Les carnets de route de Philippe Soupault

Résumé

« Carnet de voyage », « carnet de route » : ainsi Soupault désigne-t-il deux de ses émissions radiophoniques, Instantanés de Perse (1950) et Bagdad 1950 (1951), deux récits qui tentent timidement de mettre en pratique cet art évocatoire dont il rêve en 1952  dans Le Monde des sons. Le présent article donne quelques aperçus de l’évolution entre l’illustration sonore dans le premier et la suggestion sensorielle dans le second. On y étudie leur statut générique, par comparaison avec la causerie radiophonique et le reportage journalistique, les mêmes voyages au Moyen-Orient conduisant plusieurs types de récits selon les supports. De la mise en ondes de ces notations de voyage se dégage peu à peu l’idée que la radio est une façon de poursuivre l’écriture de poésie par d’autres moyens : le motif récurrent des gouttes d’eau fait entendre ce qui était  dans l’œuvre de Soupault depuis Les Champs magnétiques,  une « métaphore obsédante » de la naissance du poème. Les ressources évocatoires du son, supérieures à celles de l’image visuelle, font alors de la radio le medium le plus fidèle de la poésie.


“Carnet de voyage” (travel journal), “carnet de route” (road journal): that is how Soupault categorizes two of his radio broadcasts, Instantanés de Perse [Snapshots from Persia] (1950) and Bagdad 1950 [Baghdad 1950] (1951). These two narratives constitute two modest attempts to put into practice the evocative art he dreamt of in Le Monde des sons (1952) [“The World of Sounds”]. This article describes in part the evolution that occurred from illustration of sound in the former to the sensory suggestions of the latter. It studies their generic status, comparing them to radio talk shows and journalistic reporting as identical trips in the Middle East lead to different types of narratives, depending on the media. From the broadcasting of the travel notes, it progressively appears that radio is a way to carry on with poetic writing through other means Listeners can hear in the recurring motive of water drops what readers, since Les Champs magnétiques, found in Soupault’s works, an “obsessing metaphor” (“métaphore obsédante”) of the poem’s creation: thus, sound’s evocative resources, greater than that of the visual image, make radio a more faithful medium than poetry.


Texte intégral

Dans « Lettre-Océan », premier idéogramme lyrique publié en 1914, Apollinaire rendait hommage aux ondes que l’antenne TSF propage du haut de la Tour Eiffel, et qui le relient à son frère Albert à Mexico ; il en faisait l’image même d’une poésie qui rapproche les hommes. Dans l’une des chroniques radiophoniques qu’il tenait dans L’Intransigeant, Carlos Larronde, poète proche de Barzun avant la guerre 14, écrivait le 27 juin 1932, que le cinéma et la radio « ont ce commun privilège de déplacer le spectateur et l’auditeur, de le promener autour du globe, de lui donner une omniprésence [1] ». Et dans le même journal, en mai 1934, il invite à utiliser davantage son « merveilleux pouvoir » ajoutant à la « fuite dans l’espace » le « voyage dans le temps [2] ». Philippe Soupault partage sans nul doute cette appréhension du merveilleux radiophonique [3] et envisage la radio comme le prolongement et le medium parfait de la poésie. Il défend encore cette idée dans l’émission intitulée Le Monde des sons [4] et dans « Un monde nouveau », un article de 1957 [5] : comme la poésie, elle annihile les distances [6] et permet la communication entre les Cultures ; comme le poème, elle investit les vertus sonores des mots, marie les bruits à la langue (souvenons-nous des crépitements de l’antenne qui sont aussi bien ceux des chaussures neuves du poète dans le poème « Lettre-Océan »), et ouvre sur un art de la suggestion.

Ce double avantage du medium : raccourcir les distances, suggérer toutes les autres sensations par un art des sons, dispose particulièrement la radio à un petit genre de la littérature, le carnet de voyage. Ce terme générique est revendiqué par Soupault pour deux émissions, Instantanés de Perse [7] et Bagdad 1950 [8], qui se distinguent des chroniques et articles qu’il donne à La Revue de Paris à la même époque. J’essaierai de montrer quel usage fait Soupault de la spécificité de la radio dans ces deux émissions, la seconde bénéficiant d’une « mise en ondes » quand la première traite les sons comme des vignettes illustratives ; on verra ainsi dans Bagdad 1950 une timide esquisse des conceptions qu’il explicite dans Le Monde des sons et dans « Un monde nouveau », en même temps que le lieu où se poursuit par d’autres moyens la poésie – de l’onde aux ondes, goutte à goutte elle s’entend intérieurement comme un écoulement scandé qui réactive l’expérience vitale de l’entrée en poésie. Les carnets de route rapportent ainsi, autant que des vues de Perse et d’Irak, des réminiscences sonores du voyage de poésie, des Champs magnétiques, de Westwego à Chansons.

1. Première écoute

Instantanés de Perse dure 1h05. Bagdad 1950 [9] seulement dix minutes. Seules ces deux émissions relèvent du carnet de voyage  ̶  carnet de route est plus exact pour la seconde, car on ne découvre de Bagdad que des bandes colorées abstraites vues d’avion, une chambre d’hôtel où on s’arrête prendre une douche et un pont sur le Tigre traversé en taxi. Quant à Instantanés de Perse, le présentateur qui désannonce l’émission le désigne explicitement comme carnet de voyage [10], et la dénomination rend compte de la discontinuité inscrite dans le substantif mais ne correspond pas à la composition, structurée en plusieurs grandes rubriques aux enchaînements travaillés : le marché de Téhéran, la chanson, la poésie perse, les roses d’Ispahan, l’Iran d’hier et d’aujourd’hui (vu par Gobineau il y a 150 ans, Loti, il y a 50 ans, Soupault aujourd’hui). Des passages très écrits assez longs alternent avec des bruits de vie quotidienne (voix, marteaux des artisans du cuivre quand on est dans le souk), des illustrations musicales variées et brèves, des lectures de poèmes, de récits d’écrivains voyageurs, qui ponctuent chaque séquence. L’émission s’ouvre sur un air attendu, « Sur un marché persan » du compositeur britannique Albert Ketelbey (1920), où l’on devine l’animation exotique du souk, et se ferme avec « Dans les steppes de l’Asie centrale » composé par Alexandre Borodine en 1880, un poème symphonique qui évoque le désert.

Les deux carnets diffèrent sensiblement : dans Bagdad 1950, les sons, voix, musique et bruits créent une atmosphère animée et les échanges se succèdent rapidement, à peine reliés par des notations descriptives ou un élément narratif : la proportion du récit et de la scène s’inverse par rapport aux Instantanés de Perse. Les interruptions du récit par la sonnerie de téléphone, les interpellations, dialogues, rumeur mondaine et ambiance de bar chic, l’emportent sur l’exploration de la ville, ouvrant l’émission sur une sorte de kaléidoscope d’impressions ou de stéréotypes à corriger, ce qui dans la durée restreinte de l’émission permet d’évoquer par une vignette sonore ce qu’on n’a pas le temps de décrire. La mise en ondes paraît aujourd’hui un peu désuète ‒ dans sa conception et surtout dans les sonorités, qui portent un charme nostalgique. On entend ainsi la voix de l’hôtesse de l’air qui joue les guides de voyage, le bruit d’eaux vives, le moteur d’un petit avion : des sons simples, immédiatement identifiables, l’équivalent sonore du poncif en peinture. Ces sons restent majoritairement illustratifs mais ont aussi parfois une fonction temporelle (bruit monotone, répétitif pour souligner la durée et l’ennui) et structurelle (relais entre séquences).

Répondant à une enquête en 1938, Cocteau pensait que la radio serait un genre inférieur si on la traitait comme un « daguerréotype de l’oreille [11] » ; certes, les Instantanés de Perse, comme on va voir, ne se limitent pas, malgré leur titre photographique et leur préambule, à une série d’échos réalistes. On est loin cependant de ce que Daniel Deshays appelle « une écriture du son [12] » ; ici, le martèlement du cuivre en contrepoint de la voix narrative relève de l’illustration, donnant juste une couleur sonore à la scène.

2. Carnet radiophonique, entretien, reportage : aperçus génériques

Dans ces deux « Carnets » Soupault dénonce à la fois les lieux communs et les préjugés que l’occidental projette sur le pays de Shéhérazade et le parisien sur la Perse ; il les convoque cependant parce qu’ils sont ancrés dans les mythes collectifs qu’on ne peut démentir frontalement ; il est plus habile de les déplacer, les affiner et les dissoudre par des percepts réactualisés. La radio se voit conférer une mission d’éducation populaire : la voix est claire, l’élocution soignée, les phrases très articulées, le débit pas trop rapide, sans qu’il y ait de silence ‒ on prend son temps. Soupault vise une vulgarisation de bonne tenue, qui ne s’interdit pas des digressions anecdotiques, un trait d’humour, une page de Gobineau ou de Claudel, la lecture d’un poème en arabe, mais ne récuse pas non plus les romans plus populaires de Pierre Loti. Prenant prétexte du voyage, il glisse au passage des aperçus sur l’oralité et la diction, sur l’universalité de la chanson, vecteur de la poésie. Les Instantanés… qui annonçaient des choses vues, des scènes vivantes, sont des échantillons représentatifs de choses lues et entendues, des aperçus sur les fondements d’une culture, des convictions que le voyageur tire de son expérience. Au point qu’on y voit recyclé l’exemple de « La Vie en rose », développé dans l’Avertissement au recueil de 1949, Chansons [13]. Ceux qui attendaient une soirée diapositives en sont pour leurs frais, mais on a de quoi réfléchir à ce qui constitue l’image d’un pays ou d’une ville dans la mémoire culturelle collective.

Le carnet de voyage, qui met l’accent sur le ressenti du narrateur, se distingue dans les deux cas de l’émission de 30 mn intitulée « Mer rouge », qui se fonde sur le voyage de 1949 [14]. Enregistrée le 28 décembre 1949, celle-ci se présentait comme une « causerie » : un journaliste pose des questions sur les pays traversés, Soupault répond par de larges considérations géo-politiques, avec quelques incrustations d’anecdotes plus personnelles et de choses vues, poétiquement évoquées pour illustrer une caractéristique locale. La voix est celle, posée, du spécialiste qui essaie de donner à saisir concrètement des réalités complexes, impliquant des valeurs, une tradition, une pensée profondément éloignées des usages français.

Il serait intéressant de comparer cet entretien radiophonique avec deux articles que Soupault donne à La Revue de Paris (« Arabie Séoudite » dans le n° 5 en mai 1951, et « Mer rouge » en août 1951 [15]). Les trois se proposent de présenter toute une région en mutation qui va devenir, selon Soupault, « un des centres nerveux de l’économie mondiale » et se fondent sur les mêmes matériaux. Soupault se montre attentif aux mutations rapides du Moyen Orient : « Le moment viendra  ̶  et il est peut-être déjà venu  ̶  où le problème de l’homme du moyen-âge aux prises avec les impératifs du monde moderne provoquera de légitimes inquiétudes. » On trouve dans l’article comme dans la causerie radiophonique des données objectives, statistiques démographiques, économiques et des rappels historiques.

À la radio, Soupault avait privilégié des anecdotes et des images curieuses ou drôles qu’il distillait entre les aperçus politiques ou économiques appuyés sur quelques chiffres, plus austères : l’effacement des traces de la présence de Rimbaud à Aden, où il ne voit pas la maison du poète, détruite par l’incendie ; le paysage qu’il nous décrit et qui est celui même que Rimbaud voyait de la jetée ; la rencontre avec le négociant originaire de Carcassonne, arrivé en 1897, qui a succédé à Rimbaud ; la quinzaine de thés qu’il faut avaler en une journée ; la blague de l’oiseau moqueur ; sa stupéfaction devant les chèvres de Djeddah qui portent un soutien-gorge pour empêcher « leur abondante progéniture de les téter ». Les souvenirs personnels alternent avec des descriptions précises de la gouvernance royale, de l’économie du pays, de la proportion et de la répartition des populations étrangères, de la stratégie pétrolière américaine, de l’implantation d’un ghetto américain doté du seul cinéma présent dans le pays. On retrouvera ces données et ces scènes mais plus nombreuses, plus développées, dans les deux articles de la Revue de Paris où l’exposé géo-politique sérieux n’exclut pas le récit autobiographique : un épisode en taxi (le chauffeur loquace se figeant quand son passager prétend franchir la ligne invisible qui, à 7 km de La Mecque, interdit le passage aux étrangers) ; une vue de la chambre d’hôtel où défilent des serviteurs avec un thé, puis un savon, puis une serviette  ̶  14 en tout, qui interdisent au voyageur de se reposer à la descente d’avion.

Ce sont également les mêmes lectures qui nourrissent le premier Carnet de voyage, l’entretien radiophonique et le reportage géo-politique de La Revue de Paris : Gobineau qui dans Trois ans en Asie faisait la description « un peu optimiste » de la Légation de France, Les Lettres persanes, les Mille et une nuits, Rimbaud. Dans les Carnets de voyage, Soupault n’improvise pas davantage que dans l’article de revue. Cela produit parfois un curieux mélange entre la volonté de restituer un décor ̶ qu’on n’appelle pas encore un paysage sonore ‒, des échanges faussement spontanés, comme dans une dramatique radiophonique, avec des voix masculines, féminines, tantôt en premier plan, tantôt lointaines, et des bruits de foule, de café, de téléphone : l’impromptu est écrit, la surprise est jouée, la discontinuité affichée est produite, soigneusement minutée, bien que je n’aie pas pu consulter les notes préparatoires de l’émission [16]. Dans le monde oriental où Soupault feint de débarquer, il n’est pas un voyageur sans bagage : toute une culture l’a précédé, toute une mémoire sonore aussi qui habite forcément (au moins partiellement) ses auditeurs, qu’il lui faut réactiver et, si elle est devenue poncif comme la musique de « Sur un marché persan », coloriser.

3. Mise en condition de l’auditeur-voyageur

Bagdad 1950 s’ouvre sur un air de oud accompagnant un chant d’homme. Le récit de Soupault aussitôt coupe le chant qui s’estompe, et décrit au présent l’effervescence des derniers préparatifs de départ, après quelques notations nominales qui simulent le journal et, précisément, renvoient au support de l’impression sur le vif, le carnet. On entre dans une sorte de monologue intérieur ; le voyageur récapitule à voix haute sa liste :

Veille de départ. Bagages à finir. Télégrammes à expédier. Téléphoner à l’aérogare. Où est ma liste ? Tant de choses encore… Mais je ne pourrai pas y arriver. J’ai oublié de retenir une chambre [17]. Sept lettres à écrire encore…

Une sonnerie de téléphone interrompt le monologue fébrile, et s’ensuit un échange de théâtre de boulevard qui dure 1 mn :

‒ Allo, oui…. C’est bien moi… Philippe Soupault [une attestation d’identité que tous les lecteurs de Soupault connaissent et qu’il réitère dans ses récits, ses poèmes. La voix est un peu traînante. On entend alors celle, très lointaine, de son interlocuteur]

‒ Dites-moi, c’est ce soir que vous partez ?

‒ Oui, oui… Ce soir, mon vieux, exactement dans quelques heures.

‒ Il faut absolument que vous veniez me dire au revoir. Nous avons organisé une petite réception. Quelques amis… à tout à l’heure. (intonation pressante, un peu mondaine)

‒ Entendu, à tout à l’heure.

Cette saynète introduit une autre scène : la réception. Les préambules parisiens se multiplient. On entend un brouhaha de voix en fond sonore d’où se détachent successivement des voix de femmes et d’hommes à l’élocution un peu snob. Le dialogue permet, après la musique du oud qui couvre une vaste aire culturelle, de localiser la destination : le nom de Bagdad, en effet, n’a pas encore été introduit.

‒ Vous partez, quelle chance vous avez. Quand partez-vous ?

‒ Mais… tout à l’heure

‒ Où allez-vous ?

‒ Je pars pour Bagdad.

Le nom magique permet d’ajouter au chapitre proustien de nouvelles rêveries sur un nom de pays :

‒ Bagdad ? C’est merveilleux. Sémiramis, Nabuchodonosor. Les jardins suspendus…

‒ Vous partez pour Bagdad ? Formidable. Vous allez pouvoir retrouver les traces du calife Haroum El Rachi… / (voix plus lointaine) : des adolescentes merveilleuses…

‒ On peut toujours rêver, mon cher. Mais Bagdad….

Une voix égrillarde l’interrompt ; elle chante « Partons pour la Syrie ». Soupault intervient gentiment et brièvement : « Bagdad n’est pas en Syrie ». Une autre voix masculine lui demande s’il connaît cette œuvre jadis bien connue de Boieldieu : Le Calife de Bagdad. On entend un chant, des rires, le narrateur s’éclipse. Le récit à la première personne reprend après cette scène sur le vif.

Celle-ci a permis de poser deux préalables : Bagdad, par son seul nom produit les images d’un orient fantasmé qui parle à chacun selon sa culture, et l’on fait ainsi le tour du bagage limité de l’auditeur français – sans le blesser, puisqu’il pourra se démarquer des parisiens snobs qui véhiculent ces stéréotypes. La saynète a aussi posé un autoportrait minimal du je-voyageur, un Soupault courtois, mais bref, solitaire dans un milieu mondain assez bête. Observateur acéré, il prend comme lui la tangente à la première occasion.

On trouvait semblable revue des préjugés et méprises à la fin des Instantanés de Perse : il s’agit de placer en regard des usages et des cultures irakienne et iranienne, que le français dévalue volontiers au nom d’une supériorité occidentale, quelques échantillons sonores de nos usages et de notre « culture » saisis comme de l’extérieur. L’émission se clôt comme Bagdad 1950 débute, par un échantillon des stéréotypes mondains. En quelques phrases Soupault exprime sa surprise devant la quantité de questions qui lui ont été posées par des européens curieux de la Perse, questions qui sont « reflet des préjugés, des légendes, des faits divers et des articles de journaux » et qui présentent, dit-il, un « tableau assez exact bien que très incomplet des différents aspects aussi bien que des petits côtés de la Perse ». On entend alors une rumeur de conversations indistinctes, sur laquelle se détachent une voix de femme puis une voix d’homme. « Est-ce que vous avez vu de beaux chats persans ? » demande la femme et le narrateur répond par une description de chats de gouttière efflanqués. « Mais puisque vous êtes poète, pouvez-vous résumer en une image votre impression de Téhéran ? » demande une voix masculine. Soupault ne se dérobe pas mais souligne la pauvreté de cette exigence somme toute journalistique :

En une image… Cette même question m’a été posée par un journaliste persan à qui j’ai répondu ceci : Téhéran est comparable à une jolie femme dont la tête est posée sur les genoux du géant des montagnes, le Mont Damavand, blanc de la tête aux pieds, probablement le plus beau mont du monde. Le journaliste persan a paru satisfait de cette réponse puisqu’il la publia le lendemain dans son journal.

On devine que l’interlocuteur ne peut l’être moins que le journaliste iranien. Une voix lointaine s’est d’ailleurs exclamée : « C’est beau ! » Les voix féminines et masculines continuent le feu roulant des questions : « Est-ce qu’on mange bien? », « Quel mets avez-vous le plus goûté ? – Le caviar, incomparable, et le riz, meilleur que dans aucun autre pays du monde ». On apprend qu’il a bu du vin de Chiraz, de la vodka, beaucoup de thé. Puis, questionné sur les miniatures persanes, il confirme que les iraniens sont amateurs d’images, de miniatures admirables, qu’on ne voit que dans les musées, mais surtout de chromos importés d’Europe (le Président Loubet, Sarah Bernhardt, Thérèse de Lisieux et le Maréchal Foch). À la question « Les femmes sont-elles jolies », il répond avec conviction : « Très jolies, admirables yeux noirs, teint chaud, lèvres dessinées à ravir, mains fines mais on n’en voit pas dans les rues. » « Comment sont-elles habillées ? Elles ne sont plus voilées mais s’enveloppent dans de vastes étoffes semées de petites étoiles dont elles se couvrent la tête et une partie du visage. » La conversation passe ensuite à la circulation, au nombre d’habitants, à la présence française à Téhéran. Ces questions décousues qui justifient le terme d’instantanés lui ont permis au passage de donner quelques informations démographiques, économiques, culturelles de façon vivante. Il a ainsi livré en désordre un certain nombre de données objectives qu’il juge sans doute impossible de passer sous silence si l’on prétend traiter de l’Iran d’aujourd’hui (l’influence française, l’influence russe, la modernisation de la capitale…), et qu’il exposera plus doctement dans l’entretien et l’article « Mer du Sud » déjà cité.

4. Bagdad 1950, carnet de route ?

La mise en condition de l’auditeur au début de l’émission est assez longue puisque le journal de départ se poursuit par une promenade sur les quais de Paris, pour profiter seul d’une dernière nuit parisienne. On n’entend pas la Seine ni des bruits naturels mais des voix, des bruits de rue, puis un dialogue entre Soupault et celui qu’il nous présente comme « mon ami Sébastien », qui le convie à prendre le coup de l’étrier avant le départ. On n’en finit pas de partir… On entend de nouveaux bruits d’ambiance de bar : on demande du champagne, l’orchestre joue : nouvelle vignette sonore de la vie noctambule. L’ami qui, dit le narrateur, aime se faire remarquer, va parler à l’orchestre ; on entend un rag-time, et l’ami parie un cigare que le narrateur n’en trouvera pas le titre ; Sébastien l’annonce triomphalement : « Bagdad Boogie ». En réponse, la voix de Soupault clame : « Garçon ! un cigare ! » Le retour au récit se fait sans transition : « Je hèle un taxi ; je vais chercher mes bagages et me voilà pris dans l’engrenage. »

Un voyage c’est cela : un engrenage, des rituels de départ. Sans autre transition narrative, une voix d’aéroport résonne : « Les voyageurs pour Bagdad sont priés de se présenter… » Comme souvent Soupault se contente de l’amorce, la fin de l’annonce se perd dans le ronronnement d’un moteur d’avion. La plupart du temps, en effet, il cherche la nervosité des enchaînements, un rythme dynamique fait d’alternances de séquences de durée variées, et de ruptures imprévisibles. Les bruits du quotidien ont dans ses carnets une fonction didascalique. La mise en place narrative qui a pris presque la moitié du temps de l’émission s’achève, sur cette phrase qu’on pourrait lire dans En Joue ! :

Entre ciel et terre, entre [mot inaudible] et l’aventure, près de l’inconnu, j’essaie de dormir pour quitter cette ville et cette journée, définitivement. J’entends le ronflement des moteurs et des passagers. Je flotte et je vole.

Des Champs magnétiques à Chansons, dans l’écriture romanesque comme dans l’écriture radiophonique on reconnaît la voix du poète dans sa propension à l’ironie rentrée, son minimalisme, son désir de se soustraire.

L’aube est marquée par l’escale à Damas en trois phrases descriptives : le genre du « carnet » s’affiche dans une série de notations poétiques condensées. Damas est peinte comme « une ville verte fermée de jardins d’où jaillissent, comme des jets d’eau, les minarets. » Gardons en mémoire cette eau, pur comparant qui viendra bientôt au premier plan comme une obsession auditive. Le récit reprend sobrement : « Je change d’avion. Je suis le seul passager si l’on ne compte pas d’adorables oiseaux rouges et bleus qui viennent eux aussi de Paris et qui sont destinés à la volière du roi d’Irak » ‒ une note qui ne déparerait pas dans Vu ou Paris Match, et qui pose discrètement le statut privilégié du voyageur officiel. Après avoir précisé que la reine d’Irak a une passion pour les oiseaux : « Première impression sonore que j’aie notée sur mon carnet de route [18] : les pépiements des oiseaux accompagnés du vrombissement du moteur. » Les deux bruits seront superposés en fond sonore pendant que la voix de Soupault évoque le survol du désert et tente de donner une idée de l’étendue d’une monotonie désespérante : trois heures de désert à la vitesse de 350 km/h lui apparaissent « trois années, trois siècles » : « Rien que le sable. Parfois cependant quelques taches intraduisibles sur fond beige » ‒ libre à l’auditeur d’imaginer un campement, une caravane. Au moment où, dit le voyageur, il va s’assoupir, l’hôtesse de l’air annonce l’arrivée à Bagdad et une voix féminine prend le relais pour une topographie de Bagdad vu du ciel, tableau abstrait esquissé par une hôtesse qui parle comme Soupault écrit :

Trois longs rubans. Un large ruban vert de gris. Voyez-vous les palmiers de Bagdad. Un autre ruban de moire jaune ocre. Le Tigre, il paraît qu’il est furieux. Sa queue devient dangereuse. On craint qu’il veuille tout dévorer. Et là-bas, ce long ruban qui paraît gris mais vivant comme un velours de fourmis, c’est le grand boulevard de Bagdad ; les autos s’y suivent et s’y poursuivent tout le long du jour. Mais regardez là-bas à droite, un peu plus loin que les ponts, ces minarets bleu turquoise. C’est la mosquée sainte, la plus célèbre de tout l’Irak [19].

L’auditeur est dans l’avion, tournant la tête à gauche, à droite : la radio est son moyen de transport, à la fois l’invitation au voyage et son accomplissement poétique. La voix masculine, reprend la narration au passé simple : « Après un virage sur l’aile, je pus distinguer l’échiquier de la ville, les petites maisons carrées dominées par des palmiers. » Est-ce Bagdad ? Est-ce un tableau de Paul Klee ?

5. Carnets radiophoniques ou les ondes de la poésie

Les deux Carnets de voyage se distinguent de la causerie en ce qu’ils font l’objet d’une mise en ondes avec des illustrations sonores, et qui frôle parfois la dramatique radiophonique comme on vient de le voir dans Bagdad 1950. Ils mettent en œuvre les conceptions de Soupault sur la puissance des sons, la préséance poétique de l’évocation auditive, et esquissent avec une sorte de grâce naïve une défense et illustration du pouvoir de la radio, conçue selon deux axes : l’espace, la rapidité. Celle des ondes répond à cette accélération générale que Soupault observe, mais qui frappait déjà Marinetti, Apollinaire, Cendrars et Larbaud avant la guerre de 1914. L’auditeur, suggère Soupault, va faire par les ondes, un voyage encore plus rapide que celui qu’il fit en prenant l’avion. Cette vitesse qui le fascine permet de traverser les époques et de ressusciter les temps révolus, mais elle a évidemment une incidence essentielle sur les distances.

Soupault insiste sur le saut dans l’espace, l’excitation affairée des heures qui précèdent, la durée du voyage en avion. Le dépaysement est confié d’une part à la musique : les accords du oud, des chansons et musiques orientales contrastant avec les chansons et airs d’opéra occidentaux ou avec quelques mesures de jazz. D’autre part, la rupture culturelle et spatio-temporelle est symbolisée par l’avion. On aborde le paysage d’en haut dans les deux cas. Dans Bagdad 1950, le vrombissement continu, seul d’abord, puis en arrière-plan de la voix, rend la monotonie du désert par celle du moteur, l’étendue par la durée du son. Soupault ne déplore pas l’accélération du monde qui pousse à vivre vite : elle correspond à l’attraction du désir, à l’instabilité ontologique que le voyage rend productive, à une pratique du dépaysement qui l’a conduit vers le surréalisme, mais l’a aussi empêché de s’y fixer.

Les Carnets de voyage l’ont-ils mis sur la voie des principes qu’il défendra dans Le Monde des sons ? Rien de fortuit à ce que Borodine ferme Instantanés de Perse : son poème symphonique prétendait, par une description sonore, faire voir successivement le désert puis des chevaux et des chameaux, les soldats russes, une caravane. Soupault réinvestit dans Bagdad 1950 le procédé d’ouverture de Borodine : un son tenu dans l’aigu lentement croissant, dans le ronronnement continu du moteur traversé par les cris aigus répétés des oiseaux. À la fin d’Instantanés de Perse, il vient de parler de l’influence russe quand résonnent les premières notes de cet air célèbre du musicien russe, qui visait comme lui une évocation rêveuse.

Dans Le Monde des sons, Soupault expose ce qui l’attache à la radio. Rien de révolutionnaire pour nous aujourd’hui, surtout si nous comparons avec les recherches du Studio d’essai de Schaeffer, et relisons Carlos Larronde, Jean Tardieu, Daniel Deshays. Soupault a la conviction absolue de la primauté de la sensation et plaide pour la supériorité des sensations auditives sur la vue, ce qui peut surprendre chez un surréaliste – la préséance de l’image est bien connue, mais on ne doit pas oublier que Breton jugeait lui aussi l’image issue de l’automatisme verbo-auditif supérieure à celle que produit l’automatisme visuel.

Dans Bagdad 1950, l’implication sensorielle de l’auditeur est obtenue par des moyens élémentaires. Trois séquences de clapotis d’eau ‒ les deux dernières durant plusieurs secondes ‒ évoquent tout autant que Bagdad les rigoles du jardin du Generalife, mais portent, après les descriptions insistantes de la chaleur, de la sueur, une connotation de sensualité orientale, un art de vivre dans les jardins secrets. En poète encore baudelairien et en lecteur de Proust, Soupault défend l’art de la suggestion sensorielle comme vecteur de la poésie et de la mémoire. Ainsi l’atterrissage à 11h du matin se réduit au bruit de roulement sur la piste et à la sensation de chaleur, la première sensation de Bagdad qu’il faut faire éprouver à l’auditeur :

Je sors de l’avion et je suis littéralement saisi par la chaleur. Une chaleur épaisse et intolérable. Des flammes de chaleur me sautent aux yeux. Mes paupières me brûlent […] comme un sac je tangue vers la douane.

Mais il ne suffit pas de dire « je marche » dans un poème pour qu’il se mette en mouvement, ni « j’ai chaud » à la radio pour que l’auditeur sue ; la métaphore, la comparaison n’y suffisent pas non plus. Soupault évoque donc la traversée de la ville en taxi à 100 km/h jusqu’à l’hôtel ; on passe le Tigre sur le pont de Bagdad, en une phrase minimale qui ne donne rien à voir : (« je passe le Tigre et j’entends l’eau »). Un murmure d’eaux vives, bref, nous parvient puis la voix insiste et justifie son insistance : « Je voudrais vous faire entendre longtemps ce bruit de l’eau, bruit merveilleux, inoubliable, bruit prodigieux, miraculeux, c’est mon plus beau souvenir. » ‒ et l’on repart pour quelques secondes de clapotis. Le narrateur souligne la sensation de fraîcheur liée au son : « Il fait chaud comme dans un four. On a tellement soif, la bouche, la gorge, le pharynx en métal. Le corps ruisselle, mais le bruit de l’eau est une merveilleuse promesse. » ‒ le bruit de source, tenu plusieurs secondes, confirme cette promesse. Le son, qui n’était la première fois qu’une illustration, ponctue, avec une évidente fonction rythmique, la voix narrative et appuie hypnotiquement la suggestion.

Je monte dans ma chambre – oh ! pas trop vite ‒, j’actionne le ventilateur et me précipite naturellement sous la douche, quelle bénédiction ! Puis je me jette sur mon lit tout mouillé et écoute le bruit qui me berce. Est-ce que je dors ? Des images comme celles du délire galopent sous mes paupières encore chaudes. J’entends une voix comme d’outre-tombe. Je me figure en grand voyageur en me souvenant des Mille et une nuits. C’est celle de Shéhérazade.

On voit comment le carnet de route ouvre les portes de Bagdad par la sensation, vecteur du rêve et de l’imaginaire : la radio ici doit faire éprouver le voyage à l’auditeur statique devant son poste. La chaleur, la sueur, les ruissellements de l’eau lui diront plus de Bagdad que la description des ruelles et des avenues monumentales. Au voyageur-Soupault du début se substitue un voyageur immémorial, celui des Mille et une nuits. La voix de Bagdad alors parle directement à travers les âges : une voix de femme, celle de Shéhérazade, commence le conte de Sindbad le Portefaix. Le monde réel et celui du conte communiquent par cette sensation de fraîcheur dont on vient de faire l’expérience. Au début du conte, Sindbad écrasé sous sa charge par un jour de canicule tente d’échapper à la chaleur intolérable sur un banc où circulent des brises légères : « alors il perçut un concert d’instruments et de luths »… l’auditeur devenu Sindbad entend lui aussi le oud qui relaie la voix de Shéhérazade et la bande-son s’arrête là, abruptement.

Néanmoins on est allé au terme de la démonstration car il me semble que ce petit carnet de voyage en présupposait une. Si on ne voit rien de la ville réelle, les sensations de soif, les bouffées brûlantes, les taches de couleurs, tout un univers sonore  ̶ moteur, pépiements, friselis d’eau, accords de oud ‒ ouvre l’espace du dépaysement, comme si le secret du lieu était enclos dans ces sensations. Aux images visuelles et tactiles des noms de pays proustiens, aux vues de porte-plume qui les figent en vignettes souvenirs, Soupault substitue des précipités sonores qui ne sont pas moins stéréotypés mais, plus évasifs, laissent l’imaginaire prendre le relais. Le son seul peut porter dans son sillage toutes les autres sensations ; la radio qui fait ici littéralement voyager dans l’espace et dans le temps, est le médium de la poésie : sans nous parler de Bagdad elle nous y a conduit, et a ouvert les portes de ce Bagdad rêvé que les occidentaux du début avaient enfermé dans le toponyme.

Dans Le Monde des sons, on entend d’abord quelques mesures de ragtime, qui prennent la place de ces accords de oud ouvrant les deux carnets de voyage, pour signifier l’Orient ; elles sont remplacées par un bruit de vagues, puis une rumeur de foule de laquelle se distingue une voix qui dit « Je proteste je proteste ». L’illustration sonore précède le dialogue dans lequel on entre in media res, le poète défenseur de la radio et du monde des sons réfutant son interlocuteur grincheux pour qui tout cela n’est que du bruit. Il tance ce mauvais auditeur qu’il lui faut convaincre de son infirmité : « Que dirait-on de quelqu’un qui négligerait les couleurs, les lignes de la nature et réduirait le monde visible à la peinture ? ». Il précise que la musique n’est qu’une toute petite partie de l’univers des sons qui reste terrae incognitae : « Depuis des siècles, l’humanité a donné de l’importance à la vue et négligé le monde des sons [20] ». Le bruit est déjà, comme le dira Deshays, « par excellence le lieu du rêve ».

Soupault réactive dans cette émission la forme du dialogue philosophique chère au Neveu de Rameau, ce qui n’a rien de fortuit, le neveu étant celui d’un musicien, mais surtout Diderot faisant parler un aveugle de naissance dans la Lettre aux aveugles à l’usage de ceux qui voient ; ce texte sert encore de point de départ à Soupault dans son article ultérieur des Cahiers d’Études de Radio-Télévision, « Un Monde nouveau ». Dans les deux cas, l’univers sonore apparaît comme un continent à découvrir, et les ondes sont le vaisseau de cette expédition.

L’auditeur grincheux ne manque pas d’opposer au locuteur que le monde des sons n’est pas beau, et, quand il est pressé de s’expliquer, il avoue que les sons les plus désagréables s’imposent pour lui avec plus de force que les autres. C’est alors que Soupault revient à l’expérience de Bagdad :

Imaginez que vous pourriez vivre dans un pays très chaud. 40° de chaleur, et vous écoutez le bruit de l’eau qui coule. Pareille aventure m’est arrivée récemment à Bagdad. Pour moi, le bruit de l’eau est demeuré un souvenir plus beau, plus merveilleux que le plus beau, le plus merveilleux paysage. Et je crois que les poètes qui sont les plus sensibles des hommes ne me contrediront pas.

L’ouïe est valorisée pour son aptitude à dépayser l’auditeur jusque dans son propre corps ; Soupault ajoute : « Les sons ont une puissance d’évocation que ni les couleurs ni les parfums ne possèdent. Les sons suggèrent [21]. » Ils donnent aussi la vie : le narrateur convoque un exemple récurrent dans son œuvre, avec de multiples variantes, le récit mythique de son avènement à la poésie, seconde naissance :

J’étais seul et triste un soir dans une chambre d’hôtel. Le robinet du cabinet de toilette était détraqué [on entend des gouttes d’eau tomber, bien nettement séparées]. Les gouttes d’eau me dictèrent un poème. Je voudrais maintenant que vous entendiez ce que les gouttes d’eau ont suggéré au musicien André Popp qui les a mises en musique.

Ces gouttes d’eau sont un marqueur personnel, depuis celles dont « nous sommes prisonniers » dans Les Champs magnétiques [22]. Il est frappant de voir qu’en elles se résume tout Bagdad et que si, dans les successifs récits de « première fois », elles ont délié le flux de la poésie, c’est encore le son hypnotique de l’eau qui ouvre le monde merveilleux des sons, ainsi figuré dans un jeu de polysémie par celui des ondes. Lorsque Tardieu, parlant de l’apport du Club d’essai à l’effort culturel de la radiodiffusion française en 1956, évoque la radio « lançant à travers l’espace une pluie d’impressions justes » procédant « par une sorte d’arrosage à la manière des nuages », il me semble qu’il caractérise assez bien l’esprit des Carnets de voyage de Soupault qui prend au mot ce que Tardieu appelle joliment, « la météorologie culturelle [23] ».

Instantanés de Perse commence par cette question : « Comment peut-on être persan ? » « C’est la question que depuis Montesquieu se posent les français et les européens » constate-t-il et il s’excuse à l’avance de la superficialité du genre :

Ce n’est pas en quelques minutes, même en soixante minutes, qu’on peut répondre à cette question, mais peut-être n’est-il pas absolument inutile que les voyageurs qui ont parcouru la Perse et [qui peuvent se vanter] de connaître, un peu, les persans livrent leurs impressions rapidement comme l’exige la radio, mais fidèlement.

La radio est le médium de l’ « homme pressé ». Instantanés de Perse revendique par son titre la discontinuité d’une série d’impressions clairement référées à la vue –et à la prise de vue.

Voyageur endurci, je me souviens que j’ai appris davantage des pays qui m’étaient inconnus en regardant ces petites photos que les Européens et davantage encore les Américains ont l’habitude de considérer comme des chefs-d’œuvre lorsqu’ils les rapportent de pays lointains. En regardant des instantanés, pas un homme ou une femme de bonne foi ne dissimulera sa surprise. Voici donc des instantanés de la Perse.

Le son entend ainsi clairement donner à voir. Quant à la fidélité, c’est au monde des sons qu’il revient de la garantir, non par le documentaire réaliste mais par la recréation de percepts hallucinés à partir du son. Le pluriel et la notion même d’instantanés évoquent des impressions recueillies au fil du voyage, dans leur surgissement ; or les enchaînements sur des associations d’idées et de mots sont subtilement filés. Après ce préambule, une autre voix masculine prend le relais pour vanter le pouvoir évocateur d’une rengaine, « un air célèbre, trop célèbre »… « cet air si incroyablement populaire qu’on nomme, on ne sait trop pourquoi, “Sur un marché persan”. On entend alors 30 secondes des premières mesures. Elles introduisent la première partie ‒ le premier instantané ‒ consacré au grand bazar de Téhéran. Le sésame sonore libère une série de vues. La voix masculine sollicite l’auditeur et l’invite à entrer dans le labyrinthe du souk : « Imaginez-vous les couloirs du métropolitain, faiblement éclairés par une petite lucarne où plongent les rayons du soleil. On s’habitue aisément d’ailleurs à cette pénombre. » Très symétrique, la conclusion de l’émission referme l’album en congédiant la métaphore visuelle :

Après tous ces instantanés et ces quelques vieilles gravures, peut-être convient-il pour conclure de rechercher quelle est l’impression dominante qui demeure après les contacts avec un monde si différent du nôtre. […]. Nous n’avons plus le droit de nous contenter de détails et de préférer le pittoresque.

Et moi-même avec cent ans de retard ou, si l’on préfère, d’avance, en survolant la Perse, je ne pouvais m’empêcher de penser aux grandes régions désertiques qui entourent les villes d’Iran. Il me semblait que ces déserts, ces steppes, qui forment cette Asie Centrale, où est née notre civilisation, exercent encore, en dépit de notre ignorance et de notre inconscience, une influence sur notre destin et sur toute l’humanité. Je cherchais à définir mon impression de cette grandeur lorsque le hasard voulut que j’entendisse un soir ce morceau symphonique de Borodine, « Dans les steppes de l’Asie Centrale ». Mieux que les mots, cette musique évoqua pour moi les horizons de la Perse, ceux que nous sommes tentés d’oublier.

On entend la musique de Borodine jusqu’à la fin pendant 2 mn 30, d’abord seule, puis en arrière-plan de la parole :

Je terminerai cette suite d’images de la Perse sur ces steppes de l’Asie Centrale. Ce petit tour d’horizon, ce voyage en raccourci est certes un peu rapide, peut-être un peu incomplet, certainement même, mais je souhaite, j’espère avoir réussi à vous donner de la Perse une idée un peu moins conventionnelle que celle que les français ont communément.

Un air de oud écourté achève l’émission. La fin montre encore ce que Soupault attend de la radio : mieux que les mots, elle transmet les bruits propres à évoquer sans circonscrire, dans un temps restreint – et cette condensation n’est pas pour déplaire au poète, non plus que le décousu que les exigences techniques, toutefois, obligent à simuler. « Horizons de la Perse », « petit tour d’horizon » : avec insistance la radio apparaît comme un des horizons possibles de la poésie, la poésie demeurant « le réel absolu ».

Notes

[1] L’Intransigeant, 27 juin 1932, p. 8.

[2] L’Intransigeant, 11 mai 1934, p. 11.

[3] Larronde dit dans L’Intransigeant du 19 mars 1931 que le véritable plan de la TSF est le merveilleux ; nul doute que Soupault et lui ont été d’emblée sur la même longueur d’ondes. V. Christopher Todd, « Carlos Larronde, idéaliste des ondes », dans Les Écrivains hommes de radio, textes présentés et rassemblés par Pierre-Marie Héron, Montpellier, Presses universitaires de la Méditerranée, 2001.

[4] Dans la série Archives sonores, 31 mai 1952 (17’30). Cette émission, présentée par Philippe Soupault, avec le concours de François Chaumette et Maurice Biraut, est une production de la Phonothèque centrale de la Radiodiffusion française. La documentation est de Paulette Le Tailleur et Georges Sennequier, réalisation de Georges Godebert.

[5] Cahiers d’Études de Radio-Télévision, n°16, 1957, p. 351-353.

[6] Voir l’article « Mer Rouge », dans La Revue de Paris, n°8, août 1951 : la radio relayée par le bouche-à-oreille est le seul moyen d’accès au monde, explique-t-il, pour les nomades de Somalie.

[7] « Carnet de voyage de Philippe Soupault », réalisateur Georges Herzog. Programme national, 22 octobre 1950.

[8] « Carnet de route de Philippe Soupault », réalisateur Albert Riéra, diffusion Programme national, 18 mars 1951, 21h30.

[9] Réalisation Albert Riéra, avec une distribution importante, comparable à celle d’une dramatique : Paula de Helli, Shéhérazade, Roert Moore, l’ami du voyageur, Mesdames Nelly Delmas, Raymonde Fernelle, Raymonde Vassier, Françoise Moreau et Messieurs Jean Daguerre, Gilles Péan, Léon Arvelle, Jacques Bernier, Marc Darnout, Gérard Gervais et l’auteur.

[10] « Instantanés de Perse, carnets de voyage de Philippe Soupault, avec le concours de Louis Arbessier, Pierre Olivier, Jean Topart, André Daurière, Nelly Benedetti, Denise Bonal. »

[11] « Le péril des ondes menace-t-il la littérature ? », Le Figaro, 5 novembre 1938, p. 5. Réponse à une enquête de G. Ravon.

[12] Pour une écriture du son, Paris, Klincksieck, 2006.

[13] « Au cours d’un voyage dans différentes parties du monde et dans des milieux très divers, j’ai pu suivre le sillage d’une chanson qui non seulement plaisait aux hommes et aux femmes de tous les âges et de toutes les conditions qui ne parlaient pas la même langue, mais aussi, manifestement, les fascinait. Sifflée, fredonnée, murmurée, chantée à pleine voix, La Vie en rose s’épanouissait à tous les carrefours de l’univers » (Chansons, Paris, Eynard, 1949, p. 15).

[14] Selon Henry-Jacques Dupuy, c’est en 1949 que Soupault se rend en Somalie Britannique, sur la Côte des Somalies, au Kenya, à Aden, Chypre, en Jordanie hachémite, en Irak, Israël, Iran, Arabie Séoudite, Syrie. Rappelons que l’écrivain est chargé en 1946 par l’Unesco d’enquêtes sur la presse, la radio et le cinéma ‒ d’abord en Europe puis au Mexique, Honduras, Haïti, Nicaragua, Curaçao, Cuba, république dominicaine en 1947. En 1948 il va en Égypte, au Liban, en Turquie. En 1950 il continue cette enquête au Cameroun, en Afrique équatoriale, en Éthiopie, au Congo belge, au Ruan-Da-Urundi, au Soudan anglo-égyptien, à Madagascar, en Somalie italienne, en Angola, au Mozambique. Il faut regretter que les ouvrages biographiques sur Soupault traitent peu de ce chapitre important des années 1946-1950.

[15] On laissera de côté le reportage publié en 1954 « Au Monomotapa », récit de son voyage au Mozambique dans la même revue (n° 9, septembre) qui n’a pas donné lieu à une émission radiophonique.

[16]  Ce texte, daté du 1er janvier 1951, est  conservé au Bureau des manuscrits de Radio France, 35 f., cote R 5055, 12 personnages.

[17] Est-ce la conséquence de cet oubli ? Dans l’article de La Revue de Paris, le voyageur peine à trouver une chambre : il n’a pas réservé, et doit se contenter de partager une chambre d’hôtel de seconde zone avec plusieurs touristes en rade.

[18] Je souligne.

[19] La causerie intitulée « Mer rouge », comme le reportage qui porte le même titre dans La Revue de Paris, montreront que le pèlerinage est une ressource économique. Ici la chose vue se suffit. Le carnet implique qu’on renonce à exploiter, prolonger la notation.

[20] Le Monde des sons, série Archives sonores, Paris Inter, 31 mai 1952.

[21] Daniel Deshays lie à la nostalgie du déjà connu cette dimension évocatoire : « Dans la pratique, le son s’inscrit comme une empreinte dans la mémoire, et l’écoute, jeu de reconnaissance et d’appréciation, nous conduit vite sur le terrain du goût. On n’aura de goût que pour ce que l’on a connu ; on le préfèrera, de fait, à la nouveauté. » (Pour une écriture du son, op. cit.).

[22] Cette phrase ouvre les Champs magnétiques de Breton et Soupault en 1920. On sait qu’elle est venue de la plume de Soupault.

[23] Jean Tardieu, « Le Club d’Essai et son apport à l’effort culturel de la Radio-diffusion française », 1956, cité dans Pierre-Marie Héron (dir.), Les Écrivains hommes de radio, op. cit.

Auteur

Marie-Paule Berranger est Professeur de littérature française du XXe siècle à l’Université de Paris 3 Sorbonne nouvelle, et appartient à l’équipe de recherche Thalim (écritures de la modernité). Ses travaux portent sur l’histoire du mouvement surréaliste et la poétique de ses auteurs, la question des genres dans la poétique des avant-gardes, la poésie de Blaise Cendrars. Elle a fondé le Groupe d’Études Mandiarguiennes (GEM) et publié plusieurs ouvrages, dont Dépaysement de l’aphorisme (Corti, 1987), Les Genres mineurs dans la poésie moderne (PUF, 2004), Du Monde entier au cœur du monde de Blaise Cendrars (Gallimard, « Foliothèque », 2007), Corps et biens de Robert Desnos (Gallimard, « Foliothèque », 2010) ainsi que les actes du colloque Plaisir à Mandiargues (1909-1991), en collaboration avec Claude Leroy (Hermann, 2011). Derniers volumes publiés : 1913 cent ans après : enchantement et désenchantement, Paris, Hermann, 2014 (actes du colloque de Cerisy, 8-15 juillet 2013) ; Évolutions/Révolutions des valeurs critiques (1860-1940), Montpellier, PULM, « Le Centaure », 2015 (actes du colloque de Caen, juin 2012).

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