«Sans arrêt l’oreille doit être à nouveau conquise» : la radio au service du théâtre des paroles novarinien
En 1980, Valère Novarina propose à l’Atelier de création radiophonique sa première émission, significativement intitulée « Le Théâtre des oreilles ». La radio s’est en effet emparée très tôt de l’écriture dramatique radicale de ce jeune auteur qui peine à trouver son public, et dont l’œuvre se caractérise par son oralité et son rejet de l’idée de représentation. Jusqu’en 1998, date à laquelle le théâtre de Novarina sera révélé à un public plus large, l’Atelier de création radiophonique va ainsi devenir pour le dramaturge à la fois le lieu où affirmer les partis pris théoriques et esthétiques de son « drame de la parole » ; le laboratoire où mettre à l’épreuve son théâtre des voix ; et la scène sonore où créer quelques-unes des meilleures interprétations de ses œuvres.
In 1980, Valère Novarina gave the Atelier de Création Radiophonique his first radio program, which was significantly entitled “The Theater of the ears”. Indeed, radio quickly took over the radical dramatic writing of this young playwright struggling to find his audience, and whose work is characterized by orality and a rejection of the idea of representation. Until 1998, when Novarina’s work would reach a larger audience, the Atelier de Création Radiophonique thus became for the playwright the place to assert the theoretical and esthetical position of his “word drama” ; the laboratory where he could test his theater of voices ; and the sound stage where some of the best performances of his work were created.
Texte intégral
L’aventure radiophonique de Valère Novarina commence alors qu’il est très jeune, et elle décide de son avenir d’écrivain. Novarina a raconté à plusieurs reprises cette expérience fondatrice : il a quinze ans, et sur le poste à galène qu’il a fabriqué lui-même il capte avec ses écouteurs, une nuit, à la radio suisse romande, les notes d’une sonate de Beethoven. C’est à la suite de la vision éprouvée en écoutant ce morceau de piano à la radio qu’il rédige ses premiers écrits littéraires :
La pulsion d’écrire m’est venue de ce contact sonore. Quelque chose s’est déclenché, du côté du langage, par l’oreille. Depuis lors, dans chaque phase d’écriture intense, j’éprouve des sensations physiques particulières, une sorte de sensibilisation douce du côté de l’oreille : presque une caresse, comme un toucher [1].
De fait, tout au long de sa carrière d’auteur dramatique, Novarina n’a cessé d’affirmer son appartenance à la littérature orale, déclarant écrire pour la voix, mettre en scène « le drame de la parole [2] » et pratiquer l’écriture de façon à se délivrer de l’idée de représentation [3]. Dans un de ses tout premiers textes, Le Babil des classes dangereuses [4], dont le titre est en lui-même explicite, il met en scène les personnages de Bouche et Oreille. Novarina parle d’ailleurs de ce texte, qui date de 1972, non comme d’une pièce ou d’un livre mais comme d’un livret, impraticable sur scène, et à lire à haute voix [5]. Par la suite, il théorise abondamment l’art de l’écrivain et celui de l’acteur comme exploration, incorporation, mastication et profération de la matière du langage, un art du mouvement et de la danse des mots, autant que de l’espace et de la résonance produits par la parole émise. Il fait son théâtre de la combustion du verbe traversant les corps. On ne s’étonne donc pas que la radio ait accompagné la trajectoire de Novarina, qui faisait à la question « Vous considérez-vous comme un auteur de théâtre ? », la réponse suivante, qui semble décrire les composantes de l’écoute radiophonique :
Non. Je pense que j’essaye de faire des pièces de théâtre, que je n’y arrive pas, parce que je suis un aveugle : quand j’écris je ne vois rien. J’entends absolument tout, j’entends comment les choses doivent être dites mais je n’ai pas de représentation de la scène, alors ça se passe complètement dans le noir. On crée les choses beaucoup à partir de ses infirmités. J’ai une situation d’infirme par rapport au théâtre [6].
1. Une scène radiophonique pour porter atteinte au théâtre
Tel fut le point de départ. Il fallait ensuite qu’ait lieu la rencontre avec la radio. À cet égard, la situation des auteurs dramatiques face à l’Atelier de création radiophonique est particulière, puisque l’année même où celui-ci est créé, en 1969, se crée également le Nouveau répertoire dramatique, sous l’impulsion de Lucien Attoun [7]. C’est d’abord ce dernier qui propose à Novarina, en 1972, de diffuser sa première pièce, L’Atelier volant, que vient de publier la revue Travail théâtral [8]. La mise en ondes est assurée par Georges Peyrou, dans une version remaniée pour la radio par Novarina, et la réalisation [9], bénéficiant d’une remarquable distribution [10], est à la hauteur de cette première pièce ambitieuse. Sans chercher à tirer parti des ressources propres du langage radiophonique, elle présente néanmoins une dramaturgie des voix qui déploie la parole novarinienne dans la pluralité de ses dimensions, qui travaille les écarts avec les intonations et les interprétations attendues, qui invente un équivalent spatial, sonore, vocal et rythmique à l’étrangeté d’un texte frayant déjà très loin des côtes réalistes et des conventions dramatiques. L’émission n’appartenant pas au corpus de l’Atelier de création radiophonique, il ne s’agit pas ici d’en analyser plus longuement les procédés. Notons simplement, mais c’est essentiel, qu’en l’occurrence la radio s’empare immédiatement d’une œuvre déroutante (dont Jacques Sallebert, alors directeur de la Radiodiffusion, interdit la diffusion le 22 avril 1972, parce que la pièce est trop brûlante et critique sur le plan politique !), de l’œuvre d’un inconnu, un auteur dramatique qui n’a encore jamais été mis en scène, et qu’elle va répondre au désir de Valère Novarina d’écrire hors de l’économie du théâtre, ou contre le théâtre.
On ne peut en effet dissocier l’aventure radiophonique de Novarina de sa trajectoire d’auteur et d’homme de théâtre. Or l’autre épisode fondateur de la relation de Novarina à la radio est la mise en scène de L’Atelier volant, sa première pièce donc, en 1974, par Jean-Pierre Sarrazac [11]. Elle est à l’origine d’un malentendu profond entre les deux hommes [12], et Novarina, ne supportant pas d’être chassé des répétitions, écrit alors en deux jours la Lettre aux acteurs [13] : ce pamphlet, qui fait le procès des metteurs en scène, énonce une nouvelle théorie de l’acteur qui remet celui-ci au centre du phénomène théâtral et au centre du texte lui-même. Le spectacle de L’Atelier volant connut ensuite un accueil particulièrement houleux et les rapports dégénérèrent à l’intérieur de la troupe.
Cette première expérience violente du passage de son texte à la scène conduit alors Novarina à écrire contre le théâtre, contre l’économie des spectacles dramatiques : économie temporelle (un spectacle ne doit pas excéder une certaine durée), économie de personnel (il doit comporter un nombre de personnages réduit), économie spatiale (peu de changements de lieux, comptabilité des entrées et sorties), etc. Le Babil des classes dangereuses, rédigé après L’Atelier volant, met en scène 257 personnages, dans des lieux impossibles, dans une longueur de texte impossible ; La Lutte des morts [14] nomme 1000 personnages et fait 200 pages, Novarina écrit aussi ce texte avec la volonté de produire une œuvre impossible à mémoriser ; enfin Le Drame de la vie [15] culmine à 2587 personnages – même si le terme de personnages ne convient plus, puisqu’il s’agit plutôt d’entités vocales surgissant le temps d’une réplique et disparaissant aussitôt. Ainsi s’ouvre la période des écrits utopiques de Novarina, des textes démesurés qui tournent le dos au plateau. Cette période correspond également pour l’auteur à une traversée du désert, à la fois scénique et éditoriale. Ses textes sont refusés partout, entre 1972 et 1978, et la véritable percée scénique de l’œuvre novarinienne n’interviendra qu’en 1984, lorsqu’André Marcon la fera entendre [16].
Ajoutons enfin, pour achever cette présentation du contexte général dans lequel se développent les relations entre Novarina et l’Atelier de création radiophonique, qu’au-delà du cas particulier de Valère Novarina, les années 70-80 correspondent à une époque sombre pour les auteurs dramatiques : d’une part les « grands » metteurs en scène entrent en action ; d’autre part, de Grotowski à Mnouchkine, le statut du texte sur scène change radicalement ; enfin le théâtre se voit placé sous le régime du visuel, au détriment de la dimension sonore, par la primauté donnée à la mise en scène et à la « co-présence active, physique, des acteurs et du public », comme l’a analysé Marie-Madeleine Mervant-Roux [17]. Durant cette période, la radio devient le refuge des auteurs et des textes, elle continue de la sorte à assurer sa fonction de laboratoire du théâtre contemporain, en y ajoutant celle d’éditeur, comme en témoigne Liliane Atlan :
Après 68, il s’est passé qu’on aurait pu mourir, il y a eu une série d’années noires pour les auteurs dramatiques, il suffisait d’être auteur dramatique pour être piétiné, et à ce moment-là, France Culture […] nous [a] permis de survivre, la diffusion sur France Culture était devenue une forme d’édition, et je dirais même la seule forme d’édition où on puisse encore jouir d’une vraie liberté [18].
Novarina entérine ces propos, déclarant : « C’était une époque où France Culture (avec Alain Trutat, Lucien Attoun) jouait un rôle important pour nous tous : la radio était le premier endroit où l’on pouvait faire entendre ses textes [19] ».
C’est donc dans ce contexte que l’Atelier de création radiophonique ouvre ses portes à Novarina, en 1980. Le compagnonnage entre l’ACR et l’œuvre de Novarina donnera lieu à huit émissions, échelonnées entre 1980 et 1994. Pourquoi s’arrête-t-il en 1994 ? En 1989, Novarina met en scène Vous qui habitez le temps au Festival d’Avignon ; puis en 1991 Je suis au Théâtre de la Bastille, et en 1995 il monte La Chair de l’homme au Tinel de la Chartreuse à Avignon. À partir de là, les créations s’enchaînent, d’autant qu’en 1998 la mise en scène de L’Opérette imaginaire [20] par Claude Buchvald conquiert soudain à Novarina un public élargi. Les créations radiophoniques cessent dès lors que l’auteur trouve à s’exprimer directement sur la scène. Si Novarina reste très présent sur les ondes (le catalogue de l’Inathèque affiche 290 notices lorsqu’on tape son nom), c’est désormais par le biais des entretiens, régulièrement programmés à l’occasion de la publication de ses livres ou de la création de ses spectacles.
La radio, et plus particulièrement le Nouveau répertoire dramatique et l’Atelier de création radiophonique, auront donc pleinement joué leur rôle de têtes-chercheuses, d’éclaireurs, de diffuseurs, de promoteurs, de tremplins d’une œuvre radicale qui a mis presque vingt ans à trouver son public au théâtre.
2. La radio comme laboratoire et mise à l’épreuve d’une écriture d’oreille
Comment Novarina s’est-il emparé du médium radiophonique ? Quelles fonctions la radio a-t-elle rempli à l’égard de l’œuvre novarinienne ? En réalité, sur les huit émissions réalisées, deux seulement sont le fait de Novarina lui-même, la première et la dernière. Elles se démarquent nettement des autres, et attribuent deux fonctions distinctes à la radio. En 1980, Novarina aborde la radio à la fois comme un lieu et un outil d’expérimentation, comme un laboratoire et une mise à l’épreuve de son langage. Carte blanche lui est donnée par Alain Trutat pour réaliser une émission qu’il intitule Le Théâtre des oreilles. Elle dure plus de deux heures et s’est constituée à partir de quatre séances d’enregistrement au studio 110 de la Maison de la Radio.
À cette époque, Novarina expérimente divers supports artistiques qui sont à la fois des prolongements et des dérivatifs de son activité d’écriture. Il a commencé à dessiner en 1978 mais c’est en 1980, la même année que cette première émission radiophonique, qu’il se livre à ses premières performances de dessin en public [21], performances qu’il appelle des crises de dessin. Or l’émission radiophonique va lui permettre de plonger plus avant dans l’univers sonore qu’il a déjà commencé à travailler par l’écriture, de développer ses recherches sur l’oralité et la voix, et de tâter du langage instrumental. Il s’enferme donc dans le studio 110 avec ses livres, La Lutte des morts, Entrée de l’homme de Valère dans le Théâtre des oreilles, Naissance de l’homme de V., et des instruments : « piano, célesta, xylophone, violon, trompes, contrebasse, flûte, cor, guitare, clarinette, accordéon, voix, pieds, mains [22] ».
L’émission, expérimentale, se présente comme une immersion sonore dans un milieu – acoustique – où les frontières entre langage instrumental, langage verbal et langage vocal tendent à se dissoudre, où Novarina travaille les traversées de l’un à l’autre, les frottements : pour sortir la voix de son insularité, comme il œuvre dans ses textes à sortir le verbe de son carcan signifiant ; pour mettre en présence, comme les protagonistes d’une pièce, les différents régimes de la parole et de la voix, du bruit au son, du son au mot, du mot à la modulation, etc.
Dans La Lutte des morts, il a porté à son paroxysme une écriture visant à déstabiliser perpétuellement la lecture et l’audition, à maintenir lecteur et spectateur sur le qui-vive. L’idée centrale de ce texte était de supprimer toute perspective sémantique, sonore ou rythmique, en se fixant l’objectif fou d’écrire une langue faite d’hapax, une langue qui en finirait avec « ses refrains, son vieux système stupide d’écho [23] ». La méthode appliquée était la suivante : « […] une méthode à faire dire à sa bouche tout ce qu’elle veut. Il voulait la plier, la travailler, la soumettre tous les jours à l’entraînement respiré, l’affermir, l’assouplir, la muscler par l’exercice perpétuel – jusqu’à ce qu’elle devienne une bouche sans parole, jusqu’à parler une langue sans bouche [24] ». Son émission radiophonique prolonge et amplifie cette recherche méthodique, en tressant à ses textes sa propre voix et celle des instruments qu’il manipule, en explorant toutes les possibilités expressives et discordantes, c’est-à-dire échappant aux cadences et aux harmonies préétablies, de ces trois langages.
En somme Le Théâtre des oreilles élargit la pulsion expressive au corps entier de l’auteur, en prolongeant ses attributs (bouche, mains, pieds) par les instruments et en permettant à l’ensemble des sons émis de résonner dans l’espace. Le Théâtre des oreilles devient, matériellement, une scène et une mise en scène sonore où peut s’incarner la page écrite ; c’est l’unique possibilité offerte à Novarina de se faire homme-orchestre de son œuvre, et de lui donner, sans l’intermédiaire des acteurs et des musiciens, un corps sonore dans l’espace et le temps. On sait que Valère est un acteur empêché [25], un danseur empêché, peut-être un musicien empêché. Dans le cadre spatial, temporel et acoustique du studio 110, plus rien ne l’empêche. L’émission est une performance physique, à l’image des lectures-marathon que Novarina a inaugurées en 1972 et qu’il va poursuivre au long des années 1980. Le mot Théâtre du titre est donc à prendre au pied de la lettre, un théâtre de la dépense respiratoire et articulatoire, de l’athlétisme pulmonaire et vocal.
De fait, dans ses expériences sonores, Novarina s’inscrit sans aucun doute dans les pas de deux illustres devanciers. En explorant les possibilités expressives de la voix hors du mot, en conduisant l’oreille aux limites des cris et des bruits qu’il tire de son appareil phonatoire et des instruments, il évoque l’émission d’Artaud, Pour en finir avec le jugement de dieu : réalisée en 1947, elle est finalement diffusée en 1973 et Novarina n’a pu que l’écouter. On sait la place qu’occupe Artaud dans son œuvre, Artaud à qui il consacre une année entière et son mémoire de Master en 1965. L’autre grand aîné est Jean Dubuffet, avec qui Novarina engage une correspondance nourrie à partir de 1978 [26]. Dubuffet, grand défigurateur de l’image humaine, pour reprendre une expression chère à Novarina, s’est aussi aventuré du côté de la défiguration de l’écrit. En 1960 il fait paraître La Fleur de barbe [27], qu’il met en ondes en 1961, dans une émission [28] où on l’entend dire son texte, qu’il tresse déjà dans un réseau serré d’échos, d’improvisations musicales, de bruitages vocaux et de contrepoints sonores. Comme Le Théâtre des oreilles, La Fleur de barbe tient autant de la performance physique éprouvante que de l’émission radiophonique. Dubuffet, par ailleurs prévenu par Novarina de la diffusion du Théâtre des oreilles, lui en fera compliment :
Et le dimanche 22 juin la longue fête à France Culture, je l’ai trouvée excellente, très étonnante et régalante. Les séquences de musique m’ont paru de même farine que les musiques que j’ai faites moi-même naguère. Votre idée qu’on est jeté non dans un monde mais dans une langue, que c’est la langue et non un sang qui coule dans nos veines, est on ne peut plus fondée. Reste à tirer parti de ce faux sang [29].
On aura compris que Novarina s’intéresse de façon essentielle à ces questions de pratique du souffle, et de passage entre le souffle et la parole, entre le souffle et la pensée. Il ramasse sa pratique d’écrivain dans cette formule : « Écrire comme un expiré » et décrit ainsi le besoin qui le pousse à dire ses textes à haute voix :
Impression grandissante de folie, de forcer le monde à entendre une autre langue. Comme un sacrifice. J’offre une maladie. Besoin physique, après le livre qui s’écrit toujours en silence, de donner une lecture pour achever l’expulsion et réapprendre à souffler. […] Il ne s’agit pas d’interpréter, de diffuser oralement le texte écrit mais de pratiquer une expérience mentale d’expiration, comme un qui serait à chaque fois obligé de se nourrir de sa propre parole [30].
Cette théorisation intervient entre 1972 et janvier 1980, donc avant la réalisation du Théâtre des oreilles, dont on a vu que les enjeux dépassent de beaucoup la lecture des textes.
3. Le jeu radiophonique du théâtre novarinien : de l’expérimentation à l’affirmation d’un canon
En réalité c’est après 1980, dans les émissions suivantes, que l’Atelier de création radiophonique va réellement faire entendre l’œuvre novarinienne et donner la possibilité aux auditeurs de faire l’expérience, en temps réel, c’est-à-dire aussi en souffle et en oreille réels, de ces plongées dans une autre langue, de ces traversées respiratoires et verbales. Là où Novarina ne faisait entendre que des bribes de ses écrits, entrecoupées ou chevauchées par des compositions instrumentales, les émissions postérieures consacrées à son œuvre ont en commun de faire entendre les textes dans leur quasi-totalité et dans leur continuité, en dépit des coupes nécessaires pour ne pas excéder les heures d’antenne attribuées. Surtout, Novarina y procède en quelque sorte à une délégation de sa voix. Désormais, ce sont des acteurs qui prennent en charge ses textes. Sur les ondes vont s’élaborer les modes de jeu du théâtre novarinien qui s’imposeront ultérieurement sur les scènes.
En 1982, Jean-Loup Rivière crée Le Monologue d’Adramélech, tiré du Babil des classes dangereuses, dans une mise en ondes inégalée [31]. Cette fois les moyens propres de la radio sont exploités au profit du texte : la déformation des voix des acteurs, rendues enfantines, suraiguës et asexuées, leur « artificialisation » par la technique sonore, les effets d’échos et de superposition vocale, travaillent dans le sens de l’anti-réalisme du texte, de son refus de la représentation, de son tressage prosodique, et contrastent d’autant avec l’émergence de la voix d’Adramélech. À cet égard, l’émission de Rivière propose aussi un chef-d’œuvre de diction : entouré de Clothilde Mollet, Christian Rist et Gérard Wajeman, Alain Cuny y interprète Adramélech, ce roi biblique figurant aussi le roi du drame face à un monologue d’une longueur inhumaine. Son entrée a été annoncée en début d’émission par une musique de péplum digne des meilleures reconstitutions hollywoodiennes, qui vient rendre au Babil des classes dangereuses sa dimension burlesque et ludique. Mais la performance de Cuny constitue une sorte d’hapax historique de l’interprétation novarinienne, dans la mesure où il est le seul à avoir mis le texte à l’épreuve de la lenteur et des silences – prenant le contrepied du tempo virtuose, de la prouesse articulatoire et de la cadence étourdissante qu’adopteront par la suite les comédiens dans les spectacles de Novarina. Pas une syllabe qui ne soit investie de la masse physique de l’acteur, du grain de sa voix et de son souffle très audible, et ne s’en trouve prodigieusement incarnée, charriant avec elle toute une profondeur imaginaire. L’écriture de Novarina, soumise à cet inhabituel ralentissement qui équivaut à une mise à nu, ne perd rien de son rayonnement poétique et signifiant, de sa force d’étrangeté ni de sa puissance évocatrice. Au contraire, sa densité sonore et prosodique éclate.
Puis c’est en 1986 que René Farabet met en ondes Pour Louis de Funès [32], dans l’interprétation d’André Marcon, avant de réaliser en 1989 l’enregistrement radiophonique du Discours aux animaux [33], à nouveau interprété par Marcon (il s’agit en réalité d’une émission hybride, composée pour la première partie d’une captation de la performance de l’acteur à Saint-Émilion en juillet 1987, et pour la seconde partie d’un enregistrement de 1989 en studio). Pour ces deux émissions, Farabet se borne à capter et diffuser le jeu essentiellement vocal de Marcon, sans aucun recours à des procédés spécifiquement radiophoniques. Le canon du jeu novarinien « classique » se met en place, fait d’austérité (accentuée par un plateau absolument nu et par le pardessus sombre qui revêt Marcon et masque son corps) et d’une économie du geste tout entière tournée vers la mise en relief du seul texte, un jeu qui, curieusement, est presque un jeu radiophonique dans la mesure où il rejette tout effet scénique autre que la corporalité et la vocalité de l’acteur engagé dans la profération du texte. Sans cesse reprise au théâtre depuis sa création [34], la performance d’André Marcon dans Le Discours aux animaux est devenue un modèle d’interprétation du texte novarinien, une référence qui restera historiquement attachée à l’œuvre. Ici, voix du texte, voix de l’acteur à la radio et au théâtre ne font plus qu’une, formant un exemple assez rare de coïncidence des voix et de leur passation au travers des médias successifs.
Il convient d’ajouter à cette liste, bien que l’émission n’ait pas été réalisée dans le cadre de l’Atelier de création radiophonique mais du Nouveau répertoire dramatique, la création du Repas, en 1995, sous la direction de Claude Buchvald, dans une réalisation de Jacques Taroni [35]. À l’instar d’Adramélech, cette mise en ondes est remarquable, et la particularité du contexte radiophonique, la prise de risque de cette captation en direct et qui était jouée en public, ont permis aux comédiens de trouver un équilibre parfait entre fantaisie interprétative et virtuosité de la diction, splendeur sonore et vélocité rythmique, concentration et circulation des voix. Valère Novarina participe à cette création, endossant à nouveau sa casquette de lecteur, puisqu’il profère la longue liste liminaire et la liste finale. Dans ce dernier exemple, le dispositif de la dramatique réalisée en public et en direct démontre à nouveau que, dans le cas d’un théâtre de paroles comme celui de Valère Novarina, radio et théâtre tendent à se confondre : ici le théâtre se réalise pleinement dans la radio, et l’on se souvient de la définition que donne Novarina des acteurs et des spectateurs : « il y a ceux qui parlent et ceux qui viennent regarder parler, regarder la parole [36] ».
Dans le cas de Novarina, la radio aura ainsi permis aux textes, avant que le théâtre ne s’y risque, de déployer dans l’espace et le temps la parole comprimée sur la page, d’en faire entendre la force orale, le mouvement, la rythmique interne, la substance sonore. Or il faut l’avouer, sans ce passage par l’oral, sans la transmission de cette clé rythmique et intonative que Cuny, puis Marcon et la troupe de Buchvald ont su trouver, il est très difficile de s’aventurer dans la forêt novarinienne. L’Atelier de création radiophonique aura joué un rôle décisif, de courroie de transmission et de mise à l’épreuve des textes, entre l’auteur, les interprètes et les auditeurs, et elle est directement responsable de l’ouverture de Novarina à un plus vaste public, puisque c’est la réussite du Repas à la radio qui persuada la troupe de monter le spectacle l’année d’après à Beaubourg, et que cette mise en scène permit ensuite de monter L’Opérette imaginaire.
Il faut également saluer l’intrépidité de l’Atelier de création radiophonique qui, dans cette politique de promotion des auteurs contemporains, ne mit pas en ondes ce qu’il y a de plus facile à entendre mais au contraire, du moins dans le cas de Novarina, les morceaux de bravoure, et les plus indigestes : le monologue d’Adramélech, le plus long monologue de tout le théâtre français, écrit, selon Novarina, « dans la volonté d’épuiser l’acteur, de le pousser à bout [37] » ; Le Discours aux animaux, roman théâtral insaisissable se traduisant là encore par un immense monologue ; et la prodigieuse liste des choses à manger que développe Le Repas sur des dizaines de pages.
4. Un aperçu radiophonique de l’atelier du créateur
Ces réalisations diffèrent donc de celles que produit Novarina, en 1980 et en 1994, et j’en viens à cette dernière collaboration entre l’auteur et l’Atelier de création radiophonique. En 1994 Novarina crée Les Cymbales de l’homme en bois du limonaire retentissent, une émission de deux heures [38]. Comme pour Le Repas, le texte est issu de l’une des quatre gigantesques listes qui étayent La Chair de l’Homme, la rosace de la Loterie Pierrot. Il est égrené par Jean-Marie Patte, de façon délibérément lente et avec une platitude recherchée. À l’instar du Théâtre des oreilles, ce nouvel « essai radiophonique », comme le désigne Novarina, ne fait pas entendre le texte en continu. Novarina ne cesse d’y intervenir, d’en interrompre le déroulement, de la même façon qu’il tressait la lecture de ses extraits avec ses improvisations musicales et buccales dans la première émission. Cette fois, il insère dans la lecture de Jean-Marie Patte tout le matériau sonore dont il s’est inspiré pour nourrir et écrire cette liste. On entend tour à tour des chansons de Jean Liardet, homme du Chablais et grand ami de Novarina ; des bruits de la Foire de Crête ; les voix des animateurs de stand et notamment celle de la sœur de Gugusse qui faisait tourner la roue de la Loterie ; de la musique émanant des musiciens et des divers stands ; un accordéon ; des bruits d’animaux ; la voix du fameux Gugusse ; la musique du limonaire du manège Dufaud. Ce n’est donc pas tant le texte qui ressort, que ce matériau vivant, mouvant, cet écheveau de sons que l’écriture a entrepris à la fois de capter et de démêler. Loin de mettre en scène son texte pour en faire entendre la vertigineuse virtuosité, Novarina au contraire, via la lecture de Jean-Marie Patte, l’arythmise et l’aplanit volontairement, utilisant la radio pour remonter aux sources sonores de la liste, faire entendre l’univers bruissant de la foire de Crête. L’auditeur a ainsi l’impression d’entrer, concrètement, dans la fabrique du texte, et d’assister à l’incroyable processus de mise en mots silencieux de cette énorme masse sonore. La radio fait entendre l’arrière-plan de la langue de Valère, révèle les coulisses de son écriture, comme si elle faisait entrer dans son atelier.
Pour Novarina, la radio joue alors aussi le rôle d’un Conservatoire, ou d’un réservoir de ces bruits, de ces sons et de ces milliers de noms qu’il a si patiemment récoltés auprès des gens du pays, conservatoire des voix et des accents, des patois et des parlers des habitants du Chablais. Par la radio, il donne accès à des archives sonores qu’il n’a fait entendre nulle part ailleurs : dans une autre émission [39] on entend les chants des paysans de Trécout, la voix de sa mère, celle de Louis de Funès, le yiddish de Leile Fischer et de Léon Spiegelmann.
Novarina n’aura donc pas employé le médium radiophonique à seule fin de diffuser ses propres textes (on tombera d’accord, de ce point de vue, que Le Théâtre des oreilles était plutôt de nature à faire fuir l’auditeur ordinaire) : ce sont d’autres réalisateurs qui les auront fait entendre. Il n’aura pas exploité ou repris dans ses mises en scène les possibilités techniques du langage radiophonique dont certaines réalisations avaient démontré les ressources expressives, dramatiques et poétiques. Il n’aura pas non plus investi la radio pour développer une écriture spécifiquement radiophonique, à l’instar d’autres auteurs de cette époque, de Sarraute à Perec, de Butor à Prigent. Mais il a intégré la radio dans son processus d’écriture, soit pour confronter sa création verbale à d’autres expressions sonores, soit, en aval de ses textes, pour garder trace de leur genèse et remettre le texte à l’épreuve de la richesse phonique du réel. En cela, il a joué de la radio comme d’un instrument d’exigence et de vigilance à l’égard de sa propre écriture, s’appliquant à lui-même la mise en garde qu’il formule, en 1992, dans une émission qui n’est pas l’Atelier de création radiophonique mais Le bon plaisir : « On est naturellement sourd, naturellement redevenant sourd tous les jours, fabriquant nous-mêmes de la surdité et de la mort ; sans arrêt l’oreille doit être à nouveau conquise, l’oreille, c’est-à-dire l’ouverture d’un espace [40]. »
Notes
[1] Alain Berset (dir.), Valère Novarina, théâtres du verbe, Paris, José Corti, 2001, p. 353 ; Marion Chénetier-Alev et Valère Novarina, L’Organe du langage c’est la main [entretiens], Paris, Argol éditions, 2013, p. 10.
[2] V. Valère Novarina, Le Drame dans la langue française, Paris, Christian Bourgois, 1978 ; Le Théâtre des paroles, Paris, P.O.L, 1989.
[3] V. Valère Novarina, Le Drame dans la langue française, op. cit., p. 41 et 56 ; Pour Louis de Funès, dans Le Théâtre des paroles, op. cit., p. 124 et 127.
[4] Valère Novarina, Le Babil des classes dangereuses, dans Théâtre, Paris, P.O.L, 1989.
[5] Archive INA n° PHD99229601, « Démarches », émission produite par Gérard-Julien Salvy pour France Culture, enregistrée le 9 février 1978.
[6] Archive INA n° PHD98042222, « Du jour au lendemain », émission réalisée par Georges Haddadène, produite par Alain Veinstein et François Poirié pour France Culture, enregistrée le 1er janvier 1987.
[7] V. Pierre-Marie Héron, « Lucien Attoun, prospecteur du théâtre contemporain », dans Le Théâtre à (re)découvrir, Witold Wołowski (dir.), Peter Lang, 2 volumes, 2018, vol. I, p. 15-47.
[8] L’Atelier volant a été publié pour la première fois dans la revue Travail théâtral (Lausanne, Éditions La Cité), n°5, 1977.
[9] Archive INA n° PHD99218510, « L’Atelier volant », une émission du Nouveau répertoire dramatique, réalisée par Georges Peyrou, et produite pour France Culture par Lucien Attoun, enregistrée le 26 janvier 1972.
[10] Les interprètes en sont Tsilla Chelton, Marcel Maréchal, Jean Bolo, Colette Bergé, Bérengère Dautun, Rosy Varte, René Jacques Chauffard, Jean Martin et Denis Manuel.
[11] L’Atelier volant de Valère Novarina, mise en scène de Jean-Pierre Sarrazac, création le 25 janvier 1974 au Théâtre de Suresnes Jean Vilar.
[12] Pour un historique de cette première mise en scène, v. L’Organe du langage c’est la main, op. cit., p. 49-55.
[13] Lettre aux acteurs, dans Le Théâtre des paroles, op. cit.
[14] Valère Novarina, La Lutte des morts, dans Théâtre, op. cit.
[15] Valère Novarina, Le Drame de la vie, Paris, P.O.L, 1984.
[16] André Marcon interprétera Le Monologue d’Adramélech dans une mise en scène de Christian Rist, au festival de La Rochelle, création le 4 juillet 1984.
[17] Marie-Madeleine Mervant-Roux, « Pour une histoire des disques de théâtre », Le son du théâtre 1. Le passé audible, Théâtre/Public n°197, Gennevilliers, 2010, p. 69.
[18] Liliane Atlan, archive INA n° PHD99236173, « Colloque Théâtre et radio », Nouveau répertoire dramatique, émission réalisée par Évelyne Frémy, produite par Lucien Attoun, diffusée le 13 novembre 1980 sur France Culture.
[19] Valère Novarina, Marion Chénetier-Alev, L’Organe du langage c’est la main, op. cit., p. 40.
[20] L’Opérette imaginaire de Valère Novarina, mise en scène de Claude Buchvald, création le 21 septembre 1998 au Quartz de Brest.
[21] À la galerie MEDaMOTHI à Montpellier le 2 avril 1980 ; à la galerie Art Contemporain-Jacques Donguy à Bordeaux, les 11 et 12 juin ; à la galerie Arte incontri, Fara Gera d’Adda, en Italie, le 14 décembre.
[22] Archive INA n° PHD86076547, « Le Théâtre des oreilles », émission réalisée par Valère Novarina pour l’Atelier de création radiophonique, produite par Alain Trutat, diffusée le 22 juin 1980.
[23] Le Drame dans la langue française, op. cit., p. 51.
[24] Valère Novarina, Entrée dans le théâtre des oreilles, dans Le Théâtre des paroles, op. cit., p. 67.
[25] Il échoue au Conservatoire en 1962, mais il écrit en 1972 : « Acteur, je n’ai jamais été que ça. Non pas l’auteur mais l’acteur de mes textes, celui qui les soufflait en silence, qui les parlait sans un mot » (« Carnets », dans Le Théâtre des paroles, op. cit., p. 85).
[26] Jean Dubuffet & Valère Novarina, Personne n’est à l’intérieur de rien, Paris, L’Atelier contemporain, 2014.
[27] Édition d’auteur limitée à 500 exemplaires, texte imprimé sur papier vélin Arches par l’imprimerie Duval.
[28] Archive INA n° PHD99280548, « La Fleur de barbe », émission produite et réalisée par Jean Dubuffet, diffusée le 1er janvier 1961.
[29] Jean Dubuffet & Valère Novarina, Personne n’est à l’intérieur de rien, op. cit., p. 17.
[30] « Carnets », dans Le Théâtre des paroles, op. cit., p. 86-87.
[31] Archive INA n° PHD98023935, émission « Abécédaire », produite et réalisée pour l’Atelier de création radiophonique par Jean-Loup Rivière, enregistrée le 1er janvier 1982.
[32] Archive INA n° PHD98038939, « Suite Valère Novarina », émission de l’Atelier de création radiophonique produite et réalisée par Monique Burguière et René Farabet, enregistrée le 1er janvier 1986.
[33] Archive INA n° 00388810, « Le Discours aux animaux de Valère Novarina », émission de l’Atelier de création radiophonique produite et réalisée René Farabet, enregistrée le 1er janvier 1989.
[34] La pièce a été créée par André Marcon au Théâtre des Bouffes du Nord, le 19 septembre 1986. Au moment où s’écrit cet article, en décembre 2018, la dernière représentation d’André Marcon dans Le Discours aux animaux date d’août 2018, au colloque Valère Novarina de Cerisy, plus de trente ans donc après sa création.
[35] Archive INA n° 00029342, « La Chair de l’homme : Le Repas », émission du Nouveau répertoire dramatique réalisée par Jacques Taroni et produite par Lucien Attoun, dans une dramaturgie de Claude Buchvald, diffusée le 13 mai 1995.
[36] Archive INA n° 00755749, Le Bon plaisir, émission produite et réalisée par Yvonne Taquet pour France Culture, enregistrée le 17 septembre 1992.
[37] « Abécédaire », émission citée.
[38] Archive INA n° 00599102, Les cymbales de l’homme en bois du limonaire retentissent, émission de l’Atelier de création radiophonique produite et réalisée par Valère Novarina, enregistrée le 20 mars 1994.
[39] « Le Bon plaisir », émission citée.
[40] Ibid.
Auteur
Marion Chénetier-Alev est maître de conférences en études théâtrales à l’École Normale Supérieure d’Ulm, membre de l’UMR 7172 THALIM-Arias (CNRS). Ses recherches portent sur la stylistique et la dramaturgie des écritures dramatiques modernes et contemporaines ; sur la théorie et la poétique du travail de l’acteur ; sur l’histoire et les enjeux de la critique dramatique ; ainsi que sur les liens entre théâtre et radio, et l’histoire sonore du théâtre. Auteur de L’Oralité dans le théâtre contemporain (Éd. Universitaires Européennes, 2010), elle a également publié un livre d’entretiens avec le dramaturge Valère Novarina, L’Organe du langage, c’est la main (Argol, 2013) ; dirigé des collectifs sur la critique dramatique (PUFR, 2013), l’histoire sonore du théâtre (Éditions Ulm, 2017), et le jeu de Maria Casarès (RHT, 2018). Traductrice, elle a également co-publié l’édition scientifique et bilingue du Théâtre des Fous d’E. Gordon Craig (IIM/L’Entretemps, 2012).
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