Donner corps à la fiction : les performances littéraires de Chloé Delaume


Cet article se propose d’interroger l’importance de la performativité dans l’œuvre de Chloé Delaume. La pratique de la performance s’inscrit directement dans les dispositifs expérimentaux de l’auteure qui caractérisent ses différents projets d’écriture. Chez elle, la création littéraire, en plus de l’autofiction, passe en grande partie par l’exploration des formes variées de médiatisation du texte. Si ses performances sont avant tout des mises en scène de la lecture de ses romans, un de leurs objectifs premiers est en effet d’expérimenter des médiatisations inédites pour ses textes, c’est pourquoi elles possèdent souvent une dimension multimédia. Mais elles contribuent également, du fait qu’elles impliquent la présence physique de l’auteure, à construire le récit autofictionnel au cœur de la pratique littéraire de Delaume.

This article intends to question the significances of performativity in Chloé Delaume’s work. The practice of performance falls directly within the author’s experimental plan that characterize her various writing projects. For her, literary creation, in addition to autofiction, passes in large part through the exploration of various forms of mediation of the text. Although her performances primarily stage the reading of her novels, one of their most important objectives is to experiment new medias for her texts, which explains why they often are multimedia. Performance also contributes, because it implies the physical presence of the author, to construct the autofictional narrative at the core of Delaume’s literary practice.


Texte intégral

Les formes de littérature performées, si elles appartiennent à une histoire longue de la littérature – qui intègre notamment la transmission orale, la lecture publique, les représentations scéniques – trouvent actuellement un regain d’intérêt de la part des praticiens comme des récepteurs. Si la pérennité de ces formes de médiatisation du littéraire est moindre en comparaison de celle du livre, c’est aussi parce qu’elles posent ontologiquement un problème pour leur propre transmission et leur inscription historique. En effet, elles ne laissent que peu de traces à la postérité littéraire et leur éphémérité constitutive ne concède que peu de prise à l’exégète. Ces formes de manifestations du littéraire posent donc un problème épistémologique important pour le chercheur : quel objet étudier, sur quoi appuyer l’analyse ? En tant que chercheur, il est indispensable de prendre en compte ces manifestations sous peine de faire preuve d’une vision étroite de la littérature contemporaine, pour ne pas dire sclérosée. Et, dans le cas plus précis de la pratique de Chloé Delaume, comment aborder ses performances, dont il est si primordial de se saisir en dépit de leur labilité, pour comprendre la dimension expérimentale de son œuvre ? La pratique de la performance par Chloé Delaume s’inscrit directement dans les dispositifs expérimentaux qui caractérisent ses différents projets d’écriture. Chez elle, la création littéraire, en plus de l’autofiction, passe en grande partie par l’exploration des formes variées de médiatisation du texte.

Sans aborder les problèmes de définitions inhérents à la variété de pratiques que recoupe la performance, ou la pluralité de disciplines qui se sont approprié le terme, je propose de désigner par « performance », tout événement artistique produisant des gestes, des actes, ayant lieu le plus souvent en public, et dont le déroulement temporel constitue l’œuvre même. La performance peut être plus ou moins improvisée, mais chaque occurrence reste unique. La présence du performeur (qui peut être physique ou médiatisée) y est généralement centrale. Renvoyant aux essais fondateurs de Roselee Goldberg, Cynthia Carr ou Arnaud Label-Rojoux [1], je passerai outre l’équivocité essentielle du terme de performance, pour me concentrer sur la manière dont Delaume la pratique en acte.

Dans son essai, Performance: a Critical Introduction, Marvin Carlson décrit les différentes pratiques que recoupe le terme :

D’un côté, il y avait la performance […] l’œuvre d’un seul artiste, ayant souvent recours à des matériaux tirés du quotidien et qui joue rarement un personnage conventionnel, se concentrant sur les actions du corps dans l’espace et le temps, parfois grâce à la mise en scène de comportements naturels, d’autres fois par l’exhibition de compétences physiques hors du commun ou extrêmement intenses, se tournant progressivement vers des explorations autobiographiques. De l’autre côté, il y avait une tradition, que nous n’appelions pas performance jusqu’aux années 80, mais qui y a été incluse par la suite. Une tradition de spectacles plus élaborés, non plus basés sur le corps ou la psyché de l’artiste même, mais consacrés à la représentation d’images et de sons, impliquant le plus souvent du spectacle, de la technologie et un mélange de médias [2].

Les performances telles que les réalise Delaume se trouvent entre ces deux tendances décrites par Carlson. Elles sont avant tout des mises en scène (souvent dépouillées) de la lecture de ses romans. Un de leurs objectifs premiers est d’expérimenter des médiatisations inédites pour ses textes, c’est pourquoi elles possèdent souvent une dimension multimédia. Mais elles contribuent également, du fait qu’elles impliquent la présence physique de l’auteure, à construire le récit autofictionnel au cœur de sa pratique littéraire. Ceci nous conduira ultimement à interroger de manière plus large l’importance de la performativité dans l’œuvre de Chloé Delaume.

1. La performance comme expérimentation médiatique

La performance est une pratique ontologiquement liée à l’expérimental et c’est probablement cette dimension qui attire Delaume. Son premier roman, Les Mouflettes d’Atropos paraît en 2000 et presque immédiatement elle débute les lectures en public et les projets musicaux qui la conduisent vers la pratique de la performance. C’est en 2002 et en collaboration avec Dorine_Muraille, alias Julien Loquet [3], musicien électronique, qu’a lieu le premier cycle de performances auquel elle participe. Ce dernier, intitulé L’Impasse Muraille se déclinait en six volets et interrogeait déjà le lien entre fiction et identité cher à l’auteure, même si cette fois le personnage central était Dorine_Muraille. La performance accompagne ainsi dès le départ les expérimentations littéraires de Delaume qui en a effectué autour d’une cinquantaine.

Dans chacune de ses occurrences, la performance est un des avatars d’un projet d’écriture qui la dépasse, en perpétuelle mutation et qui inclut une pluralité de médiatisations. À ce titre le projet Corpus Simsi réalisé par Chloé Delaume de 2002 à 2005 est exemplaire [4]. Au cœur de ce dernier se trouve le jeu vidéo Les Sims, utilisé à des fins fictionnelles. Dans Corpus Simsi, l’auteure est une joueuse de God Game et le personnage un avatar de jeu de simulation de vie, mis en scène dans différents contextes d’énonciation. Il se construit en premier lieu dans une situation de jeu privé effectué par Chloé Delaume, puis il entre, à travers des performances multimédias, dans la sphère publique. Un blog, consacré au projet, relate au quotidien les aventures de l’avatar Sims, des articles et un livre paru en novembre 2003 aux Éditions Léo Scheer, sont publiés ; mais l’avatar est aussi au centre de plusieurs performances.

L’une d’entre elles est Corpus Simsi 1.0. Elle a eu lieu le 15 septembre 2002 lors de la soirée Chronic’Organic à La Cigale (Paris) et en collaboration avec Jim Thirlwell alias Foetus. Corpus Simsi 1.0 a été choisi comme exemple parce qu’il s’agit d’une des rares performances dont on peut trouver quelques traces. Il est en effet possible d’en voir un très court extrait vidéo sur youtube.

Vidéo 1 : Extrait de la performance de Chloé Delaume et Jim Thirlwell, Corpus Simsi 1.0, Chronic’Organic, Paris : La Cigale, 15 septembre 2002. Consulté le 23 mars 2016.

Chronic’Organic était organisée par le magazine culturel Chronic’Art qui accueillait des performances en tous genres alliant musiciens et écrivains expérimentaux. La Cigale est une salle de spectacle pouvant accueillir environ mille personnes, elle est utilisée habituellement pour des concerts et autres festivals. Cette performance de lecture et de jeu ne se fait donc pas dans un environnement intimiste, mais dans une grande salle hébergeant un public nombreux.

Fig1_Guilet

Figure 1 : Corpus Simsi 1.0, image tirée du site Internet de Chloé Delaume.

Chloé Delaume est installée à une table au centre de la scène, devant un ordinateur sur lequel elle effectue en direct des séquences du jeu Les Sims, qui sont simultanément projetées sur un écran géant face au public, en même temps qu’elle lit un texte. Jim Thrilwell l’accompagne en créant en direct un morceau de musique électronique adapté aux situations décrites par Chloé Delaume. L’ambiance musicale est celle d’un univers gothique de film d’horreur qui apparaît a priori en totale opposition avec l’univers aux couleurs acidulées du jeu vidéo. D’un point du vue proprement plastique, nous avons un environnement obscur avec seulement deux pôles de lumière éclairant les artistes sur scène et l’écran géant. Le dispositif technique (ordinateurs, micros, console, fils) est mis en lumière. Dans le projet Corpus Simsi, le processus et les procédés de réalisation médiatique sont au cœur même de l’œuvre.

Fig2_Guilet

Figure 2 : Corpus Simsi 1.0, image tirée du site Internet de Chloé Delaume.

 La technique fait partie intégrante de la création, qu’il s’agisse de la partie performance, ou par ailleurs du livre ou du site Internet. Tout le projet est un work in progress, et c’est la sémiose même, la construction du sens à travers les différentes aventures médiatiques de l’avatar et l’expérimentation, qui sont à l’origine du projet artistique et littéraire de Chloé Delaume. Comme l’explique Fernando Aguiar,

La performance en tant qu’acte esthétique est avant tout l’art de l’expérimentation, l’art de l’intensité et de la communicabilité, l’art ayant le plus grand nombre de signes à chaque moment de son évolution, l’art de la narration constante, de la transformation chromatique et formelle. L’art où l’artiste n’est plus le créateur contemplatif de sa propre œuvre, mais vit l’art qu’il crée et crée un art qui vit [5].

Dans les performances Corpus Simsi, tout se fait en direct dans un temps donné. L’objectif est de mélanger les médias, la technique et la littérature dans un spectacle ultra-contemporain, permettant de véhiculer une histoire fictive aux éléments classiques : un personnage vit une action, subit des péripéties (ici générées par l’adjuvant logiciel) dans un contexte expérimental. La fiction ici créée est une fiction assumée, aucune suspension d’incrédulité comme l’a explicité Coleridge n’est nécessaire : son artificialité se fait manifeste.

La performance est, pour reprendre une expression de Rosenthal et Ruffel la « cristallisation éphémère d’un processus [6] ». Elle est une étape parmi d’autres du work in progress que constitue chaque projet de Chloé Delaume, elle appartient à ce que David Ruffel appelle la littérature contextuelle qui désigne ces

[…] pratiques littéraires qui ont en commun de déborder le cadre du livre et le geste d’écriture, de démultiplier les possibilités d’intervention et de création des écrivains, possibilités parmi lesquelles le livre occupe toujours une place centrale mais désormais partagée, et de se faire in situ, sur les scènes des théâtres, dans les centres d’art, dans les bibliothèques ou dans la ville. Une littérature qui se fait donc « en contexte » et non dans la seule communication in absentia de l’écriture, du cabinet de travail ou de la lecture muette et solitaire des textes. Je propose de regrouper ces pratiques littéraires sous l’énoncé de « littérature contextuelle », en référence à la notion d’« art contextuel » inventée par l’artiste polonais Jan Swidzinski dans un manifeste intitulé « L’art comme art contextuel 1 » et popularisée récemment par l’essai de l’historien de l’art Paul Ardenne, Un art contextuel [7].

Il semble que bien des pratiques littéraires de Chloé Delaume appartiennent à cette littérature contextuelle, particulièrement ses performances, à travers lesquelles elle rompt avec la vision romantique de l’écrivain solitaire à sa table de travail. D’abord, elle s’approprie en tant qu’auteure des espaces publics, des espaces qui par ailleurs ne sont pas habituellement ceux où l’on partage de la littérature. La performance Corpus Simsi ici étudiée, se déroule à La Cigale, mais Delaume peut également investir les jardins de la villa Medicis pour la première performance du projet sur Le Parti du Cercle, intitulée « In bosco veritas » qui a eu lieu le 21 juin 2011, ou encore la chapelle de la Miséricorde à Metz en octobre 2011 pour « Strenga Misericordia. » Pour David Ruffel, l’écrivain contemporain,

prenant acte de l’affaiblissement et du décentrement de la position de la littérature dans la culture contemporaine, […] intègre naturellement les lieux de l’art, les scènes de théâtre, les milieux sociaux, là où il est possible de gagner en visibilité, en puissance symbolique, en « modernité », ainsi que de déplacer sa discipline, de l’interroger et de la doter de possibilités nouvelles [8].

Si elle peut aussi dénoter une nécessité économique pour les écrivains contemporains – nécessité que l’on ne saurait naïvement écarter – cette délocalisation, ou plutôt déterritorialisation de la littérature hors de ses lieux de prédilection que sont la bibliothèque, la librairie ou même l’université, fait partie intégrante de la démarche expérimentale de Delaume : elle témoigne d’une volonté explicite d’investir le réel. Comme elle l’écrit sur son site pour décrire Le Parti du Cercle, la saison 10 de son grand œuvre :

Les fictions dominantes colonisaient les mots, les eaux du Bangladesh étaient devenues violettes, l’industrie teignait ses textiles au jus de mort. La soirée du solstice d’hiver, elle a lancé Le Parti du Cercle à la Maison de la Poésie. Depuis, il s’écrit ici-même, et ailleurs. Surtout dans le réel, pour qu’il reste des traces. Des ateliers, des performances, des créations diverses, si possible collectives. La Sibylle est nomade, mais toujours connectée [9].

Investir de nouveaux lieux, en contact avec le public et rompre avec l’isolement de l’écriture, être « connectée » : un désir de collaboration qui caractérise chacune de ses performances. Pour la musique elle s’accompagne tour à tour de Dorine_Muraille, Fœtus, The Penelopes ou Gilbert Nouno, mais il y a aussi parfois des scénographes comme John Mahistre qui a participé à la performance « Invoquer les puissances femelles est ce soir la seule solution » du 9 septembre 2014 dans l’Amphithéâtre des trois Gaules à Lyon. Par ailleurs, pour cette même performance, Chloé Delaume était accompagnée d’une danseuse (Fanny Riou) et a convoqué le travail de « Devastée », un duo de designer gothique qui a réalisé ses tenues.

Fig3_GuiletFig4_Guilet

Figure 3 et 4 : Corpus Simsi 1.0, images tirées du site Internet de Chloé Delaume.

2. Ostension du moi et du corps dans la performance

Toutefois, quelle que soit la part de collaboration dans les performances de Delaume, l’auteure est toujours au centre de l’événement. Il est dans la définition de la performance qu’elle soit incarnée, les anglophones diraient embodied. En tant qu’acte de représentation, de mise en scène de soi, elle s’avère correspondre parfaitement à la démarche autofictionnelle de Delaume. L’auteure est mise en « ostension » pour reprendre le vocabulaire d’Umberto Eco dans son article « Semiotic of Theatrical Performance ». Pour Eco : ce qui est en ostension « a été prélevé parmi les corps physiques existant et a été montré ou mis en ostension [10]. » Sans trop verser dans la sémiotique ou dans les théories de la performativité, l’ostension, caractéristique de la représentation, crée une distance avec le réel, elle inscrit la chose ou la personne comme signe, c’est-à-dire porteuse de signification. Il s’agit, dans les performances de Chloé Delaume, de mettre en scène un personnage de fiction joué par l’auteure qui, comme elle aime à le répéter, est de toute façon déjà un personnage de fiction [11].

Selon Marin Carlson, « au sein de l’espace de jeu, la performeuse n’est pas elle-même (du fait de l’illusion de la représentation) mais elle n’est aussi pas pas elle-même (du fait que ceci appartient au réel). La performeuse comme le public opèrent dans un monde de double conscience [12]. » Ainsi la mise en scène de soi à travers la performance, poursuit la démarche autofictionnelle de l’auteure. Pour reprendre les mots de Nancy Huston dans L’Espèce fabulatrice : « Devenir soi – ou plutôt se façonner un soi – c’est activer, à partir d’un contexte familial et culturel donné, toujours particulier, le mécanisme de la narration [13]. » La performance comme l’écriture romanesque semblent participer chez Delaume d’une seule et même narration, celle de l’autofiction. Dans la lignée des performeuses adeptes du monologue que sont Anna Dewaer Smith ou Laurie Anderson ou, avant elles Ruth Draper et Beatrice Herford, les performances de Delaume s’inscrivent dans une tradition d’exploration personnelle par la performance, qui selon Marvin Carlson remonte aux années 70 : « L’usage de la performance afin d’explorer des alter ego, de révéler des fantasmes ou son autobiographie psychique est devenu à partir de la moitié des années 70 une des approches majeures de la performance aux États-Unis [14]. »

Néanmoins, si les performances artistiques sont souvent centrées sur la problématique de la corporéité, celles de Corpus Simsi ont la particularité de moins mettre en scène le corps du performeur que la corporéité virtuelle de son avatar, ainsi que le titre même du projet le sous-entend. Corpus Simsi, en latin, signifie le corps du Sims, parodie de Corpus Christi : l’eucharistie, le symbole de la mort et de la résurrection du Christ, son passage de l’absence à une nouvelle présence. À travers l’avatar, nous avons affaire à un corps médiatisé. Le corps physique de Chloé Delaume, l’auteure, est d’ailleurs, durant la performance, dans une posture plutôt passive : elle est assise sur sa chaise quand son corps médiatique, Chloé Delaume, le personnage de fiction, est actif à l’écran.

Fig5_Guilet

Figure 5 : Corpus Simsi 1.0, image tirée du site Internet de Chloé Delaume.

La présence corporelle n’est donc pas évacuée de la performance, mais elle se joue ici de manière différente : c’est un corps médiatisé dans un corps virtuel, un corps qui n’existe plus par le fait même de sa numérisation, un corps présent et absent. Chloé Delaume est à la fois physiquement présente sur scène, par sa voix, sa lecture, mais son corps est rendu absent, aspiré par son avatar, personnage de fiction, présence purement visuelle, dont le corps numérique est fondé sur une absence.

Les performances Corpus Simsi semblent ainsi être exemplaires d’une relation difficile au corps qui parcourt toute l’œuvre de Delaume. À ce sujet, dans Dans ma maison sous terre, elle écrit : « Je n’habite pas mon corps, j’ose à peine l’habiter, parce qu’il n’est pas le mien, mais celui de Nathalie [15]. » Puis, dans un entretien récent avec Colette Fellous, elle ajoute : « J’ai une sensation de flottement, je l’habite très peu mon corps [16]. » Ce mode de relation au corps se retrouve de manière assez similaire dans Messalina Dicit, performance centrée autour de la figure de Messaline, « puissante et bacchante qui a de son vivant fait ployer le réel au point que celui-ci l’a rejetée [17]. »

Vidéo 2 : Extrait de la performance « Messalina Dicit » réalisée par Chloé Delaume et Gilbert Nouno, le 14 septembre 2011 à La Criée à Marseille lors du festival Actoral.11.

Si la scénographie est quelque peu différente de Corpus Simsi, puisqu’il n’y a pas d’écran, le dispositif technique est encore une fois visible : les fils et la console du musicien Gilbert Nouno, les micros, etc. Delaume se tient dans une attitude relativement figée : elle est debout, vêtue en noir sur un fond noir, postée derrière son micro, les mains posées fixement sur le pupitre, dans une posture très solennelle. Elle n’effectue pas de gestes, presqu’aucun déplacements tout au long des cinquante minutes de performance –  si ce n’est pour sortir de scène. L’espace scénique occupé par l’auteure est minime : le corps cède ainsi l’initiative aux mots, à leur lecture.

 Au tout début de la performance, elle signale sa présence physique et sa posture publique. Elle dit :

Sur scène se dresse un corps articulant des sons qui s’agencent de façon à former un discours, un discours. Ce corps il m’appartient, m’appartiendra toujours… j’en ai pris possession il y a longtemps maintenant […] [18]

Elle dit « un corps » et non « mon corps », elle dit « ce corps », utilisant un déictique, impliquant une distance, une scission puisque le « je » et le corps y sont deux entités distinctes. Ces mots témoignent d’une relation complexe à son propre corps, qui transparaît dans la mise en scène. Toutefois cette forme de négation du corps dans la performance, peut aussi être vue comme la volonté de produire une œuvre minimaliste où le sonore, c’est-à-dire la voix et, à travers elle, le texte, « le discours » de Delaume, ainsi que la musique de Nouno, priment absolument. Delaume lit de manière assez monocorde, sa lecture est scandée par des phrases souvent courtes et de nombreuses pauses. Ceci, ainsi que la longueur même de la performance, lui confèrent une dimension proprement incantatoire, accentuée par des jeux d’écho, l’absence de mélodie et les rythmes répétitifs ponctués de notes aiguës créées par Nouno. La performance reprend la thématique du rituel de sorcellerie, de l’incantation qui caractérise les différentes déclinaisons du projet réalisé autour du Parti du Cercle. Le corps de Delaume est un corps possédé, elle le déclare pendant la performance : « Ce corps est un médium, le verbe le pénètre comme les identités. Ce corps est un médium [19]. » En même temps, la performance même, en tant qu’expérimentation médiatique, peut être perçue comme une tentative de réapparition, d’exorcisation de ce corps, de ce médium. Delaume dit à ce sujet :

Je suis très éloignée de mon corps, je l’habite vraiment très très peu et assez mal, en même temps, je somatise parfois assez violemment et puis je suis la reine des bleus. […] Donc, il s’agit en ce moment de réhabiter ce corps, parce qu’effectivement, je pense avoir assez bien réussi à me réapproprier une nouvelle identité fixe, fixe au sens de pas mouvante et donc, il y a rien de schizophrénique là-dedans, c’est vraiment quelque chose de volontaire et d’esthétique j’ai envie de dire, c’est une démarche artistique, en fait mais le corps est le seul, le seul point d’ancr…, qui pourtant est le point d’ancrage principal, où j’ai pas encore résolu l’affaire [20].

Les propos de Delaume peuvent laisser penser que la performance est une manière d’ancrer ce corps, de l’expérimenter pour finalement en reprendre les rênes.

3. La dimension performative de l’écriture, de l’œuvre de Chloé Delaume

Si réaliser une performance apparaît comme un moyen de se réapproprier son corps, il semble que la dimension performative de sa pratique ne puisse se réduire à une volonté d’incarnation. Plus largement, la dimension performative est présente dans l’ensemble de son œuvre tant le dire et le faire y sont toujours liés. Performance et performativité se recoupent dans sa pratique même d’écriture. À ce titre, l’auteure ne peut se contenter du livre comme support d’écriture : pour que cette performativité du langage puisse pleinement s’épanouir, elle doit investir le réel, se faire parole et donc lecture publique.

Chez Delaume, écrire, performer le soi, c’est être ; et ce quand bien même ce moi est fictionnel. Selon elle, de toute façon, le réel est composé d’une multitude de fictions ; par conséquent, dans une forme de syllogisme implacable, écrire la fiction de soi, c’est entrer dans le réel. L’autofiction devient ainsi une manière de reconstruire son identité après le drame inaugural. Beaucoup de ses œuvres répètent ce leitmotiv : « Je m’appelle Chloé Delaume. Je suis un personnage de fiction [21]. » Ces paroles relèvent d’une dimension performative. Elle crée son personnage, recrée son identité sous son pseudonyme à chaque fois qu’elle l’énonce. À travers cette phrase, et donc à travers le langage, elle reprend en main sa fiction. Elle écrit :

Parce que j’affirme m’écrire, mais je me vis aussi. Je ne raconte pas d’histoires, je les expérimente toujours de l’intérieur. L’écriture ou la vie, ça me semble impossible, impossible de trancher, c’est annuler le pacte. Vécu mis en fiction, mais jamais inventé. Pas par souci de précision, pas par manque d’imagination. Pour que la langue soit celle des vrais battements de cœur [22].

Écrire, c’est vivre. Dire, c’est être. Toutefois cette performativité du langage s’exprime chez Delaume au-delà de l’aspect cathartique du dire. Dans Dans ma maison sous terre elle écrit pour tuer sa grand-mère. La tuer et, si possible, pas seulement symboliquement. Dans un très beau billet de blog, Arnaud Maïsetti déclare à propos de ce roman :

D’une écriture qui se voudrait performative : de celle capable de donner la naissance de la mort, accomplissant l’acte qu’elle énonce : mais ce qu’elle énonce, ce n’est pas : tu meurs, tu vas mourir. C’est sans doute plus que cela : j’écris pour que tu meures. Et que la mort vienne ou non, ce n’est pas le plus important [23].

Delaume croit en l’efficace du « Verbe » avec une majuscule, au pouvoir « illocutoire » du langage, pour reprendre le vocabulaire du philosophe du langage John Austin. Et ce n’est pas un hasard si dans ses dernières expérimentations dans le cadre du Parti du Cercle elle a recours à la magie, à la performativité du rituel de sorcellerie et du sortilège. D’ailleurs, dans un entretien avec Barbara Havercroft, elle déclare à ce sujet :

L’autofiction s’approche souvent de la magie noire. Le Je n’est pas le Moi, il exige des rituels et souvent des victimes. La femme de Doubrovsky, en lisant le manuscrit du Livre brisé, a bu de la vodka jusqu’à ce que mort s’en suive. Le père de Christine Angot est mort, lui aussi, d’avoir lu L’Inceste [24].

En effet, le langage a des effets illocutoires et perlocutoires redoutables et le décès de la grand-mère de Chloé Delaume à l’issue de la parution de Dans ma maison sous terre ne dément pas la puissance de ses sortilèges. Néanmoins, au-delà de la magie noire, c’est la force de vie ou de survie que Delaume semble dégager du langage qui interpelle le plus souvent le lecteur.

User de la fiction pour construire, reconstruire, le passé le présent signifie rester maître de son propre destin. Contrer Parque et fatum, se redresser par le biais des techniques narratives. Ne jamais filer doux, tisser son quotidien. Dire non, rester debout. Se réapproprier sa propre narration existentielle, utiliser la langue pour parer aux attaques rampantes et permanentes issues du Biopouvoir. Position verticale, riposte politique [25].

Au-delà de l’autofiction, Delaume fait donc preuve d’un rapport vital à l’écriture. Pour elle, comme pour Proust dans Le Temps retrouvé, « la vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent, c’est la littérature [26] » et ce quel que soit son mode de médiatisation.

Si jusque-là le livre, de par son pouvoir consacrant, était, pour les auteurs et leurs exégètes, un « horizon d’écriture incontournable [27] », pour reprendre l’expression de Lionel Ruffel et Olivia Rosenthal dans « La Littérature exposée [28] », il est aujourd’hui indispensable d’accompagner le mouvement amorcé par des auteurs comme Pierre Guyotat, François Bon, Jean-Luc Raharimanana, Éric Chauvier, Jean-Yves Jouannais, ou encore Éric Chevillard, etc. [29], qui proposent un rapport tout à fait différent à l’écriture et qui dépassent le rapport quasi métonymique entre la littérature et le livre. Chloé Delaume appartient résolument à ces écrivains capables de penser la littérature hors le livre. D’ailleurs, dans un billet issu de la section « remarques et compagnie » (aujourd’hui disparue) de son site Web, elle réagit au fait qu’on lui demande régulièrement son avis sur le livre numérique et la tant annoncée mort du livre, et déclare une absence d’attachement ‒ d’aucuns parleraient de fétichisme ‒ pour le livre :

Je ne comprends pas cette peur du numérique. C’est le texte qui importe, pas son support. […], le rapport charnel au livre, c’est vrai que je ne le saisis pas, je ne l’ai jamais vécu, la bibliophilie, les reliures, ça me laisse de glace, seul le contenu me touche. Mais je reste perplexe, quand même, face à cette frayeur de la fin du livre, comme si ça signifiait la mort de la littérature, le numérique [30].

Cette posture qui fait primer le texte, l’écriture, l’expérimentation sur le support, elle la développera également à travers le dialogue entre Théophile et Clotilde Mélisse dans Dans ma maison sous terre. Clotilde Mélisse, qui aime à déclarer « le livre est mort, vive la littérature [31] ! », avec un point d’exclamation comme le précise Théophile, est une sorte d’alter ego militant du personnage de fiction Chloé Delaume, « un creuset à fantasmes, un transfert très grossier [32] » dit-elle. La littérature hors le livre selon Delaume possède une dimension indéniablement politique, voire éthique : contre « la république bananière des lettres [33] », puisque le livre est aussi pour elle, dans une certaine mesure, symbole de ce monde éditorial rongé par le monopole des grandes maisons d’éditions et leurs démarches commerciales. Ainsi, chercher à s’échapper du livre par la performance est également comme un moyen de remettre en question son monopole symbolique. Cela permet aux auteurs comme Delaume d’exercer le littéraire à l’extérieur du monde normatif de l’édition, l’objectif étant avant tout de laisser plus de place à l’expérimental.

Au-delà du simple exercice promotionnel, les écrivains contemporains revendiquent leur place dans l’espace public, et la lecture et la performance participent résolument de cette nouvelle présence. Loin d’être un locuteur in absentia, l’auteur contemporain s’incarne, s’expose, voire se trouve « surexposé », comme le constatent Ruffel et Rosenthal :

L’écrivain, s’il veut être présent et exister en tant qu’écrivain, doit désormais se rendre visible. Ses interventions dans le champ social vont de pair avec le développement du spectaculaire et d’une industrie culturelle littéraire pour lesquels le corps physique de l’auteur est de plus en plus requis : des signatures en librairie aux lectures publiques jusqu’au développement inédit et massif des festivals littéraires, on assiste à une transformation de la présence sociale de l’auteur. La visibilité de l’écrivain devient à la fois un principe esthétique et une condition sociale [34].

L’exercice même de la performance permet de pallier les écueils que peuvent parfois former la présence publique de l’écrivain en le faisant entrer dans l’espace et en lui donnant corps sur un mode purement représentationnel et fictionnel, mode qu’embrasse absolument Delaume. Grâce à son pseudonyme concaténant références à L’Écume des jours de Boris Vian et L’Arve et l’Aume d’Antonin Artaud, adaptation-traduction de La Traversée du miroir de Lewis Caroll, l’auteure reste toujours du même côté du miroir, le seul dans lequel la vie est possible : la fiction.

Notes

[1] V. Roselee Goldberg, Performances  L’Art en action, Londres, Thames & Hudson, 1999 ; Roselee Goldberg, La Performance, du futurisme à nos jours, Londres, Thames & Hudson, [1979] 2001 ; Cynthia Carr, On Edge  Performance at the End of the 20th Century, Middletown, Wesleyan University Press, [1993] 2008 ; Arnaud Label-Rojoux, Acte pour l’art, Paris, Al Dante, [1989] 2007.

[2] Je souligne. « On the one hand there was performance […] the work of a single artist, often using material from everyday life and rarely playing a conventional “character”, emphasizing the activities of the body in space and time, sometimes by the framing of natural behaviour, sometimes by the display of virtuosic physical skills or extremely taxing physical demands, and turning gradually toward autobiographical exploration. On the other hand there was a tradition, not often designated as performance until after 1980 but subsequently generally included in such work, of more elaborate spectacles not based upon the body or the psyche of the individual artist but devoted to the display of non-literary aural and visual images, often involving spectacle, technology, and mixed media. » (Carlson Marvin, Performance : A Critical Introduction, New York et Londres, Routledge, 2004, p. 115).

[3] V. Dorine Muraille, Mani, Fat Cat Records, 2003.

[4] Une partie de cette analyse de Corpus Simsi est tirée d’un article précédemment publié : Anaïs Guilet, « Lire le jeu vidéo, jouer à la littérature : Corpus Simsi de Chloé Delaume », Questions de communication, série acte 8 : Les jeux vidéo au croisement du social, de l’art et de la culture, Sylvie Craipeau, Sébastien Genvo et Brigitte Simonnot (dir.), Nancy, Presses universitaires de Nancy, 2010.

[5] « Performance as an aesthetic act is above all the art of experiment, the art of intensity and communicability, the art having the greatest number of signs at each moment of its evolution, the art of constant narrative, chromatic and formal transformation. Where the artist is also no longer the contemplative creator of his own work, but lives the art he creates and creates an art that lives. » (Fernando Aguiar, Performance : the Essence of the Senses, en ligne ici).

[6] Olivia Rosenthal, Lionel Ruffel, « Introduction », Littérature, nº 160, décembre 2010, p. 9. En ligne ici.

[7] David Ruffel, « La littérature contextuelle », ibid., p. 62. En ligne ici.

[8] Ibid,  p. 63.

[9] Chloé Delaume, « Vie, saisons, épisodes », en ligne ici.

[10] « [It] has been picked up among the existing physical bodies and it has been shown or ostended » (Umberto Eco, «Semiotic of Theatrical Performance», The Drama Review : TDR, Vol. 21, nº 1, Theatre and Social Action Issue, mars 1977, p. 110).

[11] « Je m’appelle Chloé Delaume. Je suis un personnage de fiction. Je le dis, le redis, sans cesse partout l’affirme. Je m’écris dans des livres, des textes, des pièces sonores. J’ai décidé de devenir personnage de fiction quand j’ai réalisé que j’en étais déjà un. À cette différence que je ne m’écrivais pas. D’autres s’en occupaient. Personnage secondaire d’une fiction familiale et figurante passive de la fiction collective. J’ai choisi l’écriture pour me réapproprier mon corps, mes faits et gestes, et mon identité » (Chloé Delaume, S’écrire mode d’emploi, Publie.net, 2008).

[12] « Within the play frame a performer is not herself (because of the operation of illusion) but she is also not not herself (because of the operations of reality). Performer and audience alike operate in world of double consciousness » (Carlson Marvin, Performance : A Critical Introduction, New York et Londres, Routledge, 2004, p. 49).

[13] Nancy Huston, L’Espèce fabulatrice, Paris, Actes Sud, 2008, p. 24.

[14] « […] the use of performance to explore alternate selves or to reveal fantasies or psychic autobiography had by the mid 1970’s become a major approach to performance in the United States » (Carlson Marvin, Performance : A Critical Introduction, New York et Londres, Routledge, 2004, p. 126).

[15] Chloé Delaume, Dans ma maison sous terre, Paris, Seuil, 2009, p. 202.

[16] Entretien radiophonique avec Colette Fellous, « Vingt-quatre heures dans la vie de… », France Culture, dimanche 9 août 2009.

[17] Description de la performance « Messalina Dicit » sur le site d’Actoral.11. En ligne ici.

[18] Retranscription de la performance « Messalina Dicit » réalisée par Chloé Delaume et Gilbert Nouno, le 14 septembre 2011 à La Criée à Marseille lors du festival Actoral.11. En ligne ici, consulté le 25 mars 2016.

[19] Ibid.

[20] Entretien radiophonique avec Colette Fellous, « Vingt-quatre heures dans la vie de… », France Culture, dimanche 9 août 2009.

[21] V. Chloé Delaume, La Vanité des Somnambules, Paris, Leo Scheer, 2003 ; Chloé Delaume, Corpus Simsi, Paris, Leo Scheer, 2003 ; Chloé Delaume, Une femme avec personne dedans, Paris, Seuil, 2012 ; La règle du Je. Autofiction : un essai, Paris, PUF, 2015.

[22] Chloé Delaume, S’écrire mode d’emploi, Publie.net, 2008.

[23] Arnaud Maïsetti, « Chloé Delaume Dans ma maison sous terre : Poétique de l’autofiction », billet de blog, 28 février 2009, en ligne ici.

[24] Chloé Delaume, « Le soi est une fiction », entretien avec Barbara Havercroft, Revue critique de fixxion française contemporaine, 2012. En ligne ici.

[25] Chloé Delaume, S’ écrire mode d’emploi, Publie.net, 2008.

[26] Marcel Proust, Le Temps retrouvé, Paris, Gallimard [1927], 1990, p. 202.

[27] Olivia Rosenthal, Lionel Ruffel, « Introduction », Littérature, op. cit., p. 4.

[28] Ibid.

[29] Auteurs que citent David Ruffel dans « Une littérature contextuelle », Littérature, op. cit.

[30] Chloé Delaume, billet de blog, « Remarque et cie », anciennement en ligne ici, consulté le 13 juin 2010.

[31] Chloé Delaume, Dans ma maison sous terre, Paris, Seuil, 2009, p. 27.

[32] Ibid. p. 29.

[33] Ibid. p. 27.

[34] Olivia Rosenthal, Lionel Ruffel, « Introduction », Littérature, op. cit., p. 10.

Auteur

Anaïs Guilet est maîtresse de conférences en Lettres et en Sciences de l’information et de la communication à l’université Savoie-Mont Blanc. Elle fait partie de l’équipe G-SICA, consacrée à la  recherche sur l’image, la communication et les arts numériques, du laboratoire LLSETI. Spécialisée dans les humanités numériques, ses recherches portent sur les esthétiques numériques et transmédiatiques, ainsi que sur la place du livre dans la culture contemporaine. Son site Web : www.cyborglitteraire.com.

Copyright

Tous droits réservés.




« Donner à sa vie une forme inédite » : morphologie du carrefour et du basculement chez Chloé Delaume


Dans l’univers hybride de Chloé Delaume, l’interrogation sur les formes et les limites des genres, la centralité accordée à l’acte performatif, la manipulation des aspects structurels et linguistiques amènent à une assimilation personnelle de la tradition littéraire et critique qui implique une participation de la part du lecteur et qui trouve une concrétisation dans l’image du carrefour.

Within the hybrid universe of Chloé Delaume, the questioning of the forms and limits of genres, the centrality of performance, the modification of structural and linguistic aspects lead to a personal assimilation of the literary and critical tradition involving the reader’s participation and finding a representation in the image of the crossroads.


Texte intégral

« Autofiction, fiction / autobiographie : comme un trouble dans le genre [1]. »

Chloé Delaume a créé son nom et son identité en hybridant la protagoniste de L’Écume des jours de Boris Vian et une variation sur le titre de la tentative anti-grammaticale d’Antonin Artaud contre Lewis Carroll ; elle se définit comme un personnage de fiction, proclame pratiquer l’autofiction et la littérature expérimentale, écrit et s’écrit pour modifier le monde et le Je. Tout, dans son univers, se place sous le signe d’un travail artisanal, de la centralité de la forme, d’un geste singulier et performatif. Sa production engage, dans son ensemble, un véritable corps à corps contre les fictions collectives – « familiales, culturelles, religieuses, institutionnelles, sociales, économiques, politiques, médiatiques [2] » – et incite à plier le réel, à explorer des chemins qu’elle « souhaite de traverse [3] » à la recherche de l’inédit. Les espaces que l’auteure franchit ont des frontières mouvantes qu’elle ne cherche nullement à fixer, mais plutôt à ébranler dans sa lutte contre l’immobilisation ; d’un point de vue littéraire, cela correspond à une recherche perpétuelle de ce que l’on pourrait appeler une forme de métissage ou de bâtardise [4].

Il suffit de considérer le rapport entre texte et image : les illustrations de François Alary qui ouvrent et ferment Éden matin midi et soir, l’alternance entre les dessins d’Alary et les textes de Delaume dans Perceptions dont la conception porte le nom d’Ophélie Klère, la création graphique de Chanson de geste & Opinions – ouvrage consacré à Pascal Pinaud Peintre –, la complémentarité entre texte et captures d’écran dans Corpus Simsi où, si l’on renverse le tome, on se trouve face à un album photo. Ce livre est la phase terminale d’un projet explorant les pistes du virtuel et du jeu vidéo en tant que « générateur de fiction [5] » ; les autres expérimentations impliquant l’univers ludique voient une partie de Cluedo jouant avec la typographie et l’intertextualité, Certainement pas, et un livre-jeu interactif qui est aussi une forme de fan-fiction, La nuit je suis Buffy Summers. Pour ce qui est de la musique, Chloé Delaume consacre un texte au groupe Indochine, La dernière fille avant la guerre, et renvoie le lecteur à des bandes-son à la fin de J’habite dans la télévision et de Dans ma maison sous terre. Sans oublier les références au monde cinématographique et télévisé qui émaillent ses ouvrages. L’auteure affirme se construire « à travers des chantiers dont les supports et surfaces varient, textes, livres, performances, pièces sonores [6] », elle vise à des « objets hybrides, qui interrogent la notion de forme et d’expérience esthétique frontalement [7] ».

Cette recherche transartistique et transmédiatique s’accompagne d’un travail acharné sur l’objet livre et surtout sur le texte lui-même dont la forme est toujours au centre des réflexions et des expérimentations de l’écrivaine. Cette contribution voudrait prouver que l’hybridation proposée sur le papier à travers les mots n’est en rien moins subversive surtout quand elle démarre de traditions établies que l’auteure croise entre elles. Si « le monde contemporain nous formate et dévore à renfort de vieilles fables et de petites histoires [8] », Delaume va se servir des techniques et des structures narratives pour modifier la configuration du récit et l’utiliser comme une stratégie de résolution sans cesse renouvelée.

1. Les genres : limites et forme

Chloé Delaume s’interroge sur les formes littéraires qu’elle utilise dans un essai autofictionnel sur l’autofiction – La règle du je, développement de sa contribution à la journée d’études Autofiction(s) – et dans des textes brefs consacrés au roman, notamment « Exercice & définitions » à l’intérieur de la table ronde Les limites du roman, où elle mène une enquête sur « la manière dont le roman renouvelle ses formes au point qu’on puisse parfois s’interroger sur sa définition [9]. » À travers l’insertion de définitions tirées du Petit Robert – roman, limite, expérimental –, l’auteure déclare et précise sa propre position : « je m’écris dans des livres qui récusent la narration traditionnelle en psychologisant à bloc. Dans l’épisode d’aujourd’hui, je poursuis le Petit Robert [10]. » Elle propose en effet une sorte de dialogue avec le dictionnaire où elle reprend les axiomes des définitions citées, les modifie et les juxtapose à l’axe de réflexion de la table ronde et à ses propres considérations qu’elle prête aux hémisphères du cerveau :

Le Petit Robert dit : Roman, moderne et courant : Œuvre d’imagination en prose, assez longue, qui présente et fait vivre dans un milieu des personnages donnés comme réels, fait connaître leur psychologie, leur destin, leurs aventures ; le roman genre littéraire romanesque, voir aussi récit. Le Petit Robert ajoute : nouveau roman sans majuscules : tendance du roman français des années 1960-1970, se réclamant d’une description objective, récusant l’analyse psychologique et la narration traditionnelle.

[…]

L’hémisphère droit rappelle : limites du roman. S’interroger sur sa définition. L’hémisphère gauche crécelle : Roman, contemporain et courant : renouvelle ses formes au point qu’on puisse parfois Œuvre littéraire d’une certaine longueur, qui présente et fait vivre dans un milieu ou non des personnages donnés comme réels ou pas. L’hémisphère gauche ajoute : le roman, genre littéraire rhizomatique, voir aussi multiplicité des supports [11].

La définition adaptée tient évidemment compte de l’expérience du Nouveau Roman et se concentre sur le roman contemporain : le contenu est réduit aux personnages, – l’auteure, personnage de fiction, entre les deux passages, dit psychologiser « à bloc » – en éliminant destin et aventures ; le milieu ainsi que la réalité des personnages sont admis, mais ils ne sont pas nécessaires. La question de la longueur et de la forme du récit est reprise par Delaume dans sa conversation par mail avec Jean-Charles Massera, où elle pose tout d’abord la question du calibrage : « tout texte doit rentrer dans une catégorie clairement identifiée commercialement. Roman, poésie, essai, recueil de nouvelles : il existe implicitement une sorte de barème du format [12] » ; elle recopie dans ce texte aussi la définition de roman tirée du Petit Robert et souligne le problème de la pagination ainsi que du genre : « il semblerait que le format se substitue à la forme, comme le livre se substitue à la littérature [13]. » Dans le passage cité d’« Exercice & définitions », l’auteure remplace justement les locutions « œuvre d’imagination, en prose » et « assez longue » de la définition du Petit Robert par « œuvre littéraire » et « d’une certaine longueur », en s’écartant d’une manière nette du roman industriel :

Je travaille de façon artisanale, c’est-à-dire non industrielle. Roman industriel : œuvre de fiction dénuée de préoccupation esthétique, régie par des procédés commerciaux. Introduction du capital dans la littérature + rentabilité de l’air du temps = Production de romans très limites. Fin de digression [14].

Elle s’interroge sur les frontières entre « deux territoires contigus. La fiction et le réel. Le réel et le virtuel. Le roman et. Une autre forme de narration, une autre forme si loin si proche, une autre forme en général. La poésie, l’installation, pourquoi pas le jeu vidéo [15]. » Se poser la question des limites porte à reconnaître la nature hybride du genre dès l’amont et fait surgir le mot geste qui permet de dépasser les frontières – « Le roman ; en équarrir l’espace de temps, dépasser par le geste le champ d’action réservé [16] » – ; se pencher sur des exemples (Maurice Roche, Pierre Guyotat, Jean-Jacques Schuhl, Danielewski, Patrick Bouvet) ne peut que troubler la détermination taxinomique et amène à la formule « kaléidoscope narratif », un lieu d’infinies combinaisons rapidement changeantes, ainsi qu’à aporie, mot évoquant le paradoxe, la singularité, le conflit et aussi une situation sans issue. Parmi toutes les possibilités envisagées, est-il possible d’en suivre une seulement en respectant les lignes de démarcation ?

Faire du roman un kaléidoscope narratif. Ne pas s’acharner à tisser retisser les canevas traditionnels, aux cerceaux pas de Pénélope, folklore et vieilles dentelles beaucoup trop admirables, évidence aux contrefaçons. Enfin c’est ce que je me dis. Dans l’épisode d’aujourd’hui, je cherche. Je cherche encore, comme d’habitude. Je ne suis jamais certaine du contenu du précipité. Je cultive beaucoup l’aporie et en plus je n’ai pas la main verte, aussi on me reproche de ne pas souvent trouver. Comme si le jeu ne suffisait pas, comme s’il fallait pouvoir dire : ici est la frontière, elle est tangible, touchez [17].

L’auteure passe évidemment par l’autofiction – recopiant une fois de plus la définition de Serge Doubrovsky – et s’arrête sur le passé du roman :

Le roman, fils de la fiction et de la langue. Raconter une histoire, l’important c’est comment, et peut être pourquoi, mais surtout pas tout court. Le roman, initialement en vers, qui toujours s’est su faire hybride. Il a toujours eu faim, il est du sang de l’homme. Aussi il en suit les limites comme les évolutions [18].

Elle retrace enfin sa propre histoire littéraire et sa relation au genre ; elle conclut que le roman est plus vaste que sa définition commune, que sa séparation des autres genres n’est aucunement nette, qu’il change de supports comme les autres arts et que « ses seules limites resteront la technique ». En même temps, elle propose la nième variation de sa devise qui devient, dans la conclusion, « Je m’appelle Chloé Delaume. Je suis un personnage d’affliction », elle se réfugie dans le roman en tant que genre intrinsèquement borderline, frontalier. C’est justement la limite qui devient l’élément essentiel : comme le dit Matteo Majorano, la prose de l’extrême contemporain se constitue en acte créatif grâce à une contamination permanente, « dans ce parcours, la limite devient un élément producteur d’une nouvelle signification et d’un recul des contraintes narratives [19] », le processus de changement est élaboré sur une logique transitive. Dans les mots et à l’intérieur du système de Chloé Delaume :

Je m’appelle Chloé Delaume. Je suis un personnage de fiction. J’ai choisi de m’écrire pour maîtriser un peu le flux des évènements. Mais dans cet épisode, ça ne m’aide pas tellement. Limites du roman. Convenir à peine, être tout juste acceptable. Affirmer qu’aujourd’hui le roman est plus vaste que sa définition inscrite dans le dictionnaire, c’est un peu court, jeune péronnelle. Ajouter que toujours le roman s’est goinfré de ses cousins germains, ça peut être suffisant, mais il faut démontrer et là je manque de temps. Conclure que comme d’autres arts, la littérature quitte de plus en plus la page pour s’incarner ailleurs trois petits tours durant, et que ses seules limites resteront la technique, c’est correct, mais passable. Et dire que le corps que j’habite a fait Lettres Modernes, si c’est pas malheureux.

Je m’appelle Chloé Delaume. Je suis un personnage d’affliction. Parce qu’il est borderline et cela intrinsèquement j’ai choisi le roman comme refuge prolongé [20].

Si cet écrit se présente comme un exercice, une confrontation avec les définitions, l’autre texte évoqué, par contre, est un dialogue par mail avec un autre écrivain et critique d’art. Dans ce cas, Chloé Delaume dit souscrire à l’accusation que Jean-Charles Massera lance contre les typologies obsolètes, mais elle avoue être encore attachée à la notion de roman, son but est celui « d’en explorer les limites, de les repousser, de les tordre » ; si elle s’est adonnée à l’autofiction,

c’est aussi pour des raisons formelles : ce genre permet de détourner la définition de base du roman, l’« imagination », le « milieu », « les personnages donnés », tout est à repenser, mais de l’intérieur, de l’intérieur de ce cadre. Même si, effectivement, tout le XXe siècle s’est appliqué à l’atomiser, je pense que le roman contemporain ne se réduit pas à des ORACU [Ouvrages-Reliés-Au-Contenu-Unitaire], que ce n’est pas intrinsèquement une forme agonique au service du marché [21].

Son propos, son programme, est d’« inventer des formes au sein d’une forme déjà existante, d’un genre [22] » ; le roman n’est « qu’une forme parmi d’autres, d’autres déjà existantes ou à inventer », « la littérature peut s’emparer de n’importe quelle forme, parce que la forme reste l’architecture du texte » et « ce qui motive et construit une écriture […] c’est la langue elle-même [23]. » Ici le mot-clé est évidemment forme, l’auteure oppose la langue à la narration, cette dernière « n’est depuis longtemps l’enjeu de la littérature, c’est celui du cinéma, des séries [24] ». On reviendra sur cet aspect.

L’idée d’invention, de modification, côtoie celle de basculement dans les définitions que l’auteure donne des genres ; non seulement le roman, mais surtout l’autofiction est au centre de débats terminologiques et ontologiques [25]. Si La règle du je est entièrement consacrée à cette question, dans Une femme avec personne dedans on assiste au passage de l’autofiction à l’autofixion, ce qui correspond à un remaniement de la célèbre définition du père du genre :

Serge Doubrovsky : « fiction, d’événements et de faits strictement réels. Si l’on veut, autofiction, d’avoir confié le langage d’une aventure à l’aventure d’un langage en liberté ».

Alors.

Réel, d’événements et de faits strictement fictifs. Si l’on veut, autofixion, d’avoir injecté de l’aventure à une vie tellement programmée [26].

C’est un renversement de perspective qui se manifeste à travers une permutation des mots, ce qui amène à un néologisme – autofixion –­ et, qui plus est, à une nouvelle approche : il ne s’agit plus d’une œuvre fictive concernant des événements réels ; c’est l’ouvrage, l’écriture elle-même qui devient le réel et les événements fictifs en constituent simplement la matière. La vie programmée [27] est basculée par l’intervention de l’aventure, le langage, quant à lui, disparaît. Est-il tout simplement sous-entendu ? Ce qui est certain est le fait que l’insertion d’un x en remplacement du groupe consonantique ct ne cause aucun changement pour l’oreille, les deux mots sont homonymes. Si la prononciation ne révèle aucunement la transmutation, l’acte performatif devient pour l’œil : la permutation des mots trouve un équivalent dans le fait de tourner la page du grimoire, l’opération magique correspond à tracer « la croix centrale du mot avec méthode » :

Modifier le réel s’impose donc en mission. Je saisis le grimoire et je tourne la page, un acte nécessaire. Je trace la croix centrale du mot avec méthode, autofixion, i rouge encadrant l’inconnu. Je trace donc, oui, j’affirme. L’oracle Belline, cinq cartes, la houlette du Changement, ça constitue une preuve. Un retour au réel, dessiner les contours et définir les règles de sa petite histoire, un déplacement s’impose. Je ne suis sûrement personne mais c’est moi au-dedans, moi toute seule qui contrôle. Encadrer l’inconnu pour mieux le libérer, ce sera le but du jeu. Auteur narratrice héroïne, face au miroir, de l’autre côté [28].

L’auteure insiste sur le verbe tracer qui se double de l’acte de « dessiner les contours et définir les règles de [la] petite histoire », il s’agit d’« encadrer l’inconnu pour mieux le libérer ». Cette idée d’un déplacement, d’un changement qui s’impose n’est pas sans rappeler que la croix est la forme du carrefour, lieu de croisement des voies, lieu rituel par excellence, conjoncture où on est obligé de choisir ; la mission évoque une fois de plus les jeux vidéos qui remanient l’univers chevaleresque et celui des contes de fées, ce dernier autorise à lire les règles sus-citées comme un avatar des parties constitutives du conte dont parle Vladimir Propp. On va y revenir.

Les critiques ont souligné que la conception que l’auteure a de l’autofiction correspond à « une tentative de marginalisation des pratiques normatives qui serait réalisée par la manipulation de la langue [29] » en insistant sur le pouvoir performatif du langage pour critiquer la notion de genre [30]. Le réalisme romanesque est ébranlé tout d’abord par l’utilisation d’un vocabulaire d’analyse littéraire ; en particulier l’expression « personnage de fiction », emblématique de l’œuvre de Chloé Delaume, participe « à une entreprise de brouillage et de réappropriation de la réalité par l’écriture [31] ». On peut emprunter la définition de « fictions critiques » proposée par Dominique Viart qui permet justement de « concevoir l’espace fictionnel comme le lieu d’un dialogue avec les autres domaines de la pensée et de la réflexion [32]. » Cette confrontation et collaboration entre fiction et réflexion met à son tour en question les divisions génériques et amène à réfléchir sur les « tentatives de refondation ou de reformulation de catégories bousculées par l’émergence de multiples formes d’hybridité [33]. » La situation esquissée par Viart, le choix de croiser les références au domaine des sciences humaines avec un grand usage critique de l’héritage littéraire, convient bien à la production de Chloé Delaume tout comme la conclusion du critique portant sur la redéfinition de la fiction en tant que « fiction critique c’est-à-dire interrogeante, parfois élucidante, une fiction “dialogale” ou “dialogique”, en ce qu’elle dialogue constamment avec elle-même et avec sa propre critique mais aussi avec l’éventail le plus large des Sciences humaines [34]. » Il suffit de penser aux références à la sociologie et surtout à la psychologie et à la linguistique parsemées dans les ouvrages de l’auteure.

Arrêtons-nous un instant sur l’aspect principal de l’œuvre littéraire selon Chloé Delaume, la langue, et sur les moyens que l’écrivaine utilise pour défaire la construction des phrases et proposer une forme nouvelle. À propos de Certainement pas, Dawn Cornelio souligne que l’auteure brise les limites de la narration contemporaine et traditionnelle et démolit les idées reçues sur la littérature et le genre romanesque à travers la multiplication de voix, polices de caractère et références et aussi grâce à l’écrasement de la ponctuation et de la syntaxe : en comparant le roman à une structure architecturale construite de « la ponctuation et la syntaxe, l’apparence des mots, les styles, et la narration, Delaume va saboter chacun de ces éléments pour faire imploser sa construction en fin de parcours [35]. » Marie-Pascale Huglo, quant à elle, parle de fluidité du récit contemporain en tant qu’« enchaînement continu d’éléments hétérogènes » et « défilement fluide d’éléments disparates ou disjoints [36]. » La critique s’interroge sur les valeurs impliquées et sur les rapports mis en œuvre par l’enchaînement syntaxique, configuration de nos perceptions, et souligne que la fluidité implique le glissement d’un régime discursif à un autre. Chez Delaume, notamment, la fluidité remet en jeu l’intériorité. La mise en place d’un enchaînement fluide d’éléments narratifs et discursifs hétérogènes rend les frontières poreuses : le manque de transition brouille les limites entres espace privé et espace public sans les effacer ; on assiste donc à une contamination entre conscience et monde [37]. Mais ce qui est plus intéressant pour notre propos est l’accent mis sur l’impact de la technique du montage typique de l’ère des ordinateurs sur la fabrique de la prose, c’est-à-dire la perception « écranique » du texte et son lien avec « les modes d’apparaître contemporains associés aux nouveaux médias qui imprègnent l’écriture et l’univers romanesque [38]. » Il s’agit, selon la critique, d’une mise à plat du texte.

Si des études d’inspiration féministe soulignent que le travail d’hybridation des genres « participe, au même titre que l’éclatement syntaxique, [d’un] combat contre la Loi [39] », on s’accorde sur l’impossibilité de restreindre l’œuvre de Chloé Delaume à un but militant [40]. On a vu dans la syntaxe morcelée, coupée, de cette auteure « un autre exemple d’une écriture qui a encore partie liée à l’expérimentation langagière [41]. » En effet, l’analyse que Julien Piat donne de L’Expérimentation syntaxique dans l’écriture du Nouveau Roman synthétise les traits fondamentaux de la structure mise en œuvre par Chloé Delaume : des phrases bizarres, riches en reprises et renvois, des phrases très longues contenant parenthèses et détails, juxtaposées à des phrases très brèves et saccadées ; « dans chaque cas, les mots prolifèrent, les contours phrastiques se dissolvent, le sens vacille ; on finit par perdre de vue de quoi “ça parle [42] ”. » On se range sous la bannière de Piat quand il préfère parler de difficulté plutôt que d’illisibilité puisque le manque de la dominante référentielle, l’élimination des traces de fabrication, la délégation aux personnages du fonctionnement du texte, la motivation des éléments, la richesse des reprises, le principe de non contradiction n’empêchent nullement une lecture effective qui révèle comment « les enjeux stylistiques et esthétique croisent […] des problématiques linguistiques et épistémologiques [43] ». La discontinuité permet la création de relations moins figées entre les segments et présente une dimension iconique qui suppose « une vision dynamique et topographique de la syntaxe [44] » opposée à la linéarité. Déjà Cornelio avait souligné que l’alternance entre surabondance et manque de ponctuation, l’alignement de séries de mots sans articulation « entravent toute possibilité d’une lecture inattentive ou “facile”. Elles exigent non seulement l’attention du lecteur mais aussi sa réflexion [45]. »

2. La tradition et la réception : le carrefour

Chloé Delaume, on l’a dit, crée son identité à partir de deux œuvres et toute sa production se bâtit sur des références littéraires, artistiques et culturelles souvent juxtaposées sinon mêlées [46]. Il ne s’agit évidemment pas pour l’auteure de rester dans le sillage d’un maître ou d’un genre, mais plutôt d’assimiler des traditions, de les décomposer, parfois de les renverser afin de les amalgamer à ses propres composants et d’en tirer un résultat inattendu. Les exemples sont innombrables, on va se borner à la reprise de thèmes médiévaux, génériquement chevaleresques.

Ce choix pourrait surprendre, parce qu’il ne s’agit certainement pas d’un intertexte très répandu, au contraire, il se limite à une référence assez vague à Brocéliande, Merlin et Perceval dans Les mouflettes d’Atropos – « Éradication saule pleureur. On nous joue la métonymie. Mais voilà si la branche c’est l’arbre derrière lui c’est pas Brocéliande. Merlin est mort il y a un siècle. C’est Perceval qui me l’a dit [47] » –, où ces noms se placent à la suite d’une liste beaucoup plus nombreuse de personnages de la mythologie grecque : Cronos, les Érinyes, Tisiphone et les Atrides  – Électre, Oreste, Phèdre – ; l’atmosphère de l’évocation dans son ensemble est grinçante et démystifiante.

Dans Le cri du sablier, ce sont le Graal et Lancelot – « Toute seule évidemment le Graal fut impossible. Chienne aux quilles et Lancelot perçant la valériane à coups de gin tonic [48] » – qui déclenchent des renvois entrecroisés aux contes de fées (La Barbe bleue, Cendrillon), aux contes merveilleux (Casse-noisette), aux romans (L’Écume des jours), aux mythes (Pélops, Atropos), aux chansons (Y a qu’un cheveu sur la tête à Mathieu) et à l’Apocalypse de Saint-Jean. Dans La dernière fille avant la guerre, par contre, l’auteure évoque des « promesses aventurières » qui font ressurgir les Templiers :

J’étais Miss Paramount, l’annulaire d’une menotte promesses aventurières, la troisième des sans-joie dévouées à leur seigneur et maître. Un jour il y eut des chevaliers. Leurs gestes comme leurs chansons se voulaient hiératiques. C’est pas faux. Ils étaient braves et orphelins, ils voulaient s’approcher du Temple, y laver leur métamorphose. Sur l’autel dépecer les lièvres d’infortune, faire subir aux corbeaux le supplice de la roue. Nous partîmes à peine six et aucun ne revint.

Je suis Miss Paramount, la dernière survivante / mon destin je le sais / est dans la Citadelle (au secours) [49].

Le Moyen Âge et le conte de fées, la quête et le fantastique se conjuguent dans Chanson de geste & Opinions, texte s’ouvrant sur la formule traditionnelle « Il était une fois », qui présente les personnages classiques du roi et de la reine – fragile, capricieuse et cruelle en l’occurrence – entourés des représentants du genre et d’intrus rentrés par la fenêtre de l’association et de l’analogie : « jeunes princes, héros, aventuriers, amazones et preux chevaliers, nobles vieillards, barons rougeauds [50]. » Le premier chapitre, « Situation initiale », mêle les contes de fées (l’omniprésente Peau d’âne) et la science fiction (les machines à démonter le temps et le soleil vert [51]) et se termine sur ces mots renvoyant de façon cocasse à la morphologie de Propp : « À chaque cadeau, son énigme et sa quête. Nous entendons par quête un périlleux périple morphologiquement structuré par des emmerdements [52]. »

L’étude de Propp est utilisée non seulement pour analyser les programmes de télé-réalité [53] – la narration, on l’a vu, est pour Delaume l’enjeu du cinéma et des séries –, mais elle surgit aussi dans La vanité des somnambules : ici, la tentative d’expulsion du personnage de fiction Chloé Delaume de la part du corps qui s’appuie sur Le marteau des Sorcières, alterne avec la liste des fonctions de Propp qui oppose la recherche de liberté du personnage aux règles régissant le récit [54]. C’est justement à partir du modèle de la morphologie du conte qu’on a élaboré diverses grammaires de la narration identifiant les éléments du récit et les lois qui en règlent la combinaison. En faisant abstraction des différences entre les théories, la narratologie cognitive identifie les mécanismes de production, compréhension et reproduction du récit avec des systèmes élaborant les informations à un niveau logique-symbolique. En simplifiant à l’extrême, l’hypothèse est que les procédés mentaux d’élaboration du récit correspondent à un mécanisme de transformation des symboles en vertu d’inférences suivant une stratégie de résolution de problème (problem-solving strategy [55]).

L’œuvre de Delaume n’est nullement étrangère aux approches cognitives, il suffit de penser aux passages consacrés à la mémoire et au système nerveux, à son attention aux processus de traitement de l’information et en particulier des souvenirs [56]. Dans ses textes, l’auteure explicite certaines étapes du progrès de la science médicale dans l’étude cognitive de la mémoire et des émotions en assimilant, par exemple, la théorie de MacLean sur le cerveau triunique (1949) à l’attaque qu’elle lance au système télévisé. Il importe ici de noter que Delaume alterne les visions traditionnelles et stéréotypées des représentations affectives avec des données scientifiques, le plus souvent médicales ; la conception classique des passions et ses clichés s’opposent ainsi à l’approche cognitive [57]. Or, on voudrait ici proposer l’hypothèse selon laquelle ce mélange entre structures du récit et théories cognitives conduit l’auteure à mettre en scène une symbolique du carrefour qui se fait icône de son refus des systèmes rigoureux et qui combine heureusement les données textuelles et la problématique de la réception [58].

On l’a vu, les ouvrages de Delaume mettent en scène une interrogation sur la forme du roman, un effondrement du texte, une désintégration de la syntaxe, une décomposition de la structure du livre, bref un écoulement de la structure narrative et romanesque ; même la succession et la division en chapitres sont mises en question : on ne respecte pas l’ordre numérique dans Chanson de geste & Opinions, il y a télescopage de chapitres dans Certainement pas, etc. L’acquisition analogique de la part du lecteur de la séquence narrative des propositions en tant qu’icône des événements racontés bascule face aux compositions de Chloé Delaume qui ont recours à n’importe quel expédient pour empêcher une assimilation linéaire et acritique de ses textes [59].

La demande de participation de la part du lecteur devient explicite dans des ouvrages qui insèrent dans leur structure plusieurs alternatives narratives, des véritables carrefours du récit. Dans Une femme avec personne dedans, le lecteur est invité à répondre à un questionnaire pour « entrer dans un récit qui saura [lui] convenir [60] », les réponses à douze questions permettent en effet de choisir entre trois chapitres différents proposant des conclusions alternatives. Cette idée de collaboration active est renforcée par l’invitation à se munir « d’un crayon à papier ou bien d’un stylo bille [61] » et de cocher le questionnaire. Comme d’habitude, l’auteure tisse des fils entre ses ouvrages et renvoie explicitement à Certainement pas contenant des formulaires et des questionnaires [62]. L’autre référence, bien que non formulée, est La nuit je suis Buffy Summer, roman interactif où le pacte de lecture est annoncé dans le Didacticiel ; les règles ne concernent pas seulement le choix de la voie à suivre, mais aussi le rapport à établir avec l’objet livre :

Inscrivez, gommez ou biffez, réécrivez. Mis à part quelques anciens ayant dans leur enfance traversé la forêt de la malédiction, le lecteur entretient un curieux fétichisme avec l’objet dit livre, attachement synecdoque, respect face au papier. À ceux qui ne cornent jamais, protègent les couvertures, il est dit faites un geste, apprenez à toucher. Premier point de contact, intervention physique. Vous comprenez enfin que ce n’est qu’un support, un support de fiction. Qui peut être malléable et soumis au trafic, à la circulation [63].

Le carrefour devient dans cet ouvrage à la fois un lieu physique (à la sortie de la chambre l’héroïne peut aller tout droit, à gauche ou à droite [64]), une bifurcation du récit (qui ne se limite pas à proposer sa propre voie ou à raconter successivement plusieurs histoires, mais qui pousse le lecteur à assumer son propre parcours de lecture) et un croisement de genres qui remet en question non seulement la structure du livre, mais aussi la tradition littéraire dans son ensemble.

On a déjà souligné la centralité du symbolisme du papier dans les ouvrages de l’auteure [65] ; le fait de tracer des mots relève d’un geste performatif singulier qui fait appel au travail artisanal aussi bien qu’au rituel magique. Le fait de pousser le lecteur à tacher le papier, à y laisser sa propre trace, n’équivaut pas seulement à l’inviter à franchir les limites d’une déférence qui implique une mise à distance de l’objet livre et de la littérature elle-même, cela répond aussi à la recherche d’une connivence. Le travail d’émiettement que Chloé Delaume met en place envers la tradition littéraire et la réalité ne se limite pas à lui offrir des interstices pour donner une nouvelle forme à sa vie et à sa production – deux aspects qui dans son système correspondent –, il permet aussi d’ouvrir un passage pour le lecteur qui peut à son tour participer à ce travail d’interrogation, de modification et de reconstruction personnelle du réel. Même cette volonté d’étendre l’épreuve au lecteur – « Écrivez-vous vous-même » – utilise, à la fin d’Une femme avec personne dedans, l’image d’un carrefour :

L’Apocalypse n’est rien face au renouvellement, la subjectivité peut modifier le réel, imposez les pourtours de votre identité, celle que voudraient dissoudre les fictions collectives imposées quotidiennes : c’est là la Fin des Temps. L’autofixion est plus qu’un concept littéraire, ampleur grandeur nature c’est une arme potentielle, je répète, quelle vie vous souhaitez-vous. Tracez-la en dix lignes, parchemin consacré, nouez un ruban violet, faites des croix tout autour. Ici l’ultime passe-passe, imaginez-vous tous, vos chemins se déploient s’entrecroisent se chevauchent, prenez jouissez-en tous, je vous lègue la formule, quelle vie en ferez-vous [66] ?

L’acte de modification du réel a besoin d’un sortilège qui a recours au conte merveilleux –évoqué par le grimoire et le miroir – pour « dresser les contours et définir les règles de [la] petite histoire », « encadrer l’inconnu pour mieux le libérer [67]. » La morphologie du conte remonte à la surface – l’auteure à la page précédente parle d’adjuvant – et se mêle au topos chevaleresque de la quête suggéré par les termes reliés à l’idée de tour – pourtour, passe-passe – et surtout par l’allusion au carrefour, lieu de passage par excellence. La symbolique de la rencontre avec le destin, l’inquiétude associée à l’inconnu, se relie au fait qu’une croisée de chemins indique qu’il faut prendre une orientation. Comme le dit le Dictionnaire des Symboles,

D’après l’enseignement symbolique de toutes les traditions, un arrêt au carrefour semble de rigueur, comme si une pause de réflexion, de recueillement sacré, voire de sacrifice, était nécessaire avant la poursuite du chemin choisi. […] Dans la véritable aventure humaine, l’aventure intérieure, au carrefour, on ne retrouve jamais que soi : on a espéré une réponse définitive, il n’y a que de nouvelles routes, de nouvelles épreuves, de nouvelles marches qui s’ouvrent. Le carrefour n’est pas une fin, c’est une halte, une invitation à aller au-delà [68].

L’originalité de Chloé Delaume est celle de ne pas choisir une voie face aux carrefours qu’elle rencontre et qu’elle crée, mais d’embrasser l’ensemble des possibilités en les basculant [69]. Elle ne se limite pas à traverser le miroir, elle le brise dans son choix méthodique de refuser tout système binaire.

Notes

[1] Chloé Delaume, La règle du Je. Autofiction : un essai, Paris, PUF, 2010, p. 79. La citation du titre vient de Une femme avec personne dedans, Paris, Seuil, 2012, p. 13.

[2] Id., p. 77.

[3] Id., p. 7.

[4] V. Marika Piva, « Formes kaléidoscopiques : l’hybridité chez Chloé Delaume », Babel – Littératures plurielles, 33, 2016.

[5] Chloé Delaume, Corpus Simsi, Paris, Léo Scheer, 2003, p. 124.

[6] « Bio » sur le site de l’auteure, jusqu’à 2012.

[7] « Bio » sur le site de l’auteure de 2012 à 2014.

[8] Chloé Delaume, Une femme avec personne dedans, op. cit., p. 13.

[9] Chloé Delaume, « Exercice & définitions », dans Le roman, quelle invention ! Assises du roman 2008, Paris, Christian Bourgois, 2008 ; la pagination se réfère au fichier pdf téléchargeable sur le site de l’auteure ici, p. 1.

[10] Ibid.

[11] Ibid.

[12] Chloé Delaume & Jean-Charles Massera, « Pour nous en fait, écrire c’est pas… mais plutôt… et contrairement à ce qu’on pourrait penser… », TINA, 4, 2009, p. 118-133, p. 120.

[13] Id., p. 121.

[14] Chloé Delaume, « Exercice & définitions », loc. cit., p. 1.

[15] Id., p. 2.

[16] Ibid.

[17] Ibid.

[18] Ibid.

[19] Matteo Majorano, « Questions en attente », dans M. Majorano (dir.), Chercher la limite, Bari, Edizioni B. A. Graphis, 2008, p. xiii-xvii, p. xiii-xiv.

[20] Chloé Delaume, « Exercice & définitions », loc. cit., p. 2.

[21] Chloé Delaume & Jean-Charles Massera, « Pour nous en fait, écrire c’est pas… », loc. cit., p. 123.

[22] Id., p. 125.

[23] Id., p. 129.

[24] Id., p. 130.

[25] V. Marika Piva, « Autofiction e autocritique. L’io e il genere letterario nella letteratura francese contemporanea », dans A. Gullotta & F. Lazzarin (dir.), Scritture dell’io. Percorsi tra i generi autobiografici della letteratura europea contemporanea, Bologna, I libri di Emil, 2010, p. 13-29, en particulier p. 22-29.

[26] Chloé Delaume, Une femme avec personne dedans, op. cit., p. 138.

[27] Dans ce même roman elle se dit « figée parce qu’un jour définie, comme si ce n’était pas moi qui écrivais l’histoire » (Id., p. 82).

[28] Id., p. 138-139.

[29] A. Troin-Guis, « Une narrativisation singulière du féminisme : lecture de quelques œuvres de Chloé Delaume », Postures, critique littéraire, 15, 2012, p. 83-96, p. 86.

[30] Notamment à travers les outils méthodologiques que met en place Judith Butler pour critiquer la notion de genre sexuel. L’analyse mène à la conclusion que Chloé Delaume donne « à penser, de manière détournée, la condition de la femme dans la société ainsi que la notion de genre, qu’il soit sexuel ou littéraire », Id., p. 94.

[31] Ibid.

[32] Dominique Viart, « Les “Fictions critiques” dans la littérature contemporaine », dans Matteo Majorano (dir.), Le goût du roman, Bari, Edizioni B.A. Graphis, 2002, p. 30-46, p. 30-31.

[33] Id., p. 32.

[34] Id., p. 46.

[35] Dawn M. Cornelio, « Les limites de la narration minée dans Certainement pas de Chloé Delaume », Contemporary French and Francophone Studies, 13/4, 2009, p. 423-430, p. 425.

[36] Marie-Pascale Huglo, « L’art d’enchaîner : la fluidité dans le récit contemporain », Protée, 34/2-3, 2006, p. 127-137, p. 127.

[37] La porosité ne représente pas toujours un aspect positif, notamment en ce qui concerne les aspects corporels. Béatrice Jongy (« Les écorchées : Chloé Delaume et Filipa Melo », dans Hugues Marchal & Anne Simon (dir.), Projections : des organes hors du corps, www.epistemocritique.org, 2008, p. 71-79) fait remarquer « une inquiétante communication entre l’intérieur et l’extérieur » dans Le cri du sablier et, en soulignant les entorses grammaticales, la pauvreté de la ponctuation et les affirmations où l’auteure déclare avoir cherché « une langue aussi abîmée que le corps de l’enfant » et une écriture tissée de vers blancs qui « correspondent aux vers des cadavres parentaux », elle constate comment « le langage se modifie avec le corps » (p. 72 et 75).

[38] Marie-Pascale Huglo, « L’art d’enchaîner », loc. cit., p. 135.

[39] Evelyne Ledoux-Beaugrand, Imaginaires de la filiation. La mélancolisation du lien dans la littérature contemporaine des femmes, Thèse de l’Université de Montréal, 2010, p. 424.

[40] Selon Ledoux-Beaugrand, qui limite son analyse aux deux premiers romans de l’auteure, « l’énonciation a cessé de primer sur l’énoncé et ces modalités scripturaires que sont l’hybridité générique et l’expérimentation langagière cessent surtout d’être investies d’un sens guerrier et révolutionnaire » (Id., p. 426) ; pour Virginie Sauzon (« Le rire comme enjeu féministe : une lecture de l’humour dans Les mouflettes d’Atropos de Chloé Delaume et Baise-moi de Virginie Despentes », Recherches féministes, 25/ 2, 2012, p. 65-81) l’auteure a fondé sa révolte sur un rire grinçant et problématique qui correspond à une forme d’appropriation des codes des discours patriarcaux, psychanalytiques et religieux, mais la complexité narrative, l’éclatement du récit et la polyphonie rendent réductive une lecture militante de ses ouvrages.

[41] Evelyne Ledoux-Beaugrand, Imaginaires de la filiation, op. cit., p. 426.

[42] Julien Piat, L’Expérimentation syntaxique dans l’écriture du Nouveau Roman (Beckett, Pinget, Simon) Contribution à une histoire de la langue littéraire dans les années 1950, Paris, Champion, 2011, p. 9 et 10.

[43] Id., p. 13.

[44] Id., p. 14.

[45] Dawn M. Cornelio, « Les limites de la narration », loc. cit., p. 426.

[46] À titre d’exemple, Jean-Bernard Vray (« Chloé Delaume : la chanson revenante », Revue critique de fixxion contemporaine, 5, 2012, p. 32-40) s’adonne à l’analyse de l’utilisation de la chanson dans Dans ma maison sous terre en rappelant, une fois de plus, que l’écriture de l’auteure est caractérisée par l’intertextualité, la pratique du montage et l’intégration de la poésie. Le critique parle d’une « pratique de la référence hyper-allusive » qui requiert « un lecteur actif et coopératif » (p. 34).

[47] Chloé Delaume, Les mouflettes d’Atropos, [2000], Paris, Gallimard, « Folio », 2003, p. 167 et 168. Le célèbre magicien de la légende arthurienne revient dans Chanson de geste & Opinions (Vitry-sur-Seine, Mac/Val, 2007) où il délivre un indice pour trouver l’essence de PPP : aller chercher le fantôme d’Alexandre Lenoir (chapitre 2, « Ensuite » et chapitre 4 « Soudain » ; ici apparaît aussi la Dame du lac).

[48] Chloé Delaume, Le cri du sablier, [2001], Paris, Gallimard, « Folio », 2003, p. 110-111. Dans Chanson de geste & Opinions (op. cit.) le chevalier réapparaît : « Le malheureux faisait une crise de nerfs devant Le Pot doré de Jean-Pierre Raynaud, il avait eu un mal de chien à s’infiltrer dans une faille spatio-temporelle, c’était toujours pas le Graal, il en avait ras le bol » (chapitre 9 « Résolution », n.p.).

[49] Chloé Delaume, La dernière fille avant la guerre, Paris, Naïve, 2007, p. 42 ; le corps mineur de la police d’écriture identifie dans ce chapitre la voix de Chloé Delaume alors que la narratrice principale est Anne, l’ancien Je dont le personnage de fiction Chloé Delaume a pris possession.

[50] Chloé Delaume, Chanson de geste & Opinions, op. cit., chapitre 1 « Situation initiale », n.p.

[51] Référence au film d’anticipation de Richard Fleisher, Soylent Green, 1973.

[52] De façon similaire, la première halte du duc d’Auge dans sa quête est « aux portes du royaume, [dans] une taverne pittoresque où se buvait du cidre devant un spectacle de travestis » (chapitre 3 « Juste avant », n.p.), ce qui n’est pas sans rappeler une scène du film d’animation Shrek 2 (DreamWorks, 2004), une parodie parfois féroce des contes de fées.

[53] Dans « Je désire que Madame soit belle » (« Vu à la Télé », rubrique de Le Matricule des Anges, 2006), idée qui est développée dans J’habite dans la télévision (pièce 23/27 Du programme de la téléréalité comme narration soumise aux principes de Vladimir Propp : étude du personnage du candidat gagnant) à propos du programme Star Academy auquel l’auteure applique les 31 fonctions de la morphologie en citant un ouvrage fictif de Clotilde Mélisse ayant pour titre Morphologie de la Star Academy (Chloé Delaume, J’habite dans la télévision, [2006], Paris, J’ai lu, 2008, p. 132).

[54] V. à ce propos Marika Piva, Nimphaea in fabula. Le bouquet d’histoires de Chloé Delaume, Passignano sul Trasimeno, Aguaplano, 2012, p. 36-38.

[55] V., entre autres, David Herman (dir.), Narrative Theory and the Cognitive Sciences, Chicago, University of Chicago Press, 2003. Comme le résume bien Anatole-Pierre Fuksas (« Selezionismo e Conjointure », dans A. Abruzzese & I. Pezzini (dir.), Dal romanzo alle reti: soggetti e territori della grande narrazione moderna, Torino, Testo & Immagine, 2004, p. 152-184, p. 152-154), il y a trois types de modèles : le système basé sur des procédés génératifs top-down où le récit, régi par des relations sémantiques et par des combinaisons d’inférence syntaxique, est l’effet de mécanismes déductifs ; le modèle bottom-up selon lequel le récit s’organise dans une série causale selon des mécanismes analogiques ; l’approche considérant la narration comme un réseau de relations causales où les éléments du discours relèvent aussi d’une co-dépendance au niveau logique. On reprend la conclusion du critique sur la matrice commune de l’identification d’universels du discours narratif (p. 154).

[56] V. Marika Piva, Nimphaea in fabula, op. cit., p. 121-126.

[57] V. Marika Piva, Le système binaire en fluctuation : la mise en fiction des sentiments chez Chloé Delaume, dans Matteo Majorano (dir.), La giostra dei sentimenti, Macerata, Quodlibet, 2015, p. 215-233.

[58] Pour revenir à la matière chevaleresque, si les textes arthuriens ont été souvent qualifiés d’assemblages incohérents d’épisodes, c’est parce qu’on n’a pas reconnu la cohérence de ce « vaste système de symétries, de réitérations, d’oppositions et de renversements » (Anita Guerreau-Jalabert, « Romans de Chrétien de Troyes et contes folkloriques. Rapprochements et observations théoriques », Romania, 104, 1993, p. 1-48, p. 21). C’est donc grâce à la conjointure que la matière devient roman chez Chrétien de Troye suite à une dispositio basée sur des associations de caractère analogique demandant un déchiffrage. Cette nécessité d’un décryptage en écho des structures de forme et des structures de sens s’adapte bien à l’œuvre de Chloé Delaume où la conjoncture joue un rôle central et mériterait une analyse systématique.

[59] Sur l’iconicity assumption v., entre autres, Suzanne Fleischman, Tense and narrativity. From Medieval Performance to Modern Fiction, Austin, University of Texas Press, 1990.

[60] Chloé Delaume, Une femme avec personne dedans, op. cit., p. 113.

[61] Ibid.

[62] Chloé Delaume, Certainement pas, Paris, Verticales, 2004, p. 145-148, 152, 296-299.

[63] Chloé Delaume, La nuit je suis Buffy Summers, Maisons-Alfort, èRe, 2007, p. 13.

[64] Id., p. 17.

[65] V. Marika Piva, Nimphæa in fabula, op. cit., p. 46-52.

[66] Chloé Delaume, Une personne avec personne dedans, op. cit., p. 139-140.

[67] Id., p. 139.

[68] Jean Chevalier & Alain Gheerbrant, Dictionnaire des Symboles [1969], Paris, Robert Laffont, 1982, p. 175.

[69] Ce refus de la rigidité concerne aussi et surtout le Moi : « Des Moi monolithiques, pas la moindre scission, des personnalités sans troubles, stables, solides, dans l’incapacité de percevoir les efforts inouïs fournis au quotidien par le psychotique lambda, juste pour apprivoiser et maîtriser ses flux. Elle était étrangère en leur terre normative, restait fidèle au peuple des pyjamas bleus », Une femme avec personne dedans, op. cit., p. 60. Comme le dit son partenaire Daniel Schneidermann, « ce qui est bouleversant, […] c’est cette tentative permanente de faire cohabiter la reine et la pétasse, la petite fille et la terroriste palestinienne, la funambule et l’épouse attentionnée. Et la bonne harmonie qu’elle parvient à maintenir, entre tous ces sous-personnages », Chloé Delaume & Daniel Schneidermann, Où le sang nous appelle, Paris, Seuil, 2013, p. 39.

Auteur

Marika Piva est maître de conférences HDR en littérature française à l’Université de Padoue. Spécialiste de Chateaubriand (Memorie di seconda mano. La citazione nei Mémoires d’outre-tombe di Chateaubriand, 2008 ; Chateaubriand face aux traditions, 2013), elle est membre d’un groupe de recherche sur les littératures européennes de l’extrême contemporain. Elle est l’auteur d’une monographie sur Chloé Delaume (Nimphaea in fabula. Le bouquet d’histoires de Chloé Delaume, 2013) et de sa première traduction en italien (Narciso e i suoi spilli / Il lutto delle due sillabe, 2016). Elle s’intéresse notamment à l’hybridation des genres, aux écritures du Je et à la réécriture des contes de fées.

Copyright

Tous droits réservés.