Magie du numérique : l’ordinateur comme boîte à merveilles


La coïncidence chronologique, au tournant du siècle, de la généralisation des accès Internet haut débit et des succès « phénoménaux » rencontrés par des œuvres relevant des genres de l’imaginaire, constitue l’indice d’une convergence plus fondamentale : des propriétés magiques se trouvent prêtées aux ordinateurs en réseau, en un nouvel avatar du vieil animisme insufflé par l’homme aux machines, mélange de foi dans les promesses du progrès et d’inquiétude face à l’opacité technologique. On mettra en lumière dans cet article plusieurs types de représentation fictionnelles de cette magie numérique (le fantôme dans la machine, l’ordinateur comme portail magique vers d’autres mondes), ainsi que leur exploitation euphorique par le discours publicitaire.

A sense of digital magic pervades our relationship to networked computers, like a new form of the old animism which caracterize the ambivalent stance humans take towards technology. The perfect simultaneity of two socio-cultural phenomemons at the turn of the century ‒ the growing access to high-speed Internet connexions and the huge success of fantastic genres in literature and medias ‒, could well be no coincidence after all. In this paper will be examined two types of fictional representations of digital magic in novels and films (the ghost in the machine, the computer as portal to other worlds) as well as their use in commercial advertising.

 


Texte intégral

Et si le succès et l’expansion quantitative des genres du merveilleux au tournant du siècle (fin des années 1990 – début des années 2000) étaient directement liés au développement concomitant d’Internet (son débit, ses contenus, les appareils y donnant accès) ? D’un côté, une place et des pouvoirs toujours plus grands se trouvent conférés à l’informatique dans le quotidien de tout consommateur culturel. De l’autre, des fictions visant en priorité les jeunes (des grands enfants aux jeunes adultes), « Harry Potter », « À la croisée des mondes », « Le Seigneur des Anneaux » de Peter Jackson [1], nous disent qu’il y a plus d’un monde et que ces autres mondes sont magiques, débordant de toutes parts les contraintes physiques régissant nos existences réelles.

Cet article entend explorer certaines implications d’un tel postulat : si la coïncidence chronologique, stricte, relève de l’évidence, elle impose de se pencher sur ses causes, ou ses conséquences, et donc de revenir sur le lien entre informatique et merveilleux [2], qui viendrait en quelque sorte prolonger celui, déjà topique et sur lequel les fictions merveilleuses vont précisément pouvoir jouer, souvent postulé entre science et magie [3]. Notre hypothèse dans ce cadre sera que ces œuvres-ci (fantasy et/ou jeunesse) sont venues cristalliser avec ces possibles technologiques-là autour d’un imaginaire commun qui les relie et relève du merveilleux magique : l’ordinateur a des pouvoirs et nous donne des pouvoirs ; c’est une machine à merveilles ouvrant sur d’autres mondes et invitant à les créer, à les explorer, à y jouer enfin, la composante ludique s’avérant essentielle dans le rapprochement que nous allons mettre en lumière.

1. Informatique et merveilleux

1.1. Persistance animiste

Il faut d’abord constater que les appareils électroniques, en premier lieu les ordinateurs, suscitent un renouveau massif de pratiques, sinon de croyances, animistes ; la dimension magique de notre rapport aux nouveaux médias apparaît comme une réalité psychologique puissante et multiforme. Pourtant peu de travaux, que ce soit du côté de la sociologie, de la psychologie, ou de la philosophie des sciences, se sont penchés sur ce phénomène. Quand des chercheurs évoquent l’« imaginaire d’Internet » ou l’« imaginaire des TICE », ils désignent ainsi la façon dont elles se pensent, se conçoivent et donc orientent leur propre conception (la métaphore des « autoroutes de l’information », Internet comme « utopie » des libres pionniers, cow-boys et hackers, esprit très américain de la « communauté », etc. [4]). Mais quid de l’usager non spécialiste, dans son rapport au produit fini ? Comment se déroule leur vie commune, puisqu’il s’agit de cela ? À l’évidence nombreux sont ceux (et l’auteur de cet article s’y inclut) qui prêtent des humeurs versatiles ou un cycle biologique à leur ordinateur, à leur téléphone ou à leur scanner (« il fatigue », « qu’est-ce qui lui prend aujourd’hui ? », « tu vas arrêter ça tout de suite ! »). Au moindre dysfonctionnement faisant dévier d’une routine automatisée, on entre dans un autre rapport, de type interpersonnel : on juge l’appareil démoniaque ou formidable, on l’aime moins que celui d’avant, on le supplie, ne serait-ce qu’intérieurement, de faire réapparaitre tel ou tel précieux document disparu.

Sans croire fermement bien sûr à l’efficace de ces rituels, on n’en ressuscite pas moins ainsi un imaginaire enfantin très prégnant, constitutif de la fameuse pensée magique et lui-même fondateur d’une conception de la fiction comme jeu de faire-semblant [5] : celui du jouet animé comme projection de nos affects, du fameux « doudou » auxquels les smartphones, constamment tripotés, ont été abondamment comparés par la presse. Les chercheurs se penchent en effet davantage sur les effets psychologiques induits par les nouvelles pratiques numérisées que sur la façon dont on perçoit leur fonctionnement. Sherry Turkle, psychologue et anthropologue américaine, annonce bien dans l’introduction de son ouvrage Seuls ensemble, qu’il va être question des « rapports qu’entretiennent les gens avec leurs ordinateurs [6] ». Si le sujet est effectivement traité en première partie, c’est sur le cas très particulier des robots. Beaucoup plus centrale dans le propos en revanche, la question des « relations humaines médiatisées par des machines [7] » s’impose, et donc des problématiques telles que la simulation narcissique vs l’authenticité, la multiplication des échanges virtuels etc. De la même façon, la question du « rapport affectif » au numérique est bien soulevée par les enquêtes sociologiques réunies par Benoît Meyronin sous le titre La Génération Y, le manager, l’entreprise [8], mais les cohortes d’étudiants interrogés décrivent cette fois les sentiments suscités en eux par les tâches auxquels ils s’autoastreignent ‒ plaisir, mais aussi un cycle constamment alimenté d’ennui et d’épuisement…

Il y aurait donc encore là une sorte de point aveugle de la réflexion, une forme de « l’Impensé informatique », pour reprendre le titre d’un ouvrage de Pascal Robert qui comportait d’ailleurs une courte sous-partie « Le magique [9] ? ». Il faut garder à l’esprit que la majorité des usagers de produits informatiques ne savent pas vraiment comment ça marche : ce qui a changé depuis une quinzaine d’années, c’est ainsi, d’abord, que l’usager informatique, c’est désormais tout le monde, partout, tout le temps. Et d’ailleurs, comme le montre cette absence de travaux, on ne nous pose pas la question, on n’attend pas de nous qu’on s’interroge sur leur fonctionnement. On doit au contraire, et dans l’ensemble on en est ravis, leur faire confiance pour fonctionner : c’est la promesse du plug and play !, où il convient de noter la présence du « play ». On est même poussé à attendre d’eux plutôt plus qu’ils ne peuvent donner, victimes d’un contexte publicitaire, sur lequel nous reviendrons, toujours enclin à l’optimisme et qui n’hésite pas à multiplier les promesses faramineuses.

1.2. Puissances magiques

Il est bien question d’une forme de magie, et pas la prestidigitation du spectacle, la « vraie » magie de fantasy. Les appareils informatiques se font les vecteurs d’une puissance réelle, mais d’origine inconnue et incontrôlée, dont l’utilisateur attend des miracles (communication instantanée à distance avec une pluralité de correspondants, accès à l’intégralité du savoir, là encore sans peine, sans efforts, tout de suite). Il tend à doter cette puissance de traits animés, voire anthropomorphiques, ce qui constitue un caractère très stable de l’appréhension vulgarisée du progrès technique, puisqu’on a parlé de la « fée électricité » à son apparition, comme on a pu évoquer la « fée informatique » au début des années 1980 en anticipant ses prouesses [10] (et nous retrouverons des fées plus loin). Bien entendu, l’informatique évoque aussi la magie en ce qu’il s’agit d’un langage ou de langages (les différentes langues de programmation), qui au profane semblent cryptés et qui sont effectivement ésotériques (d’une incommunicabilité supposée qui est sans doute aussi de l’ordre du secret protégé par ceux qui le maîtrisent – les informaticiens – comme assurant à leur pouvoir son caractère impénétrable et donc incontrôlable). Et ces langues mystérieuses permettent de communiquer avec des entités puissantes et de les asservir afin qu’elles exécutent les ordres, soit un des scénarios magiques les plus éprouvés (l’invocation), avec son corollaire évident : sous couvert de nous servir loyalement, les génies peuvent en parallèle exécuter d’autres tâches que celles souhaitées, sans que nous en ayons forcément conscience. Le lien lexical est direct entre les démons de nos séries fantastiques pillant l’arsenal des sorcières à grimoires [11], les daimons animaux que Philip Pullman, se rattachant aux traditions philosophiques, attribue aux personnages de son monde secondaire, et les daemons, programmes sans interface, programmes serveurs réseaux par exemple. Ce sont aujourd’hui des mailer daemons (des serveurs de messagerie) qui nous informent que nos courriers sont bien ou mal arrivés – mais ils n’y peuvent rien et nous renvoient vers le postmaster à contacter pour toute communication ultérieure.

Rien n’interdit d’y voir ce que Pascal Robert, dans sa « Critique de la notion d’imaginaire des TIC », repérait comme une stratégie de discours, politique ou plus exactement idéologique, qui consiste à « placer l’informatique dans une position qui lui évite d’avoir à subir des épreuves de justification », ce qui « engendre un processus de confiance […] qui permet de rendre un peu plus irréversible le processus d’informatisation ». Cette « confiance » qui touche à la « foi » entretient en effet une « ignorance qui […] est beaucoup plus qu’un simple déficit d’information », « moins quelque chose qu’on ne veut pas comprendre que […] quelque chose que l’on refuse de munir des moyens de sa compréhension [12] ». Ainsi,

 la notion d’imaginaire participe elle-même de l’idéologie qu’elle construit. […] le recours à l’imaginaire permet un arraisonnement de la technique à la culture et masque les effets d’impensés normatifs liés à son développement [13].

Même pour qui s’intéresse d’un peu plus près à ce que recouvrent ces performances toujours plus impressionnantes, c’est encore un imaginaire d’ordre merveilleux qui surgit et s’impose à nos représentations – un merveilleux seulement plus sombre et plus « scientifique », dont « Matrix », toujours exactement au tournant du siècle, serait l’emblème [14]. Comment ne pas être submergé, foudroyé, par la vision des immeubles entiers, des couloirs et étages bourrés de serveurs surchauffés et de climatiseurs surpuissants qui donnent naissance au « cloud », bel exemple d’image parfaitement trompeuse, qui renvoie à la légèreté, à la nature céleste, au rêve, pour un stockage de données qu’on dit « dématérialisées » (en fait, déplacées pour être stockées plus loin) ? Même effet de merveille, d’étonnement mêlé d’admiration et d’effroi sacré (tout ce que dit en un seul mot l’anglais « awe »), si l’on songe aux centaines de développeurs travaillant pendant des années au rendu le plus exact d’une action de jeu ou d’un paysage imaginaire… Se dire que tout cela se ramène à un code binaire (que pour peu d’aligner suffisamment de un et de zéro, on crée des mondes) donne le vertige.

Une telle « puissance », dans tous les sens du terme, des processeurs calculateurs que sont nos ordinateurs et autres terminaux familiers, apparait directement corrélée au succès public rencontré par les fictions mettant ce principe magique au premier plan, jeux, fantasy, et donc à plus forte raison merveilleux ludique. Supports numériques, pratiques ludiques et genres merveilleux forment nexus, pour filer la métaphore, une connexion forte où la confluence des énergies est remarquable… La « magie » de l’ordinateur vient en effet renforcer, matérialiser la « magie » depuis toujours intrinsèque au jeu comme « domaine du performatif absolu » [15], et le développement du genre fantasy prend sens dans ce contexte, en raison de sa « ludicité » propre :

le primat de l’aventure, la plongée dans le merveilleux et la coupure nette, visible, avec la réalité, semble pousser la fantasy vers le faire-semblant et le second degré, caractéristiques fortes du jeu. […] Le « on aurait dit » du jeu enfantin s’exprime à merveille dans un environnement fictif qui, s’il se doit d’être cohérent, n’est astreint à aucune validation scientifique ni à aucune légitimation rationnelle [16].

Jeu et fantasy se rejoignent donc dans leur défense et illustration d’une magie réalisée, que nous promettent également les computer wizards – pour évoquer un des plus beaux points de convergence lexicale, toujours plus nombreux [17], qui attestent de la diffusion de cet imaginaire : s’il s’entend moins dans l’équivalent français qui serait « génie » ou « gourou » de l’informatique, les « maîtres du jeu » dans les MMORPG, régulateurs des univers synthétiques qui en surveillent le bon fonctionnement et qu’on imagine volontiers « planant » loin au-dessus des usagers immergés, sont également appelés « wizards », sorciers ou enchanteurs, en anglais dans le texte. On a évoqué les « daemons », ainsi appelés, dit-on, pour répondre aux « dragons » d’une firme concurrente [18]. Plus largement, en raison d’une convergence culturelle très précoce, les allusions à la fantasy (Tolkien et JdR), sont légion dans la culture informatique, comme le rappelle l’entrée « Technological subcultures » de la Tolkien Encyclopedia [19], depuis le nom des salles du laboratoire d’Intelligence Artificielle de Stanford au dôme du MIT peint en doré de l’inscription de l’Anneau, en passant par les private jokes de programmeurs.

2. Deux grands scénarios de l’imaginaire contemporain

Dans une configuration sociale où pourtant des efforts sont faits en direction d’une meilleure diffusion du savoir technique, et où la technolittéracie progresse en effet, il faut pourtant constater la prégnance, et même la recrudescence récente, d’une conception magique des pouvoirs de l’ordinateur connecté. Dès lors il convient de s’intéresser au rôle tenu par les fictions et les emprunts aux codes de la fiction (dans la publicité en l’occurrence) dans la coalescence de cet imaginaire partagé. D’une part des fictions jouent avec ces fantasmes (notamment autour de l’anthropomorphisation des IA et de la porosité des métavers), d’autre part un imaginaire culturel s’impose plus largement, quand les publicitaires nous vendent de la magie, des mondes pour jouer.

2.1. Fantôme dans la machine

Une rapide observation de fictions des genres de l’imaginaire croisant « animisme » et « informatique » met en présence des deux faces d’une même rencontre entre « eux » et nous ; eux désignent ici des entités numériques, mais les scénarii retrouvent les topoï de l’altérité, ailleurs représentés par les extra-terrestres ou les immortels. Sans surprise majeure, soit ils entrent dans notre monde, et c’est alors fort angoissant pour notre intégrité, soit nous pénétrons chez eux, dans un autre monde plus si virtuel, et cette fois la bascule s’opère en direction du merveilleux. La première option relève de l’imaginaire spectral du « fantôme dans la machine » et, le fantôme présentant une forte tendance à aspirer à la corporéité ou à surgir dans le monde réel pour nous imposer sa hantise, cette image empruntée au genre fantastique sert à transposer de façon privilégiée un ensemble d’angoisses liées aux prophéties transhumanistes : peur de devenir des machines ou bien les pompes à énergie des machines (Matrix toujours), d’un avenir fait de clones ou d’humains asservis à des Intelligences Artificielles infiniment puissantes. Sous le titre « Animisme industriel », l’artiste Ewenn Chardronnet développe un projet dont l’objectif est d’alerter contre les projets transhumanistes et la « transparence » en fait totalitaire de technologies invasives comme la maison intelligente ou le puçage.

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Doc. 1 : Extrait de Ewenn Chardronnet, « Animisme industriel », copie d’écran  (consulté le 01/07/2016).

La thèse de sociologie de la communication de Lambert Lipoubou, Le fantôme dans la machine. L’imaginaire psychique de l’homo-cyberneticus, explore le fantasme de la machine sujet dans lequel le corps et la subjectivité sont « potentialisés » artificiellement et en vient également à alerter sur une humanité altérée bien plutôt qu’améliorée [20].

Une telle pente de l’imaginaire se voit constamment sollicitée, il est vrai, par le discours médiatisée d’une frange de la communauté scientifique américaine, en lien avec la « convergence NBIC » et l’annonce de la Singularité à venir [21]. Elle a pu trouver des expressions fines et passionnantes, par exemple dans le film d’animation Ghost in the shell de Mamoru Oshii au travers des rapports entre le cyborg et le puppet master, ou chez Vernor Vinge, lui-même prophète de la Singularité, dans Rainbows End, où l’éveil d’une conscience informatique est traité sur le mode du merveilleux ludique : celle-ci choisit d’être un Lapin malicieux face à une Alice humaine épuisée par les métamorphoses auxquelles elle est contrainte pour le pister [22]. Mais il est frappant de constater combien cette image de l’IA, entre fantôme et divinité, presqu’humaine et plus qu’humaine, ressurgit sous des formes naïves, presque typifiées, dans de tout récents blockbusters : dans Transcendence de Wally Pfister [23], un gourou du futur informatisé, Will, incarné par Johnny Depp, voit sa personnalité transférée dans un ordinateur juste avant son décès (il a été empoisonné par des terroristes liberticides) ; il s’y « transcende », se dilate, s’amplifie et devient omniprésent, omniscient, sorte de Dieu mauvais qu’il va falloir renvoyer au néant [24]. Dans Terminator Genisys, pour la première fois dans ce cycle pourtant consacré à la guerre contre les machines, la menace est abordée par le biais de la mise en réseau, synonyme d’ubiquité incontrôlable, et aboutit à une figuration de l’IA parfaitement typique, silhouette bleutée faite d’une grille, d’un treillis de polygones, mimant la forme d’un enfant vite affecté d’une monstrueuse croissance rapide [25].

2.2. Immersion euphorique

Le second grand type de scénarios croisant numérique et magique dans les fictions contemporaines « tous publics » (dont les adolescents sont le cœur de cible) repose cette fois sur le postulat de l’existence autonome des mondes numériques, et en l’espèce des mondes de jeux vidéo – ainsi de Wreck it Ralph! de Rich Moore [26], ressuscitant « le vieil imaginaire animiste à l’œuvre dans les rêveries enfantines, qui se voit mis à profit pour donner vie au petit peuple des jeux vidéo [27] ». Ce point de départ ouvre en général à un basculement dans ces mondes [28], qui constitue une des mises en fiction les plus pratiquées de l’hypothèse des mondes multiples, elle-même irrésistiblement tentante. Laurent Bazin a d’ailleurs pu cerner un très large corpus reproduisant ce scénario (un jeune joueur passe dans le monde du jeu). Il veut y lire, faisant fond sur « la fascination des ados pour les jeux vidéo et les univers persistants », « une réflexion spéculaire sur les enjeux de l’immersion virtuelle corrélée à une méditation sur les pouvoirs de la fiction [29] ». Ces fictions, films ou romans, disent en première instance peu ou prou la même chose que le « fantôme dans la machine » ; ce que Chelebourg appelle la « possibilité d’un libre arbitre des créatures numériques à l’égard des algorithmes qui les engendrent » [30] conduit à un doute ontologique, à une interrogation relativiste portant sur la nature du monde à l’intérieur duquel nous nous mouvons, notre degré de conscience ou notre capacité à déchiffrer cette véritable nature. L’Attrape-Mondes de Jean Molla notamment orchestre un tel jeu de bascule baroque entre les deux personnages, qui tour à tour se croient humains et se découvrent virtuels [31].

Mais ce corpus comporte une différence fondamentale dans la posture axiologique d’appréhension, désormais fascinée par les possibles ainsi ouverts -parce que derrière les interrogations philosophiques assez vite convenues, ce qui importe en fait dans ces histoires, c’est d’accéder aux mondes du jeu, de les explorer « en vrai », de s’y battre, de s’y ébattre. Si le courant inquiet ne manque pas d’arguments, il n’est cependant pas sûr qu’il sorte gagnant de cette variante de la querelle des anciens et des modernes que représente la grande lutte des technophobes et des technophiles – car la croissance et l’air du temps ne sont pas de son côté. Si les intellectuels, pour le gain de sérieux que cela représente, ont intérêt à être déclinistes, les industriels, eux, doivent nous vendre du rêve. Et précisément, le discours publicitaire va croiser, hybrider, les deux grands courants de représentation repérés (invasion/évasion, hantise angoissée ou fascinée), en faisant triompher le mode euphorique. Les campagnes de publicité nous présentent une invasion joyeuse : l’informatique entre toujours plus dans nos vies, c’est merveilleux, c’est magique, nous dit-elle – ce que les fictions à proprement parler n’osent pas formuler ainsi. La publicité mérite de retenir notre attention dans le cadre d’un travail sur « l’imaginaire » en raison de ce pouvoir de dénudation des enjeux, qu’elle tire de son pacte fictionnel bien particulier. Elle porte en effet sans du tout s’en cacher un discours qui est un franc travestissement du réel dont elle prétend parler, et ce au nom du désir. La publicité donne forme à ce qu’elle identifie comme un horizon collectif (elle ne dit jamais autre chose que « voilà comment devenir ce que vous voulez être ») et ce faisant elle nous ment, bien sûr, et nous savons parfaitement qu’elle nous ment, et elle sait que nous savons qu’elle nous ment, dans un but bassement mercantile. Et pourtant, à l’issue de ce pas de deux (en jouant sur la moindre vigilance, la répétition, la complicité etc.), comme dans un rituel magique efficace tels ceux qu’ont décrit les anthropologues, elle possède un impact, mesurable, sur nos actes d’achat réels.

Les exemples à l’appui s’avèrent là encore extrêmement nombreux. On peut citer les « super-pouvoirs » que nous conférerait la possession de tel appareil ou de tel abonnement [32]. Les machines se vendent bien entendu sous l’angle des prouesses miraculeuses, et jusqu’aux câbles eux-mêmes – comme sur cette image tirée de la campagne « Numéricable-La Fibre », où figure une boule d’énergie manipulée par des mains humaines, s’y enroulant comme un symbiote.

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Doc. 2 : Image publicitaire © Orange

Plus largement les filaments verts luminescents qui symbolisent partout la « fibre optique » mêlent le code couleur techno-Matrix avec des courbes et des pulsations beaucoup plus organiques, qui évoquent celles des ondes de magie traditionnellement figurées par des flux de particules lumineuses.

Les services (supports techniques, dépannage, après-vente), connaissent la même métamorphose merveilleuse, particulièrement frappante car s’y tend à l’extrême le décalage entre un réel abhorré (le cauchemar du bug et de la hotline) et sa réinvention magique par la fiction publicitaire. La campagne SFR Neufbox nous permet de retrouver l’animation des jouets, sous forme ici d’un petit peuple d’experts, ignoré mais hyper-efficace, « petit peuple » auquel la publicité Bouygues Telecom « Les Fées », redonne sa forme merveilleuse, folklorique, la plus typique, celle de minuscules créatures ailées désormais intégrées, pour nous servir, à notre quotidien connecté [33].

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Doc. 3 : Image publicitaire © Numericable

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Doc. 4 : Image publicitaire © Bouygues

Les différents vendeurs de « Box » (terminaux multimédia, triple ou quadruple play) ont tous investi le créneau de la « machine à fictions », des jouets et merveilles. Sony a choisi en 2009 de redonner tout son sens à l’objectif ancestral de la fiction avec, pour slogan couvrant l’ensemble de ses activités, « Make Believe ».

Cet ensemble de marques, au prétexte constant d’une distanciation en trompe-l’œil, humoristique et/ou magique cherchent à se positionner sur le même créneau : des fournisseurs de merveilles, les agents d’une perméabilité entre les mondes, garants de l’accès optimal au jeu et à la fiction que nous « désirons d’un désir profond » [34]. À côté des fictions pour adolescents qui assurent l’adhésion complice des jeunes générations à l’immersion comme valeur [35] (la Réalité Virtuelle, longtemps promise, n’est semble-t-il plus si loin), elles tendent à établir que les attentes contemporaines vis-à-vis des machines connectées, au travers des scénarios de fiction qui organisent nos interactions, relèvent bien de la magie. L’opacité des protocoles en jeu, observée en première partie, vient en réalité davantage soutenir qu’obérer ce fantasme de l’ordinateur en réseau comme portail merveilleux, meilleure voie d’accès à d’autres mondes plus beaux.

Bibliographie

Bibliographie

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Notes

[1] Je note en italiques et entre guillemets les « titres d’ensemble », regroupant plusieurs « titres de volume » : « Harry Potter », sept romans de J.K. Rowling, 1998-2007, huit films (Chris Columbus, Alfonso Cuarron, Mike Newell et David Yates, 2001‑2011) ; « À la croisée des mondes » (« His Dark Materials »), trilogie de Philip Pullman (1995‑2000), un film de Chris Weitz, La Boussole d’Or, 2007 ; « Le Seigneur des Anneaux » (« The Lord of the Rings »), trilogie filmique de Peter Jackson d’après J.R.R. Tolkien, 2001-2003.

[2] Je remercie Henri Desbois qui m’a fait parvenir son article « Kind of Magic. Le rôle du surnaturel dans les fictions du numérique », Interfaces numériques, volume 4, no 2/2015, p. 223‑236. Portant sur un corpus de textes de science-fiction, des années 1980 à 2000, le texte piste donc la magie, sous différentes formes, au sein même des œuvres prophétiques et technophiles du cyberpunk et du transhumanisme.

[3] La fameuse phrase selon laquelle « toute science suffisamment avancée serait indiscernable de la magie » est formulée par l’auteur de science-fiction hard science Arthur C. Clarke dès 1977 : Profiles of the future: an inquiry into the limits of the possible, New York, Popular Library, p. 39.

[4] Patrice Flichy, L’Imaginaire d’Internet, Paris, La Découverte, 2001. Amar Lakel et alii (dir.), Imaginaire(s) des technologies d’information et de communication, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2008.

[5] Kendall Walton, Mimesis as make-believe. On the foundations of the representational arts, Harvard University Press, 1990.

[6] Sherry Turkle, Alone together (2011)¸ Seuls ensemble. De plus en plus de technologies, de moins en moins de relations humaines, Paris, L’Échappée, 2015, p. 20.

[7] Ibid., quatrième de couverture.

[8] Benoît Meyronin, La Génération Y, le manager, l’entreprise, Presses Universitaires de Grenoble, « Management et Innovation », 2015.

[9] Pascal Robert, L’Impensé informatique. Critique du mode d’existence idéologique des technologies de l’information et de la communication, Paris, Éditions des archives contemporaines, 2012, « Le magique ? » (trois paragraphes et autant d’exemples d’articles de presse à l’appui), p. 52.

[10] Ibid.

[11] Par exemple Charmed, série créée par Constance M. Burge, production Aaron Spelling, Constance M. Burge, Brad Kern & E. Duke Vincent, 1ère diffusion sur Warner Bros Television (The WB), 1998‑2006.

[12] Pascal Robert, « Critique de la notion d’imaginaire des TIC : vieilles catégories (mythes et utopies) et nouveaux outils », dans Imaginaire(s) des technologies d’information et de communication, Lakel Amar et alii (dir.), op. cit., p. 89-102, p. 99-100.

[13] Laurence Monnoyer-Smith, « Conclusion », ibid., p. 105.

[14] Trilogie filmique de Larry et Andy Wachowski (désormais Lana et Lilly Wachowski), 1999-2003.

[15] « Le monde de la magie est un monde de jeu, monde du second degré, qui suppose des règles, une décision fondatrice de chaque acte, une incertitude sur le résultat, la frivolité si nous supposons que l’on ne croit pas à la magie. La magie est donc un jeu que l’on prend au sérieux dans ses conséquences. Imaginons que le jeu devienne efficace, que ce que l’enfant dit se produise, et nous sommes dans la magie ! », Gilles Brougère, « La ronde de la culture enfantine de masse », dans La Ronde des jeux et des jouets. Harry, Pikachu, Superman et les autres, Gilles Brougère (dir.), Paris, Autrement, « Mutations », 2008, p. 17.

[16] Antoine Dauphragne, « Dynamiques ludiques et logiques de genre : les univers de fantasy », dans ibid., p. 53-54.

[17] Henri Desbois fait la même remarque dans « Kind of Magic », article cité, p. 226.

[18] « Le terme daemon semble être introduit en 1963 par les concepteurs de CTSS du MIT, en réponse au “dragon” », terme employé par les concepteurs d’ITS » (Wikipedia, entrée « daemon (informatique) »).

[19] Michael C. Drout (dir.), J.R.R. Tolkien Encyclopedia: Scholarship and Critical Assessment, New York, Routledge, 2006.

[20] Thèse soutenue en décembre 2005 à l’université de Montpellier, IRSA/Cri, sous la direction de M. Khellil, publiée aux Éditions universitaires européennes.

[21] Il s’agit d’une vulgate de la pensée scientifique américaine, un horizon de recherche peu traduit en résultats mais omniprésent au plus haut niveau des institutions : la « convergence NBIC » (nanotechs, biotechs, sciences de l’information, sciences cognitives) jusqu’à l’impensable « Singularité » en forment le great narrative, le grand récit inspirateur. Au prestigieux MIT, Eric Drexler (nanotechs), sous l’impulsion de Marvin Minsky, patron du programme de l’intelligence artificielle, a fait siennes les propositions du rapport Converging Technologies for Improving Human Performance (William Bainbridge et Mihail C. Roco, 2002), militant pour l’human enhancement. Ray Kurtzweil a inspiré la création de la Singularity University, en 2009, au cœur de la Silicon Valley : financée par Google et par la Nasa, cette université d’été hypersélective doit faire progresser la dite convergence, jusqu’à l’émergence de l’hybridation homme-machine. Les programmes d’exploration du cerveau humain concentrent encore l’intérêt, à l’image du Human Brain Project d’Henry Markram, en collaboration avec IBM, lancé en 2011 dans une vaste collecte de fonds européens pour rester au niveau de son concurrent direct, le projet américain Human Cognome.

[22] Ghost in the shell, film de Mamuro Oshii, 1995 ; Vernor Vinge, Rainbows End (2006), Robert Laffont, « Ailleurs et demain », 2007. Le personnage se nomme Alice Wu – on entend « Alice Who » (« Alice qui ? »).

[23] Transcendence, film de Wally Pfister, Straight Up Films, Syncopy, DMG Entertainment, 2014.

[24] Voir l’analyse de ce film par Christian Chelebourg, « Poétique des mondes possibles numériques. Virtuel et Intelligence Artificielle dans les fictions de jeunesse », dans Mondes possibles, mondes fictionnels, mondes numériques, Anne Besson, Nathalie Prince et Laurent Bazin (dir.), Presses Universitaires de Rennes, « Essais », 2016, p. 89-100.

[25] Terminator 5, Genisys, film d’Alan Taylor, 2015.

[26] Wreck it Ralph! (Les Mondes de Ralph), film de Rich Moore, 2012.

[27] Christian Chelebourg, op. cit., p. 90. L’article, en lien direct avec notre propos, est plus largement consacré à la façon dont « les créateurs imaginent l’autonomie de ces mondes qui foisonnent derrière les écrans de console ou d’arcade » (ibid., p. 89).

[28] C’est le grand exemple de Tron, film de Steve Lisberger, 1982, et Tron : Legacy, film de Joseph Kosinski, J., 2010.

[29] « À la croisée des possibles : métatextualité et métafictionnalité dans le roman contemporain pour adolescents », dans Revue française de FiXXIon contemporaine n°9, « Fiction et virtualité(s) », Anne Besson & Richard Saint-Gelais (dir.), 2014, en ligne, § 3 et 5. En ligne ici (consulté le 01/07/2016).

[30] Christian Chelebourg, op. cit., p. 92.

[31] Jean Molla, L’Attrape-mondes, Paris, Gallimard Jeunesse, 2003. Le roman est commenté dans les deux articles cités de Laurent Bazin et Christian Chelebourg.

[32] « Avec la 4G d’Orange, on peut tous avoir des super-pouvoirs », campagne Publicis, 2014 – elle fait suite au « M4GIC Noël » de la fin d’année 2013.

[33] Campagne pour le terminal multimédia « Neufbox » SFR, Agence Leg, 2008. « Les fées », publicité pour l’offre de téléphonie et multimédia Bouygues, Agence DDB, 2008.

[34] Je détourne ici une fameuse citation de J.R.R. Tolkien au sujet de la Faërie et de leurs plus grands représentants, les dragons : « La fantaisie, la fabrication ou l’aperçu d’Autres mondes, était au cœur de ce désir de Faërie. Je désirais les dragons d’un désir profond », « Du conte de fées » (« On Fairy-Stories », 1939), dans Faërie et autres textes, trad. Francis Ledoux, 1974, revue en 2003, Paris, Pocket, 2006, p. 51-153, citation p. 100.

[35] Voir Anne Besson, Nathalie Prince et Laurent Bazin (dir.), Mondes possibles, mondes fictionnels, mondes numériques. Adolescence et culture médiatique, op. cit..

Auteur

Anne Besson est Professeur de Littérature Générale et Comparée à l’Université d’Artois (Arras). Spécialiste des ensembles romanesques et des constructions de mondes alternatifs, particulièrement en science-fiction, fantasy et littérature de jeunesse, elle est l’auteur de D’Asimov à Tolkien, cycles et séries dans la littérature de genre (CNRS Éditions, 2004), La Fantasy (Klincksieck, collection « 50 questions », 2007) et Constellations (CNRS Éditions, 2015) sur les univers expansifs de la culture médiatique contemporaine. Impliquée dans l’organisation et la diffusion des activités de recherche, co-fondatrice de l’association « Modernités médiévales », elle a organisé plusieurs colloques, coordonné une douzaine d’ouvrages collectifs et animé les deux sessions du MOOC « Fantasy ».

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Chloé avec les vampires


« L’autofiction s’approche souvent de la magie noire » a déclaré Chloé Delaume dans un entretien avec Barbara Havercroft. Sous ce titre qui démarque explicitement  la série télévisée Buffy the vampire slayer et La nuit je suis Buffy Summers, on se propose d’examiner, d’une part, la recherche de supports extra-littéraires dans le travail de Delaume, et d’autre part les aspects performatifs (différents de son activité de « performeuse ») de l’œuvre, dans sa relation avec la mort – mort cherchée, mort procurée – ainsi que dans sa volonté de provoquer un « haut-le-cœur du lecteur ».

“Autofiction often borders on black magic”, states Chloé Delaume in an interview with Barbara Havercroft. With this title, “Chloé with vampires” which refers to the TV serial Buffy the vampire slayer and Delaume’s book By night I am Buffy Summers, we intend to look for extra-literal basis in Delaume’s work, as well as the performative trends in several of her books, as linked with death and her wish to provoke “the reader’s nausea”.


Texte intégral

Lorsque [l’écrivain] publie un livre, il lâche dans la foule anonyme des hommes et des femmes une nuée […] de vampires secs, assoiffés de sang, qui se répandent au hasard en quête de lecteurs. À peine un livre s’est-il abattu sur un lecteur qu’il se gonfle de sa chaleur et de ses rêves. Il fleurit, s’épanouit, devient enfin ce qu’il est : un monde imaginaire foisonnant où se mêlent indistinctement […] les intentions de l’écrivain et les fantasmes du lecteur. Ensuite, la lecture terminée, le livre épuisé, abandonné par le lecteur, attendra un autre vivant afin de féconder à son tour son imagination […] [1].

Ces réflexions de Michel Tournier proposent de définir le livre, et non l’écrivain, comme un vampire, qui va se nourrir du lecteur. Or le vampire en littérature a de multiples usages, depuis le littéral (le personnage) jusqu’aux nombreuses fonctions métaphoriques. Il m’a semblé que cette image pouvait constituer une clef de lecture du travail de Chloé Delaume, d’autant qu’elle nous est obligeamment fournie par l’auteur à divers moments de l’œuvre. Parmi ces usages, on dénombrera le vampire littéral (dont on verra qu’il accède très vite au second degré) par exemple dans La nuit je suis Buffy Summers [2], le vampire intertextuel, le vampire psychologique (même si l’auteur casse sur la tête d’un psy qu’on espère imaginaire un cendrier de bonne qualité ‒ c’est du Baccarat [3]), vampire qui se rencontre entre autres dans Une femme avec personne dedans, le vampire performatif et le vampire métatextuel. Quant au vampire autofictionnel, il est en facteur commun avec tous ces avatars de la variété, dont on va voir qu’ils sont étroitement articulés.

Assez tôt dans La nuit je suis Buffy Summers, le personnage déclare « Je m’appelle Buffy Summers. Je suis un personnage de fiction » (LN 32). Or le titre et cette déclaration font écho avec le leitmotiv « Je m’appelle Chloé Delaume, je suis un personnage de fiction [4] », qui est précisément la signature de Chloé Delaume, son auto-présentation. Il s’agit d’un roman interactif, sur le modèle des « livres dont vous êtes le héros ». Ce type de livre, d’origine anglo-saxonne, fonctionne sur le principe de choix multiples proposés au lecteur, choix qui offrent des bifurcations possibles à l’histoire. La nuit je suis Buffy Summers est

une jolie utilisation nostalgique des Livres dont vous êtes le héros, immensément populaires durant les sept ou huit années qui suivirent la parution du The Warlock of Firetop Mountain, de Steve Jackson et Ian Livingstone, en 1982, avec leurs choix multiples numérotés en fin de paragraphe permettant au lecteur de développer une lecture « interactive ». […] Surprenante, réussie parodie, rusée et inquiétante, d’un livre dont vous et Buffy seriez les héros [5].

À ce titre, le livre de Delaume joue avec la frontière des genres, ou plus précisément avec leur hiérarchie : les « livres dont vous êtes le héros » n’appartiennent pas à la « bonne » littérature [6], hiérarchie que refuse implicitement l’auteur.

D’autre part, les bifurcations proposées à tout moment, même si elles ne sont pas sans exemple dans la littérature-papier [7], font évidemment signe du côté de la littérature numérique avec les liens, les renvois hypertextuels. On pourrait faire le même type d’analyse avec Corpus Simsi [8] ou Certainement pas [9], mais la spécificité de Buffy est précisément le motif vampirique. D’autant plus que le livre est lui-même un emprunt « vampirique » à la série télévisée Buffy contre les vampires. Cette série appartient à ce que Martin Winckler appelle des « fictions-miroirs », c’est-à-dire des fictions qui cultivent l’intertextualité et « s’interrogent ouvertement sur leur propre élaboration [10] ». Ce qui invite potentiellement le lecteur (ou le téléspectateur) à s’interroger aussi, voire à participer. Le livre de Delaume est plus précisément fondé sur un épisode de la série Buffy [11] qui met en question tout ce qui a précédé : l’épisode se situe dans un hôpital psychiatrique et suggère que, depuis le début de la série, Buffy est une schizophrène, toutes ses aventures ne sont que des projections mentales.

Delaume va jouer avec les éléments sémantiques fournis par la série, mais en pratiquant des crossover et en modifiant le pacte générique, notamment en proposant au lecteur une série de choix qui modifient son parcours de lecture, même si sa liberté est finalement restreinte.

1. Vampire et intertexte

La thématique du vampire, on l’a dit, est à multiples entrées. J’examinerai en premier lieu le fait que l’écriture est une opération de vampirisation des écritures antérieures. Delaume en a parfaitement conscience, à preuve la description qu’elle fait des opérations d’écriture dans un entretien avec Barbara Havercroft :

L’écrivain est un fossoyeur : des siècles d’histoire littéraire, alignement des urnes et Necronomicon [12]. Chaque lourd volume vous toise, tant d’œuvres vous contemplent, classiques, modernes et avant-garde. […] pratiquer l’écriture c’est user du charnier mis à disposition, prélever dans les entrailles un motif ici-même, tricoter sa syntaxe sur des nervures anciennes, si fragiles que souvent elles se changent en poussière au premier point de croix. Tous mes livres sont bâtis sur des monticules d’os et à base de fragments de moult cages thoraciques [13].

L’intertextualité est certes un phénomène général, mais dans le cas de Buffy elle est étroitement liée au genre du texte : en effet, le fait que le livre soit censé interactif induit notamment qu’il fonctionne avec un personnel, des décors, des actions reconnaissables par le lecteur. Au premier chef, l’usage du personnel de la série : Buffy et ses compagnons, réduits à une initiale, W pour Willow, A pour Alex, ou X pour Xander, nom d’Alex dans la série d’origine, tandis que les méchants sont nommés : Spike, qui est un vampire, garde son nom, ainsi que Cordelia. En second lieu, des scènes canoniques. Par exemple, la séquence 58 est un compendium de situations stéréotypées : désastre imminent et sauvetage in extremis. L’héroïne, captive, est entraînée dans des souterrains, cernée par des hommes encagoulés, ligotée sur un pentacle, incantations, surgissement de Zarathoustra réveillé par les incantations, il estourbit les méchants, tous les gentils arrivent, couverts de sang mais heureux, the end (LN 110-115). Sauf que ce n’est pas the end ; la séquence suivante récrit la précédente, mais finit mal : « Je suis désolé, dit le médecin. Cette fois-ci nous l’avons perdue » (LN 119). On reviendra sur cette fin.

En troisième lieu, le livre puise dans l’encyclopédie du fantastique, de la science-fiction, de la fantasy, fondée sur une culture filmique et télévisuelle, même si, à l’arrière-plan, il y a la tradition « gothique » : dans Le Monde [14], Alain Morvan, qui a procuré dans La Pléiade une édition de cinq romans gothiques (Frankenstein, Le Moine, Le château d’Otrante, etc.) déclarait son affection pour Buffy contre les vampires. Le champ sémantique du vampirisme est présent sous la forme éminente (car unique) d’un dessin, représentant un pieu, qui ponctue à intervalles réguliers les rubriques « Salubrité Mentale » et « Habitation Corporelle [15] ». Examinons quelques exemples de ces intrusions.

Le plus souvent, il s’agit d’allusions ponctuelles, assez faciles à repérer pour le lecteur familier de cette culture, et portant essentiellement sur des personnages. Ainsi la dame qui tient une bûche dans ses bras (LN 34) est un personnage de la série Twin Peaks de David Lynch, ce qui est confirmé par l’apparition de Laura Palmer (LN 45), héroïne (morte) de la série. De même Bree Van de Kamp (LN 86), sortie de la série Desperate Housewives, dont l’obsession du rangement et de la propreté est bien utile quand il s’agit d’éliminer quelques cadavres, ou Locke (LN 98) et le vol 815 d’Oceanic Airlines, en provenance de Lost. Mais les séries télévisées, familières certes aux « jeunes lecteurs » supposés de Buffy, ne sont pas la seule source intertextuelle. Le cinéma est également convoqué, avec des allusions parfois plus délicates à repérer. Certes, on identifie assez vite un certain Stéphane Blandichon, dont le nom ne nous dit rien, mais qui nous devient familier quand nous apprenons qu’il a fait ses études à Poudlard, dans la section Serpentard, où il a passé son Master de Sorcellerie sur le sujet suivant : « De l’utilisation de la littérature pour conquérir le monde. » (LN 70) Cet émule de Harry Potter définit ainsi son programme, qui pourrait bien avoir inspiré l’auteur :

Nous avons oublié d’évider les personnages de fiction. Puiser l’énergie des héros de légende, aspirer l’essence fictionnelle dont ils sont constitués. Se gorger de la vitalité de l’écriture. À terme rédiger un roman dans le seul but de s’emparer de la vigueur de ses personnages. (LN 70)

La série des films inspirés de l’œuvre de J.K. Rowling appartient peu ou prou au même univers culturel que les séries télévisées. Plus difficile est de cerner à quoi fait allusion le personnage qui déclare :

Le soleil vert, depuis longtemps, on sait que c’est de la chair humaine. […]

On n’a pas toujours mangé les morts dans les sociétés occidentalisées du xxième siècle. On préférait les animaux, c’est eux qu’on tuait exprès pour ça. (LN 21-22)

car la référence au film de Richard Fleischer, Soylent Green (1973), dont le titre français est Soleil vert, est moins immédiate que dans les exemples précédents. Plus difficile encore de décrypter le nom de Sutter Cane (LN 101), qui renvoie au film de John Carpenter, In the mouth of Madness (1994) (en français, L’Antre de la folie) : la thématique du film, par l’indécidabilité qu’elle programme entre le « réel » et la « folie », est en résonance évidente avec celle de La nuit je suis Buffy Summers [16]. D’autant que l’un des inspirateurs de Carpenter est précisément Lovecraft, déjà évoqué à propos de l’imaginaire Necronomicon, et qui ressurgit dans l’invocation à Cthulhu, dans une langue inconnue mais compréhensible pour les lecteurs de L’appel de Cthulhu (LN 100), identification confirmée peu après par le nom même de l’écrivain : « L’auteure n’entendait pas. Pour faire peur à ses personnages, elle avait invoqué un illustre Grand Ancien qui lui dévorait le crâne à cet instant maudit. Nul ne saurait décrire le monstre [17]… » (LN 102).

Dans tous ces cas, les « emprunts » sont à la fois des hommages (Lovecraft), des clins d’œil à une culture partagée avec le lecteur (Harry Potter) mais aussi des détournements (Bree Van de Kamp.) Surtout, ils constituent des étayages : le lecteur, dans la mesure où il a affaire à une encyclopédie dont il partage les références, accepte plus volontiers de s’immerger dans un univers fictionnel ; à la limite, il accepte le pivotement qui lui est proposé entre son « réel » et ce qu’il lit. C’est précisément la question posée par l’épisode de Buffy, comme dans le cas de Sutter Cane et d’autres, et qui renouvelle agréablement la question canonique à la fin d’un récit d’épouvante : « était-ce un rêve ? »

2. Vampire et psychologie

Quittons provisoirement Buffy pour examiner Une femme avec personne dedans. De ce texte on ne retiendra que la relation entre l’auteur et sa lectrice, qui est une variation sur le motif du vampire, mais pas exactement dans le sens suggéré par Tournier. Mais il faut préciser d’emblée que le savoir psy que détient à l’évidence l’auteur ne l’emprisonne pas. Elle ironise à plusieurs reprises sur les prétentions des analystes à « comprendre » ou commenter son histoire, son mal-être : dans Le Cri du sablier intervient de loin en loin un psy qui fait chaque fois fausse route, et dont le texte finit par dénoncer le caractère fictif :

Il me fallait seulement dialogue à l’avatar un double ficelé rôti pour enfourner proprette ma post-consomption […] Car depuis le début tout n’était qu’autopsy[18].

L’auto-analyse forge ses propres outils, même si elle fait usage de ceux que l’analyse peut lui fournir.

Une femme avec personne dedans relate l’identification pathologique d’une lectrice à l’écrivain, difficilement supportable pour celle-ci, car elle lui présente un miroir, mais déformant. Le manuscrit de la lectrice lui apparaît comme « un décalque malsain de [ses] trois premiers livres. […] sa langue […] ânonnait les stigmates de la mienne » (UF 8). La narratrice s’interroge sur la carence qui a provoqué cette assimilation morbide : « qui pouvait à ce point être devenu aphone pour se greffer fil blanc, au vif des cordes vocales, mes polypes étrangers ? » (UF 8) Nous reviendrons sur cette émergence de la voix, voix empêchée d’un côté, voix dérobée/dérobante de l’autre. La lectrice finit par énoncer son but : « Je veux être à mon tour Chloé Delaume » (UF 12). Face à l’impossible de cette demande, la narratrice tente de donner un conseil : « cesser d’aspirer mon ombre » (UF 8), c’est-à-dire : cesser d’être (ou d’essayer d’être) mon vampire. Mais la lectrice se suicide. Son secret : elle a été victime d’un inceste, et l’écriture ne lui a pas permis de surmonter son trauma. Commentaire, implacable mais lucide, de la narratrice : « Elle n’avait pas saisi qu’une plaie seule ne chante guère » (UF 11).

Ce suicide, point de départ du livre, ouvre ou plutôt accompagne une crise dans la vie de la narratrice, qui se dit « exsangue » (UF 9). Les ruptures, liaisons et déliaisons évoquées sont renvoyées à une cause unique :

Être en moins, c’est la cause. J’ai déserté mon corps il y a des années […] J’ignorais que la vacance pouvait être visible pour une âme extérieure. […] Un qui suis-je, n’est-ce pas, qui suis-je. Peut-être bien une femme avec personne dedans. (UF 15-16)

Je m’enfonce au divan, une enfant laissée seule, toujours seule. L’ennui. L’ennui, le vide. L’angoisse qui creuse, les os troués, l’attente attire les morts vivants (UF 27).

Et de fait, les morts-vivants sont bien arrivés : « Mon cœur a l’âge d’une reine vampire » (UF 35). Comme le prouve l’expérience du miroir, bien connue de tous les lecteurs de Bram Stoker et autres : « mon reflet n’y est plus » (UF 86). La narratrice a donc bien été vampirisée (« exsangue »), toutefois la conséquence n’est pas la mort, ou la transformation en un nouveau vampire qui répandrait à son tour la malédiction, mais la perte du langage, ou de la parole. Le lecteur est confronté à deux chapitres quasi-vides, l’un intitulé « Calliope, mutisme », l’autre « Calliope, autisme », qui ne comportent qu’une phrase chacun : « Ceci est le récit de ma propre Apocalypse » (UF 69). « Ceci est le récit de ma propre Apocalypse, il ne faudrait pas l’oublier » (UF 99). Calliope, muse de la poésie, de l’éloquence, est donc ici à contre-emploi, mais la référence érudite ne doit pas masquer la terreur, car c’est un mutisme qui remonte loin, à l’enfance et au silence imposé par l’entourage :

Vous fûtes témoin cuisine dénouement innommable pour tout individu benoîtement formaté. Chaque membre de la famille redoutait qu’un matin vous lâchiez le récit au petit déjeuner. Vous fûtes enfant rustine du silence imploré [19].

Mais mutisme et autisme ‒ apanages de la narratrice ‒ sont paradoxalement des auxiliaires de l’écriture, loin toutefois de l’écriture-sublimation, ou consolation, comme l’a peut-être cru la lectrice :

Écrire pour ne pas mourir, ça ne peut avoir de sens. J’écris pour déconstruire : modifier le réel, la fiction et la langue sont des outils guerriers. […] je suis de Némésis une enfant naturelle, le don de qui est dû j’en ai fait ma mission, seule la vengeance m’anime […] mon âme est un hachoir. (UF 74-75)

Après l’évocation du « désastre étranger » (UF 76) – même le désastre n’est pas de l’ordre du « propre », il est invasion [20] ‒ le dernier chapitre, intitulé « De l’autre côté », change de registre, devient interactif, et par là humoristique. Il fait appel au lecteur qu’il suppose « attendant lascivement la suite des événements » (UF 111) : « Au milieu est ma vie. Laquelle me souhaitez-vous ? » (UF 112) Suit un questionnaire, sur le modèle familier des magazines féminins, dont le résultat permet de savoir lequel des chapitres suivants vous est destiné [21]. Le temps des noyaux est une réponse post mortem à la lectrice, ou à tout lecteur : « Ne m’investissez pas en surface à transferts, entrez en votre Je […] Écrivez-vous vous-même, quelle vie vous souhaitez-vous » (UF139).

Une femme avec personne dedans (2012) est postérieur à La nuit je suis Buffy Summers (2007) alors qu’on serait tenté de croire que cette fin interactive, qui intervient à la fin d’un roman non interactif, prépare le passage de l’un à l’autre. En fait cette absence de fléchage pourrait être la marque de ce refus des hiérarchies de genres déjà signalé.

3. Performativité du vampire

L’enfant du Cri du sablier, prise dans la violence du père (et de la mère), prie : « Dieu vous qui êtes si bon et si juste exaucez ma prière par pitié tuez mon père et je promets d’être sage et de devenir bonne sœur et de plus jamais monter sur les marches de l’autel [22]. » Curieusement, elle ne prie pas pour la mort de sa mère, alors que celle-ci n’est pas mal non plus :

Combien de fois ma fille mon tourment mon dégoût ai-je espéré qu’enfin tu ne sois qu’un mirage. […] Ma Chloé mon erreur comprends-tu ton prénom je te crachais en mars à la vie à ma mort pensant t’inoculer cancer du nénuphar et […] j’ai fini première enterrée en juillet [23].

On sait que « Chloé » n’est pas le prénom natif de l’auteur, c’est le prénom de l’héroïne de L’Écume des jours, qui meurt d’un nénuphar dans le poumon : or la mère (dans la fiction) prononce le prénom que l’auteur s’est donné bien après la mort de la mère, comme une signature, un aval.

Dieu, pour une fois, répond, et même il exauce le vœu :

Tu as voulu du père la chute irrémédiable la chute au marécage parricide écumant. J’accède à ta requête. Mais contre prélèvement. Un modique tribu (sic) : je t’enlève la maman. Ton souhait est exaucé. Maintenant il faut payer. […] Car ma petite sirène, vois j’ai coupé la queue. A présent donne ta voix [24].

Quelles ont pu être les conséquences, pour l’enfant puis pour l’adulte, de cette efficacité de la pensée magique ? L’auteur lui-même y a réfléchi, et s’en explique :

L’autofiction s’approche souvent de la magie noire. Le Je n’est pas le Moi, il exige des rituels et souvent des victimes. La femme de Doubrovsky, en lisant le manuscrit du Livre Brisé, a bu de la vodka jusqu’à ce que mort s’en suive. Le père de Christine Angot est mort, lui aussi, d’avoir lu L’Inceste. Il est fort possible que les écrivains aient depuis fort longtemps perdu le pouvoir de changer le monde, mais la particularité de l’autofiction, c’est qu’elle manipule du vivant, les corps et les âmes sont réels, et au-dessus du grimoire nous sourit Némésis. La déesse de la vengeance, mais plus précisément “le don de ce qui est dû”. Le projet de mon roman Dans ma maison sous terre était de tuer ma grand-mère. Ça a bien fonctionné, mais je n’ai aucun mérite, elle était tellement vieille. Par contre, je l’ai payé [25].

La performativité de l’écriture est donc articulée, non pas à l’autobiographie, mais à l’autofiction.

4. Fiction, autofiction

Retour à Buffy.

Le pacte de base de la littérature, c’est le maintien d’une frontière ferme entre l’univers de la fiction et l’univers du lecteur, même s’il y a suspension d’incrédulité pendant le temps de la lecture. Des textes du type de Continuité des parcs de Cortazar [26] sont, en principe, l’exception. Or, dans Je suis Buffy Summers, le « dérapage » est une constante. La fiction contamine le réel, à preuve : « Tout a dérapé quelques années après que le premier personnage de fiction ait (sic) été élu gouverneur de Californie [27] » (LN 35) ? Mais ce dérapage ne consolide pas pour autant le statut des personnages de fiction, et les voix narratives s’en inquiètent : « Personnage de fiction, c’est la mémoire des hommes qui nous maintient en vie au-delà de nos aventures gravées dans un airain dont les supports varient » (LN 32).

Un personnage toutefois a un statut à part dans le texte, c’est Clotilde : elle semble se situer au même niveau que les autres mais elle est peut-être un avatar de C[h]loé, c’est du moins ce que l’on peut croire d’abord, comme le suggérerait ce qu’elle déclare :

Je ne m’entends pas si bien avec le reste du groupe […] Je suis une pièce rapportée. […] Ils disent que je suis paranoïaque, qu’on m’écrit au même niveau qu’eux, que je n’ai pris la place de personne, et que jamais ils ne pensent à ça. […] Laisse-toi écrire n’importe comment si tu veux. Mais moi je ne suivrai plus la moindre des lignes imposées. À partir de maintenant je me désolidarise de cette narration. (LN 46-47)

Cette liberté qu’elle prend pourrait nous faire penser qu’elle est l’auteur, ou l’un des auteurs possibles. Clotilde ne peut pourtant pas être confondue avec « l’auteur », elle se distingue de « son écrivain »:

Je suis une borderline tout ce qu’il y a de plus classique, je n’ai aucun pouvoir magique. […] Avant, là où j’étais, mon utilité, je ne sais pas. Mon insertion sociale non plus. Mais au moins j’écrivais des livres. […] Je n’ai jamais été héroïne principale, et ça c’est assez triste, voire décevant, pour un personnage de fiction. J’étais écrivaine terroriste, je posais des bombes dans les salons. Je m’amusais énormément mais la police m’a attrapée. Mon écrivain n’a rien pu faire […] (LN 85-86)

Discutant avec « Vous », qui incarne la nouvelle Buffy, elle la met en garde :

Je crois que notre auteure est furieuse […] Tu étais l’héroïne, tu avais le pouvoir et très souvent le choix. C’est pas tellement fréquent, elle était laxiste avec toi. A mon avis elle t’aimait bien, elle doit être extrêmement déçue. (LN 101)

Clotilde interpelle alors l’auteur, mais « l’auteure n’entendait pas. Pour faire peur à ses personnages, elle avait invoqué un illustre Grand Ancien qui lui dévorait le crâne à cet instant maudit. Nul ne saurait décrire le monstre… », monstre que nous avons déjà rencontré.

5. Où se situe donc l’auteur autofictionnel ?

Si on examine la dissémination des pronoms personnels, on constate que « Vous » désigne le lecteur, mais aussi la nouvelle Buffy, ce qui revient au même puisque le joueur/la joueuse est censé s’identifier au héros du jeu ; les « Je » (Miss Mildred, Clotilde…) sont variables, de mêmes que les « Il », « Elle ». Le seul pronom qui semble vraiment « personnel », c’est le « Tu » : « Tu ne commets le meurtre qu’à l’intérieur. Tu ne sais lutter que contre toi. Ton héritage c’est un sang rance, ton histoire inscrite aux cellules tu as voulu y échapper. » (LN117) Ce « Tu » est au centre de la séquence finale, mais c’est un centre immobile, cerné par les voix, car cette dernière séquence est une sorte de strette infernale, à voix multiples.

Les voix ennemies, sous couleur d’exempter « Buffy » de sa responsabilité ‒ « (Ce qui se passe en vrai, ce n’est pas de ta faute. C’est une tare génétique. […] Tu es atteinte, mon ange, d’une maladie terrible. Tu dois être née comme ça, l’inné de la souffrance » (LN 118) ‒ l’incitent à revenir « au réel », c’est-à-dire à l’hôpital, à la normalisation pathologique. Les voix amies, qui sont les voix de la fiction, l’appellent au contraire : « Être l’Élue pour soi ce n’est peut-être pas grand-chose mais tu resteras vivante, avec nous oui, vivante, car ici est ton monde. Renonce à leur là-bas, pour eux tu ne seras rien qu’une énième schizophrène » (LN 119). « Buffy » s’échappe dans la mort, ultime liberté : « Je suis désolé, dit le médecin. Cette fois-ci nous l’avons perdue » (LN 119). Ce qui était la fin de l’épisode de la série originale.

Dans cette strette, le lecteur retrouve les éléments qui lui sont familiers depuis les premiers livres de l’auteur, la folie familiale et ses conséquences sur la vie de l’enfant puis de l’adulte, mais ces éléments sont modulés dans le registre vampirique de la série, donc ludiques (« En guise d’arme un fémur est brandi cœur de poing […] la salle est un marais de sang, etc. » LN 118-9) ce qui laisse au lecteur la liberté de lire au degré qu’il voudra. Le tragique (incontestable) de l’histoire, Chloé Delaume ne l’a jamais modulé au premier degré. Ce que n’avait pas compris la lectrice d’Une femme avec personne dedans. Et l’auteur Delaume n’en reste pas à « la plaie seule ».

Il y a peut-être une efficacité particulière dans la série Buffy. En 2002, j’avais organisé avec Martin Winckler une décade à Cerisy sur les séries télévisées, et une soirée était consacrée à Buffy : c’était un épisode où les vampires avaient dérobé la voix des habitants de tout un village, et donc tous les humains de cet épisode étaient muets. Le lendemain, une participante du colloque était frappée d’aphasie… Heureusement, par-delà le drame et la psychose, la voix de l’écrivain continue de « chanter ».

Notes

[1] Michel Tournier, Le Vol du vampire, Paris, Gallimard, « Idées », 1981, p. 12-13.

[2] Chloé Delaume, La nuit je suis Buffy Summers, Alfortville, Éditions Ère, 2007. Désormais LN. Les références seront données dans le corps du texte.

[3] Chloé Delaume, Une femme avec personne dedans, Paris, Éditions du Seuil, « Fiction et Cie », 2012. Désormais UF. Les références seront données dans le corps du texte. « Un jour un thérapeute a émis l’hypothèse selon laquelle mes tentatives de suicide suivaient le modèle paternel, le modèle, la pulsion de mort en héritage, une singerie pour m’en rapprocher. Je lui ai cassé le nez avec le cendrier. Un baccarat, pas de la camelote, le cabinet était à Saint-Cloud » (UF 93).

[4] Déclaration notamment dans Chloé Delaume, La règle du Je, Paris, Presses universitaires de France, 2010, p. 5, 21, 35, 44, 79. Voir aussi Chloé Delaume, « S’écrire mode d’emploi », dans Claude Burgelin, Isabelle Grell et Roger-Yves Roche (dir.), Autofiction(s) : Colloque de Cerisy, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2010, p. 109.

[5] Charybde2, blog consulté le 2 février 2014.

[6] Lors de la publication de mon Atelier d’écriture (première édition : Paris, Bordas, 1989), j’avais proposé en guise de sous-titre « Un livre dont vous êtes le héros », et le responsable de la collection avait répondu en substance : vous ne connaissez certainement pas, mais c’est un intitulé très bas de gamme…

[7] V. Raymond Queneau, « Un conte à votre façon » [1967], dans Oulipo, La littérature potentielle, Paris, Gallimard, 1973, p. 273-276.

[8] Chloé Delaume, Corpus Simsi, Paris, Éditions Léo Scheer, 2003.

[9] Chloé Delaume, Certainement pas, Paris, Éditions Verticales, 2004.

[10] Martin Winckler, Les Miroirs de la vie. Histoire des séries américaines, Paris, Le Passage, 2002, p. 80.

[11] L’épisode 17 de la sixième saison.

[12] Le Necronomicon est un livre maléfique, mais imaginaire, inventé par H.P. Lovecraft. Après lui, d’autres auteurs de fantasy ont repris ce titre, au point de faire croire à son existence. Pour finir, le titre a été « décliné » en plusieurs réalisations.

[13] « Le soi est une fiction : Chloé Delaume s’entretient avec Barbara Havercroft », dans Barbara Havercroft et Michael Sheringham (dir.), Fictions de soi/Self-fictions, numéro de la Revue critique de fixxion françaisecontemporaine / Critical Review of Contemporary French Fixxion, n°4, juin 2012, p. 126.

[14] Double page « Fort accès de fièvre gothique » (Le Monde du 31 octobre 2014). Alain Morvan, « Un monde sans peur est un monde qui fait peur », propos recueillis par François Angelier : « Touchant le cinéma et les séries télévisées, je suis assez sévère avec “Twilight”, mais la série “Buffy contre les vampires” m’a semblé intéressante » (p. 3.)

[15] Il y a bien un autre graphisme, en bas de page impaire, représentant une paire de dés, mais contrairement au précédent il n’est pas inclus dans le texte.

[16] Rappelons que le livre est fondé sur l’épisode où est suggéré que toutes les aventures de Buffy ne sont que fantasmes schizophréniques.

[17] Les mots en italiques citent L’appel de Cthulhu.

[18] Chloé Delaume, Le Cri du sablier, Tours, Farrago, 2001, p. 122-123.

[19] Le Cri du sablier, op.cit., p. 82. Les lecteurs de Delaume savent à quel drame familial il est fait allusion : le meurtre de la mère par le père, le suicide de ce dernier, précédé par un geste de menace meurtrière vis-à-vis de l’enfant qui y assiste.

[20] Nous avons volontairement laissé de côté des pans entiers du récit et l’évocation des relations avec Igor ou la Clef.

[21] J’ai une majorité de B, mon chapitre est donc B5, F7, dame cavalier (UF 130), un hymne à la déconstruction. Lilith dolorosa (UF 119-128) est un hymne à la nulliparité et le récit du meurtre de la femme aimée qui annonce qu’elle veut avoir un enfant.

[22] Le Cri du sablier, op.cit., p. 37.

[23] Ibid., p. 65.

[24] Ibid., p. 80. Dans le conte d’Andersen, la petite sirène, amoureuse d’un humain, veut être semblable à lui : elle obtient des jambes à la place de sa queue de sirène, mais devient muette.

[25] Entretien cité avec Barbara Havercroft.

[26] Julio Cortazar, « Continuité des parcs » [1956], dans Les Armes secrètes, traduit de l’espagnol par Laure Bataillon, Paris, Gallimard, 1973.

[27] Il s’agit de l’acteur Arnold Schwarzenegger, qui n’est évidemment pas un « personnage de fiction » mais que le public a pu confondre avec les rôles qu’il a incarnés (Terminator…).

Auteur

Anne Roche, professeur émérite à l’Université d’Aix-Marseille, spécialiste de littérature française et francophone des xxème et xxième siècles, est l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages de théorie littéraire ainsi que de fiction (romans, théâtre). Dernière publication : Algérie, textes et regards croisés, Éditions Casbah (Alger), 2017.

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