, p. 3-15.

[10] François Bon, op.cit., p. 20.

[11] Valérie Jeanne Perrier, « Des outils d’écriture aux pouvoirs exorbitants ? », Réseaux, vol. 3, n° 137, 2006, p. 97-131

[12] Tiers Livre, « Digression. Ce que serait le site d’une seule histoire. », article 3749.

[13] Emmanuël Souchier, « L’image du texte. Pour une théorie de l’énonciation éditoriale », Les Cahiers de médiologie, nº 6, 1998, p. 137-145 ; « Formes et pouvoirs de l’énonciation éditoriale », Communication & langages, nº 154, septembre 2007, p. 23-38.

[14] François Bon, Après le livre, op.cit., p. 13

[15] Id., p. 219.

[16] Milad Doueihi, Pour un humanisme numérique, Seuil, 2011.

[17] Tiers Livre, « Digression », art. cit., article 3749.

[18] François Bon, Après le livre, op. cit., p. 17.

[19] Tiers Livre, « et vous, votre Mac, il carbure à quoi ? », article 3052.

[20] Emmanuël Souchier, « La “lettrure” à l’écran. Lire & écrire au regard des médias informatisés », Communication & langages, nº 174, décembre 2012, p. 85-108.

[21] Hubert Nyssen, Du texte au livre, les avatars du sens, Nathan, 1993.

[22] Oriane Deseilligny & Caroline Angé, « L’écriture inspirée des homo viator contemporains », Communication & langages, nº174, décembre 2012, p. 45.

[23] Tiers Livre, « Histoire de mes livres, le sommaire », article 3688.

[24] Claire Bustarret, « Les Instruments d’écriture, de l’indice au symbole », Genesis, nº 10, 1996, p. 175-191.

[25] Jérôme Meizoz, « Ce que l’on fait dire au silence : posture, ethos, image d’auteur », Argumentation et analyse du discours, nº3, 2009, consulté le 29 septembre 2014. En ligne ici.

[26] Valérie Jeanne Perrier, art.cit.

[27] Nous renvoyons là notamment à l’idée de médium-auteur évoquée précédemment.

[28] Étienne Candel & Gustavo Gomez Mejia, « Écrire l’auteur : la pratique éditoriale comme construction socioculturelle de la littérarité des textes sur le Web », dans L’Auteur en réseau, les réseaux de l’auteur, Oriane  Deseilligny & Sylvie Ducas (dir.), Presses universitaires de Paris Ouest, « Orbis litterarum », 2013, p. 49-71.

[29] Annette Beguin-Verbrugge, Images en texte, images du texte. Dispositifs graphiques et communication écrite, Presses universitaires du Septentrion, « Information-communication », 2006.

[30] Id., p. 54.

[31] En cela, le site de François Bon évoque celui d’un autre écrivain, poète, Jean-Michel Maulpoix, qui a cherché à retrouver la sobriété du livre, en creux même de l’écran et de ses formes spécifiques (ici). Pour une première approche de ce site, voir : Oriane Deseilligny, « Maulpoix.net : dans l’intimité de l’écriture poétique », Genesis [En ligne], vol. 32, 2011. Mis en ligne le 24 juillet 2012, consulté le 07 octobre 2014. En ligne ici.

[32] Jack Goody, La Raison graphique. La domestication de la pensée sauvage, Éditions de Minuit, 1979.

[33] Voir l’article de Sébastien Rongier sur Tiers Livre, dans lequel il montre comment François Bon susbtitue la logique de l’arborescence à celle de l’empilement sur son site.

[34] Christian Vandendorpe, Du papyrus à l’hypertexte, Paris, La Découverte, 1999, p. 46.

[35] Jean Clément, « L’hypertexte de fiction, naissance d’un nouveau genre ? », dans Littérature et informatique : la littérature générée par ordinateur, Alain Vuillemin & Michel Lenoble (dir.), Artois Presses Université, Arras, 1995. En ligne ici.

[36] François Bon, op. cit., p. 265.

[37] Ibid.

[38] Il faut préciser que le protocole de signature d’article a évolué depuis que s’est tenu le colloque, en présence de l’auteur, en novembre 2013. Les remarques et hypothèses que nous avions formulées alors quant à une première disposition de ce que l’on peut appeler le « bloc » signature, dédoublée, ont sans doute été entendues par François Bon qui a revu le protocole global depuis. Il nous semble intéressant d’évoquer les modifications formelles apportées à la signature pour comprendre quels en sont les enjeux sur le plan de l’auctorialité. Nous proposons donc un ensemble d’hypothèses d’interprétations dans les lignes suivantes.

[39] Béatrice Fraenkel, « La signature : du signe à l’acte », Sociétés & Représentations, 2008/1 nº 25, p. 13-23.

[40] Emmanuël Souchier, « La « “lettrure” à l’écran. Lire & écrire au regard des médias informatisés », art.cit.

[41] Roland Barthes, Le Plaisir du texte, Seuil, 1973, p. 45-46.

[42] Étienne Candel, Gustavo Gomez Mejia, art. cit., p. 57.

[43] L’économie scripturaire renvoie ici à sa formalisation par Michel de Certeau dans L’Invention du quotidien. Arts de faire,  Gallimard, 1990, p. 1995 et suiv.

[44] Jean Davallon, « Conclusion », dans L’Économie des écritures sur le web, Jean Davallon (dir.), vol.1, Traces d’usages dans un corpus de sites de tourisme, Hermès/Lavoisier, 2012, p. 243-269.

[45] Étienne Candel, Valérie Jeanne-Perrier, Emmanuël Souchier, « Petites formes, grands desseins : d’une grammaire des énoncés éditoriaux à la standardisation des écritures », L’Économie des écritures sur le web. Vol.1, Traces d’usages dans un corpus de sites de tourisme, op.cit., p. 165-202.

[46] Notons du reste que les commentaires ne sont pas étiquetés comme tels, ce qui les réduirait à la glose d’un texte premier, mais sont explicitement désignés comme des « messages », le cas échéant, au dessous des articles. La dénomination là encore met l’accent sur le geste éditorial et auctorial qui préside à la rédaction d’un message et lui donne du sens en soi.

[47] Marie Desprès-Lonnet, Dominique Cotte, « La médiation en question(s) : de l’empilement au collapsus », L’économie des écritures sur le web, op. cit., p. 116.

[48] Notons que par leur abonnement, les lecteurs accèdent à l’espace « WIP », qui contient des ressources, dossiers et contenus inédits.

[49] Étienne Candel, Valérie Jeanne-Perrier, Emmanuël Souchier, « Petites formes, grands desseins : d’une grammaire des énoncés éditoriaux à la standardisation des écritures », art. cit.

[50] Yves Jeanneret, Critique de la trivialité, op. cit., p. 421.

[51] Jean Davallon, « Conclusion », dans Jean Davallon (dir.), L’Économie des écritures sur le web. Vol.1, Traces d’usages dans un corpus de sites de tourisme, art.cit.

[52] Nous renvoyons ici aux travaux d’Yves Jeanneret sur la trivialité des formes culturelles : Penser la trivialité. Volume 1: La vie triviale des êtres culturels, Éd. Hermès-Lavoisier, « Communication, médiation et construits sociaux », 2008 ; Critique de la trivialité. Les médiations de la communication, enjeu de pouvoir, éditions Non standard, « SIC Recherches en sciences de l’information et de la communication », 2014.

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Auteur 

Oriane Deseilligny est maître de conférences en Sciences de l’Information et de la Communication à l’IUT de Villetaneuse (université Paris Nord) depuis 2008. Après sa thèse consacrée à l’écriture de soi sur le web (2006), elle s’est intéressée aux blogs de voyage, aux skyblogs, et étudie plus largement, au sein du GRIPIC (Celsa – université Paris-Sorbonne), les métamorphoses des pratiques d’écriture ordinaires (blogs, recommandations, commentaires…) et littéraires en contexte numérique. À cet égard, elle a co-dirigé avec Sylvie Ducas la publication d’un ouvrage consacré aux recompositions de la figure de l’auteur et de l’écrivain sur Internet : L’Auteur en réseau, les réseaux de l’auteur, Presses universitaires de Paris Ouest, 2013. Ses derniers travaux portent sur les modalités de la présence sur le web d’écrivains français.

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