L’instant j1var0


La littérature nativement numérique, écrite sur les blogs, sites et réseaux sociaux, accorde une part privilégiée à l’instant. Par là, ce pan de la création contemporaine à la fois rejoint l’ensemble de la littérature du XXIe siècle, et crée sa spécificité. Temps adapté à l’expression du fragment, l’instant du satori, rejoint ailleurs le kaïros, ce moment propice ou occasion, où se révèle sa réelle complexité temporelle. Rencontre d’éléments disparates, l’instant créateur ouvre le Web à une écriture renouvelée du haïku et de l’essai

The digital native literature, written on blogs, sites and social networks, gives a privileged part to the instant. In this way, this part of contemporary creation simultaneously joins all the literature of the 21st century, and also creates its specificity. Time adapted to the expression of the fragment, the instant of the satori, joins the kaïros, this propitious moment or opportunity, reveals its real temporal complexity. Encountering disparate elements, the creative instant opens the Web to a renewed writing of haiku and essay.


1. L’instant contemporain

La culture numérique, profuse dans son extraordinaire diversité, naît paradoxalement d’une pratique jivaro : tout contenu, texte, image, son, parce qu’il peut se réduire à une suite de 0 et de 1, va entrer dans un réseau où partage et transfert constituent les deux actions principales dont il sera l’objet. De là deux spécificités techniques de ces contenus, également formulables en termes d’exigences implicites chez les usagers : disponibilité et accessibilité. Dans l’instant qui suit ma requête sur un moteur de recherche, voilà qu’afflue une masse de données, qu’il s’agisse de bibliothèques musicales, ou de la BnF, dont la totalité des ouvrages, somme inimaginable de connaissances, se niche dans quelques misérables Téraoctets. La réduction des productions humaines en données par le numérique, au prix d’une désémantisation [1],  a pour conséquence de consacrer l’instant comme la temporalité « naturelle » de l’accès à ces données compressées.

Quand l’informatique, depuis qu’Apple décida de hisser un voile opaque entre l’utilisateur et l’intérieur de la machine, aux programmes secrets, ressortissait au XXe siècle, qui fut celui de son avènement, à la lenteur et à la complexité, constatons, avec Milad Doueihi, que le numérique du siècle suivant autorise, au cœur même de nos expériences quotidiennes, « des accès souples et multiples » [2]. Plus qu’une pratique documentaire, la consultation semble devenue un rapport intime aux données comme au réel.

Notre temps, écrit ainsi Raffaele Simone, est interrompu sans arrêt par le besoin compulsif de contrôler les médias que nous portons sur nous, de consulter notre portable, de photographier, de chercher des sites sur des cartes et des informations. Toutes ces pratiques bouleversent l’expérience du temps continu et sans cassure, car elles transforment le temps en séquences d’interruptions et de moments fragmentés. [3]

Nos pratiques numériques franchissent constamment seuils et frontières : du réel au virtuel, et retour. Ouvrir un onglet, une fenêtre, sélectionner du doigt un message reçu, cliquer sur l’icône d’un navigateur, activer l’un de ces « signes passeurs » : autant de gestes marqueurs de notre contemporanéité, autant de promesses d’une interaction immédiate avec le dispositif technologique. N’envisager le Web qu’en termes de big data, constituer des stocks de données pour les proposer à quelque moulinette encodée, fût-ce à destination de nos sciences humaines, ne conduit-il pas parfois à perdre de vue la qualité de l’expérience ici en jeu ? Le dossier Web Satori, consacré aux productions littéraires nativement numériques, souhaite, lui, se saisir de cet instant de l’apparition du phénoménal numérique, en examinant ses versants multiples, à commencer par ceux de la réception-consultation et de la création-publication. C’est bien plutôt d’une dynamique d’hybridation, d’ailleurs, qu’il s’agira, derrière cette symétrie trompeuse, l’écrilecteur tendant à brouiller, on le sait, les catégorisations habituelles.

En questionnant la littérature telle qu’elle s’écrit et se lit dans et par le numérique par le prisme de l’instant, nous voudrions aussi éroder les représentations hâtives d’une « révolution » numérique, dont la rupture serait le seul mode d’être. Si les innovations caractérisent les textes étudiés ici, elles ne prennent sens que dans une historicité qu’il nous appartient de rappeler. Loin d’une hypothétique table rase, paradigme anachronique d’ailleurs, présentée avec trop d’insistance par bien des lectures médiatiques de « l’ère numérique », la littérature qui s’écrit sur sites, blogs et réseaux sociaux, revisite bien des formes et des gestes que notre modernité avait repérés comme constitutifs du littéraire. Si elle vient les interpréter de nouveau, optant pour la variation et le retravail, c’est également en raison de son dialogue constant avec l’ensemble de la littérature contemporaine. Qui souhaiterait s’en prendre à la ghettoïsation de la littérature numérique, encore considérée par certains comme une sous-pratique de geeks lettrés ou d’ingénieurs sur le retour, n’aurait qu’à noter la commune origine des écritures actuelles, qu’elles s’inscrivent sur papier ou dans le Web. Le réseau accueille en effet une production constamment mobile, différente à chacun de mes consultations, et ouverte sur un rhizome infini de ressources. D’un tel espace décentré, le sujet contemporain est l’hôte par excellence, comme il l’est des écritures contemporaines en général : « Moi je ne sais pas. Il y aurait un centre ? » s’interroge ainsi Spencer, le personnage tout mouvement, dont Arno Bertina fait le narrateur de son gros roman – presque 500 pages – Je suis une aventure [4], ouvert ici presque au hasard parmi tant d’autres. Un tel refus d’assignation identitaire du sujet contemporain convie à n’en pas douter à des expériences parallèles voire sécantes, en ligne et en librairie, sur le papier et sur la Toile. La littérature numérique ne saurait donc se voiler l’hapax : c’est avec un monde en bascule qu’elle interagit, tout comme le font les propositions les plus aventureuses des éditeurs traditionnels. C’est même bien parce qu’il lui incombe, à elle aussi, et avec des moyens technologiques qui l’y prédisposent probablement, de tenter de se saisir de l’instabilité contemporaine et des mutations en cours, sociales, politiques et culturelles, qu’elle s’impose comme pratique et partage. Puisque penser notre environnement dans les seuls termes de la continuité héritée du positivisme du XIXe siècle ne paraît plus guère possible, la discontinuité et la délinéarisation du récit, et par conséquent des identités narratives afférentes, que produit chaque jour la littérature Web, paraît tout particulièrement apte à enregistrer et moduler les ondes de choc de nos vies, volontiers fragmentées en posts et tweets.

Aussi l’instant peut-il à bon droit se prétendre le « chronotype » [5] de la littérature numérique.

2. L’instant & le fragment

Le Web archive du discret. Sites et blogs littéraires n’échappent pas à la règle, qui déportent le modèle classique de l’œuvre vers un paradigme neuf, où la liste et l’anthologie tendent à supplanter la continuité causaliste du récit. Dès lors, ma lecture n’en pourra être que préhensive, extraction répétée de fragments, comme autant de bornes dans mon parcours exploratoire. Quand face à de telles accumulations de contenus, constitutives de sites-bases de données, l’internaute bénévole se sent quelque peu désemparé, force lui est d’inscrire son geste de lecteur en rupture avec une telle tendance cumulative. Ce faisant, il redonne au fragment initial – billet, post – son statut premier, que l’inscription dans une collection aux contours flous érodait. C’est d’ailleurs dans notre contexte de surabondance et d’infobésité numérique, où le flux charrie constamment un nombre incalculable d’informations, que l’instant s’affirme comme résistance. Face au mouvement général de coagulation des données, destiné à organiser la traçabilité de ces informations comme de nos activités en ligne, sont apparus en effet des gestes censés trouer la Toile conçue comme nasse. Bien des auteurs et artistes numériques, à l’image d’Alexandra Saemmer, par exemple, inscrivent ostensiblement leur travail dans une obsolescence qui constitue l’une des qualités propres de l’œuvre. Puisque supports, logiciels, navigateurs, évoluent et menacent la pérennité des programmes, autant adopter cette instabilité pour doter l’œuvre d’une intensité neuve. De nombreuses applications récentes viennent confirmer l’esthétique de l’instant comme l’une des modalités centrales de la communication numérique : que l’on songe à Snapchat, ou à Instagram Stories.

L’intime semble trouver là ses espaces de publication privilégiés, prolongements naturels d’une écriture de soi en ligne revisitant, par le blog principalement jusque-là, la discontinuité définitoire du journal personnel. Aux biographèmes barthésiens, déjà imaginés d’ailleurs comme éléments d’une navigation – « quelques détails, […] quelques goûts, […] quelques inflexions, disons : des “biographèmes”, dont la distinction et la mobilité pourraient voyager hors de tout destin et venir toucher, à la façon des atomes épicuriens, quelque corps futur, promis à la même dispersion » [6] – correspondent ce que nous pourrions nommer des blographèmes, éclats de soi qu’il appartient au lecteur de parcourir, voire de relier. Le poète luxembourgeois Lambert Schlechter livre ainsi, à longueur de posts, une « liasse de dix mille fragments » appelée à constituer son œuvre autobiographique en ligne.

Sans doute l’écriture du blog suscite-t-elle un rapport propre à son contenu comme à ses lecteurs. Pour qu’un tel journal à ciel ouvert fidélise ses lecteurs, la mise à jour doit en être très régulière, et mise en valeur comme attention accordée, parfois avec une frénésie certaine, à la capture de l’instant présent, voire à une scénographie de ce dernier. La présentation antéchronologique des posts, caractéristiques du blog, conduirait ainsi, selon Fanny Georges, à une « survalorisation de l’instant présent » dont les causes résideraient dans la nécessité pour l’utilisateur de ces plateformes de « nourrir continuellement la structure identitaire qui le manifeste pour exister dans sa communauté », car, poursuit-elle, « le Web 2.0 compromet le développement d’un Soi consistant et autonome pour le livrer à la précarité de l’urgence immédiate [7]. » Le constat peut s’élargir à l’ensemble des réseaux sociaux, et finalement à tous les modes de publication en ligne. C’est donc également une forme d’hystérisation de soi qui contribue à ériger l’instant en temporalité privilégiée de l’écriture personnelle sur le Web vécue sur le mode de l’urgence.

3. L’instant & l’occasion

1 JY Fick D'ici là no7

Doc. 1 ‒ Jean-Yves Fick, « Ce qui demeure », D’ici là, no7, Pierre Ménard (dir.), Publie.net, 2011.

Sur la labilité du temps, de l’ombre qui couvre peu à peu la lumière, sur la labilité du flux qui affole le Web à chaque seconde, Jean-Yves Fick inscrit un poème. Bref, qui dit justement la saisie impossible de l’instant conçu ici très classiquement comme intervalle, mais qui vient, par son geste même, non pas vainement tenter de retenir d’aucune façon ce qui toujours fera défaut, mais évider bien plutôt le texte de cette nécessité même. « Ce qui demeure », selon Fick qui intitule ainsi sa contribution à la revue de création en ligne D’ici là [8], sera « ce qu’il a vu de l’instant », soit « ce qui ne peut se dire du moment un point suspendu ». L’instant Web contient et libère à la fois une poétique de l’empêchement qui se sait incapable de tout bon débarras, et s’écrit précisément dans ce creux d’un indicible et d’un infigurable. La profusion même, qui nourrit un site comme celui de Jean-Yves Fick, témoigne de cette relance incessante du poème face à l’instant.

Christophe Sanchez, qui publie simultanément des clichés d’aube sur Instagram, et le même cliché accompagné d’un poème, sur son blog, propose également une telle écriture de l’instant numérique, tout particulièrement sensible – photo-sensible – aux moments d’entre-deux. La rubrique « Morning à la fenêtre » y reprend le motif crépusculaire, si populaire sur FlickR ou Instagram, dans un cadre proche du journal personnel, pour apercevoir « l’instant dans l’eau obscure d’un tourment [9] », et par-là capter « tout ce qui est “entre” et peut échapper à la présence du présent » – un éphémère qui « capte du temps dans les flux imperceptibles et les intervalles des choses, des êtres et de l’existant [10] ».

Si le seuil et l’intervalle mobilisent tant, c’est comme expérience paradoxale d’un écart – entre chien et loup – plein. L’instant que texte et image, puisque ce compagnonnage domine, s’emploient à dire, résonne en effet d’une pluralité de temporalités qui l’irise. Davantage qu’un point fugace insaisissable sur la ligne du temps, l’instant s’offre comme entrelacs d’expériences. Remontons… à Stendhal, qui face à l’exceptionnelle richesse d’instants revécus par sa mémoire dans leur éclat d’épiphanies, expérimente, dans sa Vie de Henry Brulard, la nécessité d’une saisie polysémiotique. Face à la gageure d’une transcription, dans la successivité de la phrase, de la synchronie définitoire de l’instant, il fut contraint de recourir au dessin, à l’image comme dispositif synoptique : « le glissement d’une sémiotique verbale à une sémiotique de l’image », commente Jean-Marie Seillan, « consacre l’incapacité, au moins relative, de l’écriture littéraire à saisir et à restituer la pluralité des sensations qui coexistent dans l’instant heureux [11] ».

L’instant, haussé au rang de révélation épiphanique, se fait ici occasion, « instant qui est pour nous une chance », écrit Jankélévitch dans Le Je-ne-sais-quoi et le presque-rien. Or, l’occasion, propice, est une « coïncidence ponctuelle » de plusieurs temporalités, celle du sujet et celle de l’événement qui surgit, l’intersection de lignes temporelles, l’instant de synchronisation miraculeuse de plusieurs rythmes, comme une polyrythmie heureuse :

L’occasion est une chance, et une chance inédite, inouïe, inespérée, par la réunion exceptionnelle de facteurs ou de conditions qui demeurent en général disjoints. L’occasion est l’alternative surmontée […], la conjonction critique succède à la disjonction chronique, le cumul au sporadisme ! […] C’est donc le “simul” de la simultanéité qui est le miracle [12].

Par l’alliance du texte et de l’image, les poèmes en ligne de Jean-Yves Fick cherchent l’occasion, proche du Kaïros de l’instant grec. Si la photographie jouit déjà, en elle-même, d’une complexité temporelle, « nouement » qui « se saisit en une seule fois de plusieurs temporalités [13] », comment le texte peut-il jouer sa propre carte ? Probablement par la domestication du verbal :

  1. amuï au profit de syntagmes nominaux, libres de flotter sans attache temporelle fixe, d’autant qu’ils se juxtaposent et proposent le plus souvent un parcours paratactique,
  2. ou délivré de telles amarres, par le choix massif d’un présent de l’indicatif d’aspect sécant, élu pour ses emplois dits « omnitemporels », qui font de ce tiroir verbal l’équivalent grammatical du flou photographique, capable de rendre simultanés pour l’œil les mouvements pourtant successifs d’un objet.

Négociant sans cesse avec les flux, tramé d’une diversité de temporalités et de rythmes, l’instant Web, en quête de formes adéquates, associe donc volontiers l’iconique au scriptural. Quand les poèmes de Fick font le choix de la parataxe, faut-il s’étonner de ce que la mosaïque se soit imposée comme le mode de publication privilégié de l’image sérielle sur Internet ? Parataxe iconique et parataxe textuelle jouent en effet des frictions entre partie et tout et transforment, à la limite, le poème même, en l’une de ces anthologies caractéristiques de la culture numérique. Significativement, Jean-Yves Fick accole d’ailleurs poème et mosaïque d’images, pour clore sa contribution à la revue D’ici là.

2 JY Fick D'ici là no7

Doc. 2 – Ibid.

Ces deux formes convergent dans la tentative d’écrire l’instant, non pas tant extrait du flux numérique ou vital, que reversé dans cette labilité. L’œuvre qui témoigne de cette tension fructueuse et qui perçoit en synchronie la diachronie fuyante, qui stabilise fragilement une telle fluidité, est mosaïquée. L’occasion aura ménagé ce dépassement dialectique de l’opposition originelle entre un instant-punctum, isolé comme saillie existentielle, et le flux numérique.

« L’occasion », poursuit Jankélévitch, « est un cas qui vient à notre rencontre [14] ». De fait, le paradigme de la rencontre semble fonder une poétique de l’instant Web, mieux peut-être que n’y parvient celui de la rupture, souvent mobilisé. De là l’omniprésence des haïkus numériques dans la blogosphère littéraire. C’est bien parce que cette forme poétique brève relève d’une « écriture absolue de l’instant [15] », propice au satori qu’elle s’impose comme scène privilégiée de la rencontre. Christophe Grossi intitule ainsi « Rencontre du jour » le contact noué furtivement avec une aigrette, dont le cliché et le texte porteront trace et témoignage [16].

3 C Grossi

Doc. 3 ‒ Philippe Grossi, http://deboitements.net/spip.php?article761

Si le haïku incarne et se définit comme « art de la rencontre », il jouit en effet sur le Web de la coexistence de systèmes sémiotiques différents, dont la coprésence réalise et autorise cette rencontre même. Jean-Pierre Balpe inscrit ainsi systématiquement, dans un blog explicitement consacré aux haïkus, le texte à l’intérieur de la photo [17].

4 JP Balpe

Doc. 4 ‒ Jean-Pierre Balpe, http://meshaikus.canalblog.com/.

L’instant Web, par le haïku, rejoint le punctum barthésien, qui montre ce « détail [qui] emporte ma toute lecture. […] Par la marque de quelque chose, la photo n’est plus quelconque. Ce quelque chose a fait tilt, il a provoqué en moi un petit ébranlement, un satori, le passage d’un vide (peu importe que le référent en soit dérisoire [18]) ». La photographie comme instantané offre sa saisie du réel au haïku numérique, comme une note – notula – prise au vol, « comme un gangster sort son colt », écrivait encore Barthes : le « tir photographique » de Cartier-Bresson, qui glosait par-là son fameux « instant décisif », résonne du même écho : « Bang » ! écrivait Balpe.

« C’est ça » résumait le punctum pour Barthes ; « ça-a-été », la photographie : posons qu’un « c’est là » devient nécessaire aujourd’hui pour spécifier l’apport du numérique, dans ce rapport iconotextuel voué au partage en ligne. L’« hypercontextualisation » du cliché numérique – du selfie notamment – comme « rapport de l’acteur à la situation » [19], sert une écriture numérique de l’instant consacrée à la collecte d’objets trouvés, au gré d’errances souvent urbaines qui rappellent les pratiques surréalistes puis situationnistes, mais s’affichent également comme des équivalents IRL de la sérendipité au cœur de la navigation sur Internet. Le geste photographique et poétique de Cécile Portier, par exemple, prélèvera une vulgaire pièce de monnaie.

5 C Portier

Doc. 5 ‒ Cécile Portier, http://petiteracine.net/wordpress/2014/06/gagne-ma-langue/

Renouant avec la poétique du hasard objectif et de l’objet trouvé, l’écranvain propose ici comme une porosité des espaces, numérique et réel, où la même errance conduit à la rencontre du trivial. « Semée », autre dispositif de la série « Compléments d’objets » sur le site de Cécile Portier, illustre également une telle métalepse, puisque c’est cette fois une semelle oubliée là sur laquelle tombe l’auteure, comme au gré de mes parcours en ligne je peux croiser incidemment telle ou telle page Web depuis longtemps délaissée par son propriétaire.

6 C Portier Semée

Doc. 6 ‒ Cécile Portier, http://petiteracine.net/wordpress/2011/06/semee/

Perec aujourd’hui, parallèlement à son herbier urbain, nourri des traces – tracts, tickets… – de l’existence contemporaine, réaliserait peut-être un herbier numérique qui, dans le cloud ou sur un disque dur externe, archiverait des captures d’écran de ses navigations sur Internet… Telle pratique serait fidèle à l’esprit de l’auteur et à son goût du jeu. C’est même là, encore, un point de rencontre, que cette ludicité attachée à la sérendipité, comme le montre Servanne Monjour [20], et intrinsèquement, à l’instant, friand de surprises et d’impromptus quand la durée, elle, ne peut d’empêcher de planifier, en tablant sur quelque constance des individus et du monde. Aussi l’instant Web manifeste-t-il au mieux, dans ces productions littéraires nativement numériques, une intention d’invention.

4. L’instant & l’énonciation créatrice

La simplification technique du processus éditorial, rendue possible par les performances actuelles du réseau, des plateformes et des logiciels dédiés, autorise un mode de publication quasi instantané. Thierry Crouzet évoque ainsi la touche « Send », aux pouvoirs presque magiques :

Un Send n’est pas réversible, le Net mémorise, interdit l’oubli, tant chaque chose est aspirée, archivée au-delà de toute possibilité d’effacement, à moins d’un cataclysme. Pas de repenti, ou si peu, foncer en avant vers le texte suivant. Assumer son imperfection, jouir de l’éjection de bits vers les papilles sursensibilisées des récepteurs étrangers [21].

Le lecteur internaute accède à des productions qui conservent quelque chose de leur élan premier : découvrant un texte qui vient d’être rédigé, tweet ou post, j’en perçois non seulement le contenu mais également la force de projection, forme de dripping numérique, sur l’écran que je contemple. C’est bien le geste même de l’écranvain qui perdure et constitue partie du rayonnement de l’œuvre publiée en ligne.

Symétriquement, l’auteur tend à raccourcir, parfois jusqu’à l’infime instant, le délai attribué à la validation sociale du contenu édité : « Internet se définirait ainsi comme le lieu d’une prétention à l’immédiateté du feedback dans les processus littéraires », admettra-t-on aisément, avec Étienne Candel et Gustavo Gomez-Mejia [22]. Plus largement, la culture de l’engagement de l’internaute ressortit à l’immédiateté et à l’instantanéité. La viralité des mèmes, par exemple, exploite ce pan tacite de la pratique du partage d’un contenu par les internautes. Là encore, contrairement aux apparences, l’instant ne conteste pas tant le flux qu’il ne se découvre des aires communes où se réalise une coprésence polyrythmique. Le même, partagé parfois des millions de fois, y perd-il de son aura originelle ? Pas forcément, semble-t-il, puisque le modèle benjaminien de la reproductibilité technique ne se superpose que partiellement à ces pratiques, qui relèveraient davantage d’une (ré)itérabilité numérique de l’instant. L’instant originel – une vidéo, par exemple – est en effet censé conserver, même diffusé aussi largement, sa puissance disruptive première : c’est même parce qu’il la conserve qu’il m’incite, à mon tour, à entrer dans la chaîne du partage.

On le voit, les caractéristiques techniques qui définissent le support et donc ses pratiques, ne sauraient épargner l’énonciation même de l’œuvre. Présentant l’ouvrage de Dominique Hasselmann, 140 Tunnels – en 140 signes chacun – proposé en ligne par Publie.net, François Bon affirme nettement une telle interaction :

Il faut s’y faire. Twitter est désormais un outil adulte de création. Non par culte du bref, mais par ce rapport de publication immédiate, circulante, qui permet d’être au plus près du réel et en même temps de le construire comme fiction [23].

Le texte littéraire met alors ses pas dans ceux de la photographie, dont l’histoire peut, de ce point de vue, se résumer à la réduction progressive du temps de pose jusqu’à « une pointe presque invisible –, le suspens de l’instantané, qui est à la fois le plus bref et le plus absolu [24] ». C’est également l’horizon de la performance, dépendante d’un hic et nunc, ouverte au geste autant voire plus qu’au résultat-œuvre, qui se propose ici à l’œuvre littéraire numérique saisie à travers le prisme de l’instant. Chaque clic sur un lien hypertexte, d’ailleurs, souligne « l’énergie suggestive du langage, de l’image, de l’éclairage, de la mise en espace et de l’animation », pour Alexandra Saemmer [25].

L’hypertexte participe donc d’une poétique et d’une économie pragmatique du ravissement, le clic m’engouffrant brutalement dans un ailleurs inconnu. De même, le surgissement en ligne de l’œuvre littéraire hyperliée, ou tout simplement nativement numérique, parfois encore mal dépolie, entachée de scories qui pourront éventuellement disparaître lors d’une ultérieure relecture-mise à jour, lui confère l’intensité conservée du geste créateur. L’instant créateur, comme le soulignait déjà Bachelard, ouvre à la dimension du commencement [26].

Or, le commencement, toujours relancé, a déjà son genre : l’essai, dont la poétique se laisse caractériser par « cet élan permanent de l’entrée, pulsion de discours renouvelée à chaque phrase [27] ». Le site « en recomposition permanente [28] » et le blog perçu comme « enchevêtrements, marqueterie, hoquetante psalmodie [29] » entassant fragment sur fragment, renouent avec cette évolutivité inhérente à l’essai, en cela distinct du traité aux visées plus péremptoires. C’est même à une vitalité neuve qu’il aspire, reprenant à chaque occasion le fil de son discours, non seulement pour le moduler et le prolonger, mais bien pour y réinscrire un élan énonciatif capable de revigorer l’ensemble. Dès lors, multipliant les incipit, le site ré-arme et ré-ancre à chaque instant la performativité d’une parole d’écrivain. Il fait même de l’instant l’occasion d’une telle relance de la pensée. Si l’essai comme le site renoncent à l’affirmation de vérités intimidantes d’être présentées comme définitives et indépassables, c’est que tous deux s’ancrent de fait dans un terreau mouvant par définition, celui du présent de leur énonciation. « La philosophie prétend aux vérités éternelles, si l’on en croit Platon », rappellent Glaudes et Louette, « l’essai fait du circonstanciel l’objet de sa méditation [30]». Nommons e-ssai le terrain de jeu de cet « instant qui décide et qui ébranle » tant l’auteur que le lecteur, progressant par vagues successives, gages d’une nouveauté entretenue comme un feu précieux : « Il faut du nouveau », écrivait encore Bachelard, « pour que la pensée intervienne, il faut du nouveau pour que la conscience s’affirme et que la vie progresse. Or, dans son principe, la nouveauté est évidemment toujours instantanée [31]. »

Au terme de ce parcours, qui lui-même se contente d’ouvrir le dossier Web Satori, l’instant, considéré comme le régime de temporalité privilégié d’une écriture numérique, s’est déployé tant vers sa réception en aval, qu’en amont vers des formes et des genres anciens, revisités par l’activité de ces écrivains du Web, ou écranvains. C’est qu’un des strates les plus profondes des pratiques littéraires concernées se nourrit du rêve fou de dire, malgré tout, malgré la modernité et Mallarmé notamment, le monde par le langage. L’immédiateté, le fantasme de la synchronie perception/publication/réception, permettrait de rétribuer autrement le défaut des langues. L’efficace technique incarné par des outils performants, smartphone, tablette, ordinateur, l’éclatement sémiotique des contenus – son, image, texte – tentent ainsi de négocier avec l’embarras propre à notre littérature dans son rapport au monde. Les tenants d’un Web de l’information soulignent d’ailleurs à l’envi la puissance du réseau et saluent l’instant comme cet éclair performatif réduisant presque à néant bruit et retard dans la transmission des messages. Mais si les écranvains, on en aura vu quelques exemples ici, exploitent à leurs fins propres les capacités des plateformes, c’est bien pour mener, toujours, une interrogation sur le rapport de la langue au monde, voire pour évider cet instant trop plein, saturé d’informations, en le faisant dialoguer notamment avec l’image photographique. Les poèmes de Jean-Yves Fick déterritorialisent volontiers le référent de la photo, par la mise en espace de blancs, venus trouer le texte mais aussi susciter des circulations d’air entre l’écrit et l’image. Les « Grains d’instants » de Christophe Grossi se jouent ainsi, de façon exemplaire, d’un rapport de l’écriture à l’immédiateté supposée de l’image déposée sur Instagram, en proposant décalages et « déboîtements » – le titre de son blog littéraire – indispensables au surgissement d’une écriture décentrée [32].

7 C Grossi Grainns d'instants

Doc. 7 ‒ Christophe Grossi, http://deboitements.net/spip.php?rubrique50

Autant de formes de résistance vive à l’évidence, voire à la fascination de l’instant comme possibilité, ici reconnue vaine, de fixer le sens.

Notes

[1] Je renvoie ici à l’ouvrage de Serge Bouchardon, La Valeur heuristique de la littérature numérique, Paris, Hermann, « Cultures numériques », 2014, p. 12.

[2] M. Doueihi, Pour un humanisme numérique, Paris, Seuil, 2011, p. 18.

[3] R. Simone, Pris dans la Toile. L’esprit au temps du Web, Paris, Gallimard, 2012, p. 24.

[4] A. Bertina, Je suis une aventure, Paris, Verticales, 2012, p. 370.

[5] J’ai plaisir à emprunter cette notion à Yves Vadé, qui l’avait forgée dans son article « Pour introduire les chronotypes », in L’Invention du XIXe siècle, le XIXe siècle par lui-même, Paris, Klincksieck, 1999, p. 195-205.

[6] R. Barthes, Œuvres complètes, t. 3, Paris, Seuil, 2002, p. 706.

[7] F. Georges, « Représentation de soi et identité numérique. Une approche sémiotique et quantitative de l’emprise culturelle du Web 2.0 », Réseaux, no154, 2009, p. 191 et 168.

[8] D’ici là, no7, Pierre Ménard (dir.), Publie.net, 2011.

[9] http ://www.fut-il.net/2015/12/morning-la-fenetre-s04.html

[10] Christine Buci-Glucksman, Esthétique de l’éphémère, Paris, Galilée, 2003, p. 25.

[11] J.-M. Seillan, « L’instant stendhalien et les limites de l’écriture littéraire », Modernités, no11, « L’instant romanesque », Talence, Presses Universitaires de Bordeaux, 1998, p. 31.

[12] V. Jankélévitch, Le Je-ne-sais-quoi et le presque rien, t. 1, « La manière et l’occasion », Paris, Seuil, Points, 1980, p. 142.

[13] Jean-Christophe Bailly, L’Instant et son ombre, Paris, Seuil, 2008, p. 54.

[14] Op. cit., p. 16.

[15] Roland Barthes, La Préparation du roman I et II, Paris, Seuil / Imec, 2003, p. 85.

[16] deboitements.net/spip.php?article761

[17] http://meshaikus.canalblog.com

[18] Roland Barthes, La Chambre claire, in O.C. t. 5, Paris, Seuil, 2002, p. 828.

[19] André Gunthert, L’Image partagée. La photographie numérique, Paris, Textuel, 2015, p. 156 et 154.

[20] S. Monjour, La Littérature à l’ère photographique, Thèse de doctorat, Rennes 2 – Montréal, 2015, p. 103.

[21] http ://tcrouzet.com/2013/11/24/la-send-generation-pecha-kucha-remix/. Voir également Thierry Crouzet, La Mécanique du texte, Publie.net, 2015.

[22] Voir leur article « Écrire l’auteur : la pratique éditoriale comme construction socioculturelle de la littérarité des textes sur le Web », in L’Auteur en réseau, les réseaux de l’auteur, Orianne Deseilligny & Sylvie Ducas (dir.), Nanterre, Presses Universitaires Paris Ouest, 2013, p. 61.

[23] https ://www.publie.net/livre/140-tunnels/

[24] J.-C. Bailly, op. cit., p. 112.

[25] A. Saemmer, Matières textuelles sur support numérique, Presses universitaires de Saint-Étienne, 2007, p. 16.

[26] Voir son Intuition de l’instant, Paris, Le Livre de Poche, 1994, p. 18 notamment.

[27] Marielle Macé, Le Temps de l’essai. Histoire d’un genre en France au XXe siècle, Paris, Belin, 2006, p. 164.

[28] http ://www.tierslivre.net/spip/spip.php?article3749 .

[29] http ://lambertschlechter.blogspot.fr/search?updated-max=2015-09-25T12 :48 :00%2B02 :00&max-results=15&start=32&by-date=false; 19 septembre 2015.

[30] P. Glaudes & J.-F. Louette, L’Essai, Paris, Hachette, « Contours littéraires », 1999 ; 2ème édition, Paris, Armand Colin, 2011, p. 134.

[31] G. Bachelard, op. cit., p. 22 et 37.

[32] Voir http ://deboitements.net/spip.php?rubrique50 .

Auteur

Gilles Bonnet est Professeur de littérature à l’Université Jean Moulin-Lyon 3, où il dirige le centre de recherches MARGE. Ses travaux portent sur la littérature française moderne et contemporaine, et tout particulièrement sur les rapports entre littérature et Internet. Un essai, intitulé Pour une poétique numérique, paraître fin 2017 aux éditions Hermann. Il a édité les actes du colloque « Internet est un cheval de Troie : la littérature, du Web au livre », sur le site Fabula (lien).

Copyright
Tous droits réservés.




Les écritures du pittoresque. Tentation de l’exotisme et partition des modes de description dans les Pyrénées (XIXe-XXe siècles)


Cet article envisage la manière dont récits à dimension littéraire et textes scientifiques de description des lieux et du caractère de leurs habitants ont pu être associés en France, dans les Pyrénées, au cours du XIXe siècle, avant que l’on assiste à une séparation progressive de ces genres narratifs. Ces descriptions mobilisaient fortement la notion de pittoresque. Mais elles étaient aussi animées par une tentation, celle d’un recours à l’exotisme, renforçant la primitivité des espaces décrits. L’objectif est alors de comprendre les procédés d’utilisation de ces deux catégories et de les mettre en relation avec la différenciation des modes de description. Le développement des approches scientifiques dans le premier tiers du XXe siècle a certes conduit à une délégitimation de l’usage de ces notions. Cependant, il n’a pas pleinement neutralisé les mécanismes de singularisation des espaces associés à leur emploi.

This paper considers the way in which literary writings and scientific texts describing places and the character of their inhabitants was associated in France, in the Pyrenees, during the XIXth century, before one could witness the progressive separation of these narrative types. These descriptions were frequently using the notion of picturesque. But they were also led by a temptation, that of recourse to exoticism, which strengthened the primitivism of the places that were described. The aim of the paper is then to understand the processes of use of these two categories and to put them in relation with the differentiation of the modes of description. The development of scientific approaches during the first third of the XXth century has led to a delegitimation of the utilization of these notions. Nevertheless, the paper shows that it has not completely neutralized the mechanisms of individualization of spaces that was associated with their use.


Texte intégral

Cet article envisage la manière dont récits à dimension littéraire et textes scientifiques de description des lieux et du caractère de leurs habitants ont pu être associés en France au cours du XIXe siècle, avant que l’on assiste à une séparation progressive de ces genres narratifs. Or ce travail de description, qu’il ressortisse au domaine des récits de voyage, des guides touristiques ou encore des travaux pré-ethnologiques, mobilisait fortement la catégorie du pittoresque, code esthétique et cognitif de perception et de représentation en accord avec les espaces qu’il s’agissait de décrire, ici les Pyrénées françaises, sur lesquelles se centre le propos. Cependant, cet usage du pittoresque comportait aussi une constante tentation, celle d’un passage à l’exotisme, qui tendait à renforcer l’étrangeté et la primitivité des espaces et populations placés sous le regard. Dans le premier tiers du XXe siècle, l’avancée de la professionnalisation des sciences de description des hommes et des territoires (géographie, ethnologie) a conduit à repousser l’usage de la catégorie de pittoresque ainsi que cette tentation de l’exotisme. Cependant, a-t-elle réellement neutralisé les mécanismes plus profonds dont le recours à ces notions était la manifestation ?

On sait qu’à la faveur du développement du thermalisme et des villes d’eaux (Luchon, Barèges, etc.) ainsi que de la vogue des « grands tours », voyages de formation des jeunes nobles européens [1], les Pyrénées sont devenues une destination de choix dès le XVIIIe siècle, engouement qui connut sans doute son apogée au siècle suivant. Alors à la mode, le passage par ce massif a laissé de nombreuses traces écrites, qu’il s’agisse de celles d’Arthur Young dès 1787 [2], de Gustave Flaubert en 1840 [3], de Victor Hugo en 1843 [4] ou encore d’Hippolyte Taine en 1855 [5]. Ces voyages sont rapidement devenus assez codifiés. Sites à visiter, sommets à gravir, paysages contemplés, impressions laissées, caractérisation des mœurs des habitants obéissaient à un canon où le pittoresque prenait une place centrale, ce qui a conduit à l’institutionnalisation de certaines figures sociales et esthétiques comme celles du contrebandier, du pâtre, de la jeune paysanne, etc., personnages récurrents des lithographies de ce siècle.

Les années 1850 furent cependant celles d’une séparation progressive des registres de description et des formes de déplacement. Si, au XVIIIe siècle et au début du suivant, le récit de voyage permettait de réunir en un seul les discours du savant, de l’esthète et de l’administrateur, l’éclatement des pratiques de voyage au milieu du XIXe siècle a conduit à la disjonction des genres et à la spécialisation avancée du discours savant, comme à l’autonomisation du discours touristique [6]. Pour autant, cette séparation, si elle était bien perceptible dans la différenciation des productions textuelles, ne l’était pas encore réellement pour ce qui est des milieux sociaux qui, à une échelle locale, départementale ou régionale, étaient impliqués dans ce travail de découverte des Pyrénées. Or, plus qu’à partir de la venue de visiteurs extérieurs renommés ou qui le sont devenus, la description des lieux fut très fortement portée et soutenue par tous ceux qui, n’en résidant pas trop loin, voire y habitant, faisaient des montagnes leurs lieux d’excursion ou d’expédition, ou à tout le moins l’objet de leur curiosité et de leur attirance.

Dans cette seconde moitié du XIXe siècle, ce travail de description fut effectué par les acteurs de différentes scènes sociales entrecroisées, qu’il s’agisse des membres des sociétés littéraires ou d’érudition départementales et régionales ou de ceux des sociétés excursionnistes, qui participaient au mouvement pyrénéiste [7]. Bien que composites, les milieux sociaux impliqués dans ces sociétés étaient finalement assez homogènes socialement, regroupant ce que l’on peut appelé une élite de capacités constituée de nobles et de bourgeois, mais aussi de professions libérales et de fonctionnaires ayant quelque rang, notamment dans l’enseignement [8]. Cette homogénéité sociale relative servait de support au développement de sociabilités communes, liées à la fréquentation de ces diverses sociétés. Cette fréquentation reposait elle-même sur un bagage de culture classique et de goût pour les belles-lettres, sur une curiosité érudite et sur des centres d’intérêts savants assez éclectiques. De la sorte, les divers acteurs de ces scènes sociales étaient d’ardents polygraphes, publiant des textes dans de très nombreux genres : romans, récits de voyage, œuvres de poésie, voire pièces de théâtre, articles dans la presse quotidienne, textes dans des revues scientifiques, notices, mémoires, etc. Lorsqu’un marquage de leur activité existait (plutôt écrivain, plutôt savant ou plutôt promoteur du tourisme), à la faveur de la différenciation des genres narratifs évoquée ci-dessus, celui-ci était néanmoins compensé par l’existence de ces réseaux de connaissance et de sociabilité sécants. Dès lors, ces mondes formaient une nébuleuse plutôt bourgeoise, tout autant savante que littéraire, et apte de par ces entrecroisements à appliquer à la réalité un ensemble d’optiques d’appréciation et de codes de description finalement partagés.

Par ailleurs, ces rédacteurs et descripteurs de territoires, grâce à leur proximité géographique avec les Pyrénées, étaient bien positionnés pour sélectionner les lieux servant de support à leur activité. Défricheurs d’inconnus et confrontés à l’engouement dont les Pyrénées étaient l’objet, ils essayaient de s’écarter des sentiers battus et des lieux touristiques pour en découvrir d’autres jusque-là négligés. Cela les conduisait à s’orienter vers des zones perçues comme reculées au sein d’un massif lui-même déjà considéré de la sorte aux yeux des regards « modernistes ». Parmi ces zones, on retrouve notamment un département, celui de l’Ariège, peu concerné ou plus tardivement et de manière plus limitée par la vogue du tourisme thermal et dont la notoriété comme destination était bien inférieure à celle d’autres lieux des Pyrénées centrales. Les territoires composant ce département apparaissaient alors comme des espaces d’exploration intéressants, intérêt sous-tendu par leur appréciation à l’aune de l’alternative séparant, et combinant régulièrement, préservation des mœurs et arriération.

Cette arriération supposée se retrouve très directement dans les fonds d’archives et les documents d’époque : habitants « plus malheureux que les nègres [9] » ; « populations entières abruties par l’ignorance, par la misère […] qui les placent bien au-dessous de la brute [10] » ; « pays arriéré, misérable [11] » ; « caractère féroce » de ces populations, acquis suite à une trop grande proximité « avec les ours et les loups [12] », reviennent régulièrement pour qualifier les lieux et ceux qui y vivent. Cette tentation de l’exotisme, renvoi vers une altérité primitiviste, est donc pour ainsi dire constitutive des regards portés sur cette portion des Pyrénées – qui n’est pas la seule concernée d’ailleurs. Elle fut néanmoins estompée, si ce n’est masquée, par un usage puissant du registre du pittoresque, beaucoup plus à même de susciter l’attrait, dès lors que les milieux impliqués dans la description du territoire étaient aussi ceux qui, à partir de la fin du XIXe et du début du siècle suivant, œuvraient au développement du tourisme.

Comment pittoresque et exotisme s’ordonnent-ils dans ces descriptions du territoire ? Cet ordonnancement est-il fonction des genres narratifs ou est-il lié à ce que l’on pourrait appeler un étagement des représentations, l’exotisme prenant le pas sur le pittoresque lorsque l’on « remonte » à la fois les « niveaux » de civilisation et les vallées pour aller vers les espaces montagnards perçus comme les plus reculés ? Comment l’appui sur ces deux catégories évolue-t-il avec la transformation des esthétiques et la différenciation et la spécialisation des discours ? Pour répondre à ces questions, l’article procédera en trois temps, en progressant chronologiquement et en mettant en regard différentes descriptions relevant de plusieurs genres. L’attention sera tout d’abord portée sur divers textes datant du tout début du XIXe siècle issus d’un même auteur, qui portent l’empreinte des savoirs naturalistes des Lumières et du romantisme. L’intérêt de ces documents est que, antérieurs à la période de différenciation des modes de description qui s’ouvre à partir du milieu de ce même siècle, ils conjoignent des discours qui se sépareront par la suite et qu’ils permettent de cerner les tensions qui animent ce regard du voyageur et les logiques qui l’ordonnent. Dans un second moment, l’analyse sera appuyée sur un corpus d’écrits datant du dernier quart de ce même siècle. Ils permettent de signaler à la fois la séparation des registres narratifs, la polarisation des représentations entre les deux valeurs, positives et négatives, de la primitivité et les logiques d’organisation du passage du pittoresque à l’exotisme, fortement corrélées à la place prise par un discours rationaliste et moderniste et à un ensemble de transformations socio-économiques. Enfin, une dernière section sera consacrée à la fixation et à la combinaison des répertoires de représentation ainsi qu’à la montée en puissance, durant le premier tiers du XXe siècle, d’une légitimité scientifique dans le travail de description, qui renvoyait quelque peu au second plan, ou à tout le moins à un plan différent, les discours analogues opérant à partir d’autres positions et selon d’autres objectifs.

1. Savoirs naturalistes et étagement des représentations (début du XIXe siècle)

Le développement d’un intérêt littéraire et scientifique pour les massifs montagneux est sans conteste à mettre au crédit du XVIIIe siècle. Outre leur fréquentation encore limitée pour les bienfaits de leurs eaux thermales ou dans le cadre de voyages de formation, on assiste en effet à cette période à l’essor d’une curiosité à leur égard, qui débouche sur les premières ascensions – le Mont-Blanc en 1786 dans les Alpes, le Mont-Perdu en 1802 dans les Pyrénées. Cette curiosité est elle-même corrélée à deux éléments déterminants : « l’essor des sciences naturelles et les grands voyages d’exploration qui élargissent les horizons et apportent aux savants un trésor d’observations neuves [13]. » Si les figures de l’homme de sciences et de l’explorateur ont donc joué un rôle central dans ce que l’on appelle fréquemment (mais assez improprement) la « découverte » de ces espaces, et plus spécifiquement ici des Pyrénées, celle-ci mobilisa d’autres ressorts : place importante des émotions, travail de description et de narration – soit « ascensionner, sentir et écrire », selon la devise fixée ultérieurement par Henri Beraldi en 1898 dans son ouvrage Cent ans aux Pyrénées, retraçant les grands moments de leur conquête.

L’ensemble de ces aspects se retrouve dans les écrits rédigés au tout début du XIXe siècle dans le cadre de la statistique départementale napoléonienne [14] par Pierre Dardenne, professeur de mathématiques à l’École centrale de l’Ariège. Contribuant aux savoirs administratifs alors en essor [15], ces textes combinent une description thématisée du département et le récit de divers « voyages », selon l’expression qu’utilise l’auteur, effectués dans des vallées et montagnes environnantes. Bien qu’il ne soit pas un pyrénéiste aussi renommé que d’autres, les écrits de Dardenne possèdent de nombreuses qualités. Leur auteur, homme de lettres dans le sens très large que Voltaire donne à ce terme dans L’Encyclopédie, explore, mesure, herborise, recueille des minéraux, décrit les lieux, les monuments et les habitants, cite les Anciens, fait part de ses émotions et couche tout cela par écrit. L’intérêt de ces textes réside cependant plus encore dans le fait qu’un fil directeur, ténu mais identifiable, unifie et ordonne ces différents aspects qui, plus tard, relèveront de genres narratifs distincts.

Bien qu’ils ne l’amènent pas à plus de 30 kilomètres de son domicile, les voyages de cet auteur vers des lieux pour lui inconnus [16] sont présentés comme de véritables explorations, qui correspondent tout à fait aux codes organisant les entreprises de ce type à cette période [17]. Se déplaçant à pied accompagné de quelques élèves ou de collègues, mobilisant les outils (baromètre et thermomètre de manière très classique) et les connaissances de son époque (minéralogie, géologie naissante, travaux de Ramond de Carbonnières ou de Saussure), Dardenne organise son récit autour du déroulement de ses périples, indiquant tout ce qu’il a vu [18], expérimenté [19], senti [20] et imaginé [21].

Les relations de ces voyages furent initialement placées à la suite du texte principal, soit l’Essai sur la statistique du département de l’Ariège, non publié bien qu’il fut remis au préfet en 1805 [22]. Elles fournissent une partie des informations de cet essai, mais correspondent aussi à des sondages précis et circonscrits dans un matériau plus large, traité de façon transversale dans la statistique descriptive. L’analyse de l’ensemble permet d’identifier un principe général d’ordonnancement du discours et de ses diverses composantes, que l’on pourrait qualifier de stratigraphie altitudinale. Cette stratigraphie organise l’étagement des représentations autour de la place importante accordée à la topographie, au climat et à la géologie, aux différences entre le haut et le bas, elles-mêmes liées à celles entre le chaud et le froid et à la nature du sol. Ce principe de répartition assure aussi l’agencement de la perception des lieux et de leurs habitants, des formes esthétiques qui leur sont liées comme des émotions de l’auteur.

Pour le comprendre, notons tout d’abord que Dardenne propose un tableau du département où il remarque qu’il est « composé de montagnes et de plaines [23] ». Bien que très méridional, « le voisinage des Pyrénées rend ce département plus froid qu’il ne devrait l’être par sa position », de telle manière que le climat y est selon lui divisé en deux, plus chaud dans la plaine, plus sain dans les montagnes [24]. Passant du climat aux hommes, il indique l’existence de deux types humains, soit une espèce « belle, grande, vigoureuse, l’autre petite, défectueuse et comme rabougrie », ce qu’il suppose lié parmi d’autres causes possibles à « l’inconsistance des élémens [sic], qui passent ici dans un même jour, dans une même heure, du froid au chaud, de l’humide au sec [25] ». Il porte aussi son attention aux coutumes locales (mariages et funérailles, croyances et superstitions), objets par la suite classiques de l’attention ethnographique. Mais il ne recoupe pas ces différentes caractéristiques (topographie, climat, constitution physique, coutumes) en les insérant dans une répartition géoculturelle associant territoire, type humain, activités et pratiques culturelles. S’il présente bien en quelques mots le « caractère des habitants de l’Ariège » dans des notes annexes, la typologie utilisée par l’auteur n’est pas construite autour de la délimitation stricte d’ensembles géographiques et humains et de leurs qualités : le montagnard est « un peu plus » crédule que l’habitant de la plaine, le paysan est soupçonneux et méfiant mais néanmoins, plus haut dans les pâturages de montagne, le berger a une vie simple, « ni pénible ni triste » et jouit d’une liberté sans bornes. L’agriculture est « en bon état partout » bien que la nature soit « plus fraiche, plus vivante » dans les montagnes que dans les plaines, les meilleures terres se trouvant dans des fonds de vallées qui bénéficient d’une fumure abondante. Ainsi, l’auteur n’établit pas un système de distribution différentielle des qualités où toutes se recoupent pour distinguer des espaces et les populations qui y résident : plaine versus montagne; Est du département (ancien comté de Foix) versus sa partie ouest (ancienne vicomté du Couserans) entre autres découpages possibles.

Les représentations de l’auteur sont par contre assez fortement structurées autour du principe de stratigraphie altitudinale mentionné précédemment. Celui-ci est tout à fait perceptible dans le récit de deux voyages effectués vers les sommets. Ils le conduisent tout d’abord dans des vallées qu’il ne connaît pas. Il y découvre de nombreux « sites pittoresques et délicieux », à l’aspect « riant et fertile [26] ». La description qui est faite de certains d’entre eux comporte un caractère agreste et bucolique : camaïeux de cultures, village entouré de hameaux et d’habitations dispersés, torrents qui serpentent et animent la scène, jeunesse nombreuse, fraîche et vigoureuse. Le recours à la notion de pittoresque comme expression des sentiments relève du privilège de la vue caractéristique de l’époque et de la démarche de l’auteur [27]. Cette notion s’applique alors à un tableau vivant, à l’esthétique contrastée et chatoyante, plus qu’à la caractérisation d’une particularité locale [28].

Cependant, cette représentation et les émotions qu’elle suscite ne sont pas celles d’une Arcadie pyrénéenne rousseauiste. Cette dernière est plutôt à rechercher à un niveau d’élévation supérieur, sur les douces croupes herbeuses des montagnes pastorales, « lieux élevés et sauvages », mais aussi « pâturages éclatants de verdure » où « bondissent de nombreux troupeaux » et où s’exprime cette simplicité des mœurs, heureux repos des bons montagnards « dont les anciens poètes ont chanté les bienfaits [29] ». Là Dardenne, qui cite Horace et Virgile, retrouve ce qui faisait « le bonheur des premiers peuples de la terre ». Associé à une sensibilité où pointe le romantisme [30], le pâtre existe donc pour se fondre dans un canon, tendant vers l’atemporalité. Pour autant, à hauteur quasi-égale, les impressions de l’auteur sont différentes lorsqu’il se rend dans une vallée proche au cours d’un autre voyage, partant à l’ascension du mont Valier, sommet notable de l’ouest du département de l’Ariège. Cette vallée, plus encaissée, « noire, froide, pierreuse, peu féconde », amène Dardenne à considérer que « l’humeur » des bergers qui y vivaient, qui lui parurent « moins gais et moins heureux » que ceux rencontrés lors de son premier voyage, « devait se ressentir de ce site triste et monotone, tandis que l’enjouement des bergers [de la vallée où il s’était rendu auparavant] répondait bien aux charmants, pittoresques, riches pâturages, aux croupes élargies et herbeuses où sont situées leurs cabanes [31] ». Alors qu’il considère que l’état de cette vallée résulte de sa proximité avec les cimes et des « ruines » (rochers) qui en tomberaient, on perçoit combien le déterminisme topographique et géologique sert de vecteur à l’ordonnancement des représentations de l’esthétique paysagère, des caractéristiques morales des hommes qui y vivent ainsi qu’à la structuration des émotions.

Ces dernières sont particulièrement puissantes lorsque l’auteur se confronte à la haute montagne, là où la végétation est réduite et où il n’y a plus âme qui vive. Elle est en effet conçue comme un paysage des forces telluriques et des météores, paysage de destruction. La force des éléments qu’elle concentre en fait le résumé d’une histoire naturelle, celle de la terre, ici directement perceptible : les ruisseaux au bruit effrayant s’attaquent continûment au calcaire comme au granit, les rochers arrachés à la montagne sont pensés comme les vestiges de son altération. « Action continuelle du sec et de l’humide, du chaud et du froid, séjour éternel des vents, des nuages, des glaces et de tous les météores destructeurs », la montagne est l’histoire d’une ruine, terme récurrent, donnant à contempler des sites « pittoresques, sauvages, affreux [32] ». Par leur réunion, ces trois qualificatifs signalent bien l’existence de tensions dans les sensibilités orientées vers le romantisme à venir : le pittoresque demeure une scène digne d’être peinte, la montagne devenant spectacle, mais il est marqué par la présence et par la rudesse de ces éléments qui provoquent un saisissement d’effroi mêlé d’admiration, face à la grandeur et au sublime qui s’en dégagent.

On comprend de la sorte que le bonheur pastoral plus tempéré des Arcadies pyrénéennes se situe, dans l’étagement des représentations et des paysages, entre la « pure culture », celle des paysans industrieux des fonds de vallées, et la « pure nature », celle d’une montagne sublime mais autodestructrice. Le pâtre anhistorique, support d’émotions, canon esthétique, entre ainsi en correspondance avec la topographie et la géologie, de telle manière que, comme le notait le géographe Serge Briffaud, « les normes de l’émotion esthétique recoupent celles de l’intelligibilité [33] ».

2. Différenciation des genres narratifs, polarisation des représentations et étagement de l’altérité (fin du XIXe siècle)

 Alors que le récit de Dardenne conjoint discours scientifique et description de voyage, genre administratif (le cadre de la statistique) et esthétique, soixante-dix ou quatre-vingts ans plus tard, ce point de vue totalisant a éclaté. Esthétique, tourisme et science ne tiennent plus dans un seul et même texte. Cet éclatement fut aussi associé à une polarisation assez classique des représentations. Le territoire et ses habitants sont alors pris entre la célébration d’une forme générale et la stigmatisation d’une figure particulière, d’un état social : antique paysan de Virgile ou ce paysan crasseux de telle vallée qui ne connaît rien à l’agriculture. On le perçoit aisément en mettant en parallèle les descriptions de deux vallées ariégeoises effectuées à deux ans d’écart par deux auteurs aux perspectives et descriptions assez fortement antagoniques. Le premier, L. Manaud de Boisse, sur lequel peu d’informations sont disponibles, est écrivain, lauréat de l’Académie des sciences, inscriptions et belles lettres de Toulouse, auteur de descriptions historiques d’une microrégion de l’Ouest du département et d’une « promenade » à travers elle qui retiendra notre attention [34]. Le second est un médecin hydrologue, Louis Fugairon, par ailleurs docteur ès-sciences et membre des sociétés géologique et botanique de France, qui a publié divers travaux touchant aux sciences naturelles et à l’hydrologie, mais aussi à l’anthropologie physique – il avait suivi les cours de l’École d’anthropologie de Paris. Il publie en 1880 un texte intitulé Les Axéens ou les habitants du canton d’Ax aux points de vue physique, intellectuel, moral et industriel [35]. Ces deux ouvrages de Manaud de Boisse et de Fugairon, qui concernent des vallées de montagne, l’une de l’Ouest et l’autre de l’Est du département, permettent d’appréhender ce que l’on peut appeler la structuration des deux faces, positive et négative, de la primitivité, donnant lieu à sa célébration ou à sa condamnation.

Valeur positive. Manaud de Boisse : genre des récits d’excursion, registre narratif descriptif et esthétique. Valeur négative. Louis Fugairon : genre de la description présentée comme objective, registre narratif descriptif de la science, intérêt porté à l’agronomie et à l’anthropologie physique.
Type physique : « […] la race [de la vallée], peu mêlée de sang étranger, est, sans contredit la plus belle [de la microrégion]. Les hommes sont grands, forts et robustes. Les femmes sont brillantes de santé et de fraîcheur. » Type physique : un type dominant, au teint blanc bruni par le soleil, cheveux noirs, crâne brachycéphale. Un autre type moins fréquent se rapprochant du type arabe. « Sans être bien laid, un type physique qui n’est pas beau. »
Vêtement : « La vallée est remarquable par le costume de ses habitants, les femmes surtout. Ces singularités tendent à disparaître. Mais tel qu’il est, ce costume traditionnel, les anciens de [la vallée] tiennent à le garder. » Rien sur ce que l’on trouve sous la coiffe [cf. colonne suivante]. Vêtement des femmes : robe en drap. Coiffure : le couffat [sorte de capuche avec rebord laissant dépasser une mèche de cheveux]. « Il résulte de ce mode de coiffure que les femmes ne peignent jamais que les cheveux qui paraissent tandis que les autres s’embrouillent et forment avec la sueur et la crasse une sorte de croûte infecte. »
Habitation : n’a pas vu la saleté et la promiscuité [cf. colonne suivante]. Habitation : « […] d’une manière générale, on peut dire que c’est la saleté et la promiscuité dans toute leur splendeur. L’escalier est couvert de fiente de poule et de boue, tous les meubles sont crasseux et les murs enfumés. »
Vie générale : « […] que vous êtes heureux, que je porte votre envie ! Vous seuls connaissez les vrais biens de la vie. » Vie générale : « Condamnés aux travaux forcés à perpétuité, ils ne connaissent aucun des plaisirs de la vie. D’une ignorance absolue, il ne savent pas comment sortir de leur triste état ». « […] primitive existence. »
Agriculture et élevage du bétail : « […] bassin le plus fertile et le plus vert qu’il soit possible de voir. » Agriculture et élevage du bétail : vaches mal nourries, exécrables fromages, agriculture et élevage encore « dans l’enfance. »

 

Doc. 1 – Tableau de la polarisation primitiviste des caractères locaux. Tableau établi à partir de L. Manaud de Boisse, Promenade à travers le Saint-Gironnais (Audinac, Aulus), Toulouse, Saint-Girons, 1878 et Louis Fugairon, Les Axéens ou les habitants du canton d’Ax aux points de vue physique, intellectuel, moral et industriel, Foix, Gadrat ainé, 1880.

 

On perçoit aisément combien l’éclatement des genres discursif est donc aussi associé à l’expression d’un écart marqué entre la version sombre du primitivisme, celle de l’arriération, et sa face plus positive, celle de la préservation d’une simplicité de mœurs, soutenue par le registre du pittoresque – bien que l’emploi de cette catégorie ne soit pas ici directement perceptible, suite au travail de synthèse effectué pour la réalisation de ce tableau.

Ce registre ambivalent d’un pittoresque teinté d’exotisme primitiviste, où ces deux codes d’appréciation et de description sont réunis par la symétrie qu’ils entretiennent, est aussi mobilisé dans le cadre du discours touristique. On le retrouve notamment chez un ancien professeur de mathématiques au lycée Louis-le-Grand originaire du département, membre de diverses sociétés savantes, darwiniste et positiviste comtien, qui a publié en 1872 un Souvenir des Pyrénées, guide à vocation touristique qui concerne l’Ariège, revu et augmentée dès 1873[36]. Dans ce texte consacré à une vallée située entre les deux évoquées ci-dessus et où se développe une petite ville d’eau, la montagne n’est plus qu’un support pour les excursions assez normées du thermalisme. Comme l’évoque l’auteur, on y trouvera tout ce que le baigneur attend :

Gaves impétueux, précipices à pic, encaissement des montagnes, grottes, forêts ombreuses, lacs, neiges éternelles se mêlent et se superposent, comme pour concentrer dans un coin de la chaîne les beautés les plus sauvages et les plus pittoresques des Pyrénées [37].

Le traitement descriptif et la qualification des habitants changent aussi quelque peu de registre par rapport au début du siècle, passant de l’intemporalité du pâtre virgilien à un témoignage vivant de l’histoire. Les Pyrénées renferment alors « si j’ose dire, un monde aussi ignoré du reste de la France que les forêts vierges du Brésil ou de la Guyane [38] ». Et, au fond des vallées, « c’est là qu’abrité du courant des invasions, s’est conservé dans toute la rudesse de sa physionomie primitive l’Ibère des anciens âges [39] ». Lui qui a visité l’Amérique du Sud entre 1858 et 1860, estime avoir à faire à « une population primitive, à une terre vierge [40] ». Témoignage de l’histoire, le primitif l’est parce qu’il en est jusque-là resté en dehors, les maisons, « ou plutôt les cabanes recouvertes de chaumes », rappelant « la hutte celtique telle que l’ont vue César, Diodore et Strabon [41] ». Mais l’auteur doit aussi compenser ce thème primitiviste de manière à rendre la destination attirante. Heureusement pour les touristes adeptes du thermalisme, la hutte a disparu, remplacée par des maisons « portant des cheminées». De plus :

Le sifflement de la locomotive, qu’on entend déjà [dans le bourg-centre à proximité, où le train était arrivé en 1866], avertit le pâtre des hautes vallées que son tour est venu de déposer sa vieille défroque celtique, et de se laisser absorber dans la grande unité française [42].

L’éclatement des registres discursifs et l’autonomisation progressive d’un discours touristique, la représentation de ce paysan entrant dans l’histoire, évincent les conceptions d’une montagne qui témoignait de l’histoire naturelle de la terre et qui servait de support à la caractérisation des hommes. Désormais le schème du culturalisme est bien installé, avec son corollaire qu’est l’idée de la disparition prochaine des mœurs et coutumes, nostalgie moderniste envers un monde qui se transforme. Ce culturalisme n’est cependant pas complètement dissocié d’une détermination par le milieu et par la nature. Territoires, « races » et culture sont liés, précisément dans l’association des secondes à des espaces identifiables (la montagne comme milieu conservatoire) et circonscrits (les vallées, conçues comme des unités naturelles) où existent des mœurs spécifiques. À la différence des conceptions d’un Dardenne au début du XVIIIe siècle, ces dimensions se recoupent pleinement et l’ordonnancement de leur liaison se modifie, le découpage géographique et selon les principes de l’anthropologie physique comme du folklore naissants prenant le pas sur la stratigraphie altitudinale naturaliste qui avait cours moins d’un siècle plus tôt.

Dans l’ordre scientifique, les choses ont aussi évolué. Cette stratigraphie demeure d’actualité mais ses logiques se sont modifiées. On le retrouve notamment dans le compte rendu d’une expédition scientifique organisée en 1886 au sommet de la même montagne que celle qui avait été gravie par Dardenne en 1801, le mont Valier. Relatée dans les pages du Bulletin de la société de géographie de Toulouse, cette expédition regroupe divers savants toulousains ou locaux [43] équipés comme s’ils ne devaient « s’arrêter qu’aux antipodes [44] ». À cette date, le discours de la géologie s’est fortement spécialisé : il n’est plus question que de pli synclinal, roches jurassiques, schistes siluriens à graptolites, etc. De plus, le passage de la vallée à la montagne et à ses pâturages est devenu un itinéraire menant directement du pittoresque à l’exotisme, caractérisés tous deux par un principe de distance à l’égard de la civilisation. Le groupe passe ainsi par une « délicieuse vallée et ses bons habitants, aux mœurs simples et primitives », porteur d’un « costume pittoresque » qui « produit un effet merveilleux [45] ». Si cette notion de pittoresque demeure associée à des formes morales et esthétiques, notons que l’application du principe de découpage géoculturel des ensembles territoriaux et humains et la singularisation des mœurs qui l’accompagne conduisent à ce qu’elle serve désormais à désigner la « couleur locale », dont l’un des emblèmes à cette période est le costume. Quittant les vallées, les membres de cette expédition arrivent jusqu’aux alpages et aux bergers, dont le narrateur considère qu’« aucun être civilisé ne parvient jusqu’à eux », qu’ils logent dans des cabanes « semblables à celles des esquimaux [46] » et que leurs outils, « dignes de nos ancêtres préhistoriques, peuvent figurer dans notre musée ethnographique comme provenant d’une tribu du centre de l’Afrique sauvage [47] ». L’examen se poursuit autour de considérations généralement appliquées à des populations lointaines et visant à évaluer leur degré de civilisation. L’auteur remarque que « la poterie est inconnue » et que les montagnards « n’ont jamais eu la plus simple notion des distances [48] ». Nous sommes donc loin des heureux pâtres aux douces mœurs rencontrés un siècle avant.

Cet éclatement des genres discursifs, et l’oscillation qui les caractérise entre pittoresque et exotisme, masque finalement trois choses. La première, c’est la proximité qui unit ces différents discours de la fin du XIXe siècle, qui sont organisés autour d’un même schème polarisé de l’altérité géographique, culturelle et historique. La seconde, c’est qu’ils sont le produit d’un milieu social assez homogène comme indiqué en introduction, celui de la notabilité savante et littéraire qui se retrouvait dans les sociétés des lettres, sciences et arts qui se multipliaient à cette époque – point développé dans la section suivante. La troisième, c’est que le glissement dans les représentations du territoire et de ses habitants, qui accentue l’alternative entre les deux valeurs du primitivisme, fut très directement lié aux changements socioéconomiques perceptibles sur la période. Dans le domaine des transports, le développement des réseaux routiers et ferrés transformait les fonds de vallées en bouts du monde (puisque les routes n’allaient pas plus loin) [49]. Les avancées dans le domaine de l’agriculture renvoyaient celle pratiquée en montagne au rang d’archaïsme, alors qu’elle tenait encore la comparaison avec celle de la plaine au début du siècle. Enfin, l’on assistait à un fort développement de la production industrielle et à sa concentration, très généralement à distance des zones de montagne, dont l’inexorable dépeuplement avait débuté au milieu du XIXe siècle [50]. Sous cet angle, l’évolution des structures mentales et celle des structures socioéconomiques se recoupaient largement.

3. Institution des répertoires et légitimité des discours descripteurs

 Les mécanismes relatifs aux registres de description actifs durant cette fin du XIXe siècle le demeurèrent au début du suivant. Néanmoins, quelques évolutions furent perceptibles. L’on a tout d’abord assisté à une montée en puissance du référentiel du pittoresque et à la fixation de son association avec la notion de couleur locale. Catégorie à la mode et support du portrait de mœurs, ce pittoresque servait aussi la promotion de la singularité des lieux, pendant que le tourisme s’organisait et que ses promoteurs tentaient d’élargir le cercle des visiteurs au-delà des seuls adeptes des eaux thermales. De plus, si les répertoires différenciés de représentation de cette singularité s’institutionnalisaient, ils gagnaient aussi en systématicité, se combinant pour caractériser des espaces circonscrits et les distinguer des autres. De fait, alors que la dissociation des genres narratifs s’est poursuivie, elle fut néanmoins compensée par des formes d’association entre eux.

À la fin du XIXe siècle et au début du suivant, outre la spécialisation du discours touristique, on assiste au développement de la littérature dite régionaliste [51] comme à l’autonomisation accentuée, à la faveur de l’avancée de la structuration des disciplines, des approches géographique, historique, archéologique et préhistorique, mais aussi ethnographique ou folklorique. Pour autant, les acteurs qui prirent en charge localement ces différents registres narratifs, de par les relations entrecroisées qui les unissaient suite à leur appartenance à des milieux sociaux proches ainsi qu’aux cercles de notabilité départementaux ou régionaux, étaient à même de développer leurs activités en tirant parti du réseau de ces relations. Ce faisant, ils étendaient les supports susceptibles d’être mobilisés dans le travail qu’ils menaient de singularisation des territoires, d’établissement des richesses et des particularités locales. Les formes de combinaison dépassant le contingentement grandissant des discours furent de différents types. L’une d’entre elles relève de la polygraphie : auteur régionaliste publiant aussi des contes en langue d’Oc et des ouvrages peu spécialisés de description et de promotion du territoire [52] ; préhistorien, anthropologue et folkloriste publiant de nombreux articles scientifiques dans ces domaines mais aussi divers souvenirs, notices et articles de journaux tout en participant au mouvement folklorique et touristique [53]. Cette combinaison prit aussi place au sein d’un seul et même texte, lorsque son auteur entendait par exemple relier création littéraire et savoirs scientifiques, dans une ode à la petite patrie acquérant le statut ambivalent d’une « fiction de vérité [54] ». Ce caractère fictif de la vérité se retrouve aussi dans les rapprochements qui opéraient au cœur du discours savant pour appuyer le processus de singularisation territoriale et culturelle, lui-même fondé sur l’usage d’une imagerie pacifiée du pittoresque. Ainsi, l’un des membres de ces réseaux de notabilité savante en Ariège, promoteur du réveil des langues d’Oc, développeur du tourisme, créateur des premières fêtes folkloriques qui venaient en appui de ce développement, historien local et acteur important des sociétés d’érudition du département, pouvait associer ces différentes occupations et thématiques pour les valoriser dans des lieux plus centraux. Ce fut notamment le cas lorsqu’il présenta en 1925 au congrès national des sociétés savantes organisé à Paris, une communication sur « le Couserans [partie ouest du département de l’Ariège, tirant son nom d’un ancien pagus romain] considéré comme une véritable région orographique, hydrographique, ethnique, linguistique, historique, économique, administrative et intellectuelle [55] ». S’il est difficile de réunir plus de traits distinctifs (ou supposés tels), l’on peut aussi remarquer à sa lecture que ce texte cumule finalement toutes les perspectives développées depuis le dernier quart du XIXe siècle, autant en termes de propriétés des discours (les deux valeurs du primitivisme), que de capitalisation des différents procédés d’institution d’une image territoriale et culturelle savante, mise au service de la promotion de la zone géographique en question. Et cette promotion ne pouvait que prendre appui sur une description faisant de cette zone une terre de nature et de culture préservée où certaines femmes portent encore au quotidien les costumes locaux, « vrai parc naturel de 250 000 hectares [56] ». Le pittoresque en son jardin.

Pour autant, dans les années 1930, la partition des registres narratifs et la professionnalisation des savoirs a conduit à ce que la tentation de l’exotisme soit repoussée ou en tout cas atténuée et déplacée. Les autochtones « plus malheureux que les nègres [57] » et les sauvages sont beaucoup moins perceptibles dans les discours, bien que celui sur les retards, notamment économiques, se développe, lui, assez fortement, prolongeant l’emploi de cette thématique de l’arriération. De plus, le recours savant au pittoresque n’est plus envisageable : il apparaît daté, la vogue est passée et d’un point de vue scientifique, il est perçu comme « trop littéraire ». Les descriptions pittoresques et/ou primitivistes ont bien joué un rôle central dans la fixation des objets et centres d’intérêt ethnographiques et dans l’élaboration de principes de répartition géoculturelle des ensembles humains, mais leurs conditions de recevabilité s’amenuisent. Pour autant, plus que l’idée de leur disparition dans le discours scientifique, on pourrait avancer celle de leur recodage. Ainsi, par exemple, l’ethnographie locale, qui correspond alors à ce que l’on appelle la science du folklore, se développe au travers de relations de proximité avec la préhistoire et l’ethnographie des populations lointaines. Pour comprendre telle superstition pyrénéenne, on la rapproche de modes de pensée analogues observables en Australie ou ailleurs, modes de pensée que l’on prête aussi aux chasseurs-cueilleurs du néolithique ayant fréquenté les Pyrénées et laissé des traces de leur passage dans les grottes ornées alors récemment découvertes. Les croyances contemporaines locales observables sont ainsi rapportées à celles qui viennent du fond des âges ou de l’ailleurs « primitif » le plus lointain, marque d’une attraction pour l’exotisme toujours présente [58].

Ces mécanismes de réduction des tentations littéraires ou fictionnelles au sein du discours scientifique et de déplacement/recodage du pittoresque et de l’exotisme primitiviste sont aussi perceptibles au sein de la discipline géographique. En effet, cette dernière se développe et se spécialise fortement dans la première moitié du XXe siècle [59]. Cela donne lieu à la création d’une école de géographie à l’université de Toulouse autour de Daniel Faucher, nommé dans cette ville en 1926. Celui-ci produit alors un discours scientifique novateur de description des territoires et oriente fortement son attention vers les Pyrénées, quasi terra incognita pour la géographie moderne. Son travail et celui des étudiants et collègues qu’il regroupe autour de lui déclassent de manière non-négligeable les discours savants des acteurs de l’érudition sociétaire, finalement renvoyés au rang d’amateurs [60]. Développant une géographie spécialisée voulue comme pleinement scientifique, son travail ne remet pourtant pas en cause la répartition des ensembles territoriaux et culturels opérée antérieurement [61]. De plus, au-delà de l’analyse du milieu physique, le découpage géographique de ces ensembles était effectué en mobilisant la notion de « genres de vie », soit l’idée d’une interrelation singulière entre les propriétés du milieu et celles des hommes. De la sorte, cette approche géoculturelle, tout en s’étant constituée contre elle, se situait dans le droit fil de l’usage antérieur de la notion de pittoresque, elle aussi associée à ces procédés singularistes.

Ainsi, les distances prises à l’égard des notions de pittoresque et d’exotisme, distances elles-mêmes insérées dans un ensemble d’évolutions des genres narratifs et des modes de description, n’ont pas empêché ces deux catégories de demeurer actives, au travers d’un travail de déplacement et de recodage qui est finalement une constante sur la période et dans les lieux qui retenaient mon attention. De ce point de vue, malgré leur séparation progressive, science et littérature restent bel et bien unies par une parenté secrète.

Notes

[1] Jean Boutier, « Le grand tour : une pratique d’éducation des noblesses européennes (XVIe-XVIIIe siècles) », dans Jean Boutier, François Moreau, Gilles Bertrand, Pierre-Yves Baurepaire & Isabelle Laboulais-Lesage (dir.), Le voyage à l’époque moderne, Presses de l’université de Paris-Sorbonne, 2004, p. 7-21.

[2] Arthur Young, Voyages en France [1794], Paris, Éditions Tallandier, 2009.

[3] Gustave Flaubert, Voyage dans les Pyrénées et en Corse [1983], Paris, Albatros, 2000.

[4] Victor Hugo, Voyage aux Pyrénées, de Bordeaux à Gavarnie en passant par le Pays Basque [1868], Pau, Éditions Cairn, 2014.

[5] Hippolyte Taine, Voyage aux Pyrénées [1867], Paris, François Bourin éditeur, 2010.

[6] Serge Briffaud, Naissance d’un paysage. La montagne pyrénéenne à la croisée des regards, XVIe-XIXe siècle, Toulouse, AGM/Archives de Hautes-Pyrénées/CIMA-CNRS/Université de Toulouse II, 1994 ; Catherine Bertho-Lavenir, La roue et le stylo. Comment nous sommes devenus touristes, Paris, Odile Jacob, 1999.

[7] Le pyrénéisme est le mouvement scientifique, sportif et artistique de découverte, de conquête, d’exploration, de description et d’écriture des Pyrénées et de leurs sommets qui a pris forme à la fin du XIXe siècle et qui constitue le pendant de l’alpinisme – bien qu’il possède certaines spécificités.

[8] Voir Arnauld Chandivert, « Circulations savantes et production des identités territoriales dans les Pyrénées centrales (1880-1930) », Actes du 142e congrès national du CTHS, Circulations montagnardes, circulations européennes, à paraître.

[9] Lettre du sous-préfet de Saint-Girons (ouest du département) au préfet, 31 octobre 1849, Archives départementales de l’Ariège, 5M63.

[10] Annales de la Société d’agriculture et des arts du département de l’Ariège, 1839, cité dans Pierre Feral, « Le rôle de la société d’agriculture de l’Ariège dans la modernisation agricole du Couserans », Bulletin de la Société archéologique, historique, littéraire et scientifique du Gers, 1976, nº 4, p. 124.

[11] Ibid.

[12] Pierre-François Brun, préfet de l’Ariège, 1806, cité dans Alain Bourneton, L’Ariège au temps de Napoléon, Cahors, Éditions du Boulbi, 1990, p. 401.

[13] Numa Broc, Les montagnes au siècle des Lumières. Perception et représentation, Paris, CTHS, 1991, p. 18.

[14] Soit le lancement sous le Directoire d’une entreprise de description des départements français relayée par les préfets et poursuivie durant la période napoléonienne. Voir à ce sujet Marie-Noëlle Bourguet, Déchiffrer la France. La statistique départementale à l’époque napoléonienne, Paris, Éditions des archives contemporaines, 1988.

[15] Isabelle Laboulais, « La Fabrique des savoirs administratifs », dans Stéphane Van Damne (dir.), Histoire des sciences et des savoirs, tome 1, De la Renaissance aux Lumières, Paris, Seuil, 2015, p. 447-463.

[16] Né à Toulouse en 1768, Dardenne prit ses fonctions à l’École centrale de l’Ariège en 1799.

[17] Marie-Noëlle Bourguet, « L’explorateur », dans Michel Vovelle (dir.), L’Homme des Lumières, Paris, Seuil, 1996, p. 285-346.

[18] De la baryte carbonatée et des pyrites martiales, du Rhododandrum ferrugineum dont l’éclat des pétales le « ravissait de plaisir », des eaux d’un lac mesurée à « + 13°7 », une vallée « riante, pittoresque » ou un « méchant village d’un aspect fort déplaisant ».

[19] Des nuits dans la « chaumine » de bergers avec qui sont partagés des repas, un orage en haute montagne.

[20] Des enchantements, des peurs, de la curiosité, des sentiments de plénitude.

[21] Des bergers qui seraient des bandits, des montagnes à l’infini, vivre une année à près de 3000 mètres pour y étudier la nature.

[22] Ce travail inédit a été publié en 1990 – Alain Bourneton, L’Ariège au temps de Napoléon, Cahors, Éditions du Boulbi, 1990.

[23] Ibid., p. 130.

[24] Ibid., p. 158.

[25] Ibid., p. 159.

[26] Ibid., p. 77.

[27] Sur cet aspect dans les démarches scientifiques ou dans la contemplation paysagère, se reporter à Marie-Noëlle Bourguet & Pierres-Yves Lacour, « Les mondes naturalistes », dans Stéphane Van Damne (dir.), Histoire des sciences et des savoirs, tome 1, De la Renaissance aux Lumières, op. cit., p. 261, et Alain Corbin, L’Homme dans le paysage, Paris, Éditions Textuel, 2001.

[28] Odile Parsis-Barubé, « Introduction », dans Jean-Pierre Lethuillier & Odile Parsis-Barubé (dir.), Le Pittoresque. Métamorphoses d’une quête dans l’Europe moderne et contemporaine, Paris, Garnier, 2012, p. 11-26.

[29] Alain Bourneton, L’Ariège au temps de Napoléon, op. cit., p. 55. L’influence du Rousseau de Julie ou la nouvelle Héloïse (1761) et, surtout, de Ramond de Carbonnières et de son Voyages au Mont-Perdu et dans la partie adjacente des Hautes-Pyrénées (1801) semble assez évidente sur ce point.

[30] Le terme n’est utilisé qu’une seule fois, à propos d’un paysage contrasté et sauvage autour d’une cascade.

[31] Alain Bourneton, L’Ariège au temps de Napoléon, op. cit., p. 83-84.

[32] Ibid., p. 93.

[33] Serge Briffaud, Naissance d’un paysage, op. cit., p. 325.

[34] L. Manaud de Boisse, Promenade à travers le Saint-Gironnais (Audinac, Aulus), Toulouse, Saint-Girons, 1878.

[35] Louis Fugairon, Les Axéens ou les habitants du canton d’Ax aux points de vue physique, intellectuel, moral et industriel, Foix, Gadrat aîné, 1880,

[36] Adolphe d’Assier, Souvenir des Pyrénées. Aulus les Bains et ses environs, Toulouse, Librairie Gimet, 1872.

[37] Ibid., p. 18.

[38] Ibid., p. 6.

[39] Ibid.

[40] Ibid., p. 22.

[41] Ibid., p. 3.

[42] Ibid., p. 162.

[43] Félix Régnault, Eugène Trutat, François Cau-Durban.

[44] Félix Régnault, « Le Mont Valier », Bulletin de la société de géographie de Toulouse, n° 3, 1886, p. 118-128.

[45] Ibid., p. 120-121.

[46] Ibid., p 123.

[47] Ibid.

[48] Ibid., p. 124.

[49] Robert Marconis, Midi-Pyrénées, XIXe-XXe siècles. Transports, espace, sociétés, Toulouse, Milan, 1986.

[50] André Etchelecou, Transition démographique et système coutumier dans les Pyrénées occidentales, Paris, INED & PUF, 1991.

[51] Anne-Marie Thiesse, Écrire la France. Le mouvement littéraire régionaliste de langue française entre la Belle Époque et la Libération, Paris, PUF, 1991 ; Sylvie Sagnes (dir.), Littérature régionaliste et ethnologie, Arles, Museon arlaten, Ethnopôle Garae & Actes Sud, 2015.

[52] Ce fut le cas de la romancière Isabelle Sandy en Ariège.

[53] Ce fut le cas du préhistorien Henri Bégouen.

[54] Ce fut le cas de l’homme de lettres et professeur de philosophie Bernard Sarrieu. Voir Arnauld Chandivert, « À l’école des Pyrénées. Pratiques d’écritures et regards ethnographiques dans le premier tiers du XXe siècle », dans Littérature régionaliste et ethnologie, Sylvie Sagnes (dir.), Arles, Museon arlaten, Ethnopôle Garae & Actes Sud, 2015, p. 131-149.

[55] Louis de Bardies, « Le Couserans », Bulletin de la société ariégeoise des sciences, lettres et arts, 1922-1926, p. 275-279.

[56] Ibid, p. 278.

[57] Voir l’introduction de cet article.

[58] Voir notamment à ce sujet les travaux du préhistorien et folkloriste Joseph Vézian : Olivier de Marliave (dir.), Carnets ariégeois, Toulouse, ESPER, 1988.

[59] Voir Vincent Berdoulay, 1981, La formation de l’école française de géographie, Paris, Bibliothèque nationale ; Paul Claval (dir.), Autour de Vidal de la Blache, Paris, Éditions du CNRS, 1993 ; Guy Baudelle, Marie-Vic Ozouf-Marignier & Marie-Claire Robic (dir.), Géographes en pratique (1870-1945). Le terrain, le livre, la cité, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2001 ; Marie-Claire Robic (dir.), Couvrir le monde. Un grand XXe siècle de géographie française, Paris, ADPF & Ministère des Affaires étrangères, 2006.

[60] Ainsi, par exemple, Daniel Faucher donne des cours au sein de la Société de géographie de Toulouse, dont la revue avait accueilli le compte rendu de l’expédition effectuée en 1886 au sommet du mont Valier abordée antérieurement dans cet article.

[61] Voir notamment Daniel Faucher, « L’originalité physique des Pyrénées de l’Ariège », Revue géographique des Pyrénées et du Sud-Ouest, 1937, n° 8-4, p. 287-299.

Auteur

Arnauld Chandivert est maître de conférences au département d’ethnologie de l’université Paul-Valéry – Montpellier 3 et membre du LERSEM, équipe CERCE. Ses travaux portent sur l’histoire de l’ethnologie, sur les références aux patrimoines et à la culture dans l’élaboration d’appartenances collectives ainsi que sur leur mise en valeurs (morale et économique). Il a notamment coordonné en 2015 avec Sylvie Sagnes un numéro spécial d’Ethnologie française portant sur la promotion contemporaine des « petites capitales » ainsi que divers articles concernant les Pyrénées, en traitant par exemple des liens entre ethnologie et littérature régionaliste.

Copyright

Tous droits réservés.




Éric Chauvier, de l’écriture de terrain à l’anthropologie de l’ordinaire : pour une nouvelle approche des ailleurs sociaux


Dans ses enquêtes ethnologiques – Anthropologie et Si l’enfant ne réagit pas – Éric Chauvier relate le vécu de son expérience du terrain, à la rencontre de personnes rendues invisibles par leur marginalité. Les réflexions anthropologiques se mêlent aux souvenirs personnels de l’ethnologue et tout un réseau d’observations phénoménologiques – affects, impressions, ressentis – devient autant de clés heuristiques pour sa recherche. La dimension littéraire de ses enquêtes transforme la démarche scientifique et permet de repenser l’épistémologie anthropologique. Elle est présentée comme un moyen de désamorcer l’exotisme qui menace toute approche de l’altérité, y compris celle des ailleurs sociaux. Cet article se propose donc de réinterroger la frontière entre littérature et anthropologie à la lumière de la pratique singulière d’Éric Chauvier.

In his ethnological surveys – Anthropologie and Si l’enfant ne réagit pas (Anthropology and If the child does not react) – Eric Chauvier shares his field experience, meeting people that marginality made invisible. The anthropological considerations blend with the ethnologist’s personal memories and his phenomenological observations – affects, impressions, feelings – turn into heuristic tools for his survey. The literary aspect of his surveys transforms the scientific approach and helps rethink the anthropological epistemology. It is a mean of refusing exoticism that threatens any approach to otherness, including those of social elsewhere. This article aims at reconsidering the frontier drawn between literature and anthropology in the light of Eric Chauvier’s singular experience.


Texte intégral

J’ignore si elle est encore en vie. J’ignore comment elle a disparu. N’ayant pas trouvé de données tangibles à son sujet, pas de registres, pas d’archives, pas même de sources orales dignes de foi, je n’ai abouti qu’à des suppositions. […] J’ai d’abord pensé que ceux qui la croisaient au quotidien étaient responsables : ceux qui ne la voyaient pas, ceux qui en parlaient sans la voir, ceux qui la voyaient sans en parler. Mais cette piste était inconséquente, parce qu’elle recouvrait une hypothèse que j’ai mis du temps à reconnaître et à accepter : la disparition de cette fille a été le fait de circonstances sur lesquelles j’ai pesé d’une façon regrettable. Celles-ci, une fois avouées, m’ont obligé à ne plus la chercher, mais à trouver les façons de la faire « réapparaître », si bien que finalement l’objet de l’enquête s’est confondu avec l’enquête elle-même [1].

Ces premières phrases d’Anthropologie (2006) dessinent bien la particularité des récits d’enquête d’Éric Chauvier, à mi-chemin entre ethnologie et écriture littéraire. L’auteur n’explore pas un ailleurs géographique mais un ailleurs social, dont la différence est dérangeante parce qu’elle est le produit de la misère d’un pays qui n’a rien d’exotique justement : le nôtre. À l’image de cette jeune fille rom disparue et que Chauvier recherche en vain dans Anthropologie, ces populations socialement déclassées en France sont avant tout à la marge du langage, indicibles parce qu’invisibles, a priori désincarnées parce que sans voix. Comme les mots échouent bien souvent à dire la différence, il y a dans l’anthropologie actuelle une survivance de l’exotisme qu’Alban Bensa déplore dans La Fin de l’exotisme [2]. Cet exotisme latent naît, selon lui, de l’écart entre la pratique de terrain et la reprise théorique à l’écrit. L’anthropologie est parfois considérée comme une science purement objective alors qu’elle se fonde sur un travail de terrain, expérience qui est nécessairement celle d’une subjectivité.

Cette distance prise avec l’objectivisme provient d’une longue remise en question de l’anthropologie, amorcée dans les années 1970 aux États-Unis, au sujet notamment de sa restitution à l’écrit. Alors que Clifford Geertz avait déjà pointé l’importance de l’écriture de l’anthropologie [3], la publication de l’ouvrage collectif Writing culture. The poetics and politics of ethnography [4] en 1986, véritable rupture dans la discipline, est depuis considérée comme le déclencheur du tournant de la critique postmoderne. Plusieurs anthropologues influents outre-Atlantique, dont George Marcus, James Clifford et Paul Rabinow, proposaient dans ce recueil d’articles de repenser en profondeur la fabrication des textes ethnographiques. Leur but était ainsi de mettre en lumière, pour les éviter, les facteurs extérieurs qui influent sur l’écriture anthropologique et affectent la fiabilité des résultats au retour des missions ethnographiques. Le livre de Johannes Fabian, Time and the Other, publié en 1983, également porteur d’une telle remise en question, trouve sa place dans ce renouveau méthodologique. Il y rappelle qu’ « […] il n’y a pas de connaissance de l’autre qui ne soit aussi un acte temporel, historique et politique [5] » et ramène ainsi le contexte de l’enquête in situ au centre du travail savant. Alors que la prise en compte de l’expérience partagée sur le terrain avec la population observée est primordiale pour éviter de la réduire à une altérité fabriquée de toutes pièces, Johannes Fabian constate que ce « temps partagé » disparaît dans l’écriture anthropologique savante. Il définit ce « déni de co-temporalité » comme « une tendance persistante et systématique à placer le(s) référent(s) de l’anthropologie dans un Temps autre que le présent du producteur du discours anthropologique [6] ». En dehors de son questionnement rhétorique, le tournant critique a donc eu pour effet de centrer davantage la discipline sur sa part ethnographique et de favoriser la réflexivité du scientifique sur son propre rapport au terrain. Éric Chauvier inscrit son ouvrage méthodologique Anthropologie de l’ordinaire [7] dans la continuité de ces réflexions, tout en consacrant une attention particulière aux situations de communication qui surviennent dans cette co-temporalité. L’importance donnée à ce « temps partagé », qu’il appelle « l’ordinaire » de l’enquête, redéfinit sa posture d’ethnologue : il se veut avant tout homme parmi les femmes et les hommes sur le terrain et s’inclut dans l’observation [8].

Cette démarche est mise en œuvre dans les deux enquêtes qui nous intéressent ici : Anthropologie et Si l’enfant ne réagit pas[ 9]. La première débute par le regard d’une jeune fille rom mendiant à un carrefour : un regard « à la fois opaque et lumineux, […] verrouillé et infiniment léger [10] » qui paralyse l’auteur. Il décrit ce trouble comme « une impression de familiarité rompue [11] » tant il lui semble reconnaître cette inconnue. La singularité de ce ressenti l’entraîne dans la recherche vaine de cette jeune fille, recherche doublée d’une traque minutieuse du langage, à contre-courant de l’invisibilité des marges sociales dont elle est issue. Le deuxième ouvrage Si l’enfant ne réagit pas, fait suite à une commande institutionnelle : Éric Chauvier est amené à observer le quotidien d’un centre fermé pour adolescents en grande difficulté sociale. Malgré son souci de préserver le sérieux méthodologique de son observation, il est bientôt totalement bouleversé par la voix « désaffectée » d’une pensionnaire. Cette voix fait émerger en lui une réminiscence familiale : le souvenir douloureux et enfoui de la maladie de sa mère.

L’ethnographie d’Éric Chauvier se détourne peu à peu du sujet observé pour se transformer en une exploration à la fois psychologique et réflexive. L’objet de l’enquête devient l’expérience du terrain – son vécu et ses troubles – plutôt que le terrain lui-même – la mendicité ou l’institut pour adolescents. Ce retournement réclame une narration littéraire, affranchie des normes académiques, qui semble plus à même de déceler toutes les nuances du vécu de l’enquête. Cela a valu à l’auteur quelques critiques quant au sérieux de sa démarche scientifique. Ainsi, selon Noël Jouenne, dans un article de la revue L’Homme :

Le projet anthropologique repose ici sur un style littéraire plutôt que sur une démarche construite sur la base d’une histoire de la pensée anthropologique. […] Très habilement, l’auteur se dédouane d’une ambition plus pragmatique qui serait, par exemple, d’approfondir la connaissance d’un domaine [12].

Cependant, il serait intéressant, justement, d’envisager les travaux d’Éric Chauvier comme une manière de repenser l’épistémologie anthropologique sur un mode littéraire, tant du point de vue de l’écriture que de la pratique de terrain elle-même. Cette dimension transforme la démarche scientifique, en effet, et ne se limite pas à l’aspect formel. Éric Chauvier ne développe-t-il pas ce que l’on pourrait appeler une pratique littéraire de terrain dans la mesure où il semble « se donner » à l’enquête d’une façon visiblement peu académique ?

Je me propose donc de réinterroger la frontière entre littérature et sciences sociales, et plus particulièrement anthropologie, à la lumière des deux enquêtes d’Éric Chauvier. Si mon propos n’a pas la prétention de juger la méthode ethnographique actuelle dans son ensemble, il a en revanche vocation à étudier la pratique singulière de l’auteur pour comprendre comment la dimension littéraire de son ethnologie permet de la dégager à la fois de l’objectivisme et de l’inclination à l’exotisme. J’aborderai cette dimension littéraire selon trois versants : la conception de l’anthropologie chez Éric Chauvier, sa posture d’ethnologue et sa pratique du terrain.

1. L’anthropologie selon Éric Chauvier ou l’anti-exotisme du langage

1.1. L’exotisme du langage scientifique

Selon la définition de Jean-François Staszak, l’exotisme est avant tout le discours d’une approche de l’altérité, une façon d’en rendre compte : « l’exotisme n’est jamais un fait, ni la caractéristique d’un objet : il n’est qu’un point de vue, un discours, un ensemble de valeurs et de représentations à propos de quelque chose, quelque part ou quelqu’un [13]. » Tout discours étant socialement situé – de par la langue, la culture, l’origine sociale de l’énonciateur – l’exotisme comme discours peut donc être appréhendé comme un regard surplombant qui suppose une hiérarchie entre un dominant imposant son mode de communication et un dominé stigmatisé par le langage.

L’exotisme ne se réduit pas à ces rapports de domination mais cette dimension permet de mettre en lumière une problématique liée au langage. Dans la mesure où il résout l’aller-retour entre l’autre et moi-même, à savoir entre un ailleurs, étrange et étranger, et un ici intérieur porté par des repères, le langage risque à tout moment de devenir exotique. Pour Alban Bensa, comme pour Éric Chauvier, il persisterait un exotisme du langage, et plus particulièrement un exotisme du langage scientifique de l’anthropologie. Le discours anthropologique a pour objectif de rendre compte des résultats d’une enquête à ceux qui ne l’ont pas vécue. Or, s’il est trop coupé du contexte du terrain, il peut s’enfermer dans une artificialité généralisante, certes plus propice à la communication mais plus éloignée de la réalité.

Par ailleurs, dans Anthropologie de l’ordinaire, Éric Chauvier met en garde l’ethnologue contre la dimension classificatoire du langage [14]. Il fait notamment référence aux travaux de Jeanne Favret-Saada [15] dont l’expérience dans le bocage mayennais auprès de praticiens de la sorcellerie lui a permis justement de déconstruire la sorcellerie comme catégorie. Le récit qu’elle fait de l’ordinaire de l’enquête, de ses anomalies, de son étrangeté, vient invalider le métadiscours académique et proposer à la place « une théorie analytique intégrant la communication avec ses observés [16] » dans un retour continuel aux détails vécus in situ. En effet, à travers cette idée d’une persistance de l’exotisme, il est possible de considérer que termes savants et images pittoresques fonctionnent sur le même mode. Efficaces en ce qu’ils frappent les yeux comme l’esprit, les images pittoresque créent un « déjà-vu [17] » et les mots un déjà-lu. Toujours selon Jean-François Staszak, le pittoresque est un processus de domestication de l’étrange. Il permet de cadrer l’altérité pour la rendre plus rassurante comme le font la classification ou le langage théorique. Quand de grands concepts font autorité, ils aplanissent les aspérités – anomalies et nuances – du terrain. Éric Chauvier nomme cela « la psychopathologie du langage ordinaire » et en décline les différentes formes dans Les Mots sans les choses [18]. De même que l’ouverture à l’autre risque l’enlisement exotique, l’objectivité scientifique peut se convertir en une théorisation réductrice de l’autre. Éric Chauvier ne prétend pas révolutionner sa discipline mais en recentrant le propos anthropologique sur sa source première – l’expérience du terrain et son récit –, comme d’autres l’ont fait avant lui, il propose une approche épistémologique différente.

Dans la lignée des travaux de Clifford Geertz et James Clifford qui rappelaient tous les deux que l’ethnographie est par définition une « mise à l’écrit » et donc un récit construit, partial et partiel [19], Éric Chauvier souhaite faire de l’incomplétude inhérente à toute enquête de terrain le moteur de son travail de recherche. La singularité du vécu de l’expérience, et particulièrement ses incompréhensions et ses échecs, sont donc sans cesse ramenés au premier plan de son récit. Il est évident que le terrain est pour tout ethnologue une expérience avant tout subjective dont il ne sort pas inchangé. Elle est si marquante qu’elle donne lieu à ce que Vincent Debaene nomme un « deuxième livre ». Il constate ainsi dans L’Adieu au voyage, que « presque tous les ethnographes français qui sont partis sur le terrain avant 1939 ont écrit au retour non seulement une étude savante sur la population auprès de laquelle ils avaient séjourné, mais aussi très souvent, un deuxième livre, un ouvrage plus “littéraire”, en tout cas qui ne respectait pas la forme canonique de la monographie savante [20] ». S’il s’agissait là d’un regard rétrospectif, plus subjectif, sur l’expérience de terrain, il n’en est pas de même de la pratique d’Éric Chauvier qui se nourrit du tournant postmoderne survenu plusieurs décennies après la publication des deuxièmes livres étudiés par Vincent Debaene. Il n’y a, chez lui, qu’un seul livre : le récit chronologique de ses enquêtes où chaque échec est relaté, chaque malaise décortiqué, dans la perspective même du raisonnement anthropologique.

Prenons pour premier exemple l’ouvrage Anthropologie. L’inquiétante étrangeté du trouble ressenti en croisant le regard de cette jeune mendiante qu’il appellera X, puis Ana, oriente l’enquête, lui donne un sens. Pourtant cette enquête commence par un échec déguisé : Éric Chauvier met en place une « installation » expérimentale, qu’il nomme « jeu des postures [21] ». Il s’arrange pour passer en voiture devant X, accompagné chaque fois d’une personne différente, le but étant d’extirper un commentaire au sujet de X. Les réactions très diverses lui dévoilent les efforts déployés par chaque personne pour ne pas voir X et la misère qu’elle incarne. En revanche, ce système théorique ne lui apprend rien sur ce qu’il ressent :

Ainsi, j’ai l’impression qu’en adoptant cette forme d’observation indirecte, je suis moi-même en train d’étouffer la biographie de X – ce que, précisément, je reproche à ceux qui participent à ces petites installations. […] Le jeu des postures est lui-même une posture, et pas la plus bienveillante à l’égard de X ; […]. Ce programme est un leurre, une fuite devant la possibilité d’une rencontre qui s’imposait mais que, par prudence ou par timidité, je n’ai pas osé provoquer [22].

Éric Chauvier prend donc la décision de parler à X. Ironie du sort : c’est au moment précis où il décide d’aller à sa rencontre qu’elle devient introuvable. L’auteur entreprend alors une longue et vaine recherche. Il s’appuie sur le souvenir puissant du trouble ressenti sous le regard de X. Cette impression singulière devient le moteur de sa recherche, ce qu’il appelle un « panel d’impressions rares [23] » qui repousse sans cesse la menace du langage conventionnel ou scientifique. Menace concrétisée notamment par l’hypothèse d’un ami qui constate : « Moi je pense que tu es amoureux de cette fille [24]. » Sidération de Chauvier dans un premier temps, « serais-je amoureux d’Ana ? », suivie bientôt par une longue réflexion sur le mot « amoureux », son pouvoir de séduction de par le « hors-champ qu’il suggère [25] », la douceur et la facilité de l’explication qu’il propose et bientôt l’écueil qu’il dissimule : ce mot devient court-circuit à la recherche, « couperet [26] ». Il est un exemple parfait de l’exotisme du langage parce qu’il enrobe le sens et porte une évidence qui force l’interprétation. Ce mot met en danger l’impression rare en domestiquant l’étrangeté au profit de la communication humaine :

Une fois admis que la contemplation d’une familiarité rompue ne peut se traduire dans l’évidence a priori du langage social, une fois admis qu’elle est sans mot, sans voix, sans clarté, sans outil adéquat […] dans quelle mesure suis-je prêt à sacrifier la communication, c’est-à-dire le mot « amoureux », pour tenter autre chose [27] ?

Si ce livre ne nous offre pas une monographie de la communauté rom, ni une analyse fouillée de la mendicité, il illustre, bien plus qu’il ne glose, le piège des mots pour les sciences humaines qui se pencheraient sur ces sujets.

1.2. Anthropologie et littérature, un objectif commun

La définition que donne Éric Chauvier de l’anthropologie dans cette œuvre est révélatrice de cet exotisme latent des mots : « Ce que je nomme pour moi anthropologie, ce programme de recherche, cette ligne de conduite, conçoit le langage comme un abus permanent produit par et pour la communication. L’anthropologie déjoue les pièges du langage [28]. » Cette représentation de l’anthropologie est assimilable à celle qui prévaut généralement au sujet de la littérature : entreprendre les mots pour contourner la pauvreté de la communication humaine et dépasser l’aporie du langage. Éric Chauvier rejette donc l’écriture conventionnelle et naturaliste d’un monde-objet dont l’objectivité est illusoire, au profit d’une écriture littéraire capable de rendre compte d’un monde-vécu qui reposerait sur la transcription subjective de l’enquête de terrain. « Exprimer l’ordinaire [de l’enquête] nous contraint effectivement à l’inventivité et à nous poser des problèmes de mises en forme spécifiquement littéraires [29] », remarque-t-il, et « c’est en cela – dans cette voix de vérité – que l’écrivain et l’anthropologue partagent une raison littéraire [30] ». Cependant, Chauvier borne ainsi le rapprochement entre ethnologue et écrivain au champ de l’écriture et, ce faisant, il réitère la frontière conventionnelle entre eux : la littérature – par exemple celle de Proust qu’il cite longuement – serait totalement dévolue à l’écriture alors que l’anthropologie conçoit l’écriture comme une technique de restitution d’une vérité de l’enquête scientifique. Pourtant, la littérarité que revendique Chauvier dépasse justement le seul moment de la mise en forme et intervient déjà dans la pratique du terrain.

2. Repenser le lien entre l’observateur, l’observé et le lecteur

2.1. La domination symbolique de l’observateur

Le risque exotique apparaît avant tout sur le terrain de l’observation ethnographique. En effet, l’histoire de la discipline montre que la méthodologie de l’enquête a évolué dans le sens d’une remise en question de la posture de l’ethnographe. C’est particulièrement le cas depuis les années 1970, après que de nombreux anthropologues ont renoncé aux études exotiques et aux voyages suite à la décolonisation. Or cette remise en question passe principalement par l’écriture. James Clifford a ainsi montré que la prise de conscience d’un impérialisme anthropologique, puis son rejet, ont permis peu à peu une dilution de l’autorité monophonique de l’auteur ethnographe dans les textes anthropologiques [31]. En France, le développement de l’ethnologie du territoire national a notamment porté l’attention des chercheurs vers des zones marginalisées, au risque de réitérer parfois les travers exotiques ou folkloristes [32]. Dans ce contexte, les travaux de Jeanne Favret-Saada sur la sorcellerie dans le bocage mayennais ont bouleversé les habitudes ethnographiques. Elle montre, dans Les Mots, la mort, les sorts [33], la nécessité pour l’ethnographe de se laisser affecter par le terrain et l’importance de rendre compte ensuite des conditions de la pratique de l’enquête. Florence Weber poursuit cette réflexion en mêlant ethnométhodologie et phénoménologie. Dans Le Travail à côté [34], elle estime aussi qu’une phase d’auto-analyse est indispensable, parce que traiter l’ethnographe comme un enquêté est la seule manière de désamorcer son ethnocentrisme. C’est dans cette même perspective qu’Alban Bensa rappelle que l’ignorance des détails ethnographiques entraîne l’émergence de « fictions exotiques [35] » dans certains ouvrages de la discipline.

Fortes de ce passé épistémologique qui a totalement renversé le regard de l’ethnographe européen, les enquêtes d’Éric Chauvier ont justement la particularité de mettre en scène le chercheur au prise avec ces difficultés méthodologiques sur le terrain. En effet, dans Si l’enfant ne réagit pas, lors du repas partagé avec les adolescents qu’il observe, Éric Chauvier ne peut s’empêcher de ressentir un certain dégoût : « je me vois dans le rôle de ces grands bourgeois humanistes qui, mi-excités mi-révoltés, contemplent en circuits organisés la misère prétendument exotique des tropiques. J’éprouve une absolue répulsion pour le frisson qu’ils ressentent et qui pimente leur vie [36]. » D’ailleurs, l’enquête commence mal à cause d’une suite d’erreurs : l’auteur endosse tout de suite le rôle de l’observateur distant, puis justifie mal son activité lorsqu’on l’interroge sur sa présence et annote son carnet sans discrétion. En se donnant ce statut de scientifique, il rend sa présence fonctionnelle et se coupe de la réalité des adolescents. Ainsi protégé par sa posture de savant, il déforme ses observations et se perd dans des interprétations hâtives. L’ethnographe est tenté d’empaqueter le réel dans des « fictions théoriques [37] » ; si cela peut lui procurer une assise au moment de l’observation, ces modèles conceptuels plaqués sur la réalité représentent aussi un risque pour la qualité de l’enquête. Les regards des jeunes gens vont vite le rappeler à l’ordre : « je réalise, avec un sentiment diffus de honte, que j’ai sous-estimé leur capacité à critiquer ma position [38] », avoue-t-il. En procédant ainsi, l’auteur parvient à faire accéder le lecteur à un autre niveau d’analyse qui ne privilégie plus l’étude seule du terrain mais se recentre sur l’interaction de l’enquêteur avec un terrain qui lui échappe.

2.2. Une démarche phénoménologique vers l’appariement des consciences

J’ai déjà évoqué l’ouvrage Anthropologie de l’ordinaire dans lequel Éric Chauvier s’attache à repenser la méthodologie de l’ethnographie pour ré-humaniser l’observation des exclus. Il s’inscrit pour cela dans la lignée de la phénoménologie de Husserl [39], soit une méthode prônant un « retour aux choses » et une description rigoureuse du champ de l’expérience. La nécessaire « conversion du regard » que promeut Éric Chauvier suit le même renversement que celui qui caractérise le passage du phénoménisme à la phénoménologie : l’intérêt n’est pas d’envisager l’objet en lui-même, vu de l’extérieur, mais de comprendre la manière dont il « se donne » à la conscience. Ce déplacement de l’approche d’un monde-objet vers un monde-vécu est de type réflexif. Il suppose deux choses : une attention particulière à la praxis du scientifique sur le terrain, ainsi qu’une remise en question permanente de l’approche de l’altérité et notamment du déterminisme culturel qui la conditionne. En effet, comme le fait par exemple remarquer Johannes Fabian, le parti pris scientifique en faveur du sens de la vue dans la pratique ethnographique, à l’encontre des autres sens ou du ressenti, est « une question de choix culturel plutôt que de validité universelle [40] », dans la droite ligne de la tradition empiriste.

La méthode phénoménologique telle que la conçoit Éric Chauvier renvoie l’enquêteur à son statut de conscience parmi les consciences. Éviter le langage théorique qu’il considère comme formaté permet, selon lui, de ne pas nier l’irréductible spécificité des ressentis. Éric Chauvier transforme donc sa pratique pour tendre vers un « appariement des consciences [41] » qui inviterait le lecteur dans le vécu de l’expérience de terrain. Alors que l’approche exotique compartimente les trois instances observés/observateur/lecteurs, l’appariement des consciences tendrait, elle, à les rapprocher [42]. Considérer l’expérience de l’enquête comme partageable avec le lecteur permet finalement de la concevoir aussi comme un accès direct à la connaissance. La singularité de l’expérience subjective de l’ethnologue est capable de toucher le lecteur et de lui permettre ainsi de s’approprier le monde vécu de l’observateur dans toutes ses nuances. Dans cette perspective, l’écriture littéraire serait un moyen de partager l’expérience de terrain sur un mode phénoménologique.

Comme le signale Vincent Debaene [43], la nécessité de l’écriture littéraire pour atteindre une évocation plus fidèle de la réalité est un argument récurrent des ethnologues pour justifier la publication d’un « deuxième livre ». Pourtant dans le cas des ouvrages d’Éric Chauvier, l’écriture littéraire ne se limite pas à un mode d’expression. Rendre compte des impressions fugaces, subjectives, permet d’interroger son propre regard, d’analyser les échecs et de contourner des termes englobants qui amputeraient le travail de recherche. L’écriture littéraire participe ainsi totalement à l’entreprise scientifique. Il ne s’agit donc pas seulement d’un outil stylistique ou rhétorique mais bien d’un mode de connaissance à part entière. C’est d’autant plus vrai que Chauvier exclut absolument toute fictionnalisation du réel, alors même qu’elle est une tentation de l’enquête, tentation qu’il fait d’ailleurs apparaître dans son récit pour la mettre à distance. L’absence de la jeune fille rom recherchée incite à imaginer sa vie, les raisons de sa situation, et c’est ce que font les deux assistantes sociales qu’il rencontre, en amalgamant la vie de X à celle d’une adolescente en fugue. Chauvier résiste pourtant à toute appropriation abusive de la biographie de cette inconnue, au nom de la réalité scientifique de l’enquête justement. Littérarité n’est pas synonyme de fiction. Si l’authenticité du vécu de l’enquête ne peut souffrir aucun cliché, au sens premier d’image figée, elle ne peut se partager que sur le mode de l’inachevé, du détail et de la frustration. Accepter que X reste un mystère est la clé pour percer celui du ressenti de l’ethnologue et ainsi faire de son enquête une démarche purement phénoménologique. À la suite de James Clifford [44] et des postmodernes, Éric Chauvier réitère à sa façon l’idée que l’anthropologie est par définition partielle parce que cette incomplétude assure la validité scientifique.

3. L’ethnologue, écrivain sur le terrain des ailleurs sociaux

L’anthropologie, telle que la conçoit Éric Chauvier, possède une dimension littéraire à la fois dans son rapport à la langue et dans son rapport à l’expérience. Cette double dimension littéraire tend à désamorcer les a priori exotiques et transforme la pratique de terrain. Si l’on peut facilement concevoir les livres de Chauvier comme de la littérature, est-il possible de parler de ses enquêtes comme d’une pratique de terrain d’écrivain ?

3.1. L’affect, une garantie contre l’exotisme du langage

Nourri par les théories de Harold Garfinkel sur les « breaching experiences [45] » et par celles de Jeanne Favret-Saada [46] sur l’importance des affects dans l’enquête de terrain, Éric Chauvier fait appel à ce qu’il nomme une « heuristique du trouble [47] ». Dans le prolongement de sa démarche phénoménologique, il considère ses ressentis comme une forme de connaissance immédiate et fugace, de l’ordre de l’impressionnisme et estime qu’ils doivent être traités comme des objets de recherche à part entière. Dans ses deux enquêtes, les affects de l’ethnographe ont donc un rôle central et débordent le protocole d’observation.

Lorsqu’il enquête dans l’institut pour adolescents, sa posture d’observateur distant se fissure lorsqu’il entend la voix de Joy. Cette voix qu’il dit « spectrale », « bruyante et désertée [48] », porte en elle une inquiétante étrangeté. « Elle semble désaffectée, privée des modulations qui donnent à la voix son caractère humain [49] ». L’anomalie de la tonalité le touche d’une façon telle qu’elle fait émerger en lui « une douleur insondable [50] ». Il tente dans un premier temps de l’ignorer. Pourtant le trouble s’intensifie à chaque fois que Joy parle. L’agitation intérieure transforme peu à peu la pratique de terrain de l’ethnologue. L’objectivité scientifique exigerait de lui qu’il contienne cette urgence psychologique afin de poursuivre son travail mais Éric Chauvier multiplie les allers-retours aux toilettes pour réécouter chaque nouvel enregistrement de cette voix. L’anomalie devient obsession. Si cette crise psychologique le détourne d’une pratique orthodoxe de l’enquête, elle le focalise sur Joy et sur la souffrance masquée dans sa voix. Elle révèle également l’indicible de cette souffrance dans une institution qui, comme la science, a tendance à formater le langage en imposant un vocabulaire et des catégories. Éric Chauvier vit cette observation à travers la réminiscence de la maladie de sa mère. En cela il est certainement plus proche de la réalité de Joy que n’importe quel intervenant social ce soir-là :

Il me semble […] que ce retour sur mon propre vécu ne marque pas un déni de la souffrance de Joy, mais, au contraire, une façon de m’y connecter pour la comprendre un peu, sans l’étouffer, en laissant simplement vivre les anomalies qui relient nos deux existences, ces anomalies que, sous une autre forme, je ne voyais pas sur la berge de l’étang familial [51].

La même présence de l’affect comme clé heuristique se retrouve également dans Anthropologie. Le souvenir du trouble ressenti sert de guide ; Éric Chauvier y revient chaque fois que son enquête piétine. Parce que ce trouble explique la douleur de l’absence de X, il est le moteur de cette recherche bien plus qu’une éventuelle hypothèse scientifique à vérifier.

Chacun de ces récits se tisse donc autour d’une anomalie survenue dans l’ordinaire de l’enquête : la voix de Joy dans Si l’enfant ne réagit pas, le regard de X dans Anthropologie. Elles provoquent ce que Chauvier appelle des « expériences de savoir ». L’affect sert de point de repère et permet de réajuster à tout moment la pratique de terrain. Dans un premier temps, il déclenche les étapes du raisonnement ; il réoriente ensuite la pratique de terrain chaque fois que la posture du scientifique prend le dessus ou que le pouvoir exotisant du langage menace. Paradoxalement, la subjectivité de l’expérience préserve la justesse du propos alors que l’exigence scientifique d’objectivité génère un exotisme déformant.

3.2. De l’enquête de l’ethnographe à la quête de l’écrivain

Le mot « quête » apparaît dans Anthropologie, lorsqu’Éric Chauvier cherche la trace de la jeune fille auprès d’associations [52]. Si l’enquête est une investigation protocolaire et méthodique, la quête relève davantage de la recherche obstinée dont la dynamique est avant tout celle de l’intime. Ce glissement est révélateur de la transformation qui s’opère dans la pratique de terrain d’Éric Chauvier. Quatre effets dûs à ce changement peuvent être relevés :

– L’attention extrêmement minutieuse portée sur les anomalies répond au souci de conserver « le panel d’impressions rares » recueillies sur le terrain ;

– L’apparition progressive d’une urgence dans l’enquête est due à un investissement émotionnel croissant de l’enquêteur. Dans Si l’enfant ne réagit pas, Éric Chauvier s’enferme pas moins de neuf fois aux toilettes en trois heures pour réécouter ses enregistrements, avant de quitter précipitamment l’internat à minuit, dans un état de « trouble absolu » ;

– L’urgence qui saisit l’ethnologue va de pair avec l’émergence d’une angoisse. Le récit de l’enquête dans le centre fermé pour adolescents se cristallise autour de motifs répétitifs : ces neuf allers-retours aux toilettes, le poster de Britney Spears est décrit six fois, par cinq fois la voix de Joy est suivie d’un claquement de porte rageur, les références à des films d’épouvante reviennent également à plusieurs reprises. Ces leitmotive sont un parti pris littéraire qui inscrit l’asphyxie inhérente à la voix de Joy dans le récit ;

– Le retournement de l’enquête survient au moment où la réflexivité s’intensifie et prend le pas sur le protocole scientifique ; l’objet de l’enquête devient alors l’expérience de terrain et non plus le terrain lui-même.

Finalement, in situ, Éric Chauvier associe deux pratiques qu’il considère comme complémentaires : d’une part celle de l’ethnologue soucieux de noter dans son carnet toutes les médiations de l’expérience qui rendent la connaissance de l’altérité possible, d’autre part celle de l’écrivain, plus impressionniste, qui parvient à sauver les affects dans toutes leurs nuances. Chacune de ces deux pratiques dépend de l’autre. C’est pourquoi l’enquête de Chauvier ne peut donner lieu à deux livres distincts, l’un pour le compte-rendu savant, l’autre pour le récit de l’expérience. Expérience de terrain et écriture s’auto-conditionnent et se créent ensemble. La littérarité des écrits d’Éric Chauvier a une dimension heuristique puisque le récit subjectif permet de faire des affects le point de départ d’une réflexion scientifique. Cela rejoint le propos d’Alban Bensa et de François Pouillon dans l’ouvrage Terrains d’écrivains : « […] dans le domaine de l’ethnographie par la réflexivité, les écrivains ont plusieurs longueurs d’avance, tout simplement parce qu’ils s’autorisent à se penser comme des composantes du monde qu’ils décrivent [53] ».

Les enquêtes d’Éric Chauvier ne sont pas à mi-chemin entre ethnologie et littérature, elles sont littéraires parce qu’elles sont ethnologiques et vice versa. Sur le terrain comme à l’écrit, l’impressionnisme prime pour dépasser la pauvreté du langage. Dans sa pratique particulière d’anthropologue, la dimension littéraire lui permet d’éviter l’écueil de l’exotisme, c’est-à-dire le risque d’une déformation de la réalité du terrain qui proviendrait tant de son ethnocentrisme que de sa posture de scientifique ou du jargon théorique.

Ces travaux interrogent la frontière entre littérature et ethnologie. La conversion du regard phénoménologique se joue dans le brouillage de cette frontière entre l’objectivité convenue des sciences et la prétendue subjectivité de la littérature. Selon Vincent Debaene, cette question ne peut se résoudre par l’abandon d’une distinction entre science et littérature dont les champs, d’après lui, ne peuvent se rencontrer : « les logiques de qualification d’un texte comme “scientifique” ou comme “littéraire” sont simplement hétérogènes puisque, dans un cas, on évalue une pertinence et, dans l’autre, on désigne une appartenance [54]. » Il explique ainsi que la littérature n’étant légitimée que par une logique de consécration, le travail de l’écriture ne garantit pas l’intégration d’un texte à la littérature tout comme une démarche scientifique ne l’en exclut pas non plus. Pourtant, un texte savant, « pertinent », qui ferait d’une écriture « littéraire » un soubassement méthodologique, prendrait le risque de se voir exclu du champ scientifique. La liberté littéraire que s’autorisent de plus en plus de chercheurs dès leurs écrits savants et non plus uniquement dans un « deuxième livre », semble donc amorcer une remise en question de la frontière institutionnelle de l’écriture des sciences humaines et sociales, longtemps contrainte par des normes académiques. Les travaux d’Éric Chauvier tendent ainsi à renverser notre vision de la science et à montrer qu’une écriture plus subjective, moins exhaustive, peut aussi être gage d’une plus grande honnêteté intellectuelle. De plus, ils invitent à penser ce brouillage non plus comme une question de situation dans les champs littéraire ou académique, mais comme une véritable problématique épistémologique puisqu’il peut entraîner un changement dans la pratique même de l’enquête de terrain. Nous l’avons vu, la perspective d’une écriture moins contrainte transforme la méthodologie ethnographique de Chauvier, change son approche de la réalité sur le terrain et l’ouvre à d’autres pistes. La littérarité se donne alors non plus seulement comme un mode d’expression mais également comme un mode de connaissance qui tendrait, dans le cas de Chauvier, à désamorcer l’exotisme du regard de l’ethnographe sur l’altérité.

Cette contiguïté des sciences humaines avec la littérature est confirmée en ce qu’ethnologie et littérature connaissent toutes deux une même tendance depuis quelques années vers un retour à la réalité vécue sur le terrain. Il existe ainsi dans la littérature contemporaine, un renouvellement de la pratique de l’enquête, qui donne lieu à des récits non fictionnels que l’on pourrait appeler « écritures de terrain ». Des auteurs comme François Bon [55], Florence Aubenas [56] ou Philippe Vasset [57] réinterrogent le rapport de l’écrivain à la réalité des marges sociales à travers des formats d’enquête innovants, tout comme Éric Chauvier. Ce besoin de relier la pensée à l’expérience vécue en faisant appel à une écriture plus littéraire se généralise également dans l’ensemble des sciences humaines et sociales : en sociologie [58], en histoire [59], en géographie [60]. Peut-on voir dans ce mouvement commun un tournant épistémologique et littéraire ? Dans l’élan de cette interrogation, nous achèverons cet article comme nous l’avons commencé, en citant Anthropologie, les derniers mots cette fois : « L’enquête est vouée à continuer [61]. »

Notes

[1] Éric Chauvier, Anthropologie [2006], Paris, Allia, 2011, p. 7.

[2] Alban Bensa, La Fin de l’exotisme : essais d’anthropologie critique, Toulouse, Anacharsis, 2006.

[3] Clifford Geertz, The Interpretation of Cultures, New York, Basic Books, 1973.

[4] James Clifford, George Marcus (dir.), Writing Culture. The Poetics and Politics of Ethnography, Berkeley, University of California Press, 1986.

[5] Johannes Fabian, Le Temps et les autres [1983], traduit de l’anglais par Estelle Henry-Bossonney et Bernard Müller, Toulouse, Anacharsis, 2006, p. 26.

[6] Ibid., p. 72.

[7] Éric Chauvier, Anthropologie de l’ordinaire, Toulouse, Anacharsis, 2011.

[8] « […] je propose d’envisager le “temps partagé” de la relation observateur-observé comme une situation de communication étudiable en tant que telle. […] Dans ce livre, je voudrais tenter de prolonger la critique de Fabian en assumant de façon effective l’héritage du linguistic turn en anthropologie, lequel permet de ne plus seulement considérer “le temps de l’enquête” en tant que catégorie échappant à l’expérience des observateurs et des observés, mais aussi le temps incarné de l’enquête, soit des situations de communication qui mettent en scène des interlocuteurs jouant des rôles dont les effets sont presque toujours politiques. » (Ibid., p. 57).

[9] Éric Chauvier, Si l’enfant ne réagit pas, Paris, Allia, 2008.

[10] Éric Chauvier, Anthropologie, op. cit., p. 12.

[11] Ibid.

[12] Noël Jouenne, « Éric Chauvier, Anthropologie », L’Homme, n° 185-186, 2008, p. 527-528.

[13] Jean-François Staszak, « Qu’est-ce que l’exotisme ? », Le Globe, vol. 148, n° 1, 2008, p. 7-30.

[14] Voir le chapitre « Quand dire, c’est classer », dans Anthropologie de l’ordinaire, op. cit., p. 113-133.

[15] Jeanne Favret-Saada, Les Mots, la mort, les sorts, Paris, Gallimard, 1977.

[16] Éric Chauvier, Anthropologie de l’ordinaire, op. cit., p. 117.

[17] Voir Jean-François Staszak, « Qu’est-ce que l’exotisme ? », art. cit., p. 17.

[18] Éric Chauvier, Les Mots sans les choses, Paris, Allia, 2014.

[19] V. Clifford Geertz, « La description dense. Vers une théorie interprétative de la culture », traduit de l’anglais au français par André Mary pour le numéro spécial d’Enquête, « La Description », n° 6, octobre 1998, p. 73-105 ; James Clifford, « De l’autorité en ethnographie. Le récit anthropologique comme texte littéraire », traduit de l’américain au français par Gérard Leclerc, Patrick Menget & Britta Rupp-Eisenreich, revu par Daniel Céfaï, dans Daniel Céfaï (dir.), L’Enquête de terrain, Paris, La Découverte, 2003, p. 263-293.

[20] Vincent Debaene, L’Adieu au voyage : l’ethnologie française entre science et littérature, Paris, Gallimard, 2010, p. 15.

[21] Éric Chauvier, Anthropologie, op. cit., p. 25.

[22] Ibid., p. 55-56.

[23] Ibid., p. 77.

[24] Ibid., p. 114.

[25] Ibid., p. 115.

[26] Ibid., p. 131.

[27] Ibid., p. 130.

[28] Ibid., p. 132.

[29] Éric Chauvier, Anthropologie de l’ordinaire, op. cit., p. 142.

[30] Ibid., p. 144.

[31] James Clifford, « De l’autorité en ethnographie. Le récit anthropologique comme texte littéraire », art. cit.

[32] À ce sujet, voir Daniel Céfaï, « Postface. L’enquête de terrain en sciences sociales », dans Daniel Céfaï (dir.),  L’Enquête de terrain, op. cit., p. 465-615.

[33] Jeanne Favret-Saada, Les Mots, la mort, les sorts, op. cit.

[34] Florence Weber, Le Travail à côté. Une ethnologie des perceptions [1989], Nouvelle édition revue et augmentée, éditions EHESS, 2009, p. 224.

[35] « Le risque est grand pour les chercheurs dits “de terrain” de montrer moins ce qu’ils ont vu que ce qu’ils pensent devoir donner à comprendre à leurs lecteurs au-delà des apparences. […] ces observateurs distraits par l’abstrait oublient qu’au moment de leur enquête ils figuraient parmi les acteurs du tableau de genre qu’ils veulent écrire à leur retour. C’est à ces conditions de cécité et de surdité partielles qu’est possible la fiction exotique […]. » (Alban Bensa, La Fin de l’exotisme, op. cit., p. 141).

[36] Éric Chauvier, Si l’enfant ne réagit pas, op. cit., p. 16.

[37] Éric Chauvier définit une « fiction théorique » comme un « modèle conceptuel surplombant plaqué sur le vécu de chacun au point de rendre celui-ci inexprimable », dans Les Mots sans les choses, op. cit., p. 25.

[38] Éric Chauvier, Si l’enfant ne réagit pas, op. cit., p. 17.

[39] Edmund Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie [1913], Paris, Gallimard, 1950.

[40] Johannes Fabian, Le Temps et les autres, op. cit., p. 184.

[41] Éric Chauvier utilise cette notion en référence à un article de Daniel Cefaï et Nathalie Depraz qui montre les apports de la phénoménologie husserlienne pour l’ethnologie. Voir Daniel Cefaï & Nathalie Depraz, « De la méthode phénoménologique dans la démarche ethnométhodologique. Garfinkel à la lumière de Husserl et de Schütz », L’Ethnométhodologie, Paris, La Découverte, « Recherches », 2001, p. 99-119.

[42] « Cette “conversion du regard”, pour reprendre l’expression de Husserl fondant la phénoménologie, substitue un “appariement des consciences” aux protocoles métadiscursifs imposant une rupture entre le texte et le lecteur » (Éric Chauvier, Anthropologie de l’ordinaire, op. cit., p. 72).

[43] « Lorsqu’un savant se voit taxé de faire de la littérature, il n’a souvent d’autre choix que de combiner deux arguments : la nécessité de toucher un public plus vaste que celui de ses pairs et l’exigence d’une évocation plus fidèle à la réalité de l’enquête que les écrits scientifiques » (Vincent Debaene, L’Adieu au voyage, op. cit., p. 486).

[44] Voir James Clifford, « Introduction: Partial Truths », dans Writing Culture. The Poetics and Politics of Ethnography, James Clifford & George Marcus (dir.), op. cit., p. 14-15.

[45] Harold Garfinkel propose de perturber le terrain d’enquête pour produire des moments de confusion et ainsi rendre étrange un monde trop familier. Ces « breaching experiences » permettent d’éclairer les règles par défaut des situations sociales et les mécanismes d’un ordinaire allant de soi. Voir Harold Garfinkel, Recherches en ethnométhodologie, Paris, Presses Universitaires de France, 2007.

[46] Jeanne Favret-Saada, « Être affecté », Gradhiva, 1990, n° 8, p. 3-10.

[47] Éric Chauvier, « Préface. Le livre du voleur. De l’importance du trouble en anthropologie », dans Myriam Congoste, Le Vol et la morale. L’ordinaire d’un voleur, Toulouse, Anacharsis, 2012, p. 7.

[48] Éric Chauvier, Si l’enfant ne réagit pas, op. cit., p. 88.

[49] Ibid., p. 33.

[50] Ibid., p. 24.

[51] Ibid., p. 121.

[52] Éric Chauvier, Anthropologie, op. cit., p. 83.

[53] Alban Bensa & François Pouillon (dir.), Terrains d’écrivains : littérature et ethnographie, Toulouse, Anacharsis, 2012, p. 29.

[54] Vincent Debaene, L’Adieu au voyage, op. cit., p. 487.

[55] François Bon, Daewoo, Paris, Fayard, 2004.

[56] Florence Aubenas, Le Quai de Ouistreham, Paris, L’Olivier, 2011.

[57] Philippe Vasset, Un Livre blanc: récit avec cartes, Paris, Fayard, 2007.

[58] Dans Esquisse pour une auto-analyse, Pierre Bourdieu souhaitait faire de son propre cursus le matériau d’une analyse sociologique. Didier Éribon a entrepris une démarche similaire et raconte à travers un texte oscillant entre autobiographie et essai, son retour à Reims, le milieu ouvrier de son enfance et son ascension sociale. Voir Pierre Bourdieu, Esquisse pour une auto-analyse, Paris, Raisons d’agir, 2004 ; Didier Éribon, Retour à Reims, Paris, Fayard, 2009.

[59] Voir le récit d’enquête d’Ivan Jablonka, Laëtitia ou la fin des hommes, Paris, Le Seuil, 2016 ou la pratique de l’ego-histoire de Philippe Artières dans Au fond, Paris, Le Seuil, 2016.

[60] Dans les années 1970, Armand Frémont forgeait le concept d’ « espace vécu » pour aborder l’espace comme un ensemble d’interactions entre l’individu, le paysage et son milieu. Voir Armand Frémont, La Région, espace vécu, Paris, Flammarion, 1976. Plus récemment, Pierre Sansot a proposé une approche différente de l’urbanisme dans Poétique de la ville. Il y revendique une écriture qui prend sa source dans le lieu lui-même à partir des « mots de la conscience commune », rejetant ainsi, comme le fait Éric Chauvier, un langage scientifique qu’il considère comme déshumanisé et fade. Voir Pierre Sansot, Poétique de la ville, Paris, Éditions Payot et Rivages, 2004.

[61] Éric Chauvier, Anthropologie, op. cit., p. 135.

Auteur

Violaine Sauty est agrégée de Lettres Modernes. Elle est actuellement ATER à l’Université Paul-Valéry de Montpellier et en cotutelle avec l’Université libre de Bruxelles. Elle prépare, sous la direction de Marie-Ève Thérenty et de Paul Aron, une thèse intitulée « Écritures de terrains : (en)quêtes d’auteurs dans la littérature contemporaine non fictionnelle ».

Copyright

Tous droits réservés.