Langues étrangères et exotisme dans les récits de voyages aux Antilles au XVIIe siècle


Cet article propose de repenser le concept d’exotisme à partir d’une analyse de l’insertion des langues étrangères dans quelques relations de voyage aux Antilles du XVIIe siècle. Au lieu d’examiner une thématique relative à l’exotisme caribéen, nous porterons donc l’attention sur les stratégies d’écriture et analyserons la manière dont les relateurs négocient la place de l’étrangeté dans leurs textes. Cela nous permet de problématiser ce que nous identifions comme deux orientations dans la théorisation de l’exotisme : une approche textuelle de l’exotisme, s’appuyant sur la première acception du concept, et une approche culturelle, qui privilégie l’analyse des jeux de pouvoir implicites à son articulation dans un contexte colonial. L’objectif de l’article est donc double ; nous opterons à la fois pour une critique de la manière dont le concept a été limité par les lectures contemporaines et pour une reconfiguration du concept à partir des contextes historiques et esthétiques qui déterminent la relation de voyage aux Antilles de l’établissement français.

This article offers an attempt to rethink the concept of exoticism by analyzing the insertion of other languages in a few travelogues written by French missionaries to the Caribbean in the 17th century. Instead of examining themes related to Caribbean exoticism, we will thus focus on a strategy of writing and analyze the ways in which the travel writers negotiate the place of the stranger within their texts. This will enable us to question what we see as two orientations within the theorization of exoticism: a textual approach that draws from the first understanding of the concept, and a cultural approach, which favors the analysis of aspects of power inherent to the colonial context. The goal of the study is thus double. On the one hand, it seeks to critically examine the ways in which contemporary readings tend to limit the concept of exoticism and, on the other, it proposes to outline a reconfiguration of the concept in light of historical and aesthetical contexts that determine travel writing to the Caribbean during the French settlement.


Texte intégral

Cet article pose la question de savoir si le concept d’exotisme peut nous aider à comprendre la manière dont les relations de voyage de l’établissement français aux Antilles, publiées au milieu du XVIIe siècle, intègrent les langues étrangères au sein d’une narration en français [1]. Le but est double. Il s’agit à la fois d’examiner l’intrication d’une stratégie d’écriture et d’interroger, sur un plan théorique, un terme, celui d’exotisme, dont la définition est souvent floue et qui est de plus anachronique si on le réfère au XVIIe siècle. Bien que le mot « exotique » existe depuis Le Quart Livre de Rabelais, il n’est guère utilisé en français jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, période où il apparaît dans les dictionnaires, et son usage est rare jusqu’au XIXe siècle [2]. Notre compréhension contemporaine du mot, héritée du discours romantico-réaliste, l’associe à une littérature (coloniale) pittoresque plutôt banale, pour ne pas dire kitsch. Ou bien l’on insiste sur les circonstances de la création et de la réception, en démontrant que le terme découle infailliblement d’un regard dominant qui ne fait que chosifier l’autre. La définition qui convient le plus à l’époque qui nous intéresse ici est sans doute celle qui relève de son acception première, selon laquelle l’exotisme renvoie à ce qui vient de l’étranger (dérivé du mot grec exôtikos, signifiant ce qui vient du dehors). Mais, comme on le sait, il s’avère difficile de s’en tenir à une telle définition purement référentielle. Le concept requiert vite l’adjonction de connotations culturelles, chargées de sens et de perspectives diverses. Dès lors il semble condamné à toujours rater sa cible : parce qu’il empêche de voir l’autre et débouche sur une projection des fantasmes de l’écrivain et du lecteur, ou parce que les codes de représentation qui lui sont associés ne sont pas adaptés pour dire un ailleurs trop éloigné, il n’arriverait jamais à reproduire l’altérité.

Il y a une part de vérité dans cette condamnation pessimiste. Cependant, pour ce qui concerne les voyageurs aux Antilles du XVIIe siècle, la captation de l’étranger ne se réduit pas à un seul registre. Dans un même récit, certains passages donnent par exemple l’image du « bon sauvage » tandis que d’autres projettent le stéréotype du féroce cannibale et entre ces deux cas stéréotypés, les relateurs racontent des échanges quotidiens avec les Amérindiens. En effet, la relation de voyage couvre plusieurs modalités d’écriture et les choses autochtones sont rarement isolées dans les textes. Parler d’un exotisme à cette époque demeure donc problématique, non pas seulement parce que la notion même est anachronique, mais aussi parce que l’écriture est soumise à d’autres codes que ceux qui furent actifs durant la période où cette catégorie s’est développée et a été particulièrement mobilisée, soit entre la fin du XVIIIe et le début du XXe siècle. En même temps, se borner à l’acception première et restreindre l’exotisme à ne seulement signifier que les éléments venant du dehors comporte le risque de simplifier la complexité de la représentation de l’étranger dans le contexte qui nous intéresse. C’est à la lumière de ces questionnements que nous nous demanderons comment penser l’exotisme au XVIIe siècle. Nous proposons qu’il correspond à une stratégie d’écriture et c’est pourquoi nous tenons à focaliser l’attention sur un aspect stylistique des relations de voyage – l’inclusion des langues étrangères – plutôt que de le traiter comme une thématique relative aux imaginaires associés à l’exotisme antillais [3].

Les relations de voyage de l’établissement français aux Antilles constituent un corpus mineur dans la littérature viatique du XVIIe siècle [4]. Elles connaissent une période de publication assez intense après la fin de la Guerre de Trente ans, jusqu’au rétablissement de la politique coloniale par Colbert, soit entre 1650 et 1670, et sont presque exclusivement rédigées par des missionnaires. Nous examinerons les plus grandes publications de cette période : Histoire générale des Antilles habitées par les François (1654 et 1667-71) du dominicain Jean-Baptiste Du Tertre, qui séjourna aux îles entre 1640 et 1658 ; Histoire naturelle et morale des îles Antilles de l’Amérique (1658) du protestant Charles de Rochefort, dont les dates exactes du séjour aux Antilles sont difficiles à déterminer [5] ; Les Desseins de son Eminence de Richelieu pour l’Amérique (1659) d’un autre dominicain, André Chevillard, qui fut en Guadeloupe en 1648 ; et finalement Voyage de la France équinoxiale en l’isle de la Cayenne, entrepris par les François en MDCLII (1664) par le curé Antoine Biet [6]. Les Antilles ne sont plus nouvelles pour ces voyageurs : ils avaient déjà préparé leurs séjours en lisant les comptes rendus des voyageurs antérieurs, espagnols notamment, et en étudiant les cartes. Leurs récits participent au projet plus vaste de la colonisation, mais les missionnaires ne partagent pas toujours la politique des compagnies, des propriétaires, des colons ou de la couronne, ce qui fait que des intérêts concurrents se manifestent parfois dans l’écriture. Ces aspects, parmi d’autres, contribuent à rendre ces textes particulièrement intéressants pour interroger l’exotisme : ces livres ne racontent pas une rencontre avec l’étranger issue d’un premier échange, mais ils s’inscrivent dans les complications de l’histoire coloniale et de ses représentations. Ce contexte influence leur écriture. Comme il s’agit plutôt d’une réécriture ou de la poursuite de voyages antérieurs, l’inclusion des langues étrangères dans les écrits, par exemple, ne devrait plus continuer à être utilisée en remplacement de mots français lorsqu’ils manquent pour décrire la réalité lointaine – dès lors que, précisément, ces mots ne manquent plus. Le fait que les « relateurs » emploient, voire amplifient, cette stratégie d’écriture – puisqu’ils citent également des personnes, surtout des autochtones, parlant des langues étrangères – invite donc à une interrogation. Cette dernière ne concerne pas le fait que cette stratégie d’écriture renvoie à quelque altérité échappant à la plume du voyageur. C’est la manière dont les textes négocient la place de l’étrangeté à l’écrit qui retient ici l’attention. Comme le suggère Michel de Certeau, il « faut s’interroger sur la citation de l’autre dans le discours historiographique lui-même [7] ».

Nous commencerons notre étude par une discussion de ce que nous percevons comme un écart entre une tendance à voir l’exotisme comme une réduction discursive ou comme une expression de la présence de l’étranger. Afin de sortir de cette impasse, nous en tenterons une re-conceptualisation : la manière dont ces citations de l’autre sont inscrites dans les relations des Antilles suggère que l’exotisme fonctionne comme un site textuel où peuvent se déployer des transferts culturels complexes. Cela nous mènera à analyser, dans la dernière partie, quelques exemples de notre corpus pour illustrer à quel point les langues étrangères sont intégrées dans la narration tout en faisant émerger la différence.

1. L’exotisme : présence, violence ou espace de négociation ?

L’exotisme du début de la modernité est surtout conçu par rapport aux objets étrangers, soit les curiosités [8]. Pour vanter leurs propres voyages auprès des hommes puissants susceptibles de soutenir la mission et l’établissement des colonies, les missionnaires décrivent et collectionnent les pierres précieuses, les plantes, les coquilles et d’autres objets dignes de susciter un intérêt. Pour n’en citer qu’un exemple, Du Tertre raconte comment il attrape des colibris qu’il fait sécher pour les ramener en France. L’exotisme y est alors relié à une matérialité et non pas aux grands paysages sublimes ou pittoresques destinés à avoir un effet sur le lecteur. Toutefois, l’élément que l’on associe le plus avec l’exotisme antillais, à savoir l’autochtone, ne figure pas parmi les évocations textuelles des collections faites dans les îles. Les relations de l’établissement, c’est-à-dire de la période où il y avait toujours une population amérindienne dans les îles françaises, racontent seulement la collecte des objets relatifs à la colonisation, qui pourraient apporter de la richesse ou du savoir. Ce n’est qu’au moment où les habitants français ne côtoient plus que très peu les Amérindiens, à partir de la fin du XVIIe siècle, que l’on peut noter que le père Labat fait un voyage à la Dominique dans l’objectif explicite de visiter les autochtones et y achète des souvenirs qu’il ramène en France [9]. Or, si la collecte des choses amérindiennes est étrangement absente de notre corpus, elle est présente dans les récits sous forme d’un autre type de matérialité, celle du langage. Chacun des relateurs raconte avec plus ou moins de détails le travail du missionnaire dominicain Raymond Breton, qui résida parmi les Amérindiens à la Dominique pendant douze ans et rédigea un dictionnaire François-Caraïbe, publié à Paris en 1665 [10]. Certains d’entre eux avaient accès à ses notes, qui leur permettaient d’inclure dans leurs narrations des mots en taïno [11] sans avoir une connaissance profonde de cette langue. Guidés par le savoir linguistique de Breton, ils rajoutent par exemple à la toponymie européenne des îles, les noms locaux donnés par les Amérindiens et transcrits en français. De plus, une grande partie des noms des animaux et de la végétation est donnée en langue vernaculaire. À cela s’ajoutent les paroles mêmes des Amérindiens, rapportées en discours direct.

Les relateurs recourent ainsi à une multitude de stratégies pour inscrire ces objets linguistiques exotiques dans leurs textes. À cet égard, il est intéressant de noter que la recherche semble conclure que toutes ces formes d’intégration d’autres langues ont un objectif commun : faire en sorte que l’étranger fasse impression. Se plaçant dans la situation d’un lecteur au milieu du XVIIe siècle, Michèle Duchet indique que :

Ces sauvages qu’on peut voir et toucher, avec un dialogue si possible, donnent l’illusion d’un contact humain, d’une familiarité dont aucune lecture ne fournit l’équivalent. Dans les livres, n’aimera-t-on pas surtout ce qui crée l’illusion d’une présence : les harangues, les sentences, les traits de bravoure ou de cruauté, tout ce qui donne à l’homme sauvage une chance d’exister et d’entrer dans un monde de relations et d’échanges, situé à la fois en marge de son propre monde et en marge du monde des civilisés [12] ?

L’hypothèse serait que le lecteur s’attende à ce que l’exotisme lui apporte l’étranger par le biais d’une oralité authentique transposée à l’écrit et dont les formes, souvent empruntées à un imaginaire de l’épopée, sont données à l’avance. Et bien que les inclusions de la toponymie locale ou des noms de plantes et d’animaux n’émanent pas d’une voix narrative, l’effet recherché par cette stratégie de représentation est le même : il s’agit de faire sonner la langue étrangère pour le plaisir du lecteur. Toutes ces dénominations en langue vernaculaire créent par leur assemblage un espace dans le récit permettant au lecteur de se plonger momentanément dans l’ailleurs lointain [13].

La langue étrangère revêt une puissance évocatrice puisqu’elle brise le courant narratif. Dans son analyse des dictionnaires français-caraïbe du XVIIe siècle, Odile Gannier suggère que la parole de l’autre peut même porter tout un monde étranger vers le public européen, « de sorte que les civilisations indiennes apparaissent véritablement sous les yeux du lecteur […] [14] ». Une idée semblable revient chez Réal Ouellet, qui voit dans l’insertion des langues étrangères l’un des traits de la littérarité de la relation de voyage. Il s’agit à la fois d’un effet de réel et d’une dramatisation de cette relation, dans la mesure où cette insertion donne à l’anecdote viatique « la vibration du vécu et l’attrait de la curiosité exotique [15] ». Tout en constituant le voyageur comme un personnage compétent qui sait maîtriser la langue et l’espace étrangers, l’introduction dans le texte d’une parole et d’une langue autre ramènerait le monde exotique devant les yeux du lecteur. C’est aussi la conclusion de Jean-Michel Racault, qui précise que l’effet produit est notamment lié à l’usage du style direct : on cite l’autre et par l’émergence de sa voix, il est transféré au monde du lecteur [16]. La parole de l’Amérindien semble donc s’adresser directement à l’imagination du lecteur européen, pour que celui-ci puisse projeter une image de ce qu’est l’étranger à partir des graphèmes présents sur la page, graphèmes qu’il tentera peut-être même de prononcer à haute voix, suscitant une étrangeté audible. Selon ces analyses, les langues inscrites dans le récit de voyage produisent de l’exotisme, en rendant présent le monde amérindien comme un objet de cette sorte. Et cet objet se définit par sa différence par rapport non seulement au texte français, mais aussi au contexte de sa réception.

Interrogeant les prémisses de cette conclusion, d’autres chercheurs ont mis en question les procédés qui soutiendraient un tel transfert. D’après cette perspective, la citation impliquerait forcément une prise de possession d’un énoncé étranger, traduit de l’oralité en langue autochtone à l’écrit en français. Cela conduirait à une double aliénation et une double agression contre le sujet qui est ainsi cité. En effet, selon Dominique Bertrand, « Traduite, la langue de l’autre s’offrait dans une transparence pragmatique, le code des équivalences inscrit dans le dictionnaire annulant l’altérité [17] ». Poursuivant une argumentation analogue, Eni Orlandi arrive à la conclusion que les relations de voyage procèdent par une « dénaturation radicale des langues “sauvages” [18] ». Intégré dans le texte en français, le mot exotique n’a plus rien à voir avec son contexte d’origine. Le voyageur cite l’autre comme une illusion de son langage réel, ce qui mène Isabelle Moreau et Grégoire Holtz à parler d’une « dépossession de l’énonciation », le relateur construisant son discours sur « un vol de voix [19] ». Pour que l’étranger soit « comestible » pour le lecteur, le narrateur le modifie et le dénature, faisant de lui un personnage fictif, stéréotypé. De ce point de vue, le langage autre se présente comme une matérialité malléable, et non comme un marqueur de différences. L’exotisme serait la catégorie employée pour saisir une production discursive de l’étranger, déterminée par la posture a priori supérieure du voyageur européen par rapport au monde et au peuple qu’il décrit. On aboutit ainsi à y voir un discours ornemental qui ne produit que la projection de l’observateur et du lecteur, renvoyant à un vide référentiel [20]. Ce serait un discours colonial qui, contrairement à l’orientalisme selon la définition d’Edward Said, lequel renvoie aussi à un corps de doctrines et de pratiques de domination [21], opèrerait entièrement dans le fantasmé.

Force est de constater que là où certains considèrent que la parole de l’autre est dénaturée à travers son inscription dans le texte, d’autres voient dans la même modalité une expression de sa présence dans le récit. Cela explique peut-être le sentiment de perte qui semble traverser la plupart des analyses de l’exotisme. « L’opération scriptuaire, qui produit, préserve, cultive des “vérités” non périssables, » écrit de Certeau, « s’articule sur une rumeur de paroles évanouies aussitôt qu’énoncées, donc perdues à jamais. Une “perte” irréparable est la trace de ces paroles dans les textes dont elles sont l’objet. C’est ainsi que semble s’écrire une relation à l’autre [22] ». Volé, dénaturé ou bien écho fidèle de la parole de l’autre, le cité est supposé renvoyer à une réalité existante (le mot dénote la chose) ou bien l’oblitérer (le mot dénature la chose, qui est perdue à jamais). Ainsi, apparaît en filigrane un lien entre ceux qui entendent critiquer l’exotisme (ne voyant en lui qu’une illusion, une projection du même) et ceux qui perçoivent dans son expression des traces d’une « vraie » altérité. Ces approches se basent finalement toutes deux sur une certaine nostalgie, qui est peut-être elle-même empreinte d’une forme d’exotisme. L’étranger ne peut s’inscrire dans le texte que sous forme de fragment ; il doit devenir disjecta membra, tout en s’intégrant dans une structure textuelle globale qui le soumet à une domestication [23]. Si le mot étranger pouvait ramener au lecteur une simplicité qui en quelque sorte fonctionnerait comme le miroir tendu aux contrées lointaines qu’il évoque, ce transfert linguistique se réaliserait dans l’espace d’un écart. Puisque le lecteur ne peut pas voir ou toucher l’étranger, les mots en langue locale servent de supplément : les sons exotiques ont plutôt un pouvoir de connotation et non pas un pouvoir de dénotation. Ils s’éloignent de tout (con)texte pour flotter dans l’espace déjà bien rempli de l’imagination.

Sans contester ces lectures – l’exotisme est effectivement un discours dont il faut se méfier – on peut noter que, dans les deux cas, l’argument prend comme point de départ la réception et non pas l’écriture. Le voyageur est surtout intéressant comme écrivain cherchant à plaire ou à informer, tandis que ce qui se produit à la rencontre des pays et des peuples étrangers est secondaire, toujours caché sous les couches de la représentation qu’il en donne. Que se passe-il si l’on change la perspective et si l’on voit dans l’exotisme une opération de négociation entre une expérience vécue ailleurs et la mise en récit ? En d’autres termes, nous proposons d’envisager la matérialité linguistique non pas comme disjecta membra, mais comme une différence qui s’écrit tout en créant des liens.

2. Scénographies de la parole de l’étranger

L’inclusion des langues étrangères recouvre plusieurs médiations jusqu’au point où il devient impossible de toujours localiser sa source. Quoi qu’il en soit, il s’agit sans exception d’une transcription de l’oral à l’écrit qui s’effectue sur un fond incertain : les circonstances entourant la traduction sont rarement explicitées dans le texte. Le sujet même des énonciations citées est souvent impossible à identifier ; la plupart du temps ce sont des mots sans voix. Sans prétendre à l’exhaustivité, nous avons néanmoins pu déceler au sein du corpus indiqué en introduction quelques variantes de l’insertion du discours de l’autre, en commençant par celle des mots en langue vernaculaire dans le texte écrit en français. Ces derniers ne sont pas nombreux et ils appartiennent presque tous à deux catégories : les termes toponymiques et ceux relevant de l’histoire naturelle et morale, dénotant des plantes et des animaux ou bien des pratiques culturelles qui n’existent pas en Europe. Cette façon de ponctuer le texte avec des mots étrangers est un phénomène temporaire, même dans la littérature viatique [24]. Encore faut-il noter qu’il est rare que le relateur en introduise un nouveau. Et quand cela arrive, il n’est question que d’un lexique restreint. Les mêmes mots exotiques circulent alors d’une relation l’autre et ceux comme roucou, hamac, boucan, ananas sont déjà assez connus à l’époque. De plus, les termes indigènes sont comme ensevelis dans des périphrases explicatives redondantes : « Les Sauvages disent… », « Ils appellent en leur langue… » À la fin du XVIIe siècle, les voyageurs à destination des îles ne citent pratiquement plus aucun mot en langue autochtone. Dans Nouveau voyage aux Isles de l’Amérique du dominicain Jean-Baptiste Labat, la formule « Les Espagnols l’appellent… » est plus courante que l’équivalent autochtone. Ce silence reflète l’histoire : les Amérindiens ne disent plus rien pour la simple raison qu’ils sont chassés de leurs îles et ne constituent plus des partenaires d’échange ou de conflit.

On voit donc que les formules génériques qui entourent la parole de l’autre ne servent pas à mettre en valeur quelque présence exotique. Les mots vernaculaires tranchent certainement avec le français, mais ils sont souvent déjà connus et ils sont toujours encadrés, de telle sorte que le choc potentiel de leur lecture est estompé. Ce n’est pas par hasard que de Certeau déploie tout un champ lexical relatif à la scénographie lorsqu’il soulève la problématique de la citation de l’autre, à partir de sa lecture du voyage au Brésil de Jean de Léry (1534-1613). Cette scénographie concerne tantôt le tableau de l’oralité, tantôt la scène du dire, comme si l’inclusion du discours de l’autre requérait un dispositif pour être effectuée ou comme si la manière dont est présenté l’élément étranger vocal se faisait l’écho d’une certaine conception contemporaine de l’exotisme, liée au pittoresque. Le dictionnaire de l’Académie de 1762 note que pittoresque se dit « de la disposition des objets ; attitude des figures que le peintre croit favorable à l’expression [25] ». On ne frappe pas par l’étrangeté seule, tout dépend de la manière dont elle est exposée et de la scène où elle l’est. Ce qui nous intéresse surtout, c’est que cette observation permet de repenser le statut de l’inclusion des langues étrangères. Dans la mesure où elle est toujours introduite au sein d’un dispositif, la parole étrangère ne se constitue pas comme une voix, renvoyant à un sujet parlant ou à une conscience. Au lieu d’envisager ces textes sous l’angle de la polyphonie ou du dialogisme, il convient ici d’évoquer ce que Rainier Grutman appelle « hétérolinguisme », c’est-à-dire une textualisation des langues [26]. Cela recouvre un procédé profondément littéraire qui produit une multiplicité de langues tout en jouissant d’une certaine liberté vis-à-vis de celles qui sont réellement parlées. Les stratégies d’écriture employées par les relateurs, qui intercalent les mots vernaculaires et recourent aux anecdotes pour dramatiser les échanges, constituent autant de « scénographies d’énonciation » qui rendent possible le surgissement de la parole de l’autre [27].

Ce ne sont donc guère ces mots seuls en tant que disjecta membra qui produisent un effet d’étrangeté. Bien au contraire, c’est précisément le procédé de textualisation du multilinguisme qui médiatise cette étrangeté, opérant ainsi comme un processus d’intégration, sans l’effacer, de la différence. En effet, on remarque parfois que ce ne sont pas seulement les mots en langue locale qui figurent cet exotisme linguistique, mais aussi ceux qui échappent aux relateurs. En certains endroits, face à une plante ou un phénomène compliqué à capter, le voyageur n’arrive pas à trouver le mot vernaculaire correspondant et se voit obligé de gloser. Par exemple, le père Du Tertre doit recourir à des paraphrases assez longues puisqu’il n’a jamais compris comment les Amérindiens nomment une plante : « D’une plante dont les femmes Sauvages se servent pour estre fecondes ». Il lui arrive aussi d’utiliser un nom transcrit du taïno, « herbes à flèches », pour désigner une plante qu’il a du mal à identifier. Bien qu’évoquée brièvement, l’absence du nom introduit une parenthèse dans la narration, laissant entrevoir l’abîme de la communication tout en présentant un échange qui a réellement eu lieu. L’exotique échappe à toute saisie, mais le texte capte tout de même l’expérience d’une rencontre avec l’étranger.

L’importance de la scénographie se manifeste justement par la quantité de scènes d’échange incluses dans les relations de voyage. Ces scènes, qui sont plus ou moins fictionnalisées, sont beaucoup plus nombreuses que les mentions du vocabulaire local, ce qui confirme que la présence langagière survient moins par les mots exotiques que par une certaine forme théâtrale de textualisation des langues. La première de ces variantes correspond à ce que l’on peut appeler la parole en translation, qui correspond à une parole fictionnelle et dont la traduction reste implicite. Dans ces cas, la scène est peuplée des personnages, presque exclusivement des vieillards ou des enfants, souvent pris dans une situation qui évoque la pitié. Ainsi, au début de l’Histoire naturelle et morale des Antilles de l’Amérique, le protestant Rochefort veut mettre en valeur la douceur du climat et la richesse des terres aux îles et les compare avec la Nouvelle France en peignant une scène censée faire effet :

[Les îles] sont bien differentes de ces païs de la nouvelle France, ou les pauvres sauvages ont tant de peine à trouver leur nourriture, que leurs enfans en sortant le matin de la Cabanne, & eus au milieu de la campagne où ils font leur chaffe, ont accoutumé de crier à haute voix, Venez Tatous, venez Castors, venez Orignacs, appellant ainsi au secours de leurs necessité, ces animaus, qui ne se presentent pas à eus si souvent qu’ils en auroient besoin [28].

Tout au long de son ouvrage, Rochefort développe cette thématique des rapports entre les autochtones insulaires et ceux de la terre ferme de l’Amérique du Sud aussi bien que du Nord. La scène que nous venons de citer n’est donc pas anodine. Elle appartient en effet à la démarche comparatiste sur laquelle se développe l’ouvrage, qui consiste en l’établissement d’analogies entre étrangers. Le discours des enfants ci-dessus est entièrement fictionnalisé et inséré dans une disposition qui renforce l’expression. Des éléments exotiques sont présents, notamment les animaux typiques de la région, mais c’est la scène qui crée l’effet : les vastes étendues où le gibier est rare, puis le cri de ces jeunes affamés et, surtout, l’échec attendu. Ce genre de discours est toujours tenu par un personnage pittoresque avant la lettre, puisqu’il est inscrit dans une situation précise, et joue sur l’identification avec le lecteur. L’émotion centrale qu’il s’agit de susciter dans cette scène est la pitié et non la menace.

Il existe aussi une variante proche de cette translation fictionnalisée, que l’on peut nommer la voix en traduction tronquée. Dans ce cas, les Amérindiens parlent un langage dénaturé, simplifié du français et teinté d’espagnol, comme une sorte de créole primitif que les relateurs appellent « leur baragouin ». Là encore les formules se répètent : France mouche fasche ou bien France matté Karib, Moy bonne Caraïbe. Elles sont courtes et simples et infantilisent le sujet énonciateur, de nouveau dans le but d’éveiller la pitié chez le lecteur tout en renvoyant à une certaine idée stéréotypée du primitif. Cette traduction tronquée est utilisée dans le compte rendu d’échanges économiques ou verbaux avec les Français, aussi bien que dans celui des discours associés aux rites de bienvenue ou d’adieu. Elle est aussi perceptible dans des situations un peu plus tendues, comme les échanges d’otage ou les épisodes de cannibalisme. Il en va de même dans les passages où l’énoncé est traduit en un français élémentaire mais correct. Ici encore la parole de l’autre est presque toujours courte et, surtout, simple, comme lorsque Rochefort parle du dégoût que l’Amérindien a du sel : « Et quand ils voyent nos gens en user, ils leur disent, par une compassion digne de compassion, Compere, tu te fais mourir [29]. » Cette variante de textualisation est aussi commune dans les passages qui décrivent comment les Amérindiens communiquent entre eux dans des situations précises – bien que toutes les relations affirment qu’ils tiennent de longs discours et n’interrompent jamais celui qui parle. Au lieu de citer ces discours dans leur intégralité, les auteurs recourent à la scénographie pour mieux intégrer dans le récit la façon de parler des natifs.

L’usage d’un dispositif pour inscrire l’étrangeté est encore plus patent dans les sections dialoguées. La variante qui nous intéresse ici, et qui servira de dernier exemple, est une sorte de combinaison des précédentes : la citation parallèle. Il s’agit là des transcriptions de l’oralité autochtone, traduite ensuite en un français basique. L’exemple le plus intéressant provient des écrits d’André Chevillard, qui construit toute sa relation sur une telle disposition. Il cite les Amérindiens dans des scènes qui concernent autant l’activité missionnaire (notamment l’instruction et la conversion) que les pratiques culturelles des autochtones. Le lecteur entend parler de petits Amérindiens qui :

témoignent de se réjouïr du futur festin de l’esclave ennemy, repetans à toutes rencontres ces mots : Icaoüa libelé lixabals; c’est à dire Celuy là est nôtre Boucan! » ou bien des Amérindiens qui prient dans leur langue les missionnaires de les baptiser : « Si ancaié bohatinan Baba binalé bouca etinan boné loachout baptizé, voulant dire Vous vous mocquez de moy mon Pere il y a long temps que ie vous presse de me baptiser ; helas! ayez pitié de moy, pauvre Caraïbe, car i’ay l’ame sur les lévres [30].

On retrouve ici à la fois un ingrédient clef de l’exotisme américain, à savoir le cannibalisme, et l’assimilation à la culture européenne par le biais de la religion. La phrase en langue vernaculaire est ainsi enveloppée dans un imaginaire bien établi. Chez d’autres relateurs, la citation en parallèle intervient comme une forme d’instruction au voyage. Cela apparaît par exemple dans une séquence de la relation d’Antoine Biet, qui illustre une scène rituelle d’accueil tout en incluant un dialogue où les deux langues sont utilisées en parallèle :

Quand ils [les Amérindiens] ont reconnu que ce Navire est de leurs amis, ils viennent dans leurs Canots d’un costé & d’autre aborder ce Vaisseau. Le Capitaine les prie de monter, ils le font, sans se faire beaucoup importuner. On les fait entrer dans la chambre de poupe, où estant assis le Capitaine leur presente à boire de l’eau de vie, de laquelle ils sont fort amateurs. Ils ne quittent point la partie qu’ils ne soient saouls. Pendant cela le Capitaine leur parle en leur langue, s’il la sçait, ou par un Truchement.

Les Indiens demandent Etébogué erebo naboüi ? cela veut dire, Qu’est-tu venu faire icy ?

L’Estranger répond, Aou amoré cené nobouï, cela veut dire, ie te suis venu voir.

L’Indien, Otonomé, pourquoy ?

L’Estranger, Galibi banaré Francici, les Galibis sont amis des François, Galibi iroupa, les Galibis sont bons.

Le Capitaine du Navire luy dit : Veux-tu boire de l’eau de vie ? amoré brandevin sineri icé ?

L’Indien répond : terré auo icé, oüy ie veux boire.

Le Capitaine dit : Ie veux achepter des licts de cotton, auo cibegat acado amoré.

L’Indien, Ie viendray demain avec mon pere, ie t’en apporteray beacoup, auo coropo noboüi aconomé baba, aou menchoüi amoré tapoüimé.

Apporte-moy des poules, du cerf, des Ananas, aou ménéboüi, corotogo, couchari, ananaï.

Celuy-là t’en apportera, mocé ménéboüi amoré, ou bien mocé cayé.

Comment s’appelle cela ? estété mocé ou ini.

Cela s’appelle du cerf, une poule, etété couchari, cotogo 31].

Au fur et à mesure que le lecteur est introduit dans cet échange littéralement mis en scène, les marqueurs d’énonciation disparaissent et le dialogue continue encore quelques lignes. Les paroles sont distribuées selon un certain dispositif : l’accueil sur le vaisseau, les premières phrases, l’invitation à boire, la négociation puis un échange linguistique (« comment s’appelle cela ? »). Quelques pages plus loin, le lecteur trouve d’ailleurs à sa disposition un vocabulaire caribe. Si, dans les cas précédents, la scénographie fait en sorte que le récit factuel du voyage tende vers la littérature, cet exemple montre au contraire comment cette dernière sert aussi à la figuration d’un certain savoir sur l’autre. De nouveau, il n’est pas question de reproduire une image de l’altérité, mais de textualiser les paroles. Les langues en jeux dans la relation de voyage donnent ainsi à voir une tension entre l’expérience réelle de la rencontre avec l’ailleurs et l’écriture.

La recension des différentes modalités d’inclusion des langues étrangères présentée ici est loin d’être complète. Elle suffit pourtant à démontrer qu’un exotisme du XVIIe siècle ne procède pas seulement en ciblant des objets. Plus que le mot en soi, c’est la scénographie rendant possible l’énoncé qui produit l’effet d’étrangeté. Plutôt que de la percevoir comme une « présence exotique », l’importance du dispositif montre que la différence que représente le discours de l’autre est sujette à négociation selon le placement de ce discours dans l’ensemble du récit. L’insertion de ces mots autres comporte plusieurs dimensions. Elle se construit effectivement sur un « vol de voix », mais ce pillage linguistique fait aussi entendre l’écho de l’étranger. À cet égard, la textualisation du langage de l’autre médiatise une relation entre l’ici et l’ailleurs. Surtout, elle s’inscrit dans un ensemble discursif plus large qui dépasse la seule fonction dénotative et même connotative.

Curieusement, l’exotisme du début de la modernité semble donner lieu à une pratique d’écriture relationnelle qui rappelle la ré-interrogation du concept proposée par la littérature francophone d’aujourd’hui. Charles Forsdick démontre à juste titre comment certains auteurs des anciennes colonies françaises, s’appuyant sur Victor Segalen, y voient un concept relatif, posant un rapport entre le sujet et le monde, entre le même et l’autre. C’est un embrayeur (shifter[32] qui ne se limite pas à une opération de domestication de l’étrangeté, car il mobilise dans l’écriture une problématisation du rapport au monde et recouvre différentes stratégies pour dire l’étranger [33]. Le philosophe martiniquais René Ménil suggère qu’il « résulte d’un certain type de relation humaine », et on pourrait ajouter qu’il découle d’un certain type de rapport au monde [34]. Des auteurs comme Ménil et, plus tard, Édouard Glissant, refusent de limiter l’exotisme à son paradigme colonial. Procédant à un détournement de regards, l’exotisme leur permet d’examiner celui qu’ils portent sur eux-mêmes, trop souvent déterminé par l’œil de l’autre, ainsi que de le retourner vers le colon. Cette stratégie de détournement a conduit à ce que le concept d’exotisme soit (re)devenu hétérogène (« unimagined spaces of heterogeneity » selon Forsdick), pointant simultanément dans plusieurs directions, médiatisant des relations interculturelles ou transculturelles ainsi qu’un rapport entre l’homme et le monde [35].

Les langages autres se présentent justement à l’analyse comme une manière de saisir, dans les relations de voyage, ces « lieux d’hétérogénéité inconcevables », qui peuvent être lus à la fois comme des signes d’une présence exotique et comme une domestication de l’étranger. Quelle que soit son imbrication dans un projet d’établissement colonial, comme dans le cas de ces récits missionnaires des Antilles, l’exotisme peut en effet servir comme terme utilisé pour concevoir les mises en scène de différences toujours négociables et sujettes à transformations. Sans nier la part de pouvoir impliquée dans la représentation exotisante, cette approche permet d’envisager le concept au-delà de la singularisation (nostalgique) de l’altérité et de la lecture purement discursive, qui n’y voit qu’une projection du même. L’exotisme sous-tend le rapport de pouvoir imbriqué dans l’écriture de voyage en même temps qu’il résume en quelque sorte la manière dont on négocie la différence culturelle, ce qui explique pourquoi il reste central pour toute tentative de penser les relations transculturelles.

Notes

[1] Cet article a été réalisé avec le soutien de la Fondation suédoise pour la recherche en humanités [www.rj.se].

[2] Vincenette Maigne, « Exotisme : évolution en diachronie du mot et de son champ sémantique », dans Exotisme et création. Actes du Colloque International (Lyon 1983), Roland Antonioli (dir.), Lyon, Hermès, 1985, p. 9-16.

[3] Voir à ce sujet Gilbert Chinard, L’Amérique et le rêve exotique dans la littérature française au XVIIe et au XVIIIe siècle, Paris, Hachette, 1913 ; Gilbert Chinard, L’Exotisme américain dans la littérature française au XVIe siècle, Paris, 1911.

[4] Marie-Christine Gomez-Géraud, Écrire le voyage au XVIe siècle en France, Paris, Presses universitaires de France, 2000, p. 9. Pour satisfaire un public toujours plus séduit par l’Orient, on imprime en France « deux fois plus de livres sur les Turcs et l’Empire turc, que sur l’Amérique », p. 10. Henri-Jean Martin confirme que l’Orient demeure la source d’inspiration principale de l’imaginaire du lointain au XVIIe siècle. V. Livre, pouvoirs et société à Paris au XVIIe siècle (1598-1701), Genève, Droz, 1969, p. 207.

[5] Benoît Roux, « Le Pasteur Charles de Rochefort et l’Histoire naturelle et morale des îles Antilles de l’Amérique », dans Les Indiens des Petites Antilles. Des Premiers peuplements aux débuts de la colonisation européenne, Bernard Grunberg (dir.), Paris, L’Harmattan, 2011, p. 175-216.

[6] Antoine Biet, Voyage de la France équinoxiale en l’isle de la Cayenne, entrepris par les François en MDCLII, Paris, Clouzier, 1664 ; André Chevillard, Les Desseins de son Eminence de Richelieu pour l’Amérique [1659], Basse-Terre, Société d’histoire de la Guadeloupe, 1973 ; Jean-Baptiste Du Tertre, Histoire générale des Antilles habitées par les François, divisée en deux tomes, et enrichie de cartes et de figures, Paris, Thomas Jolly, 1667 ; Charles de Rochefort, Histoire naturelle et morale des îles Antilles de l’Amérique, Rotterdam, Arnould Leers, 1658.

[7] Michel de Certeau,  L’Écriture de l’histoire, Paris, Bibliothèque des histoires, 1978.

[8] Voir Frank Lestringant, « L’exotisme en France à la Renaissance : de Rabelais à Léry », dans Littérature et exotisme XVIe-XVIIIe siècle, Dominique de Courcelles (dir.), Paris, École des chartes, 1997, p. 5-16.

[9] Prenons l’exemple du père Labat, qui résida à la Martinique entre 1695 et 1709 et alla à la Dominique dans l’objectif d’observer les Amérindiens. Il précise ses achats avant son départ : « J’avois fait une bonne provision d’arcs de flèches, de boutons, de panniers, & autres ustenciles de ménage ; & j’avois acheté un hamac de mariage qui estoit très beau » – Nouveau voyage aux Isles de l’Amérique, Paris, 1722, tome iv, p. 374.

[10] Raymond Breton, Dictionnaire caraïbe-français [1665], Paris, Karthala, 1999.

[11] Le taïno est une langue aujourd’hui éteinte de la famille des langues arawaks, parlée par des populations qui habitaient principalement dans les Bahamas et les Grandes Antilles.

[12] Michèle Duchet, Anthropologie et histoire au siècle des Lumières, Paris, Maspero, 1971, p. 42.

[13] Voir la belle analyse de Sophie Linon Jenny, « L’exotique dans les techniques d’écritures de deux récits de voyages authentiques dans les Indes orientales : Relation d’un voyage des Indes orientales, Delon (1685) et Les Voyages aux isles Dauphine et Mascareine, Dubois (1674) », dans L’Exotisme, Alain Buisine & Norbert Dodille (dir.), Paris, Didier-Érudition, 1988, p. 94.

[14] Odile Gannier, « Le tupi et le galibi sans peine : glossaires, manuels et catéchismes à l’usage des voyageurs et missionnaires (XVIe-XVIIe siècles) », dans Échos des textes, échos des voix. Étude sur le dialogue, en hommage à Béatrice Périgot, Odile Gannier & Véronique Montagne (dir.), Paris, Classiques Garnier, 2013, p. 439-466.

[15] Réal Ouellet, La Relation de voyage en Amérique (XVIe-XVIIIe siècles), Québec, Presses de l’université Laval, 2010, p. 98.

[16] Jean-Michel Racault, « Paroles sauvages : problèmes du dialogue et représentation de l’altérité américaine chez La Hontant », dans La France Amérique (XVe-XVIIIe siècles), Frank Lestringant (dir.), Paris, Champion, 1998, p. 434.

[17] Bertrand Dominique, « Verbal et non-verbal dans les relations entre Européens et Caraïbes », dans La France Amérique (XVe-XVIIIe siècles), Frank Lestringant (dir.), Paris, Champion, 1998.

[18] Eni Orlandi, « Réédition du singulier. Un regard français sur le Brésil », dans L’Inscription des langues dans les relations de voyage (XVIe-XVIIe siècles), Michèle Duchet (dir.), ENS Fontenay/Saint-Cloud, 1992, p. 102.

[19] Isabelle Moureau & Grégoire Holtz, « “Parler librement”: La liberté de parole au tournant du XVIe et du XVIIe siècle, Lyon, ENS Éditions, 2005, http://books.openedition.org/enseditions/153, consulté le 22 janvier 2015, p. 21 et p. 3.

[20] Voir Peter Mason, Infelicities: Representations of the Exotic, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1998. Voir aussi son article : « On Producing the (American) Exotic », Anthropos, vol. 91, 1996, p. 139-151.

[21] Edward Said, Orientalism, New York, Pantheon Books, 1978.

[22] Michel De Certeau, L’Écriture de l’histoire, op.cit., p. 218.

[23] Réal Ouellet, « Le statut du réel dans la relation de voyage », Littératures classiques, no 11, 1989. Cela fait écho à ce que Sylvie Requemora-Gros identifie comme étant caractéristique de la relation de voyage à l’âge classique, qui prend souvent la forme d’un puzzle, d’un patchwork. Voir son livre Voguer vers la modernité : le voyage à travers les genres au XVIIe siècle, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2012, p. 382.

[24] Marie-Christine Pioffet, La Tentation de l’épopée dans les relations des Jésuites, Sillery, Septentrion, 1997, p. 497.

[25] Dictionnaire de l’Académie française, quatrième édition ,1762, Dictionnaires d’autrefois http://dictionnaires.atilf.fr/dictionnaires/, consulté le 23/10/2017.

[26] Rainier Grutman, « Langues étrangères et savoir romantique : considérations préliminaires », TTR : traduction, terminologie, rédaction, vol 9, no 1, 1996, p. 71-90.

[27] Nous empruntons le terme de scénographie d’énonciation à Dominique Maingueneau, Le Discours littéraire. Paratopie et scène d’énonciation, Paris, A. Colin, 2004, p. 34.

[28] Rochefort, op.cit., p. 5.

[29] Ibid., p. 410.

[30] Chevillard, op. cit., p. 118.

[31] Biet, op.cit., p. 393.

[32] Charles Forsdick, « Travelling Concepts : Postcolonial Approaches to Exoticism » Paragraph, vol. 24, n° 3, 2001, p. 14. « Whereas in contemporary critical currency, the term [exoticism] has almost universally pejorative overtones and is restricted by its coupling to colonial discourse, close analysis reveals a need for a more nuanced understanding that encompasses the potential reflexivity or reciprocity within exoticism ». C’est aussi ce que propose Anaïs Fléchet dans un contexte français. V. « L’exotisme comme objet d’histoire », Hypothèses, n° 11, 2008, p. 15-26.

[33] Ibid., p. 24. « The epithet “exotic” can operate as a shifter and […] even exoticism itself as a form of radical otherness can accordingly function in phenomena such as cultural opacity transculturation and contrapunctual approaches to interculturality as a mode of resistance. »

[34] René Ménil, « De l’exotisme colonial », Antilles déjà jadis, précédé de Tracées, Paris, Jean-Michel Place, 1999, p. 20 : « Il existe un exotisme fondé en nature et qui résulte d’un certain type de relation humaine. Me voici en pays étranger : dépaysé, je perçois les mœurs, les usages et les coutumes de l’indigène comme pittoresques et marqués du signe de l’étrangeté. Et comme la relation est réciproque, l’indigène de ce pays aura de moi une vision inverse et pareille. Je suis pour lui étranger comme il est pour moi étranger : il a de moi une vision exotique et j’ai de lui une vision exotique. Il n’en peut être autrement. […] La vision exotique est une vue de l’homme prise “de l’autre côté”, du dehors et par-dessus les frontières géographiques. »

[35] Charles Forsdick, « Travelling Concepts », art. cit., p. 21.

Auteur

Christina Kullberg est maître de conférences au Département de langues modernes à l’université d’Uppsala, Suède. Parmi ses publications on trouve de nombreux articles sur la littérature antillaise contemporaine (Glissant, Condé, Chamoiseau, Ina Césaire, Fanon, etc.) et sur les relations des missionnaires aux Antilles du début de la colonisation des îles, ainsi qu’une monographie, The Poetics of Ethnography in Martinican Narratives: Exploring the Self and the Environment (University of Virginia Press, 2013). Elle travaille actuellement sur le projet “Tropical Engagements : Voices in Early Modern Travel Writing to the Caribbean”, soutenu par Fondation suédoise pour la recherche en humanités. Depuis 2016, elle fait partie du comité d’organisation du programme de recherche, “Cosmopolitan and Vernacular Dynamics in World Literatures” (www.worldlit.se).

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Les écritures du pittoresque. Tentation de l’exotisme et partition des modes de description dans les Pyrénées (XIXe-XXe siècles)


Cet article envisage la manière dont récits à dimension littéraire et textes scientifiques de description des lieux et du caractère de leurs habitants ont pu être associés en France, dans les Pyrénées, au cours du XIXe siècle, avant que l’on assiste à une séparation progressive de ces genres narratifs. Ces descriptions mobilisaient fortement la notion de pittoresque. Mais elles étaient aussi animées par une tentation, celle d’un recours à l’exotisme, renforçant la primitivité des espaces décrits. L’objectif est alors de comprendre les procédés d’utilisation de ces deux catégories et de les mettre en relation avec la différenciation des modes de description. Le développement des approches scientifiques dans le premier tiers du XXe siècle a certes conduit à une délégitimation de l’usage de ces notions. Cependant, il n’a pas pleinement neutralisé les mécanismes de singularisation des espaces associés à leur emploi.

This paper considers the way in which literary writings and scientific texts describing places and the character of their inhabitants was associated in France, in the Pyrenees, during the XIXth century, before one could witness the progressive separation of these narrative types. These descriptions were frequently using the notion of picturesque. But they were also led by a temptation, that of recourse to exoticism, which strengthened the primitivism of the places that were described. The aim of the paper is then to understand the processes of use of these two categories and to put them in relation with the differentiation of the modes of description. The development of scientific approaches during the first third of the XXth century has led to a delegitimation of the utilization of these notions. Nevertheless, the paper shows that it has not completely neutralized the mechanisms of individualization of spaces that was associated with their use.


Texte intégral

Cet article envisage la manière dont récits à dimension littéraire et textes scientifiques de description des lieux et du caractère de leurs habitants ont pu être associés en France au cours du XIXe siècle, avant que l’on assiste à une séparation progressive de ces genres narratifs. Or ce travail de description, qu’il ressortisse au domaine des récits de voyage, des guides touristiques ou encore des travaux pré-ethnologiques, mobilisait fortement la catégorie du pittoresque, code esthétique et cognitif de perception et de représentation en accord avec les espaces qu’il s’agissait de décrire, ici les Pyrénées françaises, sur lesquelles se centre le propos. Cependant, cet usage du pittoresque comportait aussi une constante tentation, celle d’un passage à l’exotisme, qui tendait à renforcer l’étrangeté et la primitivité des espaces et populations placés sous le regard. Dans le premier tiers du XXe siècle, l’avancée de la professionnalisation des sciences de description des hommes et des territoires (géographie, ethnologie) a conduit à repousser l’usage de la catégorie de pittoresque ainsi que cette tentation de l’exotisme. Cependant, a-t-elle réellement neutralisé les mécanismes plus profonds dont le recours à ces notions était la manifestation ?

On sait qu’à la faveur du développement du thermalisme et des villes d’eaux (Luchon, Barèges, etc.) ainsi que de la vogue des « grands tours », voyages de formation des jeunes nobles européens [1], les Pyrénées sont devenues une destination de choix dès le XVIIIe siècle, engouement qui connut sans doute son apogée au siècle suivant. Alors à la mode, le passage par ce massif a laissé de nombreuses traces écrites, qu’il s’agisse de celles d’Arthur Young dès 1787 [2], de Gustave Flaubert en 1840 [3], de Victor Hugo en 1843 [4] ou encore d’Hippolyte Taine en 1855 [5]. Ces voyages sont rapidement devenus assez codifiés. Sites à visiter, sommets à gravir, paysages contemplés, impressions laissées, caractérisation des mœurs des habitants obéissaient à un canon où le pittoresque prenait une place centrale, ce qui a conduit à l’institutionnalisation de certaines figures sociales et esthétiques comme celles du contrebandier, du pâtre, de la jeune paysanne, etc., personnages récurrents des lithographies de ce siècle.

Les années 1850 furent cependant celles d’une séparation progressive des registres de description et des formes de déplacement. Si, au XVIIIe siècle et au début du suivant, le récit de voyage permettait de réunir en un seul les discours du savant, de l’esthète et de l’administrateur, l’éclatement des pratiques de voyage au milieu du XIXe siècle a conduit à la disjonction des genres et à la spécialisation avancée du discours savant, comme à l’autonomisation du discours touristique [6]. Pour autant, cette séparation, si elle était bien perceptible dans la différenciation des productions textuelles, ne l’était pas encore réellement pour ce qui est des milieux sociaux qui, à une échelle locale, départementale ou régionale, étaient impliqués dans ce travail de découverte des Pyrénées. Or, plus qu’à partir de la venue de visiteurs extérieurs renommés ou qui le sont devenus, la description des lieux fut très fortement portée et soutenue par tous ceux qui, n’en résidant pas trop loin, voire y habitant, faisaient des montagnes leurs lieux d’excursion ou d’expédition, ou à tout le moins l’objet de leur curiosité et de leur attirance.

Dans cette seconde moitié du XIXe siècle, ce travail de description fut effectué par les acteurs de différentes scènes sociales entrecroisées, qu’il s’agisse des membres des sociétés littéraires ou d’érudition départementales et régionales ou de ceux des sociétés excursionnistes, qui participaient au mouvement pyrénéiste [7]. Bien que composites, les milieux sociaux impliqués dans ces sociétés étaient finalement assez homogènes socialement, regroupant ce que l’on peut appelé une élite de capacités constituée de nobles et de bourgeois, mais aussi de professions libérales et de fonctionnaires ayant quelque rang, notamment dans l’enseignement [8]. Cette homogénéité sociale relative servait de support au développement de sociabilités communes, liées à la fréquentation de ces diverses sociétés. Cette fréquentation reposait elle-même sur un bagage de culture classique et de goût pour les belles-lettres, sur une curiosité érudite et sur des centres d’intérêts savants assez éclectiques. De la sorte, les divers acteurs de ces scènes sociales étaient d’ardents polygraphes, publiant des textes dans de très nombreux genres : romans, récits de voyage, œuvres de poésie, voire pièces de théâtre, articles dans la presse quotidienne, textes dans des revues scientifiques, notices, mémoires, etc. Lorsqu’un marquage de leur activité existait (plutôt écrivain, plutôt savant ou plutôt promoteur du tourisme), à la faveur de la différenciation des genres narratifs évoquée ci-dessus, celui-ci était néanmoins compensé par l’existence de ces réseaux de connaissance et de sociabilité sécants. Dès lors, ces mondes formaient une nébuleuse plutôt bourgeoise, tout autant savante que littéraire, et apte de par ces entrecroisements à appliquer à la réalité un ensemble d’optiques d’appréciation et de codes de description finalement partagés.

Par ailleurs, ces rédacteurs et descripteurs de territoires, grâce à leur proximité géographique avec les Pyrénées, étaient bien positionnés pour sélectionner les lieux servant de support à leur activité. Défricheurs d’inconnus et confrontés à l’engouement dont les Pyrénées étaient l’objet, ils essayaient de s’écarter des sentiers battus et des lieux touristiques pour en découvrir d’autres jusque-là négligés. Cela les conduisait à s’orienter vers des zones perçues comme reculées au sein d’un massif lui-même déjà considéré de la sorte aux yeux des regards « modernistes ». Parmi ces zones, on retrouve notamment un département, celui de l’Ariège, peu concerné ou plus tardivement et de manière plus limitée par la vogue du tourisme thermal et dont la notoriété comme destination était bien inférieure à celle d’autres lieux des Pyrénées centrales. Les territoires composant ce département apparaissaient alors comme des espaces d’exploration intéressants, intérêt sous-tendu par leur appréciation à l’aune de l’alternative séparant, et combinant régulièrement, préservation des mœurs et arriération.

Cette arriération supposée se retrouve très directement dans les fonds d’archives et les documents d’époque : habitants « plus malheureux que les nègres [9] » ; « populations entières abruties par l’ignorance, par la misère […] qui les placent bien au-dessous de la brute [10] » ; « pays arriéré, misérable [11] » ; « caractère féroce » de ces populations, acquis suite à une trop grande proximité « avec les ours et les loups [12] », reviennent régulièrement pour qualifier les lieux et ceux qui y vivent. Cette tentation de l’exotisme, renvoi vers une altérité primitiviste, est donc pour ainsi dire constitutive des regards portés sur cette portion des Pyrénées – qui n’est pas la seule concernée d’ailleurs. Elle fut néanmoins estompée, si ce n’est masquée, par un usage puissant du registre du pittoresque, beaucoup plus à même de susciter l’attrait, dès lors que les milieux impliqués dans la description du territoire étaient aussi ceux qui, à partir de la fin du XIXe et du début du siècle suivant, œuvraient au développement du tourisme.

Comment pittoresque et exotisme s’ordonnent-ils dans ces descriptions du territoire ? Cet ordonnancement est-il fonction des genres narratifs ou est-il lié à ce que l’on pourrait appeler un étagement des représentations, l’exotisme prenant le pas sur le pittoresque lorsque l’on « remonte » à la fois les « niveaux » de civilisation et les vallées pour aller vers les espaces montagnards perçus comme les plus reculés ? Comment l’appui sur ces deux catégories évolue-t-il avec la transformation des esthétiques et la différenciation et la spécialisation des discours ? Pour répondre à ces questions, l’article procédera en trois temps, en progressant chronologiquement et en mettant en regard différentes descriptions relevant de plusieurs genres. L’attention sera tout d’abord portée sur divers textes datant du tout début du XIXe siècle issus d’un même auteur, qui portent l’empreinte des savoirs naturalistes des Lumières et du romantisme. L’intérêt de ces documents est que, antérieurs à la période de différenciation des modes de description qui s’ouvre à partir du milieu de ce même siècle, ils conjoignent des discours qui se sépareront par la suite et qu’ils permettent de cerner les tensions qui animent ce regard du voyageur et les logiques qui l’ordonnent. Dans un second moment, l’analyse sera appuyée sur un corpus d’écrits datant du dernier quart de ce même siècle. Ils permettent de signaler à la fois la séparation des registres narratifs, la polarisation des représentations entre les deux valeurs, positives et négatives, de la primitivité et les logiques d’organisation du passage du pittoresque à l’exotisme, fortement corrélées à la place prise par un discours rationaliste et moderniste et à un ensemble de transformations socio-économiques. Enfin, une dernière section sera consacrée à la fixation et à la combinaison des répertoires de représentation ainsi qu’à la montée en puissance, durant le premier tiers du XXe siècle, d’une légitimité scientifique dans le travail de description, qui renvoyait quelque peu au second plan, ou à tout le moins à un plan différent, les discours analogues opérant à partir d’autres positions et selon d’autres objectifs.

1. Savoirs naturalistes et étagement des représentations (début du XIXe siècle)

Le développement d’un intérêt littéraire et scientifique pour les massifs montagneux est sans conteste à mettre au crédit du XVIIIe siècle. Outre leur fréquentation encore limitée pour les bienfaits de leurs eaux thermales ou dans le cadre de voyages de formation, on assiste en effet à cette période à l’essor d’une curiosité à leur égard, qui débouche sur les premières ascensions – le Mont-Blanc en 1786 dans les Alpes, le Mont-Perdu en 1802 dans les Pyrénées. Cette curiosité est elle-même corrélée à deux éléments déterminants : « l’essor des sciences naturelles et les grands voyages d’exploration qui élargissent les horizons et apportent aux savants un trésor d’observations neuves [13]. » Si les figures de l’homme de sciences et de l’explorateur ont donc joué un rôle central dans ce que l’on appelle fréquemment (mais assez improprement) la « découverte » de ces espaces, et plus spécifiquement ici des Pyrénées, celle-ci mobilisa d’autres ressorts : place importante des émotions, travail de description et de narration – soit « ascensionner, sentir et écrire », selon la devise fixée ultérieurement par Henri Beraldi en 1898 dans son ouvrage Cent ans aux Pyrénées, retraçant les grands moments de leur conquête.

L’ensemble de ces aspects se retrouve dans les écrits rédigés au tout début du XIXe siècle dans le cadre de la statistique départementale napoléonienne [14] par Pierre Dardenne, professeur de mathématiques à l’École centrale de l’Ariège. Contribuant aux savoirs administratifs alors en essor [15], ces textes combinent une description thématisée du département et le récit de divers « voyages », selon l’expression qu’utilise l’auteur, effectués dans des vallées et montagnes environnantes. Bien qu’il ne soit pas un pyrénéiste aussi renommé que d’autres, les écrits de Dardenne possèdent de nombreuses qualités. Leur auteur, homme de lettres dans le sens très large que Voltaire donne à ce terme dans L’Encyclopédie, explore, mesure, herborise, recueille des minéraux, décrit les lieux, les monuments et les habitants, cite les Anciens, fait part de ses émotions et couche tout cela par écrit. L’intérêt de ces textes réside cependant plus encore dans le fait qu’un fil directeur, ténu mais identifiable, unifie et ordonne ces différents aspects qui, plus tard, relèveront de genres narratifs distincts.

Bien qu’ils ne l’amènent pas à plus de 30 kilomètres de son domicile, les voyages de cet auteur vers des lieux pour lui inconnus [16] sont présentés comme de véritables explorations, qui correspondent tout à fait aux codes organisant les entreprises de ce type à cette période [17]. Se déplaçant à pied accompagné de quelques élèves ou de collègues, mobilisant les outils (baromètre et thermomètre de manière très classique) et les connaissances de son époque (minéralogie, géologie naissante, travaux de Ramond de Carbonnières ou de Saussure), Dardenne organise son récit autour du déroulement de ses périples, indiquant tout ce qu’il a vu [18], expérimenté [19], senti [20] et imaginé [21].

Les relations de ces voyages furent initialement placées à la suite du texte principal, soit l’Essai sur la statistique du département de l’Ariège, non publié bien qu’il fut remis au préfet en 1805 [22]. Elles fournissent une partie des informations de cet essai, mais correspondent aussi à des sondages précis et circonscrits dans un matériau plus large, traité de façon transversale dans la statistique descriptive. L’analyse de l’ensemble permet d’identifier un principe général d’ordonnancement du discours et de ses diverses composantes, que l’on pourrait qualifier de stratigraphie altitudinale. Cette stratigraphie organise l’étagement des représentations autour de la place importante accordée à la topographie, au climat et à la géologie, aux différences entre le haut et le bas, elles-mêmes liées à celles entre le chaud et le froid et à la nature du sol. Ce principe de répartition assure aussi l’agencement de la perception des lieux et de leurs habitants, des formes esthétiques qui leur sont liées comme des émotions de l’auteur.

Pour le comprendre, notons tout d’abord que Dardenne propose un tableau du département où il remarque qu’il est « composé de montagnes et de plaines [23] ». Bien que très méridional, « le voisinage des Pyrénées rend ce département plus froid qu’il ne devrait l’être par sa position », de telle manière que le climat y est selon lui divisé en deux, plus chaud dans la plaine, plus sain dans les montagnes [24]. Passant du climat aux hommes, il indique l’existence de deux types humains, soit une espèce « belle, grande, vigoureuse, l’autre petite, défectueuse et comme rabougrie », ce qu’il suppose lié parmi d’autres causes possibles à « l’inconsistance des élémens [sic], qui passent ici dans un même jour, dans une même heure, du froid au chaud, de l’humide au sec [25] ». Il porte aussi son attention aux coutumes locales (mariages et funérailles, croyances et superstitions), objets par la suite classiques de l’attention ethnographique. Mais il ne recoupe pas ces différentes caractéristiques (topographie, climat, constitution physique, coutumes) en les insérant dans une répartition géoculturelle associant territoire, type humain, activités et pratiques culturelles. S’il présente bien en quelques mots le « caractère des habitants de l’Ariège » dans des notes annexes, la typologie utilisée par l’auteur n’est pas construite autour de la délimitation stricte d’ensembles géographiques et humains et de leurs qualités : le montagnard est « un peu plus » crédule que l’habitant de la plaine, le paysan est soupçonneux et méfiant mais néanmoins, plus haut dans les pâturages de montagne, le berger a une vie simple, « ni pénible ni triste » et jouit d’une liberté sans bornes. L’agriculture est « en bon état partout » bien que la nature soit « plus fraiche, plus vivante » dans les montagnes que dans les plaines, les meilleures terres se trouvant dans des fonds de vallées qui bénéficient d’une fumure abondante. Ainsi, l’auteur n’établit pas un système de distribution différentielle des qualités où toutes se recoupent pour distinguer des espaces et les populations qui y résident : plaine versus montagne; Est du département (ancien comté de Foix) versus sa partie ouest (ancienne vicomté du Couserans) entre autres découpages possibles.

Les représentations de l’auteur sont par contre assez fortement structurées autour du principe de stratigraphie altitudinale mentionné précédemment. Celui-ci est tout à fait perceptible dans le récit de deux voyages effectués vers les sommets. Ils le conduisent tout d’abord dans des vallées qu’il ne connaît pas. Il y découvre de nombreux « sites pittoresques et délicieux », à l’aspect « riant et fertile [26] ». La description qui est faite de certains d’entre eux comporte un caractère agreste et bucolique : camaïeux de cultures, village entouré de hameaux et d’habitations dispersés, torrents qui serpentent et animent la scène, jeunesse nombreuse, fraîche et vigoureuse. Le recours à la notion de pittoresque comme expression des sentiments relève du privilège de la vue caractéristique de l’époque et de la démarche de l’auteur [27]. Cette notion s’applique alors à un tableau vivant, à l’esthétique contrastée et chatoyante, plus qu’à la caractérisation d’une particularité locale [28].

Cependant, cette représentation et les émotions qu’elle suscite ne sont pas celles d’une Arcadie pyrénéenne rousseauiste. Cette dernière est plutôt à rechercher à un niveau d’élévation supérieur, sur les douces croupes herbeuses des montagnes pastorales, « lieux élevés et sauvages », mais aussi « pâturages éclatants de verdure » où « bondissent de nombreux troupeaux » et où s’exprime cette simplicité des mœurs, heureux repos des bons montagnards « dont les anciens poètes ont chanté les bienfaits [29] ». Là Dardenne, qui cite Horace et Virgile, retrouve ce qui faisait « le bonheur des premiers peuples de la terre ». Associé à une sensibilité où pointe le romantisme [30], le pâtre existe donc pour se fondre dans un canon, tendant vers l’atemporalité. Pour autant, à hauteur quasi-égale, les impressions de l’auteur sont différentes lorsqu’il se rend dans une vallée proche au cours d’un autre voyage, partant à l’ascension du mont Valier, sommet notable de l’ouest du département de l’Ariège. Cette vallée, plus encaissée, « noire, froide, pierreuse, peu féconde », amène Dardenne à considérer que « l’humeur » des bergers qui y vivaient, qui lui parurent « moins gais et moins heureux » que ceux rencontrés lors de son premier voyage, « devait se ressentir de ce site triste et monotone, tandis que l’enjouement des bergers [de la vallée où il s’était rendu auparavant] répondait bien aux charmants, pittoresques, riches pâturages, aux croupes élargies et herbeuses où sont situées leurs cabanes [31] ». Alors qu’il considère que l’état de cette vallée résulte de sa proximité avec les cimes et des « ruines » (rochers) qui en tomberaient, on perçoit combien le déterminisme topographique et géologique sert de vecteur à l’ordonnancement des représentations de l’esthétique paysagère, des caractéristiques morales des hommes qui y vivent ainsi qu’à la structuration des émotions.

Ces dernières sont particulièrement puissantes lorsque l’auteur se confronte à la haute montagne, là où la végétation est réduite et où il n’y a plus âme qui vive. Elle est en effet conçue comme un paysage des forces telluriques et des météores, paysage de destruction. La force des éléments qu’elle concentre en fait le résumé d’une histoire naturelle, celle de la terre, ici directement perceptible : les ruisseaux au bruit effrayant s’attaquent continûment au calcaire comme au granit, les rochers arrachés à la montagne sont pensés comme les vestiges de son altération. « Action continuelle du sec et de l’humide, du chaud et du froid, séjour éternel des vents, des nuages, des glaces et de tous les météores destructeurs », la montagne est l’histoire d’une ruine, terme récurrent, donnant à contempler des sites « pittoresques, sauvages, affreux [32] ». Par leur réunion, ces trois qualificatifs signalent bien l’existence de tensions dans les sensibilités orientées vers le romantisme à venir : le pittoresque demeure une scène digne d’être peinte, la montagne devenant spectacle, mais il est marqué par la présence et par la rudesse de ces éléments qui provoquent un saisissement d’effroi mêlé d’admiration, face à la grandeur et au sublime qui s’en dégagent.

On comprend de la sorte que le bonheur pastoral plus tempéré des Arcadies pyrénéennes se situe, dans l’étagement des représentations et des paysages, entre la « pure culture », celle des paysans industrieux des fonds de vallées, et la « pure nature », celle d’une montagne sublime mais autodestructrice. Le pâtre anhistorique, support d’émotions, canon esthétique, entre ainsi en correspondance avec la topographie et la géologie, de telle manière que, comme le notait le géographe Serge Briffaud, « les normes de l’émotion esthétique recoupent celles de l’intelligibilité [33] ».

2. Différenciation des genres narratifs, polarisation des représentations et étagement de l’altérité (fin du XIXe siècle)

 Alors que le récit de Dardenne conjoint discours scientifique et description de voyage, genre administratif (le cadre de la statistique) et esthétique, soixante-dix ou quatre-vingts ans plus tard, ce point de vue totalisant a éclaté. Esthétique, tourisme et science ne tiennent plus dans un seul et même texte. Cet éclatement fut aussi associé à une polarisation assez classique des représentations. Le territoire et ses habitants sont alors pris entre la célébration d’une forme générale et la stigmatisation d’une figure particulière, d’un état social : antique paysan de Virgile ou ce paysan crasseux de telle vallée qui ne connaît rien à l’agriculture. On le perçoit aisément en mettant en parallèle les descriptions de deux vallées ariégeoises effectuées à deux ans d’écart par deux auteurs aux perspectives et descriptions assez fortement antagoniques. Le premier, L. Manaud de Boisse, sur lequel peu d’informations sont disponibles, est écrivain, lauréat de l’Académie des sciences, inscriptions et belles lettres de Toulouse, auteur de descriptions historiques d’une microrégion de l’Ouest du département et d’une « promenade » à travers elle qui retiendra notre attention [34]. Le second est un médecin hydrologue, Louis Fugairon, par ailleurs docteur ès-sciences et membre des sociétés géologique et botanique de France, qui a publié divers travaux touchant aux sciences naturelles et à l’hydrologie, mais aussi à l’anthropologie physique – il avait suivi les cours de l’École d’anthropologie de Paris. Il publie en 1880 un texte intitulé Les Axéens ou les habitants du canton d’Ax aux points de vue physique, intellectuel, moral et industriel [35]. Ces deux ouvrages de Manaud de Boisse et de Fugairon, qui concernent des vallées de montagne, l’une de l’Ouest et l’autre de l’Est du département, permettent d’appréhender ce que l’on peut appeler la structuration des deux faces, positive et négative, de la primitivité, donnant lieu à sa célébration ou à sa condamnation.

Valeur positive. Manaud de Boisse : genre des récits d’excursion, registre narratif descriptif et esthétique. Valeur négative. Louis Fugairon : genre de la description présentée comme objective, registre narratif descriptif de la science, intérêt porté à l’agronomie et à l’anthropologie physique.
Type physique : « […] la race [de la vallée], peu mêlée de sang étranger, est, sans contredit la plus belle [de la microrégion]. Les hommes sont grands, forts et robustes. Les femmes sont brillantes de santé et de fraîcheur. » Type physique : un type dominant, au teint blanc bruni par le soleil, cheveux noirs, crâne brachycéphale. Un autre type moins fréquent se rapprochant du type arabe. « Sans être bien laid, un type physique qui n’est pas beau. »
Vêtement : « La vallée est remarquable par le costume de ses habitants, les femmes surtout. Ces singularités tendent à disparaître. Mais tel qu’il est, ce costume traditionnel, les anciens de [la vallée] tiennent à le garder. » Rien sur ce que l’on trouve sous la coiffe [cf. colonne suivante]. Vêtement des femmes : robe en drap. Coiffure : le couffat [sorte de capuche avec rebord laissant dépasser une mèche de cheveux]. « Il résulte de ce mode de coiffure que les femmes ne peignent jamais que les cheveux qui paraissent tandis que les autres s’embrouillent et forment avec la sueur et la crasse une sorte de croûte infecte. »
Habitation : n’a pas vu la saleté et la promiscuité [cf. colonne suivante]. Habitation : « […] d’une manière générale, on peut dire que c’est la saleté et la promiscuité dans toute leur splendeur. L’escalier est couvert de fiente de poule et de boue, tous les meubles sont crasseux et les murs enfumés. »
Vie générale : « […] que vous êtes heureux, que je porte votre envie ! Vous seuls connaissez les vrais biens de la vie. » Vie générale : « Condamnés aux travaux forcés à perpétuité, ils ne connaissent aucun des plaisirs de la vie. D’une ignorance absolue, il ne savent pas comment sortir de leur triste état ». « […] primitive existence. »
Agriculture et élevage du bétail : « […] bassin le plus fertile et le plus vert qu’il soit possible de voir. » Agriculture et élevage du bétail : vaches mal nourries, exécrables fromages, agriculture et élevage encore « dans l’enfance. »

 

Doc. 1 – Tableau de la polarisation primitiviste des caractères locaux. Tableau établi à partir de L. Manaud de Boisse, Promenade à travers le Saint-Gironnais (Audinac, Aulus), Toulouse, Saint-Girons, 1878 et Louis Fugairon, Les Axéens ou les habitants du canton d’Ax aux points de vue physique, intellectuel, moral et industriel, Foix, Gadrat ainé, 1880.

 

On perçoit aisément combien l’éclatement des genres discursif est donc aussi associé à l’expression d’un écart marqué entre la version sombre du primitivisme, celle de l’arriération, et sa face plus positive, celle de la préservation d’une simplicité de mœurs, soutenue par le registre du pittoresque – bien que l’emploi de cette catégorie ne soit pas ici directement perceptible, suite au travail de synthèse effectué pour la réalisation de ce tableau.

Ce registre ambivalent d’un pittoresque teinté d’exotisme primitiviste, où ces deux codes d’appréciation et de description sont réunis par la symétrie qu’ils entretiennent, est aussi mobilisé dans le cadre du discours touristique. On le retrouve notamment chez un ancien professeur de mathématiques au lycée Louis-le-Grand originaire du département, membre de diverses sociétés savantes, darwiniste et positiviste comtien, qui a publié en 1872 un Souvenir des Pyrénées, guide à vocation touristique qui concerne l’Ariège, revu et augmentée dès 1873[36]. Dans ce texte consacré à une vallée située entre les deux évoquées ci-dessus et où se développe une petite ville d’eau, la montagne n’est plus qu’un support pour les excursions assez normées du thermalisme. Comme l’évoque l’auteur, on y trouvera tout ce que le baigneur attend :

Gaves impétueux, précipices à pic, encaissement des montagnes, grottes, forêts ombreuses, lacs, neiges éternelles se mêlent et se superposent, comme pour concentrer dans un coin de la chaîne les beautés les plus sauvages et les plus pittoresques des Pyrénées [37].

Le traitement descriptif et la qualification des habitants changent aussi quelque peu de registre par rapport au début du siècle, passant de l’intemporalité du pâtre virgilien à un témoignage vivant de l’histoire. Les Pyrénées renferment alors « si j’ose dire, un monde aussi ignoré du reste de la France que les forêts vierges du Brésil ou de la Guyane [38] ». Et, au fond des vallées, « c’est là qu’abrité du courant des invasions, s’est conservé dans toute la rudesse de sa physionomie primitive l’Ibère des anciens âges [39] ». Lui qui a visité l’Amérique du Sud entre 1858 et 1860, estime avoir à faire à « une population primitive, à une terre vierge [40] ». Témoignage de l’histoire, le primitif l’est parce qu’il en est jusque-là resté en dehors, les maisons, « ou plutôt les cabanes recouvertes de chaumes », rappelant « la hutte celtique telle que l’ont vue César, Diodore et Strabon [41] ». Mais l’auteur doit aussi compenser ce thème primitiviste de manière à rendre la destination attirante. Heureusement pour les touristes adeptes du thermalisme, la hutte a disparu, remplacée par des maisons « portant des cheminées». De plus :

Le sifflement de la locomotive, qu’on entend déjà [dans le bourg-centre à proximité, où le train était arrivé en 1866], avertit le pâtre des hautes vallées que son tour est venu de déposer sa vieille défroque celtique, et de se laisser absorber dans la grande unité française [42].

L’éclatement des registres discursifs et l’autonomisation progressive d’un discours touristique, la représentation de ce paysan entrant dans l’histoire, évincent les conceptions d’une montagne qui témoignait de l’histoire naturelle de la terre et qui servait de support à la caractérisation des hommes. Désormais le schème du culturalisme est bien installé, avec son corollaire qu’est l’idée de la disparition prochaine des mœurs et coutumes, nostalgie moderniste envers un monde qui se transforme. Ce culturalisme n’est cependant pas complètement dissocié d’une détermination par le milieu et par la nature. Territoires, « races » et culture sont liés, précisément dans l’association des secondes à des espaces identifiables (la montagne comme milieu conservatoire) et circonscrits (les vallées, conçues comme des unités naturelles) où existent des mœurs spécifiques. À la différence des conceptions d’un Dardenne au début du XVIIIe siècle, ces dimensions se recoupent pleinement et l’ordonnancement de leur liaison se modifie, le découpage géographique et selon les principes de l’anthropologie physique comme du folklore naissants prenant le pas sur la stratigraphie altitudinale naturaliste qui avait cours moins d’un siècle plus tôt.

Dans l’ordre scientifique, les choses ont aussi évolué. Cette stratigraphie demeure d’actualité mais ses logiques se sont modifiées. On le retrouve notamment dans le compte rendu d’une expédition scientifique organisée en 1886 au sommet de la même montagne que celle qui avait été gravie par Dardenne en 1801, le mont Valier. Relatée dans les pages du Bulletin de la société de géographie de Toulouse, cette expédition regroupe divers savants toulousains ou locaux [43] équipés comme s’ils ne devaient « s’arrêter qu’aux antipodes [44] ». À cette date, le discours de la géologie s’est fortement spécialisé : il n’est plus question que de pli synclinal, roches jurassiques, schistes siluriens à graptolites, etc. De plus, le passage de la vallée à la montagne et à ses pâturages est devenu un itinéraire menant directement du pittoresque à l’exotisme, caractérisés tous deux par un principe de distance à l’égard de la civilisation. Le groupe passe ainsi par une « délicieuse vallée et ses bons habitants, aux mœurs simples et primitives », porteur d’un « costume pittoresque » qui « produit un effet merveilleux [45] ». Si cette notion de pittoresque demeure associée à des formes morales et esthétiques, notons que l’application du principe de découpage géoculturel des ensembles territoriaux et humains et la singularisation des mœurs qui l’accompagne conduisent à ce qu’elle serve désormais à désigner la « couleur locale », dont l’un des emblèmes à cette période est le costume. Quittant les vallées, les membres de cette expédition arrivent jusqu’aux alpages et aux bergers, dont le narrateur considère qu’« aucun être civilisé ne parvient jusqu’à eux », qu’ils logent dans des cabanes « semblables à celles des esquimaux [46] » et que leurs outils, « dignes de nos ancêtres préhistoriques, peuvent figurer dans notre musée ethnographique comme provenant d’une tribu du centre de l’Afrique sauvage [47] ». L’examen se poursuit autour de considérations généralement appliquées à des populations lointaines et visant à évaluer leur degré de civilisation. L’auteur remarque que « la poterie est inconnue » et que les montagnards « n’ont jamais eu la plus simple notion des distances [48] ». Nous sommes donc loin des heureux pâtres aux douces mœurs rencontrés un siècle avant.

Cet éclatement des genres discursifs, et l’oscillation qui les caractérise entre pittoresque et exotisme, masque finalement trois choses. La première, c’est la proximité qui unit ces différents discours de la fin du XIXe siècle, qui sont organisés autour d’un même schème polarisé de l’altérité géographique, culturelle et historique. La seconde, c’est qu’ils sont le produit d’un milieu social assez homogène comme indiqué en introduction, celui de la notabilité savante et littéraire qui se retrouvait dans les sociétés des lettres, sciences et arts qui se multipliaient à cette époque – point développé dans la section suivante. La troisième, c’est que le glissement dans les représentations du territoire et de ses habitants, qui accentue l’alternative entre les deux valeurs du primitivisme, fut très directement lié aux changements socioéconomiques perceptibles sur la période. Dans le domaine des transports, le développement des réseaux routiers et ferrés transformait les fonds de vallées en bouts du monde (puisque les routes n’allaient pas plus loin) [49]. Les avancées dans le domaine de l’agriculture renvoyaient celle pratiquée en montagne au rang d’archaïsme, alors qu’elle tenait encore la comparaison avec celle de la plaine au début du siècle. Enfin, l’on assistait à un fort développement de la production industrielle et à sa concentration, très généralement à distance des zones de montagne, dont l’inexorable dépeuplement avait débuté au milieu du XIXe siècle [50]. Sous cet angle, l’évolution des structures mentales et celle des structures socioéconomiques se recoupaient largement.

3. Institution des répertoires et légitimité des discours descripteurs

 Les mécanismes relatifs aux registres de description actifs durant cette fin du XIXe siècle le demeurèrent au début du suivant. Néanmoins, quelques évolutions furent perceptibles. L’on a tout d’abord assisté à une montée en puissance du référentiel du pittoresque et à la fixation de son association avec la notion de couleur locale. Catégorie à la mode et support du portrait de mœurs, ce pittoresque servait aussi la promotion de la singularité des lieux, pendant que le tourisme s’organisait et que ses promoteurs tentaient d’élargir le cercle des visiteurs au-delà des seuls adeptes des eaux thermales. De plus, si les répertoires différenciés de représentation de cette singularité s’institutionnalisaient, ils gagnaient aussi en systématicité, se combinant pour caractériser des espaces circonscrits et les distinguer des autres. De fait, alors que la dissociation des genres narratifs s’est poursuivie, elle fut néanmoins compensée par des formes d’association entre eux.

À la fin du XIXe siècle et au début du suivant, outre la spécialisation du discours touristique, on assiste au développement de la littérature dite régionaliste [51] comme à l’autonomisation accentuée, à la faveur de l’avancée de la structuration des disciplines, des approches géographique, historique, archéologique et préhistorique, mais aussi ethnographique ou folklorique. Pour autant, les acteurs qui prirent en charge localement ces différents registres narratifs, de par les relations entrecroisées qui les unissaient suite à leur appartenance à des milieux sociaux proches ainsi qu’aux cercles de notabilité départementaux ou régionaux, étaient à même de développer leurs activités en tirant parti du réseau de ces relations. Ce faisant, ils étendaient les supports susceptibles d’être mobilisés dans le travail qu’ils menaient de singularisation des territoires, d’établissement des richesses et des particularités locales. Les formes de combinaison dépassant le contingentement grandissant des discours furent de différents types. L’une d’entre elles relève de la polygraphie : auteur régionaliste publiant aussi des contes en langue d’Oc et des ouvrages peu spécialisés de description et de promotion du territoire [52] ; préhistorien, anthropologue et folkloriste publiant de nombreux articles scientifiques dans ces domaines mais aussi divers souvenirs, notices et articles de journaux tout en participant au mouvement folklorique et touristique [53]. Cette combinaison prit aussi place au sein d’un seul et même texte, lorsque son auteur entendait par exemple relier création littéraire et savoirs scientifiques, dans une ode à la petite patrie acquérant le statut ambivalent d’une « fiction de vérité [54] ». Ce caractère fictif de la vérité se retrouve aussi dans les rapprochements qui opéraient au cœur du discours savant pour appuyer le processus de singularisation territoriale et culturelle, lui-même fondé sur l’usage d’une imagerie pacifiée du pittoresque. Ainsi, l’un des membres de ces réseaux de notabilité savante en Ariège, promoteur du réveil des langues d’Oc, développeur du tourisme, créateur des premières fêtes folkloriques qui venaient en appui de ce développement, historien local et acteur important des sociétés d’érudition du département, pouvait associer ces différentes occupations et thématiques pour les valoriser dans des lieux plus centraux. Ce fut notamment le cas lorsqu’il présenta en 1925 au congrès national des sociétés savantes organisé à Paris, une communication sur « le Couserans [partie ouest du département de l’Ariège, tirant son nom d’un ancien pagus romain] considéré comme une véritable région orographique, hydrographique, ethnique, linguistique, historique, économique, administrative et intellectuelle [55] ». S’il est difficile de réunir plus de traits distinctifs (ou supposés tels), l’on peut aussi remarquer à sa lecture que ce texte cumule finalement toutes les perspectives développées depuis le dernier quart du XIXe siècle, autant en termes de propriétés des discours (les deux valeurs du primitivisme), que de capitalisation des différents procédés d’institution d’une image territoriale et culturelle savante, mise au service de la promotion de la zone géographique en question. Et cette promotion ne pouvait que prendre appui sur une description faisant de cette zone une terre de nature et de culture préservée où certaines femmes portent encore au quotidien les costumes locaux, « vrai parc naturel de 250 000 hectares [56] ». Le pittoresque en son jardin.

Pour autant, dans les années 1930, la partition des registres narratifs et la professionnalisation des savoirs a conduit à ce que la tentation de l’exotisme soit repoussée ou en tout cas atténuée et déplacée. Les autochtones « plus malheureux que les nègres [57] » et les sauvages sont beaucoup moins perceptibles dans les discours, bien que celui sur les retards, notamment économiques, se développe, lui, assez fortement, prolongeant l’emploi de cette thématique de l’arriération. De plus, le recours savant au pittoresque n’est plus envisageable : il apparaît daté, la vogue est passée et d’un point de vue scientifique, il est perçu comme « trop littéraire ». Les descriptions pittoresques et/ou primitivistes ont bien joué un rôle central dans la fixation des objets et centres d’intérêt ethnographiques et dans l’élaboration de principes de répartition géoculturelle des ensembles humains, mais leurs conditions de recevabilité s’amenuisent. Pour autant, plus que l’idée de leur disparition dans le discours scientifique, on pourrait avancer celle de leur recodage. Ainsi, par exemple, l’ethnographie locale, qui correspond alors à ce que l’on appelle la science du folklore, se développe au travers de relations de proximité avec la préhistoire et l’ethnographie des populations lointaines. Pour comprendre telle superstition pyrénéenne, on la rapproche de modes de pensée analogues observables en Australie ou ailleurs, modes de pensée que l’on prête aussi aux chasseurs-cueilleurs du néolithique ayant fréquenté les Pyrénées et laissé des traces de leur passage dans les grottes ornées alors récemment découvertes. Les croyances contemporaines locales observables sont ainsi rapportées à celles qui viennent du fond des âges ou de l’ailleurs « primitif » le plus lointain, marque d’une attraction pour l’exotisme toujours présente [58].

Ces mécanismes de réduction des tentations littéraires ou fictionnelles au sein du discours scientifique et de déplacement/recodage du pittoresque et de l’exotisme primitiviste sont aussi perceptibles au sein de la discipline géographique. En effet, cette dernière se développe et se spécialise fortement dans la première moitié du XXe siècle [59]. Cela donne lieu à la création d’une école de géographie à l’université de Toulouse autour de Daniel Faucher, nommé dans cette ville en 1926. Celui-ci produit alors un discours scientifique novateur de description des territoires et oriente fortement son attention vers les Pyrénées, quasi terra incognita pour la géographie moderne. Son travail et celui des étudiants et collègues qu’il regroupe autour de lui déclassent de manière non-négligeable les discours savants des acteurs de l’érudition sociétaire, finalement renvoyés au rang d’amateurs [60]. Développant une géographie spécialisée voulue comme pleinement scientifique, son travail ne remet pourtant pas en cause la répartition des ensembles territoriaux et culturels opérée antérieurement [61]. De plus, au-delà de l’analyse du milieu physique, le découpage géographique de ces ensembles était effectué en mobilisant la notion de « genres de vie », soit l’idée d’une interrelation singulière entre les propriétés du milieu et celles des hommes. De la sorte, cette approche géoculturelle, tout en s’étant constituée contre elle, se situait dans le droit fil de l’usage antérieur de la notion de pittoresque, elle aussi associée à ces procédés singularistes.

Ainsi, les distances prises à l’égard des notions de pittoresque et d’exotisme, distances elles-mêmes insérées dans un ensemble d’évolutions des genres narratifs et des modes de description, n’ont pas empêché ces deux catégories de demeurer actives, au travers d’un travail de déplacement et de recodage qui est finalement une constante sur la période et dans les lieux qui retenaient mon attention. De ce point de vue, malgré leur séparation progressive, science et littérature restent bel et bien unies par une parenté secrète.

Notes

[1] Jean Boutier, « Le grand tour : une pratique d’éducation des noblesses européennes (XVIe-XVIIIe siècles) », dans Jean Boutier, François Moreau, Gilles Bertrand, Pierre-Yves Baurepaire & Isabelle Laboulais-Lesage (dir.), Le voyage à l’époque moderne, Presses de l’université de Paris-Sorbonne, 2004, p. 7-21.

[2] Arthur Young, Voyages en France [1794], Paris, Éditions Tallandier, 2009.

[3] Gustave Flaubert, Voyage dans les Pyrénées et en Corse [1983], Paris, Albatros, 2000.

[4] Victor Hugo, Voyage aux Pyrénées, de Bordeaux à Gavarnie en passant par le Pays Basque [1868], Pau, Éditions Cairn, 2014.

[5] Hippolyte Taine, Voyage aux Pyrénées [1867], Paris, François Bourin éditeur, 2010.

[6] Serge Briffaud, Naissance d’un paysage. La montagne pyrénéenne à la croisée des regards, XVIe-XIXe siècle, Toulouse, AGM/Archives de Hautes-Pyrénées/CIMA-CNRS/Université de Toulouse II, 1994 ; Catherine Bertho-Lavenir, La roue et le stylo. Comment nous sommes devenus touristes, Paris, Odile Jacob, 1999.

[7] Le pyrénéisme est le mouvement scientifique, sportif et artistique de découverte, de conquête, d’exploration, de description et d’écriture des Pyrénées et de leurs sommets qui a pris forme à la fin du XIXe siècle et qui constitue le pendant de l’alpinisme – bien qu’il possède certaines spécificités.

[8] Voir Arnauld Chandivert, « Circulations savantes et production des identités territoriales dans les Pyrénées centrales (1880-1930) », Actes du 142e congrès national du CTHS, Circulations montagnardes, circulations européennes, à paraître.

[9] Lettre du sous-préfet de Saint-Girons (ouest du département) au préfet, 31 octobre 1849, Archives départementales de l’Ariège, 5M63.

[10] Annales de la Société d’agriculture et des arts du département de l’Ariège, 1839, cité dans Pierre Feral, « Le rôle de la société d’agriculture de l’Ariège dans la modernisation agricole du Couserans », Bulletin de la Société archéologique, historique, littéraire et scientifique du Gers, 1976, nº 4, p. 124.

[11] Ibid.

[12] Pierre-François Brun, préfet de l’Ariège, 1806, cité dans Alain Bourneton, L’Ariège au temps de Napoléon, Cahors, Éditions du Boulbi, 1990, p. 401.

[13] Numa Broc, Les montagnes au siècle des Lumières. Perception et représentation, Paris, CTHS, 1991, p. 18.

[14] Soit le lancement sous le Directoire d’une entreprise de description des départements français relayée par les préfets et poursuivie durant la période napoléonienne. Voir à ce sujet Marie-Noëlle Bourguet, Déchiffrer la France. La statistique départementale à l’époque napoléonienne, Paris, Éditions des archives contemporaines, 1988.

[15] Isabelle Laboulais, « La Fabrique des savoirs administratifs », dans Stéphane Van Damne (dir.), Histoire des sciences et des savoirs, tome 1, De la Renaissance aux Lumières, Paris, Seuil, 2015, p. 447-463.

[16] Né à Toulouse en 1768, Dardenne prit ses fonctions à l’École centrale de l’Ariège en 1799.

[17] Marie-Noëlle Bourguet, « L’explorateur », dans Michel Vovelle (dir.), L’Homme des Lumières, Paris, Seuil, 1996, p. 285-346.

[18] De la baryte carbonatée et des pyrites martiales, du Rhododandrum ferrugineum dont l’éclat des pétales le « ravissait de plaisir », des eaux d’un lac mesurée à « + 13°7 », une vallée « riante, pittoresque » ou un « méchant village d’un aspect fort déplaisant ».

[19] Des nuits dans la « chaumine » de bergers avec qui sont partagés des repas, un orage en haute montagne.

[20] Des enchantements, des peurs, de la curiosité, des sentiments de plénitude.

[21] Des bergers qui seraient des bandits, des montagnes à l’infini, vivre une année à près de 3000 mètres pour y étudier la nature.

[22] Ce travail inédit a été publié en 1990 – Alain Bourneton, L’Ariège au temps de Napoléon, Cahors, Éditions du Boulbi, 1990.

[23] Ibid., p. 130.

[24] Ibid., p. 158.

[25] Ibid., p. 159.

[26] Ibid., p. 77.

[27] Sur cet aspect dans les démarches scientifiques ou dans la contemplation paysagère, se reporter à Marie-Noëlle Bourguet & Pierres-Yves Lacour, « Les mondes naturalistes », dans Stéphane Van Damne (dir.), Histoire des sciences et des savoirs, tome 1, De la Renaissance aux Lumières, op. cit., p. 261, et Alain Corbin, L’Homme dans le paysage, Paris, Éditions Textuel, 2001.

[28] Odile Parsis-Barubé, « Introduction », dans Jean-Pierre Lethuillier & Odile Parsis-Barubé (dir.), Le Pittoresque. Métamorphoses d’une quête dans l’Europe moderne et contemporaine, Paris, Garnier, 2012, p. 11-26.

[29] Alain Bourneton, L’Ariège au temps de Napoléon, op. cit., p. 55. L’influence du Rousseau de Julie ou la nouvelle Héloïse (1761) et, surtout, de Ramond de Carbonnières et de son Voyages au Mont-Perdu et dans la partie adjacente des Hautes-Pyrénées (1801) semble assez évidente sur ce point.

[30] Le terme n’est utilisé qu’une seule fois, à propos d’un paysage contrasté et sauvage autour d’une cascade.

[31] Alain Bourneton, L’Ariège au temps de Napoléon, op. cit., p. 83-84.

[32] Ibid., p. 93.

[33] Serge Briffaud, Naissance d’un paysage, op. cit., p. 325.

[34] L. Manaud de Boisse, Promenade à travers le Saint-Gironnais (Audinac, Aulus), Toulouse, Saint-Girons, 1878.

[35] Louis Fugairon, Les Axéens ou les habitants du canton d’Ax aux points de vue physique, intellectuel, moral et industriel, Foix, Gadrat aîné, 1880,

[36] Adolphe d’Assier, Souvenir des Pyrénées. Aulus les Bains et ses environs, Toulouse, Librairie Gimet, 1872.

[37] Ibid., p. 18.

[38] Ibid., p. 6.

[39] Ibid.

[40] Ibid., p. 22.

[41] Ibid., p. 3.

[42] Ibid., p. 162.

[43] Félix Régnault, Eugène Trutat, François Cau-Durban.

[44] Félix Régnault, « Le Mont Valier », Bulletin de la société de géographie de Toulouse, n° 3, 1886, p. 118-128.

[45] Ibid., p. 120-121.

[46] Ibid., p 123.

[47] Ibid.

[48] Ibid., p. 124.

[49] Robert Marconis, Midi-Pyrénées, XIXe-XXe siècles. Transports, espace, sociétés, Toulouse, Milan, 1986.

[50] André Etchelecou, Transition démographique et système coutumier dans les Pyrénées occidentales, Paris, INED & PUF, 1991.

[51] Anne-Marie Thiesse, Écrire la France. Le mouvement littéraire régionaliste de langue française entre la Belle Époque et la Libération, Paris, PUF, 1991 ; Sylvie Sagnes (dir.), Littérature régionaliste et ethnologie, Arles, Museon arlaten, Ethnopôle Garae & Actes Sud, 2015.

[52] Ce fut le cas de la romancière Isabelle Sandy en Ariège.

[53] Ce fut le cas du préhistorien Henri Bégouen.

[54] Ce fut le cas de l’homme de lettres et professeur de philosophie Bernard Sarrieu. Voir Arnauld Chandivert, « À l’école des Pyrénées. Pratiques d’écritures et regards ethnographiques dans le premier tiers du XXe siècle », dans Littérature régionaliste et ethnologie, Sylvie Sagnes (dir.), Arles, Museon arlaten, Ethnopôle Garae & Actes Sud, 2015, p. 131-149.

[55] Louis de Bardies, « Le Couserans », Bulletin de la société ariégeoise des sciences, lettres et arts, 1922-1926, p. 275-279.

[56] Ibid, p. 278.

[57] Voir l’introduction de cet article.

[58] Voir notamment à ce sujet les travaux du préhistorien et folkloriste Joseph Vézian : Olivier de Marliave (dir.), Carnets ariégeois, Toulouse, ESPER, 1988.

[59] Voir Vincent Berdoulay, 1981, La formation de l’école française de géographie, Paris, Bibliothèque nationale ; Paul Claval (dir.), Autour de Vidal de la Blache, Paris, Éditions du CNRS, 1993 ; Guy Baudelle, Marie-Vic Ozouf-Marignier & Marie-Claire Robic (dir.), Géographes en pratique (1870-1945). Le terrain, le livre, la cité, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2001 ; Marie-Claire Robic (dir.), Couvrir le monde. Un grand XXe siècle de géographie française, Paris, ADPF & Ministère des Affaires étrangères, 2006.

[60] Ainsi, par exemple, Daniel Faucher donne des cours au sein de la Société de géographie de Toulouse, dont la revue avait accueilli le compte rendu de l’expédition effectuée en 1886 au sommet du mont Valier abordée antérieurement dans cet article.

[61] Voir notamment Daniel Faucher, « L’originalité physique des Pyrénées de l’Ariège », Revue géographique des Pyrénées et du Sud-Ouest, 1937, n° 8-4, p. 287-299.

Auteur

Arnauld Chandivert est maître de conférences au département d’ethnologie de l’université Paul-Valéry – Montpellier 3 et membre du LERSEM, équipe CERCE. Ses travaux portent sur l’histoire de l’ethnologie, sur les références aux patrimoines et à la culture dans l’élaboration d’appartenances collectives ainsi que sur leur mise en valeurs (morale et économique). Il a notamment coordonné en 2015 avec Sylvie Sagnes un numéro spécial d’Ethnologie française portant sur la promotion contemporaine des « petites capitales » ainsi que divers articles concernant les Pyrénées, en traitant par exemple des liens entre ethnologie et littérature régionaliste.

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Déjouer l’exotisme par la science et la satire : Un Nègre à Paris de Bernard B. Dadié et Debout-payé de Gauz


Écrits dans deux contextes très différents, Un Nègre à Paris de Bernard B. Dadié et Debout-payé de Gauz actualisent tous les deux l’exotisme d’une façon très particulière : on y découvre une sorte d’exotisme interne, qui montre au lecteur européen sa propre société dans une perspective différente. L’aspect spectaculaire de l’exotisme est mis à distance par une parodie de discours ethnographique, associée à l’usage d’un mode satirique.

Written in two very different contexts, the novels Un Nègre à Paris by Bernard B. Dadié and Debout-payé by Gauz both activate the notion of exoticism, but in a very specific way: we discover in these texts a kind of internal exoticism which shows to the European reader his own society in a different point of view. The spectacular aspect of exoticism is distanced by a parody of ethnographic discourse, combined with the use of a satirical mode.


Texte intégral

Les deux ouvrages que l’on se propose d’analyser dans cet article, Un Nègre à Paris de Bernard Bilin Dadié et Debout-payé de Gauz (nom d’auteur d’Armand Patrick Gbaka-Brédé), ont été écrits à des périodes assez éloignées l’une de l’autre, et il peut initialement sembler difficile d’envisager des parallèles entre deux écrivains de générations si dissemblables. La notion d’exotisme ne doit pas résonner de la même manière pour un livre publié en 1959 et un autre en 2014, même à les lire comme deux ouvrages postcoloniaux. Pourtant, ces deux récits déploient à notre sens, dans des contextes différents, des stratégies comparables dans leur manière de se confronter à la notion d’exotisme. On examinera dans quelle mesure on peut voir cet exotisme à l’œuvre dans les deux romans, comment il est mis en tension avec le discours ethnographique et comment il est mis à distance par la satire.

1. L’exotisme dans Un Nègre à Paris et Debout-payé

Un Nègre à Paris, paru en 1959, est un roman de Bernard Bilin Dadié. Comme son titre l’indique, il s’agit du récit d’un voyage fictif d’un Africain dans la capitale française. Bernard B. Dadié s’était jusqu’à ce livre surtout illustré dans son traitement d’une matière africaine, à travers des poèmes, des contes ou des textes relevant d’autres genres narratifs [1]. Son œuvre participe à cette époque d’un effort de réappropriation du discours sur l’Afrique, alors que la colonisation a donné aux écrits européens une « prérogative » en ce domaine, qui s’est notamment manifestée par la constitution d’une bibliothèque de discours de voyage, comme l’a montré Bernard Mouralis [2]. Dans cet effort, à la production de discours exprimant un point de vue endogène sur le continent (les contes et récits), s’ajoute dans l’œuvre de Bernard B. Dadié cette relation d’un voyage en France. Ainsi, après s’être positionné comme un écrivain capable de produire un discours sur « sa » culture, Dadié fait-il la démonstration de sa capacité à inverser le voyage, à produire, tout comme les Européens l’ont fait pour l’Afrique, un discours sur « l’autre » culture [3]. Un Nègre à Paris entre donc en tension avec l’exotisme. Si, à la suite de Jean-Marc Moura, on considère ce dernier comme « le rapport cognitif d’une société à son autre [4] », alors Un Nègre à Paris entre bien dans cette catégorie. Mais en même temps, cette notion d’exotisme repose sur l’idée d’une altérité, qui est pourtant déconstruite dans l’ouvrage par le principe même de l’inversion du voyage : puisque le narrateur de Dadié adopte une attitude européenne, celle d’un certain type de voyageur, il ne se caractérise par son altérité qu’en surface ; en profondeur, c’est le même qui apparaît, de manière transgressive ou subversive.

Debout-payé de Gauz, publié en 2014, semble à des lieues de cette stratégie. Le roman est centré sur des personnages de migrants occupant des postes de vigiles à Paris dans des magasins de grandes enseignes. Le voyage est de nouveau présent, de même que la question de l’interculturalité. Mais l’exotisme semble un horizon absent : apparemment, il s’agit moins d’inverser le voyage de connaissance européen que de proposer une image littéraire, ludique, de la société française. Cependant, la notion d’exotisme pourrait être de nouveau convoquée à propos du livre de Gauz, selon deux interprétations du terme.

Tout d’abord, le roman comporte bien une dimension de cet ordre, dans la mesure où il convie le lecteur à devenir le spectateur d’une situation qui lui est étrangère. L’exotisme de Debout-payé repose alors sur un éloignement au « caractère étrange, bizarre, séduisant ou répugnant, bref spectaculaire [5] » mais cependant paradoxal, puisqu’il s’enracine dans la figure du vigile, c’est-à-dire dans un rôle social extrêmement présent dans la vie quotidienne des lecteurs européens. D’une certaine manière, le roman activerait une forme d’exotisme interne, mais celui-ci prend tout son sens dans son articulation à un exotisme externe (si l’on ose cette redondance), puisque l’histoire des vigiles permet d’esquisser celle des migrations subsahariennes en France.

Par conséquent, on peut donc lire Gauz à l’aune de la notion d’« exotisme postcolonial » théorisée par Graham Huggan. Selon Claire Ducournau, ce concept permet de « comprendre comment des marges culturelles postcoloniales prennent une valeur marchande, en adoptant une forme exotique [6] ». Faire entendre des voix extérieures au canon littéraire, et plus largement marginales par rapport aux représentations sociales dominantes, peut ainsi devenir un argument commercial pour la diffusion des œuvres. Or c’est bien cette marginalité qui est mise en avant dans la médiatisation du roman de Gauz. Ainsi des articles du Point et de Libération, par exemple, qui lui sont consacrés, mettent en avant dès leur titre la figure du vigile et insistent sur l’origine ivoirienne du romancier [7]. Si le roman traite d’une réalité française, il le fait en l’exotisant, dans la mesure où il montre au lecteur un monde qu’il ignore et qui est lié à cette autre réalité qu’est l’espace africain. Mais comme chez Dadié, cette altérité est rendue problématique, puisque les frontières entre l’espace décrit par le livre et celui dans lequel évolue le lecteur ne sont plus aussi nettement distinctes : plutôt qu’un autre monde, il s’agit de donner à lire le même monde, mais différemment.

Dans un tel contexte, la notion de lecture est donc essentielle. Selon Mar Garcia, l’exotisme doit d’abord se comprendre comme un processus au cours duquel on soumet « un contenu, une représentation à une double opération de dé-contextualisation et de re-contextualisation [8] ». Le lecteur considère une représentation comme exotique parce qu’elle lui est présentée comme non familière. Les deux écrivains travaillent ainsi à exotiser leurs textes. Programmant leur lecture sous cet angle, ils poussent le lecteur à regarder Paris comme un lieu spectaculairement étrange.

2. Exotisme et discours scientifique : la dimension ethnographique des textes

Le cadre épistolaire du roman de Bernard Bilin Dadié et la déconstruction de l’intrigue en saynètes [9] rappellent le travail des voyages imaginaires des philosophes du XVIIIe siècle qui, tel Montesquieu dans les Lettres persanes [10], s’amusaient à concevoir et évoquer la France depuis un regard totalement extérieur. Cependant, lorsqu’il établit un parallèle entre le texte de Dadié et celui de Montesquieu, Romuald Fonkoua, spécialiste des littératures francophones, s’en sert pour faire émerger la dimension ethnographique d’Un Nègre à Paris. Selon lui en effet, l’une des visées affichées du roman, du moins pour son narrateur, est la production d’un savoir : « Le héros de Dadié décrit le réel européen dans le but d’instruire et non de plaire [11]. » Dadié s’éloigne ainsi du modèle exotique fondamental de la « relation de voyage », qui tend certes à « l’exacte description des lieux », mais prend une « forme autobiographique », selon Jean-Marc Moura [12]. Le texte est bien écrit à la première personne et, dans sa dimension épistolaire, se présente bien comme le récit du périple de son narrateur, Bertin Tanhoé, à Paris. Le roman prendrait donc les atours de l’autobiographie, ce que le travail de Nicole Vincileoni a souligné en y repérant les traces de la biographie de Dadié lui-même [13].

Cependant, dès l’ouverture du livre, le narrateur échappe à toute caractérisation. Il affirme, rapportant les propos de ses proches lui reprochant ce manque de caractère, « Moi je n’ai ni avancé ni reculé : Chrysalide ! Kyste ? Je ne sais. Les amis me le diront encore [14]. » Ce n’est donc pas la personnalité du narrateur, pas plus que son périple qui importe au lecteur. À la fin du texte, il n’a pas progressé : il déplore n’avoir pas pu « tout voir » de Paris et se déclare « pris » par la capitale française [15]. Le narrateur n’est qu’un simple observateur. Suivant une sorte d’idéal-type de la recherche ethnographique, il s’efface au profit de son terrain. Certes le récit est bien celui d’un dépaysement [16], qui repose sur l’écart entre l’univers familier du « Nègre » et Paris ; mais le narrateur n’est que l’interprète de cette comparaison systématique plutôt qu’il ne se laisse marquer par elle.

Ainsi, l’un des chapitres débute en ces termes :

Je pensais qu’aujourd’hui dimanche, les gens se reposeraient pour obéir aux préceptes de leur église, comme nous obéissons à ceux de nos féticheurs lorsqu’ils nous disent que lundi et vendredi sont jours de repos. S’ils se lèvent tard, c’est pour immédiatement aller aux affaires [17].

Le narrateur est bien présent à l’attaque du paragraphe, mais sa seule fonction semble être celle d’un connecteur : il met en relation deux ensembles plus vastes, celui du « ils » et celui du « nous ». Il pose une hypothèse en fonction d’une logique qu’il fonde sur les coutumes de sa communauté, pour la voir achopper sur une autre logique. La démarche est d’ordre quasi-scientifique, distanciée et objective. Le « je » n’est que l’herméneute de cette science sociale qu’est l’ethnographie et il se met d’abord en scène pour mettre en perspective son terrain avec son univers de référence. Certes, le narrateur est étonné des mœurs parisiennes, mais c’est un étonnement neutre. En effet, il n’est jamais fait référence aux conséquences que ces écarts culturels pourraient avoir sur sa trajectoire. Bertin Tanhoé n’est pas affecté par la vie parisienne parce qu’il n’en est pas un acteur mais un simple observateur. L’enjeu du texte n’est plus le voyage, compris à la suite de Vincent Debaene comme « expérience singulière et privée par laquelle un sujet fait l’épreuve de l’étrangeté [18] », mais se situe dans la description d’un espace observé. Le « Nègre » de Dadié n’est pas pris comme les Persans de Montesquieu dans des difficultés à découvrir Paris, ni dans des intrigues de sérail ; il est à peine un personnage, plutôt le simple connecteur, certes imaginaire, fictionnel, de deux univers.

On trouve un procédé similaire dans Debout-payé de Gauz. Selon Zoé Courtois,

L’écriture de Debout-payé peut être considérée comme une ethnographie des hommes mondialisés, menée par des hommes de terrain que sont les vigiles. C’est une ethnographie (et non une ethnologie) sans ethnologue et presque totalement objective, puisque l’observation n’est conditionnée que par deux traits personnels de l’observateur (mais peut-être est-ce déjà trop) : il est vigile, et il est noir [19].

En effet le roman fait alterner deux formes de texte. Tout d’abord, une fresque romanesque fait suivre au lecteur les personnages de Kassoum et Ossiri, deux vigiles qui, dans les liens qu’ils entretiennent avec des personnages plus vieux, dessinent une histoire des migrations subsahariennes à Paris. Mais ces moments narratifs sont entrecoupés par des séries de remarques, qui prennent la forme d’aphorismes, liées à un magasin. Le lecteur devine en l’observateur un vigile noir, sans qu’aucun trait narratif ne permette de voir dans l’énonciateur l’un des personnages de l’intrigue. Le texte tend alors à la vérité générale, le présent de l’indicatif prend une valeur gnomique et les déterminants renvoient à des généralités. Les titres des aphorismes font par ailleurs apparaître des termes scientifiques : il est question de la « loi du sac à main », de « l’axiome de Camaieu [20] » ou de la « théorie du désir capillaire [21] ». L’auteur manie aussi des chiffres, par exemple lorsqu’il fait apparaître le prix de certains articles des magasins, donnant ainsi l’apparence de la précision mathématique à son texte [22]. À travers toutes ces stratégies, l’observateur s’efface derrière son terrain. De ce fait, comme dans Un nègre à Paris, l’exotisme est sapé ; il ne trouve même plus de relais dans l’étonnement du personnage.

Le texte mime la précision scientifique, mais c’est justement cette précision, appliquée à des objets de la vie quotidienne qui semblent relever de l’insignifiance sociale, qui crée un effet d’étrangeté. Les dimanches matin, comme dans le texte de Bernard Dadié, ou le prix des jeans chez Camaieu, comme dans celui de Gauz, deviennent objets d’étonnement pour le lecteur, non parce qu’ils apparaissent comme des étrangetés à ses yeux, mais parce qu’ils sont saisis à travers un regard qui les objective et leur confère une importance singulière et nouvelle.

3. Le jeu de la satire

Le lecteur a bien sûr sous les yeux des textes de fiction. Il n’est pas amené à y chercher un savoir positif sur une réalité sociale. Il entre plutôt dans un jeu, qui repose sur le décalage apporté par l’humour que comportent les textes. En ceci, Un Nègre à Paris et Debout-payé se rapprochent de ce que Mireille Rosello appelle « ethnolittérature », qu’elle décrit comme la « survie ambiguë d’un texte qui existe pour dire sa propre inexistence scientifique [23] ». Les deux récits suscitent une étrangeté dans le quotidien, un exotisme interne, non pas en représentant uniquement une confrontation, mais en construisant une objectivité par l’emprunt à des textes scientifiques. Cependant, ni Bernard B. Dadié ni Gauz ne se font réellement ethnographes ; ils se livrent tous deux plutôt à la parodie de ce discours, c’est-à-dire, pour reprendre les termes de Daniel Sangsue, à la « transformation ludique, comique ou satirique [24] » du discours ethnographique.

Ainsi, lorsque Bertin Tanhoé, le narrateur d’Un nègre à Paris, constate que « la consommation de sel dans ce pays est effrayante [25] », il semble bien observer une coutume alimentaire, suivant une des traditions de l’enquête ethnographique ; il le fait encore par le biais d’une comparaison avec les Aoulé, peuple sans doute plus familier à son interlocuteur épistolaire. Mais très vite le lecteur comprend qu’il ne s’agit pas de cuisine, mais bien de langage : cette consommation de sel est une manière pour l’auteur de jouer avec l’expression populaire « mettre son grain de sel » ; le texte parle de l’art de la conversation et le romancier illustre qu’il maîtrise cet art de la pointe, de la répartie salée, dans son travail parodique.

De même, la scientificité affichée du texte de Gauz est d’abord l’objet d’un détournement. Ainsi, parmi différents procédés parodiques, il utilise très souvent des acronymes, ciblant une tendance des textes scientifiques à faire référence à des organismes ou à des concepts dont le nom est complexe en les abrégeant. Mais ces acronymes sont bien évidemment fantaisistes. Le vigile est ainsi nommé le MIB, « le Man In Black [26] ». La parodie est d’autant plus poussée que l’expression est anglaise, clin d’œil possible à la présence de plus en plus forte de cette langue dans les discours scientifiques. Mais surtout, le jeu s’établit par l’écart qui existe entre l’abstraction attendue pour le référent de l’acronyme scientifique et le caractère très concret de celui, fictionnel, utilisé dans le roman. Plus encore, Gauz joue ici avec la « culture de masse », puisque cette abréviation renvoie au titre d’une comédie hollywoodienne de Barry Sonnenfeld, qui met en scène des agents de services de l’immigration particuliers, puisqu’ils surveillent les flux d’extra-terrestres sur Terre. Dans le roman, l’image est renversée : celui qui surveille est aussi le migrant.

Les deux romanciers parodient le texte scientifique en le traitant sur un mode satirique. En effet, la satire témoigne selon Sophie Duval et Jean-Pierre Saïdah d’une « irréductible liberté qui lui a permis de se moquer des frontières nettement balisées du cadastre générique [27] ». Deux traits récurrents de la forme satirique semblent en effet caractériser les textes de Bernard B. Dadié et de Gauz : la déliaison et le rapport aux normes.

Tout d’abord, la satire – et c’est là l’une des caractéristiques qui lui ont permis de s’instiller en une multitude de genres littéraires – repose sur la fragmentation et la déliaison : l’intrigue qu’elle met en place « vise au désordre et à l’émiettement [28] ». Or, on retrouve cet aspect dans Un Nègre à Paris. Le récit n’a en quelque sorte pas d’intrigue. Il s’écrit sur le mode de la flânerie dans la ville, s’arrêtant parfois sur ses désagréments, non sans réminiscence de la sixième satire de Boileau [29]. Ainsi, le narrateur passe d’une réflexion générale sur les Parisiens à une anecdote sur le pourboire. Puis viendront des observations sur la coutume de porter une alliance, sur le signe de croix à l’église, suivies d’une description des cérémonies du 14 juillet [30]. Tout cela est exposé sans lien apparent – sinon en renvoyant implicitement, pour le lecteur, à l’idée de cérémonial et à la théâtralité que le satiriste se donne pour but de révéler au cœur de la vie sociale, dans sa dénonciation de l’hypocrisie qui y règne [31]. Il en va de même pour les aphorismes de Debout-payé. Tous portent un titre mais leur succession ne présente aucun ordre, sinon qu’ils sont réunis en fonction du lieu, du terrain sur lequel ils portent – en l’occurrence, le magasin où travaille le vigile énonciateur. Des énoncés très généraux succèdent à des anecdotes dont est tirée, explicitement ou non, une conclusion à portée plus large. Ici encore le lien est dans la théâtralité. Tout d’abord, les magasins auxquels il est fait référence sont des enseignes de mode et de parfumerie : le roman est d’abord celui de costumes sociaux. Et lorsque la voix narrative décrit les réactions à la sonnerie du portique de sécurité, elle procède à une typologie en fonction des nationalités [32]. À chacune correspond une gestuelle, un comportement, comme sur une scène de théâtre où un type de personnage se signale par son attitude.

Car les deux textes de Bernard B. Dadié et Gauz se réfèrent sans cesse à une norme. Comme ces textes visent malgré tout à dire quelque chose du monde, ils sont ancrés dans un contexte. Leur dimension satirique provient de cet ancrage. En effet, selon Bernd Renner, la satire « s’adapte […] constamment à de nouvelles circonstances politiques, sociales et littéraires qui, à leur tour, lui fournissent sa forme, sa matière et donc sa raison d’être [33] » ; elle est informée par un certain état de la société, elle est modelée par le discours social et ses normes.

Les critiques sur la satire font cependant émerger, schématiquement, deux grandes manières de considérer ce rapport à la norme. Pour les uns, celle-ci est présente parce que le satiriste endosse l’ethos d’un homme face à un mundus inversus où les valeurs de référence ont perdu de leur sens [34]. D’une certaine manière, le satiriste se confronterait en ce cas à un exotisme interne, mais qui lui serait insupportable. On retrouverait là une certaine attitude face à l’exotisme, qui selon Jean-Marc Moura peut devenir « un redoutable obstacle à toute intelligence de ce qui est différent [35] ». Pour les autres, le satiriste peut au contraire mettre en question l’existence même des normes. Étudiant la satire telle qu’elle apparaît dans la littérature allemande du XVIIIe siècle, Vanessa Pietrasik montre que l’idée de norme finit par apparaître au fil du temps « comme une notion impérialiste car elle niait les différences et refusait l’altérité », face à laquelle « les satiristes devaient renoncer à tenir un discours normatif [36] ». Pascal Engel plaide lui aussi pour une lecture ouverte du rapport du satiriste aux normes : « Le satiriste n’est pas un réaliste quant à l’existence des normes, mais un sceptique ; il n’y croit pas, et s’il peut les désigner, c’est de manière purement ironique [37]. »

C’est pourquoi, selon Bernd Renner, le rôle du lecteur est si important dans la rhétorique satiriste [38]. Il lui revient de faire l’herméneutique du texte et d’en construire le sens disséminé en différentes figures d’inversion et d’ironie. Cet aspect est d’autant plus important pour la satire telle qu’elle apparaît dans des récits postcoloniaux. En effet, comme l’indique John Clement Ball, ces textes ne reposent pas sur la construction d’une cible essentialisée, mais procèdent d’une forme de « multidirectionnalité satirique [39] ». Il s’agit moins de viser un groupe en particulier – ni bien sûr un individu – que de s’attaquer à des représentations construites dans un imaginaire social complexe.

Ainsi, le propos du vigile de Gauz sur les réactions à la sonnerie du portique de sécurité semble bien reposer sur des normes, définies par un imaginaire des peuples ; mais en réalité, l’auteur joue ici avec ironie de cet imaginaire. En effet, le passage se conclut par une attitude totalement singulière : « Un jour, un homme s’est carrément évanoui. Il n’a pas pu donner sa nationalité [40]. » Ironiquement, cet exemple détruit les règles précédemment énoncées en créant la possibilité d’une échappée, en dehors des normes et du langage ; cette dernière phrase relativise toute la théorie des nationalités élaborée précédemment, en dénonçant son caractère ludique de fiction, de réalité purement langagière. De même, après son passage en revue des rites parisien, le narrateur d’Un Nègre à Paris déclare : « Des hommes qui regardent la vie avec des yeux tout différents des nôtres, mais qui nous rejoignent cependant sur de nombreuses positions [41]. » Les normes sont relatives, et le propos satirique permet justement d’en souligner, à travers leur théâtralité, la dimension fictionnelle, c’est-à-dire le fait qu’elle repose avant tout sur des artifices et des conventions de langage.

4. Conclusion

Véronique Porra établit une distinction entre d’une part une tendance, à l’œuvre chez des écrivains postcoloniaux, à mettre en scène un ancrage identitaire dans un terrain culturel et linguistique, ce au risque de « l’exotisme postcolonial », et d’autre part un ensemble de processus de parodie et de désancrages identitaires, utilisés par ceux qui visent à se soustraire à l’injonction exotique à la différence, de façon à revendiquer une forme d’universalité de l’écrivain [42]. Mar Garcia et Claire Ducournau ont pu montrer que ce second type de stratégie n’était pas nécessairement exempt d’une possible lecture exotique des livres [43]. Il nous semble qu’on peut expliquer cette divergence de lecture en rapprochant les textes et les stratégies qu’ils mettent en œuvre. Bernard B. Dadié appartient à une génération de militants anticoloniaux : il cherche à valoriser l’Afrique en jouant sur les attentes d’exotisme des lecteurs. Gauz est un écrivain marqué par les logiques contemporaines de mondialisation et son roman s’inscrit ainsi dans les reconfigurations modernes de l’exotisme, au sein d’un champ littéraire qui lui aussi se mondialise. L’un comme l’autre construisent pourtant leur fiction sur un exotisme conscient et réflexif. Plutôt que de référer directement à la réalité, en réalistes, ils confrontent sur un mode satirique une esthétique exotique à un discours scientifique ; ils se jouent ainsi des normes et déconstruisent une certaine représentation de l’ailleurs.

L’altérité, condition première de l’exotisme, apparaît dans les deux romans comme une fiction. Elle est d’abord élaborée dans des discours. Elle est cette norme avec lesquels les deux textes jouent, sans la contester radicalement ni l’affirmer définitivement. Finalement, elle n’est qu’un outil pour l’imagination du narrateur d’Un Nègre à Paris, Bertin Tanhoé, qui livre une vision tout à fait singulière de la capitale à son interlocuteur épistolaire ; elle ne prend sens dans Debout-payé qu’en regard des parcours singuliers des deux personnages, Ossiri et Kassoum. Dans ces deux romans qui semblent prendre en charge des identités collectives – celles des Africains et des Parisiens chez Dadié, la mosaïque des identités culturelles à l’œuvre dans les communautés migrantes en France chez Gauz –, c’est en réalité à la construction d’identités individuelles que renvoient ironiquement l’altérité. Les personnages se dessinent dans le creux des discours collectifs, dans l’énonciation d’une parole qui échappe à l’exotisme pour entrer dans une relation de communication avec le lecteur, relation ludique que l’on sait être d’une hypocrite fraternité depuis Baudelaire [44]. En cherchant l’altérité dans le texte, une altérité mise en scène par l’écrivain à son intention, le lecteur ne peut que reconnaître un univers familier, se reconnaître lui-même dans le miroir que le récit lui tend.

Notes

[1] Bernard B. Dadié, Afrique debout !, Paris, Seghers, 1950 ; Légendes africaines, Paris, Seghers, 1954 ; Le Pagne noir, Paris, Présence africaine, 1955 ; Climbié, Paris, Seghers, 1956.

[2] Bernard Mouralis, « Le même et l’autre. Réflexions sur la représentation du voyage dans quelques œuvres africaines », dans Littératures postcoloniales et représentations de l’ailleurs. Afrique, Caraïbes, Canada, Jean Bessière et Jean-Marc Moura (dir.), Paris, Honoré Champion, 1999, p. 13.

[3] Romuald Fonkoua, « Le “voyage à l’envers”. Essai sur le discours des voyageurs nègres en France », dans Romuald Fonkoua (dir.), Les Discours de voyage. Afrique, Antilles, Paris, Karthala, 1998, p. 117-118.

[4] Jean-Marc Moura, La Littérature des lointains. Histoire de l’exotisme européen au XXe siècle, Paris, Honoré Champion, 1998, p. 37.

[5] Ibid., p. 24.

[6] Claire Ducournau, « L’exotisme postcolonial par Graham Huggan. Présentation », dans Postcolonial Studies : modes d’emploi, Collectif « Write back » (dir.), Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2013, p. 282.

[7] Marion Cocquet, « Noirs, donc vigiles : les théorèmes de Gauz », Le Point, 06/10/2014, http://www.lepoint.fr/culture/noirs-donc-vigiles-les-theoremes-de-gauz-06-10-2014-1869705_3.php, consulté le 19/11/2016 ; Claire Devarrieux, « Gauz : veni, vidi, vigile », Libération, 17/09/2014, http://next.liberation.fr/livres/2014/09/17/gauz-veni-vidi-vigile_1102604, consulté le 19/11/2016.

[8] Mar Garcia, « Postures (post)exotiques : “Réveiller les vieux démons de l’exotisme” », dans Anthony Mangeon (dir.), Postures postcoloniales. Domaines africains et antillais, Paris / Montpellier, Karthala / MSH-M, 2012, p. 276.

[9] Sur ce point, voir Claire L. Dehon, Le roman en Côte d’Ivoire. Une nouvelle griotique, New York, Peter Lang, 2014, p. 44.

[10] Montesquieu, Lettres persanes (1721), Paris, LGF, « Le Livre de Poche », 1995.

[11] Romuald Fonkoua, « Le “voyage à l’envers” », art. cit., p. 136.

[12] Jean-Marc Moura, La Littérature des lointains, op. cit., p. 56.

[13] Nicole Vincileoni, Comprendre l’œuvre de B.B. Dadié, Issy-les-Moulineaux, Les classiques africains, 1986, p. 148-150.

[14] Bernard B. Dadié, Un nègre à Paris (1959), Paris, Présence africaine, 1984, p. 14.

[15] Ibid., p. 216-217.

[16] Sur le rôle du terrain et du dépaysement en ethnologie et en littérature, voir Alban Bensa & François Pouillon, « Introduction. La leçon d’ethnographie des grands écrivains », dans Alban Bensa & François Pouillon (dir.), Terrains d’écrivains. Littérature et ethnographie, Toulouse, Anacharsis, 2012, p. 10-11.

[17] Bernard B. Dadié, Un Nègre à Paris, op. cit., p. 61.

[18] Vincent Debaene, L’Adieu au voyage, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », 2010, p. 212.

[19] Zoé Courtois, Mesurer poétiquement le monde. Fictions contemporaines d’expression française et mondialisation chez In Koli Jean Bofane, Gauz, Fiston Mwanza Mujila, Mémoire de Master 2 « Théorie de la littérature », dirigé par Romuald Fonkoua, Université Paris-Sorbonne / ENS / EHESS, 2016, p. 59-60.

[20] Gauz, Debout-payé (2014), Paris, LGF, coll. « Le Livre de Poche », 2015, p. 26.

[21] Ibid., p. 32.

[22] Ibid., p. 29.

[23] Mireille Rosello, « Ethnolittérature : survie de l’ethnographe ou du romancier ? », Romance notes, vol. 50, nº 1, 2010, p. 133.

[24] Daniel Sangsue, La Relation parodique, Paris, José Corti, 2007, p. 104. C’est l’auteur qui souligne.

[25] Bernard B. Dadié, Un Nègre à Paris, op. cit., p. 91.

[26] Gauz, Debout-payé, op. cit., p. 77.

[27] Sophie Duval & Jean-Pierre Saïdah, « Avant-propos », dans Sophie Duval et Jean-Pierre Saïdah (dir.), « Mauvais genre. La satire littéraire moderne », Modernités, n° 27, 2008, p. 9.

[28] Sophie Duval & Marc Martinez, La Satire, Paris, Armand Colin, coll. « U », 2000, p. 231.

[29] Nicolas Boileau, Satires, Epîtres, Art poétique, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 1985, p. 90-91. Le texte original est paru en 1666 (v. ibid., p. 266).

[30] Bernard B. Dadié, Un Nègre à Paris, op. cit., p. 140-144.

[31] Sophie Duval & Marc Martinez, La Satire, op. cit., p. 224.

[32] Gauz, Debout-payé, op. cit., p. 97-98.

[33] Bernd Renner, « Avant-propos », dans Bernd Renner (dir.), La Satire dans tous ses états, Genève, Droz, 2009, p. 15.

[34] Sophie Duval & Marc Martinez, La Satire, op. cit., p. 201-202.

[35] Jean-Marc Moura, La Littérature des lointains, op. cit., p. 38.

[36] Vanessa Pietrasik, La Satire en jeu. Critique et scepticisme en Allemagne à la fin du XVIIIe siècle, Tusson, Du Lérot, 2011, p. 110.

[37] Pascal Engel, « La pensée de la satire », dans « Mauvais genre. La satire littéraire moderne », op. cit., p. 36.

[38] Bernd Renner, « Avant-propos », art. cit., p. 17.

[39] John Clement Ball, Satire and the Postcolonial Novel, New York / Londres, Routledge, 2003, p. 13.

[40] Gauz, Debout-payé, op. cit., p. 98.

[41] Bernard B. Dadié, Un Nègre à Paris, op. cit., p. 144.

[42] Véronique Porra, « Rupture dans la postcolonie ? Sur quelques modalités de la contestation des discours exotique et anthropologique dans les littératures africaines francophones contemporaines », dans Silke Segler-Messner (dir.), Voyages à l’envers. Formes et figures de l’exotisme dans les littératures post-coloniales francophones, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2009, p. 34-35.

[43] Voir Mar Garcia, « Postures (post)exotiques », art. cit., p. 278 ; Claire Ducournau, « L’exotisme postcolonial par Graham Huggan. Présentation », art. cit., p. 282.

[44] Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal (1861), Paris, UGE, « Le Livre de Poche », 1999, p. 50.

Auteur

Florian Alix est maître de Conférences à Sorbonne Université, rattaché au Centre International d’Études Francophones. Il est l’auteur d’une thèse portant sur l’essai postcolonial. Il a également fait paraître plusieurs articles sur les littératures francophones et postcoloniales (Édouard Glissant, Aimé Césaire, Valentin Yves Mudimbe, Abdelkebir Khatibi, Driss Chraïbi, Dany Laferrière…). Membre du collectif Write Back, il a à ce titre co-dirigé l’ouvrage Postcolonial Studies : modes d’emploi paru en 2013 aux Presses universitaires de Lyon.

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« Réveiller la mémoire de mondes disparus ». Les enjeux postcoloniaux de la recréation littéraire de l’Afrique précoloniale dans La Saison de l’ombre (2013) de Léonora Miano


Cet article analyse les enjeux postcoloniaux de la recréation littéraire de l’Afrique précoloniale dans le roman La Saison de l’ombre (2013) de l’écrivaine francophone d’origine camerounaise Léonora Miano. L’originalité de ce roman dans le paysage littéraire contemporain vient de ce qu’il met en scène les mémoires spécifiquement africaines de l’esclavage, qui ont très peu été évoquées par la littérature africaine, notamment en langue française. Dans le roman, l’évocation de cette histoire passe par une immersion fictionnelle prenant pour pivot le point de vue des personnages et une africanisation de la langue. Le projet esthétique de l’écrivaine présente ainsi un double enjeu. En réécrivant les débuts de l’esclavage et de la traite transatlantique d’un point de vue « subsaharien », il s’agissait pour elle, au plan philosophique et politique, de présenter cette histoire en inversant la perspective habituelle et en africanisant les modes de représentation du réel. Elle a voulu également, dans une visée symbolique et morale, rendre leur humanité aux victimes anonymes de cette histoire terrible. Mais les écrivains francophones, et plus généralement les écrivains postcoloniaux, peuvent-ils se libérer si aisément de la représentation occidentale de l’histoire et de son point de vue sur les autres, a fortiori lorsque leurs livres sont destinés principalement à des lecteurs occidentaux ? L’écrivaine parvient-elle à échapper à la fatalité de cet « exotisme postcolonial », dont Graham Huggan pense qu’il est constitutif des actes d’écriture et de lecture dans un marché mondial du livre dominé par l’Occident ? D’autre part, en évoquant l’Afrique avant la rencontre avec l’Europe, ne rejoint-elle pas paradoxalement la visée primitiviste et la quête des origines des premiers ethnologues africanistes, alors même qu’elle cherche à renverser le discours occidental savant de vérité sur l’Afrique ?

This article is an analysis of the postcolonial stakes of the literary recreation of precolonial Africa in the novel La Saison de l’ombre (2013), published by the Francophone woman writer Léonora Miano. What makes the novel original in the contemporary literary landscape comes from the fact that she dramatizes the specific African memories of slavery, which have been rarely evoked in African literature, especially in French. In the novel, the evocation of this story goes through a fictional immersion based on the characters’ point of view and an africanization of the French language. The stakes of the writers’s aesthetic project is thus dual. Firstly, while rewriting the beginnings of slavery and slave trade from a “Subsaharan” point of view, she wanted, philosophically and politically, to present history through an inversion of perspective and an africanized representation of reality. She also wished, symbolically and morally, to give back their humanity to the victims of this terrible history, who didn’t leave traces neither in the European memory nor in the African one. But can Francophone writers, and more generally postcolonial writers, emancipate themselves from the Western representation of history and from the Western views on the others, even more so when their books are intended to Western readers? Can Léonora Miano escape from a “postcolonial exotic”, which Graham Huggan considers as being a constituent element of writing and reading within a world market of books controlled by the West? Moreover, by evoking Africa before the encounter with Europe, doesn’t she paradoxically share the primitivist conceptions of the first Africanist ethnologists and their quest for the origins of Africa, whereas she tries to overthrow the Western scholarly discourse about Africa?


Texte intégral

Léonora Miano, née au Cameroun, à Douala, en 1973, est une auteure africaine d’expression française qui vit en France depuis 1991 [1]. Elle a publié à ce jour une quinzaine de livres, en majorité des romans, ainsi que deux pièces de théâtre et deux recueils de conférences, Habiter la frontière [2] et L’impératif transgressif [3], où elle formule des considérations essentielles pour comprendre sa création littéraire et sa pensée politique. Elle a longtemps été publiée par les éditions Plon, puis, depuis 2013, par Grasset. Ses pièces de théâtre et ses conférences sont publiées depuis 2012 par une petite maison d’édition, L’Arche. Son œuvre est de plus en plus reconnue en France, notamment à l’université, où plusieurs thèses, soutenues ou en cours, lui sont consacrées, ainsi qu’à l’étranger. Elle a également obtenu plusieurs prix littéraires, et notamment le prix Femina en 2013 pour son roman La Saison de l’ombre [4].

Tous ses écrits sont liés à deux réalités majeures, d’un côté l’Afrique subsaharienne, et de l’autre la diaspora africaine, qu’elle explore dans deux directions, d’une part en Europe, particulièrement en France, dans le cadre de ce qu’elle appelle d’un mot-valise les expériences et les identités « afropéennes », et d’autre part au sein de cet espace géographique, historique et culturel que Paul Gilroy appelle l’« Atlantique noir [5] », particulièrement aux Antilles françaises et aux États-Unis, qui lui permet de mettre en scène les expériences « afrodescendantes [6] ». Sur son ancien site internet [7], elle se décrivait elle-même comme une « pionnière des lettres afrodiasporiques francophones [8] ».  Sa démarche, sa pensée politique et son écriture littéraire l’inscrivent globalement dans le champ des théories postcoloniales [9], même si elle utilise rarement ce terme, de même que pendant longtemps elle n’a cité aucun des principaux théoriciens du postcolonialisme, dont elle mentionne pour la première fois quelques noms dans son livre L’Impératif transgressif en 2016 [10].

En effet, même si le mot « postcolonial » est pratiquement absent de ses écrits, de ses interventions médiatiques et de sa « posture [11] » d’écrivaine, il s’agit pour elle de décoloniser le regard sur l’Afrique et de proposer un renversement de la perspective historique en faveur d’un point de vue subsaharien et afrodiasporique. Par ailleurs, comme de nombreux autres écrivains francophones postcoloniaux africains et antillais du « triangle atlantique français », pour reprendre le titre du livre de Christopher Miller [12], comme l’écrivain ivoirien Ahmadou Kourouma ou l’écrivain martiniquais Patrick Chamoiseau, elle travaille parallèlement le français dans le sens d’un « write back [13] » littéraire, d’une réappropriation de la langue héritée de la colonisation française. Dans l’une de ses conférences, « Habiter la frontière », elle définit son écriture interculturelle en ce sens. Décrivant sa propre identité comme étant « dans l’écho des cultures qui [l’]habitent : africaine, européenne, africaine-américaine, caribéenne », elle explique qu’elle écrit « ce qu’elle est » et que son esthétique est « frontalière » : « elle utilise la langue française, mais ses références, les images qu’elle déploie sur la page, appartiennent à d’autres sphères. […] Écrire en français, ce n’est pas écrire français[14]. » C’est d’ailleurs sur la base de cette différence critique vis-à-vis du français hexagonal et de la tradition littéraire française et au nom de cet « usage transgressif de la francophonie[15] » qu’elle se revendique explicitement comme une auteure « francophone », quand beaucoup d’auteurs francophones sont en revanche réticents à utiliser ce terme, qui les qualifie souvent négativement en les marginalisant dans le champ littéraire français[16].

Dans une autre étude consacrée à l’œuvre de Léonora Miano [17], j’ai analysé les modalités et les ambiguïtés de l’« humanisme postcolonial » de son écriture mémorielle du « triangle atlantique » ou de l’« Atlantique noir », qui me paraît aller de plus en plus clairement, au fil des œuvres, dans le sens d’un différentialisme « afrodiasporique ». Je voudrais explorer ici les enjeux postcoloniaux de la recréation littéraire de l’Afrique précoloniale dans son roman La Saison de l’ombre, qui raconte l’histoire du peuple des Mulongo, vivant dans une région indéterminée d’Afrique subsaharienne. Les Mulongo sont trahis et capturés par un autre peuple, les Bwele, qui sont à la tête d’un empire multiculturel riche et puissant, et vendus à une troisième communauté, les Isedu, un peuple de la côte atlantique qui commerce avec les Européens, auxquels ils vendent comme esclaves les prisonniers qu’ils ont capturés. L’écrivaine précisait sur son ancien site internet que ce roman était une fiction et non un « roman historique », et que le lieu et le temps étaient délibérément vagues et « symboliques [18] ». Ce roman a marqué un tournant dans l’histoire littéraire française et francophone, car très peu d’écrivains africains avaient auparavant abordé l’histoire de la traite transatlantique depuis le « versant africain de l’Atlantique [19] », pour reprendre l’expression d’Achille Mbembe. Pour la littérature subsaharienne francophone, on peut mentionner Yambo Ouologuem qui, dans le Devoir de violence [20], a évoqué une autre histoire de l’esclavage, parallèle à la traite transatlantique, celle du trafic transsaharien organisé pendant des siècles dans le cadre d’un commerce avec les esclavagistes arabes, ainsi que le roman Esclaves [21] de Kangni Alem, qui raconte la destitution du roi d’Abomey Adandozan, opposé à la poursuite du commerce transatlantique des esclaves. Le roman de Léonora Miano tire donc son intérêt et son originalité dans le paysage littéraire contemporain de sa manière d’aborder frontalement ce qu’elle nomme elle-même le « grand impensé des littératures subsahariennes [22] », pour rétablir et interroger les mémoires spécifiquement africaines de l’esclavage.

Dans le roman, l’évocation de cette histoire passe par une immersion fictionnelle prenant pour pivot le point de vue des personnages et une africanisation de la langue. Il me semble que le « projet esthétique » de l’écrivaine, qui a souhaité explicitement « lever les silences » et « faire revivre des êtres dont l’Histoire ne semble avoir gardé nulle trace [23] », comme elle le revendiquait sur son ancien site internet, possède un double enjeu. L’intention de l’écrivaine, d’une part, était d’ordre philosophique et politique. En réécrivant les débuts de l’esclavage et de la traite transatlantique, non pas d’un point de vue « africain », car pour elle le nom et l’idée d’Afrique sont en effet une création coloniale, mais plutôt « subsaharien », en amont de ce que l’écrivain et philosophe Valentin-Yves Mudimbe a appelé de son côté l’« invention de l’Afrique [24] », il s’agissait pour elle de présenter cette histoire en inversant la perspective habituelle et en africanisant les modes de représentation du réel. D’autre part, grâce au pouvoir d’évocation de la littérature, Léonora Miano visait également, dans une perspective symbolique et morale, à rendre leur humanité aux victimes de cette histoire terrible, qui ont laissé peu de traces ou de souvenirs dans la mémoire européenne comme dans la mémoire africaine des événements, en incarnant littérairement leur drame. Sur son ancien site internet, elle faisait en effet remarquer que ces populations n’existent que comme prisonniers sur les gravures et les dessins européens de l’époque et qu’il n’y a aucun pratiquement aucun document évoquant leur vie antérieurement à leur capture et leur vente aux Européens, si bien que les « représentations que nous en avons ne permettent, en aucun cas, de nous rappeler que quelqu’un, quelque part, connaissait leur nom et les chérissait [25] ».

Mais les écrivains francophones, et plus généralement les écrivains postcoloniaux, peuvent-ils se libérer si aisément de la représentation occidentale de l’histoire et de son point de vue sur les autres, a fortiori lorsque leurs livres sont destinés principalement à des lecteurs occidentaux ? L’écrivaine, qui manifeste une conscience particulièrement aiguë de l’inégalité des termes des échanges culturels et des contraintes du marché éditorial français, tente d’éviter consciemment le piège de l’exotisme sous toutes ses formes, et d’échapper notamment à ce que Graham Huggan appelle un « exotisme postcolonial [26] ». Cependant, j’aimerais montrer que sa position dominée dans le champ littéraire français entraîne au moins deux sortes d’ambiguïté dans ce roman. L’obligation de prendre en compte les contraintes du lectorat imposées par la structure parisiano-centrée du marché français de l’édition la conduit d’une part à adopter ce que j’appellerai une « esthétique du compromis », où le décentrement par rapport à une vision française de l’histoire est limité par la nécessité de rester lisible pour les lecteurs français, qui constituent son lectorat principal. Ce choix pragmatique de ne pas adopter une forme littéraire plus radicale, et d’opter plutôt pour un dépaysement mesuré, intègre un potentiel d’exotisme postcolonial dans la réception française du livre. D’autre part, on peut se demander si l’écrivaine, qui vise pourtant à renverser le discours savant, tout particulièrement ethnologique, sur l’Afrique, ne prend pas le risque de retrouver finalement la visée primitiviste des premiers africanistes, obsédés, comme par exemple Marcel Griaule, par la quête d’une Afrique « première », dans la pureté authentique de ses origines.

1. Le projet d’un humanisme postcolonial

Au plan philosophique et politique, le projet de l’écrivaine partage la visée intellectuelle des différents postcolonialismes. Dans plusieurs de ses conférences publiées dans L’Impératif transgressif, elle appelle à « s’émanciper des catégorisations » européennes inadéquates, souvent impérialistes et « raciales [27] », et elle revendique pour les Subsahariens « la capacité à user de mots justes pour se dire à soi-même [28] ». Dans La Saison de l’ombre, qui « ambitionne de saisir l’instant d’un basculement […] entre la disparition du monde connu et l’avènement d’un univers nouveau, dont nul ne sait encore rien [29] », elle cherche plus particulièrement à se dégager de la vision européenne pour donner à la place un point de vue subsaharien sur l’histoire des débuts de la traite transatlantique et la manière dont la demande des Européens en esclaves a créé un commerce extrêmement profitable pour certains notables subsahariens, qui les a poussés à capturer à grande échelle un nombre croissant de prisonniers au sein d’autres peuples subsahariens. En fondant son roman sur l’histoire des Mulongo qui, du fait de l’éloignement et des difficultés d’accès de leur habitat, sont restés plus longtemps que d’autres peuples à l’écart de ce commerce, dont ils découvrent progressivement la réalité lorsqu’ils comprennent qu’ils en sont désormais les victimes, l’écrivaine, comme elle l’indiquait sur son ancien site internet, a voulu « rester au plus près d’une perception subsaharienne non encore influencée par la rencontre avec l’Europe [30] », pour saisir cette histoire dans ses commencements et dans le regard originel des protagonistes.

Le roman cherche donc à « épouse[r] » la « vision de ses personnages, des habitants de territoires subsahariens à l’époque précoloniale et ne connaissant du monde qu’eux-mêmes et leurs voisins immédiats [31] ». La romancière a voulu imaginer l’Afrique centrale et équatoriale avant le choc et le traumatisme de la rencontre avec l’Europe, et reconstituer l’expérience de l’esclavage et de la « traite [32] » dans le regard des victimes « africaines » d’une tragédie qu’elles n’ont pas comprise dans les termes et les concepts occidentaux imposés postérieurement au plan culturel sous l’effet de la domination coloniale politique et culturelle européenne sur l’Afrique. Le point de vue du roman, comme l’écrivaine le dit elle-même, est clairement « afro-centré [33] ». Il vise à rapporter l’histoire à travers les catégories culturelles endogènes de ses personnages, en excluant notamment le concept de « race », européen et colonial, qui participe d’une « vision euro-centrée » qui n’a « pas de sens pour les habitants des espaces concernés par le texte [34] ». Comme elle me l’a précisé, elle a souhaité travailler « sur l’expérience interne du continent africain », car il s’agissait avant tout pour elle « d’explorer ce qui s’est joué entre Subsahariens [35] ».

Mais l’enjeu du roman est aussi symbolique et moral. Le renversement du point de vue sur l’histoire de la capture de populations subsahariennes par d’autres au bénéfice de la traite européenne dans le triangle atlantique est également le moyen pour la romancière de rappeler aux « Africains » leur responsabilité dans ce drame. Plusieurs de ses livres appellent en effet les Subsahariens à faire face à ce passé et à se réapproprier activement cette histoire en prenant ouvertement en charge la mémoire de toutes les victimes africaines de l’esclavage. Dans son roman Les Aubes écarlates [36], paru en 2009, les événements dramatiques qui déchirent la population sont explicitement reliés au passé africain de l’esclavage, qui est présenté comme une mémoire oblitérée, une « faille innommée [37] », dont le refoulement collectif explique en grande partie les errements politiques et la permanence de la violence des sociétés subsahariennes jusqu’à l’époque contemporaine, les « troubles d’aujourd’hui » étant en réalité la « manifestation d’égarements anciens, la représentation de tout ce que nous pensions oublier en faisant silence [38] ».

Dans La Saison de l’ombre, il s’agit de nouveau pour la romancière de rappeler de quelle manière certains peuples subsahariens ont participé activement au trafic d’êtres humains, qui a permis à de nombreux notables de consolider leur puissance et d’accroître considérablement leur richesse. Les principaux protagonistes mulongo découvrent ainsi à quel point l’arrivée des Européens a aiguisé la cupidité des peuples côtiers, et comment la diffusion commerciale des armes à feu de construction européenne a modifié le rapport de forces entre populations africaines. Le chasseur Bwemba apprend à Mutango, le frère du chef des Mulongo, qu’il a mené personnellement le raid qui a permis aux Bwele de capturer dix adolescents et deux adultes mulongo, et il lui expose les données du bouleversement géopolitique introduit par l’arrivée des Européens « aux pieds de poule » dans les régions de la côte atlantique et du nouveau marché créé par leurs demandes d’esclaves :

Nous n’avons pas le choix […]. Pour éviter un conflit avec les Côtiers, il nous faut leur fournir des hommes. Un accord a été conclu en ce sens avec eux, parce qu’ils semaient la terreur dans certaines de nos régions, afin d’y faire des captifs pour le compte des hommes aux pieds de poule [39].

Mais il avoue cyniquement que l’évolution des événements a aussi suscité la convoitise des Bwele, qui n’ont pas l’attention de rester passifs et de subir éternellement les conditions des Côtiers. L’avidité et les perspectives d’enrichissement ouvertes par le trafic d’êtres humains ont fait naître en eux le projet de jouer un rôle plus actif dans les échanges, et même de remplacer un jour les Côtiers comme partenaires commerciaux des Européens, d’autant que leur reine doit rencontrer un Européen pour la première fois dans l’histoire de son peuple :

Les Bwele n’ont pas accès à l’océan, mais peut-être pourraient-ils, un jour prochain, traiter directement avec les hommes venus de pongo par les eaux. Il a hâte de savoir ce qui se dira plus tard lors de l’audience, s’esclaffe à l’idée que les Côtiers prennent le risque de perdre leurs privilèges [40].

De même, Mutimbo, l’un des deux anciens du clan mulongo capturés par les Bwele, révèle à Eyabe, l’héroïne du roman, que si les Bwele sont « devenus les plus importants intermédiaires des Côtiers, dans le commerce des hommes », ces derniers ont su se faire respecter « à force d’intrépidité, de ruse et de cruauté » : « les Bwele n’ont pas envie de s’en faire des ennemis. Seuls les Côtiers sont détenteurs de la foudre [41]. »

Outre la désignation des responsabilités propres au continent africain dans cette histoire traumatique qui, pour la romancière, est une source majeure des violences contemporaines qui continuent de le ravager, l’enjeu moral du roman consiste également en un devoir de mémoire qui honore les victimes. Il s’agit de leur rend « hommage [42] » en les mettant en scène et en les incarnant littérairement dans une fiction, une intrigue et des personnages. La romancière considère en effet que le roman « s’articule d’abord à des personnages, lesquels sont placés dans un environnement socio-historique », que « le roman, ce sont des personnages à qui quelque chose arrive, qui font quelque chose, qui veulent quelque chose [43] ». Sur son ancien site internet, elle affirmait qu’elle avait voulu « écrire un texte sensible, qui mette au premier plan l’humanité de ses personnages [44] ». Il s’agit donc pour elle de les rendre vivants, avec leurs pensées et leurs émotions, par la puissance d’évocation concrète de la littérature :

Il est sans doute plus aisé à une romancière, une artiste, de restituer leur visage à ces femmes, ces hommes, ces enfants ‒ car ils ne furent pas épargnés. Il est sans doute plus aisé à une personne dont le travail est une auscultation des profondeurs, de plonger dans ces abîmes émotionnels dont le tumulte ne peut être appréhendé que par la création, étant donné le peu de traces dont nous disposons. Pour évoquer les visages, les historiens ont besoin de vestiges, d’empreintes matérielles. Les auteurs, quant à eux, n’ont qu’à se documenter, puis à fermer les yeux [45].

En donnant un visage à ces « figures effacées de la mémoire subsaharienne et mondiale [46] », le roman rejoint ainsi la tradition littéraire du tombeau, ou peut-être devrait-on dire plus justement qu’il se constitue comme un cénotaphe, puisque la plupart des victimes ont disparu sans laisser aucune trace. Outre l’humanité des peuples précoloniaux, l’écrivaine a voulu aussi « célébr[er] les spiritualités, le geste créatif et les arts de vivre des Subsahariens en général [47] ».

2. Éviter le piège de l’exotisme imposé par les marchés du livre occidentaux aux écrivains postcoloniaux ?

Mais les écrivains francophones, et plus généralement les écrivains postcoloniaux, peuvent-ils se libérer si aisément de la vision occidentale de l’histoire et se décentrer dans l’écriture littéraire par rapport aux catégories culturelles de l’Occident, lorsque leurs livres sont destinés principalement à des lecteurs occidentaux ? Graham Huggan, dans son article « The Postcolonial Exotic [48] », puis dans son ouvrage The Postcolonial Exotic. Marketing the Margins [49], a formulé ce problème en introduisant la notion d’« exotisme postcolonial » (postcolonial exotic), à partir de différentes études de cas attentives aux conditions de production, de circulation et de réception des littératures postcoloniales de langue anglaise en Angleterre et aux États-Unis. Cet « exotisme », qui peut être décrit comme une sorte de « circuit sémiotique qui oscille entre les pôles opposés de l’étrangeté et de la familiarité », semblable en ce sens à l’exotisme touristique, n’est pas « une qualité inhérente à certains individus, à des objets caractéristiques ou des endroits spécifiques », mais un « mode particulier de perception esthétique » basé sur une déshistoricisation, une assimilation de la différence, une domestication et une fabrication de l’altérité : « la différence est appréciée uniquement dans les termes du spectateur ; la diversité est traduite et transformée sous un aspect esthétique familier et rassurant [50]. » Quant à son contenu oppositionnel éventuel, il est toujours susceptible d’être neutralisé et recodé, dans le cadre du fonctionnement néocolonial du marché capitaliste des biens culturel, pour devenir un bien de consommation et de divertissement.

Pour Graham Huggan, du fait de la structure même de la domination culturelle et économique mondiale de l’Occident, l’exotisme postcolonial s’inscrit donc nécessairement dans une tension indépassable. Il y a d’une part le régime du postcolonialisme, qu’il définit comme un « intellectualisme anticolonial qui repère et valorise les signes de lutte sociale dans les lignes de fracture des textes littéraires et culturels [51] » et qui « travaille à la dissolution des épistémologies et des structures institutionnelles impériales [52] ». Il y a d’autre part le régime de la postcolonialité, qu’il définit comme un « système d’échange symbolique et matériel dans lequel même le langage de résistance peut être manipulé et consommé », autrement dit comme un « mécanisme de régulation de la valeur au sein du système global d’échanges de biens du capitalisme tardif [53] », si bien que le fonctionnement néocolonial du marché conduit à la commercialisation des biens culturels anticoloniaux.

Or, ce qui frappe chez Léonora Miano, c’est précisément sa conscience particulièrement vive du risque exotique qui guette les auteurs postcoloniaux, notamment africains, dans le champ littéraire français, dont elle comprend très clairement les contraintes [54]. Dans plusieurs de ses conférences, où elle exprime son point de vue dans le cadre d’un discours d’auteur très informé, elle a manifesté sa lucidité sur les enjeux qui configurent l’espace des possibles littéraires des écrivains subsahariens francophones. On notera d’ailleurs que ce discours d’auteur, qu’elle développe dans ses deux recueils de conférences et dans ses multiples interventions médiatiques, et qui faisait également la matière principale de son ancien site internet, est de plus en plus abondant chez elle, ce qui traduit manifestement sa volonté croissante d’accompagner, de contrôler ou de corriger la réception de son œuvre, d’autant que la consolidation de sa position dans le champ littéraire, via la reconnaissance symbolique par les prix et les pairs et ses succès de vente, l’autorise et l’entraîne à renforcer son commentaire de ses propres œuvres.

L’écrivaine a parfaitement conscience de la position dominée des auteurs francophones dans un champ littéraire français qui reste encore très largement francocentré. Comme Pascale Casanova, dont elle cite La République mondiale des lettres [55]dans L’Impératif transgressif, elle sait en particulier que les écrivains postcoloniaux africains subissent dans leur « entrance [56] » un processus de marginalisation de nature néocoloniale, qui les cantonne à la périphérie du champ littéraire. Elle identifie en particulier deux problèmes majeurs. Le premier concerne le choix de la langue d’écriture, qui est le plus souvent celle de l’ancienne langue coloniale. En effet, la mondialisation économique et culturelle ayant conforté la domination des anciens centres impériaux sur les anciennes colonies, les marchés éditoriaux restent très largement concentrés dans ces centres, où les éditeurs imposent aux écrivains qui souhaitent être publiés sur ce marché l’usage de la langue centrale en vigueur, dans la mesure où la plupart des lecteurs sont occidentaux et ne parlent que l’une des langues européennes majeures. Ainsi, le lectorat principal des écrivains francophones subsahariens qui sont publiés en France est très majoritairement français, et il n’a ni la compétence linguistique, ni sans doute la volonté de lire ces écrivains dans une autre langue que le français. Léonora Miano fait en effet remarquer que « Subsahariens et Afrodescendants restent assez minoritaires en France » et que les « lecteurs appartenant à ces deux catégories constituent un marché de niche » ; parallèlement, en « Afrique subsaharienne francophone, les lecteurs, qui ne sont pas toujours des acheteurs (de livres), demeurent peu nombreux [57] ». L’« usage des langues subsahariennes en littérature », en donnant aux écrivains la possibilité de « se dire comme il est impossible de le faire dans d’autres langues », permettrait pourtant la « libération » des « imaginaires [58] », là où dans le français, en dépit de la « grande souplesse » de cette langue et des « vastes possibilités qu’il offre pour restituer les expériences subsahariennes », quelque chose de « la vision du monde » propre à chaque peuple subsaharien « se perd » : « Ce quelque chose n’est pas de l’ordre de l’expérience factuelle. Il est d’ordre émotionnel, philosophique, spirituel [59]. »

Le deuxième problème majeur qui pèse sur les écrivains subsahariens provient du fait qu’ils ont très peu de possibilités d’être publiés en Afrique, compte tenu de la faiblesse du milieu éditorial sur le continent, qu’ils doivent donc être publiés en Occident pour exister littérairement, et qu’en outre leur œuvre est « consacrée par des instances extérieures au continent [60] », situées dans les anciens centres impériaux, comme par exemple en France pour l’espace littéraire francophone.

Ces contraintes économiques et symboliques, qui concernent à la fois la publication et la diffusion des œuvres et leur réception par le public, placent les écrivains subsahariens dans une situation asymétrique d’hétéronomie où la loi extérieure de l’offre et de la demande ne leur laisse que très peu de marges de liberté :

Une sorte de fragilité due à la condition si particulière des auteurs subsahariens francophones : publiés loin de leur espace premier de référence, ils ne s’inscrivent dans le monde littéraire français que de façon périphérique. Privés du poids politique et commercial d’un lectorat communautaire, ils ont peu d’arguments dans les échanges avec les éditeurs, lorsque la conversation prend un tour mercantile. Travaillant souvent avec des personnes peu instruites de ce qu’ils portent en eux – l’expérience aussi bien que la culture – ces auteurs produisent des textes auxquels on s’intéresse pour diverses raisons, mais rarement parce que l’on y reconnaît sa propre humanité. La consigne tacite et néanmoins ferme leur est donnée de rester à leur place, de correspondre à l’image que l’on se fait des peuples qui les ont engendrés. Ces écrivains sont en liberté surveillée [61].

Pour l’écrivaine, il est évident que cette position de faiblesse « peut influer sur le propos des auteurs[62] » :

Comment ne pas envisager que certains s’auto-censurent et s’interdisent de traiter des sujets dont ils pensent que cela nuira à leurs relations avec le milieu éditorial français ? Comment ne pas envisager que le besoin de reconnaissance de certains, notamment à travers des prix littéraires mondialement connus, ne les amène, peut-être de façon inconsciente, à fournir ce que l’on attend d’eux [63] ?

La domination des contraintes du marché du livre occidental soumet également les écrivains subsahariens au risque d’une réception exotisante de la part des lecteurs occidentaux. Comme le reconnaît l’écrivaine :

de nombreux lecteurs occidentaux – ou négativement occidentalisés – viennent aux écrits des Subsahariens dans le but de s’offrir une promenade exotique à moindre coût. Ils viennent se rassurer sur le fait que les conquêtes matérielles de l’Occident lui assurent encore les moyens de la domination [64].

La situation des écrivains francophones subsahariens dans le champ littéraire français est donc particulièrement complexe et difficile à négocier.

3. Recréer le passé précolonial subsaharien en français : une esthétique du compromis

Si le soutien de Grasset, ses succès éditoriaux et sa consécration croissante lui ont permis d’accéder à une position de plus en plus confortable dans le champ littéraire français, et si elle se situe désormais entre le pôle de production restreinte et le pôle de grande production, Léonora Miano, en tant qu’écrivaine africaine, sait qu’elle doit se soumettre à ces impératifs commerciaux du marché du livre et aux attentes spécifiques du lectorat français, qui constitue son lectorat principal, même si elle est lue également hors de France, notamment en Afrique francophone et particulièrement au Cameroun, son pays natal, où son œuvre bénéficie désormais d’une reconnaissance officielle [65]. Il serait très précieux à cet égard de pouvoir faire une étude génétique de La Saison de l’ombre, en examinant les avant-textes, les différentes versions éventuelles du manuscrit, la nature des corrections de l’auteure et éventuellement ses échanges avec son conseiller éditorial chez Grasset, ainsi que l’avis du comité de lecture.

À la lecture du roman, on constate en tout cas que Léonora Miano, qui semble refuser l’ironie ou les jeux littéraires et intertextuels caractérisant beaucoup d’écritures postcoloniales contemporaines, a opté pour un projet esthétique qu’on pourrait qualifier de « véhémence ontologique [66] », pour reprendre une expression que Paul Ricœur utilise dans un autre contexte au sujet de la métaphore, où la littérature repose sur une affirmation d’être, fondée sur les pouvoirs de l’imagination, ou du moins sur l’assurance que la fiction est véritablement un monde possible. Mais cette « démarche de création pure », que l’écrivaine revendiquait sur son ancien site internet comme « la seule valide » pour « cheminer vers les mondes disparus » en l’opposant au genre du « roman historique [67] », n’est pas pour autant la revendication d’une liberté totale de l’imagination et de l’irréalité. Elle est conditionnée par la nécessité d’étayer l’imagination romanesque sur un travail documentaire. Pour l’écrivaine, c’est cette alliance entre imagination et documentation qui peut permettre de restituer de manière réaliste l’Afrique précoloniale, malgré la distance temporelle et les destructions irréversibles de la colonisation.

En ce sens, partant du principe que pour « décrire le quotidien de communautés subsahariennes ayant vécu avant la colonisation » et « recréer ces populations », il était « important […] d’acquérir une bonne connaissance de tous les aspects de leur vie, de leur pensée [68] », elle a effectué des recherches documentaires qui lui ont permis de rassembler des connaissances sur cette époque. Elle explique d’ailleurs que par « pur chauvinisme », elle s’est basée sur son « espace culturel de référence, l’Afrique centrale bantoue [69] ». À la fin du roman, dans ses remerciements, elle cite certaines de ses sources, à commencer par une enquête publiée par la Société africaine de culture et l’UNESCO en 1997, La Mémoire de la capture, rédigée par Lucie-Mami Noor Nkaké, et remise à l’écrivaine par la fille de l’auteure en septembre 2010. Ce « rapport de mission », « technique par certains aspects », est le fruit d’une enquête menée au sud du Bénin et montrant qu’il existe encore aujourd’hui un « patrimoine oral [70] » portant sur une mémoire subsaharienne de la Traite atlantique. En ce qui concerne « la mythologie, les croyances, mais aussi les vêtements », le roman « doit beaucoup aux travaux du Prince Dika Akwa nya Bonembela [71] » et en particulier à son ouvrage Les Descendants des pharaons à travers l’Afrique. Elle évoque également l’aide de sa famille, notamment sa mère, qui lui a permis de combler ses « lacunes [72] » en langue douala au sujet des plantes, et Philippe Nyambé Mouangué pour la « perception non raciale qu’on eut des Européens sur nos côtes [73] ». On note donc qu’elle ne mentionne que des sources internes au continent africain, et aucun travail occidental sur l’Afrique, d’ordre ethnologique par exemple. Toutefois, sur son ancien site internet, elle mentionnait aussi des catalogues d’exposition, dont elle reproduisait la couverture [74], édités par deux musées privés spécialisés dans l’art africain, le musée Dapper à Paris et le musée Barbier-Mueller à Genève, en indiquant que si les objets représentés « sont parfois récents (19e siècle, début du 20e siècle) », ils « donnent cependant un bel aperçu du savoir-faire et du savoir-être précoloniaux » et qu’ils permettent de « mieux visualiser les univers du roman [75] ».

La recréation du passé précolonial subsaharien passe également par l’importance donnée au point de vue des personnages et à la manière dont ils se représentent leur propre réalité. Une « place primordiale » est ainsi donnée « à la pensée, à l’intériorité des personnages », à leur « mémoire » et à leur « sensibilité », en développant en particulier « l’expérience de ceux à qui un être cher fut un jour arraché [76] ». Le roman s’attache donc aux femmes dont les fils ont été capturés, comme Eyabe, qui décide de quitter le village pour aller à la recherche de son fils, et Ebusi, qui refuse de croire à la mort du sien. Le texte donne plus généralement une importance centrale aux personnages féminins comme Ebeise, matrone du clan Mulongo et gardienne des traditions, et Eleke, guérisseuse du clan, amie d’Ebeise et épouse de Mutimbo, qui « incarnent, de la façon la plus poignante, la nécessité d’agir pour donner un sens aux événements ou, tout simplement, le chagrin de la perte [77] » ‒ même si certains personnages masculins, comme le chef Mukano, son frère Mutango ou Mutimbo, l’époux d’Eleke, qui a été capturé par les Bwele et secouru par le peuple des Bebayedi, jouent également un rôle décisif dans l’histoire.

Au plan narratif, le récit est pris en charge par un narrateur hétérodiégétique, qui adopte à certains moments un point de vue surplombant sur l’histoire, ce qui favorise la compréhension par le lecteur de la situation et des personnages, d’autant que le récit est globalement linéaire. Mais ce dernier progresse le plus souvent en suivant une focalisation interne variable, où le narrateur fait entrer successivement le lecteur dans les pensées conscientes ou inconscientes de plusieurs personnages, sans donner le sentiment d’une vue complète sur l’histoire. La polyphonie du récit fait alors accéder le lecteur à la conscience des personnages par des discours directs, marqués en italique, et surtout par des discours indirects libres et des monologues narrativisés, deux procédés très fréquents dans le roman, qui superposent par un effet de lissé au plan énonciatif les paroles ou les pensées des personnages et le récit du narrateur, et qui sont souvent tressés avec des discours directs.

Ce passage continuel par la conscience des personnages est au principe d’un « récit initiatique [78] » qui fait reposer la construction de l’intrigue sur leur prise de conscience progressive de la situation, selon le principe d’un lent « dévoilement [79] » de la vérité qui ménage le suspense, sans que le narrateur n’anticipe par des prolepses sur le déroulement de l’histoire. Il permet également de rendre compte de la vision du monde des personnages à travers leurs propres catégories de pensée et leurs émotions, comme par exemple lorsque le chasseur bwele révèle au discours direct à Mutango l’existence des Européens sous le nom d’« hommes aux pieds de poule [80] » ou lorsque Mutimbo, « qui explique ne pas savoir lui-même ce que recouvrent ces termes [81] », apprend l’existence de la côte et de l’océan à Eyabe, qui n’en avait jamais entendu parler. L’écrivaine s’appuie aussi sur les personnages pour évoquer par le registre fantastique la dimension centrale de la religion parmi les Mulongo, dont les croyances représentent le mieux pour elle « le vécu des anciens habitants de l’Afrique centrale/équatoriale [82] », ainsi que l’omniprésence du rapport surnaturel aux esprits et aux « dimensions invisibles du réel [83] ». Plusieurs personnages, à commencer par les mères des jeunes gens qui ont été capturés, les entendent ainsi s’adresser à eux à distance, le plus souvent sous la forme d’un discours direct marqué en italique dans le texte. De même, Eyabe est guidée vers l’océan par Bana, un garçonnet qui est un esprit. Le ton solennel qui domine souvent le récit contribue également à la gravité qui imprègne en permanence la vision religieuse du monde des personnages. La médiatisation par les personnages permet enfin de naturaliser l’exposition des données ethnologiques qui donnent un contenu précis à la recréation imaginaire des mondes précoloniaux, comme lorsque Bwemba explique à Mutango dans un dialogue que chez les Bwele, ce sont les hommes qui tissent l’esoko pour en faire une étoffe [84], ou lorsque Eyabe récite la cosmogonie mulongo, fondée sur la toute-puissance du dieu créateur Nyambe [85].

Enfin, l’évocation du passé précolonial passe par un rapport de défamiliarisation de la langue française, qui est soumise, comme chez beaucoup d’autres écrivains africains, à diverses formes de réappropriation culturelle et d’hybridation linguistique permettant de subvertir les normes épistémiques et esthétiques occidentales et de traduire la spécificité d’une vision du monde subsaharienne. Au plan du lexique, cette africanisation du français passe par la présence de nombreux emprunts, ou plus précisément des xénismes [86], au « douala du Cameroun » qui est la langue utilisée « pour toutes les populations imaginées par le texte [87] ». Ils concernent des noms propres, comme des toponymes, les noms des divinités comme « Nyambe », le dieu créateur, ou les différents noms du soleil à travers sa course dans le ciel, « Etume », « Ntindi », « Esama », « Enang[88]», de même que les patronymes des personnages, qui viennent de la langue douala du Cameroun, mais que l’écrivaine ne traduit pas dans le roman. En revanche, sur son ancien site internet, elle en précisait les significations, en indiquant que pour nommer certains personnages, elle s’était référé au « Dictionnaire des 1500 noms sawas, écrit par Ekuala Ebele, Editions ImpriMedia, Douala, 2005 » : Ebeise signifie ainsi « cuisson » ; Eyabe « naissance » ; Mukano provient de « muka », « procès » ; Mutango signifie « dispute » ; Ebusi est une déformation de « dibusi », qui se rapporte au revenant ; le mot Eleke est en rapport avec l’action de montrer ; Bana signifie « les enfants » ; Mutimbo fait référence à la ténacité ; Mukudi renvoie à un orage puissant [89]. L’africanisation passe également par la présence de noms communs comme « dibato » (étoffe), « manjua » (vêtement à franges), « njabi », « dindo » (repas marquant la fin d’une épreuve), « ngambi » (oracle), « muko iyo », « bongongi », etc. Elle peut être introduite aussi par une comparaison dont le comparant est un référent africain, lorsque le narrateur décrit par exemple les femmes se serrant les unes contre les autres sous la forme d’une « grappe, comme les graines de njabi sur les branches qui les supportent [90] ».

Mais Léonora Miano sait qu’en poussant trop loin cette africanisation, elle prendrait le risque de déstabiliser le lecteur français, de provoquer sa gêne ou de le dissuader d’acheter le livre. Elle sait que les « stratégies mises en place par les auteurs pour contraindre et transformer la langue anciennement coloniale ont une portée limitée, puisqu’il leur faut rester compréhensibles » et que s’ils « utilisent certes cette langue pour lui faire dire des choses inconnues d’elle », ils « doivent demeurer en son sein, sous peine de n’être pas lus [91] ». C’est pourquoi elle traduit la plupart des mots africains du roman, soit directement dans le texte, par des périphrases explicatives, comme par exemple la « manjua, l’habit que tous ont revêtu en signe de lamentation », le « dindo, repas offert au sortir de l’épreuve [92] » ou « epindepinde, un bois sombre [93] », soit dans le glossaire qu’elle a fait figurer la fin du roman, qui comporte une trentaine de noms communs et de noms propres, et qui est destiné à faciliter la compréhension des lecteurs français, en réduisant la distance culturelle et en atténuant le sentiment d’étrangeté. On peut le comparer au lexique que Léopold Sédar Senghor a fait figurer à la fin de son Œuvre poétique, et qu’il justifiait par la nécessité de ne pas dérouter excessivement les lecteurs français. Une note, dès le début du roman, précise d’ailleurs qu’un « glossaire en fin d’ouvrage éclairera le lecteur sur la signification des termes doualas les plus récurrents » et que le « douala est une langue parlée sur la côte du Cameroun [94] ». En outre, ces mots africains, qui désignent un certain nombre de réalités spécifiques à la société subsaharienne précoloniale, restent très minoritaires. L’africanisation de la langue française est donc bien plus limitée que chez certains autres écrivains africains comme Ahmadou Kourouma dans son roman Monnè, outrages et défis (1990), où la création d’une véritable interlangue représente un degré bien plus fort d’hétérolinguisme et un geste bien plus radical de décolonisation du français [95], ou certains auteurs antillais comme Patrick Chamoiseau, du moins dans la première partie de son œuvre, la plus créolisante.

Toutefois, Léonora Miano ne traduit pas tous les mots doualas du roman, notamment les noms des plantes et des arbres. Elle explique dans une note ajoutée au glossaire à la fin du roman que ne « connaissant pas toujours les termes français adéquats », elle n’a pas traduit ceux qui lui posaient ce problème et que, par ailleurs, certaines « notions » ne « sont pas expliquées pour les mêmes raisons, ou quand ce n’est pas nécessaire [96] ». La traduction incomplète des mots étrangers n’efface donc pas entièrement l’écart culturel qu’aucune traduction ne peut absolument combler. De plus, celle en français des emprunts au douala ne donne que des équivalents dans les deux langues. Les termes douala, qui permettent de désigner directement le référent par son mot propre, restent en soi intraduisibles dans la mesure où ils renvoient à des realia spécifiquement africaines. La présence de ce lexique produit donc malgré tout pour le lecteur français un effet d’étrangeté et de dépaysement. L’Afrique étant ainsi exprimée dans le propre de sa nomination en langue africaine, l’écrivain oriente le lecteur français vers cette différence culturelle qui est en soi intraduisible.

4. Conclusion : les ambiguïtés de la recréation de l’Afrique précoloniale perdue ?

Si Léonora Miano essaie de plus en plus de contrôler les effets de réception de ses textes au fur et à mesure qu’elle consolide sa position dans le champ littéraire, elle ne peut évidemment pas maîtriser entièrement les règles du jeu commercial de leur réception, et il faudrait se demander si le compromis esthétique de cette écriture africaine en français, fondé sur les limites que lui imposent les contraintes éditoriales et les attentes du lectorat, lui permet d’éviter entièrement une réception exotisante de La Saison de l’ombre. Répondre à cette interrogation supposerait de faire une étude de réception, médiatique notamment, travail qui reste à mener de manière systématique. Si l’accueil fait au roman a été globalement très positif, le jugement de certains journalistes laisse en effet penser, comme le soutient Graham Huggan, que « l’exotisme reste […] constitutif des actes de lecture et d’écriture de la littérature postcoloniale [97] ». Ainsi, dans un article publié dans le magazine Télérama le 21 octobre 2013, Fabienne Pascaud trouve « dommage que sa langue travaillée, stylisée à l’extrême et souvent d’une envoûtante puissance, ne sombre parfois dans une espèce de volontarisme littéraire qui en rend la lecture difficile » : « Pénétrer au cœur de La Saison de l’ombre se mérite. Mais on en sort comme bizarrement initié [98]. » Le roman n’est d’ailleurs noté que par un seul « T ». En ajoutant que l’écrivaine « nous conte en magicienne à la prose entêtante (…) telle une sorcière elle-même d’un autre temps [99] », elle laisse également percer un discours néo-exotique qui se manifeste notamment à travers le champ lexical de la magie.

En outre, on pourrait interroger le rapport également ambigu que l’écrivaine semble entretenir avec l’ethnologie. Au-delà du « discours » occidental global sur l’Afrique, avec ses clichés essentialistes et racistes qui se retrouvent dans le sens commun autant que dans les médias ou les discours politiques, on peut penser en effet que Léonora Miano a visé en particulier à renverser le discours savant sur l’Afrique, et notamment le discours ethnologique, tout particulièrement dans sa version africaniste, qui a longtemps revendiqué l’autorité d’un discours de vérité sur cet espace, et qui s’est développé historiquement dans une proximité, voire une complicité originelle avec l’action coloniale française, comme l’ont rappelé beaucoup d’ethnologues eux-mêmes, à commencer par Claude Lévi-Strauss [100]. C’est pourquoi, comme elle le revendique à la fin du roman, elle a souhaité s’appuyer principalement sur des sources documentaires et des informateurs internes à l’Afrique. Ce contre-discours par rapport au discours savant sur l’Afrique intervient d’ailleurs à un moment qui semble assez anachronique dans l’histoire de la discipline ethnologique, car si le sens commun, et notamment le discours médiatique, continue de charrier de nombreux clichés essentialistes et dévalorisants sur l’Afrique, l’ethnologie pour sa part a depuis longtemps perdu l’évidence de son autorité. Elle traverse à l’inverse depuis de nombreuses années une crise profonde sur ses objets et ses méthodes, son rapport à la colonisation, au terrain, à la subjectivité de l’ethnologue et plus fondamentalement encore à l’« altérité [101] ».

Mais on peut se demander si, en cherchant à retrouver l’« authenticité » perdue de l’Afrique précoloniale, elle ne partage pas finalement l’obsession des origines de certains ethnologues de la première moitié du XXe siècle et leur « quête nostalgique d’un monde primitif pur voué à disparaître devant l’occidentalisation [102] », comme chez Marcel Griaule et Michel Leiris pendant les missions Dakar-Djibouti dirigées par Marcel Griaule en Afrique subsaharienne entre 1931 et 1933, notamment en pays dogon, où les « thèmes des recherches traduisent la quête d’une Afrique authentique, primitive, avant ce qui est perçu comme une disparition inéluctable devant la colonisation [103] », ou chez Claude Lévi-Strauss au cours de ses expéditions au Brésil auprès des Indiens autochtones entre 1935 et 1939. Benoît de l’Estoile rappelle que l’ethnologue Bronislaw Malinowski avait critiqué à plusieurs reprises dans les années 1930 l’« attitude caractéristique de l’anthropologie traditionnelle, dénonçant la fiction des cultures stables et fermées et s’efforçant de faire perdre à l’anthropologie cette fascination pour un monde irrémédiablement perdu dont il s’agirait de recueillir les vestiges [104] ».

Sans doute Léonora Miano a-t-elle, pour des raisons commerciales, mobilisé le pouvoir d’attraction exotique et joué sur la fascination que revêt le mythe de l’authenticité des origines aux yeux de certains lecteurs français, africains et afrodescendants. Mais il ne s’agissait pas pour autant pour elle de succomber à la tentation d’une nostalgie ontologique afrocentriste. Elle sait parfaitement que l’Afrique précoloniale est définitivement perdue et que l’histoire coloniale et la mondialisation post-coloniale ont définitivement transformé le continent africain, dont la réalité est désormais irrémédiablement marquée par l’hybridité culturelle. Dans plusieurs de ses conférences, elle met en garde contre les « chaînes dont il faut se défaire, pour ce qui est de l’imaginaire », qui sont la « tentation essentialiste », « la fabrication d’une identité pure, prétendument authentique, qui pousserait l’être à mettre à mort une partie de lui-même [105] » et le « rêve d’une authenticité culturelle, c’est-à-dire le fantasme d’un retour à des formes ancestrales idéalisées car associées à une souveraineté perdue [106] ». Elle n’a cessé d’affirmer que si « toutes nos traditions n’ont pas disparu, il n’en demeure pas moins que nos peuples sont, aujourd’hui, devant la nécessité de se recréer, de se réinventer […] en acceptant, aussi douloureux que cela puisse sembler quelquefois, d’habiter ces identités frontalières que l’Histoire nous a léguées [107] ».

Si elle comporte sans doute une fascination inévitable, exploitable au plan littéraire, pour le passé perdu et le monde d’avant la rencontre avec l’Europe, l’évocation de l’Afrique précoloniale est surtout pour la romancière une manière de rétablir une continuité morale et spirituelle avec le passé et de contribuer par la littérature à une réappropriation de l’histoire dont les Subsahariens ont longtemps été dépossédés, pour participer ainsi, par ses moyens d’écrivaine, à leur mouvement collectif de retour à soi philosophique et politique. Dans une conférence intitulée « Mélancolies créatrices », rédigée à l’invitation des Assises internationales du roman à la Villa Gillet à Lyon en 2014, dont la question était « La littérature a-t-elle le pouvoir de garder vivant le souvenir de cultures lointaines ou minoritaires, de faire revivre la mémoire de mondes oubliés ? », elle invite ainsi à lire La Saison de l’ombre comme une « écriture de la catastrophe, de la vie après la mort », dans la mesure où « l’univers ancestral » qu’elle « tente de recréer » n’a pas complètement disparu pour les Subsahariens d’aujourd’hui :

Les mondes oubliés, tels que je les comprends dans ce contexte, ne sont pas effacés, mais silencieux. Ils sont la mémoire souterraine des êtres et des peuples. […] Le besoin de se confronter au visage des ancêtres, de retrouver leurs individualités, n’est pas une célébration du passé, mais un mouvement vers soi-même. Savoir de qui émanent les voix que l’on entend crier en soi, panser la plaie encore ouverte due à l’ébranlement de l’ancien monde et de ses valeurs [108].

Si la volonté de faire revivre le passé en le convoquant dans la scène mentale de l’imagination romanesque implique aussi inséparablement une forme de « mélancolie », car la présence fictionnelle est traversée intimement par le sentiment de l’absence, l’expérience de la perte est le prélude nécessaire au « dépassement » du traumatisme et à la reconstruction de soi : « Les auteurs subsahariens ont une conscience aiguë du chaos dans lequel ils se débattent, […] mais ils envisagent cela comme une fièvre de croissance, une étape initiatique, le passage obligé pour donner naissance à un être renouvelé, qui aurait triomphé de ses traumatismes [109]. » Les « lettres subsahariennes » ont donc une « bonne nouvelle à annoncer. Pour peu que l’on sache les lire [110] ».

Notes

[1] L’expression entre guillemets placée au début de notre titre vient de son ancien site, leonoramiano.com, fermé en 2016. Consulté le 12/03/2015.

[2] Léonora Miano, Habiter la frontière, Paris, L’Arche, 2012.

[3] Léonora Miano, L’Impératif transgressif, Paris, L’Arche, 2016.

[4] Léonora Miano, La Saison de l’ombre, Paris, Grasset, 2013.

[5] Paul Gilroy, The Black Atlantic. Modernity and Double-Consciousness, 1995, Londres, Verso, 1993. Traduction française : L’Atlantique noir. Modernité et double conscience, Traduit par Charlotte Nordmann, Préface de Nadia Yala Kisukidi, Paris, Éditions Amsterdam, 2010.

[6] Terme que Léonora Miano utilise parfois au sujet de populations subsahariennes immigrées en Europe, mais qui dans son esprit caractérise principalement l’histoire de l’esclavage et de la traite des noirs dans l’Atlantique noir.

[7] Ce site, leonoramiano.com, a été fermé en 2016. J’ai toutefois pu largement le consulter jusqu’au mois de février 2016. Je m’y référerai régulièrement dans cet article, dans la mesure où l’écrivaine, dans le cadre d’un discours d’auteur sur son œuvre, y donnait sous son nom des informations très utiles ainsi que son interprétation personnelle de ses textes. Ce site a été remplacé en 2017 par un autre, https://frenchafricana.org/, dont le titre était « LM Institute – French Africana ». Ce nouveau site ne donnait plus que des informations très générales sur l’auteure et sur son œuvre, et il se présentait plutôt comme une interface commerciale destinée à proposer les interventions rémunérées de l’écrivaine (conférences, séminaires, ateliers d’écriture, etc.) sur des sujets liés à ses thèmes d’écriture et de réflexion et à annoncer les différentes actualités éditoriales autour de son œuvre. Au début de l’année 2018, ce deuxième site est lui-même devenu inaccessible. À ma connaissance, l’écrivaine n’a pas créé de nouveau site internet.

[8] Léonora Miano, site leonoramiano.com. Consulté le 12/03/2015.

[9] Dans ce qui suit, j’écrirai désormais « post-colonial », avec un tiret, pour désigner chronologiquement la période qui suit l’indépendance des anciennes colonies européennes, et « postcolonial », en un seul mot, dans le sens où l’emploient les « études postcoloniales » (postcolonial studies), c’est-à-dire comme réaction à la domination coloniale et réflexion critique sur la continuité de ses effets, au-delà du moment historique de la colonisation, jusqu’à l’époque contemporaine.

[10] Dans cet ouvrage, l’écrivaine cite en effet deux ouvrages majeurs des études postcoloniales : à la page 42, l’ouvrage collectif The Empire writes back (Ashcroft Bill, Griffiths Gareth & Tiffin Helen, The Empire Writes Back. Theory and Practice in Post-Colonial Literatures [1989], Routledge, 2002) dans sa traduction française (L’Empire vous répond : théorie et pratique des littératures post-coloniales, Traduit par Martine Mathieu-Job & Jean-Yves Serra, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 2012), et à la page 159, The Location of culture de Homi Bhabha, dans sa traduction française (Les Lieux de la culture. Une théorie postcoloniale [1994], traduit par Françoise Bouillot, Paris, Payot, 2007). Ces références, qui n’apparaissent que dans ses écrits critiques, restent rares et sont très récentes. On peut faire l’hypothèse qu’elles sont liées au doctorat qu’elle avait commencé à l’université de Cergy-Pontoise, sous la direction de Christiane Chaulet-Achour, mais qu’elle semble avoir abandonné. Ce travail portait précisément sur « Mémoire atlantique et empreinte diasporique dans les Lettres subsahariennes ». On trouve aussi, aux pages 26 et 86, deux références à l’un des représentants francophones les plus éminents de ce courant de pensée, comme elle camerounais, Achille Mbembe (elle cite Sortir de la grande nuit. Essai sur l’Afrique décolonisée, Paris, La Découverte, 2010).

[11] Jérôme Meizoz, Postures littéraires. Mises en scène modernes de l’auteur, Genève, Slatkine Érudition, 2007.

[12] Christopher L. Miller, The French Atlantic Triangle. Literature and Culture of the Slave Trade, Durham, Duke University Press, 2008. Traduction française : Le Triangle atlantique français. Littérature et culture de la traite négrière, Traduit de l’anglais par Thomas Van Ruymbeke, Rennes, Les Perseïdes, 2011.

[13] Ashcroft Bill, Griffiths Gareth & Tiffin Helen, The Empire Writes Back, op. cit. Traduction française : L’Empire vous répond : théorie et pratique des littératures post-coloniales, op. cit.

[14] Léonora Miano, « Habiter la frontière », dans Habiter la frontière, op cit., p. 29. Les italiques sont dans le texte.

[15] Léonora Miano, « L’impératif transgressif. Vers une pensée afrophonique », dans L’Impératif transgressif, op. cit., p. 103.

[16] Sur les discussions multiples autour de cette question, je me permets de renvoyer à mon livre De la littérature française à la littérature mondiale en français. Pour une relecture francophone de l’histoire littéraire française, Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèques francophones » (à paraître en 2020).

[17] « L’écriture mémorielle de la traite transatlantique et de l’esclavage des Noirs chez Léonora Miano. Du traumatisme à l’apaisement possible : vers un humanisme postcolonial ? ». À paraître aux Presses de l’Université Paris-Sorbonne dans les actes du colloque « Quel “nouvel humanisme” francophone contemporain ? », organisé les 16-18 juin 2016 par Romuald Fonkoua et Florian Alix.

[18] Léonora Miano, site leonoramiano.com. Consulté le 12/03/2015.

[19] Achille Mbembe, Sortir de la grande nuit, op. cit., p. 221.

[20] Yambo Ouologuem, Le Devoir de violence, Paris, Le Seuil, 1968.

[21] Kangni Alem, Esclaves, Paris, Jean-Claude Lattès, 2009.

[22] Léonora Miano, « Littératures subsahariennes : la conquête de soi », conférence prononcée au Congrès annuel de l’African Literature Association à Charleston en mars 2013, dans L’impératif transgressif, op. cit., p. 63.

[23] Léonora Miano, site leonoramiano.com. Consulté le 12/03/2015.

[24] Valentin-Yves Mudimbe, The Invention of Africa. Gnosis, Philosophy and the Order of Knowledge, Bloomington-Indianapolis, Indiana University Press, 1988.

[25] Léonora Miano, site leonoramiano.com. Consulté le 12/03/2015.

[26] Graham Huggan, The Postcolonial Exotic. Marketing the Margins, New York, Routledge, 2001.

[27] Léonora Miano, « Parole due », dans L’Impératif transgressif, op. cit., p. 152.

[28] Ibid., p. 144.

[29] Léonora Miano, site leonoramiano.com. Consulté le 12/3/2015.

[30] Léonora Miano, site leonoramiano.com / La saison de l’ombre. Consulté le 12/03/2015.

[31] Ibid.

[32] Dans ses textes critiques les plus récents, l’écrivaine conteste aussi désormais le terme de « traite » et lui préfère les expressions de « déportation transatlantique des Subsahariens » et de « trafic humain transatlantique », reposant sur les deux étapes successives de la « transportation » des captifs de l’intérieur du continent vers la côte et de leur « déportation » dans les Amériques. Pour considérer l’ensemble des héritages traumatiques de ce trafic jusqu’à l’époque contemporaine, elle reprend notamment à son compte le terme swahili de « maafa », « grande catastrophe », introduit par l’anthropologue et activiste africaine américaine Marinba Ani. Je renvoie notamment à « Parole due », texte daté de février 2016, dans L’impératif transgressif, op. cit., p. 141-183.

[33] Léonora Miano, site leonoramiano.com. Consulté 12/03/2015.

[34] Ibid.

[35] Courriel de Léonora Miano du 16/12/2016.

[36] Léonora Miano, Les Aubes écarlates. « Sankofa cry », Paris, Plon, 2009.

[37] Ibid., p. 19.

[38] Ibid., p. 78.

[39] Léonora Miano, La Saison de l’ombre, op. cit., p. 107.

[40] Ibid., p. 108.

[41] Ibid., p. 126.

[42] Léonora Miano, site leonoramiano.com. Consulté 12/03/2015.

[43] Léonora Miano, « Littératures subsahariennes : la conquête de soi », dans L’impératif transgressif, op. cit., p. 49.

[44] Léonora Miano, site leonoramiano.com. Consulté 12/03/2015.

[45] Léonora Miano, « Parole due », dans L’Impératif transgressif, op. cit., p. 167.

[46] Léonora Miano, site leonoramiano.com. Consulté 12/03/2015.

[47] Ibid.

[48] Graham Huggan, « The Postcolonial Exotic. Salman Rushdie and the Booker of Bookers », Transition, numéro 64, 1994, p. 22-29. Traduit par Claire Ducournau, « L’exotisme postcolonial. Salman Rushdie et le “Booker des Bookers” », dans Collectif Write Back, Postcolonial studies : Modes d’emploi, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2013, p. 287-300.

[49] Graham Huggan, The Postcolonial Exotic, op. cit..

[50] Ibid., p. 27. Je traduis, ainsi que les citations qui suivent.

[51] Ibid., p. 6.

[52] Ibid., p. 28.

[53] Ibid., p. 6.

[54] Je renvoie notamment à sa conférence « Sacrée marginale », prononcée à la demande de Christiane Chaulet-Achour, à l’occasion de la journée d’études « Posture des écrivaines francophones », organisée par le Centre de Recherches Textes et Francophonies de l’université Cergy-Pontoise en 2014. Le texte, publié dans L’Impératif transgressif (op. cit., p. 114-139) est un passionnant essai par l’écrivaine d’auto-objectivation sociologique de sa posture et de son parcours éditorial en France.

[55] Pascale Casanova, La République mondiale des lettres [1999], Paris, Le Seuil, collection « Points Essais », 2008.

[56] Pierre Halen, « Le “système littéraire francophone” : quelques réflexions complémentaires », dans Lieven D’Hulst et Jean-Marc Moura (dir.), Les études littéraires francophones. Etats des lieux, Actes du colloque organisé par les universités de Leuven, Kortrijk et de Lille, Lille, UL3, Travaux et recherches, 2003, p. 25-37.

[57] Léonora Miano, « Sacrée marginale », dans L’Impératif transgressif, op. cit., note 94, p. 113.

[58] Léonora Miano, « Littératures subsahariennes : la conquête de soi », dans L’Impératif transgressif, op. cit., p. 51.

[59] Ibid., p. 52.

[60] Ibid., p. 53.

[61] Léonora Miano, « Sacrée marginale », dans L’Impératif transgressif, op. cit., note 94, p. 113-114.

[62] Léonora Miano, « Littératures subsahariennes : la conquête de soi », dans L’Impératif transgressif, op. cit., p. 53.

[63] Ibid., p. 53-54.

[64] Ibid., p. 60.

[65] Elle a reçu le Prix de l’Excellence camerounaise en 2007 pour son roman Contours du jour qui vient (Paris, Plon, 2006) et son roman L’Intérieur de la nuit (2005) est inscrit au programme scolaire camerounais pour les classes de seconde depuis 2010.

[66] Paul Ricœur, La Métaphore vive [1975], Paris, Le Seuil, « Points Essais », 1997, p. 313.

[67] Léonora Miano, site leonoramiano.com. Consulté le 12/03/2015.

[68] Léonora Miano, La Saison de l’ombre, op. cit., Remerciements, p. 234.

[69] Ibid.

[70] Ibid., p. 233.

[71] Ibid., p. 234.

[72] Ibid.

[73] Ibid., p. 235.

[74] Luba : aux sources du Zaïre (Dapper Editions), Gabon : présence des esprits (Dapper Editions), De fer et de fierté : armes blanches d’Afrique noire du musée Barbier-Mueller.

[75] Léonora Miano, site leonoramiano.com. Consulté le 12/03/2015.

[76] Ibid.

[77] Ibid.

[78] Christiane Chaulet Achour, « La force du féminin dans La Saison de l’ombre (2013) », dans Alice Delphine Tang (dir.), L’œuvre romanesque de Léonora Miano. Fiction, mémoire et enjeux identitaires, Paris, L’Harmattan, « Cameroun », 2014, p. 17.

[79] Léonora Miano, site leonoramiano.com. Consulté 12/03/2015.

[80] Léonora Miano, La Saison de l’ombre, op. cit., p. 76.

[81] Ibid., p. 127.

[82] Léonora Miano, site leonoramiano.com. Consulté le 12/03/2015.

[83] Ibid.

[84] Léonora Miano, La Saison de l’ombre, op. cit., p. 89.

[85] Ibid., p. 157.

[86] Contrairement aux emprunts qui sont des termes issus d’une langue étrangère, intégrés au fonds primitif et acclimatés dans une autre langue, les xénismes sont encore sentis comme étrangers, ce qui se marque grammaticalement par leur introduction « sans altération de la graphie, sans les marques de genre et de nombre de la langue-hôte » (Trésor de la Langue Française).

[87] Léonora Miano, La Saison de l’ombre, Remerciements, op. cit., p. 234.

[88] Ibid., p. 17.

[89] Léonora Miano, site leonoramiano.com. Consulté le 12/03/2015.

[90] Léonora Miano, La Saison de l’ombre, op. cit., p. 21.

[91] Léonora Miano, « Littératures subsahariennes : la conquête de soi », dans L’Impératif transgressif, op. cit., note 39, p. 53.

[92] Léonora Miano, La Saison de l’ombre, op. cit., p. 21.

[93] Ibid., p. 88.

[94] Ibid., p. 12.

[95] Je me permets de renvoyer sur ce point à mon article « L’écriture africaine de la colonisation française dans Monnè, outrages et défis d’Ahmadou Kourouma : épreuves, exorcismes », dans L’Empire de la littérature. Penser l’indiscipline francophone avec Laurent Dubreuil, sous la direction d’Anthony Mangeon, Rennes, Presses universitaires de Rennes, collection « Plurial », 2016, p. 99-135.

[96] Léonora Miano, La Saison de l’ombre, op. cit., p. 231.

[97] Graham Huggan, « The Postcolonial Exotic. Salman Rushdie and the Booker of Bookers », art. cité. Traduit par Claire Ducournau, « L’exotisme postcolonial. Salman Rushdie et le “Booker des Bookers” », art. cité, p. 296.

[98] Fabienne Pascaud, « La Saison de l’ombre », article publié dans Télérama, no 3328, 21/10/2013. URL : https://www.telerama.fr/livres/la-saison-de-lombre,103971.php.

[99] Ibid.

[100] Pour la discussion sur la collusion originelle entre ethnologie et colonialisme, l’ethnologie se développant dans un contexte colonial, bénéficiant pour ses terrains de l’appui et de la protection de l’administration coloniale et recevant des financements des diverses autorités coloniales ; et contribuant en retour à la légitimation de la colonisation dans le cadre du nouvel humanisme colonial qui se développe dans les années 1930, face à l’opinion publique française mais surtout à l’opinion internationale, je renvoie par exemple à Benoît de l’Estoile, Le Goût des autres. De l’exposition coloniale aux arts premiers (Paris, Flammarion, 2007), et notamment à tout le chapitre II.

[101] Je renvoie notamment sur ce point à Jacques Hainard et Roland Kaehr (dir.), Dire les autres. Réflexions et pratiques ethnologiques (Lausanne, Payot Lausanne, « Sciences humaines », 1997) ; Philippe Laburthe-Tolra, Critiques de la raison ethnologique (Paris, PUF, « Controverses », « Ethnologie », 1998) ; Christian Ghasarian (dir.), De l’ethnographie à l’anthropologie réflexive. Nouveaux terrains, nouvelles pratiques, nouveaux enjeux (Paris, Armand Colin, 2004).

[102] Benoît de l’Estoile, Le Goût des autres, op. cit., p. 149.

[103] Ibid., p. 148.

[104] Ibid., p. 309.

[105] Léonora Miano, « Littératures subsahariennes : la conquête de soi », dans L’Impératif transgressif, op. cit., p. 51.

[106] Léonora Miano, « L’impératif transgressif. Vers une pensée afrophonique », dans L’Impératif transgressif, op. cit., p. 71.

[107] Léonora Miano, « Habiter la frontière », dans Habiter la frontière, op. cit., p. 25.

[108] Léonora Miano, « Mélancolies créatrices. Écritures subsahariennes de la catastrophe », dans L’Impératif transgressif, op. cit., p. 34.

[109] Ibid., p. 37.

[110] Ibid., p. 38.

Auteur

Maxime Del Fiol, ancien élève de l’École Normale Supérieure de Fontenay Saint-Cloud, agrégé de lettres modernes et docteur ès lettres, est Professeur de littératures française et francophones à l’Université Paul-Valéry Montpellier 3, où il est responsable du master d’Études culturelles. Il est également membre du laboratoire RIRRA 21 (EA 4209), dont il dirige le programme « Francophonies et mondialisation des littératures ». Ses travaux portent sur la poésie française contemporaine, les littératures francophones postcoloniales, la mondialisation des littératures et l’Islam arabe. Il a dirigé plusieurs volumes collectifs, notamment Les Occidents des mondes arabes et musulmans. Afrique du Nord, XIXe-XXIe siècles (en collaboration avec Claire Cécile Mitatre, Paris, Geuthner, 2018) et publié deux ouvrages personnels : Salah Stétié. Figures et infigurable (Paris, Alain Baudry et Compagnie, 2009) et Lorand Gaspar. Approches de l’immanence (Paris, Hermann, 2013). Son prochain livre, De la littérature française à la littérature mondiale en français. Pour une relecture francophone de l’histoire littéraire française (Paris, Classiques Garnier, à paraître en 2020), consacré aux littératures francophones, est également une contribution à l’élaboration d’une histoire littéraire transnationale des littératures de langue française.

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