Présentation

Depuis 2009 le site Tiers Livre est devenu le centre de l’activité d’auteur de François Bon : « les livres en sont un des éléments, mais le livre c’est définitivement le site web lui-même[1] » Tiers Livre comme atelier, bibliothèque, laboratoire d’écriture, conversation… œuvre-somme ouverte, arborescence infiniment remodelable, en perpétuel mouvement. Aujourd’hui lire François Bon, c’est donc explorer son site. C’est ce à quoi invite ce dossier, issu des journées d’étude « tierslivre.net : François Bon à l’œuvre… » organisées à Montpellier par Pierre-Marie Héron et moi-même les 29 et 30 novembre 2013. Cette manifestation inaugurait un cycle annuel de rencontres avec des auteurs français ou étrangers intéressés par le numérique et la transmédiatisation [2].

François Bon « à l’œuvre » ? L’angle d’attaque n’allait pas de soi, s’agissant d’un auteur qui n’a « pas besoin de la notion d’œuvre » et veut « tout faire pour brûler, tout faire pour résister, pour détruire dans l’œuf sa propre pulsion d’œuvre [3] », dans le refus de toute préfiguration de l’œuvre matériellement achevée. Non pas « l’œuvre de François Bon » donc, mais « François Bon à l’œuvre », au travail, dans le chantier du site. Manœuvre acharné, « les mains dans le cambouis » et qui toujours reprend, refaçonne, dans le présent d’une écriture en constant renouvellement. Non pas œuvre, mais work in progress ou, comme le suggère Sébastien Rongier, work in process, expérience de l’infini. François Bon « à la manœuvre », à la barre du navire Tiers Livre, à la « tour de contrôle » de son interface Netvibes. L’œuvre peut-être – mais illimitée ; l’ouverture, comme programme opératoire, en la repensant autrement que ne l’avait fait le structuralisme, dans le contexte d’aujourd’hui qui est celui des nouvelles technologies :

Ce site se remodèle en permanence, c’est peut-être le seul point où le mot œuvre aurait pertinence : comment d’un côté intégrer les travaux passés, créés en fonction de certaine ergonomie du livre et de sa diffusion, et interroger des formes narratives dont les conditions même de lecture se déplacent à mesure des nouveaux supports et des nouveaux usages [4] ?

Toujours s’inscrire dans l’instable et les transitions de l’écrit et du monde. François Bon nous contraint au « saut », à nous dépouiller des vieilles enveloppes, des « symboliques héritées de l’univers marchand du livre imprimé [5]».

Ouvrir le cycle de journées d’étude évoqué en allant à la rencontre de François Bon nous paraissait et nous paraît encore légitime, malgré les fortes réticences (argumentées) de l’auteur à la « mise en avant permanente et arbitraire de [s]on travail ». Sans parler de ses réticences à être vu de trop près : Tiers Livre comme « bâtiment public » ouvert aux visiteurs, et lieu d’intervention largement ouvert sur le monde, oui, mais également son « arbre » à lui, sa maison… « mon site c’est mon lieu de vie, refuge, jardin où on m’emmerde pas et du coup pas trop envie qu’on vienne y voir. » Mettre à l’étude un site internet, en principe sans cesse en évolution, n’était peut-être pas moins discutable : un site bouge sous vos yeux (à Montpellier, François Bon s’est amusé à modifier pages, titres ou accès au site pendant que nous en parlions) ; il bouge encore plus dans l’intervalle de temps qui sépare une communication de sa publication. Ainsi le chercheur est-il condamné à travailler sur une dépouille, tandis que le site bien vivant continue ses manœuvres… Mais à l’instar du web, la dépouille respire toujours (elle « respire comme une grosse bête bizarre »). Quelque chose meurt (« C’est fini nous n’en avions plus besoin ») et quelque chose de neuf advient (« on ouvrait les mains et on touchait le monde [6] »). C’est dans cette respiration que s’inscrit le geste créateur de l’auteur, qui remet en mouvement les œuvres du passé, questionne la place du contemporain par rapport aux textes  anciens, dans ce qu’elle a de mouvant (« On ne veut pas laisser arrière de nous Kafka et Montaigne, Baudelaire et Saint-Simon ni Michaux ni Céline : ils sont à eux tous ce qui nous permet de nous considérer nous-mêmes [7] »). « Tiers Livre dépouille et création », comme malicieusement proposé par l’auteur, est donc le titre de ce dossier quelque peu « en retard », mais qui tel quel aura aux yeux du lecteur, nous l’espérons, son utilité.

Une première partie du dossier est consacrée à l’étonnante architecture de Tiers Livre, structure en constellation étudiée par Sébastien Rongier et qui invite à de nouvelles formes de lecture. Les images convoquées par l’auteur ou la critique pour tenter de décrire Tiers Livre sont multiples : l’arbre, le réseau, la ville, le labyrinthe, « l’œuvre-archive » mosaïquée. Dans leur contribution, Stéphane Bikialo et Martin Rass ne font pas qu’en parler : ils nous invitent à expérimenter de multiples parcours grâce à un réseau de fichiers interconnectés par des liens, pour coller au plus près du sujet qui n’a pas de conclusion possible. Aurélie Adler approfondit, elle, les liens entre le site et la ville contemporaine, site-mémoire des villes d’avant la fracture ou site-observatoire des dystopies de la ville moderne, espace de flânerie enfin où s’invente un urbanisme virtuel. L’espace-temps du Tiers-Livre n’est ni lisse ni clos, son passé et son présent, son dedans et son dehors s’y mêlent en des strates et des gestes d’écriture distincts, dont demeurent des traces parfois bien visibles.

Quel statut symbolique de l’écrivain se défait, et quel autre, de François Bon comme écrivain, s’invente dans Tiers Livre ? La question oriente plusieurs contributions, dans le prolongement des travaux actuels sur les formes de l’auctorialité sur internet. J’interroge pour ma part les contours mouvants d’une figure auctoriale inédite, ambivalente parce que puissante et fragile à la fois, combinant de façon contrastée prises de position véhémentes (dans un contexte d’urgence) et tâtonnements inquiets de l’expérimentation poétique. Si le champ numérique opère un déplacement en profondeur du statut de l’écrivain, bousculé dans ses rites, ses rythmes et ses réseaux, l’identité numérique ne va pas sans une forme de marginalisation et de solitude nouvelle. Comment François Bon, tout en refusant l’étiquette de « militant du numérique » assume-t-il cette posture de l’auteur 2.0. ? Ces réflexions trouvent un écho dans l’article d’Oriane Deseilligny qui accorde une attention particulière aux dispositifs techniques de l’écriture en régime numérique pour montrer comment l’ethos d’auteur est mis en texte dans l’espace du site. Anaïs Guilet et Gilles Bonnet, quant à eux, s’intéressent au geste de la relecture, celle d’un monument de la littérature française (À la recherche du temps perdu) ou celle de Limite, anciennement publié aux Éditions de Minuit. La relecture transmédiatique de La Recherche dans Proust est une fiction et la reprise numérique de Limite contribuent au renforcement de l’autorité auctoriale : l’auteur transmédia accroît son champ d’action, passant aisément de son site à son compte Twitter ou sa page Facebook sans dédaigner la publication sur support papier, et son écriture s’apparente à une performance dans laquelle création et réception se superposent. En remettant en circulation Limite, « l’écranvain » (Gilles Bonnet) assume des compétences éditoriales et réinscrit le texte déjà publié dans une démarche autobiographique qui lui permet de se le réapproprier.
Après le congé donné il y a quinze ans au roman papier, genre devenu à ses yeux insuffisant pour « coïncider avec notre propre réflexion sur nous-mêmes et le monde [8] », François Bon semble avoir trouvé dans l’écriture web les moyens de faire des « mises en expérience qui donnent un point de vue sur le réel [9] ». Ce qui frappe, c’est la diversité des options d’écriture, d’une zone à l’autre de Tiers Livre, d’un projet à l’autre. Une écriture tantôt spécifiquement web, multimédia et hyperliée, tantôt conventionnelle. Et une écriture multimédia plus « photo » que « audio », intégrant les images du monde plus que ses musiques ou ses bruits. Si l’enjeu est une certaine adéquation du texte et du monde, cette diversité pose donc la question des choix opérés par François Bon pour la réaliser. Certains de ceux-ci sont examinés dans la dernière partie du dossier par Pierre-Marie Héron, pour l’écriture audio, et Michel Collomb, pour l’image photographique. À lire aussi sur son site personnel le texte qu’Emmanuel Delabranche, architecte et photographe, a écrit spécialement pour le colloque de novembre 2013, en l’accompagnant de plusieurs de ses clichés : c’est ici. Arnaud Maïsetti quant à lui voit Tiers Livre comme un grand plateau de théâtre « où viennent des corps sans qu’ils aient besoin de corps vraiment, et des voix, et des morceaux épars de ciel et de ville », un théâtre, non pas coupé du réel, mais « où le monde s’engouffre, se trouve nommé, visible », lieu où se concentrent les expériences du monde, interceptées par « celui qui dit je à la surface de l’écran » : « la vie, les essais libres de la pensée, les colères, les notes brèves arrachées au monde et à la volée les images que le réel pose sur lui qu’ensuite le site arrache pour les déplacer, nous les rendre de nouveau visibles ». Tiers Livre est le lieu où François Bon se saisit du monde, son lieu de création.

Notes

[1] Tiers Livre, article 1996.

[2] En 2014 nous avons reçu Chloé Delaume : « S’écrire par-delà le papier : hybridation des formes et des supports dans l’œuvre autofictionnelle de Chloé Delaume », 5 novembre 2014, journée d’étude organisée par Annie Pibarot et  Florence Thérond. En novembre 2015 une journée sera consacrée aux « formes brèves sur internet », en présence de Jean-Louis Bailly, Jean-Yves Fréchette, Thierry Crouzet, et Olivier Hervy, manifestation organisée par Marie-Ève Thérenty et Florence Thérond.

[3] François Bon, « pas besoin de la notion d’œuvre », entretien avec Thierry Hesse, L’Animal, nº16, hiver 2003-2004. En ligne ici.

[4] Tiers Livre, article 3659.

[5] Ibid.

[6] Tiers Livre, « tunnel des écritures étranges | fin du culte des livres », article 3109.

[7] Tiers Livre, « tunnel des écritures étranges | si la littérature peut mordre encore », article 519.

[8] François Bon, Impatience, Paris, Éditions de Minuit, 1998.

[9] François Bon, « pas besoin de la notion d’œuvre », entretien avec Thierry Hesse, L’Animal, nº16, hiver 2003-2004. En ligne ici.




Email Trouble de Paige Baty : D’une matrice, l’autre ou Comment resituer le sujet digital


Email Trouble, texte hybride publié en 1999, est le témoignage de l’addiction à la correspondance électronique de son auteur mais également une réflexion sur les dangers de la désincarnation des rapports humains à l’ère du numérique. Malgré la vitesse de la communication, le contact électronique fait abstraction de la présence et contribue au contraire au maintien de ce que Baty appelle une « société d’isolés ». La promesse double et un peu contradictoire de la technoculture, plus d’autonomie et plus d’intimité, ne résiste pas à la distance et à l’anonymat. La rencontre électronique ne se fait pas. Le texte sera examiné à la lumière des théories féministes du corps, du sujet situé (embedded) et incarné (embodied) et il sera également fait appel au concept de grammatisation appliqué au numérique (Stiegler) pour encadrer à la fois la déception et l’espoir portés par les technologies de l’information.

A hybrid text published in 1999, Email Trouble documents the author’s addiction to electronic correspondence but also warns against the dangers of disincarnated human relationships in the digital age. In spite of the speed with which it is conducted, electronic contact abstracts presence and maintains instead what Baty calls “a society of isolates”. The double, somewhat contradictory promise of technoculture, of more empowerment and more intimacy, falls short of fulfillment in the face of distance and anonymity. The electronic encounter does not take place. The text will be examined in the light of feminist theories of the body, defining subjectivity and agency as embedded and embodied. Bernard Stiegler’s use of the concept of grammatisation applied to the digital revolution will also be used to account for and frame the setbacks and the hopes placed in information technology.


Texte intégral

Si l’identité est un processus au croisement de l’individu et du groupe, car elle passe par l’identification, les médias numériques mettent en exergue la contingence de ce processus, son caractère fluide et provisoire. Dès la fin des années cinquante, bien avant Judith Butler, le sociologue Erving Goffman avait mis en avant la théâtralité de l’identité sociale en montrant que la dramaturgie en était différente selon qu’on était sur scène ou dans les coulisses. Dans une situation d’interaction avec les autres, le sujet contrôle les informations qu’il/elle donne, notamment par son comportement, et l’interprétation de ces informations, ne pouvant être immédiatement vérifiées, doit se fonder sur la simple inférence. L’interaction sociale est centrée sur le désir de contrôler la réception qui est faite de la situation ou de favoriser l’interprétation qu’il/elle souhaite projeter, cette manipulation n’étant pas nécessairement consciente, car elle peut dépendre des normes sociales. Dans la réalité du rapport social, peu de place est laissée à l’improvisation, toute performance est ritualisée pour que s’établisse un modus vivendi adapté à la situation, et la dramaturgie de la rencontre se déploie en fonction des contraintes de la présence physique.

Désormais non tributaire d’un lieu physique, l’existence virtuelle, pourrait-on penser, permet de se libérer du code social et d’accroitre l’éventail des possibles, offrant au sujet digital virtuellement toute latitude pour se construire et s’inventer, et générer l’impression souhaitée chez l’interlocuteur/ice indépendamment de tout contexte et de toute visibilité. Libérées des scripts de la mascarade du genre, en particulier, les femmes pourraient se saisir des médias sociaux pour construire une identité par la participation et nourrir une appartenance collective sur le mode de l’empowerment (« autonomie ») et de la solidarité. L’essai de Donna Haraway « A Cyborg Manifesto : Science, Technology and Socialist-Feminism in the Late Twentieth Century [1] », publié d’abord en 1985 dans la Socialist Review, puis repris en 1991 pour former un chapitre de son ouvrage Simians, Cyborgs and Women, revêt une importance capitale pour établir ou pour ré-établir la proximité entre les femmes et la technologie, notamment la technologie de l’information. Cependant, bien que Haraway invite les femmes et toutes les minorités à se saisir joyeusement des outils technologiques pour créer et maintenir leurs propres réseaux, son essai, s’inscrivant dans la pensée de Michel Foucault qui systématise le lien entre information et pouvoir, contient aussi une mise en garde contre ce qu’elle appelle « L’informatique de la domination » ou les « nouveaux réseaux inquiétants [2] » qui permettent d’asseoir un contrôle sur les individus par le biais du traitement de l’information.

Écrit en 1999, Email Trouble de Paige Baty doit être lu dans le cadre du « mythe politique » de Donna Haraway mais aussi à la lumière du concept de cyborg appliqué à la forme du roman :

A cyborg is a cybernetic organism, a hybrid of machine and organism, a creature of social reality as well as a creature of fiction. Social reality is lived social relations, our most important political construction, a world-changing fiction [3].

Roman épistolaire réflexif, étude pratique de la correspondance électronique, Email Trouble est un texte hybride qui mélange l’autobiographie et la théorie, et affiche son double statut dès le paratexte, le titre étant suivi d’un sous-titre, « Love and Addiction @the Matrix », à la manière d’un ouvrage critique. Alternant les échanges de messages électroniques avec des textes critiques et de longs extraits littéraires, le texte manifeste la transgression des frontières qui fonde la puissance émancipatrice du cyborg. En procédant à la transformation a posteriori du matériau brut fourni par Paige, au nom prédestiné, Email Trouble travaille à la mise en place de son propre avatar théorique. Au niveau intradiégétique, cependant, le texte interroge la puissance des reconfigurations du sujet, en particulier dans leur articulation au système codé du genre, rendues possibles par la virtualité de la communication électronique. En partant de la forme du témoignage ou de la confession, Email Trouble contribue au débat qui porte sur la capacité d’empowerment porté par les nouvelles technologies.

Dans Zeros and Ones [4], un des ouvrages les plus importants du cyberféminisme [5], Sadie Plant décrit les nouvelles technologies comme des outils dont les femmes se sont saisies à leur profit au point qu’il existe un lien particulier entre les femmes et les machines. Les données sociologiques dont on dispose actuellement semblent lui donner raison : les facteurs qui jouent dans l’accès à internet sont la classe sociale plutôt que le sexe (ou même la race [6]) ; nombreuses sont les études qui mettent en évidence l’efficacité des nouvelles technologies pour créer des réseaux dans un espace désormais « glocal [7]» ou qui décrivent le cyberespace comme un espace de sécurité propice à l’expression et au développement de soi, notamment en matière d’identité ou d’orientation sexuelle, sur le modèle de Room of One’s Own. Email Trouble invite cependant à plus de méfiance : Paige Baty problématise la question de l’identité et du libre arbitre du sujet dans son interaction avec les médias numériques et affirme la nécessité de se resituer, rappelant le rôle du corps dans le rapport à l’autre et au monde.

1. Qu’est-ce qu’un auteur digital ?

L’identité est un terme ambigu qui renvoie au même (idem) en tant qu’il se détache des autres ; l’identité du sujet postule une certaine cohérence dans le temps et l’espace, d’une part, et d’autre part une dimension unique et irremplaçable. Cependant l’identité passe aussi par l’identification, qui suppose l’appartenance à un groupe. Le roman à partir du xixe siècle s’intéresse à l’identité en déployant son récit à partir de la tension entre ces deux définitions de l’identité, décrivant la trajectoire née de la dynamique entre la quête de soi et la reconnaissance sociale. À l’époque postmoderne ces considérations restent d’actualité ou même deviennent plus aigues. Le sociologue Zygmunt Bauman, auteur de la théorie de l’identité liquide, fait remarquer que cette question de l’identité est d’autant plus cruciale qu’elle est devenue problématique, et il associe cette identité à la question de l’espace. Il remarque ainsi que la condition humaine est désormais soumise à une nouvelle configuration, celle de la « compression spatio-temporelle [8] » ; l’espace-temps dans lequel s’inscrivent les relations humaines est en train de disparaitre et on a « cherché à s’arracher méthodiquement et sans état d’âme à toute forme de contraintes territoriales – aux contraintes de la localité [9] ». Ceux qui réussissent à s’en affranchir sont les privilégiés. Or le rôle joué par l’espace-temps est crucial dans la constitution des espaces de communauté, la vitesse de communication étant le gage de son maintien : s’il n’y a plus d’avantage à la communication locale, si une autre forme de communication est tout aussi rapide et efficace, alors celle-ci n’a plus lieu d’être. Bauman note que la facilité d’oubli et la rapidité de transmission vont de pair avec la médiocrité de la communication [10]. Paige Baty déplore ainsi le fait que les messages qu’elle a envoyés soient immédiatement effacés par ses correspondants :

La solitude et l’information ont avancé main dans la main. Elles ont toutes deux suivi la même largeur de fréquence, s’étirant d’un bout de l’Amérique à l’autre, en ligne et hors des sentiers battus, sans s’occuper des gens qui regardent en arrière. J’écris et je surfe. J’écris et je souffre [11].

La relégation de Paige est ironiquement adoptée par le protocole de communication de Email Trouble, où elle n’apparait dans le texte écrit que comme destinataire des messages, soit comme objet digital plutôt que sujet digital, ou bien à l’état de trace matérialisée par le demi-guillemet, lorsque ses correspondants répondent à son message dans le texte. La signature choisie par Paige, « Dr Rocket », inscrit certes l’auteur dans une communauté, celle des aficionados de la bande dessinée culte Love and Rockets des frères Hernandez, chronique d’un groupe de chicanas en Californie, mais le choix d’un pseudonyme en forme d’emprunt ne peut manquer d’accentuer la dissémination et la dissolution de l’auteur diagnostiquée par Foucault à la suite de Barthes. De fait, en un geste à la fois réflexif et contradictoire, Email Trouble cite une page entière [12] du texte de Michel Foucault « Qu’est-ce qu’un auteur [13] ? » (1969). Dans ce texte, Foucault clarifie l’emploi de ce concept d’auteur utilisé par Les Mots et les Choses (1966) dans « lequel il a tenté d’analyser des masses verbales, des sortes de nappes discursives, qui n’étaient pas scandées par les unités habituelles du livre, de l’œuvre et de l’auteur [14] » ; il y a parenté de l’écriture avec la mort dans la notion de sacrifice : l’auteur est celui qui sacrifie sa vie pour son œuvre. Du point de vue du héros, il y a immortalité, mais elle se paie par la mort de l’auteur – qui s’efface à son profit. Cette logique des vases communicants peut rappeler la « negative capability » de Keats, ou encore le jugement de T. S. Eliot selon lequel la poésie est « non l’expression d’une personnalité, mais une évasion de la personnalité [15] ». Pour Foucault s’il y a survie dans l’œuvre, l’existence de l’œuvre est elle-même problématique : « Parmi les millions de traces laissées par quelqu’un après sa mort, comment peut-on définir une œuvre [16] ? » Comment en définir les contours ? Quelle est la part de l’arbitraire dans la sélection des traces et de l’organisation qui leur est imposée ? Ainsi selon Foucault la fonction « auteur » recoupe les deux fonctions de l’identité vues plus haut, à savoir la singularité et le statut de la parole devenue texte : « Le nom d’auteur fonctionne pour caractériser un certain mode d’être du discours [17]. » Le nom signale une sorte d’état d’exception, de fictionnalité ou d’un mode d’être particulier du savoir, ce qui ne relève pas de la communication ordinaire : « Il s’agit d’une parole qui doit être reçue sur un certain mode et qui doit, dans une culture donnée, recevoir un certain statut [18]. » D’autre part cette fonction a valeur d’appartenance ou fonction de classification : l’auteur permet de relier plusieurs textes en les attribuant à une origine commune : « Que plusieurs textes aient été placés sous un même nom indique qu’on établissait entre eux un rapport d’homogénéité, ou d’authentification des uns par les autres, ou d’explication réciproque, ou d’utilisation concomitante [19]. » Du coup, Foucault fait sa propre révolution copernicienne sur la question du sujet : le sujet non pas comme origine, mais comme produit des discours :

Comment, selon quelles conditions et sous quelles formes quelque chose comme un sujet peut-il apparaître dans l’ordre du discours ? […] Bref, il s’agit d’ôter au sujet (ou à son substitut) son rôle de fondement originaire, et de l’analyser comme une fonction variable et complexe du discours [20].

Email Trouble est une autobiographie paradoxale puisque le sujet digital, partagé entre Paige Baty et Dr Rocket, les deux adresses de Paige, émerge peu à peu en tant que correspondant muet de ses interlocuteurs électroniques, par opposition à l’auteur qui s’adresse à la lectrice ou au lecteur, lorsque, comme par inadvertance, son texte est gardé en mémoire et apparaît enchâssé dans les messages qu’elle a reçus en réponse.

Le récit de Email Trouble imite le roman épistolaire dont l’intrigue est nourrie de la divergence de la séparation et de la convergence ou de la rencontre, avec ici avec la présence physique comme aboutissement et interruption de la communication électronique, l’actualisation comme fin de la virtualité. Invitée par un de ses correspondants, « the Good Man », à rejoindre un groupe d’amis qu’il héberge à la Nouvelle Orléans, Paige découvre une communauté « réelle » déjà formée dans laquelle elle ne parvient pas à s’intégrer. Le texte met à nu l’irrémédiable distance entretenue par le cyberespace. En ce sens le caractère numérique de la correspondance a à voir avec sa désincarnation ; le dialogue entre les sujets numériques a lieu « nulle part » et ne mène donc nulle part. Le roman assigne à l’identité la nécessité de se déployer dans un lieu particulier, même si ce savoir est situé à partir de l’expérience de la désorientation :

Il a fallu que je me souvienne que je vivais dans un corps, et que ce même corps allait mourir un jour, et qu’aucun récit ne pouvait stopper ce processus. Il a fallu que je passe à travers la mort pour revenir à la vie. Et cela ne s’est pas produit qu’une fois, mais encore et encore. Retenez ceci pendant que vous lisez : cette histoire parle de compulsion de répétition [21].

2. Addiction et pathologie du contact : le blues du net

 La première page de Email Trouble commence ainsi : « Hi. I’m Paige and I’m an addict. » Paige raconte son besoin compulsif de contacts électroniques, lorsque isolée en Nouvelle Angleterre où elle avait obtenu son premier poste, elle entretenait une correspondance avec une trentaine de personnes inconnues [22]. L’addiction n’est pas limitée à la dépendance envers des substances narcotiques. William Burroughs dans Naked Lunch avance l’idée que l’addiction procède aussi de la communication. Il s’agit d’un échange, d’un système, et non de la pathologie d’un individu :

Tu t’intoxiques bien plus à la vendre qu’à te piquer avec, dit Lupita. Les fourgueurs végétariens,ceux qui ne consomment pas leur marchandise attrapent l’obsession de leur petit commerce, et cette sorte d’intoxe est bien pire que la vraie parce qu’il n’existe pas de cure pour. Ça contamine les flicards eux-mêmes. Exemple : Bradley l’Acheteur, un des poulaillons de la Stupéfiante. Le meilleur agent double de la Brigade. À le voir, tu jurerais qu’il est camé tout comme toi. C’est au point qu’il lui suffit de s’approcher d’un fourgueur pour que l’autre le serve recta et sans pet. Il est si anonyme, si gris et irréel qu’on ne se souvient même pas de lui après coup et c’est ainsi qu’il les arnaque l’un après l’autre… Eh bien, figure-toi que Bradley l’Acheteur ressemble de plus en plus à un camé pur sang. Il ne peut pas boire. Il ne peut plus bander. Ses dents se font la valise : comme les femmes enceintes qui perdent leurs dents en nourrissant l’étranger, les camés perdent leurs chicots jaunâtres à force de nourrir le singe [23].

Le passage par Burroughs permet de rendre compte de la dépossession du sujet que suppose l’addiction mais aussi de son inscription dans une communauté et dans un système d’échange. Le contact est une drogue. Épure d’addiction, la routine électronique reprend en un étrange écho la métaphore de la grossesse stérile de Burroughs lorsque Paige se vante de « s’être reproduite sans aucune de ces grossesses brouillonnes, en clonant des simulations d’elle-même et en jouant les rôles prévus par le script qu’elle s’était écrit [24] ». Dans la société postmoderne et avec l’aide des nouvelles technologies de l’information et de la communication, l’identité devient le résultat d’une série de choix effectués sur le modèle du consommateur, la somme de multiples appartenances à telle ou telle communauté susceptible de contribuer à une forme de reconnaissance. L’autonomie apparente procurée par internet se paie d’un contrôle accru : dans le système de l’identité clignotante, pour adapter l’expression de Katherine Hayles [25], il y a obligation de permanence ou ce que Baty appelle « un nouveau système d’extension [26] ». La structure immobile et docile dont les points sont illuminés tour à tour se donne l’illusion de la multiplicité et du mouvement dans ce qui n’est qu’un clignotement. En tant qu’enseignante, Paige Baty voit sa boîte envahie par des messages professionnels à toute heure du jour et de la nuit. Cette exigence d’une disponibilité totale ressemble à l’intériorisation du pouvoir que Foucault appelle discipline : le dehors est en dedans, le sujet est envahi par la contrainte, la sphère du privé se réduit. L’existence électronique se soumet au contrôle, l’autonomie promise est dès lors donc sérieusement relativisée, et l’auto-écriture du sujet digital dictée par des considérations qui ne lui appartiennent plus. Le collage, comme chez Burroughs, témoigne de la dimension machinique du désir, simplement relayé par le sujet :

Oui, il s’agit de désir, et d’appartenance, et d’autres formes de copié-collé. Il s’agit de messages de St Valentin virtuels. J’ai envoyé les lignes qui m’ont happée dans la nasse du net, où j’ai été harponnée, accrochée aux mailles de cet empire en filet de pêcheur qui s’appelle le World Wide Web [27].

La correspondance électronique s’apparente au shopping, lorsqu’on lèche les vitrines au hasard dans des centres commerciaux anonymes [28]. Se connecter, c’est tenter de se compléter, de répondre à un manque, celui de la consommation. Le texte écrit et publié sur du papier que tient en main la lectrice s’oppose à l’euphorie frénétique des échanges électroniques [29]. Il n’est pas anodin que Paige enseigne les sciences humaines, qui fonctionnent sur un autre mode d’attention, comme l’explique Katherine Hayles :

L’attention soutenue, le style cognitif traditionnellement associé aux sciences humaines, se caractérise par la concentration sur un seul objet pendant de longues périodes (par exemple un roman de Dickens), en ignorant les stimuli extérieurs pendant toute la durée de l’attention, la préférence pour un seul flux d’information, et une grande tolérance pour de longues durées d’étude. L’hyper-attention se caractérise par un changement rapide de focus divisé sur plusieurs tâches, la préférence pour des flots d’information multiples, la recherche d’un degré élevé de stimulation, et la faible tolérance pour l’ennui [30].

 Le passage de l’attention soutenue qu’exige le livre à l’hyper-attention que suppose l’utilisation des nouveaux médias reproduit les dangers du passage de la parole à l’écriture soulevés par Platon [31] : il y a atrophie de la mémoire, ou détournement d’attention, court-circuit de la transindividuation [32] et donc du sens. Au niveau collectif, il est tentant de voir les nouveaux médias comme des vecteurs de changement sur le modèle de McLuhan. Il y a une sorte d’intelligence collective qui participe à la création d’une culture participative, ou du moins « contributive » selon l’adjectif plus prudent employé par le philosophe Bernard Stiegler. Reprenant la démonstration de Derrida à propos du Phèdre de Platon, où l’écriture est à la fois poison (elle fige la pensée et détruit la mémoire) et remède (elle fonde la rationalité et permet la transmission dans le temps), Stiegler propose de lire le numérique selon la même grille, la communication virtuelle étant à la fois poison et remède, ou pharmakos. Stiegler développe son concept de transindividuation à partir de l’individuation de Gilbert Simondon : il fait remarquer que le « je » et le « nous » sont tous deux engagés dans un processus d’individuation l’un par rapport à l’autre. Stiegler à la suite de Simondon met en évidence la nécessité d’un milieu technique qui rende possible cette rencontre entre le « je » et le « nous » [33]. C’est dans ce contexte qu’il décrit internet comme pharmacologique, à la fois remède et poison. L’ère du numérique procède de la grammatisation [34] c’est-à-dire de la transformation de la continuité de la vie et de la nature en unité discrètes ; elle permet la traçabilité et le profilage, et donc contribue à l’avènement d’une société de contrôle. Ainsi, pour Stiegler, un des aspects extrêmement dangereux d’internet est la disparition du secret ; la traçabilité des données crée ce qu’il appelle une « nudité numérique » qui met à mal la dignité de l’homme en détruisant l’intimité [35]. Paige Baty évoque cette réalité de « l’accès sans intrusion [36] » dans son récit d’une addiction et sa trajectoire d’une matrice à l’autre et retour.

3. D’une matrice à l’autre et retour

Au-delà de ce qu’on appelle le « tourisme de l’identité », ou capacité d’adopter une identité liée à un autre genre ou une autre appartenance ethnique, il s’agit de réfléchir ici à la potentielle toxicité d’une forme de communication hors de l’espace et du temps.

Dans le champ des études de genre, on a assisté à une inflexion du tournant linguistique qui continue à dominer les autres disciplines des sciences humaines ; pour les études de genre, si le corps est certes un site d’inscription, s’il est certes parcouru de textes qui le construisent de l’extérieur, il n’est plus désormais considéré comme une page blanche : la performance ne se réduit pas à un texte et le corps n’est pas seulement le site d’où partent et où arrivent les discours. Le « féminisme corporel » de Elizabeth Grosz fait le pari que la subjectivité peut se penser autrement qu’en termes de dualisme entre corps et esprit, et affirme que les fonctions cognitives, éthiques, esthétiques, procèdent d’un corps sexué [37] ; seule la subjectivité incarnée ou l’encorporation (« embodiment ») des pratiques immédiates et quotidiennes (la danse, la marche, etc.) inscrit le sujet dans le présent en tant qu’elle est à la fois embedded (« située ») et embodied (« incarnée ») : de façon relationnelle et non binaire, elle existe dans un environnement dont elle contribue à la constitution, par les pratiques, qui passent par le corps, et les expériences corporelles particulières aux femmes (menstruation, grossesse, accouchement, lactation, ménopause, etc.). Ainsi il faut compléter l’analyse de position du spectateur comme dictée par la caméra proposée par les études filmiques dont s’inspirent les modèles d’analyse de la réalité virtuelle, conception qui réduit le spectateur à un œil et fait abstraction du corps qui occupe la place de cinéma, corps qui a renoncé à la perception au profit de la représentation, car, comme dans l’allégorie de la caverne de Platon, « la preuve de la réalité est dépendante de la motricité [38]». L’immobilité et la désincarnation ne sont pas un destin [39]. La métaphore de la matrice est ainsi riche de résonance dans le texte de Baty, qui s’ouvre sur plusieurs pages de définitions tirées du dictionnaire qui en explorent la richesse sémantique. Le texte réaffirme la réalité de l’encorporation dès le début en mettant l’accent sur la maladie dont souffre la protagoniste, l’endométriose, un trouble gynécologique dont les principales manifestations sont des règles abondantes et douloureuses et l’infertilité. Le email trouble est un female trouble, une pathologie située et incarnée ; la féminité est abordée à partir d’une position épistémologique plutôt qu’ontologique comme le suggère le jeu de mot sur « concevoir » : « [L’endométriose] modifie la façon dont je vis dans le monde. Elle me marque comme femme à intervalles réguliers. Elle s’impose à moi. Elle rend également difficile ou impossible la capacité de “concevoir” [40] ». Le texte de Baty revient sur sa désorientation ; autobiographie postmoderne et féministe, le texte tente de diagnostiquer une autre pathologie, le email trouble ou trouble de la communication déjà exploré par The Crying of Lot 49 de Thomas Pynchon, une des références de Baty :

Ces connections exigent l’absence. Ces connections parlent de ne pas être là. […] Il s’agit d’une société d’être isolés qui communiquent tous les uns avec les autres à partir d’un terminal. Cette histoire parle de comment on devient désincarné, distancé, distinct, et de toutes ces formes de frontières. Elle ne parle pas de présence. Elle ne parle pas d’histoire partagée, de repas partagé, de récit partagé, ou de toute autre forme de réciprocité. Il s’agit de contact avec des étrangers virtualisés. Il n’y a pas d’échange de fluides corporels sur internet. […] Cette forme d’échange vous laisse froid et mort à l’intérieur, car elle manque d’histoire et de langage d’appartenance [41].

Le geste autobiographique a pour but de comprendre comment Paige s’est retrouvée bloquée dans un ailleurs, dans la matrice, cet utérus électronique, cette caverne platonicienne (Baty, 7) fabriquée par l’homme où naît une vie artificielle : « La matrice m’effaçait en même temps que je revenais à moi, dans la simulation de l’expérience de ma vie. […] Où étais-je ? Téléportation, Scottie. Qui a écrit le script de cet épisode [42] ? ». Dans cette matrice elle est saisie du vertige de la désincarnation :

Dans la matrice je n’avais pas besoin d’aimer mon corps. Dans la matrice je pouvais être qui je voulais. Dans la matrice je pouvais voyager à travers le temps et n’être que quelques mots sur une page. Je suis cette Paige blanche qui s’est écrite elle-même dans la matrice et qui, comme Madame Bovary, s’est étourdie d’illusions et a valsé jusqu’au désastre [43].

Le roman est dès lors emphatiquement situé, et Paige cesse d’être invisible à elle-même. Elle profite de son privilège épistémologique, né de sa douleur, pour créer la distance critique que lui refusait l’addiction ; si comme le remarque Stiegler la grammatisation, sous-système de la technique, permet au pouvoir de produire les métadonnées qui nourrissent son savoir et lui permettent d’exercer son contrôle sur les esprits, il est toujours possible, grâce à cette même grammatisation, de contribuer soi-même à la production de ces métadonnées [44]. Pour Paige Baty, cela passe par un livre, publié sur du papier, qui inclut des commentaires réflexifs et des citations théoriques, en un dispositif, celui de la « méta-histoire [45]» qui introduit de la complexité pour lutter contre l’appauvrissement du numérique. Il reste que cette stratégie critique peut sembler purement réactive et non créative, un retrait devant le caractère invasif de la technoculture au lieu d’être un geste affirmatif d’appropriation de la réalité virtuelle.

Bibliographie

Bibliographie

BATY, Paige S., Email Trouble: Love and Addiction @the matrix, Austin, University of Texas Press, 1999.

BAUDRY, Jean-Louis, « Le Dispositif », Communications, année 1975, volume 23, numéro 1, p. 56-72.

BAUMAN, Zygmunt, Le Coût humain de la mondialisation [1998], Paris, Hachette, 1999.

BURROUGHS, William, Le Festin nu [1959], trad. Eric Kahane, Paris, Gallimard, Folio SF, 2002.

DANIELS, Jessie, « Rethinking Cyberfeminism(s): Race, Gender, and Embodiment », Women’s Studies Quaterly, Vol. 37, numbers 1 & 2, Spring and Summer 2009.

ELIOT, T.S., « Tradition and the Individual Talent » [1919], Selected Essays, New York, Harcourt, Brace, 1950.

FOUCAULT, Michel, « Qu’est-ce qu’un auteur ? » [1969], Dits et écrits I, 1954-1975, Paris,

Gallimard, 2001.

GOFFMAN, Ervin, The Presentation of Self in Everyday Life, New York, Anchor Books, 1959.

GROSZ, Elizabeth, Volatile Bodies: Towards a Corporeal Feminism, Bloomington, Indiana UP, 1994.

HARAWAY, Donna, « A Cyborg Manifesto » [1985], Simians, Cyborgs and Women, The Reinvention of Nature, New York, Routledge, 1991, p. 149-181.

HAYLES, Katherine, « Virtual Bodies and Flickering Signifiers », How we Became Posthuman, Chicago, The University of Chicago Press, 1999, p. 25-49.

– « Hyper and Deep Attention: the Generational Divide in Cognitive Modes », Profession, n°13, 2007, p. 187-199.

NORRIS, Pippa, Digital Divide: Civic Engagement, Information Poverty, and the Internet Worldwide, New York, Cambridge University Press, 2001.

PLANT, Sadie, Zeroes and Ones [1995], London, Fourth Estate, 1998.

REUSS, Roland, Sortir de l’hypnose numérique [2012], trad. Brigitte Vergne & Gérard Rudent, Paris, Ilôts de résistance, 2013.

STIEGLER, Bernard, « Relational Ecology and the Digital Pharmakon », Culture Machine, vol. 13, 2012. En ligne ici  (consulté le 09/09/2016).

De la misère symbolique, Paris, Flammarion, collection « Champs essais », 2013.

– « Le Blues du net », entretien publié sur le blog « Lois des réseaux », posté le 29/09/20123. En ligne ici (consulté le 09/09/2016).

WHITE, Michele, The Body and the Screen: Theories of Internet Spectatorship, Cambridge, MIT P, 2006.


Notes

[1] Donna Haraway, « A Cyborg Manifesto » [1985], Simians, Cyborgs and Women, The Reinvention of Nature, New York, Routledge, 1991, p. 149-181.

[2] Id., p. 161.

[3] Id., p. 149.

[4] Sadie Plant, Zeroes and Ones [1995], London, Fourth Estate, 1998.

[5] Le terme, d’ailleurs contesté, toute définition étant perçue comme réductrice, renvoie à plusieurs acceptions : la théorie féministe de la technologie, les pratiques artistiques de certaines plasticiennes féministes, et les interventions de réseaux d’activistes féministes dans le cyberespace. Toutes ces manifestations remontent aux années 1990.

[6] Voir Pippa Norris, Digital Divide : Civic Engagement, Information Poverty, and the Internet Worldwide, New York, Cambridge University Press, 2001.

[7] Jessie Daniels propose un état des lieux très détaillé de cette question dans « Rethinking Cyberfeminism(s) : Race, Gender, and Embodiment», Women’s Studies Quaterly, Vol. 37, numbers 1& 2, Spring and Summer 2009.

[8] Zygmunt Bauman, Le Coût humain de la mondialisation [1998], Paris, Hachette, 1999, p. 8.

[9] Id., p. 18.

[10] Id., p. 29.

[11] Paige Baty, Email Trouble: Love and Addiction @the matrix, Austin, University of Texas Press, 1999, p. 107. (“Solitude and information went hand in hand. They both followed the width of a band, stretching across America on line and off track, lots of people looking back. I write as I hack. I write as I lack.”) Je traduis.

[12] Id., p. 40.

[13] Michel Foucault, «Qu’est-ce qu’un auteur ? », 1969, Dits et écrits I, 1954-1975, Paris, Gallimard, 2001.

[14] Id., p. 820.

[15] “[Poetry] is not the expression of a personality, but an escape from personality” (je traduis), T. S. Eliot, « Tradition and the Individual Talent » [1919], Selected Essays, New York, Harcourt, Brace, 1950, p. 10.

[16] Michel Foucault, op. cit., p. 822.

[17] Id., p. 826.

[18] Ibid.

[19] Ibid.

[20] Id., p. 838-839.

[21] Paige Baty, op. cit., p. 5 (“I had to be reminded that I lived in a body, and that the same body would one day die, and that no amount of storytelling would stop the process. I had to experience death to get back to life. This did not happen once, but again and again. Remember this while you read: this story is about repetition compulsions.”) Je traduis.

[22] Id., p. 5.

[23] William Burroughs, Le Festin nu, trad. Eric Kahane, Paris, Gallimard, Folio SF, 2002, p. 39. Éd. originale : Naked Lunch, New York, Grove, 1959 (“Selling is more of a habit than using, » Lupita says. « Nonusing pushers have a contact habit, and that’s one you can’t kick. Agents get it too. Take Bradley the Buyer. Best narcotics agent in the industry. Anyone would make him for junk. […] I mean he can walk up to a pusher and score direct. He is so anonymous, grey and spectral the pusher don’t remember him afterwards. So he twists one after the other… Well the Buyer comes to look more and more like a junky. He can’t drink. He can’t get it up. His teeth fall out. Like pregnant women lose their teeth feeding the stranger, junkies lose their yellow fangs feeding the monkey.”).

[24] Paige Batty, op. cit. p. 8 (“I reproduced without any messy pregnancies: I simply cloned simulations of myself and then played the roles I had scripted for awhile.”) Je traduis.

[25] Katherine Hayles, parle de « signifiants clignotants » (“flickering signifiers”) à propos du support de l’information à l’ère numérique : entièrement dématérialisée, l’information se transmet par une série de bits, par le jeu entre l’ordre et le désordre, la forme et le hasard (“pattern and randomness”) qui transcende toute présence, ce qui, pour Hayles, annonce un paradigme culturel qui dévalue systématiquement le corps. Par ailleurs le clignotement du signifiant, par exemple celui d’un texte ou d’une image sur un moniteur, trahit son caractère instable, sa grande sensibilité à la mutation : taper sur une seule touche peut en changer radicalement l’aspect. V. « Virtual Bodies and Flickering Signifiers », How we Became Posthuman, Chicago, The University of Chicago Press, 1999, p. 25-49.

[26] Paige Baty, op. cit., p. 96.

[27] Id., p. 20 (“Yes, this is about longing, and belonging, and other kinds of cutting and pasting. This is about virtual valentines. I sent the lines that got me snagged by the net, the kind that got me hooked on the wire of the fishnet empire we call the World Wide Web.” Je traduis.

[28] Id., p. 43 et p. 45.

[29] Pour une critique vigoureuse de l’hégémonie de l’hypertexte et de la culture digitale par opposition au livre-objet, voir Roland Reuss, Sortir de l’hypnose numérique (2012), trad. Brigitte Vergne & Gérard Rudent, Paris, Îlots de résistance, 2013.

[30] Katherine Hayles, « Hyper and Deep Attention: the Generational Divide in Cognitive Modes », Profession, n°13, 2007, p. 187 (“Deep attention, the cognitive style traditionally associated with the humanities, is characterized by concentrating on a single object for long periods (say, a novel by Dickens), ignoring outside stimuli while so engaged, preferring a single information stream, and having a high tolerance for long focus times. Hyper attention is characterized by switching focus rapidly among different tasks, preferring multiple information streams, seeking a high level of stimulation, and having a low tolerance for boredom.”) Je traduis.

[31] Dans Phèdre, Platon oppose Thamus le roi d’Egypte, champion du verbe, à Thoth, le dieu de la mathématique et de l’écriture. Bernard Stiegler se penche sur ce texte à la lumière du célèbre essai de Jacques Derrida « La Pharmacie de Platon », La Dissémination, Paris, Seuil, 1972.

[32] La transindividuation est un concept proposé par Bernard Stiegler qui met en évidence la dynamique entre le « je » et le « nous » contribuant à la création et la transformation de milieux techno-symboliques où s’élaborent les significations. Pour plus de détails sur le rapport entre le transindividuel de Gilbert Simondon et la transindividuation de Stiegler, voir en ligne ici (consulté le 09/09/2016).

[33] Bernard Stiegler, De la misère symbolique, Paris, Flammarion, collection « Champs essais », 2013, p. 106.

[34]. La grammatisation est l’organisation en unités discrètes : l’alphabet, l’imprimerie, la révolution numérique sont les trois grands moments de grammatisation en Occident. Bernard Stiegler élargit le concept introduit par Sylvain Auroux dans La Révolution technologique de la grammatisation, Liège, Mardaga, 1994. Voir en ligne ici l’entrée correspondante dans le vocabulaire du site de l’association fondée par Stiegler, Ars Industrialis.

[35] Voir Bernard Stiegler, « Le Blues du net », entretien publié sur le blog « Lois des réseaux ». En ligne ici (consulté le 09/09/2016).

[36] Paige Baty, op. cit., p. 96.

[37] Elizabeth Grosz, Volatile Bodies : Towards a Corporeal Feminism, Bloomington, Indiana University Press, 1994, p. vii.

[38] Jean-Louis Baudry, « Le Dispositif », Communications, année 1975, volume 23, numéro 1, p. 65.

[39] L’art digital, en particulier, peut contribuer à démonter la façon dont fonctionne ce dispositif, en montrant que le corps du spectateur/ice ne peut jamais correspondre parfaitement à la position prévue par l’œuvre. V. Michele White, The Body and the Screen : Theories of Internet Spectatorship, Cambridge, MIT Press, 2006, p. 151.

[40] Paige Baty, op. cit., p. 6.

[41] Id., p. 151-152 (“This is about being disembodied, distanced, distinct, and that sort of boundary-thing. It is not about being present. It is not about being there. It is not about a shared history, or a shared meal, or a shared story, or any kind of mutuality. It is about contact with virtual strangers. There is no exchange of bodily fluids on the internet. […] This kind of connection leaves you cold and dead inside, because it lacks history and a language of belonging.”) Je traduis.

[42] Id., p. 41 (“The matrix was erasing me even as I came to, in a simulated experience of my life. […] Where was I ? Beam me up, Scottie. Who is scripting this show ?”) Je traduis.

[43] Id., p. 7 (“In the matrix I did not have to love in my body. In the matrix I could be whoever I wanted to be. In the matrix I could travel across time and space and just be some words on a page. I am that plank Paige who wrote herself in the matrix and danced ‒ like the dazzled Madame Bovary ‒ into disaster.”) Je traduis.

[44] V. le chapitre 3 de Bernard Stiegler, De la misère symbolique, op. cit.

[45] Paige Baty, op. cit., p. 51.

Auteur

Isabelle Boof-Vermesse est MCF à l’université de Lille. Ancienne élève de l’ENS de Fontenay-St Cloud, agrégée d’anglais, elle est spécialiste de littérature de genre,  en particulier du roman policier californien,  et a publié de nombreux articles sur Raymond Chandler, Dashiell Hammett,  James Ellroy… Ses travaux de recherche actuels  portent sur le genre cyberpunk,  en particulier sur la question de l’espace virtuel et des pratiques artistiques chez William Gibson, sur lequel elle a publié plusieurs articles. Elle a dirigé un recueil d’articles sur le thème de l’Imaginaire machinique, à paraître aux Presses universitaires de Sofia, Bulgarie, courant 2017.

Copyright

Tous droits réservés.




L’instant j1var0


La littérature nativement numérique, écrite sur les blogs, sites et réseaux sociaux, accorde une part privilégiée à l’instant. Par là, ce pan de la création contemporaine à la fois rejoint l’ensemble de la littérature du XXIe siècle, et crée sa spécificité. Temps adapté à l’expression du fragment, l’instant du satori, rejoint ailleurs le kaïros, ce moment propice ou occasion, où se révèle sa réelle complexité temporelle. Rencontre d’éléments disparates, l’instant créateur ouvre le Web à une écriture renouvelée du haïku et de l’essai

The digital native literature, written on blogs, sites and social networks, gives a privileged part to the instant. In this way, this part of contemporary creation simultaneously joins all the literature of the 21st century, and also creates its specificity. Time adapted to the expression of the fragment, the instant of the satori, joins the kaïros, this propitious moment or opportunity, reveals its real temporal complexity. Encountering disparate elements, the creative instant opens the Web to a renewed writing of haiku and essay.


1. L’instant contemporain

La culture numérique, profuse dans son extraordinaire diversité, naît paradoxalement d’une pratique jivaro : tout contenu, texte, image, son, parce qu’il peut se réduire à une suite de 0 et de 1, va entrer dans un réseau où partage et transfert constituent les deux actions principales dont il sera l’objet. De là deux spécificités techniques de ces contenus, également formulables en termes d’exigences implicites chez les usagers : disponibilité et accessibilité. Dans l’instant qui suit ma requête sur un moteur de recherche, voilà qu’afflue une masse de données, qu’il s’agisse de bibliothèques musicales, ou de la BnF, dont la totalité des ouvrages, somme inimaginable de connaissances, se niche dans quelques misérables Téraoctets. La réduction des productions humaines en données par le numérique, au prix d’une désémantisation [1],  a pour conséquence de consacrer l’instant comme la temporalité « naturelle » de l’accès à ces données compressées.

Quand l’informatique, depuis qu’Apple décida de hisser un voile opaque entre l’utilisateur et l’intérieur de la machine, aux programmes secrets, ressortissait au XXe siècle, qui fut celui de son avènement, à la lenteur et à la complexité, constatons, avec Milad Doueihi, que le numérique du siècle suivant autorise, au cœur même de nos expériences quotidiennes, « des accès souples et multiples » [2]. Plus qu’une pratique documentaire, la consultation semble devenue un rapport intime aux données comme au réel.

Notre temps, écrit ainsi Raffaele Simone, est interrompu sans arrêt par le besoin compulsif de contrôler les médias que nous portons sur nous, de consulter notre portable, de photographier, de chercher des sites sur des cartes et des informations. Toutes ces pratiques bouleversent l’expérience du temps continu et sans cassure, car elles transforment le temps en séquences d’interruptions et de moments fragmentés. [3]

Nos pratiques numériques franchissent constamment seuils et frontières : du réel au virtuel, et retour. Ouvrir un onglet, une fenêtre, sélectionner du doigt un message reçu, cliquer sur l’icône d’un navigateur, activer l’un de ces « signes passeurs » : autant de gestes marqueurs de notre contemporanéité, autant de promesses d’une interaction immédiate avec le dispositif technologique. N’envisager le Web qu’en termes de big data, constituer des stocks de données pour les proposer à quelque moulinette encodée, fût-ce à destination de nos sciences humaines, ne conduit-il pas parfois à perdre de vue la qualité de l’expérience ici en jeu ? Le dossier Web Satori, consacré aux productions littéraires nativement numériques, souhaite, lui, se saisir de cet instant de l’apparition du phénoménal numérique, en examinant ses versants multiples, à commencer par ceux de la réception-consultation et de la création-publication. C’est bien plutôt d’une dynamique d’hybridation, d’ailleurs, qu’il s’agira, derrière cette symétrie trompeuse, l’écrilecteur tendant à brouiller, on le sait, les catégorisations habituelles.

En questionnant la littérature telle qu’elle s’écrit et se lit dans et par le numérique par le prisme de l’instant, nous voudrions aussi éroder les représentations hâtives d’une « révolution » numérique, dont la rupture serait le seul mode d’être. Si les innovations caractérisent les textes étudiés ici, elles ne prennent sens que dans une historicité qu’il nous appartient de rappeler. Loin d’une hypothétique table rase, paradigme anachronique d’ailleurs, présentée avec trop d’insistance par bien des lectures médiatiques de « l’ère numérique », la littérature qui s’écrit sur sites, blogs et réseaux sociaux, revisite bien des formes et des gestes que notre modernité avait repérés comme constitutifs du littéraire. Si elle vient les interpréter de nouveau, optant pour la variation et le retravail, c’est également en raison de son dialogue constant avec l’ensemble de la littérature contemporaine. Qui souhaiterait s’en prendre à la ghettoïsation de la littérature numérique, encore considérée par certains comme une sous-pratique de geeks lettrés ou d’ingénieurs sur le retour, n’aurait qu’à noter la commune origine des écritures actuelles, qu’elles s’inscrivent sur papier ou dans le Web. Le réseau accueille en effet une production constamment mobile, différente à chacun de mes consultations, et ouverte sur un rhizome infini de ressources. D’un tel espace décentré, le sujet contemporain est l’hôte par excellence, comme il l’est des écritures contemporaines en général : « Moi je ne sais pas. Il y aurait un centre ? » s’interroge ainsi Spencer, le personnage tout mouvement, dont Arno Bertina fait le narrateur de son gros roman – presque 500 pages – Je suis une aventure [4], ouvert ici presque au hasard parmi tant d’autres. Un tel refus d’assignation identitaire du sujet contemporain convie à n’en pas douter à des expériences parallèles voire sécantes, en ligne et en librairie, sur le papier et sur la Toile. La littérature numérique ne saurait donc se voiler l’hapax : c’est avec un monde en bascule qu’elle interagit, tout comme le font les propositions les plus aventureuses des éditeurs traditionnels. C’est même bien parce qu’il lui incombe, à elle aussi, et avec des moyens technologiques qui l’y prédisposent probablement, de tenter de se saisir de l’instabilité contemporaine et des mutations en cours, sociales, politiques et culturelles, qu’elle s’impose comme pratique et partage. Puisque penser notre environnement dans les seuls termes de la continuité héritée du positivisme du XIXe siècle ne paraît plus guère possible, la discontinuité et la délinéarisation du récit, et par conséquent des identités narratives afférentes, que produit chaque jour la littérature Web, paraît tout particulièrement apte à enregistrer et moduler les ondes de choc de nos vies, volontiers fragmentées en posts et tweets.

Aussi l’instant peut-il à bon droit se prétendre le « chronotype » [5] de la littérature numérique.

2. L’instant & le fragment

Le Web archive du discret. Sites et blogs littéraires n’échappent pas à la règle, qui déportent le modèle classique de l’œuvre vers un paradigme neuf, où la liste et l’anthologie tendent à supplanter la continuité causaliste du récit. Dès lors, ma lecture n’en pourra être que préhensive, extraction répétée de fragments, comme autant de bornes dans mon parcours exploratoire. Quand face à de telles accumulations de contenus, constitutives de sites-bases de données, l’internaute bénévole se sent quelque peu désemparé, force lui est d’inscrire son geste de lecteur en rupture avec une telle tendance cumulative. Ce faisant, il redonne au fragment initial – billet, post – son statut premier, que l’inscription dans une collection aux contours flous érodait. C’est d’ailleurs dans notre contexte de surabondance et d’infobésité numérique, où le flux charrie constamment un nombre incalculable d’informations, que l’instant s’affirme comme résistance. Face au mouvement général de coagulation des données, destiné à organiser la traçabilité de ces informations comme de nos activités en ligne, sont apparus en effet des gestes censés trouer la Toile conçue comme nasse. Bien des auteurs et artistes numériques, à l’image d’Alexandra Saemmer, par exemple, inscrivent ostensiblement leur travail dans une obsolescence qui constitue l’une des qualités propres de l’œuvre. Puisque supports, logiciels, navigateurs, évoluent et menacent la pérennité des programmes, autant adopter cette instabilité pour doter l’œuvre d’une intensité neuve. De nombreuses applications récentes viennent confirmer l’esthétique de l’instant comme l’une des modalités centrales de la communication numérique : que l’on songe à Snapchat, ou à Instagram Stories.

L’intime semble trouver là ses espaces de publication privilégiés, prolongements naturels d’une écriture de soi en ligne revisitant, par le blog principalement jusque-là, la discontinuité définitoire du journal personnel. Aux biographèmes barthésiens, déjà imaginés d’ailleurs comme éléments d’une navigation – « quelques détails, […] quelques goûts, […] quelques inflexions, disons : des “biographèmes”, dont la distinction et la mobilité pourraient voyager hors de tout destin et venir toucher, à la façon des atomes épicuriens, quelque corps futur, promis à la même dispersion » [6] – correspondent ce que nous pourrions nommer des blographèmes, éclats de soi qu’il appartient au lecteur de parcourir, voire de relier. Le poète luxembourgeois Lambert Schlechter livre ainsi, à longueur de posts, une « liasse de dix mille fragments » appelée à constituer son œuvre autobiographique en ligne.

Sans doute l’écriture du blog suscite-t-elle un rapport propre à son contenu comme à ses lecteurs. Pour qu’un tel journal à ciel ouvert fidélise ses lecteurs, la mise à jour doit en être très régulière, et mise en valeur comme attention accordée, parfois avec une frénésie certaine, à la capture de l’instant présent, voire à une scénographie de ce dernier. La présentation antéchronologique des posts, caractéristiques du blog, conduirait ainsi, selon Fanny Georges, à une « survalorisation de l’instant présent » dont les causes résideraient dans la nécessité pour l’utilisateur de ces plateformes de « nourrir continuellement la structure identitaire qui le manifeste pour exister dans sa communauté », car, poursuit-elle, « le Web 2.0 compromet le développement d’un Soi consistant et autonome pour le livrer à la précarité de l’urgence immédiate [7]. » Le constat peut s’élargir à l’ensemble des réseaux sociaux, et finalement à tous les modes de publication en ligne. C’est donc également une forme d’hystérisation de soi qui contribue à ériger l’instant en temporalité privilégiée de l’écriture personnelle sur le Web vécue sur le mode de l’urgence.

3. L’instant & l’occasion

1 JY Fick D'ici là no7

Doc. 1 ‒ Jean-Yves Fick, « Ce qui demeure », D’ici là, no7, Pierre Ménard (dir.), Publie.net, 2011.

Sur la labilité du temps, de l’ombre qui couvre peu à peu la lumière, sur la labilité du flux qui affole le Web à chaque seconde, Jean-Yves Fick inscrit un poème. Bref, qui dit justement la saisie impossible de l’instant conçu ici très classiquement comme intervalle, mais qui vient, par son geste même, non pas vainement tenter de retenir d’aucune façon ce qui toujours fera défaut, mais évider bien plutôt le texte de cette nécessité même. « Ce qui demeure », selon Fick qui intitule ainsi sa contribution à la revue de création en ligne D’ici là [8], sera « ce qu’il a vu de l’instant », soit « ce qui ne peut se dire du moment un point suspendu ». L’instant Web contient et libère à la fois une poétique de l’empêchement qui se sait incapable de tout bon débarras, et s’écrit précisément dans ce creux d’un indicible et d’un infigurable. La profusion même, qui nourrit un site comme celui de Jean-Yves Fick, témoigne de cette relance incessante du poème face à l’instant.

Christophe Sanchez, qui publie simultanément des clichés d’aube sur Instagram, et le même cliché accompagné d’un poème, sur son blog, propose également une telle écriture de l’instant numérique, tout particulièrement sensible – photo-sensible – aux moments d’entre-deux. La rubrique « Morning à la fenêtre » y reprend le motif crépusculaire, si populaire sur FlickR ou Instagram, dans un cadre proche du journal personnel, pour apercevoir « l’instant dans l’eau obscure d’un tourment [9] », et par-là capter « tout ce qui est “entre” et peut échapper à la présence du présent » – un éphémère qui « capte du temps dans les flux imperceptibles et les intervalles des choses, des êtres et de l’existant [10] ».

Si le seuil et l’intervalle mobilisent tant, c’est comme expérience paradoxale d’un écart – entre chien et loup – plein. L’instant que texte et image, puisque ce compagnonnage domine, s’emploient à dire, résonne en effet d’une pluralité de temporalités qui l’irise. Davantage qu’un point fugace insaisissable sur la ligne du temps, l’instant s’offre comme entrelacs d’expériences. Remontons… à Stendhal, qui face à l’exceptionnelle richesse d’instants revécus par sa mémoire dans leur éclat d’épiphanies, expérimente, dans sa Vie de Henry Brulard, la nécessité d’une saisie polysémiotique. Face à la gageure d’une transcription, dans la successivité de la phrase, de la synchronie définitoire de l’instant, il fut contraint de recourir au dessin, à l’image comme dispositif synoptique : « le glissement d’une sémiotique verbale à une sémiotique de l’image », commente Jean-Marie Seillan, « consacre l’incapacité, au moins relative, de l’écriture littéraire à saisir et à restituer la pluralité des sensations qui coexistent dans l’instant heureux [11] ».

L’instant, haussé au rang de révélation épiphanique, se fait ici occasion, « instant qui est pour nous une chance », écrit Jankélévitch dans Le Je-ne-sais-quoi et le presque-rien. Or, l’occasion, propice, est une « coïncidence ponctuelle » de plusieurs temporalités, celle du sujet et celle de l’événement qui surgit, l’intersection de lignes temporelles, l’instant de synchronisation miraculeuse de plusieurs rythmes, comme une polyrythmie heureuse :

L’occasion est une chance, et une chance inédite, inouïe, inespérée, par la réunion exceptionnelle de facteurs ou de conditions qui demeurent en général disjoints. L’occasion est l’alternative surmontée […], la conjonction critique succède à la disjonction chronique, le cumul au sporadisme ! […] C’est donc le “simul” de la simultanéité qui est le miracle [12].

Par l’alliance du texte et de l’image, les poèmes en ligne de Jean-Yves Fick cherchent l’occasion, proche du Kaïros de l’instant grec. Si la photographie jouit déjà, en elle-même, d’une complexité temporelle, « nouement » qui « se saisit en une seule fois de plusieurs temporalités [13] », comment le texte peut-il jouer sa propre carte ? Probablement par la domestication du verbal :

  1. amuï au profit de syntagmes nominaux, libres de flotter sans attache temporelle fixe, d’autant qu’ils se juxtaposent et proposent le plus souvent un parcours paratactique,
  2. ou délivré de telles amarres, par le choix massif d’un présent de l’indicatif d’aspect sécant, élu pour ses emplois dits « omnitemporels », qui font de ce tiroir verbal l’équivalent grammatical du flou photographique, capable de rendre simultanés pour l’œil les mouvements pourtant successifs d’un objet.

Négociant sans cesse avec les flux, tramé d’une diversité de temporalités et de rythmes, l’instant Web, en quête de formes adéquates, associe donc volontiers l’iconique au scriptural. Quand les poèmes de Fick font le choix de la parataxe, faut-il s’étonner de ce que la mosaïque se soit imposée comme le mode de publication privilégié de l’image sérielle sur Internet ? Parataxe iconique et parataxe textuelle jouent en effet des frictions entre partie et tout et transforment, à la limite, le poème même, en l’une de ces anthologies caractéristiques de la culture numérique. Significativement, Jean-Yves Fick accole d’ailleurs poème et mosaïque d’images, pour clore sa contribution à la revue D’ici là.

2 JY Fick D'ici là no7

Doc. 2 – Ibid.

Ces deux formes convergent dans la tentative d’écrire l’instant, non pas tant extrait du flux numérique ou vital, que reversé dans cette labilité. L’œuvre qui témoigne de cette tension fructueuse et qui perçoit en synchronie la diachronie fuyante, qui stabilise fragilement une telle fluidité, est mosaïquée. L’occasion aura ménagé ce dépassement dialectique de l’opposition originelle entre un instant-punctum, isolé comme saillie existentielle, et le flux numérique.

« L’occasion », poursuit Jankélévitch, « est un cas qui vient à notre rencontre [14] ». De fait, le paradigme de la rencontre semble fonder une poétique de l’instant Web, mieux peut-être que n’y parvient celui de la rupture, souvent mobilisé. De là l’omniprésence des haïkus numériques dans la blogosphère littéraire. C’est bien parce que cette forme poétique brève relève d’une « écriture absolue de l’instant [15] », propice au satori qu’elle s’impose comme scène privilégiée de la rencontre. Christophe Grossi intitule ainsi « Rencontre du jour » le contact noué furtivement avec une aigrette, dont le cliché et le texte porteront trace et témoignage [16].

3 C Grossi

Doc. 3 ‒ Philippe Grossi, http://deboitements.net/spip.php?article761

Si le haïku incarne et se définit comme « art de la rencontre », il jouit en effet sur le Web de la coexistence de systèmes sémiotiques différents, dont la coprésence réalise et autorise cette rencontre même. Jean-Pierre Balpe inscrit ainsi systématiquement, dans un blog explicitement consacré aux haïkus, le texte à l’intérieur de la photo [17].

4 JP Balpe

Doc. 4 ‒ Jean-Pierre Balpe, http://meshaikus.canalblog.com/.

L’instant Web, par le haïku, rejoint le punctum barthésien, qui montre ce « détail [qui] emporte ma toute lecture. […] Par la marque de quelque chose, la photo n’est plus quelconque. Ce quelque chose a fait tilt, il a provoqué en moi un petit ébranlement, un satori, le passage d’un vide (peu importe que le référent en soit dérisoire [18]) ». La photographie comme instantané offre sa saisie du réel au haïku numérique, comme une note – notula – prise au vol, « comme un gangster sort son colt », écrivait encore Barthes : le « tir photographique » de Cartier-Bresson, qui glosait par-là son fameux « instant décisif », résonne du même écho : « Bang » ! écrivait Balpe.

« C’est ça » résumait le punctum pour Barthes ; « ça-a-été », la photographie : posons qu’un « c’est là » devient nécessaire aujourd’hui pour spécifier l’apport du numérique, dans ce rapport iconotextuel voué au partage en ligne. L’« hypercontextualisation » du cliché numérique – du selfie notamment – comme « rapport de l’acteur à la situation » [19], sert une écriture numérique de l’instant consacrée à la collecte d’objets trouvés, au gré d’errances souvent urbaines qui rappellent les pratiques surréalistes puis situationnistes, mais s’affichent également comme des équivalents IRL de la sérendipité au cœur de la navigation sur Internet. Le geste photographique et poétique de Cécile Portier, par exemple, prélèvera une vulgaire pièce de monnaie.

5 C Portier

Doc. 5 ‒ Cécile Portier, http://petiteracine.net/wordpress/2014/06/gagne-ma-langue/

Renouant avec la poétique du hasard objectif et de l’objet trouvé, l’écranvain propose ici comme une porosité des espaces, numérique et réel, où la même errance conduit à la rencontre du trivial. « Semée », autre dispositif de la série « Compléments d’objets » sur le site de Cécile Portier, illustre également une telle métalepse, puisque c’est cette fois une semelle oubliée là sur laquelle tombe l’auteure, comme au gré de mes parcours en ligne je peux croiser incidemment telle ou telle page Web depuis longtemps délaissée par son propriétaire.

6 C Portier Semée

Doc. 6 ‒ Cécile Portier, http://petiteracine.net/wordpress/2011/06/semee/

Perec aujourd’hui, parallèlement à son herbier urbain, nourri des traces – tracts, tickets… – de l’existence contemporaine, réaliserait peut-être un herbier numérique qui, dans le cloud ou sur un disque dur externe, archiverait des captures d’écran de ses navigations sur Internet… Telle pratique serait fidèle à l’esprit de l’auteur et à son goût du jeu. C’est même là, encore, un point de rencontre, que cette ludicité attachée à la sérendipité, comme le montre Servanne Monjour [20], et intrinsèquement, à l’instant, friand de surprises et d’impromptus quand la durée, elle, ne peut d’empêcher de planifier, en tablant sur quelque constance des individus et du monde. Aussi l’instant Web manifeste-t-il au mieux, dans ces productions littéraires nativement numériques, une intention d’invention.

4. L’instant & l’énonciation créatrice

La simplification technique du processus éditorial, rendue possible par les performances actuelles du réseau, des plateformes et des logiciels dédiés, autorise un mode de publication quasi instantané. Thierry Crouzet évoque ainsi la touche « Send », aux pouvoirs presque magiques :

Un Send n’est pas réversible, le Net mémorise, interdit l’oubli, tant chaque chose est aspirée, archivée au-delà de toute possibilité d’effacement, à moins d’un cataclysme. Pas de repenti, ou si peu, foncer en avant vers le texte suivant. Assumer son imperfection, jouir de l’éjection de bits vers les papilles sursensibilisées des récepteurs étrangers [21].

Le lecteur internaute accède à des productions qui conservent quelque chose de leur élan premier : découvrant un texte qui vient d’être rédigé, tweet ou post, j’en perçois non seulement le contenu mais également la force de projection, forme de dripping numérique, sur l’écran que je contemple. C’est bien le geste même de l’écranvain qui perdure et constitue partie du rayonnement de l’œuvre publiée en ligne.

Symétriquement, l’auteur tend à raccourcir, parfois jusqu’à l’infime instant, le délai attribué à la validation sociale du contenu édité : « Internet se définirait ainsi comme le lieu d’une prétention à l’immédiateté du feedback dans les processus littéraires », admettra-t-on aisément, avec Étienne Candel et Gustavo Gomez-Mejia [22]. Plus largement, la culture de l’engagement de l’internaute ressortit à l’immédiateté et à l’instantanéité. La viralité des mèmes, par exemple, exploite ce pan tacite de la pratique du partage d’un contenu par les internautes. Là encore, contrairement aux apparences, l’instant ne conteste pas tant le flux qu’il ne se découvre des aires communes où se réalise une coprésence polyrythmique. Le même, partagé parfois des millions de fois, y perd-il de son aura originelle ? Pas forcément, semble-t-il, puisque le modèle benjaminien de la reproductibilité technique ne se superpose que partiellement à ces pratiques, qui relèveraient davantage d’une (ré)itérabilité numérique de l’instant. L’instant originel – une vidéo, par exemple – est en effet censé conserver, même diffusé aussi largement, sa puissance disruptive première : c’est même parce qu’il la conserve qu’il m’incite, à mon tour, à entrer dans la chaîne du partage.

On le voit, les caractéristiques techniques qui définissent le support et donc ses pratiques, ne sauraient épargner l’énonciation même de l’œuvre. Présentant l’ouvrage de Dominique Hasselmann, 140 Tunnels – en 140 signes chacun – proposé en ligne par Publie.net, François Bon affirme nettement une telle interaction :

Il faut s’y faire. Twitter est désormais un outil adulte de création. Non par culte du bref, mais par ce rapport de publication immédiate, circulante, qui permet d’être au plus près du réel et en même temps de le construire comme fiction [23].

Le texte littéraire met alors ses pas dans ceux de la photographie, dont l’histoire peut, de ce point de vue, se résumer à la réduction progressive du temps de pose jusqu’à « une pointe presque invisible –, le suspens de l’instantané, qui est à la fois le plus bref et le plus absolu [24] ». C’est également l’horizon de la performance, dépendante d’un hic et nunc, ouverte au geste autant voire plus qu’au résultat-œuvre, qui se propose ici à l’œuvre littéraire numérique saisie à travers le prisme de l’instant. Chaque clic sur un lien hypertexte, d’ailleurs, souligne « l’énergie suggestive du langage, de l’image, de l’éclairage, de la mise en espace et de l’animation », pour Alexandra Saemmer [25].

L’hypertexte participe donc d’une poétique et d’une économie pragmatique du ravissement, le clic m’engouffrant brutalement dans un ailleurs inconnu. De même, le surgissement en ligne de l’œuvre littéraire hyperliée, ou tout simplement nativement numérique, parfois encore mal dépolie, entachée de scories qui pourront éventuellement disparaître lors d’une ultérieure relecture-mise à jour, lui confère l’intensité conservée du geste créateur. L’instant créateur, comme le soulignait déjà Bachelard, ouvre à la dimension du commencement [26].

Or, le commencement, toujours relancé, a déjà son genre : l’essai, dont la poétique se laisse caractériser par « cet élan permanent de l’entrée, pulsion de discours renouvelée à chaque phrase [27] ». Le site « en recomposition permanente [28] » et le blog perçu comme « enchevêtrements, marqueterie, hoquetante psalmodie [29] » entassant fragment sur fragment, renouent avec cette évolutivité inhérente à l’essai, en cela distinct du traité aux visées plus péremptoires. C’est même à une vitalité neuve qu’il aspire, reprenant à chaque occasion le fil de son discours, non seulement pour le moduler et le prolonger, mais bien pour y réinscrire un élan énonciatif capable de revigorer l’ensemble. Dès lors, multipliant les incipit, le site ré-arme et ré-ancre à chaque instant la performativité d’une parole d’écrivain. Il fait même de l’instant l’occasion d’une telle relance de la pensée. Si l’essai comme le site renoncent à l’affirmation de vérités intimidantes d’être présentées comme définitives et indépassables, c’est que tous deux s’ancrent de fait dans un terreau mouvant par définition, celui du présent de leur énonciation. « La philosophie prétend aux vérités éternelles, si l’on en croit Platon », rappellent Glaudes et Louette, « l’essai fait du circonstanciel l’objet de sa méditation [30]». Nommons e-ssai le terrain de jeu de cet « instant qui décide et qui ébranle » tant l’auteur que le lecteur, progressant par vagues successives, gages d’une nouveauté entretenue comme un feu précieux : « Il faut du nouveau », écrivait encore Bachelard, « pour que la pensée intervienne, il faut du nouveau pour que la conscience s’affirme et que la vie progresse. Or, dans son principe, la nouveauté est évidemment toujours instantanée [31]. »

Au terme de ce parcours, qui lui-même se contente d’ouvrir le dossier Web Satori, l’instant, considéré comme le régime de temporalité privilégié d’une écriture numérique, s’est déployé tant vers sa réception en aval, qu’en amont vers des formes et des genres anciens, revisités par l’activité de ces écrivains du Web, ou écranvains. C’est qu’un des strates les plus profondes des pratiques littéraires concernées se nourrit du rêve fou de dire, malgré tout, malgré la modernité et Mallarmé notamment, le monde par le langage. L’immédiateté, le fantasme de la synchronie perception/publication/réception, permettrait de rétribuer autrement le défaut des langues. L’efficace technique incarné par des outils performants, smartphone, tablette, ordinateur, l’éclatement sémiotique des contenus – son, image, texte – tentent ainsi de négocier avec l’embarras propre à notre littérature dans son rapport au monde. Les tenants d’un Web de l’information soulignent d’ailleurs à l’envi la puissance du réseau et saluent l’instant comme cet éclair performatif réduisant presque à néant bruit et retard dans la transmission des messages. Mais si les écranvains, on en aura vu quelques exemples ici, exploitent à leurs fins propres les capacités des plateformes, c’est bien pour mener, toujours, une interrogation sur le rapport de la langue au monde, voire pour évider cet instant trop plein, saturé d’informations, en le faisant dialoguer notamment avec l’image photographique. Les poèmes de Jean-Yves Fick déterritorialisent volontiers le référent de la photo, par la mise en espace de blancs, venus trouer le texte mais aussi susciter des circulations d’air entre l’écrit et l’image. Les « Grains d’instants » de Christophe Grossi se jouent ainsi, de façon exemplaire, d’un rapport de l’écriture à l’immédiateté supposée de l’image déposée sur Instagram, en proposant décalages et « déboîtements » – le titre de son blog littéraire – indispensables au surgissement d’une écriture décentrée [32].

7 C Grossi Grainns d'instants

Doc. 7 ‒ Christophe Grossi, http://deboitements.net/spip.php?rubrique50

Autant de formes de résistance vive à l’évidence, voire à la fascination de l’instant comme possibilité, ici reconnue vaine, de fixer le sens.

Notes

[1] Je renvoie ici à l’ouvrage de Serge Bouchardon, La Valeur heuristique de la littérature numérique, Paris, Hermann, « Cultures numériques », 2014, p. 12.

[2] M. Doueihi, Pour un humanisme numérique, Paris, Seuil, 2011, p. 18.

[3] R. Simone, Pris dans la Toile. L’esprit au temps du Web, Paris, Gallimard, 2012, p. 24.

[4] A. Bertina, Je suis une aventure, Paris, Verticales, 2012, p. 370.

[5] J’ai plaisir à emprunter cette notion à Yves Vadé, qui l’avait forgée dans son article « Pour introduire les chronotypes », in L’Invention du XIXe siècle, le XIXe siècle par lui-même, Paris, Klincksieck, 1999, p. 195-205.

[6] R. Barthes, Œuvres complètes, t. 3, Paris, Seuil, 2002, p. 706.

[7] F. Georges, « Représentation de soi et identité numérique. Une approche sémiotique et quantitative de l’emprise culturelle du Web 2.0 », Réseaux, no154, 2009, p. 191 et 168.

[8] D’ici là, no7, Pierre Ménard (dir.), Publie.net, 2011.

[9] http ://www.fut-il.net/2015/12/morning-la-fenetre-s04.html

[10] Christine Buci-Glucksman, Esthétique de l’éphémère, Paris, Galilée, 2003, p. 25.

[11] J.-M. Seillan, « L’instant stendhalien et les limites de l’écriture littéraire », Modernités, no11, « L’instant romanesque », Talence, Presses Universitaires de Bordeaux, 1998, p. 31.

[12] V. Jankélévitch, Le Je-ne-sais-quoi et le presque rien, t. 1, « La manière et l’occasion », Paris, Seuil, Points, 1980, p. 142.

[13] Jean-Christophe Bailly, L’Instant et son ombre, Paris, Seuil, 2008, p. 54.

[14] Op. cit., p. 16.

[15] Roland Barthes, La Préparation du roman I et II, Paris, Seuil / Imec, 2003, p. 85.

[16] deboitements.net/spip.php?article761

[17] http://meshaikus.canalblog.com

[18] Roland Barthes, La Chambre claire, in O.C. t. 5, Paris, Seuil, 2002, p. 828.

[19] André Gunthert, L’Image partagée. La photographie numérique, Paris, Textuel, 2015, p. 156 et 154.

[20] S. Monjour, La Littérature à l’ère photographique, Thèse de doctorat, Rennes 2 – Montréal, 2015, p. 103.

[21] http ://tcrouzet.com/2013/11/24/la-send-generation-pecha-kucha-remix/. Voir également Thierry Crouzet, La Mécanique du texte, Publie.net, 2015.

[22] Voir leur article « Écrire l’auteur : la pratique éditoriale comme construction socioculturelle de la littérarité des textes sur le Web », in L’Auteur en réseau, les réseaux de l’auteur, Orianne Deseilligny & Sylvie Ducas (dir.), Nanterre, Presses Universitaires Paris Ouest, 2013, p. 61.

[23] https ://www.publie.net/livre/140-tunnels/

[24] J.-C. Bailly, op. cit., p. 112.

[25] A. Saemmer, Matières textuelles sur support numérique, Presses universitaires de Saint-Étienne, 2007, p. 16.

[26] Voir son Intuition de l’instant, Paris, Le Livre de Poche, 1994, p. 18 notamment.

[27] Marielle Macé, Le Temps de l’essai. Histoire d’un genre en France au XXe siècle, Paris, Belin, 2006, p. 164.

[28] http ://www.tierslivre.net/spip/spip.php?article3749 .

[29] http ://lambertschlechter.blogspot.fr/search?updated-max=2015-09-25T12 :48 :00%2B02 :00&max-results=15&start=32&by-date=false; 19 septembre 2015.

[30] P. Glaudes & J.-F. Louette, L’Essai, Paris, Hachette, « Contours littéraires », 1999 ; 2ème édition, Paris, Armand Colin, 2011, p. 134.

[31] G. Bachelard, op. cit., p. 22 et 37.

[32] Voir http ://deboitements.net/spip.php?rubrique50 .

Auteur

Gilles Bonnet est Professeur de littérature à l’Université Jean Moulin-Lyon 3, où il dirige le centre de recherches MARGE. Ses travaux portent sur la littérature française moderne et contemporaine, et tout particulièrement sur les rapports entre littérature et Internet. Un essai, intitulé Pour une poétique numérique, paraître fin 2017 aux éditions Hermann. Il a édité les actes du colloque « Internet est un cheval de Troie : la littérature, du Web au livre », sur le site Fabula (lien).

Copyright
Tous droits réservés.




FINAMOR, trobairitz numérique : écriture collective sur forum


Cet article étudie comment une communauté de poètes en ligne, implantée sur un forum d’écriture généraliste, Jeunes Écrivains, a mis en place depuis mars 2018 une œuvre poétique dispositive à même d’interroger les modalités d’une poétique forum. Cette œuvre est un compte collectif, FINAMOR, qui réinjecte un imaginaire courtois médiéval sur une plateforme du Web statique tout en énonçant une règle du jeu minimale : ne sont écrits que des poèmes d’amour ou d’amitié, ni explicitement signés, ni explicitement adressés. FINAMOR met en scène une auctorialité numérique, écrit des poèmes qui peuvent être lus par la communauté comme les textes à clef d’une enquête collective ; il interroge la poétique du topic de forum en le rendant à sa fonction polylogale, et permet enfin d’interroger les filiations artistiques des membres par un processus d’appropriation créative et collective. Tous ces éléments en font une œuvre poétique numérique à part entière.

This paper shows how an online community of poets, established on a generalist writing forum, Jeunes Écrivains, put in place from march 2018 a poetic artwork able to question the conditions of forum poetics. This artwork is a collective account, FINAMOR, which injects a courteous and medieval imaginary on a platform of the static web while enunciating a minimum game rule: one has to write love or friendship poems on a single thread without signing or addressing it. FINAMOR stages its digital authorship, writes poems which can be read by the community as key texts in a collective investigation; it thereby interrogates the dynamics of online forum’s thread by returning it to its polylogal function, and at last allows to ask the members’s artistic affiliations with a process of creative and collective appropriation. All these elements make it a digital artwork in its own right.


Texte intégral

Sur le forum Jeunes Écrivains [1], une communauté de poètes et poétesses expérimente depuis le mois de mars 2018 un dispositif poétique original, FINAMOR. Il s’agit d’un compte collectif et communautaire dont le mot de passe est accessible à tous les membres inscrits. Son fonctionnement prend pour départ une règle du jeu minimale : toute contribution postée par FINAMOR doit consister en un poème d’amour ou d’amitié, sur un fil unique et ne contenant de mention explicite ni du nom du scriptor [2] ni de celui du (ou des) destinataire(s). Ce dispositif a peu à peu été investi par les poètes du forum qui ont cherché à en révéler tout le potentiel en le jouant. C’est donc l’hétéronyme superlatif d’une communauté de poètes et poétesses en ligne ; tout à la fois œuvre collective ouverte, poème numérique et conversion d’un imaginaire médiéval courtois à la culture geek. Mais c’est surtout, en tant qu’œuvre processuelle ancrée dans un écosystème forum et que fiction d’auteur collectivement racontée, la manière la plus éclatante qu’a choisie la communauté implantée sur le forum Jeunes Écrivains pour proposer un outil heuristique à même d’interroger les conditions de création qui sont les siennes.

FINAMOR agit à la manière d’une loupe ou d’un révélateur : il exploite à plein tous les éléments d’une poétique forum [3] et fonctionne comme un formidable outil heuristique en nous les révélant. FINAMOR n’invente rien, sur le forum : il ne fait que reprendre et concentrer toutes les pratiques quotidiennes des usagers de la plateforme, pour nous défamiliariser d’avec leur évidence. Ce dispositif appartient à la troisième vague de la littérature électronique telle que la définit Leonardo Flores dans une conférence donnée à Bergen en 2018 : il adopte des interfaces qui lui préexistent, l’originalité ne lui est plus essentielle et il se construit à partir de formes existantes. Pendant des décennies, le poète numérique devait mettre en valeur la composante technique de sa créativité et sa numératie pour constituer son autorité numérique. Depuis peu, des milliers de poètes amateurs n’envisagent même plus la question des trois couches de l’écriture numérique [4] lorsqu’ils investissent les réseaux sociaux ou les plateformes plus traditionnelles que sont blogs et forums. Ils n’en sont pas moins poètes numériques, puisque c’est par Internet et leur culture numérique qu’ils s’instituent auteurs [5]. On postulera pour ce faire qu’il est plusieurs manières d’écrire en ligne, de tirer parti du support numérique et de s’inscrire comme créateurs au sein d’un écosystème numérique. L’écriture sur forum qui, à première vue, peut sembler très proche des écritures de cénacles sur papier et pour le livre, pratiquée qu’elle est par des poètes à peu près analphabètes sur le plan du code, génère en réalité des formes et des œuvres à même d’interroger le lieu de leur édition, et d’en tirer parti.

FINAMOR se propose d’abord comme un hétéronyme [6] superlatif, fiction auctoriale incarnée par la collectivité ; cela permet une réflexion sur les tenants de l’identité auctoriale lorsqu’elle est d’abord numérique. Ses poèmes sont de véritables textes à clef et engagent une lecture contextuelle qui n’est que le reflet des pratiques lectoriales en vigueur dans la communauté. Il propose également une poétique détournée du topic de forum, en interrogeant la fonction polylogale qui lui est ordinairement dévolue ; enfin, il est le lieu d’élaboration d’une filiation poétique commune à travers un dialogue créatif.

1. Fonction ou fiction auctoriale : un hétéronyme superlatif

1.1. Poétique du profil

FINAMOR existe depuis le 1er mars 2018, 1h54 du matin. Poétesse nocturne dès son acte de naissance, elle vient au monde à travers la création d’un compte et d’une règle du jeu. Deux membres du forum en prennent l’initiative et remplissent les champs vacants du profil. Or, cette construction du profil offre à l’écrivain numérique « une scène où construire sa figure auctoriale [7]» et possède un « potentiel poétique [8]» grâce aux pratiques « de détournement ludique des connotations associées au fait numérique [9]».

De fait, FINAMOR est genrée au féminin : première entorse à l’imaginaire médiéval de l’amour courtois, dans lequel les trobairitz [10] occupent censément une place de second plan. Elle a 99 ans, âge canonique pour une poétesse médiévale, et son avatar représente une enluminure ambiguë : dans ce couple d’amoureux tendrement enlacés, qui de l’homme ou de la femme détient la parole poétique ?

DOC1

Doc. 1 ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR.

Ce brouillage est volontaire, comme peut l’être le choix de transfigurer l’expression occitane de fin’amor en FINAMOR, en toutes majuscules – on sait comme dans les chats et sur les forums, l’usage des majuscules est un marqueur de volume sonore élevé, ou de colère ; le préfixe fin est d’ailleurs un superlatif annonçant un parachèvement de l’amour, ici superlativé une seconde fois par les majuscules. Dans tous les cas, il s’agit d’une mise en forme expressive du discours, native de la culture numérique, qui n’est pas anodine au moment de choisir l’autonyme d’un compte courtois. On peut également noter l’effet de décalage entre la connotation courtoise et médiévale de l’imaginaire historique dans lequel se situe ce personnage, son éditorialisation sur une plateforme sociotechnique du Web statique, et les choix ironiques de mise en forme qui en appellent aux codes geek. Tous ces choix font sens dans le contexte qui est le leur : celui d’un forum réservé aux écrivains. Au sein de chaque communauté en ligne, la « représentation de l’utilisateur est une structuration d’informations dont le contenu est fonctionnel : donner des informations utiles aux usages locaux [11]» ; sur Jeunes Écrivains, les informations utiles relèvent de la mise en scène auctoriale : les positionnements générique et esthétique sont deux des critères locaux les plus significatifs. FINAMOR est d’emblée signalée, grâce à son seul opérateur autonyme [12], comme poétesse lyrique ; le détournement de l’imaginaire courtois et l’ambiguïté de l’énonciation, quant à eux, annoncent une mise à distance du personnage d’auteur ainsi créé, tout en poétisant le profilage de cet avatar fantomatique.

Mais FINAMOR ne serait rien sans la double règle du jeu qui fonde son existence, et figure le mode d’emploi de cette œuvre ouverte à tous ceux qui le désirent. Le premier post de son topic de textes mime tant bien que mal les usages en vigueur dans la communauté, en produisant tout d’abord un pacte de lecture-écriture :

Oh mes ami·es !

Si vous avez le cœur grand, si vous avez le cœur lourd, si vous avez le cœur plein d’un amour trop grand pour vous, empli d’une tendresse étrange et difficile à nommer, si vous êtes secrètement amoureux·se d’amour ou d’amitié de quelqu’un·e qui ne vous regarde pas ou qui vous regarde trop, qui ne vous lit pas, ou mal, qui vous aime aussi mais ne veut pas le dire, qui ne vous aime pas encore mais devrait vous aimer, ou qui vous aime et vous le dit bref si vous avez un message doux à faire passer à celle/celui pour qui vous vibrez (même amicalement, même platoniquement, nous ne sommes pas regardant sur vos vibrations) : ce sujet est fait pour vous.

L’énumération anaphorique des motivations des scripteurs potentiels, saturée du mot d’amour, souligne le brouillage volontaire qui préside à la prise en main du dispositif ; brouillage des intentions d’écriture, mais aussi brouillage énonciatif : FINAMOR déstabilise les ondes et reprend à son compte toutes les variations de l’intention lyrique.

Vient ensuite la règle du jeu, minimale et qui pourtant, à sa manière, agit comme une contrainte mécanique ou un programme informatique :

DOC2

Doc. 2 ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR.

Triple critère : ni nom d’énonciateur, ni nom d’énonciataire, et une contrainte thématique, celle de l’amour. FINAMOR n’est pas encore ici un personnage capable de prendre en charge la parole poétique, mais demeure un dispositif anonymisant (deux fois). C’est à l’investissement du dispositif par les membres que nous devons l’incarnation d’un véritable poète hétéronyme.

1.2. Une histoire collective

Si l’histoire peut se raconter à plusieurs, c’est d’abord parce qu’elle émane d’un imaginaire collectif propre à la communauté réunie sur la plateforme. Les biographèmes de FINAMOR n’émanent pas d’une narration assumée dans le cadre de sa présentation (inexistante), mais sont directement pris en charge au sein des poèmes et des indices biographiques qu’ils disséminent. À charge pour les scripteurs d’ordonner une cohérence biographique afin que la fiction de l’auteur en personnage puisse susciter l’adhésion des récepteurs de son œuvre ; il s’agit d’une forme d’écriture biographique collective dont la littérarité tient à la cohérence, à l’adéquation avec l’écosystème qui la voit naître et à son inventivité.

L’espace des commentaires est lui aussi l’occasion pour les membres du forum de mettre en scène le personnage de la poétesse ; drôle de métalepse narrative où la narratrice bien réelle, Loup Colette, s’invite doublement dans la fiction, par le biais d’outils techniques qui rendent indiscernable son existence de celle du faux compte, tout autant que par l’histoire qu’elle raconte. C’est cette tension qui travaille l’identité numérique du poète fictif : rien ne le distingue, techniquement, des autres membres dont le référent est réel ; toute sa matière pourtant est technodiscursive.

DOC3

Doc. 3 ‒ Capture d’écran du site FINAMOR.

 Mais de l’intérieur des poèmes, et malgré la pluralité des scripteurs, l’unique narrateur de l’histoire dit bien « je » ; et on remarquera non sans malice combien le procédé décale légèrement la vieille question théorique de la double énonciation. Le scripteur, chaque fois différent, confie bien à un même énonciateur lyrique sa parole amoureuse, lequel est distinct de lui. Les choses se compliquent lorsqu’on examine la manière dont les scripteurs investissent effectivement le « je » FINAMORien. On relèvera trois situations distinctes :

‒ FINAMOR comme masque : FINAMOR n’est utilisé que pour anonymiser un poème, et fonctionne à la manière d’un masque de carnaval. Dans ce premier cas, le « je lyrique » est assimilable à un membre du forum distinct de FINAMOR, grâce à des indices biographiques qui permettent de l’identifier. Dans l’exemple ci-dessous, l’utilisation du surnom « Claudine » identifie par contrecoup le scripteur, seul membre du forum à surnommer ainsi la récipiendaire. C’est le degré zéro de l’investissement scriptorial du dispositif, puisqu’il fait de FINAMOR un intermédiaire purement technique.

DOC4

Doc. 4 ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR.

  FINAMOR comme personnage distinct : tous les poèmes ne contenant ni biographèmes ni indices de l’identité du scripteur ou du destinataire sont par défaut des poèmes assumés par FINAMOR, comme sujet lyrique universel. Parmi eux, une sous-catégorie raffine le procédé en donnant des biographèmes assimilables à FINAMOR comme personnage, ou en introduisant la signature dans le corps du texte, comme c’est le cas ici :

DOC5

Doc. 5 ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR.

‒ FINAMOR comme énonciateur lyrique collectif : cette utilisation est apparue plus tardivement, comme si elle était le fruit d’un imaginaire de FINAMOR qui avait eu besoin de sédimenter pour donner aux scripteurs des idées plus raffinées du personnage. Ce chant d’amour à plusieurs voix se matérialise dans des textes où le « je lyrique » s’écrit en langue inclusive :

DOC6

Doc. 6 ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR.

 Ce texte travaille les ambiguïtés du dispositif : il se clôt sur la signature, devenue topique, d’un FINAMOR profilé d’une périphrase (ici, « Le premier cœur de tous » ; le 30 juillet 2018, « seule digne poétesse » ; le 30 septembre 2018, « seul-e parfait-e amour » ; plus tard, FINAMOR interviendra comme signature au beau milieu d’un poème en prose [13]). Doté du don d’ubiquité (par l’énumération des lieux du sommeil partagé), intouchable et pourtant donné à l’existence grâce à « un mot », « quelques vers », « quelques lignes », FINAMOR est ce fantôme de présence numérique qui se déplace dans un espace qui, rappelons-le, n’a d’existence que métaphorique ; il brode d’ailleurs autour de deux des métaphores spatiales les plus courantes pour en référer au numérique [14] : la métaphore stellaire (le tour du « ciel » et des « saisons ») et la métaphore maritime (les « cavernes humides » et le « déluge »).

D’autres poèmes encore prennent appui sur cet imaginaire collectif d’un FINAMOR comme sujet lyrique universel, ou tout du moins situé dans les limites de la communauté. Ce qu’écrivent les scripteurs du dispositif, c’est leur histoire collective comme poètes lyriques du Web 1.0, plus forts collectivement et sous le visage d’un troubadour érigé en symbole de toute une filiation, ininterrompue, de poètes et poétesses lyriques.

1.3. FINAMOR en sa vivance

Pour parachever l’identité numérique et l’illusion fictionnelle, manquent encore ce que Fanny Georges nomme les indices de vivance, et qui participent à la métaphore du flux : en effet, ceux-ci « donnent du mouvement à l’ensemble du système de représentation de l’utilisateur [15]». Deux types d’indices de vivance existent : les indices de présence et les indices chroniques. Sur un forum hébergé par forumactif, un des widgets présents en bas à gauche de la page d’accueil rend visibles les utilisateurs connectés : autant d’indices de présence. À chaque fois qu’un membre se connecte avec FINAMOR, il le rend métaphoriquement présent et disponible :

DOC7

Doc. 7 ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR : widget de connexion des membres, le 2 avril 2019 à 16h.

Deux types d’indices chroniques renforcent la fiction d’auteur FINAMORienne : la date et l’heure de ses publications, ainsi que son rythme de publication. Les membres du forum contribuent doublement à la légende nocturne qui entoure la poétesse : en postant effectivement ses poèmes dans la nuit (lorsqu’ils en sont scripteurs), et en commentant la teneur nocturne de l’aura de la poétesse :

 DOC8

Doc. 8 ‒ Graphique des heures des contributions de FINAMOR.

 On voit sur ce graphique que presque la moitié des contributions de FINAMOR a été postée la nuit (entre 22 heures et 6 heures du matin), ce qui est une moyenne remarquablement haute relativement aux usages en vigueur dans la section poésie du forum. Cette légende est alimentée par les commentaires de membres :

DOC9

Doc. 9 ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR.

Moïra dévoile ici l’horizon d’attente développé par le dispositif, et le jeu scriptural aussi bien que lectorial qu’il engendre : poster la nuit, lire le matin. Les poètes amoureux sont insomniaques. Cette légende nocturne se construit d’ailleurs aussi de l’intérieur des textes postés par la poétesse, comme en témoigne ce nuage de mots généré via IRaMuTeQ à partir des plus fortes occurrences de noms, adverbes et adjectifs, entre la date de création de FINAMOR et le 10 mars 2019.

DOC10

Doc. 10 ‒ Occurrences de noms, adverbes, adjectifs dans le corpus de FINAMOR (généré par IRaMuTeQ).

Le mot « nuit » arrive en quatrième position avec 51 occurrences. Sur le schéma des cooccurrences, on le voit voisiner les mots « soir », « seul » et « poème », ce qui alimente bien l’imaginaire vivant d’une poétesse seule, dans la nuit, en posture d’écriture. Cette cohérence biographique donne de la densité au dispositif, grâce à l’intervention collective de tous les joueurs que sont les membres : FINAMOR est bien une fiction auctoriale qui se raconte grâce à des textes, des actions et un imaginaire, et assume ce faisant pleinement sa fonction auctoriale.

2. Jeux, enquêtes et textes à clef : comment lire en communauté

2.1. Jouer en ligne

Gaëlle Debeaux explore dans un article en ligne, « La littérature interactive : aux frontières du jeu vidéo [16]», les liens entretenus entre littérature et ludisme, et rappelle la définition du jeu donnée par l’historien Johan Huizinga :

Une action libre, sentie comme « fictive » et située en dehors de la vie courante, capable néanmoins d’absorber totalement le joueur ; une action dénuée de tout intérêt matériel et de toute utilité ; qui s’accomplit dans un temps et un espace expressément circonscrits, se déroule avec ordre selon des règles données et suscite dans la vie des relations de groupes s’entourant volontiers de mystère [17].

Elle explique que la notion de fiction est commune au jeu et à la littérature ; dans FINAMOR, il y a fusion entre la fiction de l’auteur en personnage et la littérarité du dispositif. L’univers de croyance auquel adhèrent les scripteurs et les lecteurs, dans ce temps et cet espace circonscrits évoqués par Huizinga, est ordonné par la règle précédemment évoquée et absorbe les passions de chacun des membres transformé en joueur. Dans la classification du jeu établie par Caillois [18], FINAMOR relève de la mimicry, ou simulacre, tradition qui recouvre aussi bien les jeux enfantins d’imitation que le théâtre et les diverses mystifications littéraires.

2.2. Hétéronymes convertis

FINAMOR n’est pas un cas isolé au sein de la communauté, bien qu’il soit l’incarnation superlative de l’hétéronymie littéraire lorsqu’elle emprunte le dispositif technique du double-compte [19]. On peut penser avec Milad Doueihi que les objets et concepts culturels prénumériques sont convertis par la pervasivité du numérique ; ce discours de la continuité prend sens lorsqu’on se penche sur ce que devient la vieille habitude de l’hétéronymie littéraire dans l’écosystème du forum.

L’hétéronyme, c’est ce « nom donné (ou prêté) par le scriptor à un autre imaginaire [20]», et dont l’existence est confortée par l’« invention d’une biographie, la constitution d’un “portrait de caractère”, la production de prétendus documents (manuscrits et iconographiques) [21]» ; personnage fictif d’auteur, l’hétéronyme s’insère naturellement dans le cadre des mystifications littéraires, ces « jeux de société fortement ritualisés [22]» où les dupes sont peu à peu rendus complices du procédé. Sur le forum Jeunes Écrivains, nombreux sont les double-comptes hétéronymes qui convertissent la vieille tradition des Bilitis et autres Adoré Floupette [23]. Ils s’appellent Svetlana, célestine!, DartyGascogne ou Acanthe, apparaissent puis disparaissent aussi soudainement, postent six ou sept poèmes, et sont agis par un, deux ou trois membres. Ils s’énoncent à la première personne et ne sont pas posthumes, comme l’étaient leurs ancêtres dont on retrouvait les cahiers dans des malles de brocante. Au sein de ce bouillonnement créatif d’identités fictives, FINAMOR ne relève de la mystification que dans la mesure où chacun persiste dans ce « faire comme si » qu’implique le jeu ; et tous persistent.

2.3. Des poèmes et leurs clefs

Les poèmes de FINAMOR, pour un certain nombre d’entre eux, fonctionnent comme textes à clef et entraînent une lecture contextuelle ; les micro-événements qui font le liant de la communauté et les relations qui unissent les membres les uns aux autres sont le ferment d’une créativité impure, puisque située. Quand Michel Murat affirme à propos du roman à clef :

Regarder du dedans vers le dehors, regarder du dehors vers le dedans, c’est faire communiquer la littérature et le monde réel : le lecteur trouve son intérêt dans l’une et dans l’autre. Il y a bien quelque chose de romanesque à penser que les clés du monde – ou les dessous des cartes – sont données dans un livre [24].

il pointe du doigt le plaisir mêlé que nous éprouvons lorsque nos lectures deviennent des quêtes d’indices au sein d’enquêtes liées au monde littéraire. Ce plaisir, finalement romanesque, serait-il moins honteux qu’on ne croit ? Et la poésie amoureuse n’a-t-elle pas été pour large part une poésie adressée à des référents réels, dont les biographes nous donnent les clefs ?

Les scripteurs de FINAMOR respectent scrupuleusement l’interdiction qui leur est faite, bien sûr, de mentionner le nom du destinataire du poème ; cette règle s’inscrit dans la tradition des contraintes formelles, si fécondes dans les avant-gardes poétiques du XXe, et devient la source de toutes les expérimentations des scripteurs tout en générant des intervalles de liberté diversement saisis dans le cadre de poèmes à clef plus ou moins transparents. Ces poèmes, souvent d’amitié, reposent sur quelques procédés explorés à mesure du temps :

‒ le surnom ou l’initialisme : le destinataire n’est que recouvert d’un masque par l’altération ou la modification de son nom. On se situe à la limite de la transgression de la règle, comme ici :

DOC11

Doc. 11 ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR.

‒ l’insertion d’éléments biographiques, comme dans cette scène de rencontre, où la teneur narrative l’emporte afin de matérialiser un souvenir partagé :

DOC12

Doc. 12 ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR.

‒ la référence à d’autres poèmes du fil. Dans ce cas-limite, la clef du poème ne se situe plus hors du forum comme espace, mais dans la stricte enceinte du topic de poèmes. Dans cette relation intertextuelle, c’est l’hypotexte qui fournit les clefs nécessaires à la compréhension de l’hypertexte[25]. Cette relation est souvent médiatisée par une adresse explicite, non plus à une personne nommée mais au poème hypotextuel, comme c’est le cas ici, au travers d’un référencement chronique :

DOC13

Doc. 13 ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR.

Ou là, en utilisant le positionnement des poèmes les uns par rapport aux autres dans le déroulé du topic :

DOC14

Doc. 14 ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR.

Tout lecteur de FINAMOR le lit dans l’espérance de se reconnaître comme le destinataire de la parole poétique. Plusieurs poèmes s’amusent de cette attente et la mettent au carré, comme le font trois poèmes d’horoscope parus entre le 8 octobre et le 3 novembre 2018 :

DOC15

Doc. 15 ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR.

Le lecteur d’horoscope peut facilement se reconnaître dans le vague de l’adresse et des prédictions, suffisamment ambiguës pour concorder avec un éventail de situations et de personnalités. L’adresse amoureuse, dans sa composante lyrique, ne fait pas autrement, et rares sont les poèmes d’amour à dresser un portrait du destinataire suffisamment explicite pour être exclusif. FINAMOR ici se moque de l’espoir naïf du lecteur d’horoscope ou de poésie amoureuse ; et le fait en évoquant ce fil d’Ariane qui nous mène à travers les labyrinthes métaphoriques de la lecture poétique comme enquête. Il n’est pas jusqu’à ces poissons qui dans le sommeil « trouvent des poèmes tendres à vous chanter / à l’oreille » qui ne mettent la puce à l’oreille ; quelle meilleure incarnation de la parole amoureuse, lorsqu’elle est tenue cachée ?

Ce petit jeu n’est d’ailleurs pas réservé aux seuls poèmes ; il faut que les lecteurs entrent en scène pour que la mystification prenne corps, comme le fait art.hrite en feignant de se découvrir seul bénéficiaire de tous les poèmes, pastichant discrètement l’érotomanie lectoriale :

DOC16

Doc. 16 ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR.

Tous ces éléments appellent une lecture collective et sociale des textes, qui n’ont de sens que pris dans leur contexte d’insertion. Le forum comme atelier suppose une créativité située, processuelle et dépendante des interactions qui donnent chair à l’espace du site : en ce sens FINAMOR ne fait qu’amplifier une tendance lectoriale déjà à l’œuvre dans cette communauté de poètes et poétesses fortement cénaculaire, où les liens affectifs se font jour dans toutes les interactions, fussent-elles de réception des textes.

3. Poétique du topic de forum

3.1. Produsage et technoformes de discours

Partons de quelques points théoriques : comme le rappelle Marie-Anne Paveau dans son Analyse du discours numérique, les CMS [26] jouent un rôle prescriptif en imposant des formats où doivent s’inscrire les discours de leurs utilisateurs. Cependant, dans les écosystèmes numériques, la technologie ne se contente pas d’agir en support : elle est aussi une « donnée négociable et flexible que les usagers peuvent s’approprier, investir d’un sens social [27] ». On peut parler de produsage [28] lorsque l’usager de la plateforme devient producteur à son tour de formes discursives qui n’étaient pas prévues par les concepteurs de la plateforme (l’exemple canonique étant celui du hashtag sur Twitter, d’abord produsé par un utilisateur, repris par de nombreux autres, puis intégré techniquement à la plateforme par ses concepteurs).

Le topic de forum, en tant qu’il s’agit d’une forme discursive prévue par les CMS de forumactif [29], a pour vocation d’accueillir des discussions écrites à plusieurs – ou polylogues. Ces discussions à plus de deux interlocuteurs et par écrit sont d’ailleurs natives des environnements numériques. Lorsque les membres d’un forum d’écriture utilisent un topic de forum à la manière, métaphoriquement, d’un recueil ou d’un livre, ils produsent un nouveau technogenre de discours [30] : ils en deviennent en effet le seul énonciateur et détournent l’usage conversationnel et polylogal prévu pour les topics de forum. Un technogenre, tout comme un genre littéraire traditionnel, est « issu d’un ensemble de normes collectives [31]» qui stabilisent sa forme ; le topic de forum consacré aux textes d’un unique auteur, sur le forum Jeunes Écrivains, implique donc une mise en forme particulière produsée par la communauté.

Les romanciers de la plateforme ont par exemple stabilisé le premier post de tout topic consacré à un roman, à tel point que la norme est devenue prescriptive (contenue dans le règlement de la section romans, et donc obligatoire pour tout nouveau membre). En voici un exemple :

DOC17

Doc. 17 ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR.

 Ce véritable seuil du texte [32], au sens genettien du terme, permet une inscription éditoriale du roman, si l’on accepte que la communauté génère ses propres normes en la matière ; ici, Aomphalos ne s’autoédite pas strictement puisqu’il se soumet au produsage collectif de la plateforme. Les informations nécessaires à l’édition du texte ne recouvrent pas complètement les seuils du texte dans le monde de l’imprimé ; citons quelques différences : nul besoin de mentionner le nom de l’auteur, puisque chaque post de forum se constitue d’une petite fenêtre où apparaissent, à gauche, les opérateurs autonymes de ce dernier : l’énonciation est déjà prise en charge de manière explicite par le formatage de la plateforme, en rattachant chaque post à l’identité de son auteur (Étienne Candel et Gustavo Gomez-Mejia parlent quant à eux d’une « industrialisation du processus d’auctorialisation des textes [33]»). On signale l’état d’avancement du texte, puisqu’il n’est ni clos ni achevé. On relie le topic du roman à celui des commentaires, par le biais d’un lien hypertexte bleu. Toutes ces fonctions éditoriales prennent sens grâce aux usages et aux besoins de la communauté.

3.2. Produser la poésie

Les pratiques des poètes en matière de seuils du texte sont plus lâches et moins fixées. Si tout premier post propose bien un lien vers le topic de commentaires, le reste est en revanche laissé à l’avenant du poète. Deux grandes tendances se dégagent toutefois :

‒ celle des pactes de lecture, comme ici :

DOC18

Doc. 18 ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR.

‒ la tendance minimaliste, où le post se compose d’un simple lien vers les commentaires :

DOC19

Doc. 19 ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR.

La suite des topics se compose de posts non hiérarchisés et non différenciés par les CMS, distribués sur plusieurs pages (on dénombre quinze posts par page, soit potentiellement quinze textes). Chaque post est une unité séparée du tout que constitue le topic (lui-même coupé par la pagination). En effet, chaque post, formellement, figure une petite boîte accueillant un texte, et pris en charge par l’énonciation du profil qui le complète sur la gauche ; cette structuration invite à une fragmentation du texte pour ne pas rompre l’immersion dans le dispositif. Certains écrivains du forum, et parmi eux les romanciers qui se plient à des conventions formelles préexistantes (le chapitrage, section longue de texte), ignorent les ruptures induites par chaque post et fragmentent par exemple un même chapitre de leur texte sur plusieurs posts : leurs textes ont vocation à être remédiatisés en livres.

Ce problème ne se pose pas de la même façon aux poètes qui se placent dans une tradition du texte court (la poésie ayant depuis longtemps abandonné, hormis quelques hapax notables, ses longues épopées) ; les posts accompagnent organiquement la fragmentation entre plusieurs poèmes, et deviennent le support non transparent de leur écriture. On ne pourrait comparer cette fragmentation à la pagination du livre, qui, de supporter la diversité des éditions et mises en page d’un même texte, ne charge pas de sens l’appartenance d’un fragment de texte à une même unité paginale (exception faite de quelques recueils poétiques novateurs en leur temps).

La poétique du topic produsé par les poètes du forum repose donc sur une fragmentation d’éléments hétérogènes, les posts, qui pourtant se répondent dans l’unité du fil ; cette appréhension n’est bien sûr pas systématiquement utilisée par les poètes, bien qu’avec le temps, la part de topics correspondant à des projets unifiés aille s’accroissant. La manière dont cette hétérogénéité se manifeste repose souvent sur une diversité médiatique : une photographie, un texte de vers libre, une boîte Soundcloud pour une chanson, se juxtaposent par effet de collage et se répondent dans le tout unifié du topic. Le topic de forum peut être vécu comme une contrainte éditoriale plutôt rigide, d’autant qu’elle n’est pas conçue pour l’édition et la structuration de textes littéraires ; mais elle est investie par les membres de significations et d’usages nouveaux, où l’on peut dire que ces technogenres de discours sont bien une coproduction humaine et technique ; ils invitent à repenser fragmentation et unification du projet littéraire.

3.3. FINAMOR en son topic

FINAMOR n’exploite pas cette hétérogénéité médiatique, mais le même type de rapport existe cependant entre les posts qui composent son fil : on peut parler, grâce à la diversité des contributeurs, d’une hétérogénéité stylistique, thématique et énonciative. Mais cette hétérogénéité, plutôt naturelle dans le cadre d’un projet collectif au sein duquel les textes pris individuellement ne sont pas écrits à plusieurs, se double de jeux d’échos et de renvois, qui réinstaurent une forme de polylogue dans le topic. Là où les écrivains du forum avaient produsé des topics qui bannissaient cette forme de conversation, FINAMOR réintroduit dans la section bibliothèque du forum la possibilité d’une dialogue entre textes. Nous avons déjà abordé le topos de la signature et les poèmes hypertextuels. Existent aussi les reprises et modulations d’images poétiques ; le 1 décembre 2018, FINAMOR insère dans un poème : « vous parlez si bien de mon buisson d’aubépine », et le 4 janvier 2019, dans un autre : « c’est une adorable personne qui a dans son jardin un buisson d’aubépine ». Ce motif est d’ailleurs une réponse au topic « Orbes » de chien-dent, où il est installé parmi d’autres objets de rituel :

DOC20

Doc. 20  ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR.

Ces jeux sont fréquents, et forment souvent des liens d’intertextualité avec d’autres textes du forum, comme lorsque ce même texte du 1er décembre rappelle qu’« on dit que Clément est le plus élégant des tueurs d’oiseaux » ; Clément, c’est le personnage d’un roman éponyme, écrit sur le forum de 2014 à 2016 [34], puis plagié sur le forum depuis 2018 [35], et qui y fut la première grande expérience d’écriture collective développant un unique topic. Il n’est pas anodin de voir des jeux d’échos entre les deux projets.

C’est à partir du 29 juillet 2018 que s’enclenche un véritable polylogue poétique, prenant pour point d’appui un poème lyrique très classique dans sa situation d’énonciation : un énonciateur masculin hétérosexuel déclare sa flamme à une destinataire féminine, à l’aide de force métaphores convenues. Les cheveux de la muse, « amie grave et légère », sentaient « la menthe fraiche et la nuée d’orage » tandis que, marqueur temporel, « le tonnerre redessinait la carte du ciel » ; la femme dansait « une Valse de Shostakovich en descendant du lit ». Tout cela enveloppe la situation de brumes romantico-surréalisantes qu’un poème posté la nuit suivante vient dissoudre en les aplanissant :

DOC21

Doc. 21 ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR.

Chacune des métaphores utilisées par le premier énonciateur est ici littéralisée puis aplanie, par l’insertion d’objets du quotidien peu tolérés par la lyrique mise en place par le premier : petit marseillais mais aussi « lose yourself d’Eminem » plutôt qu’une valse de Shostakovitch. La muse objectivée assure son droit de réponse, en s’instituant poétesse : le dispositif technique pallie un des grands manques de l’Histoire littéraire. Le désir hétérosexuel masculin comme « unique figure de la création [36] », qui réservait « aux amantes des rôles de faire-valoir, de support du fantasme ou du désir, pour lesquels toute peinture d’une quelconque intériorité s’avér[ait] superflue [37] », est ici retourné grâce à la fonction polylogale du topic. Ce qui transforme ce dialogue muse-amant en polylogue, c’est la curieuse intrusion du lecteur comme poète, qui lui aussi brise une des barrières invisibles de l’énonciation poétique :

DOC22

Doc. 22 ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR.

Le lecteur s’insinue jusque dans la diégèse poétique ; ce n’est pas là une attitude inédite sur le forum, où nombre de retours sur les poèmes s’effectuent sous forme de textes poétiques à fonction critique, voire corrective. Le topic prolonge cette conversation sur sept poèmes, et rend compte de la complexité de l’intrication des systèmes d’adresse et de réponse sur les topics polylogaux de forum, où les citations de messages précédents viennent clarifier les choses, comme dans ce poème qui cite entre guillemets et en italiques un poème placé deux messages plus haut, mais qui pourtant est adressé à l’énonciateur d’un poème placé encore plus haut :

DOC23

Doc. 23 ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR.

Il s’agit là d’une manière joueuse et créative de rendre compte du réseau de relations scripto-techniques entre les messages d’un fil [38], dont la lisibilité s’avère quelquefois complexe du fait de l’intrication des discussions ; en effet, les polylogues de forums sont composés de messages souvent longs, non hiérarchisés (quand par exemple la plupart des plateformes du Web 2.0. incitent à la brièveté des messages et permettent une différenciation de plusieurs niveaux de conversation, par le biais du sous-sous-commentaire sur Facebook par exemple). Les membres pallient ce problème grâce à des citations et références aux messages antérieurs.

4. Héritage et ludisme : au carrefour des cultures geek et lettrées

4.1. La fin’amor convertie

On pourrait penser que le choix d’un costume de troubadour n’est qu’un clin d’œil lettré sans réelle consistance, il s’avère toutefois que la fin’amor médiévale envahit les usages jusqu’à les convertir à son image. En effet, dans l’idéal de corteizie né dans les cours occitanes du XIIe siècle, l’une des valeurs clef est la solaz, ce divertissement qu’on met en œuvre par la capacité à vivre en contexte courtois, avec politesse, en menant une conversation agréable et dans le respect d’autrui [39]. Ce polissage des rapports n’est pas sans rappeler l’injonction qui est faite aux lecteurs de FINAMOR : « Il y a des commentaires, mais on ne juge ni le style ni rien ici : on dit juste “c’est mignon, c’est beau, merci beaucoup, je suis tout·e troublé·e, voyons-nous demain, je t’aime aussi d’amour tendre, buvons-nous un thé” ou des trucs comme ça. » Au sein de l’espace du forum, la critique n’est pas tendre, et c’est bien un portrait en négatif de la critique ordinaire que dessinent ces interdits. L’espace des commentaires de FINAMOR fait figure d’îlot de douceur et d’aménité, et la lecture comme les commentaires de ses textes forment une véritable parenthèse courtoise dans le jeu des interactions ordinaires. La rhétorique courtoise est donc prise en charge par les lecteurs :

DOC24

Doc. 24 ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR.

 DOC25

Doc. 25 ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR.

Lire les pages de commentaires peut même s’avérer lassant ; quand les lecteurs ne s’exclament pas devant la beauté des poèmes, ils se disent touchés, ou feignent d’être les récipiendaires des poèmes. FINAMOR vient même leur répondre :

DOC26

Doc. 26 ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR.

4.2. Pacifier nos héritages : la réception des amateurs

FINAMOR, on commence à l’entrevoir, est le lieu d’une mise en scène de la « réception créatrice [40] » pratiquée par les poètes en tant qu’ils sont d’abord lecteurs. Patrice Flichy parle de pratiques de « réception-réinvention de la culture », qui font du lecteur ou du fan un acteur de la réception, ainsi qu’un médiateur à part entière. Ce geste de réception n’est pas simplement ludique : il possède également une fonction critique, voire corrective. « Refaire, c’est le mot qui désigne le geste critique du créateur [41] », et les jeunes poètes du forum refont les scènes de l’Histoire littéraire, réattribuent les rôles, et ce faisant interrogent la manière dont notre héritage littéraire nous est transmis et l’imaginaire genré qu’il véhicule.

L’avatar de FINAMOR est ambigu : dans ce couple enlacé, on ne peut fermement déterminer qui de l’homme ou de la femme est le poète ; le dispositif est, à contre-courant des représentations usuelles, genré au féminin. Une bataille sourde se fait œuvre dans la signature de chacun des poèmes de FINAMOR : œuvre féminine ou masculine, que ce chant lyrique trompeusement universel ? Ce débat se résout parfois, comme ici, par l’écriture inclusive :

DOC27

Doc. 27 ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR.

Mais c’est surtout par la réactivation ludique d’un imaginaire lesbophile et saphique que s’affirme le plus nettement cette volonté de faire de ce lyrisme universel un lyrisme au féminin :

DOC28

Doc. 28 ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR.

Cardenio, c’est le personnage qui, dans Don Quichotte, figure le paroxysme de la folie amoureuse, et donc d’une certaine idée de l’amour savamment entretenue par la poésie lyrique masculine. Ce poème fait suite au polylogue décrit précédemment, et propose à l’énonciatrice du second poème une échappée constructive : si l’amour hétérosexuel ne mène qu’à la possibilité d’une poésie toute faite de métaphores, où la répartie féminine est inexistante, réactivons d’autres imaginaires historiques, lesbiens, à la source eux aussi du lyrisme occidental. On peut voir en Myrto la Myrtocleia du roman de Pierre Louÿs, Aphrodite. La jeune Myrto y forme en effet avec Rhodis un couple lesbien d’artistes ; elle est chanteuse quand Rhodis joue de la flûte. Lesbos désigne par métonymie son illustre poétesse, Sappho, et refonde les sources du lyrisme au sein d’une voix de femme.

Tous les groupes d’écrivains génèrent leur propre canon, et leur propre lecture de l’histoire littéraire au prisme de postulats esthétiques et idéologiques. FINAMOR semble le dispositif ludique le plus à même de jouer ce rôle au sein d’une communauté où les questions d’héritage culturel et de féminisme sont largement débattues, et où l’appariement sélectif des membres procède par affinités culturelles, génériques et esthétiques. Le canon formé par les poètes du forum fait la part belle à une lyrique féminine : Tsvetaeva, Akhmatova, mais aussi Dickinson ou Pizarnik, irriguent la créativité des membres tout en fondant un devenir-autrice et un devenir-poétesse réconciliés avec leurs filiations.

FINAMOR relève donc bien d’une esthétique processuelle ; il révèle le fonctionnement de l’écosystème numérique qui l’a vu naître à travers un jeu collectif et communautaire. Cette expérience poétique participative demande l’implication de chacun pour être vécue comme expérience esthétique. Il s’agit aussi, peut-être et à sa manière, d’une réponse originale aux soupçons qui pèsent sur le lyrisme poétique à l’heure postmoderne ; on convertit l’imaginaire courtois aux codes de la culture numérique la plus contemporaine, et ce faisant, on mêle deux mondes hétérogènes grâce au ludisme inhérent aux communautés 2.0.

Notes

[1] Créée en 2005 par quelques adolescents écrivant de la fantasy, cette plateforme hébergée par forum actif est aujourd’hui consacrée à l’écriture généraliste (romans, nouvelles, poésie et miscellanées). Depuis sa création, plus de 20 000 comptes y ont été enregistrés, pour deux ou trois centaines de membres régulièrement actifs actuellement. Divers affichages, arborescences et équipes d’administration se sont succédés, faisant de son histoire longue le théâtre d’évolutions marquées. Il s’agit du plus grand forum francophone consacré à l’écriture généraliste, à côté d’autres plateformes telles que Cocyclics, Vos Écrits ou Le Monde de l’Écriture. Pour une étude plus générale consacrée à ces forums, voir Julien Côté, « Les forums d’écriture francophones : rouages, membres et usages », mémoire de Maîtrise ès Arts, sous la direction d’Anthony Glinoer, Sherbrooke, Université de Sherbrooke, 2018.

[2] Les termes de scriptor, de mystification ou de supposition d’auteur renvoient tous à l’ouvrage de Jean-François Jeandillou, Esthétique de la mystification. Tactique et stratégie littéraires, Paris, Éditions de Minuit, 1994, auquel nous reprenons sa typologie des mystifications littéraires et la manière dont il aborde leur esthétique.

[3] Tout comme il existe une poétique propre aux sites et blogs d’écrivains, analysée par Gilles Bonnet dans Pour une poétique numériqueLittérature et internet, Paris, Hermann, 2017

[4] Code, architexte et texte.

[5] Nous reprenons et adaptons à la question de la poésie numérique les questions abordées par Servanne Monjour lors de sa conférence « La littérature numérique n’existe pas » donnée à Lille le 21 mars 2018.

[6] Personnage fictif d’auteur à l’existence duquel le scriptor tente de faire croire.

[7] Servanne Monjour, « Dibutade 2.0 : la “femme-auteur” à l’ère du numérique », Sens public, 2015.

[8] Ibid.

[9] Ibid.

[10] Trobairitz est la forme féminine de troubadour en langue d’oc.

[11] Fanny Georges, Identités virtuelles. Les profils utilisateur du Web 2.0, Paris, Questions théoriques, « L>P », 2010, p. 19.

[12] Il s’agit, toujours selon la terminologie mise en place par Fanny Georges, du nom et du signe graphique permettant l’identification d’un même utilisateur dans des contextes différents, et du fondement de la métaphore du Soi dans les espaces numériques.

[13] On voit ici une dispersion mémétique d’un procédé formel qui, en étant repris ludiquement par les différents scripteurs, se voit légèrement modifié à chaque occurence : c’est le fonctionnement du mème sur internet.

[14] Antonio A. Casilli, Les Liaisons numériques. Vers une nouvelle sociabilité ?, Paris, Seuil, 2010, p. 20.

[15] Fanny Georges, Identités virtuelles. Les profils utilisateur du Web 2.0op. cit., p. 160.

[16] https://acolitnum.hypotheses.org/351

[17] Johan Huizinga, Homo ludens. Essai sur la fonction sociale du jeu, Paris, Gallimard, 1951, p. 35.

[18] Roger Caillois, Les Jeux et les hommes. Le masque et le vertige, Gallimard, Paris, 1958.

[19] On appelle double-compte le second compte créé par le membre d’une communauté numérique, présenté comme distinct de son premier compte et de son identité civile ; ce dispositif technique est prohibé par la plupart des règlements de forums puisqu’il vient fragiliser l’identification des membres et les relations de confiance qui peuvent s’établir entre les membres d’une communauté numériquement constituée.

[20] Jean-François Jeandillou, Esthétique de la mystification. Tactique et stratégie littéraire, op. cit., p. 80.

[21] Ibid.

[22] Ibid. p. 12.

[23] Voir Jean-François Jeandillou, Supercheries littéraires : La vie et l’œuvre des auteurs supposés (nv éd. rev. et augm., Genèven Droz, 2001), où sont exposées ces mystifications.

[24] Michel Murat, Le Romanesque des lettres, Paris, Corti, « Les Essais », 2018, p. 132.

[25] Au sens où les entend Genette dans Palimpsestes : la relation d’hypertextualité se définit entre un texte A, l’hypertexte, et un texte B, l’hypotexte, qui lui est antérieur sans en être un commentaire.

[26] Système de gestion de contenu du site.

[27] Marie-Anne Paveau, L’analyse du discours numérique. Dictionnaire des formes et des pratiques, Paris, Hermann, « Cultures numériques », 2017, p. 264.

[28] Axel Bruns, « Produsage : A Working Definition », http://produsage.org/produsage, 31.12.2007.

[29] Forumactif héberge le forum Jeunes Écrivains.

[30] Il s’agit d’un « genre de discours doté d’une dimension composite, issue d’une co-constitution du langagier et du technologique » (Marie-Anne Paveau, op. cit., p. 300).

[31] Marie-Anne Paveau, op. cit., p. 295.

[32] Dans Seuils, Genette définit les seuils du texte comme les éléments paratextuels entourant le texte : nom de l’auteur, préfaces, notes…

[33] Étienne Candel & Gustavo Gomez-Mejia, « Écrire l’auteur : La pratique éditoriale comme construction socioculturelle de la littérarité des textes sur le Web », dans L’auteur en réseau, les réseaux de l’auteur, Sylvie Ducas & Oriane Deseilligny (dir.), Paris, Presses universitaires de Paris Ouest, « Orbis litterarum », 2013, p. 55.

[34] En ligne.

[35] En ligne.

[36] Yasmina Foehr-Janssens, La jeune fille et l’amour. Pour une poétique courtoise de l’évasion, Genève, Librairie Droz, « Publications romanes et françaises », 2010, p. 22.

[37] Ibid. p. 14.

[38] Valérie Beaudouin, « Forums en ligne : des espaces de co-production de la connaissance et du lien social », dans L’ordinaire d’internet : Le web dans nos pratiques et relations sociales, Éric Dagiral & Olivier Martin (dir.), Paris, Armand Colin, 2016, p. 209.

[39] Adeline Richard-Duperray, L’amour courtois. Une notion à redéfinir, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, « 1… », 2017, p. 9.

[40] Patrice Flichy, Le Sacre de l’amateur. Sociologie des passions ordinaires à l’ère numérique, Paris, Seuil, 2010, p. 13.

[41] Michel Murat, op. cit., p. 65.

Auteur

Marie-Anaïs Guégan est doctorante-contractuelle au sein du laboratoire MARGE de l’Université Lyon 3. Elle effectue une thèse, sous la direction de Gilles Bonnet, qui se donne pour objectif d’élaborer une poétique numérique adaptée aux forums d’écriture. Son travail de master comparait les formes de sociabilité à l’œuvre sur ces plateformes numériques aux cénacles d’écrivains du XXe siècle.

Copyright

Tous droits réservés.