Soupault tel qu’en lui-même

Résumé

Dès les années 50, l’activité radiophonique de Philippe Soupault est multiple : reporter, producteur d’émissions consacrées à la poésie, au théâtre, entretiens. Cette diversité s’inscrit dans un itinéraire personnel biographique. Dans une fidélité constante à Dada, il se fait le défenseur d’une poésie populaire et spontanée et œuvre pour sortir la poésie du livre et en faire un spectacle vivant. La radio lui offre aussi la possibilité de trouver pour sa propre poésie des chemins nouveaux. À partir des années 70, entretiens et témoignages sur le Surréalisme enferment le poète dans la réitération du geste autobiographique et testimonial. Ainsi le même imaginaire est-il à l’œuvre dans les radios et dans l’œuvre écrite : à la liberté absolue, à l’inventivité s’oppose l’enkystement de la mémoire. Son passage à la radio épouse son passage dans la littérature : celui d’un créateur qui peine à effacer la trace qu’il laisse.


Since the 1950’s, Philippe Soupault’s activity on the radio has been very diverse : reporter and producer of broadcasts dedicated to poetry, theatre or interviews. This diversity falls within a personal biographical history. Constantly faithful to Dada, he becomes the defender of popular and unprompted poetry and strives to bring poetry out of the books and to turn it into a living show. The radio also gives him the opportunity to find new paths for his own poetry. From the 1970’s, interviews and personal stories on Surrealism confines the poet to the repetition of autobiographical and testimonial gesture. So, the same imagination is operating on the radio and in written work : absolute freedom and inventiveness is in contradiction with memory encapsulation. His radio journey fits closely with his literary journey : one of a creator who is struggling to erase the traces left behind.


Texte intégral

Multiplicité, diversité et vitalité : voilà les termes qui s’imposent pour caractériser l’œuvre radiophonique de Soupault. Si l’on n’en finit pas de retrouver ses textes – on sait qu’il n’est pas un collectionneur et qu’il essaime ses productions sans aucune volonté de thésaurisation – on est aussi abasourdi quand on se retrouve devant l’écran de l’Ina qui propose le recensement des interventions de Soupault à la radio et à la télévision : un vertige ! Reporter, producteur d’émissions de théâtre et de poésie, créateur d’œuvres radiophoniques, acteur et témoin de la vie littéraire, Soupault a endossé toutes les tenues.

Ce rendez-vous avec la radio n’est pas une surprise : il s’inscrit dans un itinéraire personnel biographique, dans la continuité logique d’une activité journalistique qui, aux temps splendides du Surréalisme, l’a déjà placé dans les marges. Il s’encadre dans une époque, celle des grandes heures poétiques de la radio, et plus profondément entre en écho avec l’imaginaire du créateur.

Cette relation avec la radio a ses périodes de bonheur, ses creux, ses ruptures et ses abandons. Si la radio offre à l’œuvre de Soupault la possibilité d’une régénération, ne va-t-elle pas aussi la piéger en l’enfermant dans une obligation de fidélité qui lui est mal conforme ? Ou bien Soupault déjoue-t-il le jeu de la radio avec malice ? « Quel est celui d’entre vous / qui rira le dernier » nous demande Soupault dans le poème « Ronde [1] ». Et c’est peut-être lui.

Je vous propose, pour ce jeu de barbichette, quelques éclairages sur des formes différentes de son activité radiophonique au gré de mes propres plaisirs.

1. J’ai rendez-vous avec vous

L’activité radiophonique de Soupault commence avant la deuxième guerre. Dès 1936, son ami Pierre Brossolette lui propose d’assurer la chronique des lettres à la radio Paris-PTT [2]. En 1938 sa démission du journal Excelsior signe la fin de la période des grands reportages écrits ; désormais il abandonnera le stylo du journaliste pour le micro. En mars 1938, Brossolette suggère à Léon Blum la candidature de Soupault pour diriger une nouvelle station de radio à Tunis, destinée à combattre l’influence des radios italiennes mussoliniennes [3]. Radio Tunis est inaugurée le 13 octobre 1938. En juin 1940, les difficultés commencent pour Soupault. Il est limogé en décembre 1940, arrêté pour haute trahison et emprisonné le 12 mars 1942. À Tunis, il écoute Radio Londres et l’importance de la voix radiophonique éclate dans le poème « Ode à Londres [4] » :

Nous étions bâillonnés avec de la boue et des immondices […]

Cette nuit Londres est bombardée pour la centième fois

Une voix s’élevait c’était le cri espéré

Nous étions bâillonnés avec de la boue et des immondices […]

Cette nuit Londres est bombardée pour la centième fois

Une voix s’élevait c’était le cri espéré

Soupault célèbre la voix qui unit les hommes, qui repousse l’angoisse, qui brise la peur, la voix humaine qui recouvre le fracas des bombes. Et il s’embarque dans ce nouveau média avec la ferveur qu’il met à toutes ses activités. Cependant, en dépit de quelques « sketches radiophoniques », comme il les intitule lui-même, dans lesquels il s’engage contre la dictature (je pense aux Moissonneurs ou à Tous ensemble au bout du monde), sa voix sert surtout des combats poétiques et littéraires.

Après son séjour à New York, Soupault rentre à Paris le 8 octobre 1945 ; c’est une période difficile où il lui semble que le monde ancien a disparu. Il exprime son désarroi dans Journal d’un fantôme en 1946. Aussi accepte-t-il, fin 1946, la direction des émissions en langues étrangères à la RDF, qu’il occupe six mois. Mais c’est surtout à partir des années 1950 que se développe l’essentiel de ses activités radiophoniques, autant dans le domaine théâtral que poétique.

Cette activité radiophonique de Soupault prolonge donc naturellement son activité de reporter dans la presse écrite, à un moment de difficultés tant financières que personnelles. Elle s’inscrit également dans une période de pleine croissance pour la radio et de pleine créativité pour les émissions culturelles. Soupault a toujours été un homme dans son siècle, prenant sur le vif toutes les modernités ; il ne pouvait manquer le rendez-vous avec la radio.

Cette rencontre est d’autant plus naturelle qu’elle correspond chez lui à une forme de sensibilité, d’imaginaire. L’écrivain est sensible aux séductions de la mobilité, de l’instantané. Il n’aime pas s’attarder, corrige peu ses brouillons, et trouve dans l’automatisme et le jaillissement de la pensée ses plus grands bonheurs de poète. Il y a toujours eu en lui la nostalgie de Dada ; il n’est pas un méticuleux qui remet cent fois son travail sur le métier. Certes, la radio peut requérir un travail de longue haleine, et Soupault préparait sérieusement ses émissions, mais il y a dans le caractère éphémère de la radio quelque chose qui, sans aucun doute, ne manquait pas de le séduire. La radio n’autorise ni les remords, ni les retours en arrière, or Soupault n’aime pas remettre les pas dans les pas, bien qu’il le fasse très souvent ! Je dirai donc qu’il est un radiophile poétiquement programmé.

Je me suis promenée dans l’immensité de cette production et j’ai choisi d’éclairer ce qui m’est apparu comme le plus révélateur de l’imaginaire de l’écrivain, en me demandant dans quelle mesure le travail radiophonique était un prolongement de l’œuvre écrite et/ou ouvrait de nouveaux horizons. Vaste programme pour lequel je ne puis ouvrir que quelques pistes !

2. Soupault, le passeur de poésie

Soupault à la radio est un inlassable défenseur d’une poésie populaire au meilleur sens du terme. Il développe avec une ardeur incroyable sa conception de la poésie et la mise en acte de cette conception : poésie insolite, poésie spontanée, poésie pour tous. Ne pas séparer la poésie de la vie, ne pas cantonner la poésie dans des livres, mais la faire vivre au quotidien, dans un jaillissement toujours renouvelé, tel est son Graal.

Il est le producteur pendant une dizaine d’années avec Jean Chouquet d’émissions qui, pour certaines, ont eu un fort succès, en particulier, Prenez garde à la poésie de 1954 à 1956, sur la Chaîne nationale. Ce travail de passeur de poésie, Soupault le poursuivra avec les séries Faites vous-même votre anthologie en 1955-1956, Poètes à vos luths en 1956-1957, Poésie à quatre voix en 1957-1958, Comptines en 1957-1959, Poètes oubliés, amis inconnus en 1959-1961, Proverbes et dictons en 1959-1962, puis Vive la poésie (1962-1965) et Midis de la poésie (1961-1968).

Sa première intention est de sortir la poésie du livre pour qu’elle devienne un spectacle vivant. L’émission Prenez garde à la poésie est préparée sur un canevas proposé en alternance par Chouquet et Soupault pour le choix des textes, des interprètes, des musiques. Elle est enregistrée au théâtre Gramont. La présence constante de l’humour est assurée par Jean Poiret et Michel Serrault (qui, sous le nom de Stéphane Brineville, incarne un poète médiocre, vaniteux et niais) ; on entend le public rire aux éclats aux échanges souvent enlevés des duettistes. Le rythme de ces spectacles poétiques qui durent plus d’une heure est rapide, alternant sketchs, poèmes mis en musique, et chansons. Le rôle du public est essentiel. La série Poètes à vos luths m’est apparue moins créative. Est-ce parce que le public a disparu ? Face à un micro, qui élimine la présence du destinataire, l’échange Poiret/Serrault perd en panache et en dynamisme. Les querelles simulées des humoristes, où l’un défend la poésie classique et l’autre la poésie moderne, semblent parfois bien artificielles. En fait, la théâtralisation du débat a besoin de la scène pour donner toute sa vitalité.

La place de la chanson dans Prenez garde à la poésie est essentielle et l’on retrouve là le goût de Soupault pour la chanson, capable, comme il l’indique dans la préface de son recueil de poèmes Chansons, de réunir des gens de milieux, de nationalités ou de sensibilités différentes. Dans toutes les émissions, qu’elles soient en public ou en studio, musique et chansons se taillent la part du lion. Si une partie des poèmes est dite par de grands comédiens ‒ Jacques Dufilho, Raymond Devos, François Périer, Michel Bouquet, Roger Blin, Louis de Funès, Suzanne Flon pour n’en citer que quelques-uns ‒, beaucoup sont chantés par des poètes de la chanson : Charles Trenet (dont « L’âme des poètes » sert d’indicatif à l’émission Prenez garde à la poésie), Leo Ferré, Guy Béart, Félix Leclerc, Georges Moustaki, Pierre Perret, Serge Reggiani… Les interprètes populaires de l’époque sont évidemment conviés : Denise Benoît, Cora Vaucaire, Germaine Montero, Catherine Sauvage par exemple. Le principe est toujours le même : accorder à la poésie la plus large visibilité possible, la faire entendre, la faire vibrer sur des accords musicaux, ou, quand il s’agit de lectures de poèmes, donner au langage la puissance qu’il perd dans une lecture silencieuse.

Particulièrement remarquable est l’éclectisme des choix de Soupault. Des poètes de toutes les époques et de toutes les écoles sont conviés. Certes, une grande place est donnée à la poésie contemporaine : Apollinaire, Claudel, Cendrars, Carco, Michaux, les surréalistes… Mais Soupault n’écarte jamais la poésie classique ou populaire : « La belle si tu voulais » fait bon ménage avec « L’émigrant de Lander Road ». Seuls sont écartés les symbolistes, François Coppée ou Sully Prudhomme, dont Poiret et Serrault font des parodies humoristiques. Et quand Soupault, dans Faites vous-même votre anthologie, sollicite la participation des auditeurs ‒ concept dont les heures de gloire ne sont pas terminées ‒ on est surpris par le résultat : un poète surréaliste réalise cinquante et une émissions de 25 minutes où Ronsard, La Fontaine, Verlaine ou Hugo tiennent le haut du pavé. Le principe est le même pour la série Comptines dans laquelle Soupault, qui présente l’émission, fait appel à des auditeurs de toute la France.

La présence de Soupault dans ces émissions dont il est le producteur est variable. Il ne prend pas le micro dans Prenez garde à la poésie, présente la série Comptines. Dans Poètes à vos luths, il se prête parfois à l’exercice de l’entretien: dans l’émission diffusée le 30 octobre 1956 par exemple, il répond à un jet de questions très variées posées par André Frédérique et en profite pour faire une parodie ‒ assez inquiétante pour nous ‒ de la critique universitaire qui l’agace prodigieusement. De manière générale, il se fait le chantre d’une poésie spontanée, à l’écoute du merveilleux, proche de l’oralité, et surtout en dehors des conventions. L’anticonformisme, la recherche d’une forme de liberté le conduisent à n’exclure aucune forme de talent. Pour lui, qui est « né pour être poète », la poésie est un mode de vie, une façon d’être au monde, le souffle même de la vie.

Je voudrais maintenant envisager le rôle de la radio dans l’évolution de sa propre œuvre : comment la radio lui permet-elle de tisser de nouveaux chemins dans sa propre création ?

3. Les nouveaux chemins de la création

L’œuvre de Soupault est mise en ondes de façon multiple et diverse. Adaptations théâtrales, adaptations musicales de ses poèmes, lectures, commentaires foisonnent entre les années 1950 et 1965. Je prendrai pour exemple de la créativité du poète à la radio les émissions consacrées aux Chansons.

Ces six émissions de 20 minutes diffusées du 30 mars au 4 mai 1952 sont produites par Chouquet au Club d’Essai sur une suggestion de Tardieu. Elles sont enregistrées en studio. Chose rare, l’émission est vraiment centrée sur la poésie de Soupault, et sans l’intermédiaire d’un journaliste qui, comme à l’accoutumée, viendrait demander à Soupault son point de vue sur le Surréalisme [5]. Dans « Chansons d’écrivains », Soupault est seul face au micro et se pose/s’expose en individu et en poète. « Je m’appelle Philippe Soupault » déclare-t-il pour introduire et signer l’émission. L’ouverture de l’émission nous rappelle étrangement la clôture du grand poème « Westwego [6] », poème de l’affirmation de l’identité :

et moi le premier ce matin
je dis quand même
Bonjour
Philippe Soupault

Il n’évoquera le Surréalisme qu’à la toute fin de la dernière émission avec sa fausse modestie coutumière : « Je ne veux pas de ce mot pour excuser mes chansons. »

À travers le fil biographique, il évoque son imaginaire d’enfant, qui, on le sait, est à l’origine de nombreuses comptines, puis dans la deuxième émission les interdits d’une enfance bourgeoise, la rigidité d’une famille qui voit d’un mauvais œil sa vocation de poète. Dans la troisième émission, son amour des femmes, tissé de bonheurs et de regrets. Dans la dernière émission où il est « arrivé au bout de son rouleau » (dit-il non sans malice), il fait un bilan de sa vie où se mêlent la tendresse, la mélancolie, et la révolte. Cette biographie intérieure accorde peu de place à des analyses circonstancielles. C’est le chemin d’un homme qui avec lucidité, humour et une certaine forme de mélancolie entreprend de retourner sur ses pas.

Deux choses sont tout à fait surprenantes : premièrement la lecture des poèmes ou leur mise en musique sont insérées dans un discours explicatif, presque illustratif dans lequel Soupault explique la genèse de ses poèmes. Le commentaire est fait d’une voix sérieuse, sobre et claire, parfois passionnée et lyrique. L’ensemble prend la forme d’un journal intérieur à rebours. D’autre part, c’est un recueil différent qui se recompose, non pas sous nos yeux, mais à nos oreilles. En effet le volume Chansons est classé par périodes et suit la chronologie de l’écriture : Premières chansons (1920), Chansons des buses et des rois (1921-1937), L’arme secrète (1942-1944), Chansons du jour et de la nuit (1947), Chansons vécues (1948-1949). Mais dans sa présentation radiophonique, Soupault déplace les poèmes, insérant par exemple dans l’évocation de l’enfance un poème datant de 1942, ou même l’un de ses derniers poèmes. De même le poème « Georgia », qui est le deuxième poème du recueil écrit, ferme l’émission ; les exemples de déplacement sont multiples. Je n’en ferai ici ni le relevé ni l’analyse, mais simplement soulignerai que l’émission de radio offre quasiment à Soupault l’occasion d’une composition nouvelle. Il rassemble les poèmes par thème biographique (l’enfant, l’adolescent, les femmes), alors qu’à l’accoutumée, ses recueils tracent plutôt les oscillations intérieures du poète sans souci de lien thématique et encore moins de composition d’ensemble.

L’émission de radio donne alors à sa poésie quelque chose de réglé et de presque rigoureux qui étonne. Un sens de lecture est proposé ; non seulement cette direction biographique, mais aussi le sens déjà d’un bilan. C’est donc à la fois une création neuve mais aussi une œuvre moins ouverte, recomposée pour l’impératif de la transmission radiophonique et passée par le filtre organisateur d’une conscience qui revient sur elle-même.

Les musiques sont composées par André Popp, Pierre Devevey, Christiane Verger, Jean Wiener et Pierre Billard. « Les poèmes de Philippe épousèrent les rythmes musicaux de l’époque » dit Jean Chouquet dans les Cahiers Philippe Soupault [7]. La lecture ou la mise en musique des poèmes mettent en valeur les sons et les rythmes, en rehaussant un aspect essentiel de sa poétique. Soupault en effet n’a de cesse de répéter que le poème s’impose à lui d’abord par un rythme. Il le rappelle d’ailleurs dans l’avertissement du recueil Chansons :

Je me réveillais chaque nuit vers trois heures du matin, quelquefois un peu plus tard. Si j’en avais le goût et le courage (ce qui dépendait, je crois, de ma fatigue) je pouvais noter ce que je considère comme une chanson que j’entendais assez distinctement m’être dictée [8].

Et dans Essai sur la poésie : « Ce qu’il importe de noter, ce n’est pas la valeur poétique plus ou moins grande des chansons mais leur tonalité, leur allure [9]. » La mise en musique des poèmes rehausse leur mélancolie, leur caractère insolite ou leur gaieté et elle donne incontestablement de la force aux poèmes. Ces poèmes de Soupault qui sont parfois murmures ou caresses, qui coulent et jouent de leur propre effacement, s’ancrent dans la musique avec des interprètes aux voix rauques, puissantes ou chaleureuses. La poésie de Soupault prend corps, elle se densifie, prend même parfois une certaine pesanteur dans les voix de Mouloudji, de Catherine Sauvage ou de Denise Benoît.

Pourtant ces poèmes ne sont pas toujours aisés à mettre en musique. L’identité générique est mise à mal chez Soupault : poèmes, poésies, chansons ? Je voudrais rapprocher ici deux remarques; l’une de Laurent Flieder prise dans la conclusion d’une intervention au colloque de Cerisy-la-Salle consacré à Soupault en 1997 :

De la chanson, Soupault reprend l’apparence, le vêtement. Certainement pas les codes, puisqu’il y exerce au contraire tous les dérapages : surplus d’images, absence de régularité strophique et rimique, hétérogénéité des tons, des niveaux de langue, des univers et des références. Il ne respecte aucun des critères « pédagogiques » auxquels le genre doit son universel succès [10].

L’autre est de Jean Chouquet dans les Cahiers Philippe Soupault :

Les musiciens prirent un temps très long pour composer, plusieurs mois souvent. Ils n’étaient pas d’accord pour « musiquer » les textes que Philippe et moi leur avions confiés. Ils ne les inspiraient pas. Alors, ou bien ils s’échangeaient leurs textes, ou bien ils nous en demandaient d’autres [11] !

Ainsi, l’indistinction générique semble être un obstacle à la composition musicale et surtout elle laisse à Soupault le statut d’inclassable qui est, pour lui, le meilleur envers de la gloire.

Néanmoins, la radio offre à l’œuvre poétique de Soupault la possibilité de s’exposer à un public d’amateurs avertis. Dans de très nombreuses émissions, sa poésie est reprise, mise en musique, chantée, multipliée par les voix d’interprètes talentueux, jusqu’à des périodes récentes puisque France Culture, dans ses Nuits, a repris certaines parties de ces contributions. L’œuvre est considérée pour elle-même, diffusée, fredonnée et quelques émissions de télévision de haute qualité poursuivront ce travail. Je pense en particulier à l’émission « Plain Chant » qu’Hélène Martin consacre le 3 décembre 1972 aux Chansons.

Pour conclure ce volet, on peut suggérer que la mise en voix radiophonique offre à la poésie de Soupault un ancrage dans la matière, une forme de solidification du mouvement incessant du verbe poétique, et donc un chemin un peu différent de celui du stylo, moins gambadant sans doute, moins aérien, mais plus tracé, avec des marques de peinture pour guider l’auditeur.

En revanche, les nombreux entretiens qu’il a accordés sont loin de jouer le même rôle : en un mot Soupault est-il une victime consentante d’une momification dans le rôle de témoin du Surréalisme ?

4. Séductions et malices de l’âge

Soupault reste dans les entretiens un merveilleux passeur de poésie. J’en prends pour exemple un dialogue tout à fait étonnant avec Ribemont-Dessaignes, dans deux émissions de la RTF, l’une du 14 avril 1958 (émission « Les pouvoirs de la connaissance »), l’autre du 29 mai 1961 (émission « Culture et destin »). Ribemont-Dessaignes félicite Soupault d’avoir su utiliser la radio comme nouveau moyen de détection de la poésie. Face à son intervieweur accablé qui constate la mort définitive de l’esprit dada et l’effondrement de l’intérêt pour la poésie, le poète s’engage dans un credo enthousiaste célébrant ses possibilités vertigineuses. Á son ami qui traite la poésie contemporaine de « paravent transparent », Soupault rétorque d’une voix vibrante que la poésie est notre seule façon de nous libérer du quotidien, de nous échapper ; il fait la distinction entre la superstition religieuse qu’il juge dangereuse et la poésie qui comble notre soif éperdue d’irrationnel. Il évoque même Lourdes : en quelque sorte, c’est Lourdes ou la poésie ! Je cite un Soupault lyrique :

Je ne crois pas que l’humanité puisse se passer de la poésie. La poésie est un pouvoir. La poésie est sublimation; c’est le véritable pouvoir de la connaissance et la possibilité de sortir de la facilité de la logique.

Être poète est donc pour lui accéder à un autre niveau de la connaissance et l’on peut associer poésie et science dans la recherche de l’inconnu. Une des erreurs du Surréalisme, dit-il, a été de se détourner de l’esprit de recherche par la moralisation et la politisation du mouvement. Á un Ribemont-Dessaignes quasi désespéré qui se lamente sur l’état de la culture (« […] ne restent que le vide, le néant dont se gargarise la culture moderne »), il oppose la poésie comme mode de vie et d’être au monde. C’est une attitude généreuse, sans doute idéaliste, dont jamais il ne se départira dans ses entretiens. La voix de Soupault va s’érailler au fil des années, mais le discours ne vieillira pas.

Cependant, si l’on compare les grands entretiens accordé jusqu’en 1965 à ceux de la dernière période, disons 1970-1990, on se rend compte que Soupault s’enferme dans le rôle de témoin de Dada et du Surréalisme et dans la réitération du geste autobiographique.

Du 22 octobre 1963 au 30 juin 1964, Luc Bérimont réalise avec lui sur France Inter une série de 35 émissions : « Nos quatre cents coups : entretiens avec Philippe Soupault ». C’est l’occasion pour Soupault d’évoquer son esprit de révolte, son insoumission à l’école, sa fierté d’être un cancre, son refus viscéral de la réussite sociale, et bien sûr de mettre en valeur l’évidence de sa rencontre avec Dada et le Surréalisme. Son discours est truffé d’anecdotes et de portraits ‒ Apollinaire, Reverdy, Rigaut, Roussel, Breton ‒, faisant renaître la vie littéraire de l’époque dans un souci mémoriel.

Soupault est un remarquable conteur. Usant de façon naturelle, des modes de théâtralisation et de dramatisation du récit, il annonce son anecdote par une mise en bouche : « Je vais vous raconter quelque chose » ou bien il retarde l’élément important pour mieux le faire savourer (par exemple le nom de Tzara, avant d’indiquer qu’il est le plus habile pour provoquer le scandale). Il parsème le discours de formules pour relancer le récit ( « Vous ne perdez rien pour attendre »), ou de superlatifs pour marquer son assentiment et donner de la force aux propos : « remarquable, le plus effroyable, une idée de génie, un répertoire incroyable, un sens de l’humour extraordinaire, un jeu diabolique, des questions terriblement indiscrètes »… Il s’exprime avec élégance, raffinement et courtoisie. Sa voix suit les méandres de l’expression des sentiments, tantôt nostalgique, tantôt révoltée.

Les entretiens sont organisés avec rigueur, sans beaucoup de fantaisie. Les questions de Bérimont servent à relancer un dialogue visiblement préparé à l’avance ou à remettre parfois dans les rails un Soupault facétieux qui s’égare parfois. Il évoque avec une voix malicieuse les scandales de Dada : « Je vous jure, Luc Bérimont, un beefsteak sur la figure, ça fait très mal ! » Il rit quand il évoque Raymond Roussel qui achète une paire de chaussettes neuves chaque jour pour ne jamais porter deux fois la même et c’est Bérimont qui essaie de le ramener à plus de sérieux : « Parlez-moi de l’œuvre littéraire de Raymond Roussel. »

Les emplois du je et du nous s’entremêlent constamment, abolissant les frontières mal définies entre la remémoration personnelle et la conscience du groupe : mémoire d’un homme, mémoire d’une génération, mémoire d’une aventure collective, mémoire d’un poète, l’entretien charrie sans distinction générique les souvenirs de Soupault.

Cette indétermination va jouer en sa défaveur : au fil des années, la voix de Soupault sur les ondes deviendra celle du témoin des grandes heures du Surréalisme, recouvrant celle du poète et du créateur. La publication des Mémoires de l’oubli en 1981 et 1986 [12] et la disparition progressive des grands acteurs du Surréalisme encouragent ce déplacement de la création à la réitération du geste testimonial. Inlassablement, on assiste au retour des anecdotes qui ont fondé le Surréalisme et qui vont générer la propre mythologie de Soupault : la découverte de Lautréamont, la rencontre décisive avec Apollinaire, les folles années de Dada, l’exclusion du mouvement surréaliste, l’animosité envers Cocteau, etc… Le mythe se solidifie et s’enkyste, au point qu’il faudra des émissions pour sortir l’œuvre de l’oubli.

Dès 1975, les entretiens avec Bernard Delvaille, cinq émissions de 28mn diffusées sur France Culture, s’ouvrent sur le rappel des propos d’Aragon dans Les Lettres françaises en 1968 : « Qui se souvient de ce poète appelé Philippe Soupault qui a tout fait pour se faire oublier comme d’autres se font pardonner [13] ? » Le ton est donné : désormais on assiste à une entreprise de « dépotage » de l’œuvre ‒ pour emprunter une métaphore jardinière. Quand, par exemple, l’émission « Nos quatre cents coups » est rediffusée en 1997 sur France Culture dans la série Grands entretiens, le sous-titre est révélateur : « L’œuvre oubliée sous le nom ».

Quel est le rôle de Soupault dans cette « mythification » ? Soupault le raté, Soupault le faux modeste et le vrai orgueilleux, Soupault le plus pur des surréalistes : il endosse avec bonne grâce les images qu’on lui accroche et joue parfaitement son rôle. Mais ne soyons pas dupes ! Par sa malice constante, par la séduction qu’il exerce sur l’auditeur ou le spectateur (je pense en particulier aux entretiens télévisés de Bertrand Tavernier [14]), il retourne le gant et fait un pied de nez à ceux qui veulent le cantonner dans l’image du grand poète dont il faut déterrer l’œuvre avant même que le poète ne soit enterré. Il refuse d’être statufié de son vivant et désagrège avant sa mort la statue qu’on veut lui ériger pour le faire rentrer dans le rang des conformismes. « Rira bien qui rira le dernier » !

Ainsi, l’œuvre radiophonique s’inscrit dans la continuité qui s’exerce entre poésie, critique et romans. L’activité radiophonique me semble un prolongement de l’œuvre dans ses fulgurances et dans ses piétinements, dans ses trouvailles libertaires et dans ses redites obsessionnelles. D’une part, une forme d’enkystement du souvenir, de retour sur des moments clés qui alourdissent la mémoire ; d’autre part une liberté absolue, une inventivité inséparable de la spontanéité, une évasion perpétuelle du statut qu’autrui voudrait lui assigner. La tentation du silence qui hante l’œuvre et qui aurait pu faire taire sa voix s’est finalement transmuée en auto-ironie. Son passage à la radio épouse son passage dans la littérature : celui d’un créateur qui peine à effacer la trace qu’il laisse. Et c’est un plaisir de pouvoir apporter une contestation aux propos de Soupault dans Mémoires de l’oubli : « Mais la radio ne laisse pas de traces. C’est la voix des fantômes. Autant en emportent les ondes… [15] » Eh bien ! si, Philippe Soupault, la radio laisse des traces !

Notes

[1] Chansons, Lausanne, Eynard, 1949, p. 200.

[2] Bernard Morlino, Qui êtes-vous Philippe Soupault ?, Paris, La Manufacture, 1987, p. 205.

[3] Béatrice Mousli, Philippe Soupault, Paris, Flammarion, « Grandes biographies », 2010, p. 301.

[4] Poèmes et Poésies, Paris, Grasset, « Les Cahiers rouges », 1987, p. 145. Poème publié en revue dans Fontaine en 1943.

[5] V. par exemple deux émissions de la même époque saluant la parution du recueil Chansons chez Eynard en 1949 : « Le goût des livres » d’Étienne Lalou (sans l’auteur) et « Qui êtes-vous Philippe Soupault » d’André Gillois (3 décembre 1950). « Philippe Soupault est-il passé du Surréalisme aux chansonnettes ? » demande Lalou de façon quelque peu ironique après sa présentation du recueil. « Philippe Soupault, signeriez-vous encore aujourd’hui le Manifeste du Surréalisme ? » demande de son côté André Gillois.

[6] « Westwego » (1922), Poèmes et Poésies, Paris, Grasset, 1987, « Les Cahiers rouges », p. 33.

[7] « Mes belles années de Radio-Poésie en compagnie de Philippe Soupault », Cahiers Philippe Soupault, n°2, mars 1997, p. 194.

[8] Chansons, op. cit., p. 20.

[9] Essai sur la poésie, Lausanne, Eynard, 1950, rééd. in Poèmes retrouvés, Paris, Lachenal & Ritter, 1982, p. 117.

[10] Laurent Flieder, « Chansons, poèmes, poésies, le “comme si” et le “pas tout à fait” », in Présence de Philippe Soupault, Myriam Boucharenc et Claude Leroy (dir.), Caen, Presses Universitaires de Caen, 1999, p. 64.

[11] « Mes belles années de Radio-Poésie en compagnie de Philippe Soupault », op. cit., p. 195.

[12] Mémoires de l’oubli, 1914-1923, Paris, Lachenal & Ritter, 1981 ; Mémoires de l’oubli, 1923-1926, Paris, Lachenal & Ritter, 1986 ; Mémoires de l’oubli, 1897-1927, Paris, Lachenal & Ritter, 1986.

[13] Aragon, « L’Homme coupé en deux, un commentaire d’Aragon en marge des Champs magnétiques », Les Lettres françaises, 9-14 mai 1968.

[14] Entretiens avec Philippe Soupault, interrogé par Jean Aurenche, trois cassettes vidéo de Bertrand Tavernier, « Témoins », 1984.

[15] Mémoires de l’oubli, I, op. cit. , p 212.

Auteur

Sylvie Cassayre a été professeur de Lettres classiques dans le secondaire et en classes préparatoires littéraires à Annecy. Son activité de recherche se poursuit dans le cadre de l’Université de Savoie, au sein d’un laboratoire issu des Centres de Recherche sur l’Imaginaire, fondés par Gilbert Durand. Elle est l’auteur d’une thèse parue chez Minard en 1997 : Poétique de l’espace et Imaginaire dans l’oeuvre de Philippe Soupault.

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[Formes contemporaines de l’imaginaire informatique] >> hacking > < jeu vidéo


En jeu vidéo, des prémisses jusqu’aux expériences les plus contemporaines, l’imaginaire des premiers hackers porte et transmet un lien étroit qui unit jeu et informatique, un maillage d’interconnexion faisant alterner espace navigable et nœuds de rétroaction, ou encore la notion d’entropie propre à la cybernétique. Le paradigme hacker se présente ainsi comme interface de configuration d’une substance fictionnelle et iconique du jeu vidéo, et forge les soubassements d’une histoire et d’une esthétique vidéoludique.

In video games, from the beginning to the most recent experiences, the imaginary world of the first hackers established and maintains a link between gaming and computer science, an interconnection between a navigable space and junction feedback, even more, the concept of cybernetic entropy. Finally, the hacker paradigm reveals itself as an interface, setting up the fictional and iconic basis of video game history and aesthetics.


Texte intégral

Lorsqu’un mot est devenu polysémique, et travaillé, entre autres, par la psychanalyse, il est toujours de bon aloi de revenir à sa racine. Or, imaginaire a comme racine latine le terme ĭmāgĭnārius, qui signifie « ce qui existe en imagination » [1]. Le paradigme hacker, saisi dans sa relation au vidéoludique, a ceci de singulier qu’il opère des dialogues incessants entre existence en imagination et existence en application.

On ne peut faire l’économie de ce qui fonde l’état d’esprit hacker, non pas pour en faire l’histoire, des ouvrages s’en chargent parfaitement [2], mais plutôt afin d’envisager de quelle manière l’imaginaire hacker a forgé le jeu vidéo. Trois champs de force sont ici déterminants : le premier consiste à appréhender l’héritage dont les hackers se font le réceptacle, qu’il s’agisse d’architecture informatique ou d’un terreau scientifique plus théorique ; ensuite, il convient d’observer leur manière tout à fait singulière de s’emparer de cet héritage, en se faisant eux-mêmes interface de reconfiguration et de détournement de celui-ci ; enfin, les hackers se révèlent comme des vecteurs de transmission de pensées et d’outils, dont on peut percevoir encore assez aisément les enjeux fictionnel et iconique dans les expériences vidéoludiques contemporaines.

1. Le paradigme hacker

L’informatique est bien sûr préexistante à la première génération de hackers, qui est américaine et prend naissance au courant des années 1950. Or, ces prémisses informatiques offrent déjà quelques bribes de ce qui deviendra prégnant dans la culture hacker, c’est-à-dire une forte proximité entre le jeu et l’informatique, qui est d’ailleurs l’héritage d’un autre lien, celui qui unit le jeu et les mathématiques, les deux ayant en commun l’algorithme. Quelques exemples suffiront à illustrer ceci. L’un des premiers ordinateurs, le NIMROD [3], présenté lors d’une exposition scientifique en 1951 à Londres, n’est voué, comme son nom l’indique, qu’au jeu de Nim, un jeu de stratégie à deux joueurs. En 1952, afin d’illustrer l’interaction homme-machine lors de la réalisation de sa thèse à l’Université de Cambridge, A. S. Douglas s’appuie sur le jeu de morpion Noughts And Crosses (plus connu sous le nom d’OXO), réalisé sur un ordinateur EDSAC qui sert donc conjointement à la recherche et au jeu.

En s’approchant du continent américain, on se surprend à découvrir un objet inattendu sur la page Flickr associée au site Internet du Brookhaven National Laboratory, laboratoire scientifique du gouvernement américain situé dans l’État de New York, qui se consacre à des disciplines comme la physique, la chimie, la médecine, etc. En parcourant cette page, qui mène à des photographies témoignant de l’histoire du laboratoire, on y trouve tout le décorum scientifique attendu : des réacteurs, des accélérateurs, des aimants géants, des schémas, des scientifiques en blouse blanche, des hommes en tenue militaire, etc. Et au milieu de tout ce sérieux scientifique, la présence hétérogène d’un objet ludique : Tennis for Two, œuvre du physicien William Higinbotham. Durant les années cinquante, William Higinbotham est directeur du service instrumentation du Brookhaven National Laboratory. Au préalable, il aura fait partie de l’équipe ayant mis au point le mécanisme de déclenchement de la première bombe atomique qui dévastera le Japon [4], mais en 1958 il travaille sur les systèmes radar et les calculs de trajectoire de missiles. À l’occasion des portes ouvertes du laboratoire au grand public il imagine trouver un moyen de vulgariser les recherches qui y sont faites [5]. C’est ainsi qu’en modifiant la fonction première des appareils, il reconfigure les lignes d’un oscilloscope relié à un calculateur analogique [6] et crée un jeu où deux joueurs peuvent s’affronter, qu’il nomme Tennis for Two. Le jeu est rudimentaire : un trait horizontal figure le sol, un autre à la verticale et au milieu symbolise le filet ; un point mobile se déplace de part et d’autre du filet, dirigé par ce que l’on pourrait considérer comme un ancêtre du joystick. C’est un franc succès auprès des visiteurs du laboratoire, qui ne se rendent pas compte qu’ils ont été en quelque sorte dupés par ce dispositif puisque Higinbotham, en souhaitant vulgariser son travail, oriente vers un processus ludique un appareillage dont la fonction première est de contribuer à la recherche militaire en pleine Guerre froide. Il indifférencie jusqu’à la confusion l’acte de jeu et l’acte de  recherche. Tennis for Two est donc intéressant en ce qu’il révèle du contexte dans lequel le jeu vidéo prend racine, c’est-à-dire sa collusion avec la recherche scientifique, et plus précisément, militaire, dans un climat mettant aux prises deux blocs, l’Est et l’Ouest, en pleine concurrence idéologique, course à l’armement et conquête spatiale.

Les exemples que l’on vient de soumettre indiquent les symptômes d’indifférenciation qui sont à l’œuvre du point de vue des architectures informatiques, mais on décèle le même phénomène du côté des approches théoriques. Et on aimerait faire un détour ici du côté des pères fondateurs de l’ordinateur, Alan Turing et John Von Neumann. Alan Turing, mathématicien et informaticien britannique, outre qu’il conçoit le premier programme de jeu d’échecs en 1952, est surtout l’auteur de ce que l’on a coutume d’appeler le Test de Turing et qu’il nomme « jeu d’imitation ». Dans un article rédigé en 1950, « Computing Machinery and Intelligence », où est décrit le test chargé d’évaluer ce qui (in)différencie l’homme et une intelligence artificielle à partir de la conversation, on note l’usage d’occurrences toutes liées au champ lexical du jeu : « joueur » (« player »), jeu (« game »), stratégie (« strategy »). John Von Neumann, quant à lui, mathématicien et informaticien américano-hongrois, qui est l’un des fondateurs de l’architecture de l’ordinateur telle qu’on la connaît encore aujourd’hui, est co-auteur en 1953 d’un ouvrage intitulé Theory of Games and Economic Behavior [7]. Ouvrage évocateur s’il en est puisqu’il modélise mathématiquement une stratégie économique où les agents sont des joueurs et les situations des jeux. Von Neumann applique ici dans le domaine de l’économie sa théorie des jeux déjà formulée en 1928, qui ne s’intéressait alors qu’à une théorie des jeux de société [8].

Dans un contexte fortement marqué par la ludicisation de la technologie, et plus globalement de la pensée[9], on ne s’étonnera donc pas de trouver dans les années cinquante des professeurs et des étudiants au Massachusetts Institute of Technology (MIT, Boston) qui hachent [10] des tabulatrices électromécaniques et des cartes perforées au club de modélisme (le TMRC, ou Tech Model Railroad Club), lieu par excellence du bidouillage [11] mêlé au jeu. La génération des premiers hackers (comme ils se nomment eux-mêmes) hérite de tout ce contexte culturel, où règne déjà une tendance à la ludicisation de la technique, et vont à leur tour se mettre à hacher leurs propres outils, des ordinateurs et des lignes de code. C’est ainsi qu’en 1962 un étudiant, Alan Kotok, réalise une thèse consacrée à la programmation d’un jeu d’échec sur IBM 7090 [12], premier programme considéré comme le plus approchant d’un vrai jeu d’échec. Mais surtout, c’est cette même année que le premier jeu vidéo entièrement programmé sur ordinateur voit le jour, Spacewar ! Si ce jeu existe, c’est grâce à la capacité des hackers du MIT à faire converger ce qui existe en imagination et ce qui existe en application. Tout d’abord ils reconfigurent la traditionnelle ludicisation de la technique, qui ne s’attachait jusqu’ici qu’à une reproduction des jeux séculaires (échecs, morpions), en apportant de nouvelles fonctionnalités et une nouvelle imagerie ; ils réemploient une erreur de codage [13], chose qui n’a été possible que parce qu’ils laissaient un libre accès au code et à sa modification ; enfin, appelés à créer un programme destiné à la recherche militaire, faisant montre de la performance d’un nouvel ordinateur, le PDP-1 [14], les hackers imaginent détourner la commande qui leur est faite en créant un jeu vidéo. Le paradigme hacker synthétise donc un héritage et le reconfigure de telle sorte que l’informatique ne se fait pas l’outil d’une indifférenciation-confusion entre jeu et recherche, mais devient un moyen d’opposer à la recherche militaire l’imaginaire d’un nouveau mode d’expression, le jeu vidéo.

2. ĭmāgo : point (pixel), ligne, code

Au premier regard, l’interface de Spacewar ! ne semble pas être autre chose que celle d’un écran radar, d’autant plus que l’écran CRT de l’ordinateur PDP-1 est de forme arrondie, évoquant immédiatement l’écran radar. L’image semble être composée des mêmes éléments : des lignes et des points de couleur blanche sur fond noir. Mais à y regarder de plus près, on se rend vite compte du travail de reconfiguration de ces lignes et de ces points, déliés et liés à nouveau pour former deux vaisseaux spatiaux, une étoile centrale, le tout sur un fond noir étoilé. Graphiquement, l’image radar est détournée pour figurer l’imaginaire de la littérature de science-fiction dont se nourrissent les hackers, et en particulier l’un des créateurs de Spacewar !, Steve Russell, imprégné des romans de science-fiction d‘Edward Elmer Smith et dont, selon ses dires, il venait d’achever le Cycle du Fulgur (Lensman series[15].

Ce sont donc les hackers qui donnent au jeu vidéo ses premières images. Et elles sont idéologiquement très marquées en ce qu’elles résultent de plusieurs détournements : détourner des outils destinés à la recherche ; faire la démonstration de la puissance d’une machine à partir d’un jeu vidéo ; détourner l’imagerie guerrière des écrans radar en l’investissant d’un imaginaire fictionnel, en l’occurrence ici, celui de la science-fiction.

Au-delà de Spacewar !, il est encore impossible à cette époque de générer des images par ordinateur, ce qui n’empêche pas la créativité du côté de ce qui reste encore les balbutiements du jeu vidéo. Au début des années 70, un jeu retient l’attention : Colossal Cave Adventure, réalisé par William Crowther, un ancien étudiant du MIT. Il tire sa réputation du fait qu’il est parmi les premiers jeux d’aventure en mode texte sur ordinateur, que certains qualifieront à posteriori de fiction interactive. Mais ce qui intéresse ici c’est qu’en tout premier lieu ce jeu place le rétroacteur [16] dans une position équivalente à son concepteur, qui consiste à saisir des lignes de texte analysées par un interpréteur de commande, qui ne sont certes pas du code informatique, mais où le rétroacteur est positionné comme le codeur de l’histoire devant cette interface en ligne de commande de l’analyseur syntaxique. Ici, il n’est pas seulement question de la prise en compte du textuel en tant qu’il génère mentalement des images, le jeu vidéo est également une reconfiguration de l’imaginaire en lien avec un textuel singulier, qui prend sa source dans l’écriture du code informatique. Et ce mode texte aura une certaine pérennité puisque là où il accuse davantage sa présence, c’est dans les jeux de hacking, qui reproduisent cette mise en position particulière du rétroacteur, qui comme un codeur exécute du code, et place parfois jusqu’à l’illusion naïve le rétroacteur dans la position démiurgique de celui qui détiendrait le code. Un exemple récent, presque pris au hasard, car il en existe un bon nombre [17], est Hacker Evolution [18]. Sur l’interface principale du jeu vidéo, on distingue la console de commande qui permet, en un mode texte flirtant avec des signes qui pourraient évoquer du code informatique, d’interagir avec le programme afin de produire des hacks. Remarquons ici que la visibilité du code ne cherche qu’à entretenir le rétroacteur dans l’illusion d’une indifférenciation entre un vrai hack et la simulation de celui-ci. Illusion qui repose principalement sur l’idée que simuler la position d’un codeur aurait de réelles actions et conséquences sur le monde.

Pour revenir à Colossal Cave Adventure, sa narration, qui prend place dans les souterrains d’une grotte, tire de la personnalité de son concepteur : passionné par la spéléologie [19] il est également l’un des membres de l’équipe de développement d’ARPAnet [20], ancêtre de l’Internet public [21]. Son jeu, il le développe sur un PDP-10 d’ARPAnet et le diffuse au sein de ce réseau en naissance et en puissance. Outre l’importance de la mise à disposition du jeu de manière libre auprès d’une communauté, se dessine ici quelque chose de plus éloquent qui consiste à imaginer  une mise en écho entre un réseau souterrain et la représentation de la mise en réseau d’ARPAnet. En vue du dessus, cartographier ARPAnet c’est cartographier un autre réseau du monde, c’est imager une interface qui tient à la fois des traditionnels schémas électriques ou électroniques, de l’architecture matérielle des circuits imprimés d’un ordinateur ‒ où les composants électroniques sont reliés les uns aux autres ‒ et de réseaux terrestres ou célestes. C’est donc une nouvelle cartographie d’interconnexions qui prend naissance, et redessine graphiquement des connexions, où se superposent aux autres réseaux du monde ceux des ordinateurs et leurs liens les uns aux autres. C’est ainsi que s’imaginent de nouvelles interconnexions, et c’est très exactement cette imagerie que l’on retrouve dans les jeux de hacking, où la matérialisation graphique est constituée de traits reliant des points de connexions. L’imaginaire aujourd’hui ne peut se défaire d’une identification immédiate de cette imagerie au réseau Internet, et dans le jeu vidéo cette imagerie s’apparente immédiatement à un réseau en lien avec du hacking : dans System Shock [22] un trait entre le personnage joué en vue subjective et une caméra de surveillance matérialise non seulement l’interconnexion avec l’environnement, mais également la nécessité d’un hack du système de surveillance [23] ; dans les mini-jeux de hacking de Deus Ex : Human Revolution [24] une interface matérialise graphiquement des ordinateurs reliés par des traits ; dans Hacker Evolution, ce sont des traits reliant des continents.

Au-delà des jeux vidéo qui ont pour thème le hacking, on peut lire ici ce qui est un fondement du jeu vidéo, qui fait alterner parcours dans un espace navigable (équivalent au trait) et nœud de rétroaction (équivalent, graphiquement, à un ordinateur). Et ce dernier, au fil du temps, va prendre de multiples autres formes : nœud de rétroaction avec des PNJ ou des PJ, ou des éléments quelconques de l’environnement vidéoludique. En clair, cette alternance entre navigation et nœud de rétroaction reproduit exactement un parcours spéléologique tout autant que le réseau ARPAnet, en même temps qu’elle reproduit organiquement notre relation à la machine. Les images vidéoludiques relèveraient donc d’une ontologique technique, souvent graphiquement symbolisée par un trait et un point, et plus certainement inscrite au cœur même du jeu vidéo par l’alternance navigation-nœud de rétroaction.

Le maillage en point (ou pixel), ligne et code sous forme de mode texte, gagne d’ailleurs une autre valeur esthétique lorsque ces signes se mettent à dessiner un monde qui touche à l’abstraction. On pense ici à plusieurs jeux vidéo, comme par exemple Darwinia [25], jeu vidéo de stratégie en temps réel et d’action, où la finalité consiste à lutter contre un virus ayant envahi un monde imaginaire, celui de Darwinia. Le jeu semble s’emparer de l’imagerie vintage des jeux vidéo des années 70/80 réalisés en mode filaire, mais fait de ce maillage une réflexion sur les interfaces-mondes, où la densité et l’ordonnancement du maillage se configurent et reconfigurent de telle sorte qu’ils dessinent des environnements allant du plus abstrait, en passant par un  maillage qui pourrait renvoyer à toute une iconologie liée aux constellations, aux systèmes routiers, pour s’achever dans le plus identifiable : des arbres, des montagnes. On pense également au jeu vidéo Rez [26]. Plutôt considéré comme un jeu de tir musical, il laisse souvent oublier que son contexte est le hacking : dans un réseau informatique, on dirige un virus dont la finalité est de délivrer Eden, une créature présente dans le noyau central. Le jeu met en résonance un réseau informatique avec une iconologie abstraite issue des théories de Kandinsky [27], auquel le jeu vidéo est dédié. Rez a ceci d’intéressant qu’il permet de redéployer une lecture de l’art abstrait, où les signes se révèlent comme les prémisses de ceux qui figureront une autre mise en réseau du monde, celle de l’informatique. De là à dire que l’art abstrait aurait préparé le terrain, ou accoutumé nos yeux, aux futures représentations visuelles en informatique… on laissera cette question en l’état pour l’heure.

Le paradigme hacker apporte donc son terreau fictionnel au jeu vidéo ainsi que toute sa substance iconographique. Il contribue à former les images du jeu vidéo, dans sa globalité, et pas seulement là où il est question du thème du hacking, qui lui ne garde que de manière ostentatoire ses traits d’origine (mode texte/mode filaire). On entend dorénavant le terme imaginaire en tant qu’il provient d’ĭmāgĭnārius, et prend sa source dans le mot ĭmāgo [28], « image ». Ce qui existe en imagination est donc agissant par l’image.

3. Entropie

L’information automatique, ou, si l’on préfère, l’informatique, est on ne peut plus liée à l’existence d’une pensée qui lui est contemporaine, la cybernétique, et on aimerait suggérer ici que la cybernétique dote l’informatique d’un terreau théorique, tout du moins, d’un état d’esprit, même si ces deux activités prennent des chemins différents à un moment donné [29]. En tout cas, les premiers hackers sont indéniablement bercés par la pensée de l’un des fondateurs de la cybernétique, le mathématicien Norbert Wiener, professeur au MIT de 1919 à 1964 [30].

Céline Lafontaine [31] a montré combien la cybernétique était influente chez des penseurs comme Jacques Derrida, Gilles Deleuze ou Jean-François Lyotard. Son analyse, bien que teintée d’un fort pessimisme quant à l’humanisme en contexte de postmodernité, a néanmoins la qualité de mettre en lumière la manière dont s’est diffusée la pensée cybernétique. Et à ce sujet, on remarquera que l’on s’est relativement peu arrêté sur cette question dans le domaine des arts, et encore moins dans celui du jeu vidéo, ce qui est tout à fait paradoxal lorsqu’on sait qu’il naît par et avec l’informatique, dans un foyer qui côtoie la cybernétique. Or, le paradigme hacker joue un rôle essentiel en tant qu’il véhicule l’un des concepts majeurs de la cybernétique, l’entropie, qui marque le degré de désorganisation d’un système. Norbert Wiener est le chantre de ce concept, et il ne s’arrête pas qu’à une analyse de l’entropie dans les sciences, en thermodynamique par exemple ‒ on oublie trop souvent d’ailleurs qu’il fut philosophe avant d’être mathématicien ‒, il la pense dans un cadre informationnel qui va au-delà du seul domaine scientifique, et l’envisage d’un point de vue métaphysique. Schématiquement, pour Wiener, plus le degré d’entropie est faible dans les systèmes de communication, plus il met en crise le secret politique et militaire. Pour mémoire, l’informatique prend son essor dans un contexte particulier, celui de la Guerre froide, et on sait que la recherche dans ce domaine a été particulièrement vive grâce aux soutiens et aux financements étatiques d’un pays qui souhaitait s’équiper des meilleurs outils pour ses armées (pour calculer les trajectoires des missiles, des simulateurs de vol, etc.). Dans ce contexte où la recherche universitaire est au service d’un complexe militaro-industriel et où les étudiants sont en compétition les uns avec les autres, les premiers hackers ne feront jamais directement de politique, ne signeront jamais une quelconque profession de foi. Cependant, leur mode de pensée et de vie, entièrement vouée à l’ordinateur, donne lieu à des règles tacites parmi eux, qui sont les suivantes :

L’accès aux ordinateurs ‒ et à tout ce qui peut nous apprendre quelque chose sur la marche du monde ‒ doit être total et sans restriction. Appliquez toujours ce principe : faites-le vous-même !

L’accès à l’information doit être libre ;

Défiez le pouvoir ‒ défendez la décentralisation ;

Les hackers doivent être jugés sur leurs résultats, et non sur des critères fallacieux comme leurs diplômes, leur âge, leur race ou leur classe ;

On peut créer de la beauté et de l’art avec un ordinateur ;

Les ordinateurs peuvent améliorer votre vie [32].

Steven Levy, que l’on cite ici, a très bien analysé tous ces points et l’on n’y reviendra donc pas. De manière évidente, en ayant à l’esprit ces quelques rudiments du code de conduite hacker, c’est finalement le phénomène entropique qui s’y trouve questionné [33]. Partager le code, le mettre en commun, c’est faire circuler l’information le plus possible, donc réduire le degré d’entropie ; détourner la brutalité guerrière de l’ordinateur, outil par et pour la guerre, en en faisant un espace prompt à l’imaginaire des jeux vidéo, c’est encore réduire le degré d’entropie. Hacker, c’est simplement permettre d’ouvrir des portes, ce qui était par ailleurs l’une des activités de base des premiers hackers, c’est-à-dire devenir expert en crochetage des serrures pour accéder aux salles des ordinateurs, portes qui, comme de fait exprès, forment les images récurrentes des jeux vidéo [34] ; hacker, c’est également pénétrer dans des systèmes militaro-industriels pour en déjouer les prises de pouvoir, ce que propose nombre de jeux vidéo, comme par exemple Deus Ex : Human Revolution. Hacker dans un jeu vidéo, c’est, d’une certaine manière, être confronté à l’entropie. Aussi surprenant que cela puisse paraître, un art, qui est certes avant tout considéré comme un loisir de masse, aussi peu pris au sérieux que le jeu vidéo, est peut-être celui qui positionne le plus souvent dans des situations et des images à fort caractère politique. D’autant qu’on ne s’amusera pas ici à dénombrer la quantité incroyable de jeux qui n’ont pas le hacking pour thème principal mais qui insèrent des phases de mini-jeux où il est question de hacker un système.

Sans faire directement de politique, les hackers formulent toutefois un projet que l’on pourrait qualifier de politique. Et ce mode de pensée, pétri de ce désir de réduction de l’entropie, participe à la construction d’un imaginaire qui essaime dans le jeu vidéo jusqu’à aujourd’hui. Le revers de la médaille, c’est que le paradigme hacker est écartelé entre deux pôles qui signent l’ambivalence même de son contexte de naissance : certes, il s’agit de forger, plus ou moins consciemment, les outils nécessaires à la réduction d’un degré d’entropie dans le monde, mais les hackers sont pris dans un contexte militaro-industriel.

Par voie de conséquence, des dissolutions du phénomène entropique sont également à l’œuvre. Et cela est opérant dans des expériences où il est question de glissements caricaturaux, comme Watch_Dogs [35], qui ne garde de cette figure du hacker que l’idée d’un justicier à la Robin des bois, motivé par l’unique vengeance individuelle et non une quête communautaire de diminution du degré d’entropie. Dorénavant le hacker est imagé par l’industrie vidéoludique (ici Ubisoft), qui place le rétroacteur dans une nouvelle formule d’indifférenciation, qui est cette fois un jeu de dupe renouant avec une indifférenciation-confusion : celle où est convoqué le hacker comme seul prétexte à la ludicisation d’une pseudo-réalité [36]. Mais cela relève des écarts variables, où une industrie du divertissement vide de sa substance entropique l’éthique hacker pour n’en garder que le folklore. Et en l’occurrence, le folklore débute ici avec l’obligation pour le rétroacteur de s’identifier à un avatar, un personnage vu à la troisième personne, alors que jusque-là il ne s’agissait de s’identifier qu’avec des signes présents à l’écran : mode texte rappelant du code source ou un réseau d’interconnexion.

De cette idée de dissolution de l’entropie on évoquera un dernier écart variable, qui touche cette fois au phénomène d’indifférenciation-confusion entre usage vidéoludique et usage militaire de l’outil informatique. On en a un exemple tout à fait intéressant dans une citation de l’ouvrage Doom de David Kushner, et qui concerne John Romero durant les années 80, créateur avec John Carmack du jeu Doom [37], tous deux étant d’une génération faisant suite à celle des premiers hackers, et qui contribuera, par l’entremise du jeu vidéo, au basculement de l’informatique vers une industrie du divertissement :

Un jour, un officier qui travaillait sur un projet de simulation de combat aérien demanda à Schuneman si son beau-fils [John Romero] serait intéressé par un job à mi-temps. […] On expliqua à Romero qu’on avait besoin de lui pour transposer un programme depuis une unité centrale vers un micro-ordinateur. Quand l’écran s’alluma, John découvrit un simulateur de vol assez rudimentaire. « Pas de problème, dit-il, les jeux, je connais ça comme ma poche [38]. »

On saisit bien ici la non-différenciation qui est faite entre un simulateur de vol et un jeu. Dans l’imaginaire de Romero, il ne s’agit ni plus ni moins que d’envisager les deux de la même manière.

4. Indifférencier > < Résister

Aujourd’hui, la figure du hacker essaime un peu partout, en littérature, au cinéma, et jusque dans l’imaginaire social et politique. Au point d’ailleurs qu’un grand écart variable entre l’imaginaire hacker et un hacker imaginaire amène à confondre hacking et cybercriminalité.

Le jeu vidéo est au premier rang de ce que les hackers se sont appliqués à transmettre. Cependant, les premiers hackers n’imaginaient pas que Spacewar ! servirait finalement aux ingénieurs de DEC pour tester les ordinateurs de la série PDP avant leur mise en vente, et que par ricochet, le jeu vidéo deviendrait une sorte de cheval de Troie au service de la vente de l’ordinateur domestique, et que les hackers des générations suivantes travailleraient à la conception de ces jeux vidéo, participant ainsi au courant des années 80 à la dilution dans le grand marché mercantile de l’informatique et du divertissement de ce qui fondait jusque-là l’état d’esprit des hackers. Ils n’imaginaient sûrement pas que les industries de l’informatique se souviendraient de la corrélation entre la performance des machines et le jeu vidéo. À tel point qu’aujourd’hui le jeu vidéo est devenu un instrument marketing pour démontrer la puissance des cartes graphiques. De même ils n’imaginaient probablement pas que l’armée américaine continuerait à s’approprier la fonction ludique de l’outil informatique, lui faisant prendre d’autres proportions, où il s’agit d’aller recruter des rétroacteurs dans des salles d’arcade pour leur proposer de piloter des drones [39], et de les mettre ainsi dans des postures vidéoludiques aux conséquences bien réelles, là où se déroulent les conflits du Moyen-Orient. Une autre indifférenciation-confusion opère également dans l’usage de simulations dérivées de jeux préexistants pour la formation des personnels de l’armée américaine, comme Virtual Battle Space 3, une simulation provenant du jeu Arma 3, et qui est devenue un standard dans les programmes d’entraînement des armées.

Le paradigme hacker, dans tout ce qu’il offre et lègue au jeu vidéo, a ceci de remarquable qu’il met en lumière tout un pan culturel laissé de côté et nombre de réflexions délaissées, comme le phénomène entropique, si peu discuté au cœur de pensées baignées par la cybernétique, alors même qu’il fait état d’une démarche critique, d’un réel acte de résistance. C’est d’ailleurs en souhaitant prolonger cet acte de résistance qu’on a fait le choix du terme de rétroacteur à la place de celui de joueur. Ce dernier semble en effet totalement inapproprié dans ce contexte, en ce qu’il renvoie à des spécificités ludiques traditionnelles d’une part, et d’autre part en ce qu’il participe à la voie de garage qui met en conflit narratologie et ludologie dans l’étude du jeu vidéo. Or, le jeu vidéo tire une partie de sa substance dans un environnement singulier, celui des premiers hackers et de la cybernétique, où la notion de boucle de rétroaction est fondatrice.


Notes

[1] Félix Gaffiot, Dictionnaire latin-français, Éditions Hachette, Paris, 1934, p. 773.

[2] Pour une histoire détaillée des premiers hackers on consultera l’ouvrage qui fait référence en la matière : Steven Levy, L’éthique des hackers [1984], Éditions Globe, Paris, 2013. Par ailleurs, la consultation de l’ouvrage électronique Hackers : bâtisseurs depuis 1959, de Sabine Blanc et Ophélia Noor sera un bon moyen d’actualiser le sujet (voir ici) [toutes les adresses Internet du présent travail ont été consultées et actualisées à la date du 10 octobre 2016].

[3] Une reproduction a été faite pour le Musée du jeu vidéo de Berlin (en ligne ici).

[4] Plus tard il fondera avec d’autres scientifiques américains la Federation of American Scientists (FAS), engagée dans la non-prolifération nucléaire.

[5] Des notes personnelles d’Higinbotham, citées dans l’ouvrage d’Harold Goldberg (AYBABTU. Comment les jeux vidéo ont conquis la pop culture en un demi-siècle [2011], Éditions Allia, Paris, 2013, p. 26), sont éclairantes à ce sujet : « Higinbotham déplorait que, lors des journées portes ouvertes à Brookhaven, on montrait surtout aux visiteurs “des écrans avec des images ou du texte, ou bien des objets statiques – des instruments ou des composants électroniques… Il m’a semblé qu’on pourrait animer ces journées si on proposait un jeu auquel les visiteurs pourraient jouer – un jeu dont le message serait : nos expériences scientifiques ont un sens pour la société” » ; « Lorsque Higinbotham reçut un nouvel ordinateur à Brookhaven et qu’il consulta le manuel, il nota que celui-ci “décrivait la façon dont on pouvait créer des trajectoires variées […] par le biais de résistances, de condensateurs et de relais”. Le manuel expliquait ainsi comment montrer à l’écran la trajectoire d’une balle de revolver, faire apparaître la résistance de l’air ou représenter les rebonds d’une balle. “Les rebonds d’une balle ? se dit Higinbotham. Ça doit être rigolo.” »

[6] Un Systron Donner 3300, consacré exclusivement à la recherche (voir Harold Goldberg, op. cit., p. 19).

[7] John Von Neumann, Oskar Morgenstern, Theory of Games and Economic Behavior, Princeton University Press, Princeton, 1944. Cet ouvrage, publié à plusieurs reprises en langue anglaise n’a jamais été entièrement traduit en langue française, à part son premier chapitre : John Von Neumann, Oskar Morgenstern, Théorie des jeux et comportements économiques, Université des Sciences Sociales de Toulouse I, année universitaire 1976-1977.

[8] On retrouvera d’ailleurs l’algorithme du minimax dans les jeux d’échecs programmés sur ordinateur.

[9] La ludicisation essaime tout autant dans les domaines politique et social. On renvoie à ce sujet au remarquable ouvrage collectif permettant de saisir les mécanismes de mises en application de la Théorie des jeux durant la Guerre froide : Judy L.  Klein, Rebecca Lemov, Michael D. Gordin, Lorraine Daston, Paul Erickson, Thomas Sturm, Quand la raison faillit perdre l’esprit : la rationalité mise à l’épreuve de la Guerre froide [2013], Zones Sensibles, Bruxelles, 2015. Merci à Anthony Masure pour ce formidable conseil de lecture.

[10] Selon la traduction littérale du mot anglais to hack, et traduit plus aisément aujourd’hui par le mot « pirater ».

[11] Ce mot, bien que familier, reflète très exactement tout l’art du bricolage des premiers hackers qui consistait à monter, démonter et améliorer des composants électriques et électroniques.

[12] A chess playing program for the IBM 7090 computer, thèse disponible sur Internet ici.

[13] Lire à ce propos le chapitre « Spacewar » de Steven Levy, op. cit., p. 49-71.

[14] Voir le site Internet du Computer History Museum.

[15] Voir à ce sujet Steven Levy, op. cit., p. 60, ainsi que Mathieu Triclot, Philosophie des jeux vidéo, Éditions La Découverte, Label « Zones », 2011, p. 111-112.

[16] Le mot de « rétroacteur » remplace ici celui de « joueur », et l’usage de ce terme trouvera tout son sens en conclusion.

[17] On pourrait évoquer Uplink, PC, 2001, développé par Introversion Software, conçu par Chris Delay, Mark Morris, Thomas Arundel.

[18] PC, 2007, développé et édité par Exosyphen Studios.

[19] On ajoutera ici que l’arborescence des livres de règles d’un jeu de rôle comme Dungeons & Dragons, dont était féru William Crowther, ne doit pas être étrangère à l’imaginaire d’une mise en interconnexion.

[20] Voir à ce sujet : Tony Hey, Gyuri Pápay, The Computing Universe. A Journey through a Revolution, Cambridge University Press, 2014, p. 176.

[21] L’Internet public date du début des années 1980 et le WWW de 1989.

[22] 1994, PC, développé par Looking Glass Studios, édité par Origin Systems.

[23] Tout le gameplay du jeu repose sur la matérialisation d’un trait entre le personnage joué à la première personne et les éléments avec lesquels il est possible d’interagir. En cela il serait intéressant d’analyser plus en profondeur pourquoi au fil du temps ce trait finira pas ne plus matérialiser qu’un lien et une interaction avec un système à hacker.

[24]  2001, PS3, développé par Eidos Montréal, édité par Square Enix.

[25] 2005, PC, développé par Introversion Software, édité par SDLL.

[26] 2002, PS2, développé par United Game Artists, édité par Sega.

[27] Le jeu s’appelait Project-K au départ, et son concepteur, Tetsuya Mizuguchi déclare s’être inspiré des écrits de Kandinsky pour réaliser ce jeu.

[28] Félix Gaffiot, op. cit., p. 773.

[29] Voir à ce sujet Mathieu Triclot, Le moment cybernétique. La constitution de la notion d’information, Éditions Champ Vallon, coll. « Milieux », Seyssel, 2008.

[30] Dans la présentation qu’il fait de l’ouvrage de Norbert Wiener, Cybernétique et société [1950], Éditions du Seuil, « Points Sciences », Paris, 2014, Ronan Le Roux évoque, page 23, le jeu étrange auquel s’adonnent les étudiants du MIT avec les ouvrages de Norbert Wiener : « Si Wiener choisit de rester dans la “métaphysique”, il l’assume – au point, d’ailleurs, que les étudiants du MIT hybrident ironiquement les titres des deux volumes de son autobiographie, dont le premier tome Ex Prodigy paraît en 1953, et le second I Am a Mathematician en 1956 : “Ex-Mathematician” et “I Am a Prodigy”… »

[31] Céline Lafontaine, L’empire cybernétique. Des machines à penser à la pensée machine, Éditions du Seuil, Paris, 2004. Lire en particulier le chapitre « Le nouveau monde postmoderne », p. 143-170.

[32] Voir le chapitre « L’éthique des hackers », Steven Levy, op. cit., p. 37-48.

[33] On aurait également beaucoup à dire de l’esprit libertarien hérité de la philosophe et romancière Ayn Rand. Voir à ce sujet Steven Levy, op. cit., p. 133. On y trouverait encore un lien avec le jeu vidéo puisque la série Bioshock s’inspire directement des ouvrages d’Ayn Rand (jusqu’à faire une sorte d’anagramme à partir du nom de celle-ci pour donner son nom au fondateur de la cité sous-marine Rapture : Andrew Ryan).

[34] Aujourd’hui, ils sont encore nombreux les exemples paradigmatiques de ce type. On songe, parmi d’autres, à une séquence de fin du jeu vidéo Life is Strange, où l’espace navigable n’est composé que de passages de portes (2015, multiplateforme, développeur : Dontnod Entertainment, éditeur : Square Enix).

[35] Jeu multi-plateforme édité par Ubisoft et développé par Ubisoft Montréal, 2014.

[36] Un article du site Internet Slate analyse parfaitement bien cet aspect : Andréa Fradin, « Le hacking, ce n’est pas aussi simple que dans Watch Dogs » (en ligne ici).

[37] Éditeur et développeur : id Software, 1993.

[38] David Kushner, Doom [2003], Éditions Globe, Paris, 2014, p. 24.

[39] En 2015, lors de la sortie du film Good Kill, le réalisateur Andrew Niccol s’est exprimé à plusieurs reprises sur ce type de recrutement, ainsi que sur la similitude entre les deux actions : v. notamment ici et .

Bibliographie

Bibliographie

GOLDBERG Harold, AYBABTU. Comment les jeux vidéo ont conquis la pop culture en un demi-siècle [2011], Éditions Allia, Paris, 2013.

HEY Tony, PÁPAY Gyuri, The Computing Universe. A Journey through a Revolution, Cambridge University Press, 2014.

KLEIN Judy L., LEMOV Rebecca, GORDIN Michael D., DASTON Lorraine, ERICKSON Paul, STURM Thomas, Quand la raison faillit perdre l’esprit : la rationalité mise à l’épreuve de la Guerre froide [2013], Zones Sensibles, Bruxelles, 2015.

KUSHNER David, Doom [2003], Éditions Globe, Paris, 2014.

LAFONTAINE Céline, L’empire cybernétique. Des machines à penser à la pensée machine, Éditions du Seuil, Paris, 2004.

LEVY Steven, L’éthique des hackers [1984], Éditions Globe, Paris, 2013.

TRICLOT Mathieu, Philosophie des jeux vidéo, Éditions La Découverte, Label « Zones », 2011.

TRICLOT Mathieu, Le moment cybernétique. La constitution de la notion d’information, Éditions Champ Vallon, « Milieux », Seyssel, 2008.

VON NEUMANN John, MORGENSTERN Oskar, Theory of Games and Economic Behavior, Princeton University Press, Princeton, 1944.

WIENER Norbert, Cybernétique et société [1950], Éditions du Seuil, « Points. Sciences », Paris, 2014.

Auteur

Estelle Dalleu est Docteur en Études cinématographiques ; elle est chargée d’enseignement à la Faculté des Arts et membre titulaire de l’EA – Approches Contemporaines de la Création et de la Réflexion Artistiques de l’université de Strasbourg. Issue du monde professionnel du jeu vidéo, elle est depuis quelques années programmatrice et commissaire d’exposition de la section jeu vidéo du Festival Européen du Film Fantastique de Strasbourg. Son principal objet de recherche académique s’intéresse à l’esthétique et à l’histoire du jeu vidéo. Elle a organisé en 2015 des journées d’études consacrées aux singularités du jeu vidéo, dont les actes sont à paraître. Par ailleurs elle participe à des colloques et des publications en lien avec sa problématique de recherche (« Kara : métadiscours vidéoludique autour de l’androïde » contribuera en 2017 à l’ouvrage Animé/Anima : Robots, marionnettes, automates sur scène et à l’écran [Éditions Lettres modernes Minard] ; « De quelques circonvolutions vidéoludiques : cercle, spirale et boucle », est à paraître en 2017 dans Circonvolution(s). Monographie d’un mouvement du cinéma).

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