Soupault tel qu’en lui-même

Résumé

Dès les années 50, l’activité radiophonique de Philippe Soupault est multiple : reporter, producteur d’émissions consacrées à la poésie, au théâtre, entretiens. Cette diversité s’inscrit dans un itinéraire personnel biographique. Dans une fidélité constante à Dada, il se fait le défenseur d’une poésie populaire et spontanée et œuvre pour sortir la poésie du livre et en faire un spectacle vivant. La radio lui offre aussi la possibilité de trouver pour sa propre poésie des chemins nouveaux. À partir des années 70, entretiens et témoignages sur le Surréalisme enferment le poète dans la réitération du geste autobiographique et testimonial. Ainsi le même imaginaire est-il à l’œuvre dans les radios et dans l’œuvre écrite : à la liberté absolue, à l’inventivité s’oppose l’enkystement de la mémoire. Son passage à la radio épouse son passage dans la littérature : celui d’un créateur qui peine à effacer la trace qu’il laisse.


Since the 1950’s, Philippe Soupault’s activity on the radio has been very diverse : reporter and producer of broadcasts dedicated to poetry, theatre or interviews. This diversity falls within a personal biographical history. Constantly faithful to Dada, he becomes the defender of popular and unprompted poetry and strives to bring poetry out of the books and to turn it into a living show. The radio also gives him the opportunity to find new paths for his own poetry. From the 1970’s, interviews and personal stories on Surrealism confines the poet to the repetition of autobiographical and testimonial gesture. So, the same imagination is operating on the radio and in written work : absolute freedom and inventiveness is in contradiction with memory encapsulation. His radio journey fits closely with his literary journey : one of a creator who is struggling to erase the traces left behind.


Texte intégral

Multiplicité, diversité et vitalité : voilà les termes qui s’imposent pour caractériser l’œuvre radiophonique de Soupault. Si l’on n’en finit pas de retrouver ses textes – on sait qu’il n’est pas un collectionneur et qu’il essaime ses productions sans aucune volonté de thésaurisation – on est aussi abasourdi quand on se retrouve devant l’écran de l’Ina qui propose le recensement des interventions de Soupault à la radio et à la télévision : un vertige ! Reporter, producteur d’émissions de théâtre et de poésie, créateur d’œuvres radiophoniques, acteur et témoin de la vie littéraire, Soupault a endossé toutes les tenues.

Ce rendez-vous avec la radio n’est pas une surprise : il s’inscrit dans un itinéraire personnel biographique, dans la continuité logique d’une activité journalistique qui, aux temps splendides du Surréalisme, l’a déjà placé dans les marges. Il s’encadre dans une époque, celle des grandes heures poétiques de la radio, et plus profondément entre en écho avec l’imaginaire du créateur.

Cette relation avec la radio a ses périodes de bonheur, ses creux, ses ruptures et ses abandons. Si la radio offre à l’œuvre de Soupault la possibilité d’une régénération, ne va-t-elle pas aussi la piéger en l’enfermant dans une obligation de fidélité qui lui est mal conforme ? Ou bien Soupault déjoue-t-il le jeu de la radio avec malice ? « Quel est celui d’entre vous / qui rira le dernier » nous demande Soupault dans le poème « Ronde [1] ». Et c’est peut-être lui.

Je vous propose, pour ce jeu de barbichette, quelques éclairages sur des formes différentes de son activité radiophonique au gré de mes propres plaisirs.

1. J’ai rendez-vous avec vous

L’activité radiophonique de Soupault commence avant la deuxième guerre. Dès 1936, son ami Pierre Brossolette lui propose d’assurer la chronique des lettres à la radio Paris-PTT [2]. En 1938 sa démission du journal Excelsior signe la fin de la période des grands reportages écrits ; désormais il abandonnera le stylo du journaliste pour le micro. En mars 1938, Brossolette suggère à Léon Blum la candidature de Soupault pour diriger une nouvelle station de radio à Tunis, destinée à combattre l’influence des radios italiennes mussoliniennes [3]. Radio Tunis est inaugurée le 13 octobre 1938. En juin 1940, les difficultés commencent pour Soupault. Il est limogé en décembre 1940, arrêté pour haute trahison et emprisonné le 12 mars 1942. À Tunis, il écoute Radio Londres et l’importance de la voix radiophonique éclate dans le poème « Ode à Londres [4] » :

Nous étions bâillonnés avec de la boue et des immondices […]

Cette nuit Londres est bombardée pour la centième fois

Une voix s’élevait c’était le cri espéré

Nous étions bâillonnés avec de la boue et des immondices […]

Cette nuit Londres est bombardée pour la centième fois

Une voix s’élevait c’était le cri espéré

Soupault célèbre la voix qui unit les hommes, qui repousse l’angoisse, qui brise la peur, la voix humaine qui recouvre le fracas des bombes. Et il s’embarque dans ce nouveau média avec la ferveur qu’il met à toutes ses activités. Cependant, en dépit de quelques « sketches radiophoniques », comme il les intitule lui-même, dans lesquels il s’engage contre la dictature (je pense aux Moissonneurs ou à Tous ensemble au bout du monde), sa voix sert surtout des combats poétiques et littéraires.

Après son séjour à New York, Soupault rentre à Paris le 8 octobre 1945 ; c’est une période difficile où il lui semble que le monde ancien a disparu. Il exprime son désarroi dans Journal d’un fantôme en 1946. Aussi accepte-t-il, fin 1946, la direction des émissions en langues étrangères à la RDF, qu’il occupe six mois. Mais c’est surtout à partir des années 1950 que se développe l’essentiel de ses activités radiophoniques, autant dans le domaine théâtral que poétique.

Cette activité radiophonique de Soupault prolonge donc naturellement son activité de reporter dans la presse écrite, à un moment de difficultés tant financières que personnelles. Elle s’inscrit également dans une période de pleine croissance pour la radio et de pleine créativité pour les émissions culturelles. Soupault a toujours été un homme dans son siècle, prenant sur le vif toutes les modernités ; il ne pouvait manquer le rendez-vous avec la radio.

Cette rencontre est d’autant plus naturelle qu’elle correspond chez lui à une forme de sensibilité, d’imaginaire. L’écrivain est sensible aux séductions de la mobilité, de l’instantané. Il n’aime pas s’attarder, corrige peu ses brouillons, et trouve dans l’automatisme et le jaillissement de la pensée ses plus grands bonheurs de poète. Il y a toujours eu en lui la nostalgie de Dada ; il n’est pas un méticuleux qui remet cent fois son travail sur le métier. Certes, la radio peut requérir un travail de longue haleine, et Soupault préparait sérieusement ses émissions, mais il y a dans le caractère éphémère de la radio quelque chose qui, sans aucun doute, ne manquait pas de le séduire. La radio n’autorise ni les remords, ni les retours en arrière, or Soupault n’aime pas remettre les pas dans les pas, bien qu’il le fasse très souvent ! Je dirai donc qu’il est un radiophile poétiquement programmé.

Je me suis promenée dans l’immensité de cette production et j’ai choisi d’éclairer ce qui m’est apparu comme le plus révélateur de l’imaginaire de l’écrivain, en me demandant dans quelle mesure le travail radiophonique était un prolongement de l’œuvre écrite et/ou ouvrait de nouveaux horizons. Vaste programme pour lequel je ne puis ouvrir que quelques pistes !

2. Soupault, le passeur de poésie

Soupault à la radio est un inlassable défenseur d’une poésie populaire au meilleur sens du terme. Il développe avec une ardeur incroyable sa conception de la poésie et la mise en acte de cette conception : poésie insolite, poésie spontanée, poésie pour tous. Ne pas séparer la poésie de la vie, ne pas cantonner la poésie dans des livres, mais la faire vivre au quotidien, dans un jaillissement toujours renouvelé, tel est son Graal.

Il est le producteur pendant une dizaine d’années avec Jean Chouquet d’émissions qui, pour certaines, ont eu un fort succès, en particulier, Prenez garde à la poésie de 1954 à 1956, sur la Chaîne nationale. Ce travail de passeur de poésie, Soupault le poursuivra avec les séries Faites vous-même votre anthologie en 1955-1956, Poètes à vos luths en 1956-1957, Poésie à quatre voix en 1957-1958, Comptines en 1957-1959, Poètes oubliés, amis inconnus en 1959-1961, Proverbes et dictons en 1959-1962, puis Vive la poésie (1962-1965) et Midis de la poésie (1961-1968).

Sa première intention est de sortir la poésie du livre pour qu’elle devienne un spectacle vivant. L’émission Prenez garde à la poésie est préparée sur un canevas proposé en alternance par Chouquet et Soupault pour le choix des textes, des interprètes, des musiques. Elle est enregistrée au théâtre Gramont. La présence constante de l’humour est assurée par Jean Poiret et Michel Serrault (qui, sous le nom de Stéphane Brineville, incarne un poète médiocre, vaniteux et niais) ; on entend le public rire aux éclats aux échanges souvent enlevés des duettistes. Le rythme de ces spectacles poétiques qui durent plus d’une heure est rapide, alternant sketchs, poèmes mis en musique, et chansons. Le rôle du public est essentiel. La série Poètes à vos luths m’est apparue moins créative. Est-ce parce que le public a disparu ? Face à un micro, qui élimine la présence du destinataire, l’échange Poiret/Serrault perd en panache et en dynamisme. Les querelles simulées des humoristes, où l’un défend la poésie classique et l’autre la poésie moderne, semblent parfois bien artificielles. En fait, la théâtralisation du débat a besoin de la scène pour donner toute sa vitalité.

La place de la chanson dans Prenez garde à la poésie est essentielle et l’on retrouve là le goût de Soupault pour la chanson, capable, comme il l’indique dans la préface de son recueil de poèmes Chansons, de réunir des gens de milieux, de nationalités ou de sensibilités différentes. Dans toutes les émissions, qu’elles soient en public ou en studio, musique et chansons se taillent la part du lion. Si une partie des poèmes est dite par de grands comédiens ‒ Jacques Dufilho, Raymond Devos, François Périer, Michel Bouquet, Roger Blin, Louis de Funès, Suzanne Flon pour n’en citer que quelques-uns ‒, beaucoup sont chantés par des poètes de la chanson : Charles Trenet (dont « L’âme des poètes » sert d’indicatif à l’émission Prenez garde à la poésie), Leo Ferré, Guy Béart, Félix Leclerc, Georges Moustaki, Pierre Perret, Serge Reggiani… Les interprètes populaires de l’époque sont évidemment conviés : Denise Benoît, Cora Vaucaire, Germaine Montero, Catherine Sauvage par exemple. Le principe est toujours le même : accorder à la poésie la plus large visibilité possible, la faire entendre, la faire vibrer sur des accords musicaux, ou, quand il s’agit de lectures de poèmes, donner au langage la puissance qu’il perd dans une lecture silencieuse.

Particulièrement remarquable est l’éclectisme des choix de Soupault. Des poètes de toutes les époques et de toutes les écoles sont conviés. Certes, une grande place est donnée à la poésie contemporaine : Apollinaire, Claudel, Cendrars, Carco, Michaux, les surréalistes… Mais Soupault n’écarte jamais la poésie classique ou populaire : « La belle si tu voulais » fait bon ménage avec « L’émigrant de Lander Road ». Seuls sont écartés les symbolistes, François Coppée ou Sully Prudhomme, dont Poiret et Serrault font des parodies humoristiques. Et quand Soupault, dans Faites vous-même votre anthologie, sollicite la participation des auditeurs ‒ concept dont les heures de gloire ne sont pas terminées ‒ on est surpris par le résultat : un poète surréaliste réalise cinquante et une émissions de 25 minutes où Ronsard, La Fontaine, Verlaine ou Hugo tiennent le haut du pavé. Le principe est le même pour la série Comptines dans laquelle Soupault, qui présente l’émission, fait appel à des auditeurs de toute la France.

La présence de Soupault dans ces émissions dont il est le producteur est variable. Il ne prend pas le micro dans Prenez garde à la poésie, présente la série Comptines. Dans Poètes à vos luths, il se prête parfois à l’exercice de l’entretien: dans l’émission diffusée le 30 octobre 1956 par exemple, il répond à un jet de questions très variées posées par André Frédérique et en profite pour faire une parodie ‒ assez inquiétante pour nous ‒ de la critique universitaire qui l’agace prodigieusement. De manière générale, il se fait le chantre d’une poésie spontanée, à l’écoute du merveilleux, proche de l’oralité, et surtout en dehors des conventions. L’anticonformisme, la recherche d’une forme de liberté le conduisent à n’exclure aucune forme de talent. Pour lui, qui est « né pour être poète », la poésie est un mode de vie, une façon d’être au monde, le souffle même de la vie.

Je voudrais maintenant envisager le rôle de la radio dans l’évolution de sa propre œuvre : comment la radio lui permet-elle de tisser de nouveaux chemins dans sa propre création ?

3. Les nouveaux chemins de la création

L’œuvre de Soupault est mise en ondes de façon multiple et diverse. Adaptations théâtrales, adaptations musicales de ses poèmes, lectures, commentaires foisonnent entre les années 1950 et 1965. Je prendrai pour exemple de la créativité du poète à la radio les émissions consacrées aux Chansons.

Ces six émissions de 20 minutes diffusées du 30 mars au 4 mai 1952 sont produites par Chouquet au Club d’Essai sur une suggestion de Tardieu. Elles sont enregistrées en studio. Chose rare, l’émission est vraiment centrée sur la poésie de Soupault, et sans l’intermédiaire d’un journaliste qui, comme à l’accoutumée, viendrait demander à Soupault son point de vue sur le Surréalisme [5]. Dans « Chansons d’écrivains », Soupault est seul face au micro et se pose/s’expose en individu et en poète. « Je m’appelle Philippe Soupault » déclare-t-il pour introduire et signer l’émission. L’ouverture de l’émission nous rappelle étrangement la clôture du grand poème « Westwego [6] », poème de l’affirmation de l’identité :

et moi le premier ce matin
je dis quand même
Bonjour
Philippe Soupault

Il n’évoquera le Surréalisme qu’à la toute fin de la dernière émission avec sa fausse modestie coutumière : « Je ne veux pas de ce mot pour excuser mes chansons. »

À travers le fil biographique, il évoque son imaginaire d’enfant, qui, on le sait, est à l’origine de nombreuses comptines, puis dans la deuxième émission les interdits d’une enfance bourgeoise, la rigidité d’une famille qui voit d’un mauvais œil sa vocation de poète. Dans la troisième émission, son amour des femmes, tissé de bonheurs et de regrets. Dans la dernière émission où il est « arrivé au bout de son rouleau » (dit-il non sans malice), il fait un bilan de sa vie où se mêlent la tendresse, la mélancolie, et la révolte. Cette biographie intérieure accorde peu de place à des analyses circonstancielles. C’est le chemin d’un homme qui avec lucidité, humour et une certaine forme de mélancolie entreprend de retourner sur ses pas.

Deux choses sont tout à fait surprenantes : premièrement la lecture des poèmes ou leur mise en musique sont insérées dans un discours explicatif, presque illustratif dans lequel Soupault explique la genèse de ses poèmes. Le commentaire est fait d’une voix sérieuse, sobre et claire, parfois passionnée et lyrique. L’ensemble prend la forme d’un journal intérieur à rebours. D’autre part, c’est un recueil différent qui se recompose, non pas sous nos yeux, mais à nos oreilles. En effet le volume Chansons est classé par périodes et suit la chronologie de l’écriture : Premières chansons (1920), Chansons des buses et des rois (1921-1937), L’arme secrète (1942-1944), Chansons du jour et de la nuit (1947), Chansons vécues (1948-1949). Mais dans sa présentation radiophonique, Soupault déplace les poèmes, insérant par exemple dans l’évocation de l’enfance un poème datant de 1942, ou même l’un de ses derniers poèmes. De même le poème « Georgia », qui est le deuxième poème du recueil écrit, ferme l’émission ; les exemples de déplacement sont multiples. Je n’en ferai ici ni le relevé ni l’analyse, mais simplement soulignerai que l’émission de radio offre quasiment à Soupault l’occasion d’une composition nouvelle. Il rassemble les poèmes par thème biographique (l’enfant, l’adolescent, les femmes), alors qu’à l’accoutumée, ses recueils tracent plutôt les oscillations intérieures du poète sans souci de lien thématique et encore moins de composition d’ensemble.

L’émission de radio donne alors à sa poésie quelque chose de réglé et de presque rigoureux qui étonne. Un sens de lecture est proposé ; non seulement cette direction biographique, mais aussi le sens déjà d’un bilan. C’est donc à la fois une création neuve mais aussi une œuvre moins ouverte, recomposée pour l’impératif de la transmission radiophonique et passée par le filtre organisateur d’une conscience qui revient sur elle-même.

Les musiques sont composées par André Popp, Pierre Devevey, Christiane Verger, Jean Wiener et Pierre Billard. « Les poèmes de Philippe épousèrent les rythmes musicaux de l’époque » dit Jean Chouquet dans les Cahiers Philippe Soupault [7]. La lecture ou la mise en musique des poèmes mettent en valeur les sons et les rythmes, en rehaussant un aspect essentiel de sa poétique. Soupault en effet n’a de cesse de répéter que le poème s’impose à lui d’abord par un rythme. Il le rappelle d’ailleurs dans l’avertissement du recueil Chansons :

Je me réveillais chaque nuit vers trois heures du matin, quelquefois un peu plus tard. Si j’en avais le goût et le courage (ce qui dépendait, je crois, de ma fatigue) je pouvais noter ce que je considère comme une chanson que j’entendais assez distinctement m’être dictée [8].

Et dans Essai sur la poésie : « Ce qu’il importe de noter, ce n’est pas la valeur poétique plus ou moins grande des chansons mais leur tonalité, leur allure [9]. » La mise en musique des poèmes rehausse leur mélancolie, leur caractère insolite ou leur gaieté et elle donne incontestablement de la force aux poèmes. Ces poèmes de Soupault qui sont parfois murmures ou caresses, qui coulent et jouent de leur propre effacement, s’ancrent dans la musique avec des interprètes aux voix rauques, puissantes ou chaleureuses. La poésie de Soupault prend corps, elle se densifie, prend même parfois une certaine pesanteur dans les voix de Mouloudji, de Catherine Sauvage ou de Denise Benoît.

Pourtant ces poèmes ne sont pas toujours aisés à mettre en musique. L’identité générique est mise à mal chez Soupault : poèmes, poésies, chansons ? Je voudrais rapprocher ici deux remarques; l’une de Laurent Flieder prise dans la conclusion d’une intervention au colloque de Cerisy-la-Salle consacré à Soupault en 1997 :

De la chanson, Soupault reprend l’apparence, le vêtement. Certainement pas les codes, puisqu’il y exerce au contraire tous les dérapages : surplus d’images, absence de régularité strophique et rimique, hétérogénéité des tons, des niveaux de langue, des univers et des références. Il ne respecte aucun des critères « pédagogiques » auxquels le genre doit son universel succès [10].

L’autre est de Jean Chouquet dans les Cahiers Philippe Soupault :

Les musiciens prirent un temps très long pour composer, plusieurs mois souvent. Ils n’étaient pas d’accord pour « musiquer » les textes que Philippe et moi leur avions confiés. Ils ne les inspiraient pas. Alors, ou bien ils s’échangeaient leurs textes, ou bien ils nous en demandaient d’autres [11] !

Ainsi, l’indistinction générique semble être un obstacle à la composition musicale et surtout elle laisse à Soupault le statut d’inclassable qui est, pour lui, le meilleur envers de la gloire.

Néanmoins, la radio offre à l’œuvre poétique de Soupault la possibilité de s’exposer à un public d’amateurs avertis. Dans de très nombreuses émissions, sa poésie est reprise, mise en musique, chantée, multipliée par les voix d’interprètes talentueux, jusqu’à des périodes récentes puisque France Culture, dans ses Nuits, a repris certaines parties de ces contributions. L’œuvre est considérée pour elle-même, diffusée, fredonnée et quelques émissions de télévision de haute qualité poursuivront ce travail. Je pense en particulier à l’émission « Plain Chant » qu’Hélène Martin consacre le 3 décembre 1972 aux Chansons.

Pour conclure ce volet, on peut suggérer que la mise en voix radiophonique offre à la poésie de Soupault un ancrage dans la matière, une forme de solidification du mouvement incessant du verbe poétique, et donc un chemin un peu différent de celui du stylo, moins gambadant sans doute, moins aérien, mais plus tracé, avec des marques de peinture pour guider l’auditeur.

En revanche, les nombreux entretiens qu’il a accordés sont loin de jouer le même rôle : en un mot Soupault est-il une victime consentante d’une momification dans le rôle de témoin du Surréalisme ?

4. Séductions et malices de l’âge

Soupault reste dans les entretiens un merveilleux passeur de poésie. J’en prends pour exemple un dialogue tout à fait étonnant avec Ribemont-Dessaignes, dans deux émissions de la RTF, l’une du 14 avril 1958 (émission « Les pouvoirs de la connaissance »), l’autre du 29 mai 1961 (émission « Culture et destin »). Ribemont-Dessaignes félicite Soupault d’avoir su utiliser la radio comme nouveau moyen de détection de la poésie. Face à son intervieweur accablé qui constate la mort définitive de l’esprit dada et l’effondrement de l’intérêt pour la poésie, le poète s’engage dans un credo enthousiaste célébrant ses possibilités vertigineuses. Á son ami qui traite la poésie contemporaine de « paravent transparent », Soupault rétorque d’une voix vibrante que la poésie est notre seule façon de nous libérer du quotidien, de nous échapper ; il fait la distinction entre la superstition religieuse qu’il juge dangereuse et la poésie qui comble notre soif éperdue d’irrationnel. Il évoque même Lourdes : en quelque sorte, c’est Lourdes ou la poésie ! Je cite un Soupault lyrique :

Je ne crois pas que l’humanité puisse se passer de la poésie. La poésie est un pouvoir. La poésie est sublimation; c’est le véritable pouvoir de la connaissance et la possibilité de sortir de la facilité de la logique.

Être poète est donc pour lui accéder à un autre niveau de la connaissance et l’on peut associer poésie et science dans la recherche de l’inconnu. Une des erreurs du Surréalisme, dit-il, a été de se détourner de l’esprit de recherche par la moralisation et la politisation du mouvement. Á un Ribemont-Dessaignes quasi désespéré qui se lamente sur l’état de la culture (« […] ne restent que le vide, le néant dont se gargarise la culture moderne »), il oppose la poésie comme mode de vie et d’être au monde. C’est une attitude généreuse, sans doute idéaliste, dont jamais il ne se départira dans ses entretiens. La voix de Soupault va s’érailler au fil des années, mais le discours ne vieillira pas.

Cependant, si l’on compare les grands entretiens accordé jusqu’en 1965 à ceux de la dernière période, disons 1970-1990, on se rend compte que Soupault s’enferme dans le rôle de témoin de Dada et du Surréalisme et dans la réitération du geste autobiographique.

Du 22 octobre 1963 au 30 juin 1964, Luc Bérimont réalise avec lui sur France Inter une série de 35 émissions : « Nos quatre cents coups : entretiens avec Philippe Soupault ». C’est l’occasion pour Soupault d’évoquer son esprit de révolte, son insoumission à l’école, sa fierté d’être un cancre, son refus viscéral de la réussite sociale, et bien sûr de mettre en valeur l’évidence de sa rencontre avec Dada et le Surréalisme. Son discours est truffé d’anecdotes et de portraits ‒ Apollinaire, Reverdy, Rigaut, Roussel, Breton ‒, faisant renaître la vie littéraire de l’époque dans un souci mémoriel.

Soupault est un remarquable conteur. Usant de façon naturelle, des modes de théâtralisation et de dramatisation du récit, il annonce son anecdote par une mise en bouche : « Je vais vous raconter quelque chose » ou bien il retarde l’élément important pour mieux le faire savourer (par exemple le nom de Tzara, avant d’indiquer qu’il est le plus habile pour provoquer le scandale). Il parsème le discours de formules pour relancer le récit ( « Vous ne perdez rien pour attendre »), ou de superlatifs pour marquer son assentiment et donner de la force aux propos : « remarquable, le plus effroyable, une idée de génie, un répertoire incroyable, un sens de l’humour extraordinaire, un jeu diabolique, des questions terriblement indiscrètes »… Il s’exprime avec élégance, raffinement et courtoisie. Sa voix suit les méandres de l’expression des sentiments, tantôt nostalgique, tantôt révoltée.

Les entretiens sont organisés avec rigueur, sans beaucoup de fantaisie. Les questions de Bérimont servent à relancer un dialogue visiblement préparé à l’avance ou à remettre parfois dans les rails un Soupault facétieux qui s’égare parfois. Il évoque avec une voix malicieuse les scandales de Dada : « Je vous jure, Luc Bérimont, un beefsteak sur la figure, ça fait très mal ! » Il rit quand il évoque Raymond Roussel qui achète une paire de chaussettes neuves chaque jour pour ne jamais porter deux fois la même et c’est Bérimont qui essaie de le ramener à plus de sérieux : « Parlez-moi de l’œuvre littéraire de Raymond Roussel. »

Les emplois du je et du nous s’entremêlent constamment, abolissant les frontières mal définies entre la remémoration personnelle et la conscience du groupe : mémoire d’un homme, mémoire d’une génération, mémoire d’une aventure collective, mémoire d’un poète, l’entretien charrie sans distinction générique les souvenirs de Soupault.

Cette indétermination va jouer en sa défaveur : au fil des années, la voix de Soupault sur les ondes deviendra celle du témoin des grandes heures du Surréalisme, recouvrant celle du poète et du créateur. La publication des Mémoires de l’oubli en 1981 et 1986 [12] et la disparition progressive des grands acteurs du Surréalisme encouragent ce déplacement de la création à la réitération du geste testimonial. Inlassablement, on assiste au retour des anecdotes qui ont fondé le Surréalisme et qui vont générer la propre mythologie de Soupault : la découverte de Lautréamont, la rencontre décisive avec Apollinaire, les folles années de Dada, l’exclusion du mouvement surréaliste, l’animosité envers Cocteau, etc… Le mythe se solidifie et s’enkyste, au point qu’il faudra des émissions pour sortir l’œuvre de l’oubli.

Dès 1975, les entretiens avec Bernard Delvaille, cinq émissions de 28mn diffusées sur France Culture, s’ouvrent sur le rappel des propos d’Aragon dans Les Lettres françaises en 1968 : « Qui se souvient de ce poète appelé Philippe Soupault qui a tout fait pour se faire oublier comme d’autres se font pardonner [13] ? » Le ton est donné : désormais on assiste à une entreprise de « dépotage » de l’œuvre ‒ pour emprunter une métaphore jardinière. Quand, par exemple, l’émission « Nos quatre cents coups » est rediffusée en 1997 sur France Culture dans la série Grands entretiens, le sous-titre est révélateur : « L’œuvre oubliée sous le nom ».

Quel est le rôle de Soupault dans cette « mythification » ? Soupault le raté, Soupault le faux modeste et le vrai orgueilleux, Soupault le plus pur des surréalistes : il endosse avec bonne grâce les images qu’on lui accroche et joue parfaitement son rôle. Mais ne soyons pas dupes ! Par sa malice constante, par la séduction qu’il exerce sur l’auditeur ou le spectateur (je pense en particulier aux entretiens télévisés de Bertrand Tavernier [14]), il retourne le gant et fait un pied de nez à ceux qui veulent le cantonner dans l’image du grand poète dont il faut déterrer l’œuvre avant même que le poète ne soit enterré. Il refuse d’être statufié de son vivant et désagrège avant sa mort la statue qu’on veut lui ériger pour le faire rentrer dans le rang des conformismes. « Rira bien qui rira le dernier » !

Ainsi, l’œuvre radiophonique s’inscrit dans la continuité qui s’exerce entre poésie, critique et romans. L’activité radiophonique me semble un prolongement de l’œuvre dans ses fulgurances et dans ses piétinements, dans ses trouvailles libertaires et dans ses redites obsessionnelles. D’une part, une forme d’enkystement du souvenir, de retour sur des moments clés qui alourdissent la mémoire ; d’autre part une liberté absolue, une inventivité inséparable de la spontanéité, une évasion perpétuelle du statut qu’autrui voudrait lui assigner. La tentation du silence qui hante l’œuvre et qui aurait pu faire taire sa voix s’est finalement transmuée en auto-ironie. Son passage à la radio épouse son passage dans la littérature : celui d’un créateur qui peine à effacer la trace qu’il laisse. Et c’est un plaisir de pouvoir apporter une contestation aux propos de Soupault dans Mémoires de l’oubli : « Mais la radio ne laisse pas de traces. C’est la voix des fantômes. Autant en emportent les ondes… [15] » Eh bien ! si, Philippe Soupault, la radio laisse des traces !

Notes

[1] Chansons, Lausanne, Eynard, 1949, p. 200.

[2] Bernard Morlino, Qui êtes-vous Philippe Soupault ?, Paris, La Manufacture, 1987, p. 205.

[3] Béatrice Mousli, Philippe Soupault, Paris, Flammarion, « Grandes biographies », 2010, p. 301.

[4] Poèmes et Poésies, Paris, Grasset, « Les Cahiers rouges », 1987, p. 145. Poème publié en revue dans Fontaine en 1943.

[5] V. par exemple deux émissions de la même époque saluant la parution du recueil Chansons chez Eynard en 1949 : « Le goût des livres » d’Étienne Lalou (sans l’auteur) et « Qui êtes-vous Philippe Soupault » d’André Gillois (3 décembre 1950). « Philippe Soupault est-il passé du Surréalisme aux chansonnettes ? » demande Lalou de façon quelque peu ironique après sa présentation du recueil. « Philippe Soupault, signeriez-vous encore aujourd’hui le Manifeste du Surréalisme ? » demande de son côté André Gillois.

[6] « Westwego » (1922), Poèmes et Poésies, Paris, Grasset, 1987, « Les Cahiers rouges », p. 33.

[7] « Mes belles années de Radio-Poésie en compagnie de Philippe Soupault », Cahiers Philippe Soupault, n°2, mars 1997, p. 194.

[8] Chansons, op. cit., p. 20.

[9] Essai sur la poésie, Lausanne, Eynard, 1950, rééd. in Poèmes retrouvés, Paris, Lachenal & Ritter, 1982, p. 117.

[10] Laurent Flieder, « Chansons, poèmes, poésies, le “comme si” et le “pas tout à fait” », in Présence de Philippe Soupault, Myriam Boucharenc et Claude Leroy (dir.), Caen, Presses Universitaires de Caen, 1999, p. 64.

[11] « Mes belles années de Radio-Poésie en compagnie de Philippe Soupault », op. cit., p. 195.

[12] Mémoires de l’oubli, 1914-1923, Paris, Lachenal & Ritter, 1981 ; Mémoires de l’oubli, 1923-1926, Paris, Lachenal & Ritter, 1986 ; Mémoires de l’oubli, 1897-1927, Paris, Lachenal & Ritter, 1986.

[13] Aragon, « L’Homme coupé en deux, un commentaire d’Aragon en marge des Champs magnétiques », Les Lettres françaises, 9-14 mai 1968.

[14] Entretiens avec Philippe Soupault, interrogé par Jean Aurenche, trois cassettes vidéo de Bertrand Tavernier, « Témoins », 1984.

[15] Mémoires de l’oubli, I, op. cit. , p 212.

Auteur

Sylvie Cassayre a été professeur de Lettres classiques dans le secondaire et en classes préparatoires littéraires à Annecy. Son activité de recherche se poursuit dans le cadre de l’Université de Savoie, au sein d’un laboratoire issu des Centres de Recherche sur l’Imaginaire, fondés par Gilbert Durand. Elle est l’auteur d’une thèse parue chez Minard en 1997 : Poétique de l’espace et Imaginaire dans l’oeuvre de Philippe Soupault.

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Radiogénie de Philippe Soupault

Résumé

Comme beaucoup d’écrivains de sa génération, Philippe Soupault s’est passionné pour le cinéma, le journalisme et enfin la radio. Elle est pour lui l’occasion de dire et de diffuser la poésie. Cet article montre que la voix radiophonique du poète est travaillée par les mêmes exigences que celles de sa poésie : simplicité, naturel, art des images et du rythme.


As many writers of his generation, Philippe Soupault was passionate about the cinema, the journalism et finally the radio. He considers the radio as an opportunity to say and broadcast the poetry. This article shows the radio voice of the poet is worked by the same requirements as those of his poetry: simplicity, nature, art of the images and sense or rhythm.


Texte intégral

Cocteau souhaitait que la « grande femme de silence au collier d’ondes [1] » devienne « une muse de plus. Une muse tout court [2] », Jean Tardieu était fasciné par les « voix sans personne » et Cendrars par les « mille oreilles » qui écoutent en même temps [3]. Soupault, pour sa part, aurait pu lancer la formule « Radio = poésie », car seule la poésie, croyait-il, peut donner à la radio « le pouvoir d’exprimer la vie [4] ». Il n’était pas le seul à le penser : la poésie est reine dans les années trente, où on l’entend et on la voit « partout », « non seulement dans les mots, mais aussi dans les bruits, les êtres, les habits, les objets, les rues, les vitrines des magasins, les fleuves », se souvient Jean Chouquet [5]. La radio, quant à elle, martèle Soupault, est l’« une des grandes apparitions de ce siècle » : « sa rapidité de transmission » est proprement merveilleuse, elle « fait faire des bonds prodigieux à la culture », elle rapproche les hommes les uns des autres et met « les foules en contact avec le créateur [6]. » On aura reconnu dans ce rêve de diffusion à grande échelle l’un des grands lieux communs de la modernité.

L’activité radiophonique de Soupault n’a rien, non plus, d’original en soi. Elle s’inscrit dans un parcours semblable à celui de nombreux écrivains entrés en littérature peu avant ou peu après la grande guerre qui, comme lui, se sont passionnés pour le cinéma – voire la publicité –, ont été tentés par le roman puis par le reportage, avant de se tourner vers l’activité radiophonique : on songe à Cendrars, bien sûr, mais aussi, avec quelques variantes, à André Beucler, à Pierre Mac Orlan ou à Léon-Paul Fargue. La singularité de Soupault tiendrait davantage dans le fait d’avoir combiné cette trajectoire, caractéristique des « modernes », avec celle, avant-gardiste, des dadaïstes et des surréalistes, plus défiants à l’égard de l’invention technique.

Original, Soupault le serait donc plutôt d’avoir investi avec une même ferveur deux « postures » qui, sur la scène littéraire et artistique de l’Entre-deux-guerres, ont coexisté sans nécessairement se rencontrer : l’une contestataire et révolutionnaire, armée d’une volonté de table rase et de destruction du passé, l’autre, moins radicale, mais plus sensible à la découverte et à l’exploration des « mondes nouveaux ». C’est comme tel, comme un « nouveau monde dont nous soupçonnons à peine l’existence, mais dont nous subissons à chaque seconde de notre vie la puissante influence », que Soupault envisage « le monde des sons »

1. La voix de Soupault

Certains qui n’écoutent pas plus loin que le bout de leur oreille, ne voudrons pas comprendre que le monde sonore est encore à découvrir. Ils se contentent (et pas toujours) de la musique. Mais il faudrait leur répondre que la musique est une petite région, même pas un département, un canton du pays des sons [7].

Ainsi s’exprimait Soupault en 1946, l’année même de la transition entre le Studio d’Essai et le Club d’Essai, dans un article des Lettres françaises où il rend hommage aux chercheurs qui travaillent dans le Radio-Laboratoire de la Radiodiffusion française (RDF). Les découvertes de ces explorateurs des ondes, qu’il nomme des « scaphandriers », ne bénéficient pas, déplore-t-il, de la publicité qu’elles méritent. Soupault est dans l’un de ses rôles préférés, celui de qui s’emploie à faire reconnaître les artistes ou les univers injustement méconnus.

Suit, sur la même page, signé du sociologue Roger Veillé, le récit de quelques-unes des expériences menées par ce dernier avec le réalisateur Albert Riéra dans le cadre de l’émission Radio-Laboratoire qu’ils animèrent ensemble sur le Poste parisien de janvier 1945 à la mi-mars 1946. Avec la collaboration du public, ils ont pu conduire diverses investigations sur le « mouvement » ou sur la « lumière des sons ». Cette dernière tend à démontrer que la radio disposerait de « trois gammes d’éclairage sonore » : les sons graves, assourdis, qui évoquent l’obscurité, les sons aigus la lumière, tandis que la voix « normale » suggère la demi-obscurité. La voix chaude, grave remontant parfois vers l’aigu, légèrement voilée de Philippe Soupault, serait donc plutôt une voix de nuit, traversée de crépuscules et d’aurores, en accord avec « la couleur d’insomnie » et le « ton du nocturne [8] »qui de Westwego aux Dernières Nuits de Paris, baigne son univers poétique.

S’interrogeant également sur les « caractérisations de la voix », les deux animateurs demandent aux auditeurs de dire quels traits physiques et moraux évoquent pour eux la voix anonyme dont on leur fait entendre un échantillon. Les résultats sont surprenants. Chez 80% des correspondants, on voit « un trait physique s’imposer. Tantôt la corpulence : il y a des voix maigres ; tantôt la taille : des voix petites ; tantôt l’âge. « Il semble que l’individualité physique évoquée par la voix se définisse avant tout par un seul trait précis : la blondeur, chez l’un, la vieillesse chez l’autre. La caractérisation morale paraît aussi sommaire et nette, c’est tantôt la brutalité, tantôt la distinction, la vulgarité, etc. qui dominent [9]. » Ces recherches ne sauraient manquer de retenir l’attention de qui s’intéresse à cette sœur cadette de la photogénie, qu’est la « radiogénie », ce « charisme des ondes », pourrait-on dire, qui fait d’une voix passant par le micro vous touchera tandis qu’une autre vous laissera indifférent.

Il me faut avouer ici la déception que m’a d’abord procurée l’écoute intensive, à l’Inathèque, de Philippe Soupault à la radio, principalement dans les entretiens, les portraits et quelques carnets de voyage. Non que ses propos et son style radiophonique manquent d’intérêt – j’y ai beaucoup appris –, mais parce qu’ils ne m’ont procuré aucune réelle surprise, pas de véritable révélation. Comme si l’image et la voix, la parole et l’écriture se faisaient écho, s’inscrivaient dans une parfaite continuité. Trop parfaite, justement. Fallait y voir l’effet d’une sorte d’accommodation, qui au fil du temps m’aurait conduite à fondre en une seule image, les représentations depuis longtemps familières du visage, de la voix – moins connue mais que j’avais déjà entendue – et de l’œuvre de Philippe Soupault ? Qu’aurais-je dès lors à dire de cette voix, que je n’aurais pu dire sans elle ? À moins qu’il ne faille accorder quelque crédit à cette impression d’harmonie – sachant qu’a contrario, je n’ai jamais pu m’habituer à la voix de Cendrars, que je continue de ressentir comme impossible ? Mais comment, en ce cas, faire la part de l’écoute « originale » et de la reconstitution ? D’autant que dans les années 1990, je me souviens que presque toutes les personnes que je sollicitais à propos de Soupault (qui venait de disparaître), se rappelaient immédiatement l’avoir « entendu à la radio ». N’était-ce pas lui, le poète surréaliste de Faites vous-même votre anthologie, et de Nos quatre cent coups ? Sans doute, mais le romancier, le journaliste, et même l’auteur des Champs magnétiques ? Il ne leur disait finalement pas grand-chose : entendu, Philippe Soupault l’a sans doute été bien davantage qu’il n’a été lu. Tel est l’étrange constat qui s’impose.

Constat d’autant plus troublant que nous ne connaîtrons jamais vraiment, malgré quelques précieux témoignages, ce portrait sonore de l’auteur des Chansons. Car si les paroles radiophoniques ne s’envolent pas, comme les écrits restent, elles n’en passent pas moins, comme passent les couleurs ou les parfums. Telles des « conserves sonores », selon une judicieuse formule de Cocteau, elles sont dotées d’une date de péremption, au-delà de laquelle elles perdent une partie de leur saveur d’origine. Le portrait radiophonique de Philippe Soupault serait-il à jamais celui d’un fantôme ?

Qu’à cela ne tienne ! Faisons-lui jouer un instant le rôle du revenant. Pour le faire revenir, j’ai choisi de mettre en œuvre le test de « caractérisations de la voix » de Radio-Laboratoire, auprès d’un groupe d’une quarantaine d’étudiants de Master 2. Ayant sélectionné des extraits de l’émission de Louis Mollion « Les rêves perdus de Philippe Soupault [10] », en faisant en sorte que le contenu soit le moins révélateur possible du caractère de la personne et de son identité, je les ai soumis à leur écoute. Une écoute innocente donc, littéralement en aveugle, c’est-à-dire à la manière de quelqu’un que sa cécité oblige à considère les sons à part entière et non comme de simples « trouble-vue [11] ». Toutes les réponses, sans exception, ont cru reconnaître la voix d’un homme âgé : « vieux » ou « plutôt vieux ». S’agissant des qualités morales, le calme vient en première position, suivi de la douceur, puis de la cordialité. L’image d’un homme paisible, affable et sympathique s’impose très majoritairement. Physiquement, on l’imagine petit, trapu, voire « replet », avec un visage « plutôt carré » mais néanmoins élégant ! Quelqu’un plaque sur sa voix le physique de Niels Arestrup, quelqu’un d’autre le visage d’André Dussolier. Un portrait paradoxal donc, d’où se dégage une impression de force et de délicatesse, de présence tranquille et d’affabilité. Ainsi se trouve confirmé le fait que l’image acoustique tend à ramener à quelques traits la représentation des personnes, à les « antonomaser », si l’on peut dire, en leur faisant incarner des essences. Elle est sans nuances, certes, mais non sans pertinence.

Ce petit sondage a été conduit, il faut en convenir, sans grands égards pour les règles du genre qui aurait voulu que l’échantillonnage des auditeurs soit beaucoup plus important et plus varié en âges, et bien sûr, que les morceaux choisis proviennent de différents types d’émissions, d’époques diverses. Tentons néanmoins de rebondir à partir de ces résultats.

2. Simplicité

La question de l’âge, tout d’abord, demande à être interprétée. Soupault a 58 ans au moment de l’émission, ce qui dans les représentations de jeunes auditeurs peut aisément passer pour « vieux ». Il faut également tenir compte du fait que l’enregistrement remontant à 1955 – la modulation de fréquence commence tout juste à s’imposer face à la modulation d’amplitude –, la perception de l’âge de la personne tend à se confondre avec celle de l’émission elle-même, dont les normes, très policées, tranchent avec les habitudes radiophoniques actuelles. Les liaisons appuyées – dont Soupault n’est pas avare (« qu’il ait été », « serait absolument ») – qui tendent aujourd’hui à disparaître ; l’emploi du passé simple (« Nous fréquentions beaucoup le cinéma »), un certains lexique qui, sans être soutenu à l’époque, apparaît quelque peu comme tel de nos jours (les « jeunes gens », « remarquable », « prodigieux » – un mot qu’il affectionne), une légère tendance à ouvrir les voyelles (« Reverdy », « adoration », « cauchemars ») suffiraient à communiquer cette impression d’ancienneté qui émane du décalage historique. Ce que certains étudiants ont perçu, au demeurant, lorsqu’ils disent se représenter quelqu’un de « désuet ».

Mais qu’en aurait-il été si on leur avait fait écouter le « Magazine des arts », animé par Jean Wahl, consacré à l’exposition William Blake de 1947 [12], artiste auquel Soupault a consacré en 1928 un essai et dont il a traduit avec son épouse Marie-Louise les Chants d’innocence et d’expérience [13] ? Sans doute, auraient-ils aussitôt compris combien « jeune » est, relativement du moins, l’élocution de Philippe Soupault lorsqu’on la compare à la voix compassée de Jean Wahl, ou à celle, caricaturale, de René Drouin, l’organisateur de l’exposition, qui ponctue chacune de ses phrases d’un « n’est-ce-pas ? » proféré d’une voix nasale, pontifiant sur les « aquârelles » de l’artiste, tandis que le plus sympathique Bachelard fait songer à un « paysan de Paris », lorsqu’il évoque, en roulant les « r », les « mythes de la création chez Blake ». « – Est-ce que Philippe Soupault aurait un petit mot à dire… », s’enquiert l’animateur. « – Rien du tout, rien du tout… c’est abominable… », répond Soupault que l’on pourrait être tenté de croire atteint de quelque excès de timide, si son expérience de la radio (il a déjà dirigé à cette époque Radio Tunis) ne donnait plutôt à penser qu’il se refuse à jouer le jeu de cet entretien hautement culturel, pour ne pas dire passablement snob. « – Rien à dire sur le mal ? », insiste Jean Wahl. Réponse de Soupault : « – C’est parce que je le connais ». Et son interlocuteur de revenir à la charge : « – Je vois que Philippe Soupault sourit, probablement va-t-il revenir sur sa décision… ». « – Blake, dit-il, est avant tout un graveur » et « un poète », et Drouin qui ne souffre visiblement pas l’ancien dadaïste, de pinailler : « – Qu’il ait gravé beaucoup, oui… » Soupault l’emporte finalement en une formule, qui a l’art de détendre l’atmosphère en suscitant quelques rires : « – Le surréalisme est éternel. »

Cet intermède pour dire que la manière radiophonique de Soupault est résolument hostile au style « émission culturelle entre lettrés », d’une simplicité sans surenchère, dépourvue de toute hystérisation. Une voix profonde qui monte du corps, bien posée, théâtrale mais sans théâtralité, sans emphase. Une voix naturelle, sans pour autant être « nature », qui ne fait pas chanter la Provence, comme celle de Giono, ni entendre la Champagne-Bourgogne de Colette ou de Gaston Bachelard. Une voix pour tout dire classique – de qui a fait ses classes –, mais de qui a aussi hérité de son milieu, celui de la grande bourgeoisie, une pureté syntaxique et un niveau de langue que Soupault, quoi qu’il en ait, ne semble pas avoir songé à contester. Une voix cultivée mais qui se refuse à connoter la culture. Soupault n’a pas le goût du mot rare pour le mot rare. Il parle une langue sobre, dépourvue de luxuriance, sans exotisme, qui laisse toute sa place à la force de l’image qui surgit à l’improviste, mine de rien, sans aucun effet de manche. Elle n’en est que plus frappante et plus juste : « je suis une fleur de macadam [14] » (pour exprimer son amour de la ville) ; Apollinaire avait un « sourire de soleil » ; le désert est une « mer dorée [15] » ; la poésie « une “vie exhaustive” [16] »… Ne seraient ces pépites distillées sans excès, que l’on pourrait presque conclure à une certaine monotonie de ce discours quelque peu hypnotique, qui berce l’auditeur mais sans l’endormir.

Car Soupault a le sens du rythme. « Je suis moins sensible à la beauté sonore qu’à la puissance rythmique » confie-t-il au micro des « rêves perdus [17] ». « Dada a eu cette vertu,/ merveilleuse / de supprimer tout/ et de dire zéro,/ zéro,/ nous ne croyons à rien,/ nous refusons le monde [18] » – voici, parmi tant d’autres, l’une de ces phrases toutes simples qui exercent cependant une grande force de séduction par sa cadence, son accentuation, sa construction binaire. L’éloquence, chez Soupault, sait rester discrète, préférant s’exercer sur le mode mineur qui lui était cher. Il aime aussi à ponctuer ses propos de rappels à l’ordre de la conversation : « voyez-vous », « figurez-vous », « vous savez », « je dois dire », « toujours est-il », « m’enfin tout de même »… sont quelques-unes de ces expressions, quasiment phatiques, qui maintiennent le contact avec l’interlocuteur et à travers lui, avec l’auditeur. Luc Bérimont cite-t-il Novalis – « La philosophie c’est l’hôpital de la poésie » – Soupault est enchanté : « C’est un beau mot que je ne connaissais pas ; c’est un mot merveilleux [19]. » Il vit la conversation, il est là, présent à sa parole.

3. Lenteur

Mais revenons à notre portrait en aveugle de Philippe Soupault. L’homme massif, rond ou carré, imaginé à l’audition par les étudiants, est en assez large désaccord, nonobstant la distinction qui lui est prêtée, avec « l’allure racée de grand lévrier » et le « visage aigu qui coupe le vent » que nous décrit Henri-Jacques Dupuy [20]. Si la gentillesse et l’urbanité du poète sont avérées par ceux qui l’ont connu, il faut néanmoins lui adjoindre, si l’on en croit Jean Chouquet, Soupault « l’ironique », « le moqueur, le persifleur, le cruel, le sadique, le diabolique [21] »… « doux comme un tigre », confie-t-il dans l’une de ses chansons [22]. Quant au flegme qui émane de sa voix, il est en totale contradiction avec l’homme qui passe en coup de vent, toujours sur le départ, donnant l’impression d’être perpétuellement en fuite qu’a volontiers laissée Philippe Soupault à ceux qui l’ont connu et que Jean Chouquet résume ainsi sur le ton de l’humour : « Bonjour… bonsoir… Et hop ! … je suis passé… Je suis pressé. Je fous le camp ! À demain… à bientôt… Au revoir… Adieu… Oubliez-moi [23] ! » Ne croirait-on pas reconnaître le Julien de En Joue [24]?

Une telle discordance peut assurément provenir du caractère trompeur de la voix, pour autant que l’on considère – à tort – celle-ci comme un reflet de l’image visuelle ou de l’image interne qu’une personne peut avoir d’elle-même. On sait le choc que Gide, par exemple, éprouva à l’audition de sa propre voix : elle n’était pas la sienne, il ne s’y reconnaissait pas. Dans le cas de Soupault, son objective lenteur d’élocution serait à mettre au compte de sa capacité d’adaptation au media. Il semble, en effet, qu’une certaine nervosité d’être disparaisse, chez lui, dans la situation radiophonique. Comme si celle-ci ouvrait une parenthèse dans le rythme de l’existence, et que, en le mettant face à autre chose que lui-même, face à la langue et face au public, son rapport au temps s’en trouvait changé. « Comme tout grand homme de radio, il sait respecter les silences entre les mots », se souvient Jean Chouquet [25]. Ces silences, il les fait pour ainsi dire parler, en les faisant entendre. De cette voix au ralenti, on serait tenté de dire ce que Soupault lui-même dit de celle de la Greta Garbo de l’époque du muet, lorsqu’il la qualifie de « voix silencieuse [26] ». Cet art du silence qui caractérise sa parole radiophonique est loin d’être partagée par tous les écrivains : que l’on songe, là encore, à la voix brouillonne de Cendrars qui démarre « en trombe égrenant les phrases à toute vitesse, sans égard pour les syllabes jugées secondaires, superflues [27] », qui coupe volontiers la parole à ses interlocuteurs. Le phrasé de Soupault est toujours clair, net : les mots se détachent les uns des autres comme les perles d’un collier. Et en se détachant, ils prennent consistance, revêtent un éclat singulier. Ce plaisir, perceptible à l’écoute, des mots en bouche, exprime mieux que tout discours une intimité physique avec la poésie.

Le tempo lent laisse également aux auditeurs le temps de se représenter l’image des choses. Un pouvoir évocatoire qui tient au fait que la voix de Soupault n’est pas narcissique, elle sait se faire oublier, ne s’interpose pas entre l’émetteur et son discours, comme si elle s’effaçait au profit de ce qu’elle suscite. Aucune recherche, aucun maniérisme, mais le rythme de qui « pèse ses mots » et pèse sur eux de tout le poids d’une parole habitée, vécue, qui se pense dans le temps même où elle se dit. On en subit le charme sans se l’expliquer. Mais quoi de plus fragile qu’un charme ?

4. Extinction de voix

Il suffit que Soupault se mette à « réciter » pour que sa voix cesse d’être vivante. Rien ne le dessert plus que quand il lit un texte écrit pour une émission – ainsi que cela est souvent le cas lorsqu’il se trouve, non dans la position de l’écrivain avec lequel on s’entretient, mais dans le rôle professionnel du présentateur d’une émission, comme par exemple « Tels qu’en eux-mêmes », dont il est également le producteur, avec Philippe Fayet [28]. C’est à peine si l’on reconnaît sa voix, tant elle semble emprisonnée. Elle se fait alors impersonnelle, « éteinte » et « mécanique », pareille à la Georgette des Dernières nuits de Paris qui, lorsqu’elle s’engouffre au petit matin dans une bouche de métro perd toutes ses qualités de « reine du mystère [29] ». Quelle différence entre cette parole « professionnelle », désaffectée, et l’élan qui émane de sa lecture des premières pages des Champs magnétiques (pages dont nous savons à présent qu’il est l’auteur) : une lecture qui impose l’évidence d’un texte que nul autre que lui ne saurait lire avec une telle justesse, en même temps qu’avec une si parfaite économie de moyens. La diction repose entièrement sur le rythme, tantôt syncopé, tantôt ralenti par un impeccable découpage syllabique, qui restitue d’une manière étonnante le souffle même de l’écriture : une lecture qui donne le sentiment que le texte s’écrit au moment même où il est proféré. Nous sommes en juin 1975, lors de l’un des entretiens avec Bernard Delvaille pour France Culture : Soupault a 78 ans. Sa voix paraît plus jeune que, trois ans plus tôt, dans la radioscopie de Jacques Chancel où elle semble plus lasse : le rythme de la phrase est plus uniforme, les propos sont plus lisses, le discours se fige, comme en proie à la lassitude de se redire – cent fois sur le métier « le dernier survivant du surréalisme [30] » aura remis son témoignage… Ce n’est pas tant l’âge qui fait la jeunesse, que le degré d’adhésion à sa propre parole.

La voix de Philippe Soupault est éternellement jeune lorsqu’elle ressemble, en somme, à sa poésie. Et si en sa voix vive il parle comme il écrit, c’est peut-être parce qu’il écrivait comme il parle. Mieux encore, parce qu’il s’écoutait écrire : « Ces chansons, je crois qu’avant de les écrire je les ai entendues au cours de mes rêveries, pendant mes rêveries et mes songes », confie-t-il au micro lors de la première émission de Chansons d’écrivains [31]. Philippe Soupault est en somme radiogénique dans la poésie. Tel pourrait bien être le secret de sa voix « sans rides ».

Notes

[1] Jean Cocteau, « Radio Luxembourg parle au monde » (1938), Jean Cocteau, unique et multiple, Pierre-Marie Héron (éd.), DVD-Rom et livre abécédaire, Montpellier, éditions L’entretemps, 2012, p. 44.

[2] Jean Cocteau, « Radio City » (1938), Cahiers Jean Cocteau, nouvelle série, n° 8, Cocteau et la radio, Pierre-Marie Héron (dir.), 2010, p. 10-11.

[3] Jean Tardieu, Une voix sans personne, Paris, Gallimard, 1954 ; Cendrars cité par Christine Le Quellec Cottier, « “Au micro, tout doit être dit” », Entretiens avec Blaise Cendrars. Sous le signe du départ, deux CD audio et un livret, RTS-CEBC-éditions Zoé, 2013, p. 8.

[4] Cité par Jean Chouquet, « Mes belles années de Radio-Poésie, en compagnie de Philippe Soupault », Cahiers Philippe Soupault, n° 2, 1997, p. 210.

[5] Jean Chouquet, ibid.

[6] Philippe Soupault, « La radio », série Les dix clés du siècle, Chaîne nationale, 28 décembre 1949.

[7] Philippe Soupault, « Découverte du monde sonore », Les Lettres françaises, 12 avril 1946, p. 3.

[8] Henri-Jacques Dupuy, Philippe Soupault, Paris, Seghers, « Poètes d’aujourd’hui »,1957, p. 90-91.

[9] Philippe Soupault, « Découverte du monde sonore », op. cit., p. 3.

[10] « Les rêves perdus de Philippe Soupault », série Le Bureau des rêves perdus, Chaîne parisienne, 27 janvier 1955, 22h15.

[11] V. Philippe Soupault, « Un monde nouveau », Cahier d’études de Radio-Télévision, n° 16, 1957, p. 351-353. Dans cet article, l’auteur rapporte une conversation qu’il a eue avec un aveugle sur les sons et leur perception.

[12] 28 mars 1947, chaîne non déterminée, 13h11.

[13] Philippe Soupault, William Blake, Paris, Rieder, « Maîtres de l’art moderne », 1928 ; William Blake, Chants d’innocence et d’expérience, tr. Marie-Louise et Philippe Soupault (1927), Paris, Charlot, 1947.

[14] Louis Mollion, « Une heure 46, rue de l’université », série Soirées de Paris, 8 janvier 1956.

[15] « Les rêves perdus de Philippe Soupault », op. cit.

[16] Luc Bérimont, « Nos quatre cent coups : entretiens avec Philippe Soupault », France Inter, 31 mars 1963.

[17] « Les rêves perdus de Philippe Soupault », op. cit.

[18] « Le mouvement Dada », Archives littéraires : Philippe Soupault, Radio Télévision Française (RTF), 1er janvier 1952 (diffusion 17 avril 1957).

[19] Luc Bérimont, « Nos quatre cent coups », op. cit.

[20] Henri-Jacques Dupuy, Philippe Soupault, op. cit., p. 81.

[21] Jean Chouquet, « Soupault l’éléphant », Cahiers Philippe Soupault, n° 1, 1994, p. 24.

[22] Philippe Soupault, « Et vous », Chansons, Lausanne, Eynard, 1949.

[23] Jean Chouquet, « Soupault l’éléphant », op. cit. p. 27.

[24] Philippe Soupault, En joue !, Paris, Grasset, 1925. Le roman commence ainsi : « Julien dort. Que fait-il ? Il ronfle. Que fait-il ? Il rêve et il chasse une mouche. Julien s’éveille. Il bâille, il s’étire, il se dresse sur son séant. Julien se précipite dans sa baignoire, lit le journal et fume. Il a la manie de faire plusieurs choses à la fois. “Je suis vivant”, répond-il à chaque instant et, pour le prouver, il s’agite. Il avale son café au lait en écrivant des lettres et en jouant du piano sur la table. »

[25] Jean Chouquet, « Mes belles années de Radio-Poésie en compagnie de Philippe Soupault, op. cit, p. 191.

[26] « Greta Garbo. Extrait d’une émission radiophonique non identifiée », reproduit dans la plaquette-programme « Ciné Soupault du 19 au 25 novembre 1997 », Cinéma L’Épée de bois, n. p.

[27] Voir Jean-Carlo Flückiger, « “Il pleut dans ma gorge” : la voix de Cendrars », BlaiseMédia. Blaise Cendrars et les médias, Birgit Wagner et Claude Leroy (dir.), Ritm, n° 36, Université Paris X, 2006, p. 11-28.

[28] Dans l’émission sur Jules Verne, par exemple, diffusée par France-Culture le 19 juin 1966 à 21 h, on constate en consultant les Cahiers littéraires de l’ORTF (Quatrième année, n° 17, 12-25 juin 1966), que la présentation de l’auteur de Michel Strogoff par Soupault est entièrement rédigée.

[29] Philippe Soupault, Les Dernières Nuits de Paris (1928), rééd. Seghers, 1975, p. 61.

[30] Monique Petillon, « La mort de Philippe Soupault », Le Monde, 13 mars 1990.

[31] Jean Chouquet, « Chansons d’écrivains : Philippe Soupault », Club d’Essai, 30 mars 1952, 13h25-13h45.

Auteur

Myriam Boucharenc est professeur de littérature à l’université Paris Ouest Nanterre, responsable, au sein du Centre des Sciences de la littérature française, de l’équipe « Interférences de la littérature ». Elle a consacré sa thèse de doctorat à Philippe Soupault (L’échec et son double, Champion, 1997) et co-dirigé avec Claude Leroy le colloque de Cerisy pour le centenaire de la naissance de l’auteur (Présence de Philippe Soupault, Presses universitaires de Caen, 1999). Depuis elle travaille sur les rapports entre Presse et littérature au XXe siècle et porte depuis janvier 2015 le projet ANR LittéPub (Littérature publicitaire et publicité littéraire de 1830 à nos jours).

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Viv(r)e la poésie. Poésie et radio selon Soupault

Résumé

Cet article propose de considérer l’activité radiophonique de Philippe Soupault entre 1954 et 1965, au travers des sept séries dédiées à la poésie, sous deux angles complémentaires : la radio doit d’un côté célébrer, défendre et faire circuler la poésie, de l’autre permettre aux pouvoirs subversifs et libérateurs des poèmes – et plus largement de tous textes, paroles, chansons porteurs d’insolite – de se propager le plus largement possible parmi les auditeurs. Par cet usage du médium radiophonique, Philippe Soupault non seulement reste parfaitement fidèle à l’esprit surréaliste, mais encore parvient à introduire ce dernier au cœur de la radio d’État.


This article examines Philippe Soupault’s broadcasting activity from 1954 to 1965, focusing on the seven series he dedicated to poetry and emphasizing their two complementary aims: firstly, the radio should celebrate, defend and promulgate poetry, and secondly it should allow the subversive, liberating powers of poems – and more generally of any text, speech or song conveying something unusual – to be spread as broadly as possible among the audience. Not only such a use of the radio medium by Philippe Soupault remains perfectly in line with the surrealist spirit, but it also manages to bring it into the heart of the state-controlled radio.


Texte intégral

À partir des années cinquante, Philippe Soupault consacra la plus grande part de son activité radiophonique à la diffusion de la poésie, produisant entre 1954 et 1965 pas moins de sept séries exclusivement dédiées à cette dernière : avec Jean Chouquet, il produit d’abord Prenez garde à la poésie (1954-1956), Faites vous-mêmes votre anthologie (1955), puis Poètes à vos luths (1956-1957) ; ce sont ensuite Poésie à quatre voix (1957-1958), en partenariat avec le Canada, la Belgique et la Suisse, Poètes oubliés, amis inconnus (1959-1961), Les Midis de la poésie (1961) et enfin Vive la poésie (1961 à 1965), une émission publique mensuelle coproduite avec les poètes Youri et Jean-Pierre Rosnay. Philippe Soupault fait donc partie des producteurs piliers de l’ère Gilson (1946-1963), marquée par une forte présence des poètes à la radio et par une importante valorisation du genre sur les ondes. Ses émissions se caractérisent par un souci constant de la fantaisie, de l’humour, et par un rejet non moins constant de tout académisme. Prenez garde à la poésie inaugure en effet une nouvelle forme de spectacle poétique, avec des émissions publiques enregistrées en direct auxquelles participent non seulement des poètes, mais aussi des comédiens et des chanteurs (dont un certain nombre de vedettes). Le succès est tel que certains tiennent Soupault pour responsable de la confusion quasi instituée, à la fin des années soixante, entre poésie et chanson [1]. De fait, si l’on en croit Jean Chouquet, ce qui aurait déclenché la carrière de Soupault comme producteur d’émissions poétiques aurait été sa participation, sur une suggestion de Jean Tardieu, à la première émission de Chansons d’écrivains en 1952. Que découvrit-il alors ? Non pas la radio, qu’il connaissait bien déjà depuis les années trente, mais le fait de pouvoir s’adresser à un vaste public pour lui parler de poésie sous couvert de chansons. Et pas seulement de poésie, mais d’expériences poétiques.

Quelle fut donc l’ambition de Soupault à travers ces émissions, qui, comme la presse le souligne de manière unanime, révolutionnent la manière de parler de poésie à la radio ? S’il s’agit de transmettre une « culture poétique », comme le dit par exemple en 1957 un bulletin de l’Union européenne de radiodiffusion [2], de quelle culture s’agit-il ? Quelle image de la poésie cherche à faire passer Soupault ? Que reste-t-il de ses goûts et dégoûts personnels, en particulier de sa culture surréaliste ? D’autre part, on sait que la poésie pour Soupault ne se résume pas à des textes. Elle est « pouvoir de connaissance » (une formule de Ribemont-Dessaignes [3] que Soupault reprend volontiers à son compte), mais aussi moyen de transgression et de libération d’abord éprouvé au fond de soi, ensuite exprimé. Et ce n’est pas un petit défi (ou une moindre provocation ?) que d’utiliser les ondes de la radio d’État comme support à la circulation de cette humeur transgressive qu’est la poésie selon Soupault… L’ambition de Philippe Soupault, producteur d’émissions poétiques, est donc double : la première facette pourrait être nommée, en reprenant le titre d’une de ses séries, « Vive la poésie », car il y a volonté de célébrer, au besoin de défendre la poésie, classique et contemporaine ; la seconde, « Vivre la poésie », car il s’agit de transmettre, au delà de la vulgarisation et de la mise en spectacle d’une culture poétique, l’expérience intime et libératrice du pouvoir poétique.

1. Faire passer la poésie : des émissions décapantes

Prenez garde à la poésie, qui débute en 1954 sur les ondes du Programme national, est en tout point un défi. Comme le rappelle Jean Chouquet dans un précieux témoignage, il s’agissait pour Soupault de rompre avec les habitudes jusque là prises à la radio pour parler de poésie : plus de récitals, de déclamations pompeuses ou de commentaires pédants, mais une émission de variétés mêlant musique, chansons et récitations poétiques par de jeunes comédiens du TNP de Vilar plutôt que de la Comédie Française ; plus seulement les poètes consacrés par la tradition scolaire mais les poètes de la modernité, voire les tout jeunes poètes inconnus et inédits.

Il fallait que nous soyons neufs, drôles, originaux. Il fallait prouver aux auditeurs que la poésie pouvait devenir attrayante, populaire et gaie [4] !

Tel est le mot d’ordre que s’étaient fixé les producteurs, sous l’œil approbateur de Paul Gilson, qui souhaitait alors faire du Programme national une chaîne de culture et de divertissement tout à la fois [5]. Et pour parachever le défi, l’émission était publique, enregistrée au théâtre des Noctambules à Paris : avec ce dispositif, impossible d’ignorer, comme dans d’autres émissions consacrées à la poésie, l’accueil des auditeurs, dont le public réel devait en quelque sorte fournir un échantillon représentatif. Dès la première émission, le succès fut immense, à tel point que les producteurs durent changer de salle et enregistrer au théâtre Gramont qui pouvait accueillir jusqu’à cinq-cents spectateurs. Là, ils durent encore refuser du monde, nous dit-on, tandis que la radio reçut jusqu’à six-cents lettres par mois [6].

Quelle était donc la recette d’un pareil et si inattendu succès ? L’humour bien sûr, servi par le jeune duo encore peu célèbre que formait déjà Jean Poiret et Michel Serrault (ils se produisaient dans les cabarets rive gauche au début des années cinquante et plusieurs de leurs sketches furent intégrés aux émissions [7]) ; les chansons populaires, qui plaçaient le public en terrain connu ; et enfin, appât non négligeable, la présence de vedettes comme Charles Trenet (particulièrement ovationné), Maurice Chevalier, Léo Ferré, Catherine Sauvage, Agnès Capri, les Frères Jacques, les Quatre Barbus, Georges Brassens… Cette formule « émission de variétés » adoptée avec Prenez garde à la poésie fut reprise à peu de choses près dans Poètes à vos luths ! (où l’on retrouvait Poiret et Serrault) – mais l’émission était cette fois enregistrée en studio – ainsi que dans Vive la poésie.

À côté de ces émissions de variétés, Soupault recourt également à la causerie littéraire : une causerie écrite d’un bout à l’autre et jouée par un couple de comédiens, Marie Daëms et François Périer dans Faites vous-mêmes votre anthologie, Évelyne Gabrielli et Jean-Claude Michel (la voix de Clint Eastwood !) dans Poésie à quatre voix. Le ton est plus sérieux que dans les émissions de variétés, mais rendu vivant par les chamailleries amicales entre les deux présentateurs. Il s’agit le plus souvent de convaincre l’autre d’une idée ou d’un goût poétique : dans l’une des émissions de Faites vous mêmes votre anthologie, Marie Daëms défend ainsi avec une fougue enthousiaste Lautréamont et les derniers vers de Rimbaud ; dans une émission de Poésie à quatre voix, Évelyne Gabrielli défend la poésie des femmes, moins connues et moins éditées que les hommes. Comme les émissions de variétés, ces causeries sont prétexte à lectures de poèmes et diffusions de chansons poétiques.

Un autre élément novateur, commun à toutes les émissions poétiques de Soupault, est la place accordée au public, que ce soit le public in absentia (les auditeurs) ou le public réel dans le cas des émissions publiques (les spectateurs). Les animateurs citent le courrier, font lire des poèmes reçus, interrogent les spectateurs au cours de l’émission, invitent à participer à des enquêtes ou des concours : tout est bon pour créer des liens, voire des interactions entre les producteurs et les auditeurs. Pour Soupault, ainsi qu’il le déclare dans une interview de 1949, cette capacité à toucher le « grand grand public », « à rapprocher le créateur et le public » constitue le grand apport de la radio (partagé avec le cinéma et la télévision) [8]. En tant que producteur, Soupault joue de cette possibilité dans les deux sens : en s’adressant aux auditeurs, il leur transmet une culture poétique, mais aussi s’enquiert de ce qu’ils connaissent, de ce qu’ils aiment, voire de ce qu’ils créent. Avec Faites vous-mêmes votre anthologie par exemple, Soupault veut sonder les goûts poétiques des auditeurs en leur proposant, parmi une liste de cinq-cents poèmes pris dans des anthologies déjà établies, de choisir leurs cinquante poèmes préférés (cinq du XIIIe au XVe siècle, dix du XVIe, huit du XVIIe, sept du XVIIIe, dix pour la première partie du XIXe siècle et dix pour la seconde partie de ce dernier [9]), le but étant à la fois de publier une « Anthologie des auditeurs » et de restituer oralement les résultats de l’enquête dans une nouvelle série d’émissions. Là encore, ce fut un succès considérable puisque la radio recueillit plus de cinq mille réponses, publia Les deux cents plus beaux poèmes de la langue française (ouvrage qui, malgré son prix élevé, fut vendu à plus de 20 000 exemplaires) et reçut un abondant courrier d’auditeurs tout au long des émissions. En 1956, est d’autre part lancé dans le cadre de Prenez garde à la poésie un « tournoi de jeunes poètes » : à chaque émission deux candidats venaient dire deux de leurs poèmes et les auditeurs devaient envoyer leurs notes (sur 20) à la RTF, appelés de la sorte à constituer une nouvelle instance de légitimation poétique. Enfin, Soupault collecte en 1957, en partenariat avec les radios suisse, belge et canadienne, des milliers de comptines (8000 furent recueillies pour la France) ; elles furent ensuite publiées en anthologie chez Seghers en 1961 (Les Comptines de langue française).

Si le mot d’ordre de Lautréamont « la poésie doit être faite par tous, non par un » rallia de nombreux acteurs de la démocratisation de la poésie après la guerre, nul ne le mit plus en œuvre que Soupault dans ses émissions poétiques.

2. Au service des jeunes poètes

La plupart des émissions poétiques de Soupault se présentent également comme un support d’édition et d’exaltation des jeunes poètes. Poiret le rappelle régulièrement dans Prenez garde à la poésie et dans l’émission consacrée aux jeunes poètes, c’est même Soupault en personne qui déclare :

[…] quand Jean Chouquet et moi avons créé cette émission Prenez garde à la poésie, notre grand espoir était d’abord de donner à de jeunes poètes la possibilité de faire entendre leurs œuvres, puis aussi de découvrir de nouveaux poètes [10].

En 1956 est organisé le concours de jeunes poètes inédits, sélectionnés par les producteurs et notés par les auditeurs. On retrouve par ailleurs cette défense des jeunes poètes au cœur de Poètes à vos luths ! où l’on entend par exemple Pierre Louki, qui n’a encore publié aucun livre. Poésie à quatre voix se présente quant à elle dans son générique comme une « émission consacrée à la jeunesse de la poésie de langue française ». De même encore, l’une des émissions de Vive la poésie est consacrée tout entière à la présentation de jeunes poètes (Jacqueline Moir, Edwige Dorfmann, Claire Legat, Geneviève Beckard, André Piétri, Pierre Deslisle, Patrick Mac’Avoy [11]).

Il semble que ce rôle de découvreur de talents poétiques ait particulièrement tenu à cœur à Soupault. Lui, le « découvreur » de Lautréamont (il en garda la fierté toute sa vie), joue ici le rôle de parrain en poésie, celui-là même qu’avait joué pour lui dans sa jeunesse Guillaume Apollinaire.

3. L’ombre de Soupault

D’un côté Soupault revendique une impartialité et une objectivité dans les choix de poèmes diffusés (il affirme donner voix à des poèmes variés, différents de son esthétique personnelle [12] ; dans Prenez garde à la poésie, à partir de 1956, il confie ainsi à Armand Lanoux le soin de présenter aux auditeurs un « herbier poétique », fort éclectique et se voulant par là même représentatif des différentes tendances de la poésie du XXe siècle) ; de l’autre, il est clair que ses émissions sont loin d’offrir une image neutre de la poésie. Elles sont imprégnées de l’idée de poésie selon Soupault, de ses valeurs, et même de son panthéon personnel. Ce discours sous-jacent de Soupault (qui assure une présence fantomatique, pourrait-on dire) éclate comme tel avec humour lorsque par exemple Marie Daëms et François Périer, les présentateurs de Faites vous-mêmes votre anthologie, viennent se plaindre dans Prenez garde à la poésie (émission du 29 janvier 1956) de ce que Chouquet et Soupault leur font dire « n’importe quoi », les obligeant par exemple à transmettre une image négative de Sully Prud’homme (alors qu’eux, ils aiment « Le Vase brisé » ! – poème que Soupault, comme il le dit souvent, estime être l’exemple le plus pur du « mauvais bon goût [13] ») ou bien à ne lire de Baudelaire que les poèmes en vers… De même, les allusions désobligeantes à l’égard de Cocteau (dépeint comme l’Académicien arriviste par excellence[14]), les piques à l’égard des Académiciens en général, les railleries par rapport aux instances de légitimation institutionnelles (l’école, les prix littéraires…) fonctionnent, pour qui connaît Soupault, comme sa signature même.

Dans cette perspective, le personnage de Stéphane Brineville joué par Michel Serrault dans Prenez garde à la poésie et Poètes à vos luths ! est particulièrement intéressant. Il incarne un poète raté et méconnu (jusqu’à ce qu’à la deuxième émission il remporte le « prix Concourt de Prenez garde à la poésie » !). Du point de vue comique, ne cessant d’interrompre Poiret, il figure l’empêcheur de tourner en rond, le parasite. Il est toutefois hautement ambivalent : à la fois ridicule par son outrance, son mauvais goût, son orgueil, sa bêtise ou son snobisme et rendu attachant au fil des émissions par sa naïveté désarmante, son comique involontaire. « Ami de Soupault », comme il le rappelle régulièrement, défenseur de la poésie moderne et contemporaine, favorable à l’extension de la poésie aux domaines de la chanson, du cinéma, du théâtre, partisan d’une présence des poésies francophone et internationale au sein des émissions, il est l’incarnation même de cette figure positive du « raté » si chère à Soupault :

[…] Je crois aux ratés, aux vrais. Les deux poètes que j’admire le plus, Isidore Ducasse et Arthur Rimbaud, furent des ratés intégraux. […] J’aime qu’on me siffle, qu’on me hue, non par masochisme mais parce que je crois qu’il faut être délibérément un raté [15].

Quelle est donc cette image de la poésie, cette culture poétique que cherche à délivrer Soupault au fil de ses émissions ?

4. Leçons de poésie

En rompant avec le ton des émissions de poésie traditionnelles, Soupault cherche avant tout à transmettre une image de la poésie non conventionnelle, non scolaire et non académique. C’est là une volonté récurrente de Soupault : dans ses carnets de voyage radiophoniques, comme par exemple en 1950 dans l’émission Instantanés de Perse, il dit vouloir « donner de la Perse une idée un peu moins conventionnelle que celle que les Français ont habituellement ». Pour la poésie, il s’attaque notamment aux représentations-clichés, ce qui confirme l’idée que le public visé est d’abord celui des non-lecteurs de poésie, ceux qu’il faut convaincre. Par exemple, que la « poésie des fleurs » n’est pas « démodée » mais continue d’être chantée sur tous les tons et de toutes les manières [16] ; que les poètes ne sont pas toujours « tendres, doux, mielleux, à l’eau de rose » mais parfois « féroces », agressifs et violents [17] ; ou encore qu’on peut dire la poésie sur tous les tons, que l’irrévérence vis à vis des classiques peut même être une bonne manière de les faire revivre [18].

Si des leçons se dégagent de ces émissions, c’est donc moins en termes d’auteurs et de nouveau panthéon (même si une préférence pour les poètes modernes et fantaisistes apparaît nettement) qu’en termes d’esprit dans lequel aborder la poésie. On pourrait les résumer de la sorte. Entendre la poésie n’est pas une expérience ennuyeuse (leçon 1) : à chacun de se l’approprier et d’en faire son miel. La poésie est un domaine vivant (leçon 2) : elle s’enracine dans une tradition littéraire et musicale et continue de porter des fruits (aussi bien, selon Soupault, dans le domaine de la poésie écrite que dans le domaine de la chanson). Toutes les émissions démontrent en effet la continuité entre la poésie du passé (la poésie savante aussi bien que la poésie populaire) et la poésie contemporaine ; de même, le débat esthétique entre Poiret et Brineville, lesquels singent une nouvelle querelle des anciens et des modernes, se trouve réduite à néant dans chaque émission : rien ne sert d’opposer les « classiques » et les « modernes » puisque les seconds dépendent des premiers et que « être de son temps » (ce dont se targue Brineville) ne signifie pas faire fi du passé plus ou moins lointain. Enfin, la poésie est toujours là où on ne l’attend pas et n’est pas là où on l’attend (leçon 3) : elle est mouvante, changeante, essentiellement surprenante. D’où le titre en forme d’avertissement de Prenez garde à la poésie, qui sert de formule conclusive, quasiment de morale, à chacune des émissions de la série.

5. L’expérience de la poésie

Jusqu’à quel point Soupault prit-il au sérieux cette entreprise de vulgarisation de la poésie, de transmission d’une culture poétique pour le plus grand nombre ? Dans un entretien de 1958 avec Ribemont-Dessaignes, on est surpris d’entendre Soupault parler avec une certaine distance de ses émissions ainsi que de leur public, vu comme une masse « excitée » par les « choses un peu vulgaires (des chansons, des choses comme ça) » données pour ainsi dire en pâture [19]… En fait, cet enrobage ludique de la poésie vaut non pour lui-même, mais pour son potentiel de révélation : au cœur du spectacle de poésie, le public, qui vient écouter les émissions comme il va à Lourdes en quête d’« irrationnel », dit Soupault, fait fondamentalement l’expérience de la poésie :

PS – […] ils étaient tout à fait excités, enfin… et brusquement Cuny est venu sur la scène et il leur a récité « Vieil océan » de Lautréamont. Eh bien, en trois secondes, il les a retournés ; il y avait un silence merveilleux. J’ai compris tout à coup que ce silence de ces milliers de gens qui étaient dans ce cinéma d’Évreux correspondait à quelque chose de profond, qu’ils avaient senti…

GRD – Oui, là ils découvraient la poésie… Ils la découvraient vraiment…

PS – Voilà. Ils ont senti qu’il y avait quelque chose qui les dépassait, et qu’ils voulaient être dépassés.

La poésie déborde le texte, elle s’empare des auditeurs sans crier gare (« brusquement », « en trois secondes ») et les fait sortir d’eux-mêmes. Elle suscite une forme d’extase, de libération :

Je crois que la poésie est notre seule façon de nous libérer du quotidien. C’est-à-dire que nous avons la sensation très forte que c’est par la poésie que nous pouvons nous échapper, que la poésie est le seul moyen de, peut-être, d’atteindre l’irrationnel [20].

Si un tel degré émotionnel n’est pas toujours atteint, c’est bien du moins cette expérience intime d’une réalité transcendante (non religieuse bien sûr : Soupault parle d’« irrationnel » ou plus fréquemment encore d’« insolite ») que les émissions de poésie cherchent à susciter. Or, pour Soupault, le medium radiophonique favorise le déploiement des pouvoirs de la poésie.

6. Le spectacle vs. la vie

Les émissions poétiques de Soupault ne sont donc pas seulement une exaltation plus ou moins didactique de la poésie (côté « vive la poésie » : poésie écrite, poésie chantée), mais aussi le moyen par lequel l’auditeur fait l’expérience de « quelque chose qui le dépasse » (côté « vivre la poésie » : poésie vécue). Revenons ici à un texte éclairant remarquablement l’enjeu du lien entre radio et poésie selon Soupault. Dans « Vers une poésie du cinéma et de la radio », article paru dans Fontaine en 1941, Soupault dénonce « la grande erreur des spécialistes » consistant à « s’éloigner délibérément de la vie pour des “spectacles” sonores et visuels ». La radio, pourtant plus éloignée par son dispositif de la relation spectaculaire (elle s’adresse à un individu isolé), serait comprise par la plupart comme un moyen d’apporter le spectacle à domicile. Or, pour Soupault, la radio est un « moyen d’expression » à part entière : de même que la photographie et le cinéma captent et transmettent des images, la radio est un moyen de capter et de transmettre les sons. C’est donc pour lui à ces deux niveaux (captation et transmission) que la poésie doit intervenir : elle est « l’interprète entre un moyen d’expression (la radio) et le monde vivant » ; elle est au fond une qualité de la perception (un regard dans le cas de la photographie et du cinéma ; une qualité d’écoute dans le cas de la radio – cette attention au « monde des sons » qu’appelle de ses vœux Soupault dans plusieurs textes ou interviews, et qui pour lui sert d’aliment poétique majeur). L’association d’un moyen d’expression, la radio, avec cette qualité de perception, la poésie, doit conduire non pas, selon Soupault, à des « poèmes radiophoniques » (il les rejette), non pas non plus à une simple représentation de la vie (ce qu’il nomme le « spectacle »), mais à une expression de la vie même.

L’art, et singulièrement la poésie, exigent de nous une attention qui nous accorde des yeux neufs, des oreilles neuves, une sensibilité sans tain. C’est la poésie qui peut nous éveiller d’entre les somnambules de la vie quotidienne et matérielle. Elle nous délivre pendant un temps de la vie de fantôme qui nous est habituelle en nous plaçant plus ou moins brusquement devant les réalités que nous négligions par la nécessité nommée habitude [21].

On reconnaît dans cet extrait la représentation existentielle et psychique de l’homme chère à Soupault (et aux surréalistes) : l’homme passe sa vie dans un état de semi-conscience (image du dormeur, du somnambule), voire de semi-réalité (image du fantôme) – endormissement des sens (yeux, oreilles…) à cause de « l’habitude ». « L’attention » poétique provoque quant à elle une forme d’« éveil », de degré supérieur de conscience ; elle-même est suscitée par ce qui est contraire à l’« habitude » : autrement dit l’insolite. L’insolite qui est dans le monde et qu’il s’agit de percevoir puis d’exprimer, de capter puis de transmettre. L’insolite qui, comme le dit Soupault dans une interview de 1952, est la « grande clef de la poésie [22] ».

Selon cette logique, les émissions poétiques de Soupault cherchent moins à faire le tableau, même vivant, de la poésie, qu’à véhiculer la « culture de l’insolite » (dans et hors de la poésie), à provoquer pour chaque auditeur l’expérience même de l’insolite (par le rire, l’étonnement, l’émerveillement, tout sentiment de dépaysement…) et à susciter ainsi, qui sait, quelque nouvelle vocation artistique. Cela explique qu’aux côtés des poètes et des poèmes, qui valent moins d’ailleurs par leur qualité formelle que par la puissance ou l’incongruité des images et leur force de provocation, il arrive à Soupault, dans Prenez garde à la poésie notamment, de donner la parole à des voyageurs, des explorateurs (comme Alain Gheerbrant et Bertrand Flornoy par exemple, deux spécialistes de l’Amazonie), lesquels traduisent à leur manière une forme d’attention poétique au monde et sont les témoins de ce que Soupault appelle la « poésie vécue ».

Que retenir de ces émissions, dont Soupault, à notre grand étonnement, ne parle quasiment jamais dans ses différentes interviews ? D’abord la grande réussite de la série Prenez garde à la poésie, qui remporte le pari de ne jamais ennuyer. Elle contient de plus en germe toutes les autres séries : humour, mise en dialogue des débats poétiques, valorisation de l’insolite, utilisation des chansons comme vecteurs de poésie… Ensuite, l’accueil et la bienveillance constante de Soupault producteur à l’égard des jeunes poètes. Mais deux questions surgissent sur ce point : dans quelle mesure cette politique éditoriale n’aurait pas en fait été commanditée par la radio, qui crée en novembre 1955 le Bureau de la Poésie, une série dont l’objectif affiché est, selon son producteur André Beucler, de « servir la jeune poésie » et d’« intéresser » les auditeurs ? On s’interroge également, au vu des « jeunes poètes » diffusés au micro, très peu ayant poursuivi une carrière poétique, sur le rôle effectif de la RTF dans la promotion de nouvelles plumes poétiques. On retiendra enfin le regard ambivalent que Soupault porte sur les chansons : d’un côté elles constituent le matériau principal de ses émissions, et Soupault, par le biais des présentateurs, en fait une branche à part entière de la poésie ; de l’autre il les voit comme des « choses vulgaires » destinées à attirer un large public vers la poésie. Considérait-il, comme Luc Bérimont le déclarait en 1961, que la chanson était la « voie de la poésie » ? Plus mitigé que ce dernier, Soupault semble au fond s’être attaché à une distinction de valeur entre la mise en chanson de poèmes (manière plus facile que la récitation – et en ce sens « vulgaire » –  pour faire passer la poésie) et l’écriture originale de chansons poétiques par des auteurs-compositeurs-interprètes considérés quant à eux comme de véritables poètes.

Notes

[1] Alain Spiraux écrit ainsi dans Combat (19 juillet 1958) : « Cette confusion des genres, certains producteurs d’émissions radiophoniques, tel M. Philippe Soupault, en sont largement fautifs. À d’évidentes niaiseries, ils voudraient faire succéder un pathos informe, fruit de leurs cogitations, que nous accepterions peut-être à la lecture, mais pas sur une scène, même chez Agnès Capri. »

[2] Bulletin de l’UER, vol. VIII, n° 43, mai-juin 1957, p. 291-306.

[3] V. la série diffusée sur France III-National en 1958, Les Pouvoirs de la connaissance, au cours de laquelle G. Ribemont-Dessaignes interroge différents poètes.

[4] Jean Chouquet, « Mes belles années de Radio-Poésie en compagnie de Philippe Soupault », Cahiers Philippe Soupault, n° 2, 1997, p. 213.

[5] V. Hélène Eck, « Radio, culture et démocratie en France : une ambition mort-née (1944-1949) », Vingtième Siècle, n° 30, 1991, p. 55-67 ; et Pierre-Marie Héron (dir.), La Radio d’art et d’essai en France après 1945, Montpellier, Publications de Montpellier 3, 2006.

[6] Bulletin de l’UER, art. cit.

[7] Voir Geneviève Latour, Le « Cabaret-Théâtre » : 1945-1965, Paris, Agence culturelle de Paris, 1996. Elle cite notamment p. 110 un sketch des deux comiques que l’on retrouve dans l’émission de Prenez garde à la poésie du 17 avril 1955.

[8] Propos prononcés dans l’émission consacrée à « la radio » dans la série Les Dix Clefs du siècle, enr. le 28 décembre 1949.

[9] Le référendum fut annoncé dans un long article de Roger Richard pour Télérama (n°289, semaine du 31 juillet 1955).

[10] « Prenez garde à la poésie des jeunes poètes », 25 novembre 1955.

[11] D’après le catalogue de la BnF, aucun de ces poètes ne semble avoir publié de livres au-delà de 1960… ce qui tend à minimiser le pouvoir de la radio comme instance de légitimation sur le long terme…

[12] Dans l’émission « Prenez garde à la poésie des jeunes poètes » (novembre 1955), Soupault déclare, avant de faire lire un poème d’auditeur : « Je ne connais pas l’auteur, et je vous avoue même que la forme, la prosodie de ces poèmes est absolument opposée à celle que j’ai essayé d’imposer en écrivant mes propres poèmes. Je suis donc parfaitement impartial. »

[13] C’est l’expression qu’il emploie, interrogé par André Frédérique, dans l’émission de Poètes à vos luths ! du 30 octobre 1956.

[14] Voir « Prenez garde à la poésie de l’aventure » du 20 février 1955 ou encore l’émission du 16 octobre 1955 (« Tour du monde de la poésie ») où Brineville accuse Poiret d’être « hypernationaliste, et même davantage, chauvin, cocardier, Académie Française, très chanteclair, très “Cocteaurico” ».

[15] Philippe Soupault, « Entretien en guise de préface » avec Raphaël Cluzel dans Sans Phrases, Paris, Osmose, 1953. Il reprend également cette idée dans les entretiens télévisés avec Jean Aurenche et Bertrand Tavernier en 1982.

[16] « Prenez garde à la poésie des fleurs », 7 août 1955.

[17] « Prenez garde à la poésie féroce », 20 mars 1955.

[18] Lectures hautement comiques de La Fontaine par Claude Véga dans « Prenez garde à la poésie enfantine » du 23 décembre 1954 et par Pierre Repp dans « Prenez garde à la poésie » du 8 juillet 1956.

[19] Les Pouvoirs de la connaissance, 14 avril 1958.

[20] Ibid. Cette déclaration fait écho à celle de l’entretien avec R. Cluzel dans Sans Phrases, op. cit. : « Je ne sais pas ce que je serais devenu si je n’avais pas connu la poésie, j’ai voué ma vie à la poésie. Je sais que c’est une libération, que grâce à elle je me détache, je m’évade… »

[21] Ph. Soupault, « Vers une poésie du cinéma et de la radio », Fontaine, n°16, 1941, p. 175.

[22] « La poésie, mensonge et insolite : Philippe Soupault », Paris Inter, Rendez-vous à cinq heures, 12 mars 1952.

Auteur

Céline Pardo est agrégée de lettres classiques et spécialiste de la poésie des XXe et XXIe siècles. Elle est l’auteur de La Poésie hors du livre (1945-1965). Le poème à l’ère de la radio et du disque (PUPS, 2015), ouvrage issu d’une thèse menée à Paris-Sorbonne sous la direction de Michel Murat et soutenue en 2012. Elle a codirigé l’ouvrage collectif Poésie et médias, XX-XXIe siècle (2012). Elle poursuit actuellement ses recherches sur les pratiques d’oralisation des poèmes, selon une perspective à la fois historique et médiopoétique.

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Les carnets de route de Philippe Soupault

Résumé

« Carnet de voyage », « carnet de route » : ainsi Soupault désigne-t-il deux de ses émissions radiophoniques, Instantanés de Perse (1950) et Bagdad 1950 (1951), deux récits qui tentent timidement de mettre en pratique cet art évocatoire dont il rêve en 1952  dans Le Monde des sons. Le présent article donne quelques aperçus de l’évolution entre l’illustration sonore dans le premier et la suggestion sensorielle dans le second. On y étudie leur statut générique, par comparaison avec la causerie radiophonique et le reportage journalistique, les mêmes voyages au Moyen-Orient conduisant plusieurs types de récits selon les supports. De la mise en ondes de ces notations de voyage se dégage peu à peu l’idée que la radio est une façon de poursuivre l’écriture de poésie par d’autres moyens : le motif récurrent des gouttes d’eau fait entendre ce qui était  dans l’œuvre de Soupault depuis Les Champs magnétiques,  une « métaphore obsédante » de la naissance du poème. Les ressources évocatoires du son, supérieures à celles de l’image visuelle, font alors de la radio le medium le plus fidèle de la poésie.


“Carnet de voyage” (travel journal), “carnet de route” (road journal): that is how Soupault categorizes two of his radio broadcasts, Instantanés de Perse [Snapshots from Persia] (1950) and Bagdad 1950 [Baghdad 1950] (1951). These two narratives constitute two modest attempts to put into practice the evocative art he dreamt of in Le Monde des sons (1952) [“The World of Sounds”]. This article describes in part the evolution that occurred from illustration of sound in the former to the sensory suggestions of the latter. It studies their generic status, comparing them to radio talk shows and journalistic reporting as identical trips in the Middle East lead to different types of narratives, depending on the media. From the broadcasting of the travel notes, it progressively appears that radio is a way to carry on with poetic writing through other means Listeners can hear in the recurring motive of water drops what readers, since Les Champs magnétiques, found in Soupault’s works, an “obsessing metaphor” (“métaphore obsédante”) of the poem’s creation: thus, sound’s evocative resources, greater than that of the visual image, make radio a more faithful medium than poetry.


Texte intégral

Dans « Lettre-Océan », premier idéogramme lyrique publié en 1914, Apollinaire rendait hommage aux ondes que l’antenne TSF propage du haut de la Tour Eiffel, et qui le relient à son frère Albert à Mexico ; il en faisait l’image même d’une poésie qui rapproche les hommes. Dans l’une des chroniques radiophoniques qu’il tenait dans L’Intransigeant, Carlos Larronde, poète proche de Barzun avant la guerre 14, écrivait le 27 juin 1932, que le cinéma et la radio « ont ce commun privilège de déplacer le spectateur et l’auditeur, de le promener autour du globe, de lui donner une omniprésence [1] ». Et dans le même journal, en mai 1934, il invite à utiliser davantage son « merveilleux pouvoir » ajoutant à la « fuite dans l’espace » le « voyage dans le temps [2] ». Philippe Soupault partage sans nul doute cette appréhension du merveilleux radiophonique [3] et envisage la radio comme le prolongement et le medium parfait de la poésie. Il défend encore cette idée dans l’émission intitulée Le Monde des sons [4] et dans « Un monde nouveau », un article de 1957 [5] : comme la poésie, elle annihile les distances [6] et permet la communication entre les Cultures ; comme le poème, elle investit les vertus sonores des mots, marie les bruits à la langue (souvenons-nous des crépitements de l’antenne qui sont aussi bien ceux des chaussures neuves du poète dans le poème « Lettre-Océan »), et ouvre sur un art de la suggestion.

Ce double avantage du medium : raccourcir les distances, suggérer toutes les autres sensations par un art des sons, dispose particulièrement la radio à un petit genre de la littérature, le carnet de voyage. Ce terme générique est revendiqué par Soupault pour deux émissions, Instantanés de Perse [7] et Bagdad 1950 [8], qui se distinguent des chroniques et articles qu’il donne à La Revue de Paris à la même époque. J’essaierai de montrer quel usage fait Soupault de la spécificité de la radio dans ces deux émissions, la seconde bénéficiant d’une « mise en ondes » quand la première traite les sons comme des vignettes illustratives ; on verra ainsi dans Bagdad 1950 une timide esquisse des conceptions qu’il explicite dans Le Monde des sons et dans « Un monde nouveau », en même temps que le lieu où se poursuit par d’autres moyens la poésie – de l’onde aux ondes, goutte à goutte elle s’entend intérieurement comme un écoulement scandé qui réactive l’expérience vitale de l’entrée en poésie. Les carnets de route rapportent ainsi, autant que des vues de Perse et d’Irak, des réminiscences sonores du voyage de poésie, des Champs magnétiques, de Westwego à Chansons.

1. Première écoute

Instantanés de Perse dure 1h05. Bagdad 1950 [9] seulement dix minutes. Seules ces deux émissions relèvent du carnet de voyage  ̶  carnet de route est plus exact pour la seconde, car on ne découvre de Bagdad que des bandes colorées abstraites vues d’avion, une chambre d’hôtel où on s’arrête prendre une douche et un pont sur le Tigre traversé en taxi. Quant à Instantanés de Perse, le présentateur qui désannonce l’émission le désigne explicitement comme carnet de voyage [10], et la dénomination rend compte de la discontinuité inscrite dans le substantif mais ne correspond pas à la composition, structurée en plusieurs grandes rubriques aux enchaînements travaillés : le marché de Téhéran, la chanson, la poésie perse, les roses d’Ispahan, l’Iran d’hier et d’aujourd’hui (vu par Gobineau il y a 150 ans, Loti, il y a 50 ans, Soupault aujourd’hui). Des passages très écrits assez longs alternent avec des bruits de vie quotidienne (voix, marteaux des artisans du cuivre quand on est dans le souk), des illustrations musicales variées et brèves, des lectures de poèmes, de récits d’écrivains voyageurs, qui ponctuent chaque séquence. L’émission s’ouvre sur un air attendu, « Sur un marché persan » du compositeur britannique Albert Ketelbey (1920), où l’on devine l’animation exotique du souk, et se ferme avec « Dans les steppes de l’Asie centrale » composé par Alexandre Borodine en 1880, un poème symphonique qui évoque le désert.

Les deux carnets diffèrent sensiblement : dans Bagdad 1950, les sons, voix, musique et bruits créent une atmosphère animée et les échanges se succèdent rapidement, à peine reliés par des notations descriptives ou un élément narratif : la proportion du récit et de la scène s’inverse par rapport aux Instantanés de Perse. Les interruptions du récit par la sonnerie de téléphone, les interpellations, dialogues, rumeur mondaine et ambiance de bar chic, l’emportent sur l’exploration de la ville, ouvrant l’émission sur une sorte de kaléidoscope d’impressions ou de stéréotypes à corriger, ce qui dans la durée restreinte de l’émission permet d’évoquer par une vignette sonore ce qu’on n’a pas le temps de décrire. La mise en ondes paraît aujourd’hui un peu désuète ‒ dans sa conception et surtout dans les sonorités, qui portent un charme nostalgique. On entend ainsi la voix de l’hôtesse de l’air qui joue les guides de voyage, le bruit d’eaux vives, le moteur d’un petit avion : des sons simples, immédiatement identifiables, l’équivalent sonore du poncif en peinture. Ces sons restent majoritairement illustratifs mais ont aussi parfois une fonction temporelle (bruit monotone, répétitif pour souligner la durée et l’ennui) et structurelle (relais entre séquences).

Répondant à une enquête en 1938, Cocteau pensait que la radio serait un genre inférieur si on la traitait comme un « daguerréotype de l’oreille [11] » ; certes, les Instantanés de Perse, comme on va voir, ne se limitent pas, malgré leur titre photographique et leur préambule, à une série d’échos réalistes. On est loin cependant de ce que Daniel Deshays appelle « une écriture du son [12] » ; ici, le martèlement du cuivre en contrepoint de la voix narrative relève de l’illustration, donnant juste une couleur sonore à la scène.

2. Carnet radiophonique, entretien, reportage : aperçus génériques

Dans ces deux « Carnets » Soupault dénonce à la fois les lieux communs et les préjugés que l’occidental projette sur le pays de Shéhérazade et le parisien sur la Perse ; il les convoque cependant parce qu’ils sont ancrés dans les mythes collectifs qu’on ne peut démentir frontalement ; il est plus habile de les déplacer, les affiner et les dissoudre par des percepts réactualisés. La radio se voit conférer une mission d’éducation populaire : la voix est claire, l’élocution soignée, les phrases très articulées, le débit pas trop rapide, sans qu’il y ait de silence ‒ on prend son temps. Soupault vise une vulgarisation de bonne tenue, qui ne s’interdit pas des digressions anecdotiques, un trait d’humour, une page de Gobineau ou de Claudel, la lecture d’un poème en arabe, mais ne récuse pas non plus les romans plus populaires de Pierre Loti. Prenant prétexte du voyage, il glisse au passage des aperçus sur l’oralité et la diction, sur l’universalité de la chanson, vecteur de la poésie. Les Instantanés… qui annonçaient des choses vues, des scènes vivantes, sont des échantillons représentatifs de choses lues et entendues, des aperçus sur les fondements d’une culture, des convictions que le voyageur tire de son expérience. Au point qu’on y voit recyclé l’exemple de « La Vie en rose », développé dans l’Avertissement au recueil de 1949, Chansons [13]. Ceux qui attendaient une soirée diapositives en sont pour leurs frais, mais on a de quoi réfléchir à ce qui constitue l’image d’un pays ou d’une ville dans la mémoire culturelle collective.

Le carnet de voyage, qui met l’accent sur le ressenti du narrateur, se distingue dans les deux cas de l’émission de 30 mn intitulée « Mer rouge », qui se fonde sur le voyage de 1949 [14]. Enregistrée le 28 décembre 1949, celle-ci se présentait comme une « causerie » : un journaliste pose des questions sur les pays traversés, Soupault répond par de larges considérations géo-politiques, avec quelques incrustations d’anecdotes plus personnelles et de choses vues, poétiquement évoquées pour illustrer une caractéristique locale. La voix est celle, posée, du spécialiste qui essaie de donner à saisir concrètement des réalités complexes, impliquant des valeurs, une tradition, une pensée profondément éloignées des usages français.

Il serait intéressant de comparer cet entretien radiophonique avec deux articles que Soupault donne à La Revue de Paris (« Arabie Séoudite » dans le n° 5 en mai 1951, et « Mer rouge » en août 1951 [15]). Les trois se proposent de présenter toute une région en mutation qui va devenir, selon Soupault, « un des centres nerveux de l’économie mondiale » et se fondent sur les mêmes matériaux. Soupault se montre attentif aux mutations rapides du Moyen Orient : « Le moment viendra  ̶  et il est peut-être déjà venu  ̶  où le problème de l’homme du moyen-âge aux prises avec les impératifs du monde moderne provoquera de légitimes inquiétudes. » On trouve dans l’article comme dans la causerie radiophonique des données objectives, statistiques démographiques, économiques et des rappels historiques.

À la radio, Soupault avait privilégié des anecdotes et des images curieuses ou drôles qu’il distillait entre les aperçus politiques ou économiques appuyés sur quelques chiffres, plus austères : l’effacement des traces de la présence de Rimbaud à Aden, où il ne voit pas la maison du poète, détruite par l’incendie ; le paysage qu’il nous décrit et qui est celui même que Rimbaud voyait de la jetée ; la rencontre avec le négociant originaire de Carcassonne, arrivé en 1897, qui a succédé à Rimbaud ; la quinzaine de thés qu’il faut avaler en une journée ; la blague de l’oiseau moqueur ; sa stupéfaction devant les chèvres de Djeddah qui portent un soutien-gorge pour empêcher « leur abondante progéniture de les téter ». Les souvenirs personnels alternent avec des descriptions précises de la gouvernance royale, de l’économie du pays, de la proportion et de la répartition des populations étrangères, de la stratégie pétrolière américaine, de l’implantation d’un ghetto américain doté du seul cinéma présent dans le pays. On retrouvera ces données et ces scènes mais plus nombreuses, plus développées, dans les deux articles de la Revue de Paris où l’exposé géo-politique sérieux n’exclut pas le récit autobiographique : un épisode en taxi (le chauffeur loquace se figeant quand son passager prétend franchir la ligne invisible qui, à 7 km de La Mecque, interdit le passage aux étrangers) ; une vue de la chambre d’hôtel où défilent des serviteurs avec un thé, puis un savon, puis une serviette  ̶  14 en tout, qui interdisent au voyageur de se reposer à la descente d’avion.

Ce sont également les mêmes lectures qui nourrissent le premier Carnet de voyage, l’entretien radiophonique et le reportage géo-politique de La Revue de Paris : Gobineau qui dans Trois ans en Asie faisait la description « un peu optimiste » de la Légation de France, Les Lettres persanes, les Mille et une nuits, Rimbaud. Dans les Carnets de voyage, Soupault n’improvise pas davantage que dans l’article de revue. Cela produit parfois un curieux mélange entre la volonté de restituer un décor ̶ qu’on n’appelle pas encore un paysage sonore ‒, des échanges faussement spontanés, comme dans une dramatique radiophonique, avec des voix masculines, féminines, tantôt en premier plan, tantôt lointaines, et des bruits de foule, de café, de téléphone : l’impromptu est écrit, la surprise est jouée, la discontinuité affichée est produite, soigneusement minutée, bien que je n’aie pas pu consulter les notes préparatoires de l’émission [16]. Dans le monde oriental où Soupault feint de débarquer, il n’est pas un voyageur sans bagage : toute une culture l’a précédé, toute une mémoire sonore aussi qui habite forcément (au moins partiellement) ses auditeurs, qu’il lui faut réactiver et, si elle est devenue poncif comme la musique de « Sur un marché persan », coloriser.

3. Mise en condition de l’auditeur-voyageur

Bagdad 1950 s’ouvre sur un air de oud accompagnant un chant d’homme. Le récit de Soupault aussitôt coupe le chant qui s’estompe, et décrit au présent l’effervescence des derniers préparatifs de départ, après quelques notations nominales qui simulent le journal et, précisément, renvoient au support de l’impression sur le vif, le carnet. On entre dans une sorte de monologue intérieur ; le voyageur récapitule à voix haute sa liste :

Veille de départ. Bagages à finir. Télégrammes à expédier. Téléphoner à l’aérogare. Où est ma liste ? Tant de choses encore… Mais je ne pourrai pas y arriver. J’ai oublié de retenir une chambre [17]. Sept lettres à écrire encore…

Une sonnerie de téléphone interrompt le monologue fébrile, et s’ensuit un échange de théâtre de boulevard qui dure 1 mn :

‒ Allo, oui…. C’est bien moi… Philippe Soupault [une attestation d’identité que tous les lecteurs de Soupault connaissent et qu’il réitère dans ses récits, ses poèmes. La voix est un peu traînante. On entend alors celle, très lointaine, de son interlocuteur]

‒ Dites-moi, c’est ce soir que vous partez ?

‒ Oui, oui… Ce soir, mon vieux, exactement dans quelques heures.

‒ Il faut absolument que vous veniez me dire au revoir. Nous avons organisé une petite réception. Quelques amis… à tout à l’heure. (intonation pressante, un peu mondaine)

‒ Entendu, à tout à l’heure.

Cette saynète introduit une autre scène : la réception. Les préambules parisiens se multiplient. On entend un brouhaha de voix en fond sonore d’où se détachent successivement des voix de femmes et d’hommes à l’élocution un peu snob. Le dialogue permet, après la musique du oud qui couvre une vaste aire culturelle, de localiser la destination : le nom de Bagdad, en effet, n’a pas encore été introduit.

‒ Vous partez, quelle chance vous avez. Quand partez-vous ?

‒ Mais… tout à l’heure

‒ Où allez-vous ?

‒ Je pars pour Bagdad.

Le nom magique permet d’ajouter au chapitre proustien de nouvelles rêveries sur un nom de pays :

‒ Bagdad ? C’est merveilleux. Sémiramis, Nabuchodonosor. Les jardins suspendus…

‒ Vous partez pour Bagdad ? Formidable. Vous allez pouvoir retrouver les traces du calife Haroum El Rachi… / (voix plus lointaine) : des adolescentes merveilleuses…

‒ On peut toujours rêver, mon cher. Mais Bagdad….

Une voix égrillarde l’interrompt ; elle chante « Partons pour la Syrie ». Soupault intervient gentiment et brièvement : « Bagdad n’est pas en Syrie ». Une autre voix masculine lui demande s’il connaît cette œuvre jadis bien connue de Boieldieu : Le Calife de Bagdad. On entend un chant, des rires, le narrateur s’éclipse. Le récit à la première personne reprend après cette scène sur le vif.

Celle-ci a permis de poser deux préalables : Bagdad, par son seul nom produit les images d’un orient fantasmé qui parle à chacun selon sa culture, et l’on fait ainsi le tour du bagage limité de l’auditeur français – sans le blesser, puisqu’il pourra se démarquer des parisiens snobs qui véhiculent ces stéréotypes. La saynète a aussi posé un autoportrait minimal du je-voyageur, un Soupault courtois, mais bref, solitaire dans un milieu mondain assez bête. Observateur acéré, il prend comme lui la tangente à la première occasion.

On trouvait semblable revue des préjugés et méprises à la fin des Instantanés de Perse : il s’agit de placer en regard des usages et des cultures irakienne et iranienne, que le français dévalue volontiers au nom d’une supériorité occidentale, quelques échantillons sonores de nos usages et de notre « culture » saisis comme de l’extérieur. L’émission se clôt comme Bagdad 1950 débute, par un échantillon des stéréotypes mondains. En quelques phrases Soupault exprime sa surprise devant la quantité de questions qui lui ont été posées par des européens curieux de la Perse, questions qui sont « reflet des préjugés, des légendes, des faits divers et des articles de journaux » et qui présentent, dit-il, un « tableau assez exact bien que très incomplet des différents aspects aussi bien que des petits côtés de la Perse ». On entend alors une rumeur de conversations indistinctes, sur laquelle se détachent une voix de femme puis une voix d’homme. « Est-ce que vous avez vu de beaux chats persans ? » demande la femme et le narrateur répond par une description de chats de gouttière efflanqués. « Mais puisque vous êtes poète, pouvez-vous résumer en une image votre impression de Téhéran ? » demande une voix masculine. Soupault ne se dérobe pas mais souligne la pauvreté de cette exigence somme toute journalistique :

En une image… Cette même question m’a été posée par un journaliste persan à qui j’ai répondu ceci : Téhéran est comparable à une jolie femme dont la tête est posée sur les genoux du géant des montagnes, le Mont Damavand, blanc de la tête aux pieds, probablement le plus beau mont du monde. Le journaliste persan a paru satisfait de cette réponse puisqu’il la publia le lendemain dans son journal.

On devine que l’interlocuteur ne peut l’être moins que le journaliste iranien. Une voix lointaine s’est d’ailleurs exclamée : « C’est beau ! » Les voix féminines et masculines continuent le feu roulant des questions : « Est-ce qu’on mange bien? », « Quel mets avez-vous le plus goûté ? – Le caviar, incomparable, et le riz, meilleur que dans aucun autre pays du monde ». On apprend qu’il a bu du vin de Chiraz, de la vodka, beaucoup de thé. Puis, questionné sur les miniatures persanes, il confirme que les iraniens sont amateurs d’images, de miniatures admirables, qu’on ne voit que dans les musées, mais surtout de chromos importés d’Europe (le Président Loubet, Sarah Bernhardt, Thérèse de Lisieux et le Maréchal Foch). À la question « Les femmes sont-elles jolies », il répond avec conviction : « Très jolies, admirables yeux noirs, teint chaud, lèvres dessinées à ravir, mains fines mais on n’en voit pas dans les rues. » « Comment sont-elles habillées ? Elles ne sont plus voilées mais s’enveloppent dans de vastes étoffes semées de petites étoiles dont elles se couvrent la tête et une partie du visage. » La conversation passe ensuite à la circulation, au nombre d’habitants, à la présence française à Téhéran. Ces questions décousues qui justifient le terme d’instantanés lui ont permis au passage de donner quelques informations démographiques, économiques, culturelles de façon vivante. Il a ainsi livré en désordre un certain nombre de données objectives qu’il juge sans doute impossible de passer sous silence si l’on prétend traiter de l’Iran d’aujourd’hui (l’influence française, l’influence russe, la modernisation de la capitale…), et qu’il exposera plus doctement dans l’entretien et l’article « Mer du Sud » déjà cité.

4. Bagdad 1950, carnet de route ?

La mise en condition de l’auditeur au début de l’émission est assez longue puisque le journal de départ se poursuit par une promenade sur les quais de Paris, pour profiter seul d’une dernière nuit parisienne. On n’entend pas la Seine ni des bruits naturels mais des voix, des bruits de rue, puis un dialogue entre Soupault et celui qu’il nous présente comme « mon ami Sébastien », qui le convie à prendre le coup de l’étrier avant le départ. On n’en finit pas de partir… On entend de nouveaux bruits d’ambiance de bar : on demande du champagne, l’orchestre joue : nouvelle vignette sonore de la vie noctambule. L’ami qui, dit le narrateur, aime se faire remarquer, va parler à l’orchestre ; on entend un rag-time, et l’ami parie un cigare que le narrateur n’en trouvera pas le titre ; Sébastien l’annonce triomphalement : « Bagdad Boogie ». En réponse, la voix de Soupault clame : « Garçon ! un cigare ! » Le retour au récit se fait sans transition : « Je hèle un taxi ; je vais chercher mes bagages et me voilà pris dans l’engrenage. »

Un voyage c’est cela : un engrenage, des rituels de départ. Sans autre transition narrative, une voix d’aéroport résonne : « Les voyageurs pour Bagdad sont priés de se présenter… » Comme souvent Soupault se contente de l’amorce, la fin de l’annonce se perd dans le ronronnement d’un moteur d’avion. La plupart du temps, en effet, il cherche la nervosité des enchaînements, un rythme dynamique fait d’alternances de séquences de durée variées, et de ruptures imprévisibles. Les bruits du quotidien ont dans ses carnets une fonction didascalique. La mise en place narrative qui a pris presque la moitié du temps de l’émission s’achève, sur cette phrase qu’on pourrait lire dans En Joue ! :

Entre ciel et terre, entre [mot inaudible] et l’aventure, près de l’inconnu, j’essaie de dormir pour quitter cette ville et cette journée, définitivement. J’entends le ronflement des moteurs et des passagers. Je flotte et je vole.

Des Champs magnétiques à Chansons, dans l’écriture romanesque comme dans l’écriture radiophonique on reconnaît la voix du poète dans sa propension à l’ironie rentrée, son minimalisme, son désir de se soustraire.

L’aube est marquée par l’escale à Damas en trois phrases descriptives : le genre du « carnet » s’affiche dans une série de notations poétiques condensées. Damas est peinte comme « une ville verte fermée de jardins d’où jaillissent, comme des jets d’eau, les minarets. » Gardons en mémoire cette eau, pur comparant qui viendra bientôt au premier plan comme une obsession auditive. Le récit reprend sobrement : « Je change d’avion. Je suis le seul passager si l’on ne compte pas d’adorables oiseaux rouges et bleus qui viennent eux aussi de Paris et qui sont destinés à la volière du roi d’Irak » ‒ une note qui ne déparerait pas dans Vu ou Paris Match, et qui pose discrètement le statut privilégié du voyageur officiel. Après avoir précisé que la reine d’Irak a une passion pour les oiseaux : « Première impression sonore que j’aie notée sur mon carnet de route [18] : les pépiements des oiseaux accompagnés du vrombissement du moteur. » Les deux bruits seront superposés en fond sonore pendant que la voix de Soupault évoque le survol du désert et tente de donner une idée de l’étendue d’une monotonie désespérante : trois heures de désert à la vitesse de 350 km/h lui apparaissent « trois années, trois siècles » : « Rien que le sable. Parfois cependant quelques taches intraduisibles sur fond beige » ‒ libre à l’auditeur d’imaginer un campement, une caravane. Au moment où, dit le voyageur, il va s’assoupir, l’hôtesse de l’air annonce l’arrivée à Bagdad et une voix féminine prend le relais pour une topographie de Bagdad vu du ciel, tableau abstrait esquissé par une hôtesse qui parle comme Soupault écrit :

Trois longs rubans. Un large ruban vert de gris. Voyez-vous les palmiers de Bagdad. Un autre ruban de moire jaune ocre. Le Tigre, il paraît qu’il est furieux. Sa queue devient dangereuse. On craint qu’il veuille tout dévorer. Et là-bas, ce long ruban qui paraît gris mais vivant comme un velours de fourmis, c’est le grand boulevard de Bagdad ; les autos s’y suivent et s’y poursuivent tout le long du jour. Mais regardez là-bas à droite, un peu plus loin que les ponts, ces minarets bleu turquoise. C’est la mosquée sainte, la plus célèbre de tout l’Irak [19].

L’auditeur est dans l’avion, tournant la tête à gauche, à droite : la radio est son moyen de transport, à la fois l’invitation au voyage et son accomplissement poétique. La voix masculine, reprend la narration au passé simple : « Après un virage sur l’aile, je pus distinguer l’échiquier de la ville, les petites maisons carrées dominées par des palmiers. » Est-ce Bagdad ? Est-ce un tableau de Paul Klee ?

5. Carnets radiophoniques ou les ondes de la poésie

Les deux Carnets de voyage se distinguent de la causerie en ce qu’ils font l’objet d’une mise en ondes avec des illustrations sonores, et qui frôle parfois la dramatique radiophonique comme on vient de le voir dans Bagdad 1950. Ils mettent en œuvre les conceptions de Soupault sur la puissance des sons, la préséance poétique de l’évocation auditive, et esquissent avec une sorte de grâce naïve une défense et illustration du pouvoir de la radio, conçue selon deux axes : l’espace, la rapidité. Celle des ondes répond à cette accélération générale que Soupault observe, mais qui frappait déjà Marinetti, Apollinaire, Cendrars et Larbaud avant la guerre de 1914. L’auditeur, suggère Soupault, va faire par les ondes, un voyage encore plus rapide que celui qu’il fit en prenant l’avion. Cette vitesse qui le fascine permet de traverser les époques et de ressusciter les temps révolus, mais elle a évidemment une incidence essentielle sur les distances.

Soupault insiste sur le saut dans l’espace, l’excitation affairée des heures qui précèdent, la durée du voyage en avion. Le dépaysement est confié d’une part à la musique : les accords du oud, des chansons et musiques orientales contrastant avec les chansons et airs d’opéra occidentaux ou avec quelques mesures de jazz. D’autre part, la rupture culturelle et spatio-temporelle est symbolisée par l’avion. On aborde le paysage d’en haut dans les deux cas. Dans Bagdad 1950, le vrombissement continu, seul d’abord, puis en arrière-plan de la voix, rend la monotonie du désert par celle du moteur, l’étendue par la durée du son. Soupault ne déplore pas l’accélération du monde qui pousse à vivre vite : elle correspond à l’attraction du désir, à l’instabilité ontologique que le voyage rend productive, à une pratique du dépaysement qui l’a conduit vers le surréalisme, mais l’a aussi empêché de s’y fixer.

Les Carnets de voyage l’ont-ils mis sur la voie des principes qu’il défendra dans Le Monde des sons ? Rien de fortuit à ce que Borodine ferme Instantanés de Perse : son poème symphonique prétendait, par une description sonore, faire voir successivement le désert puis des chevaux et des chameaux, les soldats russes, une caravane. Soupault réinvestit dans Bagdad 1950 le procédé d’ouverture de Borodine : un son tenu dans l’aigu lentement croissant, dans le ronronnement continu du moteur traversé par les cris aigus répétés des oiseaux. À la fin d’Instantanés de Perse, il vient de parler de l’influence russe quand résonnent les premières notes de cet air célèbre du musicien russe, qui visait comme lui une évocation rêveuse.

Dans Le Monde des sons, Soupault expose ce qui l’attache à la radio. Rien de révolutionnaire pour nous aujourd’hui, surtout si nous comparons avec les recherches du Studio d’essai de Schaeffer, et relisons Carlos Larronde, Jean Tardieu, Daniel Deshays. Soupault a la conviction absolue de la primauté de la sensation et plaide pour la supériorité des sensations auditives sur la vue, ce qui peut surprendre chez un surréaliste – la préséance de l’image est bien connue, mais on ne doit pas oublier que Breton jugeait lui aussi l’image issue de l’automatisme verbo-auditif supérieure à celle que produit l’automatisme visuel.

Dans Bagdad 1950, l’implication sensorielle de l’auditeur est obtenue par des moyens élémentaires. Trois séquences de clapotis d’eau ‒ les deux dernières durant plusieurs secondes ‒ évoquent tout autant que Bagdad les rigoles du jardin du Generalife, mais portent, après les descriptions insistantes de la chaleur, de la sueur, une connotation de sensualité orientale, un art de vivre dans les jardins secrets. En poète encore baudelairien et en lecteur de Proust, Soupault défend l’art de la suggestion sensorielle comme vecteur de la poésie et de la mémoire. Ainsi l’atterrissage à 11h du matin se réduit au bruit de roulement sur la piste et à la sensation de chaleur, la première sensation de Bagdad qu’il faut faire éprouver à l’auditeur :

Je sors de l’avion et je suis littéralement saisi par la chaleur. Une chaleur épaisse et intolérable. Des flammes de chaleur me sautent aux yeux. Mes paupières me brûlent […] comme un sac je tangue vers la douane.

Mais il ne suffit pas de dire « je marche » dans un poème pour qu’il se mette en mouvement, ni « j’ai chaud » à la radio pour que l’auditeur sue ; la métaphore, la comparaison n’y suffisent pas non plus. Soupault évoque donc la traversée de la ville en taxi à 100 km/h jusqu’à l’hôtel ; on passe le Tigre sur le pont de Bagdad, en une phrase minimale qui ne donne rien à voir : (« je passe le Tigre et j’entends l’eau »). Un murmure d’eaux vives, bref, nous parvient puis la voix insiste et justifie son insistance : « Je voudrais vous faire entendre longtemps ce bruit de l’eau, bruit merveilleux, inoubliable, bruit prodigieux, miraculeux, c’est mon plus beau souvenir. » ‒ et l’on repart pour quelques secondes de clapotis. Le narrateur souligne la sensation de fraîcheur liée au son : « Il fait chaud comme dans un four. On a tellement soif, la bouche, la gorge, le pharynx en métal. Le corps ruisselle, mais le bruit de l’eau est une merveilleuse promesse. » ‒ le bruit de source, tenu plusieurs secondes, confirme cette promesse. Le son, qui n’était la première fois qu’une illustration, ponctue, avec une évidente fonction rythmique, la voix narrative et appuie hypnotiquement la suggestion.

Je monte dans ma chambre – oh ! pas trop vite ‒, j’actionne le ventilateur et me précipite naturellement sous la douche, quelle bénédiction ! Puis je me jette sur mon lit tout mouillé et écoute le bruit qui me berce. Est-ce que je dors ? Des images comme celles du délire galopent sous mes paupières encore chaudes. J’entends une voix comme d’outre-tombe. Je me figure en grand voyageur en me souvenant des Mille et une nuits. C’est celle de Shéhérazade.

On voit comment le carnet de route ouvre les portes de Bagdad par la sensation, vecteur du rêve et de l’imaginaire : la radio ici doit faire éprouver le voyage à l’auditeur statique devant son poste. La chaleur, la sueur, les ruissellements de l’eau lui diront plus de Bagdad que la description des ruelles et des avenues monumentales. Au voyageur-Soupault du début se substitue un voyageur immémorial, celui des Mille et une nuits. La voix de Bagdad alors parle directement à travers les âges : une voix de femme, celle de Shéhérazade, commence le conte de Sindbad le Portefaix. Le monde réel et celui du conte communiquent par cette sensation de fraîcheur dont on vient de faire l’expérience. Au début du conte, Sindbad écrasé sous sa charge par un jour de canicule tente d’échapper à la chaleur intolérable sur un banc où circulent des brises légères : « alors il perçut un concert d’instruments et de luths »… l’auditeur devenu Sindbad entend lui aussi le oud qui relaie la voix de Shéhérazade et la bande-son s’arrête là, abruptement.

Néanmoins on est allé au terme de la démonstration car il me semble que ce petit carnet de voyage en présupposait une. Si on ne voit rien de la ville réelle, les sensations de soif, les bouffées brûlantes, les taches de couleurs, tout un univers sonore  ̶ moteur, pépiements, friselis d’eau, accords de oud ‒ ouvre l’espace du dépaysement, comme si le secret du lieu était enclos dans ces sensations. Aux images visuelles et tactiles des noms de pays proustiens, aux vues de porte-plume qui les figent en vignettes souvenirs, Soupault substitue des précipités sonores qui ne sont pas moins stéréotypés mais, plus évasifs, laissent l’imaginaire prendre le relais. Le son seul peut porter dans son sillage toutes les autres sensations ; la radio qui fait ici littéralement voyager dans l’espace et dans le temps, est le médium de la poésie : sans nous parler de Bagdad elle nous y a conduit, et a ouvert les portes de ce Bagdad rêvé que les occidentaux du début avaient enfermé dans le toponyme.

Dans Le Monde des sons, on entend d’abord quelques mesures de ragtime, qui prennent la place de ces accords de oud ouvrant les deux carnets de voyage, pour signifier l’Orient ; elles sont remplacées par un bruit de vagues, puis une rumeur de foule de laquelle se distingue une voix qui dit « Je proteste je proteste ». L’illustration sonore précède le dialogue dans lequel on entre in media res, le poète défenseur de la radio et du monde des sons réfutant son interlocuteur grincheux pour qui tout cela n’est que du bruit. Il tance ce mauvais auditeur qu’il lui faut convaincre de son infirmité : « Que dirait-on de quelqu’un qui négligerait les couleurs, les lignes de la nature et réduirait le monde visible à la peinture ? ». Il précise que la musique n’est qu’une toute petite partie de l’univers des sons qui reste terrae incognitae : « Depuis des siècles, l’humanité a donné de l’importance à la vue et négligé le monde des sons [20] ». Le bruit est déjà, comme le dira Deshays, « par excellence le lieu du rêve ».

Soupault réactive dans cette émission la forme du dialogue philosophique chère au Neveu de Rameau, ce qui n’a rien de fortuit, le neveu étant celui d’un musicien, mais surtout Diderot faisant parler un aveugle de naissance dans la Lettre aux aveugles à l’usage de ceux qui voient ; ce texte sert encore de point de départ à Soupault dans son article ultérieur des Cahiers d’Études de Radio-Télévision, « Un Monde nouveau ». Dans les deux cas, l’univers sonore apparaît comme un continent à découvrir, et les ondes sont le vaisseau de cette expédition.

L’auditeur grincheux ne manque pas d’opposer au locuteur que le monde des sons n’est pas beau, et, quand il est pressé de s’expliquer, il avoue que les sons les plus désagréables s’imposent pour lui avec plus de force que les autres. C’est alors que Soupault revient à l’expérience de Bagdad :

Imaginez que vous pourriez vivre dans un pays très chaud. 40° de chaleur, et vous écoutez le bruit de l’eau qui coule. Pareille aventure m’est arrivée récemment à Bagdad. Pour moi, le bruit de l’eau est demeuré un souvenir plus beau, plus merveilleux que le plus beau, le plus merveilleux paysage. Et je crois que les poètes qui sont les plus sensibles des hommes ne me contrediront pas.

L’ouïe est valorisée pour son aptitude à dépayser l’auditeur jusque dans son propre corps ; Soupault ajoute : « Les sons ont une puissance d’évocation que ni les couleurs ni les parfums ne possèdent. Les sons suggèrent [21]. » Ils donnent aussi la vie : le narrateur convoque un exemple récurrent dans son œuvre, avec de multiples variantes, le récit mythique de son avènement à la poésie, seconde naissance :

J’étais seul et triste un soir dans une chambre d’hôtel. Le robinet du cabinet de toilette était détraqué [on entend des gouttes d’eau tomber, bien nettement séparées]. Les gouttes d’eau me dictèrent un poème. Je voudrais maintenant que vous entendiez ce que les gouttes d’eau ont suggéré au musicien André Popp qui les a mises en musique.

Ces gouttes d’eau sont un marqueur personnel, depuis celles dont « nous sommes prisonniers » dans Les Champs magnétiques [22]. Il est frappant de voir qu’en elles se résume tout Bagdad et que si, dans les successifs récits de « première fois », elles ont délié le flux de la poésie, c’est encore le son hypnotique de l’eau qui ouvre le monde merveilleux des sons, ainsi figuré dans un jeu de polysémie par celui des ondes. Lorsque Tardieu, parlant de l’apport du Club d’essai à l’effort culturel de la radiodiffusion française en 1956, évoque la radio « lançant à travers l’espace une pluie d’impressions justes » procédant « par une sorte d’arrosage à la manière des nuages », il me semble qu’il caractérise assez bien l’esprit des Carnets de voyage de Soupault qui prend au mot ce que Tardieu appelle joliment, « la météorologie culturelle [23] ».

Instantanés de Perse commence par cette question : « Comment peut-on être persan ? » « C’est la question que depuis Montesquieu se posent les français et les européens » constate-t-il et il s’excuse à l’avance de la superficialité du genre :

Ce n’est pas en quelques minutes, même en soixante minutes, qu’on peut répondre à cette question, mais peut-être n’est-il pas absolument inutile que les voyageurs qui ont parcouru la Perse et [qui peuvent se vanter] de connaître, un peu, les persans livrent leurs impressions rapidement comme l’exige la radio, mais fidèlement.

La radio est le médium de l’ « homme pressé ». Instantanés de Perse revendique par son titre la discontinuité d’une série d’impressions clairement référées à la vue –et à la prise de vue.

Voyageur endurci, je me souviens que j’ai appris davantage des pays qui m’étaient inconnus en regardant ces petites photos que les Européens et davantage encore les Américains ont l’habitude de considérer comme des chefs-d’œuvre lorsqu’ils les rapportent de pays lointains. En regardant des instantanés, pas un homme ou une femme de bonne foi ne dissimulera sa surprise. Voici donc des instantanés de la Perse.

Le son entend ainsi clairement donner à voir. Quant à la fidélité, c’est au monde des sons qu’il revient de la garantir, non par le documentaire réaliste mais par la recréation de percepts hallucinés à partir du son. Le pluriel et la notion même d’instantanés évoquent des impressions recueillies au fil du voyage, dans leur surgissement ; or les enchaînements sur des associations d’idées et de mots sont subtilement filés. Après ce préambule, une autre voix masculine prend le relais pour vanter le pouvoir évocateur d’une rengaine, « un air célèbre, trop célèbre »… « cet air si incroyablement populaire qu’on nomme, on ne sait trop pourquoi, “Sur un marché persan”. On entend alors 30 secondes des premières mesures. Elles introduisent la première partie ‒ le premier instantané ‒ consacré au grand bazar de Téhéran. Le sésame sonore libère une série de vues. La voix masculine sollicite l’auditeur et l’invite à entrer dans le labyrinthe du souk : « Imaginez-vous les couloirs du métropolitain, faiblement éclairés par une petite lucarne où plongent les rayons du soleil. On s’habitue aisément d’ailleurs à cette pénombre. » Très symétrique, la conclusion de l’émission referme l’album en congédiant la métaphore visuelle :

Après tous ces instantanés et ces quelques vieilles gravures, peut-être convient-il pour conclure de rechercher quelle est l’impression dominante qui demeure après les contacts avec un monde si différent du nôtre. […]. Nous n’avons plus le droit de nous contenter de détails et de préférer le pittoresque.

Et moi-même avec cent ans de retard ou, si l’on préfère, d’avance, en survolant la Perse, je ne pouvais m’empêcher de penser aux grandes régions désertiques qui entourent les villes d’Iran. Il me semblait que ces déserts, ces steppes, qui forment cette Asie Centrale, où est née notre civilisation, exercent encore, en dépit de notre ignorance et de notre inconscience, une influence sur notre destin et sur toute l’humanité. Je cherchais à définir mon impression de cette grandeur lorsque le hasard voulut que j’entendisse un soir ce morceau symphonique de Borodine, « Dans les steppes de l’Asie Centrale ». Mieux que les mots, cette musique évoqua pour moi les horizons de la Perse, ceux que nous sommes tentés d’oublier.

On entend la musique de Borodine jusqu’à la fin pendant 2 mn 30, d’abord seule, puis en arrière-plan de la parole :

Je terminerai cette suite d’images de la Perse sur ces steppes de l’Asie Centrale. Ce petit tour d’horizon, ce voyage en raccourci est certes un peu rapide, peut-être un peu incomplet, certainement même, mais je souhaite, j’espère avoir réussi à vous donner de la Perse une idée un peu moins conventionnelle que celle que les français ont communément.

Un air de oud écourté achève l’émission. La fin montre encore ce que Soupault attend de la radio : mieux que les mots, elle transmet les bruits propres à évoquer sans circonscrire, dans un temps restreint – et cette condensation n’est pas pour déplaire au poète, non plus que le décousu que les exigences techniques, toutefois, obligent à simuler. « Horizons de la Perse », « petit tour d’horizon » : avec insistance la radio apparaît comme un des horizons possibles de la poésie, la poésie demeurant « le réel absolu ».

Notes

[1] L’Intransigeant, 27 juin 1932, p. 8.

[2] L’Intransigeant, 11 mai 1934, p. 11.

[3] Larronde dit dans L’Intransigeant du 19 mars 1931 que le véritable plan de la TSF est le merveilleux ; nul doute que Soupault et lui ont été d’emblée sur la même longueur d’ondes. V. Christopher Todd, « Carlos Larronde, idéaliste des ondes », dans Les Écrivains hommes de radio, textes présentés et rassemblés par Pierre-Marie Héron, Montpellier, Presses universitaires de la Méditerranée, 2001.

[4] Dans la série Archives sonores, 31 mai 1952 (17’30). Cette émission, présentée par Philippe Soupault, avec le concours de François Chaumette et Maurice Biraut, est une production de la Phonothèque centrale de la Radiodiffusion française. La documentation est de Paulette Le Tailleur et Georges Sennequier, réalisation de Georges Godebert.

[5] Cahiers d’Études de Radio-Télévision, n°16, 1957, p. 351-353.

[6] Voir l’article « Mer Rouge », dans La Revue de Paris, n°8, août 1951 : la radio relayée par le bouche-à-oreille est le seul moyen d’accès au monde, explique-t-il, pour les nomades de Somalie.

[7] « Carnet de voyage de Philippe Soupault », réalisateur Georges Herzog. Programme national, 22 octobre 1950.

[8] « Carnet de route de Philippe Soupault », réalisateur Albert Riéra, diffusion Programme national, 18 mars 1951, 21h30.

[9] Réalisation Albert Riéra, avec une distribution importante, comparable à celle d’une dramatique : Paula de Helli, Shéhérazade, Roert Moore, l’ami du voyageur, Mesdames Nelly Delmas, Raymonde Fernelle, Raymonde Vassier, Françoise Moreau et Messieurs Jean Daguerre, Gilles Péan, Léon Arvelle, Jacques Bernier, Marc Darnout, Gérard Gervais et l’auteur.

[10] « Instantanés de Perse, carnets de voyage de Philippe Soupault, avec le concours de Louis Arbessier, Pierre Olivier, Jean Topart, André Daurière, Nelly Benedetti, Denise Bonal. »

[11] « Le péril des ondes menace-t-il la littérature ? », Le Figaro, 5 novembre 1938, p. 5. Réponse à une enquête de G. Ravon.

[12] Pour une écriture du son, Paris, Klincksieck, 2006.

[13] « Au cours d’un voyage dans différentes parties du monde et dans des milieux très divers, j’ai pu suivre le sillage d’une chanson qui non seulement plaisait aux hommes et aux femmes de tous les âges et de toutes les conditions qui ne parlaient pas la même langue, mais aussi, manifestement, les fascinait. Sifflée, fredonnée, murmurée, chantée à pleine voix, La Vie en rose s’épanouissait à tous les carrefours de l’univers » (Chansons, Paris, Eynard, 1949, p. 15).

[14] Selon Henry-Jacques Dupuy, c’est en 1949 que Soupault se rend en Somalie Britannique, sur la Côte des Somalies, au Kenya, à Aden, Chypre, en Jordanie hachémite, en Irak, Israël, Iran, Arabie Séoudite, Syrie. Rappelons que l’écrivain est chargé en 1946 par l’Unesco d’enquêtes sur la presse, la radio et le cinéma ‒ d’abord en Europe puis au Mexique, Honduras, Haïti, Nicaragua, Curaçao, Cuba, république dominicaine en 1947. En 1948 il va en Égypte, au Liban, en Turquie. En 1950 il continue cette enquête au Cameroun, en Afrique équatoriale, en Éthiopie, au Congo belge, au Ruan-Da-Urundi, au Soudan anglo-égyptien, à Madagascar, en Somalie italienne, en Angola, au Mozambique. Il faut regretter que les ouvrages biographiques sur Soupault traitent peu de ce chapitre important des années 1946-1950.

[15] On laissera de côté le reportage publié en 1954 « Au Monomotapa », récit de son voyage au Mozambique dans la même revue (n° 9, septembre) qui n’a pas donné lieu à une émission radiophonique.

[16]  Ce texte, daté du 1er janvier 1951, est  conservé au Bureau des manuscrits de Radio France, 35 f., cote R 5055, 12 personnages.

[17] Est-ce la conséquence de cet oubli ? Dans l’article de La Revue de Paris, le voyageur peine à trouver une chambre : il n’a pas réservé, et doit se contenter de partager une chambre d’hôtel de seconde zone avec plusieurs touristes en rade.

[18] Je souligne.

[19] La causerie intitulée « Mer rouge », comme le reportage qui porte le même titre dans La Revue de Paris, montreront que le pèlerinage est une ressource économique. Ici la chose vue se suffit. Le carnet implique qu’on renonce à exploiter, prolonger la notation.

[20] Le Monde des sons, série Archives sonores, Paris Inter, 31 mai 1952.

[21] Daniel Deshays lie à la nostalgie du déjà connu cette dimension évocatoire : « Dans la pratique, le son s’inscrit comme une empreinte dans la mémoire, et l’écoute, jeu de reconnaissance et d’appréciation, nous conduit vite sur le terrain du goût. On n’aura de goût que pour ce que l’on a connu ; on le préfèrera, de fait, à la nouveauté. » (Pour une écriture du son, op. cit.).

[22] Cette phrase ouvre les Champs magnétiques de Breton et Soupault en 1920. On sait qu’elle est venue de la plume de Soupault.

[23] Jean Tardieu, « Le Club d’Essai et son apport à l’effort culturel de la Radio-diffusion française », 1956, cité dans Pierre-Marie Héron (dir.), Les Écrivains hommes de radio, op. cit.

Auteur

Marie-Paule Berranger est Professeur de littérature française du XXe siècle à l’Université de Paris 3 Sorbonne nouvelle, et appartient à l’équipe de recherche Thalim (écritures de la modernité). Ses travaux portent sur l’histoire du mouvement surréaliste et la poétique de ses auteurs, la question des genres dans la poétique des avant-gardes, la poésie de Blaise Cendrars. Elle a fondé le Groupe d’Études Mandiarguiennes (GEM) et publié plusieurs ouvrages, dont Dépaysement de l’aphorisme (Corti, 1987), Les Genres mineurs dans la poésie moderne (PUF, 2004), Du Monde entier au cœur du monde de Blaise Cendrars (Gallimard, « Foliothèque », 2007), Corps et biens de Robert Desnos (Gallimard, « Foliothèque », 2010) ainsi que les actes du colloque Plaisir à Mandiargues (1909-1991), en collaboration avec Claude Leroy (Hermann, 2011). Derniers volumes publiés : 1913 cent ans après : enchantement et désenchantement, Paris, Hermann, 2014 (actes du colloque de Cerisy, 8-15 juillet 2013) ; Évolutions/Révolutions des valeurs critiques (1860-1940), Montpellier, PULM, « Le Centaure », 2015 (actes du colloque de Caen, juin 2012).

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@AVeinstein “Retrouver le frisson du direct”


Dans l’écriture littéraire qu’il met en œuvre sur son fil Twitter, Alain Veinstein retrouve un certain nombre d’habitudes et d’exigences déjà expérimentées dans sa pratique radiophonique, particulièrement celle de s’exprimer « en direct ». Cette prise de parole profondément ancrée dans le présent de l’énonciation permet de faire advenir des instantanés d’une richesse poétique certaine, notamment par la qualité de présence au monde dont témoigne le twitteur.

In the literary writing showcased in his Twitter feed, Alain Veinstein finds a new avenue for some of the habits and requirements which he has already experimented in his radio broadcasts, and particularly live speaking. This mode of utterance, which is deeply embedded in the enunciative present, sets the stage for especially rich poetical moments, most notably because of Veinstein’s ability, through Twitter, to demonstrate his presence to the world.


Texte intégral

Lorsqu’il ouvre son fil Twitter, @AVeinstein, en avril 2012, Alain Veinstein est un homme de radio relativement bien connu du public pour ses émissions littéraires nocturnes, Les Nuits magnétiques puis Du jour au lendemain, diffusées depuis près de quarante ans sur France Culture. Il est aussi l’auteur d’une œuvre assez fournie, composée d’une vingtaine de livres, environ douze recueils de poèmes et huit récits romanesques ou autobiographiques. Selon l’auteur, cette nouvelle forme d’écriture s’inscrit dans une pratique de la communication de masse bien connue de celui-ci, car elle lui donne l’occasion de retrouver le « frisson du direct » : « Quand, le micro ouvert, ce qui est dit est immédiatement reçu par des milliers de personnes que vous pensez suspendues à vos lèvres [1]. »

L’instantanéité entre écriture et diffusion sur Twitter rejoint donc l’expérience déjà très riche d’Alain Veinstein comme interviewer pour la radio. Or, la pratique de l’entretien littéraire par celui-ci s’est distinguée pour le haut degré d’exigence vis-à-vis de l’échange mis en œuvre au point d’en faire une création à part entière. Dans Les Ravisseurs, évoquant un entretien avec Antonio Tabucchi, le journaliste évalue la qualité de la présence de cet auteur en entretien à sa capacité à recréer par la parole le livre dont il est question.

À l’entendre parler de sa relation à la littérature en général et avec la sienne en particulier, avec ce qu’il faut de distance pour la faire renaître comme s’il la réécrivait « en direct » pour ses auditeurs, j’ai vite compris que Tabucchi était un auteur pour moi. L’un de ceux que j’attends, souvent en vain, à chaque émission [2].

Pour Alain Veinstein, quelque chose se passe donc dans le « direct », ce dispositif de communication qui nécessite de mettre en jeu l’exercice de la parole dans l’instant immédiat de son énonciation, afin de se placer dans un « entre-deux qui est sans doute l’espace de la littérature [3] ».

Par extension, on peut alors se demander quel peut être le statut de l’instant dans le cadre d’une écriture élaborée selon les possibilités et les contraintes d’un réseau social de messagerie instantanée. Il importe de comprendre comment se tisse la temporalité mise en œuvre sur Twitter par cet auteur : jouant des contraintes associées à la diffusion instantanée, celui-ci fait partager au lecteur une expérience du temps bien plus riche que  le « présentisme » auquel semble vouée notre époque, tel que l’a analysé François Hartog, « celui de la tyrannie de l’instant et du piétinement d’un présent perpétuel [4] ». Avec Alain Veinstein, le présent constitue essentiellement une occasion de faire advenir quelque chose d’inouï par l’écriture et la parole. Il s’agit avant tout de se mettre à l’écoute du monde et de ses voix pour en révéler l’étrange beauté.

1. Sur le fil de l’énonciation

À première vue, l’écriture sur Twitter se présente comme un fil de messages brefs accumulés les uns au-dessus des autres, composant une série d’instantanés dont la lecture doit recomposer la cohérence en remontant vers les plus anciens. La temporalité induite par ce dispositif correspond à la fois à une suite d’unités temporelles potentiellement indépendantes les unes des autres – des instants pris dans leur singularité – et à une continuité orientée vers le passé. Cependant, la nature des tweets rédigés par Alain Veinstein produit un rapport au temps bien plus complexe car chaque instant révèle un présent d’une teneur particulièrement riche et intense.

1.1. Une subjectivité ancrée dans le présent de l’énonciation

Comme le haïku tel que Roland Barthes l’a étudié, le message rédigé dans Twitter s’inscrit pleinement dans la situation d’énonciation proposée par le réseau social, qui apparaît comme un ensemble de circonstances déterminantes pour l’expression subjective.

Un haïku, c’est ce qui survient (contingence, micro-aventure) en tant que cela entoure le sujet – qui cependant n’existe, ne peut se dire sujet, que par cet entour fugitif et mobile […] → Donc, plutôt que contingence, penser circonstance [5].

Bon nombre de tweets d’Alain Veinstein font directement référence au lieu et à l’heure de leur rédaction, au risque de se montrer redondants par rapport aux indications déjà données par le réseau social.

[23/08/2012 ; 11h44] Rue Ledru-Rollin à Malakoff. Une jeune femme, plutôt avenante, me demande où est la bouche la plus proche. Je n’entends pas « de métro » [6]. [03/12/2012 ; 9h18] 9h16, Malakoff. À l’arrêt du 171, l’attrait du rideau si vite baissé des jeunes filles…

Le sujet se dit et s’écrit dans la contingence des petites aventures quotidiennes, qui sont autant d’occasions de révéler l’état intérieur de l’écrivain en prise directe avec les hasards de ce qui advient. Le « je » révélé par cette écriture journalière est celui qui se laisse modeler par les circonstances infimes et contingentes de la vie la plus banale : regarder par la fenêtre, sortir son chien, prendre le métro, faire le marché… La subjectivité qui se dessine par ce dispositif d’écriture transforme l’ethos auctorial que les œuvres plus concertées ont élaboré, ajoutant de la nuance et de la distance à soi dans l’autoportrait déjà bien connu du lecteur [7].

La personnalité qui se dégage de ce portrait se présente d’emblée comme une figure d’auteur à part entière, qui s’interroge sur son usage des moyens d’expression mis à sa disposition par le réseau social. « Les 140 signes me contraignent parfois à écrire dans une langue qui  n’est pas la mienne. C’est dur pour qui n’a pas le don des langues » [11/05/2012 ; 15h16]. Selon Marie-Anne Paveau, cette métadiscursivité est liée à la nouveauté de ce genre de discours car celle-ci suscite un besoin d’expliciter la norme dans le cadre d’une forme de communication naissante : « On s’interroge beaucoup sur Twitter sur les formes langagières et discursives, on commente les formes, on ironise sur les fameux 140 signes : on ne dit pas seulement ce que l’on fait […] mais on dit ce que l’on… dit et comment on le dit [8]. »

Cette métadiscursivité entre en cohérence avec les usages traditionnels de l’écriture littéraire, dont l’objet essentiel est la recherche des formes langagières les plus appropriées [9]. Pour Alain Veinstein, ainsi que l’ensemble des écrivains qui s’expriment sur Twitter, il ne s’agit pas seulement de pratiquer un nouveau genre discursif, mais de contribuer à l’élaboration d’un nouveau genre littéraire, parfois désigné sous le nom de « twittérature », dont il est important de définir les usages. La réflexivité du propos est d’autant plus nécessaire que cette forme d’expression est empruntée à un espace hétérogène à la littérature. Au tweet du 11 mai 2012, un abonné d’Alain Veinstein, répondra par la référence à la tradition de la contrainte en poésie : « @AVeinstein “on” sait bien qu’en poésie les contraintes sont nécessaires et fécondes…. 🙂 » [@jabberwocky1949, 12/05/2012 ; 10h23]. Écrire en s’appropriant les normes liées à l’énonciation sur un réseau social comme Twitter implique donc que l’écrivain et le lecteur réaffirment régulièrement la spécificité de leur démarche afin de délimiter l’espace littéraire et de singulariser ses acteurs. Cette re‑médiatisation de la littérature par les dispositifs numériques pose aux écrivains des problèmes semblables à ceux qui se sont posés à leurs aînés dès l’avènement des formes médiatiques, comme l’a montré Marie‑Ève Thérenty, dans La Littérature au quotidien, en analysant les emprunts mutuels de l’écriture journalistique et des écritures romanesques et poétiques au XIXe siècle.

1.2. Un discours déterminé par la présence des destinataires

Le statut du lecteur se trouve lui aussi transformé par cette mise en question des normes de la littérarité. En effet, la saveur de l’écriture en direct tient à l’idée de savoir le lecteur présent dans l’immédiateté de la diffusion sur Twitter, comme l’auditeur à proximité de sa radio.

J’ai l’impression, toute nouvelle pour moi, d’une lecture « en direct » avec des retours immédiats. Mes lecteurs sont là, à l’autre bout du fil. Ils ont un nom et un visage. Je suis entré dans une partie, commencée avant que j’arrive, d’un grand jeu de la vérité. Pas de tricherie possible avec la règle des 140 signes [10].

Écrire dans Twitter implique donc une profonde transformation des conditions de l’écriture car cette démarche ramène au présent ce que les mécanismes de la publication tendent à différer ou à escamoter : l’influence du lieu et du moment, ainsi que la présence du lecteur, souvent envisagé comme une hypothèse plus que comme une présence réelle dans le cas de l’écriture d’un livre. Rompu à l’exercice de la radio, Alain Veinstein investit cet espace d’écriture de son expérience de la parole en direct qu’il a évoquée à plusieurs reprises. Dans le cadre de cette forme de communication, ce n’est pas la présence de tel ou tel auditeur réel et réactif qui compte, mais la conscience d’être entendu.

J’ignore vos réactions. C’est le noir absolu. Personne ne pipe. De temps à autre, je suppose l’esquisse d’un sourire dans le noir absolu. Je le sollicite même parfois par une remarque qui atteindra probablement son but. À force de m’écouter, et d’être devenus familiers de mes obsessions, de mes tics de langage, certains de mes auditeurs doivent se laisser aller à sourire de temps en temps [11].

L’auditeur de radio, tout comme la plupart des lecteurs sur Twitter, n’est assurément pas une personne réelle et identifiable qui interagirait sur la parole ou le texte en train de se produire. Il s’agit plutôt d’une présence qui galvanise la communication et interdit tout tête à tête entre l’auteur et ce qu’il écrit dans la solitude de son studio de la rue de Tournon.

Écrire dans le cadre d’un réseau social offre à l’écrivain une conscience plus aigüe encore qu’à la radio de la présence du lecteur car les tweets envoyés peuvent faire l’objet de retweets ou de réactions dont l’auteur est informé. Il est ainsi possible d’ajuster le propos aux effets qu’il produit dans le réseau. Ainsi, on peut observer que bon nombre des tweeteurs qui réagissent aux messages d’Alain Veinstein, sont des personnes qui animent des émissions ou des chroniques à la radio : Nicolas Demorand, Xavier de La Porte, Thomas Baumgartner, Sylvain Bourmeau, Bruno Patino, Isabelle Alonso, Laurence Le Saux, ainsi que le compte de la revue Syntone (@syntwit). Le compte le plus réactif s’intitule @jabberwocky1949, accompagné du nom d’utilisateur Radiolo et de la présentation suivante : « Adore la radio, Éric Rohmer, Chabrol et Julien Gracq, Soseki et André du Bouchet le tout dans le désordre ». Ainsi s’explique le fait que l’on trouve beaucoup de tweets en lien avec l’expérience de la radio dans les mentions du compte @AVeinstein visibles dans la base dlweb. Par exemple, le message « À la radio, les silencieux ne font pas assez parler d’eux », publié le 1er octobre 2012 à 21h44, a été retweeté trois fois, par le compte @syntwit le même jour à 22h34, par  le compte @antoineblin le 2 octobre à 8h45 et par @zenzine (compte de Clément Baudet) à 9h07. Les pensées sur la radio, très abondantes dans l’ensemble des tweets, répondent à une attente massivement exprimée du lectorat d’Alain Veinstein sur Twitter. Par exemple, le message « Quand je quitterai la radio, j’essaierai de toujours prendre un air mystérieux et d’être imbu de moi-même », publié le 25 mai 2012 à 22h51, a été retweeté par Nicolas Demorand le même jour à 22h58, ainsi que par Catherine Rambert à 23h30, accompagné du commentaire « @AVeinstein J’adore… ». Peu à peu, s’impose la récurrence des tweets commençant par « Quand j’arrêterai la radio », encouragée par les réactions rapides et enthousiastes des abonnés, qui fera de cette anaphore l’un des fils conducteurs du roman Cent quarante signes. L’interaction directe et rapide avec les lecteurs du fil agit sur ce que l’écrivain se sent encouragé à publier et détermine par conséquent le livre qui s’élaborera dans un second temps de l’écriture.

Cette interaction ne porte pas seulement sur les sujets mais aussi sur la manière de raconter les micro-événements de la vie quotidienne. Par exemple, les récits dans lesquels le narrateur se met en scène au marché obtiennent un certain succès à partir de l’automne 2012. Le 16 décembre, au terme d’une série de messages sur les commerçants du marché, dont le savoureux « Le poissonnier enveloppe un poulpe visqueux dans un papier et demande à la cliente : “Je vous le mets dans un petit sac ou ça va aller ?” » [16/12/2012 ; 11h45], le compte @jabberwocky1949 répond : « @AVeinstein Post-it : penser à passer de l’autre côté du miroir pour décrire les clients vus de l’autre rive de l’étal avec cette même acuité » [16/12/2012 ; 11h52]. Par la suite, Alain Veinstein témoigne du fait qu’il s’est approprié cette remarque en donnant la parole à la crémière du marché : « C’est vrai ce que raconte le poissonnier ? Vous parlez de moi dans des truites ? Je me demande bien de quoi vous pouvez parler. » [13/01/2013 ; 9h37]. Ce message sera immédiatement retweeté par @jabberwocky1949, à 10h32, qui manifeste ainsi sa satisfaction à voir ses remarques prises en compte dans les créations diffusées sur le fil.

Selon Thierry Crouzet, l’écriture numérique se caractérise par la présence de la touche Send au sein des dispositifs de publication en ligne, qui permet de rendre très rapidement public, et donc lisible, le texte produit. Grâce à elle, les étapes de remaniement éditorial sont éliminées et la circulation de l’écrit entre l’auteur et le lecteur est facilitée : « Je peux arrêter ce texte, le propulser, ou bien le continuer encore, mais pas indéfiniment, le Send me travaille, il me tend vers les lecteurs, urgentise chacune de mes phrases par sa simple possibilité [12]. » Cette réflexion s’inscrit dans une pratique du blog, qui  donne la possibilité de publier des textes longs. Sur Twitter, cette situation est d’autant plus intense que la contrainte des 140 signes pousse l’écrivain à actionner le bouton « Tweeter » bien plus rapidement et plus fréquemment. L’écriture se trouve donc profondément déterminée par la conjonction presque simultanée du temps de l’énonciation, du temps de l’écriture et du temps de la lecture. Il n’est pas étonnant que cette création dans l’instant, proche de la performance, ait pu renvoyer Alain Veinstein à sa pratique de l’entretien radiophonique, dans laquelle la nécessité de parler en direct, pour un auditeur supposé présent dans l’ici et maintenant, est utilisée comme un moyen de faire advenir une parole inouïe de la part des écrivains invités.

1.3. Un présent enrichi

Cependant, avec Alain Veinstein, la parole en direct ne se réduit jamais aux bornes étroites du présent de l’énonciation. Cet auteur ne se réfère en aucun cas à l’exaltation de l’instant présent stéréotypé, tel qu’il est avancé par toutes sortes d’experts et d’autorités médiatiques [13] comme le remède à nos consciences sollicitées à  l’excès par la généralisation des nouveaux modes de communication.

Au contraire, chez lui, écrire dans l’instant suscite un déploiement des différentes facettes qui composent l’unité temporelle. L’expérience présente peut renvoyer au passé, par l’intervention de la mémoire, voire même à un univers potentiel par la mise en œuvre de l’imagination. Le 3 décembre 2012, après avoir commencé la journée par une observation amusée des jeunes filles qui prennent quotidiennement le bus à l’arrêt situé sous sa fenêtre, Alain Veinstein se trouve en fin d’après-midi dans son studio de la rue de Tournon pour y travailler.

Paix toute relative avec les jeunes filles. Les yeux sur les livres rue de Tournon, j’ai la tête à Malakoff, à l’arrêt du 171. [16h37]
On dirait que les jeunes filles soufflent sur les lignes de mes livres pour les éteindre l’un après l’autre comme des bougies. [16h40]
Je pense à cette petite fille, il y a soixante ans, qui m’a ouvert les yeux à l’amour. [16h48]

L’instant où s’écrit le tweet témoigne d’une certaine forme d’ubiquité de l’esprit auctorial, qui, bien que géographiquement situé, peut se projeter dans le passé récent, dans celui de l’enfance, mais aussi dans un univers éventuel, relevant de l’imaginaire, marqué par l’emploi du conditionnel. Le présent n’est donc plus un ensemble de coordonnées spatio-temporelles déterminées, mais le lieu où se conjuguent différentes modalités du temps, qui peuvent faire référence à des éléments plus ou moins lointains et plus ou moins réels.

La richesse de cette expérience de l’instant trouve un accomplissement particulièrement plaisant dans les récits de rêves par lesquels le tweeteur prend peu à peu l’habitude de commencer ses journées [14].

Rêve. Un ami de Kafka prétend tenir de lui que La Métamorphose, c’est de la vie transformée en paroles. [03/12/2012 ; 9h07]
Rêve. Un homme passe dans toutes les maisons vers minuit comme l’allumeur de réverbères autrefois, pour en retirer la chaleur. [id ; 9h12]
Rêve. J’entreprends l’inventaire général des questions mal posées. [id. ; 9h14]
« Emmène-moi, emmène-moi », c’est tout ce que je sais dire à mon père sur son lit de mort [15]… [id. ; 9h16]

Quelle que soit l’authenticité de ces récits, il est intéressant de les mettre en relation avec l’importance accordée au rêve comme modèle ou référence dans la tradition radiophonique. Dans son article « Rêverie et radio », publié en 1951, Gaston Bachelard défend l’idée que la radio doit intégrer dans ses programmes des moments propices à entretenir l’auditeur dans un état de rêverie : « La radio est vraiment en possession de rêves éveillés extraordinaires [16]. » Ce projet a été celui qui a animé les pionniers de la diffusion radiophonique dès les années 1930, comme le rappelle Isabelle Krzywkowski, qui affirme que les premières pièces radiophoniques ont essayé d’« engendrer des impressions semblables à celles du rêve, si saisissant de vérité [17]  ». Étant donné la grande connaissance de l’histoire de la radio témoignée par Alain Veinstein, notamment dans Radio sauvage, il est probable que cet écrivain ait souhaité adapter à l’écriture en direct sur Twitter des procédés éprouvés dans le cadre de la diffusion radiophonique. Dans ce contexte, le rêve peut avoir pour rôle d’installer une ambiance et de donner une coloration spécifique à la journée qui commence. Par la continuité qu’il instaure entre réel et irréel dans l’expérience vécue, il ouvre le présent à toutes sortes de potentialités que les tweets qui suivront pourront mettre en œuvre. L’énonciation ne se réduit donc plus à ses circonstances, mais elle s’enrichit de toute la palette de la rêverie du tweeteur, faisant du langage un vecteur de dépassement des contingences et de création.

2. Écrire en direct

Si riche soit le moment de l’écriture, il n’est jamais spontanément le lieu d’une exaltation liée à la conscience du présent ou d’une épiphanie poétique suscitée par un instant vécu comme particulièrement évocateur. Chez Alain Veinstein, écrire sur le fil réactive les mêmes ambivalences que celles vécues dans la pratique radiophonique. Lorsque l’émission commence, l’émotion dominante est « une excitation mêlée de frisson [18]  » devant le micro ouvert, une peur de se fourvoyer dépassée par le désir de ce que l’obligation de parler fait advenir.

2.1. Regrets et repentirs

L’existence d’un fil Twitter peut s’apparenter à un micro ouvert pour une émission  de radio : les conditions de la communication étant réunies, il faut parler quelles que soient les hésitations ou les erreurs.

Lorsque le magnétophone tourne, pas de repentirs possibles, pas de place pour la fiction. La machine va plus vite que nous et surtout n’attend pas. Il faut réagir au rythme de son impatience. On est dans la vérité de l’instant. Tout ce qui est enregistré peut être retenu contre vous, vos mots aussi bien que vos silences [19].

Les phrases s’énoncent les unes après les autres, formant une temporalité linéaire dont l’ordre ne pourra être modifié. Les tweets reflètent régulièrement cette expérience du regret par rapport à un message mal rédigé ou mal envoyé par le dispositif lui-même : « Les tweetes [sic] qu’on s’interdit d’envoyer au dernier moment ; ceux qu’on regrette, aussitôt fait, d’avoir envoyés » [01/ 12/ 2012 ; 19h51]. L’écriture en direct est d’abord le lieu de la déception et de la difficulté à produire une parole véritablement juste et novatrice. En ce sens, le temps prend une valeur tragique car les regrets associés à ce mode d’écriture disent à quel point l’instant échappe au locuteur, qui constate dans l’après immédiat qu’il a manqué d’à-propos.

Cette situation conduit, en réponse, à l’émergence de la figure de l’épanorthose comme mode de construction de la linéarité du propos.

J’ai confondu dans un tweet précédent 14h44 et 11h44. Décidément, j’ai besoin de lunettes. Je devrais m’en soucier davantage. [30/11/2012 ; 15h56]
Programme des jours à venir : acheter des légumes, sortir le chien, déguster des pâtes au pistou et penser aux médicaments. [id ; 15h58]
Au programme des jours à venir, j’ajouterais, au cas où : penser aux lunettes. [id ; 16h29]
16h30, rue des Frères d’Astier de la Vigerie. Rien à ajouter si je ne veux pas me laisser entraîner à dépasser les 140 signes fatidiques… [id ; 16h34]
17h18. Rentrer lire Dicker ? J’ai déjà assez à faire à observer les blondes boulevard Brune. [id ; 17h19]
17h25. À propos de blondes, ne surtout pas oublier la charcutière réputée de la rue Notre‑Dame‑ des‑Champs. Mais c’est une autre histoire… [id ; 17h25]

Le récit journalier se construit par reprise, ajustement et enrichissement de ce qui s’est dit dans les tweets précédents. Inscrite dans le moment présent, la parole s’improvise à partir de l’expérience immédiate. L’incomplétude du propos engendrée par la contrainte des cent-quarante signes associée à celle de l’écriture en direct devient une invitation à tweeter encore pour retoucher le propos, le corriger, le préciser ou souligner un jeu de mots. Alain Veinstein rejoint ainsi les mécanismes de la pratique conversationnelle, qui se construisent eux aussi sur le principe de reprises et de rebonds par rapport aux derniers propos tenus par l’interlocuteur. Les entretiens littéraires qu’il a réalisés ont toujours recherché cette élaboration du propos dans l’écoute de ce qui se dit sur le moment entre l’interviewer et son invité : « Je ne voyais pas pourquoi la radio ne pourrait pas s‘ouvrir à  ce qui vient, sans références et points d’appui, faisant événement de ce qui arrive dans le libre cours de la parole [20]. » L’écriture dans Twitter pousse cette manière de faire encore plus loin, puisque l’interviewer devient auteur à part entière, seul en scène et que le contenu du propos n’est plus lié à la circonstance spécifique de la parution d’un livre, mais simplement à ce qui advient dans la vie quotidienne, au risque de la banalité.

2.2. Une présence attentive au monde

Ainsi, l’attention portée par l’écrivain aux réalités prosaïques du quotidien n’est pas sans évoquer l’importance accordée par Georges Perec à  l’infra-ordinaire. Certaines promenades relatées par les tweets rappellent la « Tentative de description des choses vues au carrefour de Mabillon le 19 mai 1978 » réalisée par ce dernier pour France Culture [21]. Pour cet essai radiophonique, Georges Perec s’installe dans une camionnette donnant sur le carrefour et s’enregistre au Nagra alors qu’il décrit, au fur et à mesure, les menus événements qui se déroulent sous ses yeux : passage des feux du rouge au vert, circulation des bus, défilement des publicités qu’ils véhiculent, activités des piétons avec évocation de leur habillement et de leurs objets… De même, Alain Veinstein se montre sensible à l’ambiance des rues, aux  passants, aux paroles échangées :

19h10, rue Ledru-Rollin. Rien. [26/11/2012 ; 19h12]
19h13, rue Gabriel-Crié. Les rares passants se hâtent en se méfiant des feuilles mortes. [id. ; 19h15]
19h17, rue Raymond-Fassin. La jeune femme au chien s’éloigne en balançant les hanches. Son chien essaie d’attraper les feuilles qui volettent. [id. ; 19h23]
19h24, avenue Pierre-Larousse. Au tabac, deux femmes croisent les jambes sur leur tabouret. L’une répète à l’autre : « C’est pas mon problème. » [id.. ; 19h28]
19h28, rue Victor-Hugo. Un homme, une femme. Un couple ? Je ne sais pas. L’homme : « Tu t’agites toujours après la bataille ». [id. ; 19h31]
19h33, rue Gambetta. C’est quoi cette obscurité ? Les lampadaires sont éteints. Pas une enseigne lumineuse. Rien que des volets fermés… [id. ; 19h38]
19h40, rue Gambetta encore. Toujours cette nuit noire et ce méchant petit vent. Bonjour le froid. Je fais demi-tour… [id. ; 19h41]
19h46, rue Victor-Hugo. L’homme et la femme sont toujours là. L’homme : « Tu n’as qu’à te boucher les oreilles… » [id. ; 19h49]
19h50, avenue Pierre-Larousse. Au tabac les deux femmes descendent de leur tabouret. « Je retourne à mes prières » annonce la plus grande. [id. ; 19h55]

Le tweeteur semble reprendre à son compte l’injonction de Perec à « interroger l’habituel » dans ce qu’il a de plus trivial et futile, parce que ce type d’observation pourrait être un moyen de « capt[er] notre vérité [22]  ». Sans avoir la portée anthropologique du projet de son aîné, l’écriture en direct d’Alain Veinstein répercute pour le lecteur les images et les bruits de la vie de tous les jours, leur donnant en écho une signification incertaine et plurielle qui ouvre tantôt à une vision humoristique des petits drames quotidiens, tantôt à une révélation de la violence qui traverse les relations familières. « Resocialisation de l’expression poétique et du fait littéraire en général autant que poétisation des relations sociales, la littérature renaît avec la conversion textuelle de notre relation induite par leur basculement dans cet empire du texte qu’est le Web [23] », écrit Alexandre Gefen à propos du microblogging. Le passage ci-dessus, adaptation littéraire de la pratique du Live Tweet, montre à quel point l’écriture sur Twitter d’Alain Veinstein s’inscrit dans ce mouvement plus général de transmutation du quotidien en objet littéraire par les moyens de l’échange au sein d’un réseau prévu au départ pour des interactions plus prosaïques.

Pour cet écrivain, cette forme d’expression instantanée doit donner lieu à la mise en œuvre d’une présence au monde particulièrement intense : « Tweeter à ses moments perdus, ce n’est pas chercher à tout prix la formule magique, mais envoyer des signes de présence » [23/05/2012 ; 10h16]. Or la présence est bien aussi ce que l’interviewer attend de ses invités lors de ses émissions nocturnes : « Je ne leur demande pas du cliquant, du faux-semblant. Je leur demande de l’inattendu et des cadences. Une présence entière et tendue dans l’imprévisible [24].  » Sur le fil, cette présence se manifeste par une attention sensible au réel, qui apparaît comme un ensemble d’occasions à saisir pour exprimer l’expérience vécue avec esprit et originalité. « 9h35. Art Press sur la table d’attente de la clinique. Décidément, la médecine fait des progrès » [01/08/2012 ; 9h38]. Peu importe la banalité des faits relatés, la valeur du tweet tient à la distance et à l’humour qui trouvent à s’exprimer par cette forme d’écriture.

Tout comme en entretien, l’attention du tweeteur révèle une qualité d’écoute très fine de tout ce qui s’entend et se dit dans l’espace public. Cette sensibilité acoustique ne se réduit pas à un simple enregistrement des paroles et des sons autour de soi, elle est constamment tendue vers la perception d’un sens qui dépasse le donné du son. Conformément à l’analyse de Jean-Luc Nancy, chez Alain Veinstein, « si “entendre” c’est comprendre le sens […], écouter c’est être tendu vers un sens possible, et par conséquent non immédiatement accessible [25]  ». Sertis par les suspensions du texte imposées par l’écriture d’unités de cent-quarante signes, les gestes et les paroles rapportés voient leur sens se décontextualiser et se dilater pour atteindre une portée énigmatique et poétique.

13h45, rue Didot. Seule à sa table du bistrot, elle note une phrase dans son carnet puis reste prostrée, la tête dans les mains. [23/11/2012 ; 13h41]
13h55, rue Didot. Autre table. Un homme, une femme. « C’est comme ça que tu veux vivre, dit-il, je n’ai pas ma place ; plus qu’à m’effacer. [id. ; 13h54]
14h, rue Didot. Dans ce bistrot, rien n’est bon et rien ne marche. Ça finit par être comique et par attirer la sympathie. Je reviendrai. [id. ; 14h]
14h05, rue Didot. Bistrot. Trois femmes entre elles. Les rumeurs fusent. « Elle a quitté son mariage pour la maternité » dit l’une d’elles. Rires. [id. ; 14h07]
14h12, rue Didot. Bistrot. Au lieu de déguster son plat à la bonne température, un type sort son portable toutes les cinq minutes pour tweeter. [id. ; 14h13]

Ainsi, la voix du tweeteur se fait caisse de résonnance pour restituer la poésie d’un instant fugace et éphémère par nature. Les notations successives constituent un ensemble de paroles entendues qui se font écho dans la conscience du scripteur, dont le rôle est de donner une unité – fût-elle celle de l’échec partagé par tous – aux différents éléments de l’instant vécu en co-présence. Selon Jean-Luc Nancy, « le sujet de l’écoute ou le sujet à l’écoute […] n’est pas un sujet phénoménologique […], il n’est peut-être aucun sujet sauf à être le lieu de la résonnance, de sa tension et de son rebond infini » [26]. Le philosophe élabore cette réflexion à propos d’un sujet en présence des sons écoutés. Mais cet effet se trouve encore amplifié par le dispositif de Twitter qui, comme à la radio, escamote la scène énonciative ainsi que la présence physique du locuteur pour ne garder que sa parole. La présence en direct de l’auteur se manifeste dans la subtilité d’une voix à l’écoute de l’instant pour en saisir les potentialités créatives.

2.3. Une parole poétique

Ainsi, cette attention ne se porte pas seulement sur l’expérience du réel mais sur les mots eux-mêmes tels que l’instantanéité du direct les produit. Une sorte d’étonnement jaillit de l’apparition de certains mots sur le fil. La rédaction d’un nouveau message en reprise par rapport au précédent permet d’entrer dans la profondeur du mot et de le faire miroiter au gré des phrases successives.

Passer sa vie à la radio en étant possédé par le silence. Je suis cet homme sous influence. [01/12/2012 ; 10h57]
Quand le silence me lâche, la longueur de la laisse est ma seule marge de manœuvre. Ni plus ni moins. [id. ; 10h59]
Lâché par le silence, je ne parle plus. Ou si je parle, ce n’est pas moi qui parle, qui dis ces mots dictés par la menace. [id. ; 11h03]

L’attention aux mots tels qu’ils résonnent dans le présent pour le tweeteur guide l’écriture, qui se trouve scandée par les instants délimités par la publication en cent-quarante signes. Le style adapté à cette forme médiatique se révèle assez proche des normes de l’écriture radiophonique : des phrases courtes, de structure simple (pas plus de trois propositions), des verbes au présent. Il s’agit en premier lieu d’atteindre efficacement le lecteur dans le cadre d’un espace de communication extrêmement dense où des publications très diverses peuvent apparaître en même temps sur un même fil.

Mais cette forme d’écriture rejoint aussi les recherches d’écriture poétique pratiquées par Alain Veinstein depuis les années 1960. Dans l’hommage qu’il rend à Michel Deguy, dans Les Ravisseurs, l’écrivain raconte que sa découverte de ce poète lui a permis de comprendre qu’« une poésie peut s’écrire, proche du “direct” qui me hante, à la radio comme à l’écrit [27]  ». En effet, on peut observer les effets de reprises et remise en jeu des mêmes mots au sein des poèmes d’Alain Veinstein comme on les a observés dans le déroulement du fil Twitter.

Une seule fois, un jour.

Comme un seul amour
sur cette terre.

S’il n’y a qu’un seul amour
sur cette terre,
rester un peu avec cet amour,
rien qu’un peu rester
avec toi.

J’écris, depuis, pour rester,
j’écris à côté
de cet amour [28].

Les mots « amour », « cette terre », « rester », « j’écris » sont relancés au rythme des vers et des phrases/strophes qui font progresser le texte. Le blanc, plus important dans la page du livre que dans cette retranscription, constitue l’équivalent des silences qui interrompent chacune des reprises pour qui suit l’écriture en direct sur Twitter. Dans le récit qu’il fait de sa rencontre avec Louis-René des Forêts, Alain Veinstein formule ainsi les questions qui accompagnaient alors sa démarche de création poétique : « Comment chasser des livres toute “littérature” ? Comment, sans rien céder de la défiance à l’égard du langage, composer avec des mots dont on ne s’efforce de capter que l’énergie [29]  ? » Dans ce cadre, la référence à un autre média, ‒ écriture « en direct » influencée par la pratique de la radio ou écriture sur un réseau social ‒, peut apparaître comme un moyen d’échapper à ce que l’écriture poétique peut avoir de plus conventionnel, afin d’atteindre une force d’expression qui se concentre dans une langue assez minimaliste, dépouillée afin que les quelques mots choisis atteignent toute leur puissance.

Cependant, sur le fil Twitter, la poésie d’Alain Veinstein ne saisit pas un instant de la même nature que celle qui se manifeste chez Yves Bonnefoy, l’un de ses poètes de référence. Jean-Pierre Richard a montré que, dans les poèmes de ce dernier, l’instant apparaît comme une unité mobile : il est « à la fois pivotant et lent [30]  ». Plus généralement, la poésie de cette époque, notamment chez Philippe Jaccottet, ne tient pas l’instant pour « un petit point étanche de durée », mais pour « un lieu de passage […] que son essence […] voue à l’ouverture [31]  ». Au contraire, la structure par messages successifs du réseau social tend à produire des unités closes sur elles-mêmes. Dans les tweets d’Alain Veinstein, il semblerait plutôt que l’instant s’approfondisse, révélant des perspectives inattendues, voire surréalistes. La jeune femme au chien que le narrateur rencontre lorsqu’il sort promener son chien n’est pas sans rappeler la Nadja de Breton. Tout comme son aînée, elle adresse au tweeteur des paroles énigmatiques.

7h50. De ma fenêtre j’aperçois la jeune femme au chien qui passe juste devant chez moi. Elle s’arrête et glisse quelque chose sous ma porte. [03/01/2013 ; 7h54]
Je me précipite. C’est une carte. Je lis : Alexandra web [sic], psychanalyste. Suivent un téléphone et une adresse que je n’arrive pas à déchiffrer. [id. ; 7h57]

L’évocation de la psychanalyse, l’attention portée aux coïncidences, les cartes de visites aux messages mystérieux évoquent le récit d’initiation poétique au surréalisme d’André Breton. Les occasions de rencontre donnent lieu à des instants marqués par l’étrangeté et la sensation que le réel dépasse ce que le narrateur en perçoit immédiatement.

7h40. Dans le petit jour hivernal, Alexandra web rentre chez elle, sans son chien, en titubant. [04/01/2013 ; 7h39]
Je reprends la carte de visite d’Alexandra et vérifie, même sans lunettes, que le « psychanalyste » est bien écrit en toutes lettres sous son nom. [id. ; 7h43]
7h45. Alexandra se cramponne à l’arrêt du 191, secouée par moments d’un rire inextinguible. [id. ; 7h45]
Pour finir, elle traverse la rue et glisse à nouveau sa carte sous ma porte. Est-elle identique à celle d’hier ? [id. ; 7h54]
C’est exactement la même, mais cette fois, elle a tracé ces mots : « Ne cherchons pas de sens, il n’y en a pas. » [id. ; 7h56]

Contrairement à ce qui a lieu dans Nadja, la rencontre restera fantasmée et n’ouvrira à aucune « conception du monde » [32] clairement identifiée par le narrateur. En bonne initiatrice à la poésie du Web, Alexandra est plutôt celle qui  invite à renoncer au sens, de même que le flux continu du fil ne permet pas l’élaboration d’une conclusion réflexive comme celle qui clôt Nadja.

La jeune femme au chien ne prendra jamais la dimension quasi biographique qu’a Nadja pour Breton. Elle reste un simple personnage de fiction : « 10h, Malakoff. Retour à la vie réelle. Être ce qu’on est. Pour moi, un homme qui promène un chien. Tout le reste relève de la vie secrète. » [31/12/2012 ; 10h37]. Mais la projection de cette inconnue dans la virtualité du réseau ouvre la perception de l’instant à quelque chose qui déborde du cadre de l’expérience dite in real life. En effet, Marcello Vitali Rosati rappelle que le virtuel correspond au *dunaton d’Aristote, une « force qui détermine la production de quelque chose de nouveau » [33]. Il oppose une conception traditionnelle  qui « extrait du réel l’idée de mouvement, d’évolution », –  concevant la réalité comme « une série d’arrêts sur image juxtaposés » – , et le virtuel envisagé comme une « force dynamique déterminant le mouvement du réel » [34]. L’écriture sur le fil de Twitter devient poétique à partir du moment où elle se saisit de l’occasion donnée par l’espace virtuel ouvert par le réseau social pour révéler une autre manière d’expérimenter le réel que celle où nous enferme ce que l’on appelle couramment la « vraie vie » par opposition à ce qui se vit sur le Web. Par son caractère intermittent et ses contradictions, la beauté qui en émane se révèle « convulsive » [35], comme celle qu’André Breton appelait de ses vœux. Cette beauté imprévisible, étrange et énigmatique que ce dernier finit par trouver simplement dans le « journal du matin » est aussi celle qu’Alain Veinstein cherche à capter lorsqu’il écoute la radio.

3. Le livre, une négation de l’instant ?

Une consultation attentive des archives numériques du fil Twitter de cet écrivain donne rapidement à percevoir l’intensité du travail de réécriture mis en œuvre pour la publication du roman Cent quarante signes réalisé à partir des tweets publiés entre avril 2012 et mars 2013. Bon nombre de messages sont amendés et comportent des corrections de lexique et de syntaxe. Ainsi, le tweet du 5 janvier 2013, « En sortant du sommeil j’ai pensé à ma mère. Enfant, c’était plutôt le contraire. C’était en m’endormant que je pensais à elle. » [9h43], devient dans le livre : « En me réveillant, j’ai pensé à ma mère. Enfant, c’était plutôt en m’endormant qu’elle occupait mes pensées [36]. » Certains messages sont entièrement supprimés. La série de tweets du 5 janvier 2013 commence par trois pensées sur le rapport de l’auteur à sa mère, suivi de cinq remarques sur le lien qu’il a entretenu avec son père. Ces derniers messages ne figurent pas dans le roman. De même, l’évocation de la mère est transformée puisque le « chagrin » [9h45] qui lui est attribué devient de l’ « angoisse [37] » et que le désir de « lui faire plaisir » [9h47] n’est pas mentionné dans le livre. Au contraire, d’autres fragments, au nombre de neuf, ont été rédigés sur ce même thème pour la publication papier.

Doit-on conclure de cette situation qu’Alain Veinstein met en doute la valeur de ce qui s’est écrit dans l’instant pour lui préférer une écriture plus concertée ? Cela pourrait sembler décevant de la part d’un interviewer qui a toujours préféré enregistrer et diffuser ses entretiens dans les conditions du direct : « Avec le montage, l’interview est un bien mal acquis [38]. » D’une part, celui-ci reconnaît que la nécessité du montage apparaît en cas d’échec ou d’accident survenu dans l’entretien. Faut-il alors penser que le fil Twitter, pourtant continué activement jusqu’en juin 2016 et encore ouvert aujourd’hui, est un échec aux yeux de son auteur ? L’écriture en direct ne serait alors pour lui qu’un avant-texte en attente d’être retravaillé pour devenir le véritable texte littéraire digne de la publication en livre. Mais, d’autre part, Alain Veinstein considère aussi le montage comme une trahison, voire un meurtre, puisqu’il nécessite de « trancher dans le vif » et laisse au monteur « du sang sur les mains [39] ». Selon lui, la recomposition d’un entretien fait perdre à l’auditeur la qualité de l’écoute qui a lieu entre les deux interlocuteurs, ainsi que leur présence corporelle dans le souffle et les silences. Faut-il donc, au contraire, regarder le roman comme une version non authentique, apocryphe, d’un happening définitivement passé et auquel il n’a pas ou n’a plus accès directement ? Ce serait alors mésestimer le profond travail de rédaction et de composition mis en œuvre dans Cent quarante signes.

L’analyse des transformations opérées par Alain Veinstein pour l’élaboration de son livre montre que la majorité d’entre elles va dans le sens d’un approfondissement de l’expérience relatée par le fil. Pour ce qui est de la série du 5 janvier 2013, le choix de supprimer les réflexions sur le père pour développer celles sur la mère permet de concentrer l’attention sur un sujet précis et d’éviter la sensation de dispersion que peut donner une collection d’instantanés. Le mal-être perçu chez la mère colore l’ensemble de l’unité consacrée dans le livre à la journée du 5 janvier, puisque son angoisse contamine le narrateur lui-même dans le dernier fragment : « Entortillé dans le fil d’alerte. L’étau d’une angoisse qui ne s’est jamais desserré  [40]. » L’ensemble des fragments rédigés pour le livre explore l’enfermement de la mère dans une « vie d’emprunt », une « vie d’actrice », dont le rôle est « verrouillé à tout jamais ». Les procédés d’écriture sont ceux du fil, dominés par la reprise de termes et l’épanorthose : « En tapant les lignes précédentes, j’ai omis les mots « l’aider à vivre » : impossibles à écrire [41]  ». L’ensemble de ces modifications apparaît comme une manière supplémentaire d’approfondir le moment où survient la pensée, comme une méditation qui s’appesantit sur l’instant présent pour atteindre une dimension plus intérieure de la réalité envisagée. L’expérience mise en œuvre par l’écriture en direct n’est jamais reniée ni trahie ; elle est plutôt mise à profit et dilatée dans une écriture a posteriori, qui demande parfois le courage d’affronter en toute sincérité un passé familial difficile à porter.

Avec Alain Veinstein, « retrouver le frisson du direct » n’est pas seulement retrouver par l’écriture sur Twitter des perceptions et des modes d’expression déjà mises en pratique à la radio. Il s’agit véritablement d’un retour à la fois sur des exigences existentielles vis-à-vis de la parole produite et sur ce que cette forme d’écriture permet de faire advenir. Comme à la radio, le direct est le lieu d’un « frisson » lié au risque de laisser échapper l’occasion de dire quelque chose d’inouï, mais aussi le lieu du « frisson » lié au plaisir de révéler tout ce que le réel comporte d’étrangeté, d’ambiguïté et de beauté.

Notes 

[1] Alain Veinstein, Cent quarante signes, Paris, Grasset, 2013, p. 10.

[2] Alain Veinstein, Les Ravisseurs, Paris, Grasset, 2015, p. 249.

[3] Ibid., p. 263.

[4] François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps [2003], Paris, Éditions du Seuil, « Points Histoire », 2012, p. 13.

[5] Roland Barthes, La Préparation du roman I et II, Paris, Seuil/Imec, « Traces écrites », texte établi par Nathalie Léger, 2003, p. 90.

[6] La rédaction de cet article s’appuie sur la consultation du compte Twitter d’Alain Veinstein, archivé à partir du 14 février 2014 par l’Ina dlweb. À cette date, conformément aux réglages prévus par la base, 3242 tweets ont été sauvegardés. Il ne m’a pas toujours été possible de déterminer avec précision si l’archive que je consultais était complète par rapport au fil Twitter réel d’Alain Veinstein. Je n’ai, par exemple, pas retrouvé de trace des tweets rédigés avant le 1er mai 2012. Je tiens à remercier amicalement Zeynep Pehlivan qui m’a permis, avec beaucoup de patience et de disponibilité, de consulter, avant que cet outil ne soit consultable par le public, la version Bêta des archives Twitter accessibles dans la base dlweb de l’Inathèque.

[7] V. Marie-Laure Rossi, « Le Ramdam et le gazouillis. Alain Veinstein, twitter dans le bruit du monde », article à paraître.

[8] Marie-Anne Paveau, « Activités langagières et technologies discursives. L’exemple de Twitter », 5 mars 2012, www.penseedudiscours.hypotheses.org/8338 [dernière consultation 28 décembre 2016].

[9] Dans Le Démon de la théorie, Antoine Compagnon rappelle que, depuis le milieu du XVIIIe siècle, la définition de la littérature qui s’est imposée est celle d’un « art verbal ». V. Antoine Compagnon, Le Démon de la théorie [1998], Paris, Seuil, « Points », 2001, p. 43.

[10] Alain Veinstein, Cent quarante signes, op. cit., p. 9.

[11] Alain Veinstein, Radio sauvage, Paris, Seuil, « Fiction et Cie », 2010, p. 254.

[12] Thierry Crouzet, tcrouzet.com, « La Send génération », 15 novembre 2013, www.tcrouzet.com/2013/11/15/la-send-generation/ [dernière consultation 28 décembre 2016].

[13] Par exemple, le best-seller de Guillaume Musso, paru chez XO Éditions en mars 2016, s’intitule L’instant présent.

[14] Selon les statistiques de la base dlweb, le terme « rêve » arrive en cinquième position des mots les plus employés, avec 186 occurrences.

[15] Ce dernier tweet est précédé de la mention « Rêve » dans sa reprise pour le roman Cent quarante signes, op. cit., p. 265.

[16] Gaston Bachelard, « Rêverie et radio », Le Droit de rêver, Paris, Presses Universitaires de France, 1970, « Quadrige », 2013, p. 223.

[17] Isabelle Krywkowski, Machines à écrire. Littérature et technologies du XIXe au XXe siècle, Grenoble, ELLUG, « Savoirs littéraires et imaginaires scientifiques », 2010, p. 208.

[18] Alain Veinstein, Radio sauvage, op. cit., p. 100.

[19] Ibid., p. 63.

[20] Alain Veinstein, id., p. 57.

[21] Georges Perec, « Tentative de description des choses vues au carrefour de Mabillon le 19 mai 1978 », France Culture, 25 février 1979, réalisation Nicole Pascot.

[22] Georges Perec, L’Infra-ordinaire, Paris, Éditions du Seuil, « La librairie du XXe siècle », 1989, p. 11-13.

[23] Alexandre Gefen, « Ce que les réseaux sociaux font à la littérature », Itinéraires, 2010-2, mis en ligne le 10 juillet 2010, http ://itineraires.revues.org/2065 [dernière consultation 28 décembre 2016].

[24] Alain Veinstein, Radio sauvage, op. cit., p. 85.

[25] Jean-Luc Nancy, À l’écoute, Paris, Galilée, 2002, p. 19.

[26]. Id., p. 45.

[27] Alain Veinstein, Les Ravisseurs, op. cit., p. 203.

[28] Alain Veinstein, L’Introduction de la pelle. Poèmes 1967-1989, « Une seule fois, un jour » [1989], Paris, Seuil, « Fiction & Cie », 2014, p. 409.

[29] Alain Veinstein, Les Ravisseurs, op. cit., p. 112.

[30] Jean-Pierre Richard, Onze Études sur la poésie moderne [1964], Paris, Éditions du Seuil, « Points Essais », 1981, p. 272.

[31] Id., p. 332.

[32] André Breton, Nadja [édition de 1963], Paris, Gallimard, « Folioplus classiques », 2007, p. 46.

[33] Marcello Vitali Rosati, S’orienter dans le virtuel, Paris, Hermann, « Cultures numériques », 2012, p. 157.

[34]. Id., p. 158-159.

[35] André Breton, op. cit., p. 132.

[36] Alain Veinstein, Cent quarante signes, op. cit., p. 331.

[37] Ibid.

[38] Alain Veinstein, Radio sauvage, op. cit., p. 64.

[39] Ibid.

[40] Alain Veinstein, Cent quarante signes, op. cit., p. 333.

[41] Id., p. 332.

Bibliographie

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VITALI ROSATI Marcello, S’orienter dans le virtuel, Paris, Hermann, « Cultures numériques », 2012.

Auteur

Marie-Laure Rossi est l’auteur d’Écrire en régime médiatique, étude consacrée à Marguerite Duras et Annie Ernaux. Elle étudie les liens entre littérature et médias à l’époque contemporaine. Elle a déjà consacré un article à Alain Veinstein, « Le Ramdam et le gazouillis. Alain Veinstein, twitter dans le bruit du monde », et a écrit des articles sur les productions radiophoniques de Pierre Senges et d’Olivia Rosenthal.

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Entretiens d’Audiberti et d’Adamov avec Georges Charbonnier


Les Entretiens de Georges Charbonnier avec Audiberti (1963) et Adamov (1964) témoignent, de la part de Georges Charbonnier, d’une connaissance magistrale de leurs deux œuvres et plus largement des spécificités de l’écriture dramatique et de l’écriture romanesque, comme le prouvent la précision et la pertinence des questions posées, ce qui laisse à penser qu’ils ont été minutieusement préparés. Charbonnier s’affirme comme le maître d’œuvre qui oriente les discussions dans la voie qu’il a préalablement conçue, même s’il est lui-même soumis à des questions auxquelles il répond sans pour autant dévier de sa route. Le but qu’il poursuit est de faire accoucher les deux écrivains d’une poétique, si bien que ces entretiens, loin d’être anecdotiques, constituent des textes théoriques majeurs.

The Entretiens of Georges Charbonnier with Audiberti (1963) and Adamov (1964) testify to Charbonnier’s supreme knowledge of their respective œuvres and, in particular, of the specificities of their dramatic and novelistic practice. This is evident from the precision and the pertinence of the, obviously well-researched, questions asked in the interviews. Charbonnier positions himself as the great instigator who steers the discussions in the direction he has envisaged and who manages to answer the questions posed to him without swerving from his path. His aim is to deliver the two writers of their poetics which makes the interviews, far from merely anecdotic texts, into important theoretical texts.


Texte intégral

Georges Charbonnier (1921-1990), qui fut à la fois enseignant à l’université Paris-Sorbonne, critique d’art et producteur délégué à France Culture, s’est régulièrement entretenu avec des écrivains comme Nathalie Sarraute, Audiberti, Ionesco, Queneau, Butor, Borgès, Richard Wright, etc., des artistes, compositeurs comme Edgar Varèse, peintres comme Georges Braque, Jacques Villon, Jean Bazaine, Miro, Prassinos, Picabia, Soulages, Giacometti, Chagall, Tal Coat, Salvador Dali, Viera da Silva, Rouault, Dunoyer de Segonzac, Buffet, Fernand Léger, Marcel Duchamp, etc., des philosophes comme Merleau-Ponty ou Lévi-Strauss, etc. Ses entretiens avec Jacques Audiberti et Arthur Adamov – entretiens avec deux écrivains dont l’œuvre est quasi achevée – que je vais analyser ici témoignent d’une connaissance magistrale de leurs deux œuvres et plus largement des spécificités de l’écriture dramatique et de l’écriture romanesque, comme le prouvent la précision et la pertinence des questions posées aux deux écrivains, ce qui laisse à penser qu’ils ont été minutieusement préparés, comme le montre également le plan qui se dégage de l’ensemble de ces questions, très certainement pour la plupart prévues dans leur déroulement avant le début des entretiens. Charbonnier s’affirme comme le maître d’œuvre qui oriente les discussions dans la voie qu’il a préalablement conçue, même s’il est lui-même soumis par les deux écrivains à des questions auxquelles il répond sans pour autant dévier de sa route. Tandis qu’Audiberti, surtout connu pour son théâtre, a aussi une longue pratique de l’écriture poétique et romanesque, Adamov, lui, s’il n’a œuvré que pour la scène, a tout de même touché à l’écriture romanesque puisqu’il a réécrit, à la demande de Planchon, Les Âmes mortes de Gogol [1]. C’est pour cette raison que, si dans l’entretien avec Adamov les questions sont le plus souvent centrées sur le théâtre, elles portent aussi, en ce qui concerne Audiberti, sur les problèmes du roman et de la poésie. Le but que poursuit Charbonnier est de faire accoucher les deux écrivains d’une poétique, c’est ce que je vais essayer de démontrer, si bien que ces deux entretiens, loin d’être anecdotiques, constituent des textes théoriques majeurs.

Chacun de ces entretiens, diffusés à un an d’intervalle à peine, est divisé en une série d’enregistrements d’une durée à peu près identique qui commencent tous par une question de Georges Charbonnier, question qui s’ouvre par le nom de son interlocuteur, nom repris maintes fois au cours de l’entretien afin que l’auditeur, surtout s’il n’a pas entendu le début, sache bien qui est à l’antenne.

1. Entretiens avec Audiberti

Radiodiffusés à l’automne 1963, deux ans à peine avant la mort de l’auteur, les dix Entretiens avec Jacques Audiberti sont publiés chez Gallimard en 1965 où ils sont divisés en dix chapitres dotés chacun d’un titre. Ils traitent de trois points essentiels : la définition de l’écrivain et de son rôle, l’explicitation de certains points, génétiques notamment, de l’œuvre personnelle et, ce qui en constitue la partie la plus importante, une topologie des trois grands genres.

Pour définir, à la demande de Charbonnier, l’écrivain, ce qui est le but du premier et du quatrième chapitre intitulés respectivement « L’écrivain », et « L’écrivain dans la société », Audiberti oppose celui qu’il appelle l’écrivain « en soi [2] » à « l’écriveur » et à « l’écrivant ». L’écrivain est celui qui « possède le langage [3] », qui a parti liée « d’une manière régalienne [4] » avec le langage, comme Baudelaire, « encore mieux, en tout cas tout autant [5] », Victor Hugo, ou encore Claudel, même si Audiberti confie n’avoir guère de sympathie pour l’homme. Quant aux « écriveurs », ces « rédacteurs érudits, attentifs et abondants, d’encyclopédies ou d’articles techniques » qui composent des traités, œuvres philosophiques, psychiatriques, etc., le langage n’est pour eux qu’un instrument. Audiberti cite, à titre d’exemple, le géographe Élysée Reclus [6] ou l’anthropologue Lévy Brühl [7]. Quant aux « écrivants », qui écrivent des romans, des articles, « c’est-à-dire le tout-venant journalistique, l’échotier, le dialoguiste, le scénariste, et ainsi de suite [8] », ils ne « visent pas haut [9] », ce ne sont pas des « écrivains absolus [10] ». Ils manquent du « sérieux fondamental des écrivains [11] ». Ces derniers, eux, utilisent le langage pour tenter d’aborder les rapports de l’homme « avec ce qui est au-delà ou au-dessus de l’homme, avec Dieu, avec la mort et avec l’amour [12]. ». C’est dans le sillage du rhapsode qu’Audiberti, désireux de mettre en acte la parole poétique, se situe volontairement.

En ce qui concerne donc la masse des choses que j’écrivis, si on met bout à bout romans, poèmes, et presque toutes mes pièces de théâtre, je crois en effet que c’est le mot « épopée » qui correspondrait à cela, car les termes y sont sommaires, peu nombreux, insistants [13].

De cette définition de l’écrivain découle la conception néoromantique de son rôle, abordée, à la demande de Charbonnier, dans les chapitres 4, 5 et 10, intitulés « L’écrivain dans la société », « Mages et langage », « Le zéro plein ». L’écrivain, selon Audiberti qui pourrait reprendre à son compte l’assertion célèbre de Terence « homo sum et humani nihil a me alienum puto », se doit de clamer tout ce qui est de l’homme, « […] c’est celui qui est capable de formuler par écrit la masse disons poétique qui traîne dans la tête et dans le cœur des hommes quelconques [14] ». Son regret, c’est qu’il n’est plus possible qu’il y ait des mages comme l’étaient, dans le passé, Hugo, Tolstoï ou Zola. Le mage moderne devrait pouvoir rendre compte non seulement de l’homme mais de l’univers des machines.

Est-ce qu’il est possible pour une littérature de mage, actuellement, de raconter des épopées qui ne seraient pas stendhaliennes, où l’on ne verrait pas toujours l’homme au centre de ce qui l’entoure, mais où, sur le même plan, l’homme, les objets, les machines et les engins participeraient à un chœur unanime, où l’homme ne se distingue pas de ce qui l’entoure et où ce qui entoure l’homme est rempli d’une dilution d’homme ? Je veux dire : le mage abhumaniste, le mage nouveau, celui qui rassemblerait autour de son œuvre tous les publics, doit-il être à la fois dans l’âme humaine et en même temps dans l’âme des machines [15] ?

Cet écrivain qui rêve, par la richesse de la langue, d’embrasser le monde, ne doit pas entrer dans l’arène mais se retrancher « dans sa tour d’ivoire [16] » pour se consacrer à son œuvre, loin de tout engagement, de toutes dérives fanatiques.

[…] s’il est question d’un marxiste, ou d’un catholique, ou d’un ingénieur, ou d’un occultiste, ou d’un artiste, non seulement avec attention, mais avec respect, je m’efforcerai de comprendre, et, de toute façon, j’aimerai, et j’aime chacune de ces méthodes ou de ces attitudes tendant à expliquer le monde.

Ce que je n’aime pas, et ce que je repousse de toutes mes forces […], c’est la tentation de l’une ou l’autre de ces sectes ou, comme on dit, de ces disciplines à recouvrir l’ensemble du monde à expliquer. J’aime le marxisme, j’aime le catholicisme, je l’aime d’ailleurs spécialement, j’aime les arts, j’aime l’occultisme, mais que l’une de ces tendances lève la tête et dise « c’est moi qui recouvre tout », alors je cesse de l’aimer, alors je pense aux autres [17].

Refusant tout engagement politique partisan, plein de méfiance face aux idéologies, comme bon nombre de ceux qui, liés à la NRF, gravitent autour de Jean Paulhan, il prend également position contre Brecht en 1957, ce qui lui vaut dès lors les foudres de Théâtre populaire qui, auparavant, soutenait ses pièces. C’est une telle position de neutralité au sein de l’œuvre qu’Audiberti qualifie de « zéro plein », un zéro positif par opposition à un zéro vide, à un zéro synonyme de néant, un « zéro plein », c’est-à-dire débarrassé de tout fanatisme dans un monde pacifié où les hommes, malgré des points de vue différents, sont susceptibles de s’accorder car ils ne croient pas que leur seule conviction soit la juste.

Ayant fait énoncer par Audiberti sa conception de l’écrivain, c’est par un simple mot : « Images », qui ouvre le chapitre VII que Georges Charbonnier l’amène à s’expliquer sur les mystères de la création, sur la façon dont certaines pièces se sont imposées à lui, comme Le Mal court, son chef-d’œuvre : « Je l’ai écrit en état de transe, comme si Le Mal court avait été écrit quelque part dans l’espace et que je n’eusse qu’à recopier ce qui était devant moi et au-delà de moi. J’ai dû l’écrire en deux heures [18]. »

Alors qu’Audiberti va pour dévier sur un autre sujet, Charbonnier le ramène au moment de l’écriture en lui demandant « combien d’autres pièces sont nées sur une impulsion [19] ». Audiberti s’explique alors sur l’origine de L’Ampélour, « une histoire qui met en scène Napoléon le Grand, […] l’Ampélour [20] », histoire qui lui est venue d’un souvenir d’enfance :

On me racontait des histoires qui avaient trait à notre vieille histoire de France et, entre ces histoires, il y avait la mésaventure de deux Antibois […] qui avaient été pris dans la retraite de Russie. Vous imaginez ces Antibois à la Bérésina ! C’était très dur, il faisait très froid, et l’un disait à l’autre, en langue provençale : « Aie du courage, fais-toi courage » […] Donc, l’idée de ces deux Antibois perdus dans les neiges de la Bérésina, je ne sais pas exactement comment, a abouti à me faire écrire cette histoire, L’Ampélour, qui est aussi un mot provençal, qui veut dire, en notre langue d’oc, l’Empereur. Voyez-vous ? C’est parti de la mésaventure de ces deux Antibois perdus dans les neiges bérésinesques, et de fil en aiguille, je ne sais trop comment, cela est arrivé à faire cette pièce, l’histoire de Napoléon Premier qui revient [21][…].

Comme la pensée mythique, « cette bricoleuse » qu’a si bien analysée Lévi-Strauss, celle de l’écrivain combine, de façon souvent imprévisible pour l’artiste lui-même, des matériaux hétérogènes, ce qui est le cas, comme le déclare Audiberti pour l’origine de deux de ses pièces, Quoat-Quoat et La Fourmi dans le corps.

Je me rappelle, par exemple, que, dans un cabinet dentaire, le dentiste […] me parlait d’un sien oncle qui avait été au Mexique. De ces quelques mots « oncle », « Mexique », est née la pièce qui s’appelle Quoat-Quoat, qui fut la première de mes pièces. Ce cabinet dentaire, qui se situait rue de Rivoli, était tapissé de bois, de bois lisse, de bois blond, de bois clair, et ce bois […] m’a suggéré une cabine de navire. Donc, nous avons reçu « oncle », « Mexique », ensuite le bois clair de ce cabinet de dentiste, cabinet de navire… C’est parti de là.

Plus tard […], chez des gens, j’ai vu un petit enfant, un gosse, […] assez insistant, assez important physiquement, et c’est à partir de cette vision que naquit dans mon esprit l’ébauche de la pièce qui devait s’appeler un jour La Fourmi dans le corps [22].

Charbonnier l’interroge aussi sur la genèse de ses romans, Le Maître de Milan (chapitre VIII), « un roman à clés », et Les Jardins et les fleuves (chapitre IX), œuvre dans laquelle Audiberti se peint sous les traits de l’écrivain fictif, Alain Godde ; il justifie ses interrogations ainsi : « Chaque fois que je lis un roman, il y a une chose qui m’intéresse. Je me demande à quelle tentation véritable a cédé l’écrivain [23]. » Aussi en vient-il à une question plus directe : « pourquoi avez-vous écrit Le Maître de Milan ?, à quoi Audiberti répond :

Il se pourrait qu’au second degré, par conséquent, tel le Maître de Milan, j’ai écrit ce roman pour quelqu’un à qui j’aurais, comme le Maître de Milan, essayé de raconter, par un tournant considérable, à la faveur d’un livre, une histoire qu’il me coûtait de raconter de plain-pied et de vive voix [24].

Charbonnier procède de même pour Les Jardins et les fleuves, l’interrogeant sur « la tentation de l’inceste » qui ne va pas jusqu’au bout, roman dédicacé à Molière « qui fut plus ou moins le mari d’une personne qui était plus ou moins sa fille [25] ».

C’est la question des genres qui est essentielle dans ces entretiens. Charbonnier l’aborde dès le deuxième chapitre intitulé « Roman et poésie », en questionnant Audiberti sur La Beauté de l’amour qui est un « roman en vers », comme l’indique le sous-titre, sous-titre dans lequel Carbonnier lit l’expression d’un paradoxe. Frappé par le désintérêt croissant des lecteurs face à la poésie, « art illustre et inutile », Audiberti dit l’avoir composé dans l’espoir de réintégrer la poésie « dans une série d’activités humaines normales et utiles [26] ». À la demande de Charbonnier, il date la mort de la poésie des lendemains de la dernière guerre, lorsqu’elle a abandonné la forme fixe et le sujet. « Elle devenait pur langage aberrant. Elle devenait expression vague, floue, illimitée, et d’une facilité insupportable [27]. » Elle est réapparue avec des chanteurs comme Léo Ferré ou Brassens, ces « troubadours » dont les textes sont souvent rimés. Les héritiers de Dante ou de Hugo qui voulaient raconter le monde dans la poésie, ce sont, depuis la dernière guerre, des romanciers en prose, comme Giono ou Céline, tandis que les poètes récents ne sont que des « ciseleur(s) partiel(s) des aspects de ce monde [28] ». S’il est si difficile à la poésie de survivre, si elle n’est plus en phase avec le monde, c’est que celui-ci est entré dans l’ère industrielle, c’est qu’il est bouleversé par les grands progrès techniques : « Qui donc aurait le courage ou l’idée saugrenue de chanter en alexandrins le vrombissement des hélices ou le froissement imperceptible des espaces sidéraux par les fusées présentes et par celles de demain [29] ? » La poésie n’est plus capable de chanter le monde moderne, de dire « la Chanson de Roland des protons [30] ».

 Quand vient le tour de la définition du théâtre, dès l’ouverture du sixième entretien, Georges Charbonnier pose à Audiberti directement la question : « Qu’est-ce que le théâtre ? » Pour Audiberti, il est « vraiment le propre de l’homme, […] il constitue un des traits les plus remarquables de l’état civil de l’humanité [31] ». La définition qu’il donne du plaisir du spectateur est à la fois très juste, c’est celle de la catharsis aristotélicienne, et d’une extrême banalité :

C’est assez extraordinaire que des gens viennent chaque soir, dans des salles, pour regarder d’autres gens, bâtis à leur image, exécuter d’une manière platonique les gestes de l’amour et de la violence, comme si c’était le plus grand divertissement et la plus grande source d’une certaine angoisse que de se voir soi-même, par personne interposée, en train de courir des risques faux, et d’exprimer de factices sentiments [32].

Quand Charbonnier lui demande ce qui distingue le théâtre du roman, Audiberti hésite. En effet, pas plus que Duras lorsqu’elle écrit Le Square, il ne perçoit pas, quand il compose Quoat-Quoat, les potentialités scéniques du texte que seule lui révélera la mise en scène de Catherine Toth et d’André Reybaz.

[…] quand j’écrivis Quoat-Quoat, […] je ne distinguais pas le théâtre d’un genre littéraire tel que, par exemple, le sonnet. J’écrivais un dialogue, comme j’aurais écrit une nouvelle ou comme j’aurais écrit un poème. L’idée que cela devait être joué un jour, sur une scène, ne m’a, je peux le dire en toute sincérité, jamais effleuré[33].

C’est ce qui lui a fait sans doute déclarer lors d’une interview dans Arts : « Je suis venu au théâtre par la littérature [34] ». Charbonnier insiste pour établir des traits distinctifs entre les deux genres qu’Audiberti ne parvient pas à formuler même s’il a bien conscience que le dialogue est le propre de l’écriture dramatique, que c’est l’échange de paroles hautement proférées qui confère au théâtre sa spécificité. Tandis que « le roman permet à l’écrivain de faire intervenir dans son histoire, qui est vraiment une histoire, les grands groupes impersonnels de l’univers, le temps, le temps qui passe et le temps qu’il fait, les végétaux, les animaux, les pierres, le décor de la vie, […] au théâtre, ce n’est que la créature humaine qui prend la parole ; il n’y a qu’elle. […] Le roman donne la parole à tout […]. Le théâtre, les hommes y parlent. Le roman, le monde y parle [35] ». Audiberti est un poète de la scène au sens plein du terme. À la différence d’Artaud pour qui les objets peuvent jouer seuls, pour lui ils ont valeur de symboles.

Les accessoires qui sont là [au théâtre] ne jouent pas à titre personnel. Ils permettent à l’homme d’appuyer son âme sur des objets familiers qui sont ou dociles ou révoltés, mais ce n’est pas un théâtre d’objets […] [36].

Si les mêmes sujets, on vient de le voir, reviennent dans des chapitres différents, c’est qu’Audiberti, bien souvent, dévie dans une direction autre que celle qui avait été prévue, ce qui oblige Georges Charbonnier à reprendre dans un chapitre ultérieur la question à laquelle l’écrivain n’a pas complètement répondu. Qui plus est, Audiberti ne se soumet pas toujours au plan de Charbonnier. C’est ainsi qu’il ouvre lui-même, à la place de Charbonnier, le troisième entretien, « Devenir de la poésie », qui fait suite à l’entretien intitulé « Roman et poésie », par une question pour bien montrer l’importance qu’il attache au sujet, ainsi que sa volonté de continuer à en disputer et de s’affirmer comme le meneur de jeu, rôle dévolu en principe à Charbonnier. Son discours est alors ponctué deux fois par l’interrogation : « n’est-ce pas ? [37] », interrogation que formule habituellement Charbonnier.

2. Entretiens avec Adamov

Il n’en va pas de même dans les entretiens avec Arthur Adamov. Radiodiffusés en février 1964, six ans avant sa mort, sous la forme de six entretiens qui se déroulent en deux heures et sept minutes, conservés à l’Ina, les Entretiens avec Arthur Adamov sont édités par André Dimanche en 1997 sur deux CD aux côtés de deux autres qui contiennent ses pièces radiophoniques. Étant donné qu’ils ne sont pas retouchés pour donner lieu à un ouvrage, à l’inverse des entretiens avec Audiberti, ils ne portent pas de titre, c’est la question inaugurale de Charbonnier, toujours très brève, qui en tient lieu. Comme il l’a fait l’année précédente avec Audiberti, Georges Charbonnier interroge Arthur Adamov sur trois points essentiels, sa conception de la dramaturgie – Qu’est-ce que l’action au théâtre ? –, le but qu’il assigne à la scène – la scène doit-elle être une tribune ? – sa vision de l’essence du théâtre –. Le théâtre doit-il être total ou non ? Est-ce qu’une œuvre qui mélange les genres appartient au théâtre total ? Le théâtre doit-il être expressionniste ou non ? Le théâtre doit-il être réaliste ou non ?

Dans le premier entretien, Charbonnier amène Adamov à définir l’action au théâtre par une série de questions dont je retiens ici les plus importantes. Il lui demande d’abord une définition – « Comment pourrait-on définir l’action au théâtre ? » –, ce qu’il fera au tout début de chacun des entretiens suivants. Adamov explique qu’il pensait « jadis que le théâtre doit être le lieu de l’action », mais qu’il ne croit plus, comme ce fut le cas lors de la création de ses premières pièces, qu’il faut qu’il y ait une image qui commande l’action. À ce terme d’image, péjoratif pour Adamov, Charbonnier demande si l’on ne peut pas substituer une vision première, conception que réfute encore Adamov. Il critique sa première pièce La Parodie dans laquelle tout est basé sur « un effet visuel unique : un homme masochiste est couché, un homme qui n’est pas masochiste bouge tout le temps ». Il oppose Les Chaises de Ionesco, pièce dans laquelle également une image visuelle unique montre l’action – ce qui lui apparaît simpliste –, aux pièces de Tchekhov et de Shakespeare dans lesquelles il n’y a jamais d’action unique mais une longue suite de péripéties, pièces qu’il propose comme modèles. Charbonnier lui déclare alors : « Ce que vous venez de dire implique que dans votre esprit une pièce de théâtre doit se dérouler sur un temps très long, est-ce bien cela ? » Adamov lui répond que « cela pose toute la différence entre ce qu’on appelle le théâtre épique et le théâtre dramatique ». Selon lui, le théâtre doit raconter une longue histoire, un peu à la manière de L’Éducation sentimentale, ce qui l’amène à critiquer l’avant-garde des années cinquante, celle de Beckett, Ionesco, etc. – à laquelle il est bien conscient d’avoir lui-même participé –, avant-garde qui, dit-il, revient « de manière un peu camouflée au théâtre français du xviie siècle, avec ses unités ». Charbonnier se charge alors de faire la synthèse de ce début d’entretien en déclarant que donc, « pour que l’action soit, il faut du temps, une période de temps longue, ce qui nécessite une diversification des lieux », comme s’il voulait s’assurer que les choses soient claires pour l’auditeur, mais aussi pour permettre à celui qui prendrait l’enregistrement en cours de route de suivre l’argumentation. Nouvelle question : puisqu’il convient d’abandonner les unités de temps et de lieu, faut-il rompre aussi l’unité d’action ? Adamov, qui dit ne plus aimer Strindberg qui l’a beaucoup influencé à ses débuts, admire toujours profondément Le Songe, pièce dans laquelle l’action est éclatée. Il déclare que le théâtre doit montrer les faits capitaux d’une vie humaine et de la société environnante, offrant toujours comme modèle l’œuvre de Tchekhov qui a peint des individus en même temps que la fin d’une classe, l’effondrement d’un monde. Enfin, dernière question, quand il s’agit de savoir quel est le support principal de l’action, le langage ou la combinaison des images, Adamov est catégorique. Il avoue que pour lui le plus grand écrivain de théâtre, c’est Marivaux chez qui le langage est en permanence le pivot de l’action. Et il confie son admiration pour Planchon qui, lorsqu’il monte Marivaux, fonde sa mise en scène sur le langage tout en usant d’un objet scénique, le miroir, comme image qui vient dupliquer le langage.

Dans le deuxième entretien, où il s’agit de savoir si la scène doit être une tribune ou non, Adamov déclare qu’elle peut l’être, mais pas nécessairement, que borner la scène à n’être qu’une tribune serait une erreur. Lorsque Charbonnier lui demande si une idée simple d’ordre polémique peut donner lieu à une pièce, il répond par l’affirmative, proposant comme exemple le théâtre de Brecht, celui de O’Casey, celui de John Arden, citant également sa propre pièce Paolo Paoli. Suffit-il de montrer pour démontrer ? interroge Charbonnier. Selon Adamov, dire que montrer est le contraire de démontrer, c’est une fausse contradiction idéaliste. L’auteur dramatique évitera la démonstration s’il montre poétiquement, s’il choisit une image poétique solide. On peut parfois démontrer au théâtre, ce qui est le cas dans L’Exception et la règle de Brecht, pièce où il y a une véritable démonstration, liée à la lutte des classes, une démonstration fine, intelligente. À l’objection de Charbonnier qui craint que la pièce ne devienne œuvre de propagande, Adamov répond que le théâtre apolitique est lui-même œuvre de propagande, il n’est que jeu d’anarchistes petit-bourgeois. Si le théâtre moderne doit être une tribune poétique, le théâtre ancien est-il une tribune, qu’en est-il de Claudel, de Brecht, de Victor Hugo, comment les classer ? interroge Georges Charbonnier. Claudel, selon Adamov, s’appuie sur le christianisme, Brecht sur le marxisme, tandis que Hugo, lui, n’a pas d’armes. Dans son théâtre, qu’Adamov juge mauvais, il lui manque un système. Mais, dit Charbonnier, est-il bon qu’un homme de théâtre s’appuie sur un système de pensée ? Qu’en est-il de Shakespeare ? Shakespeare, aux dires d’Adamov, avait une connaissance alchimique du monde, une connaissance également de l’histoire de l’Angleterre, si bien qu’il présente dans ses chroniques une lutte de classes, il montre comment une classe veut prendre le pouvoir, comment ce passage du pouvoir s’effectue d’une classe à l’autre. Adamov souhaite-t-il, comme Shakespeare, disposer lui aussi d’un terrain solide ? L’écrivain se montre embarrassé pour répondre, déclarant que, s’il se fonde en partie sur le marxisme, il veut surtout arriver à trouver le rapport entre le cas individuel et la vie sociale.

Les entretiens suivants ont tous trait d’une manière ou d’une autre à l’essence du théâtre puisqu’il s’agit toujours de savoir ce qu’il doit être ou ne pas être. Georges Charbonnier demande d’abord à Adamov si le théâtre doit être total ou non et ce que signifie le terme de total en matière de théâtre. Faut-il le prendre au sens que lui confère Antonin Artaud, écrivain que Charbonnier tient en haute estime, à qui il a consacré un ouvrage, c’est-à-dire un théâtre dans lequel prédomine le cri, la musique, etc. Quoique très admiratif d’Artaud, Adamov hésite car, pour lui, il est impossible d’éluder le texte. S’il approuve l’utilisation de projections dans la mise en scène de La Mère de Brecht d’après Gorki ou dans sa propre pièce Paolo Paoli, il estime que ces projections doivent être motivées, sinon elles sont dépourvues de sens. À Charbonnier qui insiste pour savoir si le texte doit avoir la première place, si la lecture n’est qu’une approche partielle de la pièce ou si elle est totale, Adamov réplique de façon catégorique, affirmant que le texte reste primordial et que l’on peut atteindre à l’essence du texte par la seule lecture. En matière d’improvisations, il estime qu’il ne convient d’y recourir que lorsqu’il y a une tradition de canevas, comme en Italie par exemple pour la commedia dell’arte, mais qu’aujourd’hui des improvisations ne peuvent donner lieu qu’à un psychodrame dans le but de déceler des cas cliniques, autrement elles n’ont aucun intérêt. Adamov en vient donc à formuler sa définition du théâtre total comme un théâtre qui représenterait la vie onirique de l’homme, sa peur de la mort, en même temps que la nécessité du combat politique, une pièce où aucun aspect de l’être humain ne serait négligé où comique et pathétique coexisteraient. Il aime pourtant La tragédie optimiste de Vichnievski où seul existe le pathétique, pièce qui représente la lutte des communistes obligés de tuer des anarchistes qui compromettent la révolution. Afin de l’amener à préciser son point de vue, dans le but de clarifier les choses pour l’auditeur, Charbonnier lui demande si un théâtre peut être considéré comme total lorsqu’il mélange les genres, à quoi Adamov répond par l’affirmative.

Conscient que le sujet est d’importance, Charbonnier ouvre l’entretien suivant en reformulant la même question. Adamov répond en prenant l’exemple de Shakespeare, que l’on aime aujourd’hui beaucoup plus que Racine, parce que chez Shakespeare il y a toujours le roi et le bouffon, c’est-à-dire un personnage lié au registre tragique et un personnage comique. Il aime plus encore Woyzeck de Büchner qui est pour lui la première pièce moderne car c’est la première fois qu’un personnage est à la fois roi, « roi de ses pensées », précise-t-il, et bouffon. Le comique et le tragique y coexistent chez le même personnage. Quant à Ghelderode, qu’Adamov apprécie pourtant, il en est resté à la conception shakespearienne où il y a d’un côté les rois et de l’autre les bouffons, alors qu’aujourd’hui ce sont les mêmes qui sont les rois et les bouffons.

Dans l’entretien suivant, à la demande de Charbonnier, qui veut savoir si le théâtre doit être expressionniste ou non et ce que signifie exactement le terme, Adamov répond en rappelant que ce dernier vient de Strindberg, puis s’est installé en Allemagne dans l’entre-deux-guerres avec Piscator, avant l’hitlérisme, jusqu’en 1932. Si, au début, l’expressionnisme, qui luttait contre le réalisme, qui essayait de rendre compte des troubles psychiatriques, de l’érotisme, tout en préparant un théâtre politique, avait une dimension positive, il est devenu « imbuvable en tant que tel », ce qui explique que Bertolt Brecht s’en soit rapidement détaché. Comme Adamov ajoute que ce théâtre soulignait les gestes, les mouvements, Charbonnier demande s’il n’y a pas alors le danger d’une mise en retrait du texte, ce que conteste Adamov qui précise qu’il y a simplement remaniement, le metteur en scène mettant l’accent sur des aspects de l’œuvre qui ne sont pas forcément centraux, qu’il y a un irrespect voulu, tel par exemple celui d’Artaud dans sa mise en scène du Songe. Ce qu’Adamov reproche aux expressionnistes et notamment à Strindberg, c’est que leurs personnages n’ont pas d’état civil ; ils sont le père, la servante, la prostituée, etc., – piège dans lequel il est tombé lui-même à ses débuts, comme il l’avoue –, si bien que ce théâtre ne représente pas des êtres vivants, mais seulement des archétypes. À Charbonnier qui lui demande si les théories expressionnistes ont influencé Artaud, Adamov répond que si l’influence n’a pas été directe, Strindberg, avec Le Songe, l’a influencé, ainsi que Woyzeck qu’il aurait voulu monter.

Après la question de l’expressionnisme, c’est celle du réalisme au théâtre, terme que Charbonnier demande à Adamov de définir. Ce dernier rappelle le sens médiéval où le réalisme (res, la chose) s’oppose au nominalisme, puis il en vient au sens que prend le terme au xixe siècle avec l’apparition du grand roman réaliste et naturaliste et enfin au réalisme socialiste du xxe siècle. Pour lui, L’Éducation sentimentale qui représente des êtres « absolument vivants » est un modèle de réalisme. Dans le but de clarifier les choses pour l’auditeur, Charbonnier synthétise ce tour d’horizon brossé par Adamov en distinguant les deux sens du réalisme : la restitution sténographique de la vie de la rue ou la reconstruction du réel. Adamov critique le théâtre de Gorki dans lequel les actions représentées sur scène se jouent dans le même temps que dans la vie alors que l’art est un « merveilleux truquage de la réalité et de la non réalité ». Un réalisme n’est grand, selon lui, que s’il repose sur une solide documentation, il peut devenir fantastique comme dans certains romans de Zola. En conclusion Adamov affirme qu’il n’y a pas de règles pour définir le théâtre mais qu’une pièce passe à la postérité quand elle est large, quand elle englobe différents aspects humains : psychologique, social, politique et que, selon les époques, c’est-à-dire selon le contexte politico social, les metteurs en scène mettent l’accent sur un de ses aspects et en laissent d’autres dans l’ombre.

Charbonnier, on vient de le voir, procède toujours de la même façon avec Adamov, lui posant une question lapidaire au début de chaque entretien afin d’énoncer le sujet qui va y être abordé, et lui demandant de définir en premier lieu le terme clé de la question, ceci non seulement pour être sûr de le prendre dans la même acception que lui, mais également pour éclairer l’auditeur sur le sens d’un concept complexe qu’il ne maîtrise pas forcément. Ensuite, c’est par une série de questions de plus en plus précises et par certaines objections, qu’il l’amène à formuler sa pensée.

3. Conclusion

D’un point de vue méthodologique, le type d’entretien qui vient d’être analysé ici est très proche du dialogue philosophique, des dialogues platoniciens dans lesquels Socrate, par la maïeutique, amène son interlocuteur à accoucher de ses idées. Si le philosophe, dans Menon par exemple, permet à l’esclave de retrouver un savoir qu’il était censé posséder dans une vie antérieure, Charbonnier guide les deux écrivains grâce à des questions d’une grande pertinence et les amène à définir leur poétique. Ces deux entretiens sont très précieux dans la mesure où ils livrent à l’auditeur la conception que se fait Audiberti de la littérature, lui qui a œuvré pour les trois genres, celle d’Adamov en matière de théâtre. L’intérêt majeur de ces entretiens, c’est que l’auditeur a le sentiment d’assister à une pensée en acte, comme s’il pénétrait dans leur esprit, percevait les étapes de leur réflexion. La différence entre les deux entretiens est liée aux personnalités des deux artistes. Tandis que dans l’entretien avec Audiberti, écrivain dont le verbe est foisonnant, la pensée dévie en permanence sans que Charbonnier puisse le remettre immédiatement sur les rails, dans l’entretien avec Adamov, elle va d’un point à un autre, selon une construction logique parfaitement maîtrisée par Charbonnier car Adamov répond toujours à la question posée sans partir dans une autre direction. Tandis qu’Audiberti, écrivain néoromantique qui, par certains points, appartient encore au xixe siècle, s’exprime surtout sur le mystère de la création qu’il ne parvient pas toujours à comprendre, Adamov, lui, s’affirme comme un théoricien du théâtre. Ce sont donc là deux poétiques différentes, l’une propre à son auteur, dictée par des convictions toutes personnelles, l’autre qui se veut beaucoup plus générale.

Notes

[1] Voir Annick Asso, « Les Âmes mortes ou la mise en scène de la folie par Adamov », dans Marie-Claude Hubert (dir.), Les Formes de la réécriture au théâtre, Publications de l’Université de Provence, 2006, « Textuelles théâtre », p. 223-232.

[2] Jacques Audiberti, Entretiens avec Georges Charbonnier, Gallimard, « Blanche », 1965, p. 52.

[3] Ibid., p. 8.

[4] Ibid., p. 9.

[5] Ibid.

[6] Ibid.

[7] Ibid., p. 54.

[8] Ibid., p. 52.

[9] Ibid., p. 10.

[10] Ibid., p. 10.

[11] Ibid., p. 52.

[12] Ibid., p. 12.

[13] Ibid., p. 55.

[14] Ibid., p. 61.

[15] Ibid., p. 71-72.

[16] Ibid., p. 154.

[17] Ibid., p. 159.

[18] Ibid., p. 104.

[19] Ibid., p. 107.

[20] Ibid.

[21] Ibid., p. 107-108.

[22] Ibid., p. 90-91.

[23] Ibid., p. 117.

[24] Ibid., p. 120-121.

[25] Ibid., p. 127.

[26] Ibid., p. 22.

[27] Ibid., p. 23.

[28] Ibid., p. 26

[29] Ibid., p. 27-28.

[30] Ibid., p. 28.

[31] Ibid., p. 87-88.

[32] Ibid., p. 88.

[33] Ibid., p. 93.

[34] Arts, n°728, 24-30 juin 1959.

[35] Entretiens avec Georges Charbonnier, op. cit., p. 97.

[36] Ibid.

[37] Ibid., p. 36-39.

Auteur

Marie-Claude Hubert est professeur émérite de Littérature française à Aix-Marseille Université. Spécialiste du théâtre français du XXe siècle, elle a publié de nombreux ouvrages sur le théâtre, notamment Langage et corps fantasmé dans le théâtre des années 50 : Beckett, Ionesco, Adamov, (José Corti, 1987), édité pour Gallimard Folio/Théâtre plusieurs pièces. Avec une équipe composée de chercheurs français et étrangers, elle a dirigé le Dictionnaire Beckett (Honoré Champion, 2011) et le Dictionnaire Jean Genet (Honoré Champion, 2014). Elle a récemment publié chez Honoré Champion Les Confessions d’un auteur dramatique de H-René Lenormand, dont elle prépare le  Théâtre choisi.

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Césaire au micro d’Édouard Maunick. Topographie d’une œuvre, diffraction d’une parole


En 1976, Césaire s’entretient avec Édouard Maunick sur France Culture. Plutôt que de suivre l’ordre chronologique de la biographie du poète, l’interviewer l’amène à proposer une géographie de son travail. Ce faisant, Césaire passe d’une vision réaliste de la Martinique à celle d’une île métaphorique. Dans une telle dynamique, ses mots tendent à une sorte de lyrisme, bien que très différent de ce que nous pouvons lire dans sa poésie. La nature de l’interview radiophonique crée des échos entre les mots de Césaire et ceux d’autres, et particulièrement ceux de son interviewer, le poète Édouard Maunick.

In 1976, Césaire gave a long radio interview to Édouard Maunick on the France Culture channel. Rather than following the poet’s biographical chronological order, the interviewer leads him to a geography of his work. In so doing Césaire goes from a realistic view of Martinique to a metaphoric island. In such a dynamic his words tend to a kind of lyricism, although very different from what we can read in his poetry. Radiophonic interview’s nature creates echoes between Césaire’s words and others’, and particularly those of his interviewer, the poet Édouard Maunick.


Texte intégral

En 1976, alors qu’Aimé Césaire accorde à Édouard Maunick une série d’entretiens pour France Culture, il est un poète reconnu dont presque toute l’œuvre est derrière lui, à l’exception du recueil Moi laminaire qui sera publié en 1984. Il est bien sûr la figure marquante du mouvement de la négritude, qui a connu sa pleine effervescence au milieu du xxe siècle, des années 1930 aux années 1960 ; il est d’ailleurs l’inventeur du terme. Le Mauricien Édouard Maunick est un homme de radio, qui a produit diverses émissions à la SORAFOM (Société de Radiodiffusion d’Outre-mer), puis à l’OCORA (Office de Coopération Radiophonique) et enfin à RFI (Radio-France Internationale), tout en travaillant ponctuellement pour France Culture ; mais il est aussi poète et se réclame de l’héritage des grandes figures de la poésie francophone que furent Senghor et Césaire. Les entretiens avec Césaire, diffusés entre le 26 et le 30 janvier 1976 en cinq émissions d’une vingtaine de minutes, doivent donc être entendus comme un dialogue entre deux poètes. La facture en paraît assez classique : Maunick pose à Césaire des questions sur divers sujets et l’ensemble est entrecoupé de lectures de passages de son œuvre. Il s’agit bien sûr de présenter aux auditeurs la figure du grand écrivain, qui a marqué son époque et la littérature du siècle, en le conduisant à raconter sa trajectoire et à faire émerger les traits saillants de sa démarche littéraire. Cependant le temps a dans ces entretiens moins d’importance que l’espace, la chronologie d’une vie moins que sa topographie. Et l’espace est certes géographique : c’est d’abord celui où l’homme Césaire a effectué sa trajectoire de vie ; espace coloré d’une relation au monde à la fois heureuse et malheureuse. Mais d’autre part surgit un espace imaginaire, construit par le langage : les entretiens ne visent pas seulement à situer Césaire dans ses espaces, ils tendent aussi à une « poétique de l’espace », une analyse de « la valeur humaine des espaces de possession, des espaces défendus contre des forces adverses [1] » ; plus encore, au-delà de cette herméneutique, ils modélisent des espaces neufs qui n’existent qu’à travers la parole diffusée sur les ondes. On analysera l’importance accordée par Maunick aux espaces où inscrire Césaire, sortant du modèle « vie et œuvre » fréquemment pratiqué dans le genre. Ce souci est tel que les entretiens finissent par inviter l’interviewé à inventer ses espaces, débouchant sur un acte de création langagière. Il s’agira alors d’étudier la forme que prend cette imagination dans les entretiens : l’art de la conversation opère sur le mode de la diffraction, confinant au lyrisme. On évaluera pour finir la place des entretiens dans la relation de camaraderie et d’héritage qui lie les deux poètes.

1. La topographie d’une vie : la fonction de l’espace dans les entretiens

Les spécialistes de l’entretien radiophonique littéraire inscrivent le genre à l’intersection de l’autobiographie et de la critique [2]. Cette double orientation apparaît bien dans les entretiens entre les deux poètes, mais avec un déplacement significatif de centre de gravité : l’espace, les espaces, réels et imaginaires, de la vie de Césaire, y ont plus d’importance que les événements.

Édouard Maunick ouvre le premier entretien sur le thème de l’île, en en faisant d’emblée la question essentielle : « Alors Aimé la première question qui me vient, c’est de te demander – parce qu’on est insulaires tous les deux –, c’est de te demander ce que tu penses de la dimension d’une île dans la vie d’un homme [3]. » La question n’en est pas vraiment une : elle apparaît plutôt comme une proposition générale, qui sera de fait le fil conducteur de l’échange. Et l’interviewé le constate dans sa réponse : « Ah ! je crois que tu as mis le doigt sur une chose très importante. Vraiment je ne m’y attendais pas du tout. Je ne m’attendais pas à cette question mais c’est très important » (E1 04:24-04:29). L’espace d’une vie, voilà  ce qui, bien plus que sa chronologie, structure la conduite de ces entretiens. De nombreuses questions renvoient Césaire aux espaces qui jalonnent son parcours et son œuvre. Il y a la question du lieu de naissance (E1 10:40), celle des maisons – maison natale (E1 13:07-13:11) ou « valeur de la maison » (E2, 13:56) –, conduisant le poète à concevoir une maison idéale, utopique. Il y a, dans un mouvement inverse, nomadisant, l’invitation au voyage imaginaire (E3 16:26-16:30), à une réflexion sur l’exil vers un ailleurs (E5 10:21-10:30). Et aussi des questions sur l’Afrique, à l’orée de l’entretien (E1 06:44-06:47), sur Basse-Pointe, le village natal du poète et sur sa vie étudiante à Paris dans le troisième épisode, sur l’Amérique à l’ouverture du quatrième épisode (E4 02:27-02:30), sur ses activités dans la capitale en 1976 (cinquième épisode). Toutes ces questions visent à situer Césaire, comme annoncé déjà vers la fin du premier entretien : « Je t’ai situé maintenant entre l’île et le continent » (E1 10:29-10:31). Mais celles-ci ont trait d’abord et avant tout à son identité insulaire.

Qu’est-ce que « la dimension d’une île dans la vie d’un homme » ? Césaire donne trois réponses. C’est d’abord, « tout bêtement », « ce phénomène géographique d’une terre entourée d’eau » (E1 04:41-04:44), comme sa Martinique natale. Et connaître l’espace natal d’un poète, son lieu de naissance, c’est une voie d’accès à son œuvre :

Je suis né à la Martinique. Très exactement dans un petit village qui s’appelle Basse-Pointe dans le nord de la Martinique. Un paysage assez étonnant, un peu breton, d’une très haute falaise en face de l’Atlantique déchaînée. C’est pas pour faire de l’explication de texte à la manière de Taine, mais je crois que ce n’est quand même pas sans signification. (E1 10:42-11:06)

Il s’agit ici d’écarter une certaine image des Antilles, le topos des « îles bienheureuses » (E1 11:21-11:22) : celle de Césaire est « bretonne », et sa poésie, suggère-t-il, s’en ressent. Maunick ne manque pas du reste d’en souligner la dimension « tellurique » souvent mise en évidence (E1 12:52) [4]. Car vivre sur une île, c’est aussi entrer dans un univers mental, dysphorique par un aspect, positif par un autre. L’île, c’est d’un côté « l’univers de la claustration » par excellence :

Nous sommes, j’ai trop souvent le sentiment quand on est là-bas depuis très longtemps qu’on macère dans des problèmes qui sont souvent quand même petits, mesquins, puisque hélas le destin nous a fait petit, n’est-ce pas, il y a un petit peu l’atmosphère du camp de concentration. Je l’ai éprouvé en tout cas très fortement. (E1 05:10-05:37).

Et c’est, d’un autre côté, l’espace par excellence de l’échange et de la relation :

Je ne me cite pas souvent, mais j’ai écrit – je ne sais plus où d’ailleurs –… il y a un vers de moi qui me revient ; je dis : « toute île appelle, toute île est veuve » et c’est vrai [5]. Il y a le sentiment, le besoin d’un dépassement. L’île appelle d’autres îles. L’île appelle l’archipel. (E1 05:38-06:00).

L’île en effet est prise dans une relation nécessaire avec d’autres îles, et avec le continent voisin – ou même lointain. C’est un invariant des représentations insulaires [6], qui se décline aussi chez Césaire : « tout naturellement chez moi l’île Martinique, l’île Antilles appelle au fond le continent, la mère Afrique » (E1 06:06-06:12).

Ce lien entre l’île et le continent s’éclaire dans le troisième épisode de l’entretien, alors que Césaire revient sur sa relation avec les surréalistes : son utilisation des techniques littéraires surréalistes vise chez lui, dit-il, à retrouver le « génie profond du moi africain » (E3 12:38-12:42) ; est « un moyen de rompre avec [la] logique européenne » (E3 13:16-13:19). Pas question ici de « l’Afrique des manuels de géographie ou bien de l’Afrique des traités politiques » (E1 10:17-10:22), mais d’une « Afrique sentimentale », d’une « Afrique cordiale » (E1 10:10-10:12). L’Afrique est devenue chez Césaire une sorte de concept dans la construction d’une poésie de la négritude, qui englobe l’identité insulaire dans un « moi africain » plus vaste, qu’une certaine modernité poétique française lui donne les moyens d’exprimer. C’est aussi ce que signifie la notion de négritude, dont il est brièvement question à la fin du cinquième entretien. Césaire remercie certes son interviewer de n’avoir pas l’avoir abordée plus tôt ni mise au centre de leurs entretiens (E5 19:32-19:36). Mais en même temps il en rappelle la portée politique : elle touche à l’avenir du monde. La poésie de la négritude est une nécessité politique : celle d’affirmer la solidarité des peuples de l’Afrique et de la diaspora dans le monde actuel. L’identité insulaire appelle au dépassement, vers le continent, vers le reste du monde.

Ainsi en insistant sur l’espace dans les questions qu’il pose à son interlocuteur, Maunick invite à considérer à la fois la vie de son interlocuteur et sa vision du monde. La singularité poétique de Césaire prend alors tout son sens dans son articulation à tout ce qui l’entoure : de même que l’île prend sens en lien avec le continent, l’originalité du poète ne peut se comprendre qu’en relation avec le monde dans lequel il vit.

2. L’île d’une géographie imaginaire

Pour autant, il ne faudrait pas voir dans les entretiens de 1976 la simple explication de Césaire à partir des lieux qui jalonnent son parcours et de sa vision du monde. Maunick le pousse plus loin par le recours à l’imagination. De même que, dans les poèmes de Césaire, l’île devient « île-texte », riche de tous les « parcours signifiants qui le traversent [7] », on pourrait parler ici d’une « île-parole ». À la suite de Jacques Isolery, on verrait dans cette expression une certaine manière pour un texte de faire référence à un espace insulaire en se présentant comme un espace clos qui renvoie cependant à d’autres réalités. Maunick dans ses questions conduit certes Césaire à parler de sa vie et de sa vision du monde, mais il le fait assez fréquemment en l’amenant à imaginer des situations et des lieux qui sont à la fois isolés, espaces de parole dont la seule existence réside dans ses entretiens, et qui se relient cependant à la personnalité de Césaire et à son œuvre.

L’île est donc à la fois ce qui est raconté et expliqué par les deux interlocuteurs, mais elle est aussi ce qui est construit par eux, comme un ensemble clos, mais nécessairement signifiant, c’est-à-dire renvoyant à autre chose. En ceci, le geste qui s’opère durant ces entretiens n’est pas uniquement de nature autobiographique, narratif voire anecdotique, ni uniquement herméneutique, il est aussi un geste de création : l’île est aussi une construction symbolique élaborée dans le langage.

C’est ainsi qu’on peut comprendre les questions d’Édouard Maunick sur la maison idéale que Césaire souhaiterait habiter. Gaston Bachelard a insisté sur l’importance primordiale de la maison dans l’imaginaire, qui relève à ses yeux du « cosmos » car elle permet de penser une intimité en lien avec le reste du monde[8]. Il s’agit alors dans les entretiens de construire par le langage un îlot en dehors de toute référentialité. Tout d’abord, Maunick met en scène une situation où l’on demande à Césaire ce que serait sa maison idéale – il construit un interlocuteur fictif qui s’adresse alors au poète en le vouvoyant (E2 14:02-14:29). En réponse, l’île se dédouble en quelque sorte car la maison idéale de Césaire est, à ses dires, loin des « demeures parisiennes » qu’il a toujours transformées (E2 14:59-15:00), un espace martiniquais construit comme un îlot sur l’île :

Eh bien qu’est-ce que je ferais ? Eh bien, tout bêtement je vivrais à la Martinique. Je choisirais autant que possible un morne. Un bon morne de chez nous – ce qui signifie une colline – et j’espère dans un grand jardin, avec une terre bien déclive. Et j’aurai une bonne maison, avec une bonne véranda. Je ne dis pas que je n’oublierais pas ma bibliothèque et certainement je vivrais avec les miens, quels qu’ils soient, que ce soit mes parents, que ce soit mes enfants, que ce soit simplement des gens qui passent et qui s’arrêtent chez moi, des gens que je ne connais pas et qui s’arrêtent et qui viendraient converser avec moi. (E2 15:05-15:35)

Le lieu construit par l’imaginaire est clos, isolé, sur un relief, la maison est bordée par le jardin. Il tend à l’idylle voire à l’utopie, comme en témoignent les adjectifs mélioratifs sur lesquels la voix du poète insiste durant l’entretien. Mais en même temps, il est ouvert. Certes Césaire le situe à l’intérieur des terres, sur le relief. On peut ici évoquer le Cahier d’un retour au pays natal où le morne est l’un des premiers espaces à être mentionné, en opposition avec la ville (située sur la côte). « Le morne oublié, oublieux de sauter [9] » est espace de l’enfermement mais aussi espace de fermentation de la révolte, de cette explosion envisagée par le poète – on peut notamment rappeler qu’aux Antilles des communautés d’esclaves marrons qui fuyaient les plantations se constituaient sur les mornes. Surtout l’espace de la maison est ouvert car, comme Césaire y revient plus tard dans l’entretien, les deux lieux de la maison qu’il mentionne et qui sont importants pour lui sont la véranda, « le lieu essentiel » selon lui (E2 19:24), et la bibliothèque. La maison telle qu’elle se construit au fil de l’entretien est un espace ouvert sur l’extérieur, sur la nature, mais aussi un espace de langage. Césaire justifie le caractère indispensable de la bibliothèque. « Si toute île appelle, l’île ne se suffit jamais à elle-même » (E2 19:38-19:41), annonce-t-il. « On est de son milieu, mais on est aussi du milieu que l’on a fait » (E2 19:48-19:54), précise-t-il : la maison-île construite par Césaire dans l’entretien fait figure de microcosme bienheureux, mais cette construction imaginaire ne peut prendre sens qu’en tant que construction langagière, c’est-à-dire qu’elle est comprise dans sa relation avec une bibliothèque, avec une histoire poétique et littéraire qui ne renvoie pas qu’à la Martinique mais plus largement, à travers les livres, à la poésie de Rimbaud et Baudelaire (E2 20:04-20:06).

On retrouve donc, avec des connotations totalement différentes dans cette idylle radiophonique, les deux dimensions que Césaire prêtait dans la première émission à l’espace réel de la Martinique : la clôture, certes rendue heureuse ici, et l’ouverture au monde, la relation à d’autres espaces. La création d’un espace imaginaire de parole entre ainsi en écho avec le parcours au sein des espaces réels de la vie de Césaire.

3. De l’art de la conversation à la diffraction de la parole

D’après Jacques Isolery, si « l’île-texte » correspond à un certain type d’imaginaire, centré sur un espace clos, elle implique une forme particulière qu’il nomme « texte-île ». Celle-ci doit selon lui se penser en termes de brièveté et de fragmentation :

Le temps de lecture du bref met en abyme les discontinuités du monde en insistant sur l’aspect synchronique, poétique sinon chaotique, de l’existence aux dépens des liaisons et des causalités diachroniques. Contrairement au voyage en haute mer ou en vaste terre du romanesque, le bref sollicite un cabotage d’île en île, de signification en signification [10].

En d’autres termes, « l’île-texte » trouve sa forme dans la fragmentation au sein d’un « texte-île » qui constitue son objet par touches, de manière fragmentaire, en les approchant par à-coups plutôt que dans une démarche de synthèse. D’une certaine manière, cette forme correspond à l’entretien dans la mesure où celui-ci trouve souvent sa forme dans la conversation. En introduction d’un volume collectif sur « L’interview d’écrivain », Martine Lavaud et Marie-Ève Thérenty rappellent l’importance du « modèle conversationnel » dans la constitution de ce genre journalistique au xixe siècle : « la discontinuité du dialogue » est souvent mise en avant ; mais elle n’est bien souvent que l’artifice d’une « genre très codifié [11] » d’où émerge une forte unité. L’entretien radiophonique rend cette tension plus vive encore : Jean Amrouche faisait de l’improvisation une règle cardinale du genre dans « Le roi Midas et son barbier », en la situant cependant « non pas sur le plan de la forme mais sur le plan de la matière qui sera agitée par la suite [12] ». En effet selon lui la radio implique un travail formel qui limite l’improvisation à « l’illusion du naturel [13] ». Le discontinu n’est que la forme donnée à un ensemble cohérent de propos. On pourrait l’illustrer dans la répartition des rôles que Michèle Touret met à jour à propos des entretiens de Michel Manoll avec Blaise Cendrars : l’interviewé « glisse d’un sujet à l’autre, passe d’un bord à l’autre, comme il dit que font les baleines, et Manoll, lui, va droit comme un transatlantique [14] ». L’entretien radiophonique semble bien répondre à la définition du « texte-île » : il se présente dans la continuité d’un parcours constitué de jalons qui, dans le rappel de la forme de la conversation, dissémine le propos.

Comment cette tension s’illustre-t-elle dans les entretiens de Césaire avec Maunick ? Certes l’interviewer joue de la temporalité propre à la création radiophonique, cette « réalité temporelle un peu accélérée [15] » dont parle Amrouche : le montage fait passer l’auditeur d’un propos à l’autre, tous relativement détachés les uns des autres car à chaque fois centrés sur un mot clef (un thème, un concept), en alternant entre les questions, les réponses et des lectures de poèmes. En retour Césaire ne cherche pas la formule définitive : il demeure dans le domaine de l’impression, dans la spontanéité d’une communication orale, se gardant en général de formules sentencieuses.

On en a un bon exemple dans la cinquième émission, qui aborde le rapport de Césaire à la mort. Le thème est neuf dans la série. Mais, plutôt que de monologuer dessus, Césaire laisse Maunick intervenir d’abondance pour le relancer et le faire aller au bout du sujet. Ces relances créent un sentiment de continuité, sans non plus figer sa pensée dans des propos définitifs, comme le permettrait le travail de l’écriture, mais en leur laissant une forme de fluidité propre au jeu de l’échange et qui n’engage pas au même degré : « Encore une fois ce n’est pas de l’ordre de la philosophie. Je ne voudrais pas du tout que l’on durcisse ça en termes de raison. Je n’écrirai jamais ça par exemple. » (E5 05:25-05:32). Si l’écriture fixe, la parole est mobile, comme l’insulaire, tout en étant sédentaire, « se plaît dans une mobilité qui souligne sa nature incertaine mais ouverte à l’aventure existentielle [16] ».

Dans leur dialogue, Césaire et Maunick jouent alors de la forme de la conversation pour l’orienter vers une forme de lyrisme. Cela permet de multiplier la parole par un travail de diffraction, sans pour autant tomber dans un registre purement fragmentaire, en maintenant une unité au dialogue. Ainsi, à deux reprises dans ce passage sur la mort, l’interviewé opère une distinction, d’abord entre la mort des autres et la sienne propre, ensuite entre son moi rationnel et son moi profond. On retrouve alors ce que Michel Collot nomme « l’émotion lyrique », qui se définit comme « ce transport et ce déport qui porte le sujet à la rencontre de ce qui le déborde du dedans comme du dehors [17] » : le sujet lyrique se diffracte en effet en une pluralité de voix. La tension entre fragmentation du discours et unité du propos, caractéristique de l’art conversationnel de l’entretien radiophonique, est alors informée par cette dimension lyrique.

D’une part, face à la mort, Césaire fait résonner sa parole en écho à celle d’autres. À celle d’Édouard Maunick d’abord bien sûr. Mais aussi à celle de Birago Diop, le poète sénégalais qu’il cite alors qu’il est question de la mort des proches. En effet, l’un des poèmes les plus célèbres de Birago Diop, « Souffles [18] », rappelle le culte des ancêtres qui permet dans certaines sociétés subsahariennes de maintenir la présence des disparus, d’estomper la frontière entre vie et mort. Le vers « Les Morts ne sont pas morts » scande ce poème ; Édouard Maunick et Aimé Césaire en reprennent les termes en répétant l’un après l’autre : « Ils ne sont pas morts » (E5 04:37-04:38). En rappelant ce poème, Césaire met sa voix en écho, alors qu’il est question de deuils très intimes, celui de ses parents et de sa femme Suzanne, avec les vers d’un poète. La voix des deux interlocuteurs réels de l’échange rencontre celle d’autres qu’ils évoquent : la parole est à la fois diversifiée par ce phénomène qui fait parcourir l’entretien par des fragments d’autres propos et unifiée par l’unité des voix qui les mentionnent et par l’unité thématique du propos.

D’autre part, Césaire établit une seconde distinction à propos de la mort :

Je parle de choses qui me sont finalement assez personnelles. Et là encore je fais toujours la distinction. Ce que la raison de Aimé Césaire formé à une certaine école peut admettre et ce que le vieux nègre fondamental qui est en moi peut sentir (E5 05:39-05:49).

Ici Césaire construit une autre voix, qui est celle d’un double poétique, une autre instance, fictive, qui prend la parole un bref instant à sa place au micro : « le vieux nègre fondamental », rétif à la pensée par concepts et ancré dans une pensée par sentiments ou par sensations. Or c’est cette autre voix qui s’exprime sur la mort dans le dialogue, qui devient alors pour un court moment une chambre d’échos lyrique.

Plutôt que sur le mode de la fragmentation, il faut sans doute comprendre la logique de ces entretiens comme un processus de diffraction. Interviewé et interviewer vont dans le même sens. Si l’entretien est construit comme la succession de paroles éparses, ce qui permet de donner « l’illusion du naturel » dont parlait Amrouche, Maunick et Césaire semblent surtout chercher à créer des liens entre les différents propos abordés mais aussi à mettre en relation leurs voix, à les accorder entre elles aussi bien qu’à des voix extérieures. L’île comme réalité fragmentaire ne prend sens une fois encore que dans les résonances qu’elle peut avoir avec d’autres terres. L’auditeur est amené à accompagner Césaire non seulement de thème en thème, mais aussi de voix en voix, de figure en figure, dans la construction d’un archipel adapté à la forme orale de l’entretien radiophonique. Le propos ne se confond pas avec la poésie de Césaire, puisqu’il prévient qu’il n’écrirait pas les paroles qu’il prononce, mais Édouard Maunick l’entraîne dans un autre travail de création, orale et propre au médium de la radio, que l’on désignerait à la suite d’Aude Leblond comme « le défi d’une création littéraire immédiate [19]. »

4. Un archipel poétique à deux voix

Cet autre travail de création appartient aussi bien à l’interviewé Césaire qu’à l’interviewer Maunick. Les interlocuteurs échappent d’ailleurs en partie aux rôles qu’instaure le genre de l’entretien radiophonique : l’interview, écrit Patrick Charaudeau, reposerait sur un « jeu de questionnement » où l’interviewer a d’abord pour objectif de conduire son interlocuteur à une « révélation [20] ». Dans l’entretien radiophonique d’écrivain, plus précisément, Pierre-Marie Héron détaille deux rôles revenant à l’interviewer : celui, d’une part, de l’expert, « amateur de l’écrivain interrogé et bon connaisseur de son œuvre » ; d’autre part celui de « représentant de différents cercles du public, notamment d’un public qui connaît peu ou vaguement l’écrivain [21] ».

Dans cette relation, Maunick se construit comme un double de Césaire, allant au-delà de la posture du simple amateur éclairé. D’une part, il se fait le lecteur des nombreux et longs passages de sa poésie qui scandent l’ensemble des entretiens. D’autre part, il pose des questions qui visent moins à faire jaillir une vérité cachée du poète qu’à le mettre en scène dans des situations qui permettent d’éclairer et de prolonger son œuvre. Par exemple, dans la quatrième émission, il annonce : « Pour toi, il y a quand même, je crois – et c’est important – l’espoir de recommencer quelque chose de neuf » (E4 14:15-14:22). Ces propos trouvent immédiatement l’assentiment de Césaire qui opine d’un « Voilà » avant que Maunick ne termine sa phrase. L’interviewer témoigne ainsi plus que d’une connaissance de l’œuvre mais d’une affinité de pensée avec son interlocuteur. Tout cela pourrait laisser envisager la figure du double comme celle du disciple et de voir en ces entretiens « un récital déguisé [22] » pour reprendre l’expression de Jean Touzot à propos des entretiens de Jean Cocteau avec André Fraigneau. Pourtant le ton qu’emploie Maunick est bien plus celui de la camaraderie alors qu’il ouvre la première émission, passée la lecture d’un premier extrait, en convenant avec son interlocuteur du tutoiement dans leurs échanges (E1 02:57-03:17). Dans ce rappel de l’esthétique de la conversation, si fréquente dans les entretiens d’écrivains, où le contact s’établit entre pairs [23], s’esquisse aussi un passage de relais entre deux poètes.

Maunick assume bien par ailleurs un rôle de représentant, mais moins d’un groupe d’auditeurs à vrai dire, que d’un groupe auquel il appartient avec Césaire. Groupe mal défini : le « nous » qu’emploie l’interviewer renvoie parfois aux « gens des îles » (E2 19:17) ou au « peuple négro-africain » (E5 16:23) ; il entre aussi en écho avec celui qu’emploie l’interviewé lorsqu’il annonce le projet d’un « homme fraternel dont nous, nous rêvons » (E5 12:50-12:51). Ici le « nous » renvoie aussi bien aux peuples non-européens qu’à une dimension plus large, humaniste ; mais les « rêveurs » évoqués peuvent aussi désigner une communauté de poètes. En tous cas, le « nous » de ces entretiens ne permet pas à l’ensemble des auditeurs de France Culture de s’identifier aux deux interlocuteurs. Il ne relaie pas non plus un mouvement comme l’a été la négritude. Il dessine plutôt, de nouveau, une relation de complicité entre deux poètes. Car Césaire est pour Maunick un frère en « parole insulaire », leur « complicité » vient « du fait qu’il est un insulaire », comme il le redit en 1991 dans une série À voix nue qui lui est consacrée sur France Culture [24]. On pourrait reprendre ici les observations de Hatem El Hicheri à propos des entretiens de Jean Amrouche avec André Gide : « La finesse de ses analyses […], la création verbale dont il fait preuve au micro alimentent une œuvre co-écrite avec un écrivain et déclinée à deux voix [25]. » La conversation est construite dans l’espace de l’entretien radiophonique de sorte à tendre à une création verbale, à laquelle contribuent Césaire aussi bien que Maunick.

Les entretiens de 1976 entrent aussi dans cet ensemble d’îles, cet archipel de poésie que composent les œuvres des deux poètes, reliées par des hommages réciproques qui prennent différents formes et, au fond, ne cessent de se répondre. Citons-en trois, en amont et en aval des entretiens. En 1964, Maunick dédie la dernière section de son deuxième recueil, Les Manèges de la mer, à l’auteur du Cahier d’un retour au pays natal [26]. En 1990, il fait paraître un recueil intitulé Toi laminaire (Italiques pour Aimé Césaire) dont les poèmes contiennent, en italiques comme le suggère le titre, certaines formules et expressions de l’œuvre de Césaire – jusque dans le titre qui reprend celui du dernier recueil publié par le poète [27]. Toi laminaire, comme toute la poésie de Maunick [28], fait de l’île une figure cardinale, espace de réunion et d’unité, « archipel-ultime-continent [29] ». De son côté, Aimé Césaire a écrit un poème « pour saluer Édouard Maunick » qui s’intitule « Paroles d’îles [30] », demeuré inédit jusqu’à son édition en volume par Daniel Maximin et Gilles Carpentier en 1994. Ce poème s’ouvre sur l’expression de la volonté d’un « nous », qui n’est pas sans rappeler la conception « volontariste » de l’Histoire que Césaire exprime dans les entretiens de 1976 (E5 09:09). Puis l’énonciation change et le poète s’adresse à un « tu », inversant en quelque sorte ce qui était le cadre de l’entretien radiophonique puisqu’il en appelle à un interlocuteur qui « compren[d] ce que disent les îles ». Enfin, en une péroraison, le poème fait l’éloge de la « parole » qui débouche sur ce qu’il nomme les « moissons vivantes de l’espoir ». L’île est un espace de parole, donc d’échange, comme dans le poème d’Édouard Maunick.

Tout se passe comme si la fusion des deux voix en un archipel poétique venait faire des espaces insulaires un continent plus solide encore, du fait de sa possible diversité.

L’homme de radio mauricien réalise donc en 1976 bien plus qu’un simple portrait du poète phare de la négritude. En s’éloignant de la chronologie ou du simple parcours vie-œuvre pour privilégier une topographie existentielle, il transforme les émissions de radio en un espace de création. Bien sûr, celle-ci ne duplique en rien la production poétique publiée par les deux auteurs, mais elle s’adapte à la spontanéité construite par les conditions de l’entretien radiophonique. Maunick invite son interlocuteur à créer des espaces imaginaires et tous deux déportent leur discours de la conversation vers le lyrisme. Dans ce dialogue s’esquisse l’espace d’une parole commune : le « nous » est employé pour prendre une extension élargie jusqu’au-delà d’une communauté insulaire parfois, mais à d’autres moments il semble renvoyer de manière sous-jacente à la complicité qui unit les poètes. Édouard Maunick s’inscrit alors dans le sillage d’Aimé Césaire : ces entretiens participent du processus par le biais duquel le poète mauricien reprend l’héritage de Césaire qu’il actualise ailleurs dans sa poésie.

Notes

[1] Gaston Bachelard, La Poétique de l’espace (1957), Paris, Puf, « Quadrige », 2012, p. 17.

[2] Voir Philippe Lejeune, Je est un autre, Paris, Seuil, 1980, p. 120 ; Pierre-Marie Héron (dir.), Les Écrivains à la radio : les Entretiens de Jean Amrouche, Montpellier, Centre d’Étude du xxe siècle / Université Paul-Valéry Montpellier 3, 2000, p. 9.

[3] Édouard Maunick, « Entretiens avec Aimé Césaire », Entretien n°1, France Culture, 26 janvier 1976, 04:15-04:22. Dans la suite de l’article, on se référera à cette série d’émissions en mentionnant dans le corps du texte le numéro de l’entretien et le minutage. Les émissions suivantes ont été diffusées sur France Culture du 27 au 30 janvier 1976, à raison d’une émission par jour.

[4] Voir par exemple Lylian Kesteloot, Césaire et Senghor. Un pont sur l’Atlantique, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 27-29 ; Daniel Maximin, Aimé Césaire, frère volcan, Paris, Seuil, 2013, p. 25-26.

[5] Il s’agit en fait de deux vers, « toute île appelle / toute île est veuve », tirés du poème « Dit d’errance », de la section « Corps perdu », au sein du recueil Cadastre (Aimé Césaire, La Poésie, Daniel Maximin et Gilles Carpentier (éd.), Paris, Seuil, 2006, p. 238).

[6] Diana Cooper-Richet et Carlota Vincens-Pujol, « Introduction », dans Diana Cooper-Richet et Carlota Vincens-Pujol (dir.), De l’île réelle à l’île fantasmée. Voyages, littérature(s) et insularité (XVIIe-XXe siècles), Paris, Nouveau Monde, 2012, p. 9.

[7] Jacques Isolery, « États du texte-île : l’archipel du bref », dans Jacques Isolery (dir.), Texte-île Île-texte, Paris, Petra, « Fert’îles », 2015, p. 25.

[8] Gaston Bachelard, op. cit., p. 24.

[9] Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal (1939-1956), dans La Poésie, op. cit., p. 11.

[10] Jacques Isolery, « Préface. États du texte-île : l’archipel du bref », art. cit., p. 31.

[11] Martine Lavaud, Marie-Ève Thérenty, « Avant-propos », Lieux littéraires / La Revue, n°9-10, 2004 : « L’interview d’écrivain », p. 13-15.

[12] Jean Amrouche, « Le roi Midas et son barbier, ou L’écrivain et son interlocuteur devant le micro », dans Pierre-Marie Héron (dir.), Les Écrivains à la radio : les Entretiens de Jean Amrouche, op. cit., p. 15.

[13] Ibid., p. 17.

[14] Michèle Touret, « “Mais non, mon cher Michel Manoll…” De l’art de conduire un entretien radiophonique quand on est Blaise Cendrars », dans Pierre-Marie Héron (dir.), Écrivains au micro. Les entretiens-feuilletons à la radio française dans les années cinquante, Presses Universitaires de Rennes, « Interférences », 2010, p. 66.

[15] Jean Amrouche, « Le roi Midas et son barbier », art. cit., p. 17.

[16] Bertrand Westphal, « Géocritique et insularité », dans Jacques Isolery (dir.), Fert’îles. Temps et espaces insulaires en littérature, Biguglia, Stamperia Sammarcelli – Università di Corsica, 2013, p. 25.

[17] Michel Collot, « Le sujet lyrique hors de soi », dans Dominique Rabaté, Figures du sujet lyrique, Paris, Puf, « Perspectives littéraires », 1996, p. 114.

[18] Birago Diop, Leurres et lueurs [1960], Paris, Présence Africaine, 2002, p. 64-66.

[19] Aude Leblond, « Mémoires réels et imaginaires. Un discours en construction », dans Pierre-Marie Héron, Écrivains au micro, op. cit., p. 120.

[20] Patrick Charaudeau, « Description d’un genre : l’interview », dans Patrick Charaudeau (dir.), Aspects du discours radiophonique, Paris, Didier Érudition, 1984, p. 112.

[21] Pierre-Marie Héron, « Introduction. Repères sur le genre de l’entretien-feuilleton à la radio », dans Pierre-Marie Héron (dir.), Écrivains au micro, op. cit., p. 13.

[22] Jean Touzot, « Cocteau devant Fraigneau, entretien ou récital ? », ibid., p. 90.

[23] Marc Fumaroli décrit la conversation comme « “art de parler” entre pairs, dans le loisir », Trois institutions littéraires, Paris, Gallimard, « Folio Histoire », 1994, p. 126.

[24] Césaire […] n’arrête pas de magnifier la parole insulaire, de me donner la preuve que, de ces petits bouts de rocs dans la mer, il peut naître le commencement de la convivialité, le commencement du dialogue avec l’autre » (Christine Goémé, À voix nue : Édouard Maunick, France Culture, entretien 1, 18 novembre 1991, 12:45-12:53 et 08:07-08:08). L’insularité se décline aussi aux yeux de Maunick, comme on le voit, en un archipel (les « petits bouts de rocs dans la mer »), et nourrit son idée du dialogue.

[25] Hatem El Hicheri, « Jean Amrouche : de l’entretien radiophonique comme genre littéraire », dans Pierre-Marie Héron (dir.), Les Écrivains hommes de radio (1940-1970), Montpellier, Centre d’Étude du xxe siècle / Université Paul-Valéry Montpellier 3, 2001, p. 105-106.

[26] « Sept versants sept syllabes », dans Édouard Maunick, Poèmes 1964-1966-1970, Paris, Présence Africaine, 2001, p. 83-98.

[27] Moi, laminaire, dans Aimé Césaire, La Poésie, op. cit., p. 381-472.

[28] V. Jean-Louis Joubert, Édouard J. Maunick poète métis insulaire, Paris, Présence Africaine, 2009, p. 55-61.

[29] Édouard Maunick, Toi laminaire, op. cit., p. 13.

[30] Aimé Césaire, La Poésie, op. cit., p. 508-509.

Auteur

Florian Alix est Maître de Conférences à l’Université Paris-Sorbonne. Il est l’auteur d’une thèse portant sur l’essai postcolonial. Il a également fait paraître plusieurs articles sur les littératures francophones et postcoloniales (Edouard Glissant, Aimé Césaire, Valentin Yves Mudimbe, Abdelkebir Khatibi, Driss Chraïbi…) Membre du collectif Write Back, il a à ce titre co-dirigé l’ouvrage Postcolonial Studies : modes d’emploi paru en 2013 aux Presses universitaires de Lyon.

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« Un assez satisfaisant brouillon ». Entretiens avec Jean Tortel, France Culture 1976


Enregistrés en deux séances au mois d’août 1976 dans la propriété avignonnaise de Jean Tortel, les entretiens de ce dernier avec Joseph Guglielmi assisté de Liliane Giraudon, forment, après montage, une série de dix émissions, de 25 minutes chacune, diffusées quotidiennement sur France Culture à partir de minuit, du 25 octobre au 5 novembre 1976. Alternance d’échanges et de lectures, qui devait selon Guglielmi, son producteur, permettre de « revenir sur pas mal de choses autour de la “poésie” » et, plus précisément, de la « poésie ou poétique » de Tortel lui-même, la série est ici examinée dans son décousu (que résume la formule tortellienne « assez satisfaisant brouillon de ce qui aurait pu être dit ») et dans ses partis pris sous-jacents qui en font un art poétique (indirect) voire un manifeste (oblique).

Recorded in two sessions in August 1976 in Jean Tortel’s Avignon property, his interviews with Joseph Guglielmi assisted by Liliane Giraudon, form after editing a series of ten programmes of 25 minutes each, broadcast daily on France Culture at twelve o’clock midnight, from 25 October to 5 November 1976. Alternating exchanges and readings that should – according to its producer – allow to “revenir sur pas mal de choses autour de la ‘poésie’”, and more specifically on Tortel’s “poésie ou poétique”. The series is examined in its desultory aspect, as an “assez satisfaisant brouillon de ce qui aurait pu être dit” as Tortel himself puts it, as well as in its implicit bias that indirectly turns it into poetic art or even into an oblique manifesto.


Texte intégral

L’histoire commence en juin 1976, quand Jean Tortel consigne dans son journal à la date du jeudi 3 de ce mois : « Lettre de Jo ; confirme : sera à Saint Rémy pour la journée Orange Export que L. organise. Il doit également (à la demande de Veinstein) me faire cinq entretiens pendant le festival [1] ». Tout commence donc par une lettre [2] unissant en un réseau littéraire et amical Jean Tortel (le destinataire), Joseph Guglielmi (Jo, l’épistolier), Liliane Giraudon (L.), Emmanuel Hocquard et Raquel Levy (les fondateurs de la petite maison d’édition Orange Export Ltd.) et Alain Veinstein – qui n’est pas encore le producteur et l’animateur des Nuits magnétiques mais qui a déjà quitté la télévision pour la radio où, intégré à l’équipe d’Yves Jaigu, il contribue depuis 1975 à élaborer une nouvelle grille de programmes [3]. S’y amorce surtout un projet : enregistrer pour France Culture cinq entretiens, cinq émissions de 25 minutes chacune, qui, selon Guglielmi, « permettrai[en]t de revenir sur pas mal de choses autour de la “poésie” » et, plus précisément, de la « poésie ou poétique » de Tortel lui-même sans demander un gros travail de préparation, puisque, de l’avis de l’épistolier, « il suffit de trouver quelques bonnes questions, mais on se connaît bien… ce sera facile ».

Une nouvelle lettre, du 20 juillet 1976, propose comme base de réflexion un schéma en cinq temps que Tortel est laissé libre de modifier :

1° les premières années d’écriture

Les Cahiers du Sud

3° l’essayiste

4° après Les Villes ouvertes

5° actualité de Jean Tortel

Soit un schéma grossièrement chronologique discrètement perturbé toutefois par le désir de traiter à part la production critique de Tortel qui conduit à introduire une rubrique sur « l’essayiste » de nature plutôt thématique ou générique puisque les essais de Tortel sont difficilement assignables à une période (ni années Cahiers du Sud ni période pré ou post Villes ouvertes).

Comme prévu, l’enregistrement, qualifié par Tortel de « mi-improvisé, mi-calculé [4] », se fait dans l’été aux Jardins, cette propriété sise dans la banlieue d’Avignon, 55 chemin des Jardins-neufs, où se sont si souvent retrouvés les amis de l’écrivain. Deux séances en tout, conduites par Joseph Guglielmi assisté de Liliane Giraudon. La première, que Tortel évalue à « trois heures ou plus », a lieu le mardi 3 août lors d’une réunion « joyeuse [5] ». La seconde, résumée en quelques mots, « Cahiers du Sud, textes lus, Scève, etc. [6] », se tient le jeudi 5 du même mois. Il en résulte après montage une série de dix émissions (au lieu des cinq initialement prévues), d’environ 25 minutes chacune, diffusées quotidiennement à minuit, du lundi 25 octobre au vendredi 5 novembre de cette année 1976, avec une interruption le week-end.

Quand Alain Veinstein lui propose de réaliser une série d’entretiens avec Jean Tortel, Joseph Guglielmi est depuis plus de dix ans un ami du poète. Écrivain, il a publié cinq livres de poèmes, plaquettes comme Ville ouverte en 1958 et Pour commencer en 1975, ou recueils plus amples tel Aube, paru en 1968 aux éditions du Seuil, dans la collection « Écrire » que dirigeait Jean Cayrol. Homme de revue, il a contribué, de 1962 à 1966, aux Cahiers du Sud de Jean Ballard où il a côtoyé Tortel, puis s’est lancé dans l’aventure de Manteia, qu’il a cofondée en 1967 avec d’autres anciens collaborateurs des Cahiers, Gérard Arseguel, Jean Todrani, Jean-Jacques Viton, avant de se séparer du groupe en 1969. Dans les années soixante-dix, il contribue à nouveau à Action poétique la revue qu’avaient créée à Marseille en 1950 Jean Malrieu et Gérald Neveu, et qui, devenue parisienne, est depuis 1958 dirigée par Henri Deluy. Il intervient dans les pages de Change. Il est proche d’Emmanuel Hocquard et de Raquel, proche du groupe amical qui s’est formé dans l’atelier de Malakoff où se retrouvent notamment Pascal Quignard et Alain Veinstein. En tant qu’interviewer, il n’est pas tout à fait novice puisqu’il a, en janvier 1975, réalisé pour France Culture un entretien avec Edmond Jabès et, en mai 1976, il s’est, pour France Culture encore, entretenu avec Jacques Roubaud [7].

S’il est le producteur de la série et le principal interlocuteur du poète invité, Guglielmi n’est toutefois pas le seul. Le dialogue se trouve en effet enrichi par la présence active de Liliane Giraudon, qui elle aussi, parfois, commente et questionne. Elle n’est pas encore à cette époque de sa vie l’écrivain qu’elle est devenue par la suite, même si elle est déjà engagée dans un processus, encore tâtonnant, d’écriture [8]. Elle a soutenu, en mars 1976, à l’université d’Aix-en-Provence, une thèse de troisième cycle : « Espaces et déplacements corporels dans l’écriture de Jean Tortel », dont la deuxième partie est formée par la transcription dactylographique de cinq entretiens enregistrés aux Jardins à partir de mars 1972 et revus conjointement par l’écrivain et son exégète.

Aucun des deux interviewers n’est donc statutairement un journaliste, aucun n’a pour « occupation principale, régulière et rétribuée l’exercice de [cette] profession [9] », même si structuralement ils occupent la position dévolue au journaliste dans le genre de l’entretien. Aucun d’eux ne bénéficie de quelque avantage sur un écrivain que le micro impressionnerait. Tortel est interrogé chez lui, aux Jardins, et n’a pas de raison d’être intimidé par l’aspect technique de l’enregistrement, car il a déjà une longue expérience de la radio. Dans les années soixante en effet, il est intervenu de façon régulière dans le cadre d’émissions sur la poésie [10] ; en 1972 il a participé à l’évocation radiophonique de « L’aventure des Cahiers du Sud » et, en 1975, il a été l’un des premiers invités de l’émission de Claude Royet-Journoud, Poésie ininterrompue. De toute façon, aucun des deux interviewers n’entretient avec lui un rapport de force ou de rivalité. La relation est plutôt amicale et complice, teintée s’agissant de Liliane Giraudon d’une nuance discipulaire puisque depuis quelques années la jeune femme soumet à Tortel ses essais d’écriture et qu’à en croire son journal, le poète des Jardins se montre désireux de lui apprendre à écrire. S’il y a un rapport de force, voire un antagonisme, ce n’est sans doute pas entre les interlocuteurs qu’il faut le chercher mais entre leur trio et d’autres acteurs du champ poétique – poètes, critiques, éditeurs – face auxquels il s’agit d’affirmer une certaine conception de la poésie et du poème, dont l’œuvre de Tortel offre un exemple voire un emblème.

En 1976, Jean Tortel a soixante-douze ans. Il a derrière lui une douzaine de recueils poétiques, deux romans déjà anciens Le Mur du ciel (1947) et La Mort de Laurent (1948) et un travail critique non négligeable qu’il a mené pour une grande partie dans des revues [11] mais qui s’est aussi cristallisé en essais [12]. S’agit-il pour autant d’un auteur consacré ? C’est fort douteux. Certes, il n’est pas dépourvu de toute notoriété : depuis 1965, quatre livres de poèmes de lui ont paru dans la collection blanche des éditions Gallimard, qui reste à cette date un espace éditorial légitimant. Sans leur accorder beaucoup de place, la presse écrite ne les a pas ignorés ; mais il faut bien reconnaître que la plupart des recensions sont l’œuvre d’amis, eux-mêmes poètes ou écrivains, comme Gérard Arseguel, Philippe Jaccottet et son neveu Florian Rodari, Raymond Jean ou Guglielmi lui-même [13]. Peu de critiques étrangers au cercle relationnel ou amical prêtent attention à ce travail sinon Alain Bosquet qui assassine en quelques lignes Limites du regard dans La NRF [14] et consacre à Tortel (in absentia, cela va de soi) l’une de ses émissions radiophoniques sur France Culture [15]. De même si la télévision a offert à l’écrivain l’occasion de quelques apparitions, qu’il ait été convié à témoigner, par exemple sur le poète Alexandre Toursky, ou ait lui-même été le sujet de l’émission – c’est le cas en 1973 quand Jean-Pierre Prévost lui consacre un court métrage [16] –, on ne saurait considérer que ces quelques images diffusées à une heure tardive aient fait de lui une vedette. La « manière de silence autour de [lui] [17] » que Tortel constatait en mars 1972 dans le Cahier d’alors n’équivaut pas, tant s’en faut, à un silence absolu. Mais le retentissement médiatique de l’œuvre reste de faible portée. Et les deux derniers manuscrits que l’écrivain a soumis à son éditeur, une prose de genre indécidable, Le Discours des yeux, et un recueil poétique, Tracés composés, lui ont été refusés (respectivement en 1974 et en 1975) ; ils demeurent à cette date dans ses tiroirs.

Les liens qu’il noue alors avec d’autres écrivains, ses cadets, le déportent plutôt à la marge du champ littéraire. C’est ainsi qu’en 1976, il a, par l’intermédiaire de Joseph Guglielmi, confié à Emmanuel Hocquard et Raquel Levy un bref ensemble intitulé Spirale interne qui paraîtra à la fin de 1976 dans la collection « Chutes » des éditions Orange Export Ltd. avec des dessins de Thérèse Bonnelalbay, la femme de Guglielmi. Bref, Tortel est en 1976 un poète « estimé » – c’est le qualificatif qu’il emploie lui-même dans son Cahier – mais dans un cercle restreint, que la publication en 1975 d’un fronton de la revue Sud à lui consacré n’a sans doute pas élargi de façon significative. Il n’a rien du « grand écrivain » auquel il est de tradition journalistique de faire visite pour recueillir ses propos. Et comme il n’occupe ni n’a jamais occupé de fonctions officielles dans le monde de la culture, il est fort improbable que sa personne suscite parmi les auditeurs potentiels des entretiens radiophoniques produits par Guglielmi une grande curiosité préalable.

C’est d’ailleurs heureux. Car, outre que Tortel a peu de goût pour la confidence autobiographique en public, ses interlocuteurs ne lui demandent rien de tel. Bien qu’il soit sans conteste une présence charnelle car vocale, un « grain » de voix façonné par l’usage du tabac, un accent d’entre Rhône et Durance, un débit parfois volubile, l’auteur n’est pas en lui-même le centre de ces entretiens qui ne se préoccupent ni des péripéties d’une vie, ni des traits d’un caractère. Des origines familiales, de l’enfance, de l’éblouissement amoureux à Gordes auprès de celle qui sera la compagne de toute une vie, des aléas d’une existence de fonctionnaire de l’Enregistrement, de l’activité de Résistance qui a été l’occasion de la rencontre avec Francis Ponge et l’origine d’une longue amitié, on ne saura rien ou presque. À peine apprendra-t-on de la bouche de Tortel qu’à « l’époque du surréalisme » il était « tout jeune », « venai[t] de se marier » et « étai[t] sous l’influence de Jean Royère » (1) [18] puis qu’il a connu l’exil à Toul, de 1934 à 1938, qu’il est alors tombé malade et a été nommé par son administration à Marseille, ce qui lui vaudra de se lier avec l’équipe des Cahiers du Sud (7). On l’entendra aussi mentionner son malaise face aux figures de l’illimité spatial, « le mot “paysage” [allant] pour [lui] avec la notion de limites » (1), et sa peur de l’orage – sa « frousse » dit-il précisément (2). C’est peu. Et surtout ce sont des éléments qui, pour la plupart, échappent à l’anecdote pour ouvrir la voie à l’examen d’une thématique de prédilection, d’une éthique et d’une poétique. Alors que les entretiens avec Liliane Giraudon commencent par des « éléments biographiques », qui, malgré leur discrétion, posent un certain nombre de jalons chronologiques, il ne s’agit visiblement pas ici de dessiner un parcours de vie. En ce sens, les entretiens-feuilletons de 1976 relèvent pleinement du genre de l’entretien littéraire : leur objet principal – pour ne pas dire exclusif – est la littérature.

Ou, pour être plus exact, la poésie. Les deux romans publiés de Tortel n’ont en effet pas plus d’existence dans les propos échangés que le dactylogramme de Madita inédit depuis la fin des années trente, tous livres auxquels les entretiens avec Liliane Giraudon faisaient pourtant accueil. Ce privilège accordé à « la “poésie” » est en parfait accord avec le projet formulé dans la lettre programmatique du 1er juin 1976. Mais le parti pris diachronique, soubassement du plan esquissé dans lettre suivante qui souhaitait conduire l’auditeur des « premières années d’écriture » jusqu’à « l’actualité de Jean Tortel », se trouve remis en question : le schéma définitif suppose une partition plutôt thématique où six émissions consacrées à la poésie et la poétique tortelliennes se trouvent suivies par deux émissions dévolues aux Cahiers du Sud, puis deux autres attachées à la pratique critique ou, pour dire avec plus de justesse peut-être, aux lectures fondatrices. Bien sûr, l’indifférence à la chronologie n’est pas absolue. Au fil des émissions, quelques jalons temporels sont posés. Le cinquième entretien fait la part belle au « tournant » des Villes ouvertes et, d’émission en émission, l’auditeur attentif comprend que Tortel distingue dans sa courbe d’écriture trois périodes : une sorte de préhistoire, « première période d’expérimentation, de tentative » (10), et deux grandes phases historiques auxquelles correspondent les deux listes qui, dans les cinquième et neuvième entretiens, égrènent titres et dates de publication : « 1946 : Paroles du poème ; 1951 : Le Préclassicisme ; 1955 : Naissances de l’Objet ; 1960 : Explications ou bien Regard ; 1961 : Élémentaires ; 1961 : L’Amour unique de Maurice Scève » ; puis : « 1963 [sic] : Villes ouvertes ; 1963 : Guillevic ; 1965 : Clefs pour la littérature ; 1968 : Relations ; 1971 : Limites du regard ; 1973 : Instants qualifiés ». Mais les informations restent dispersées, exigeant, pour suivre le parcours de l’écrivain, bien de la bonne volonté et une remarquable fidélité d’écoute.

Et ce ne sont pas les lectures, nombreuses comme l’on peut s’y attendre dans des émissions où l’essentiel n’est pas l’homme mais le texte, qui contribuent à éclairer une trajectoire. Surgissant avec la plus grande liberté au sein des échanges puisque nul ordre fixe ne règle l’alternance, projetés dans l’espace sonore tantôt par l’auteur lui-même tantôt par une voix féminine, celle de Liliane Giraudon ou celle de Michèle Cohen, ou parfois encore à deux voix, celle masculine de l’auteur doublant la voix féminine de la lectrice (ou l’inverse) en des effets qui sont tantôt de lecture amébée tantôt de canon, les textes sont le plus souvent livrés sans annonce aucune. Les textes tortelliens s’entend. Car les autres [19] sont au moins rendus à leur auteur sinon à leur livre d’origine. Dans les deux derniers entretiens, l’interviewé assortit bien sa lecture d’un commentaire apte à resituer dans le temps ce qui vient d’être ou va être entendu, mais dans les huit premiers, l’auditeur est presque toujours [20] confronté à une succession de plages de lecture où les textes sont insituables ; et il lui faut une bonne connaissance préalable des livres de Tortel pour déceler la différence entre séquences homogènes où s’enchaînent des poèmes pris dans un même recueil [21] et séquences hétérogènes qui associent sans précision aucune des poèmes tirés d’ouvrages temporellement distants [22]. Seules les différences stylistiques, métriques, prosodiques entre textes anciens et textes plus récents peuvent parfois alerter. Au mieux l’attention portée au dialogue encadrant permet de supposer l’origine du fragment lu[23], au pire, l’entour conversationnel risque de conduire à des hypothèses de localisation hasardeuses [24]. Bref, les lectures, aussi peu attentives à la chronologie de l’œuvre que les échanges dialogués, donnent le plus souvent à entendre une sorte de continuum verbal achronique que l’on pourrait nommer d’un singulier unifiant le texte tortellien.

C’est qu’il ne s’agit pas de suivre pas à pas la lente conquête d’une écriture personnelle peu à peu débarrassée de ses scories lyriques. Les entretiens cherchent à approcher dans sa globalité une poésie qu’ils envisagent dans sa réalité matérielle de chose écrite avec ses choix formels, ses thèmes récurrents, et surtout son lexique de prédilection qui, au-delà d’une thématique, impose quelque chose comme une poétique du regard désirant. Le besoin d’opposer des limites à l’illimité menaçant dont l’une des figures les plus inquiétantes est l’orage « déchirure du cosmos », « catastrophe cosmique » qui abolit la parole (2) ; le vers, « phrase concrète », tracé noir sur le blanc, « unité verbale » irréductible à une unité conceptuelle, syntaxico-sémantique, et, pour cela même, souvent coupé de façon « arbitraire » (4) ; le point final de poème toujours maintenu malgré une tendance marquée à la déponctuation (ibid.) ; et, récurrentes au fil des émissions, les notions clés de « regard », « renversement », « image » et « figure », « qualification », « transparence » et « opacité », « retournement » (qui permet de penser l’écriture poétique par analogie avec le travail de la bêche du jardinier ou de l’ouvrier de quelque chantier archéologique), voilà de quoi parlent les interlocuteurs, voilà ce que les lectures donnent à entendre. Une poésie où le regard sur le monde est inséparable du regard critique sur le texte. Une poésie qui contient sa propre poétique, dont les listes de mots qui surgissent de loin en loin dans les quatre premières émissions constituent une sorte de condensé – mieux, de précipité. Le procédé semble importé du quatrième entretien avec Liliane Giraudon qui s’ouvre par une liste de neuf substantifs et deux infinitifs tirés du vocabulaire tortellien : « Limites, définition, paysage, jalon, corps, lyrisme, ligne, tombe, terrasse, ouvrir, tracer ». Mais d’une liste aux autres il y a des nuances. Les mots retenus comme embrayeurs et objets de l’« Interview sauvage [25] » dactylographiée appellent la glose, le poète commentant tour à tour chacun d’eux. Les listes des entretiens radiophoniques, outre qu’en leur pluralité elles jouent un rôle de ponctuation rythmique dont la liste unique est dépourvue, fonctionnent plutôt sur le mode de l’écho ou de la résonance. Fondées sur le principe du démontage-remontage, elles rassemblent en effet des mots ou expressions surgis au fil des échanges et/ou empruntés aux textes qui ont été lus ou vont l’être. Ainsi la liste : « Blanc, rectangle, flux, opacité, limite, renversement de ça, qualification » croise-t-elle dans le troisième entretien des termes prélevés dans l’incipit d’un poème d’Instants qualifiés « Lit blanc   rectangle » et d’autres pris dans les propos tenus par Tortel (« nous recevons les images de l’objet, et là nous ne savons pas quoi en faire, parce que c’est un flux » ; « Il y a donc un premier renversement du monde extérieur, enfin du là-devant, du ça » ; « Il s’agit d’opérer une qualification » ; « Ces séries d’objets que nous appellerons poèmes […] on les constatera, et nous ne pouvons les constater que sur le blanc que précisément leur opacité infirme » [26]). Objets sonores, objets verbaux, nés d’une désarticulation des dialogues et de certains poèmes lus, les listes soulignent bien les notions clés de l’univers de Tortel mais elles les saisissent dans le décousu qui leur est propre, favorisant ainsi l’exposé d’une poétique en fragments ou en éclats.

Sans doute le décousu, dont les listes de vocables pourraient être l’emblème, est-il favorisé par le genre même de l’entretien, plus souple, surtout lorsqu’il est improvisé ou semi-improvisé, que ne l’est un exposé didactique. Mais dans le cas particulier des entretiens de 1976, la discontinuité voire la disparate s’impose avec une force toute particulière. Les émissions, ouvertes par un générique minimal mis en voix par Michèle Cohen : « Entretiens avec Jean Tortel. Une émission de Joseph Guglielmi, avec la participation de Liliane Giraudon », sont significativement dépourvues de titre propre qui dégagerait une ligne directrice. Les seuls entretiens dont l’unité thématique soit immédiatement perceptible sont les septième et huitième consacrés aux Cahiers du Sud et, dans une moindre mesure, les neuvième et dixième qui ont pour principal objet les lectures nourricières : Scève et les lyriques du premier xviie, surtout. Dans une moindre mesure, car la dixième émission, ouverte, dans la continuité directe de la neuvième, par des considérations sur le lyrisme préclassique, en vient bientôt à l’évocation de la courbe personnelle d’écriture et au rappel de la première rupture marquée en 1946 par Paroles du poème, avant de glisser à la conception de la littérature élaborée par Tortel dans son essai de 1965, et de se clore par la citation d’un assez long fragment de l’entretien avec Liliane Giraudon sur la littérature comme contre-pouvoir. Ce caractère buissonnier se retrouve dans la conduite de bien d’autres émissions qui, au lieu de choisir à chaque fois un angle d’approche aisément identifiable et qu’un titre pourrait résumer (par exemple les partis pris éthico-poétiques, les thèmes de prédilection, les moyens rhétoriques), privilégient les bifurcations libres du cheminement conversationnel.

Quand il consigne dans son Cahier du moment les impressions nées de l’écoute de la série : « Ce fut embroussaillé, piétinant, parfois jaillissant ; non ordonné ni monotone, pas ennuyeux sans doute », c’est sur ce décousu, ce relatif désordre de l’ensemble que Tortel fait porter l’accent. D’où l’identification des entretiens-feuilletons à « un assez satisfaisant brouillon de ce qui aurait pu être dit » [27]. Cet aspect « brouillon » toutefois doit-il être imputé à la seule idiosyncrasie du producteur ? À en croire Tortel, « Jo et la netteté, ça ne va pas ensemble [28] » ; mais il n’est pas sûr que ce divorce ne relève pas d’un refus plutôt que d’une impuissance. Après avoir entendu un certain nombre d’émissions, Luc Decaunes, poète, ami de longue date de Tortel et, à l’occasion, critique de son œuvre, avoue certes une certaine déception devant le manque de souci « didactique », la tendance à « faire de l’ombre là où l’auditeur aurait peut-être besoin de lumière » en raison de la difficulté de la matière traitée, mais il se reconnaît aussi vivement « intéressé » par la multitude d’aperçus sur la poésie et la poétique tortelliennes, et séduit par l’« aspect “montage”, “ensemble poétique” » [29] de ce qu’il a entendu. « Poétique », tel est donc l’effet que la construction particulière des émissions est susceptible de produire sur un auditeur lui-même poète. Il n’est pas exclu que Guglielmi y ait pensé. Cela n’implique pas pour autant qu’en construisant la série d’entretiens comme un « montage » parfois abrupt de dialogues, de lectures, de listes de titres et de vocables, de bruitages et de musique, il ait souhaité, lui producteur occasionnel, renouveler le genre de l’entretien radiophonique. Il se pourrait bien, en revanche, que ce choix formel, favorisé par la pente naturelle du maître d’œuvre, ait eu pour intention de manifester dans l’espace de la radio l’intrication du souci critique ou théorique et de l’écriture poétique si caractéristique des années 1960-1970 au cours desquelles la critique, en certaines de ses formes nouvelles, s’est voulue création à part entière [30] tandis que la poésie a revendiqué son rapport à la réflexion technique, au propos théorique, son inquiétude quant aux formes et à la langue, jusqu’à se redéfinir en s’incarnant dans des textes parfois bien éloignés de ce que l’on avait coutume de désigner par son nom. Plus de dérive onirique ni de défilé d’images à la manière surréaliste, et foin du « réalisme sans frontières » ou du retour à la tradition nationale d’Aragon et des aragoniens : la poésie expérimente du côté du vers, de la typographie, des divers procédés de réécriture empruntés aussi bien au Cendrars de Documentaires qu’aux objectivistes et aux poètes beat américains. Elle se réinvente au point que certains se demandent s’il est encore nécessaire de recourir à son vieux nom pour désigner les nouvelles productions textuelles. Cofondateur de Manteia, collaborateur d’Action poétique et de Change, Guglielmi, par ses interventions critiques et poétiques autant que par ses traductions – de Pound, en particulier –, prend une part active au débat d’alors sur la notion de poésie. Que celle-ci soit, pour lui comme pour d’autres acteurs du champ, devenue à tout le moins problématique [31], cela se révèle, dans la lettre du 1er juin 1976, par l’emploi des guillemets qui, soulignant le mot, viennent en fissurer le sens préétabli et faire peser quelque soupçon sur l’ensemble de clichés qu’il traîne dans son sillage.

Les entretiens reviennent d’ailleurs sporadiquement sur les transformations de l’idée de « poésie » survenue dans la décennie précédente. Par exemple quand, interrogé par Guglielmi sur son statut de « poète », Jean Tortel revendique cette dénomination que certains récusent comme une « étiquette gênante » en soulignant qu’elle reste acceptable à condition que la poésie soit désacralisée et rendue à sa nature de simple poiein « hors de toute métaphysique » (1) ; ou quand il affirme qu’« à l’heure actuelle, bien sûr, tout constat relatif à l’action de la poésie semble être critique » et que, la « valeur spatiale du texte » étant plus importante désormais « que ce qu’on appelait au temps du symbolisme ou du romantisme sa valeur musicale », le poème, « avant tout visible », conçu comme une chose matérielle, cesse, de ce fait, d’être entouré d’« une espèce d’aura, de sacralité » (6). Guglielmi n’est pas en reste. Dans son désir de démythifier la poésie, il s’en prend à la notion de « création », allant jusqu’à tirer argument de l’évocation des Villes ouvertes, ouvrage né, pour partie, d’un processus de réécriture, pour affirmer de façon péremptoire : « la poésie ce n’est pas faire, c’est refaire » (6), comme si le recours à l’étymologie (poiein, faire) était insuffisant, « faire » étant encore trop proche de « créer » pour garantir contre toute dérive sacralisante. Aussi dispersées soient-elles, aussi incidentes puissent-elles paraître, ces remarques finissent par alerter l’auditeur éclairé et lui faire comprendre que les interlocuteurs, se refusant à « prendre la “Poésie” dans son sens le plus traditionnel, [à savoir] métaphysique », entendent travailler à « l’opération de désacralisation » [32] en cours.

Selon Pierre-Marie Héron, une série d’entretiens-feuilletons doit « aller quelque part, avoir une direction, suivre un ordre de marche [33] ». Si, à première écoute, il n’est pas très facile de voir où vont les dix émissions produites par Guglielmi, une fois abandonné le projet chronologique initial qui devait conduire à évoquer « l’actualité de Jean Tortel », une attention plus aiguë à des éléments épars permet de saisir une intention sous-jacente. En un temps où Tortel a vu ses deux derniers livres refusés par Gallimard, refus qui peut s’interpréter comme l’indice ou l’amorce d’un désengagement des grandes maisons d’édition en ce qui concerne la poésie – celle du moins où s’inscrit l’élan plus ou moins expérimental qui s’est intensifié depuis les années soixante –, il importe pour les interlocuteurs de réaffirmer que la poésie ne peut s’identifier aux préjugés sur ce qu’elle est ou doit être, qu’elle ne peut se réduire aux clichés tenaces hérités du romantisme et du surréalisme. Ainsi les entretiens de 1976, défense et illustration d’une poésie désacralisée qui ne serait plus ni parole inspirée ni lyrisme effusif, mais geste critique, et qui ferait passer le souci graphique avant la préoccupation musicale, n’ont-ils pas seulement offert aux interviewers l’occasion de manifester leur estime envers une œuvre trop confidentielle ; ils leur ont permis de se situer eux-mêmes dans le champ poétique tout en y situant leur invité. Sans doute l’absence de parti pris didactique a-t-elle pu brouiller le propos pour un auditeur non averti. Mais il est peu probable que les acteurs du champ s’y soient trompés. Jean-Max Tixier en tout cas a bien reçu l’annonce de leur diffusion comme une prise de parti. Avant même d’en avoir entendu le premier mot, il écrit à Jean Tortel :

[…] la mise en évidence, dans une émission de radio, d’une personnalité comme la vôtre est précieuse en un moment où, sur plusieurs fronts, on assiste à un mouvement de reflux au profit de conceptions passéistes et idéalistes. C’en est au point que – la politique mercantile de l’édition aidant – semble compromise une partie des résultats acquis au cours des deux dernières décades [34].

Les dix émissions ont donc bien été perçues – au moins par certains – comme art poétique (en ligne brisée) et manifeste (oblique). Tortel lui-même les appréhende avant tout comme « brouillon de ce qui aurait pu être dit ». Esquisse d’une autre série radiophonique, idéale, qui n’existera pas ou inévitable approximation de la parole qui, à la différence de l’écriture, est inséparable de « toutes sortes d’inexactitudes, d’inachèvements etc. [35] ». Mais aussi, par la confrontation réitérée qu’elles opèrent entre dialogues et lectures, vérification de l’opposition chère au poète des Jardins entre parole (« floculation », « dispersion ») et écriture (« parole “prise”, coagulée, formée » [36]). Il y a donc brouillon et brouillon. Pour Jean Tortel celui que forment ces entretiens, « authentifi[és] » en quelque sorte par leur pouvoir de vérification, se révèle, somme toute, « assez satisfaisant ».

Notes

[1] Jean Tortel, Cahier jaune, p. 134. Archives privées.

[2] Datée du 1er juin 1976, elle figure dans le fonds Jean Tortel de la bibliothèque Jacques Doucet (désormais FJT). Non coté.

[3] Pour le parcours d’Alain Veinstein voir son livre, Radio sauvage, Paris, Seuil, « Fiction & Cie », 2010.

[4] Jean Tortel, Cahier jaune, p. 146.

[5] Ibid.

[6] Ibid., p. 147.

[7] Ces enregistrements, du 1er et du 19 mai 1976, donneront lieu à cinq émissions de 25 minutes diffusées du 4 au 8 octobre 1976 à partir de minuit.

[8] Son premier livre, Têtes ravagées : une fresque, paraît en 1979 aux éditions La Répétition.

[9] Définition du journaliste professionnel (Code du travail, article L7111-3) citée par Marie-ève Thérenty, La Littérature au quotidien, Paris, Seuil, « Poétique », 2007, p. 12.

[10] Trace de ces émissions, un ensemble de dactylogrammes qui comprend notamment une série de dialogues avec le poète Alexandre Toursky. Archives privées.

[11] En particulier Les Cahiers du Sud auxquels il a régulièrement collaboré de 1938 à 1966, Critique et Action poétique.

[12] L’Amour unique de Maurice Scève, introduction à une anthologie de dizains de Délie, Lausanne, Mermod, 1961 ; Guillevic, Paris, Seghers, « Poètes d’aujourd’hui », 1963 ; Clefs pour la littérature, Paris, Seghers, « Clefs pour », 1965.

[13] Limites du regard est ainsi chroniqué par Guglielmi dans La Quinzaine littéraire en mai 1972, le mois même où passe dans Le Monde l’article de Raymond Jean sur ce même recueil, ce qui conduit Tortel à noter avec satisfaction dans le Cahier vert « Le Monde et La Quinzaine littéraire en même temps c’est assez bien » (p. 99).

[14] Alain Bosquet, recension de Limites du regard, La NRF, n° 230, 1972, p. 83-84.

[15] Il s’agit de l’émission diffusée le lundi 13 août 1973 de la série Les Nouveaux Livres de poésie (France Culture 1971-1974).

[16] Diffusé le 19 septembre 1973 sur la 3e chaîne à minuit.

[17] Jean Tortel, « Vendredi 31 [mars 1972] », Cahier vert, p. 95. Archives privées.

[18] Les références désormais dans le texte sous la forme (1) pour première émission, (2) pour deuxième émission etc.

[19] Il s’agit de fragments de romans populaires rappelant l’intérêt que Tortel a porté à ce genre littéraire méprisé, de poèmes du xviie siècle, de dizains de Scève, d’emprunts à Mallarmé, ou, dans les deux émissions Cahiers du Sud, de poèmes et fragments de textes réflexifs tirés de l’abondante collection des numéros de la revue ou empruntés aux livres publiés par ceux qui sont passés à Marseille et aux Cahiers durant les années noires de l’Occupation. Sans oublier les collaborateurs réguliers des Cahiers, tels Joë Bousquet, Gabriel Audisio, ou ceux, Gérald Neveu, Jean Malrieu, Henri Deluy, qui, sans cesser de donner notes critiques et poèmes en prépublications à la revue de Ballard, ont éprouvé, dans les années cinquante et soixante, le besoin de se regrouper pour faire vivre parallèlement une autre revue, Action poétique.

[20] Une exception notable toutefois dans le cinquième entretien où le chapeau introductif suivant : « Dans ces Villes ouvertes voici un texte qui s’appelle “Passages d’Hérodote” et qui est une espèce de montage de textes pris dans les Histoires d’Hérodote » précède la lecture du poème.

[21] Par exemple trois poèmes de Naissances de l’objet ou six des Instants qualifiés.

[22] Voir la toute première plage de lecture qui fait se succéder un fragment de « Passages d’Hérodote » tiré du recueil charnière de 1965, Les Villes ouvertes, un extrait de « La rose en sa ténèbre » emprunté à un livre plus ancien de dix ans, Naissances de l’objet, et deux strophes d’un poème pris dans le premier volume édité par Mermod, Explications ou bien Regard (1960).

[23] Par exemple en reliant la lecture par Michèle Cohen du poème « Le rose attristé… » à la déclaration ultérieure de Tortel « Je ne peux pas parler de mes premiers essais, de mes premiers livres qui ne sont que des gammes » pour poser l’hypothèse qu’il s’agit là d’un poème de jeunesse, ce qui est exact, ces vers étant extraits du premier recueil, Cheveux bleus, paru en 1931 aux éditions Messein.

[24] Le long fragment final où Jean Tortel présente la littérature comme un « contre-pouvoir » risque ainsi, à la lumière des échanges immédiatement précédents sur Clefs pour la littérature, d’être pris par l’auditeur pour un extrait de cet essai alors qu’il s’agit d’une citation du premier entretien avec Liliane Giraudon.

[25] Tel est le titre du quatrième entretien avec Liliane Giraudon.

[26] Je souligne. Parmi les listes, les unes puisent toute leur matière dans un seul poème comme le fait, dans le quatrième entretien, la liste « Étioler, étoiler, cœur, corps, bougie, bouger » dont tous les termes sont tirés du petit poème d’Instants qualifiés « Étioler le désir / Ou l’étoiler. // Au cœur du corps / La lueur bouge // Bougie de suif », que Tortel lit à l’ouverture de l’émission et que le dialogue glose dans les premières minutes. D’autres, ignorant les lectures, puisent leurs composantes au fil des seuls propos de Tortel et de ses interlocuteurs.

[27] Notes du « Samedi [6 novembre 1976], Cahier jaune, p. 162.

[28] Notes du « Lundi 14 [avril 1975] », ibid., p. 63.

[29] Luc Decaunes, lettre à J. Tortel du « Vendredi 12 XI 76 », FJT.

[30] Voir les remarques de Tortel dans Clefs pour la littérature, Paris, Seghers, 1965, rééd. 1977, p. 98-99.

[31] On se souvient que Denis Roche l’a prétendue « inadmissible » dans un texte célèbre, dont Manteia a publié un extrait dès 1968 (n° 4, p. 8-18).

[32] Jean Tortel, « Vendredi 18 [décembre 1970] », Cahier vert, p. 15.

[33] Pierre-Marie Héron, « Introduction », Écrivains au micro. Les entretiens-feuilletons à la radio française dans les années cinquante, Presses universitaires de Rennes, « Interférences », 2010, p. 11.

[34] Jean-Max Tixier, lettre à J. Tortel du 28 octobre 1976, FJT.

[35] Jean Tortel, « 29 8bre [1976] », Cahier jaune, p. 160.

[36] Ibid.

Auteur

Catherine Soulier

Maître de conférences à l’université Paul Valéry-Montpellier, membre du centre de recherche RIRRA21, travaille sur la poésie des xxe et xxie siècles (redéfinitions et mise en cause du « genre » ; polémiques autour du lyrisme ; interactions entre poésie et arts visuels).

Sur Jean Tortel, elle a publié divers articles, organisé deux colloques qui ont donné lieu à deux volumes collectifs (Jean Tortel l’œuvre ou vert, Université Montpellier 3, 2001 et  Relire/relier Jean Tortel, Supplément Triages, 2012). Elle a également fait paraître un essai, Jean Tortel. Des livres aux Jardin, Champion, 2013.

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Entre saturation et surrection visuelle : la parole poétique comme événement dans Les Films du monde de Frank Smith


Avec Les Films du monde, Frank Smith interroge les conditions de possibilité d’une expression poétique dans un environnement médiatique et numérique qui en proscrit l’idée. Cet article se propose d’analyser le geste à l’œuvre dans cette série indissociablement filmique et poétique. La poésie se formule conjointement en phrases et en images, et se comprend en amont de toute opération technique comme une forme de montage, dont le premier acte consiste à ouvrir radicalement des images empruntées à des plateformes de partage saturées d’information, pour en faire le lieu d’expression d’un possible.

In Films du monde, Frank Smith addresses the conditions of possibility of a poetical expression in a digital media environment that seems to refuse it. This article aims to expose the gesture operating in this cinematographic and poetical serie. Poetry takes the form of both words and images. As an editing gesture this specific poetry consists in radically enhancing images found on streaming platforms like YouTube and transforms them in a genuine expression of the possibility of an event.


Texte intégral

Comment concilier le caractère libre et gratuit selon lequel se déploie spontanément l’activité poétique, avec la dimension programmatique et séquentielle des technologies numériques, où rien ne peut advenir que ce à quoi les machines auront été préalablement accordées ? Poésie et technologies numériques ne sont-ils pas deux régimes d’expression ou de reprise du réel au plus loin l’un de l’autre ? Répondre par l’affirmative à la question procède peut-être d’une mécompréhension ou d’une surdétermination de ce que l’on appelle communément « le numérique ».

Dans un article au titre volontairement provocateur : « L’art numérique n’a pas eu lieu », Patrice Maniglier cherche à défaire une équivoque, qui consiste à considérer le numérique comme un espace technique particulier, lequel permettrait de distinguer parmi les pratiques artistiques celles qui relèvent du numérique et celles qui lui sont étrangères. Toute pratique est potentiellement numérique, donne à penser l’auteur, car le numérique est devenu un horizon possible de toute réalité :

Le numérique n’est pas une région particulière de la réalité : c’est l’horizon dans lequel toute la réalité peut être réinterprétée. Ce n’est pas une sous-partie de l’étant, mais une proposition d’être […]. Rien n’est en soi numérique, mais tout peut le devenir – ou, du moins, il est impossible de dire a priori que quelque chose ne peut pas le devenir [1].

Et rien n’empêche de penser la poésie comme geste à même de se déployer dans un tel horizon.

Mais ceci étant posé, il convient de préciser ce que devient le geste poétique quand il s’inscrit dans une telle dimension « virtuellement toujours ouverte [2] », comme y invite encore Patrice Maniglier. Envisager une poésie numérique, c’est donc réinterroger le comment du geste poétique en contexte contemporain. Qu’arrive-t-il à la poésie, mais aussi que nous arrive-t-il par la poésie, quand celle-ci veut se traduire dans l’horizon du numérique ? Avec Les Films du monde, Frank Smith tente une réponse en acte à cette question vertigineuse. Le numérique est présent à l’écriture qui s’y déploie, non seulement comme outil, mais aussi comme moyen pour elle d’accéder au monde qu’elle cherche à dire.

1. Retrouver le sens de la fêlure

Les Films du monde est une série de cinétracts (au nombre de 50 + 1) réalisés suivant un dispositif systématique : un numéro, une date et un lieu [3] marquent un épisode, sinon un événement, qu’une séquence vidéo de quelques minutes et de courts textes entrant en collision avec elle cherchent à circonscrire. « Un événement est ce qui vient de se passer / et ce qui va se passer / jamais ce qui passe » dit Frank Smith [4]. Si l’image ne peut venir qu’après coup documenter une situation, un événement qui vient de se passer, l’écriture peut quant à elle tenter de dire ce qui n’est pas encore arrivé, ou ce qui ne s’est pas encore manifesté dans ce qui est arrivé. Écrites sur un écran noir ou lues en off, parfois selon un principe de redoublement de la voix par l’écrit [5], les phrases sont nécessaires pour donner à voir ce qui, dans les événements et ruptures qui émaillent la série des Films du monde, n’a pas encore eu lieu, ou dont le sens intime reste attaché à l’événement, mais y demeure à l’état latent. « L’événement n’est pas ce qui arrive (accident) », écrit en ce sens Gilles Deleuze, « il est dans ce qui arrive le pur exprimé qui nous fait signe et nous attend [6] ». Comme le nom propre de ce jeune homme, Pateh Sabally, que rappelle le cinétract 24, suicidé par noyade dans la lagune de Venise le 22 janvier 2017, sous le regard indifférent, les plaisanteries et les insultes racistes de touristes italiens [7].

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Doc. 1 et 2 – Les Films du monde, Franck Smith, cinétract 24

Les Films du monde déplient ainsi une série de textes poétiques pour approcher quelque chose que des images numériques trouvées ici et là sur les réseaux sociaux ont imprimé, mais qui peine pourtant à se manifester. Par cette écriture multimédiale qui fraie à travers la masse étouffante d’informations que proposent les plateformes comme YouTube, il s’agit de retrouver la possibilité d’une sidération. Il appartient à la poésie d’opérer des fouilles dans cette matière visuelle qui nous inonde quotidiennement, selon une fréquence telle que nous finissons par ne plus la voir et par ne plus entendre la violence pourtant inhérente aux situations qu’elle documente souvent. Les images sont celles d’un monde en ruines, qui appelle une archéologie malgré son caractère extrêmement contemporain :

Chercher concerne essentiellement les signes. Chercher, c’est d’abord considérer une matière, un objet, un être, comme s’ils émettaient des signes à déchiffrer, à interpréter. Il n’y a pas d’enquêteur qui ne soit l’égyptologue de quelque chose [8].

Ce quelque chose que cherche à déchiffrer Frank Smith, c’est un monde disparu dans l’excès même de ses manifestations numériques et médiatiques, où les images s’effacent ou se chassent constamment les unes les autres. Cette « matière naufragée », comme l’écrit Walter Benjamin à propos des objets de collection[9], appelle notre considération, c’est-à-dire notre attention, mais aussi, d’une certaine manière, notre estime. Comment rendre les images de migrants naufragés ou de terres détruites par des opérations militaires et des cataclysmes naturels, à la démesure qu’elles portent ou dont elles procèdent ? Comment réinscrire ces images dans le champ du visible, qui sont les signes de tant de drames vécus ?

La rencontre du verbe poétique et de la brutalité médiatique des images réemployées opère une distanciation qui manifeste clairement qu’il ne s’agit pas tant de documenter la capacité d’un monde globalisé à produire ses propres ruines, que de retrouver enfoui sous les décombres le sens même de la fêlure que porte avec lui tout événement.

Évoquant un propos de Schuler, archéologue allemand du début du XXe siècle, Walter Benjamin écrit en ouverture de la seconde série des Brèves ombres : « Le décisif n’est pas la progression de connaissances en connaissances, mais la fêlure à l’intérieur de chacune d’elles [10]. » Ce sont ces fêlures en effet qui peuvent dessiller nos paupières, comme la légère irrégularité dans les motifs d’un tapis, dit Walter Benjamin, marque à peine visible de l’authenticité d’une fabrication artisanale. Dans les images que s’associent Les Films du monde, les fêlures sont certes considérables. Mais le contexte de médiation numérique (YouTube, Facebook, etc.) qui vit de les ressaisir ‒ et où Frank Smith va les chercher ‒ ne peut qu’atténuer leur puissance de renversement, la maîtriser et la contrôler, pour l’accorder aux interfaces et aux écrans par lesquels ces images nous sont livrées comme autant de représentations du monde contemporain. Or c’est précisément à cet endroit du contrôle de l’image que Frank Smith se situe. Les Films du monde veulent en effet interroger cette volonté de maîtriser ou d’infléchir les capacités de voir ‒ au risque de les rendre impossibles ‒ qui caractérise le développement et l’alimentation des plateformes de partage d’informations visuelles. « Une image glisse sur une image » répète inlassablement le cinétract 36, et au fond de l’image on ne trouve rien d’autre qu’un fond d’image. C’est à cette matière informationnelle que nous sommes essentiellement confrontés, c’est à partir de cette même matière que notre monde nous propose son horizon. La question essentielle, dès lors, est de savoir comment nous pouvons nous-mêmes nous glisser dans l’image, comme le dit encore le cinétract 29, pour ouvrir cet espace numérique à une nouvelle dimension de sens.

2. Présence malgré tout

L’inscription des textes à même les images, et partant, sur les écrans qui les affichent, est essentielle à cette poésie, et c’est en quoi l’écriture de Frank Smith, ici, est à proprement parler une poésie numérique. En ce sens, une caractéristique de la poésie numérique serait sa capacité, non pas seulement à exprimer dans une langue qui lui est propre une part de réel qu’elle veut nous adresser, mais à transformer cette matière même dans sa formulation même. Le tramage du voir et du parler, de la vue et de l’énoncé, induit une mutation complète de l’image d’origine en regard de laquelle la parole poétique se lève. Jacques Rancière nous donne les moyens de le mettre particulièrement en évidence. La phrase-image, écrit Jacques Rancière dans Le destin des images, est « l’union de deux fonctions à définir esthétiquement, c’est-à-dire par la manière dont elles défont le rapport représentatif du texte à l’image [11] ». La phrase-image se définit ainsi par ses actes, ses effets sur le représentatif. Ceci étant posé, Jacques Rancière poursuit :

Dans le schéma représentatif, la part du texte était celle de l’enchaînement idéel des actions, la part de l’image celle du supplément de présence qui lui donne chair et consistance. La phrase-image bouleverse cette logique. La fonction-phrase y est toujours celle de l’enchaînement. Mais la phrase enchaîne désormais pour autant qu’elle est ce qui donne chair. Et cette chair ou cette consistance est, paradoxalement, celle de la grande passivité des choses sans raison. L’image, elle, est devenue la puissance active, disruptive, du saut, celle du changement de régime entre deux ordres sensoriels [12].

La composition du texte par l’image ‒ et réciproquement de l’image par le texte ‒ vise donc à introduire à une défaite de la représentation par un surcroît de présence, à introduire dans l’acte de voir une dimension charnelle que les images opèrent tout en la refusant. L’enjeu de la poésie numérique développée dans Les Films du monde est donc de dire, par le remploi de séquences vidéos le plus souvent sans auteur assignable, la possibilité insistante d’une chair qui excède radicalement les outils médiatiques où ces images auront commencé par circuler. La part active de telles images tient aux effets de rupture qu’elles induisent, et qui amorcent, contre l’environnement informationnel et l’espace de contrôle auxquels elles sont arrachées, cette dimension de présence toujours en excès sur sa représentation.

Il est significatif à cet égard que Frank Smith, dans cette archéologie du naufrage à laquelle s’abandonne sa recherche, prête une attention particulière à des modes de capture du réel qui ne laissent aucune place à l’inscription d’une singularité dans le cadre, ou plutôt dans le non-cadre, de l’image. Les épisodes réalisés à partir de vues tournées depuis des satellites, des drones ou autres appareils permettant des prises de vue aériennes, introduisent, entre le regard et la chose vue, une distance radicale. Ce faisant, ils produisent une séparation qui ouvre par anticipation à la nécessité d’un dire, dans lequel pourra se signaler quelque chose de cette chair qu’évoque Jacques Rancière, celle-ci dût-elle n’être évoquée que sur le mode de la perte et de la disparition. Ainsi, le cinétract 6 évoque l’événement d’un naufrage qui a eu lieu le 26 novembre 2013 au large des Côtes de Staniel Cay (Bahamas). Le noir et blanc, les effets de compression, les informations temporelles et géographiques inscrites dans le cadre de l’image, permettent de distinguer l’embarcation en difficulté et d’imaginer des corps en détresse, mais empêchent littéralement de distinguer la moindre figure humaine. Le naufrage n’est pas encore accompli que déjà « le territoire de perte » évoqué par Frank Smith en off est palpable.

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Doc. 3 ‒ Frank Smith, Les Films du monde, cinétract 6

Le cinétract 18, réalisé autour de l’arrestation et de l’exécution de Robert LaVoy Finicum filmées par le FBI le 26 janvier 2016, repose sur une même nature d’images sans vis-à-vis (au principe de la vidéo-surveillance) et que radicalisent d’une certaine manière les séquences réalisées à partir d’images tournées à l’aide de drones. Les quelques cinétracts [13] composés par de telles vidéos montrent des territoires dévastés par la guerre, les séismes ou glissements de terrains. Il est particulièrement manifeste ici qu’il n’y a plus même d’humanité derrière le dispositif de prises de vues. Les séquences vidéos que mobilisent ces épisodes procèdent pourtant d’une dimension esthétique évidente et clairement affichée, ce qui les rend scandaleuses. Cette esthétique de la destruction est également paradoxale au plus haut point, dans la mesure où elle témoigne d’un monde où toute sensation ‒ ce que désigne précisément le terme grec d’aesthesis ‒ est frappée d’interdit. Quand il n’y a plus d’homme à la caméra, mais un simple œil mécanique qui enregistre des terres dévastées ou, de loin, des corps en péril, sans que rien dans ces situations n’infléchisse ou n’interdise la fabrique de l’image, la perte est tout de suite là. Et il y va d’une perte à la seconde puissance, puisque ce qui se perd alors, c’est aussi le sens de cette perte. À propos du film À l’ouest des rails de Wang Bing, Jean-Louis Comolli fait ce constat sévère, qui pourrait s’appliquer plus justement à la matière d’images que réemploie Frank Smith dans Les Films du monde :

Mécanisation du regard, mécanisation du cinéma, disparition de la part « d’homme » dont on disait qu’elle était « derrière la caméra » : qu’y a-t-il derrière la caméra ? un jeune homme ? mais avant tout pensé comme un instrument […].

Il s’agit de confronter des hommes en voie de disparition à un cinéma qui n’est plus qu’une machine à enregistrer cette disparition interminable et toujours terminée [14].

Mais précisément, quoi faire de cette image ‒ et devant cette image ‒ de la disparition, sinon désigner cette perte, et par ce très peu, continuer de faire résonner, envers et contre tout, quelque chose de cette humanité même qui s’est perdue dans l’image ? C’est la question que nous invitent à poser Les Films du monde de Frank Smith, qui cherchent dans le langage une issue que les dispositifs numériques de représentation du monde ne cessent de boucher, là même où ils pensent l’ouvrir de fond en comble en permettant à chacun de les alimenter. Face à cette logique de mécanisation du regard, il est certain que c’est au dire poétique qu’il revient de mettre une part de souffle et de présence, pour que ces images ne restent pas de pures effectuations d’un monde déployé dans l’horizon fixé par les technologies numériques, où toute vie se signale sous le signe de sa propre défection.

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Doc. 4 – Les Films du monde, Frank Smith, cinétract 31

3. Phrase et montage

Les différents épisodes des Films du monde témoignent tous, chacun en son lieu, de l’impossibilité où nous sommes de raconter l’événement, qui dévaste jusqu’à la possibilité même de son propre récit. Nous sommes encore sous le coup de cette pauvreté en expériences communicables qu’évoque Walter Benjamin dans Expérience et pauvreté, quand il décrit une situation historique dont nous ne sommes pas encore sortis. Les expériences vécues par l’humanité sont si effroyables, dit-il en songeant notamment à la guerre 1914-1918, qu’elles interdisent d’emblée, moralement (quand ce n’est pas physiquement), toute forme de transmission. Une expérience, dit-il, est quelque chose qui doit pouvoir se communiquer de bouche à oreille. Est-il seulement possible d’accueillir les témoignages de toute une génération d’hommes et de femmes qui se tient « à découvert dans un paysage où plus rien n’[est] reconnaissable, hormis les nuages et, au milieu du champ de forces traversé de tensions et d’explosions destructrices, le minuscule corps humain [15] » ? Les expériences auxquelles « cet effroyable déploiement de la technique » nous expose ne peuvent précisément pas se dire au creux de l’oreille. Elles ne se communiquent, ni ne se transmettent, car elles ne sont les opérateurs d’aucune communauté visible. Le cours de l’expérience a chuté par excès, et c’est ce qui rend la tâche du narrateur impossible : ce qu’il pourrait vouloir dire de telles situations, nul ne saurait le reprendre dans l’élaboration de son propre chemin d’existence. Et pourtant, au sein de cette irréversible décrue de l’expérience, le geste poétique doit pouvoir s’exécuter.

C’est également en réponse à cette nécessité que les collisions entre phrases et images doivent être envisagées :

pas un trou

pas la moindre fissure

pas un visage qui ne soit lézardé [16]

La saturation visuelle à laquelle nous sommes confrontés complexifie la question du montage, qui semble exclue d’emblée par les images qu’utilise Frank Smith : photographies documentaires, séquences filmées par des caméras de surveillance par définition aveugles à toute dimension de cadre ou à toute forme de mise en scène, images tournées au téléphone portable dans l’urgence d’une catastrophe arrivée… Les vues fixes ou mobiles encodées numériquement n’ont pas été fixées en fonction de leur association ultérieure à d’autres images. Ce sont, comme le souligne Jacques Aumont, de purs items déliés de toute relation. Évoquant YouTube comme « un monde d’images irresponsables », c’est-à-dire qui ne répondent de rien, dans lesquelles personne ne parle et que nul n’est tenu d’écouter, l’auteur poursuit :

Dans tout cela, le montage devient un outil, sinon inutile, du moins souvent privé d’efficacité : les images, en ce sens libérées de tout lien, ne peuvent plus être réellement reliées entre elles, elles ne cherchent ni n’obtiennent leur sens par rapport à une totalité construite, mais par rapport à un chaos organisé, jamais monté [17].

L’image qui nous vient par les réseaux sociaux nous aveugle par sa propre mutité, qui la donne comme un ab-solu, c’est-à-dire comme quelque chose de délié et dont la tenue intrinsèque reste indépendante de tout rapport à autre chose que soi. C’est pour cette raison que les images qui se profilent dans cet environnement numérique ne peuvent que glisser les unes sur les autres, se chasser les unes les autres. L’horizon numérique dans lequel elles s’inscrivent n’est pas à proprement parler un horizon de sens. Pour qu’il le devienne, ces images doivent être déplacées, s’inscrire dans un nouvel environnement, où elles pourront apparaître autrement, ouvertes enfin à un potentiel de sens.

Or c’est précisément la tâche de la phrase que de produire un tel déplacement. La phrase-image, telle que Jacques Rancière la donne à penser, ré-ouvre pour ces images la possibilité d’être montées, c’est-à-dire tout simplement montrées. En effet, la phrase-image, dans l’analyse que Jacques Rancière en propose, est par nature parataxique [18]. La phrase introduit une fissure dans le plein de l’image, qui de ce fait change de régime d’expression. La saturation de l’image et l’hébétude à laquelle elle nous promettait, se transforment en son contraire : une syntaxe, c’est-à-dire la possibilité d’une relation synthétique. C’est la raison pour laquelle Jacques Rancière évoque la phrase-image en termes de montage : « La vertu de la phrase-image juste est […] celle d’une syntaxe parataxique. Cette syntaxe, on pourrait l’appeler montage, en élargissant la notion au-delà de sa signification cinématographique restreinte » écrit-il avant de rappeler que ce sont les écrivains du XIXe siècle qui ont inventé « le montage comme mesure du sans mesure ou discipline du chaos [19] ».

La poésie numérique que pratique Frank Smith consiste à changer le site d’apparition des images, qui dans ce déplacement voient leur nature se transformer profondément : de vue saturée qu’elle était, ne tolérant aucune relation à d’autres séquences visuelles, sinon sous la forme du glissement, de l’effacement ou de l’occultation réciproque, l’image ouverte par la phrase devient montage avant toute opération de liaison à d’autres images possibles. Comme si la phrase, par sa seule entrée en collision avec l’image, pouvait retrancher le trop plein de matière ou d’information qu’elle contient, introduire en elle une fissure, une coupure préalable à tout geste de montage, l’arrêter en quelque sorte pour qu’elle puisse se prolonger dans et par une autre image.

C’est bien le rôle de la phrase que d’articuler l’image à un sens potentiel. À cet égard, les écrans noirs, décisifs dans la poésie numérique de Frank Smith, apportent, en même temps que la possibilité d’une parole écrite, cette part obscure sans laquelle aucune lumière ne pourrait être reçue. Le cinétract 32 l’exprime de manière nette. L’écran noir, c’est ce qui permet à l’image de se livrer elle-même. Sans cette obscurité qui l’environne, l’image disparaîtrait dans sa propre luminance. « S’il n’y avait pas l’écran noir, on ne percevrait rien ». Et Frank Smith de conclure ce court récit d’ombre et de lumière : « L’image, elle est dans les choses, et pour qu’elle prenne, l’image, il faut : nous, un écran noir ». « Nous », c’est-à-dire cette écriture qui vient à la rencontre des images et ouvre l’espace où leur sens possible pourra éclore et se révéler.

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Doc. 5 ‒ Frank Smith, Les Films du monde, cinétract 32.

Le recours à l’écran noir permet donc à Frank Smith d’introduire la fissure au cœur de son dispositif d’écriture, et de réinventer la possibilité du montage pour des images dont le site originel de fabrication et de circulation empêche littéralement cet excès de sens. Cette inscription de la possibilité du montage dans des images a priori non faites pour être montées est particulièrement sensible dans les cinétracts réalisés à partir de matériaux photographiques. Les cinétracts 7 et 12 par exemple sont tous deux construits sur un principe de montage dans l’image, et obéissent à un procédé qui consiste à dévoiler progressivement le contenu d’une photographie dans laquelle des fragments sont découpés, laquelle photographie n’est livrée dans sa totalité qu’à la fin de la séquence. Il n’est pas anodin que dans ces deux exemples, ce qui introduit à l’image, c’est un texte. Dans le premier, ce qui se signale d’emblée, c’est une possibilité de dire nous, un nous qui se met en question au moment même où il se glisse dans l’image. Le cinétract 7 dit en amorce :

nous passâmes de l’euphorie

à une grande déception

à de profonds tourments

Le cinétract 12 pour sa part, réalisé à partir d’une photographie prise le 14 mai 2015 au large des côtes thaïlandaises, est introduit par ces quelques mots :

retour volontaire

migration circulaire

séjour temporaire

régularisation

ces choses n’ont ni commencement ni fin

Dans les deux cas, les phrases inscrites sur un écran noir ouvrent sur une vue de visages pris dans leur propre détresse, dont on comprendra au fil de la séquence qu’ils appartiennent à un paysage de souffrance plus vaste, saisi par une seule et même photographie. Ce travail de découpe préalable, par quoi l’image peut entrer en relation avec elle-même, et révéler progressivement, séquentiellement, sa teneur d’ensemble par cette opération de montage dans l’image, c’est l’ouverture de sens inaugurale par le texte poétique qui le permet. Si l’image peut être montée, c’est parce que le texte a commencé de la montrer sous un certain jour. Le texte, en posant d’emblée l’image dans un certain sens, la soustrait d’emblée de son effet de saturation. C’est aussi ce geste qui rend fondamentalement possible la succession des 50 +1 épisodes des Films du monde, qui tous se ferment sur le même signe de ponctuation, des points de suspension, qui sont d’abord l’expression d’une parole qui touche à ses propres limites, mais aussi les marqueurs d’une discontinuité sans laquelle  il n’y aurait pas de montage possible.

4. L’événement de la parole poétique dans l’horizon du numérique

Ce que réalise la poésie numérique de Frank Smith tient techniquement à la possibilité qu’offrent les outils de création de faire coexister sur un même plan d’exécution, dans une même application logicielle, des médias de sources variées : mots, images et sons. Mais le trait essentiel de cette poétique n’est pas son caractère multimédia, même si celui-ci est très prégnant. Si le geste artistique de Frank Smith peut opérer les ouvertures que nous avons signalées, c’est bien plutôt parce qu’il est prioritairement un acte de parole.

La philosophie d’Henri Maldiney, qui doit beaucoup à la linguistique de Gustave Guillaume dans ses développements sur le langage, est sur ce point particulièrement éclairante. Pour Henri Maldiney, toute phrase implique un événement d’ouverture qui la rend possible. Mais une telle ouverture, la phrase elle-même peut seule la produire. En ce sens, toute phrase, même formulée négativement, est toujours fondamentalement l’expression d’un oui face à l’épreuve du réel :

Une phrase n’existe qu’à ouvrir sa propre possibilité pour répondre à la condition du moment. La transition de la langue à la parole ne se fait pas par simple engrenage. Nous sommes véritablement parlant (et non parlés) parce que l’espace du dire auquel nous avons accès ne nous est pas conditionné de l’extérieur, mais que nous avons ouverture à lui à même notre pouvoir, absolument propre, de prendre la parole [20].

Dans une telle pensée, même si ce vocabulaire n’est pas exactement celui dans lequel elle se formule à proprement parler, la fêlure, la fissure appartiennent à la possibilité même de la phrase en tant que telle, qui doit toujours faire irruption pour « répondre à la condition du moment ». La phrase est donc à elle-même sa propre ouverture, elle doit trouver en elle-même sa propre nécessité et les ressources de son propre surgissement. Produire une phrase, c’est prendre la parole. Prendre la parole, c’est créer les conditions de possibilité de la phrase. La phrase commence donc toujours par opérer l’ouverture qui la rend possible. En ce sens, elle est toujours un événement. Elle ne peut advenir sans faire à la fois l’épreuve d’une faille, entre le langage et la parole qui le fonde, et de son franchissement :

Nous sommes parlant dès la langue. Si la langue parle c’est qu’il existe entre elle et la parole un accord de fond ‒ que la plupart des linguistes s’accordent à occulter : la langue veut dire mais parce que la parole a déjà ouvert le dire. C’est pourquoi la faille qui est entre elles est ressentie comme une tension. Elle n’existe qu’à dessein de son franchissement [21].

À la différence de l’image, qui est toujours résultative, la phrase se tient donc nécessairement au lieu de sa propre origine. Un autre texte d’Henri Maldiney le formule dans des termes décisifs. Toute poésie, rappelle-t-il, est son propre fondement. Pour autant, il faut bien qu’elle prenne fond dans un langage d’ores et déjà constitué. Cette situation d’avoir à parler dans une langue qui existe déjà peut sembler mettre en péril la capacité de la poésie à se tenir dans l’espace de sa propre ouverture. Mais Henri Maldiney rappelle que ce n’est pas la langue constituée qui est à l’origine de la parole, mais la parole qui est à l’origine de la langue. Les conditions de possibilités linguistiques, matérielles, sensibles ne préexistent pas à l’événement de la phrase, car c’est cet événement même qui peut y ouvrir un accès. Autrement dit, la phrase poétique ne se réfère pas à la langue dans laquelle elle émerge comme à son fondement, mais comme à la base ou le milieu de son apparaître, qui ne devient disponible qu’avec elle. Son fondement véritable, c’est la parole, qui est une dimension de perpétuelle ouverture au monde qui est à dire :

Entre ce que la langue permet de dire et ce qui est à dire, il n’y a pas adéquation. C’est précisément cet écart qui nous fait parlant. La propriété de la langue qui permet la parole c’est son impropriété. Sans elle nous ne serions que des transcripteurs d’informations programmées, des terminaux d’ordinateurs. La parole ne peut constituer des effets (phrases) qui soient accordés aux potentialités de la situation, dont précisément le dire décide, qu’en réactualisant dans un je peux les unités de puissance de la langue que sont les mots [22].

Réactualiser les mots dans un je peux, c’est les placer dans cet état d’ouverture, c’est les rendre disponibles à nouveau pour dire ce qui est à dire, cette nécessité fut-elle inscrite dans la démesure d’une catastrophe imminente. Et le langage poétique ne fait jamais que mettre en lumière cette impropriété de la langue, qui oblige toute parole poétique à toujours franchir un écart entre ce qui est à dire et les mots dont nous disposons pour le dire.

Ce qui est dit ici des conditions de possibilités linguistiques de la phrase peut être appliqué, par extension, au contexte numérique d’apparition de la poésie de Frank Smith dans Les Films du monde. En effet, même reçue dans un environnement de programmation ou d’effectuation numérique, la phrase ne peut apparaître sans ouvrir radicalement l’espace où elle se tient, sans apporter une forme au programme qui a pour tâche de la réaliser, c’est-à-dire de s’informer. Le langage binaire offre peut-être, de ce point de vue, l’expression minimale de cet état d’ouverture constante du langage par la parole qui fonde sa prise de forme, auquel la poésie donne toute son amplitude existentielle. Une page au moins dans l’œuvre d’Henri Maldiney permet de le souligner :

Ce qu’on appelle binaire (de base 01) constitue en fait une structure, une contraposition de possibilités symétriques opposées (ouvert/fermé) également probables. Un ordinateur, dont le propre est précisément d’ordonner, ne peut le faire qu’après l’imposition d’une forme. Il est informé par la programmation d’une question dont l’unité de sens, véritable logos monadique, transposé en constellation de signifiants constitue un foyer déterminé et déterminant qui introduit, pour parler et penser grec, un pléon dans l’ápeiron, et, par là, pour parler moderne, une courbure, un état de moindre probabilité, dans l’isomorphisme de la structure – en l’articulant en systèmes [23].

Le langage binaire lui-même, qui est finalement la condition de possibilité technique d’une poésie numérique, n’est donc pas étranger à cette situation où se tient tout langage d’avoir à découvrir une faille en la franchissant, ou encore d’éprouver son ouverture à un illimité (ápeiron) devant lequel il se découvre en déployant des phrases qui d’une certaine façon donnent forme à cet horizon.

Cet excursus par la pensée d’Henri Maldiney nous permet peut-être de toucher du doigt ce qui traverse Les Films du monde de part en part. En s’achevant sur une interrogation sibylline – « pourquoi arrive-t-il ceci plutôt que cela ? » –  ce vaste panorama du monde contemporain s’achève sur un acte double, qui consiste à désigner un événement qui garde une part d’indétermination et à faire surgir le possible sur lequel il tranche mais qu’il n’en finit pas de nous adresser en advenant. Tout l’enjeu des Films du monde est ainsi d’introduire, par un langage poétique, des brèches dans un environnement visuel saturé, qui semble au premier abord ne nous laisser aucune place, et ce faisant, de trouver les ressources qui permettent à une poésie numérique de se formuler dans une épreuve du monde :

L’acte premier de l’homme parlant qui fait se lever l’aurore du langage, est d’articuler, dans une forme, son éveil au monde et à soi, c’est-à-dire sa présence à cette déchirure dans la trame de l’étant qu’on appelle un événement – déchirure hors du jour de laquelle rien ne saurait se pro-duire… pas même le Rien [24].

Ce que montrent Les Films du monde de Frank Smith, c’est qu’il est encore possible, dans un monde intégralement arraisonné par les technologies numériques, de se tenir dans cet aurore du langage, à la croisée de plusieurs régimes d’expression, et d’y provoquer des surrections d’images au sommet desquelles la parole poétique peut se dresser pour nous adresser les fragiles signaux de son propre engagement.

Doc. 6 – Teaser des Films du monde de Franck Smith [https://vimeo.com/267202630]

Notes

[1] Patrice Maniglier, « L’art numérique n’a pas eu lieu », artpress 2, n° 39, hiver 2015, « Les arts numériques, anthologie et perspectives ».

[2] Ibid.

[3] À l’exception notable de quelques cinétracts, comme le 16, le 32 ou le 36, qui évoquent des situations qui ont lieu tout le temps et partout, ou le 11, dont le contenu est quant à lui indexé de la manière suivante : « de nos jours sur la terre ».

[4]  Les films du monde, Cinétract 24, 01:04:58.

[5]  ex : 55’52, faire que l’image porte l’écho de la voix.

[6] Gilles Deleuze, Logique du sens, Paris, Minuit, 1969, p. 175.

[7] Les films du monde, Cinétract 24, 01:04:46.

[8] Les films du monde, Cinétract 23, 00:59:50.

[9] Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle, traduction de Jean Lacoste, Paris, Cerf, 2006, p. 224.

[10] Walter Benjamin, Brèves Ombres, dans Œuvres II, traduction de Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz et Pierre Rusch, Paris, Gallimard, 2000, p. 349.

[11] Jacques Rancière, Le destin des images, Paris, La Fabrique, 2003, p. 56.

[12]  Ibid.

[13] Voir par exemple les cinétracts 8 (images tournées à Gaza en Palestine), 20 (images tournées en Équateur après un séisme), 31 (images tournées à Homs en Syrie).

[14] Jean-Louis Comolli, Corps et cadre. Cinéma, éthique, politique, Paris, Verdier, 2012, p. 134

[15] Walter Benjamin, Expérience et pauvreté, dans Œuvres II, op. cit., p. 365.

[16]  Cinétract 12, 00:35:15.

[17] Jacques Aumont, Le montage, « la seule invention du cinéma », Paris, Vrin, 2015, p 100.

[18] La parataxe est un procédé syntaxique qui consiste à juxtaposer des propositions sans expliciter le sens de leur relation.

[19]  Jacques Rancière, Le destin des images, op. cit., p. 58.

[20] Henri Maldiney, Le vouloir dire de Francis Ponge, Fougères-La Versanne, Encre marine, 1993, p. 115.

[21]  Ibid. p. 116.

[22] Henri Maldiney, « Espace et poésie », dans L’art, l’éclair de l’être, Seyssel, Comp’act, 1993, p. 142.

[23] Henri Maldiney, Aîtres de la langue et demeures de la pensée, Paris, Seuil, 2012 (1975), p. 400.

[24] Henri Maldiney, « Espace et poésie », dans L’art, l’éclair de l’être, op. cit., p. 143.

Auteur

Rodolphe Olcèse, membre du Laboratoire CIEREC (université de Saint-Étienne), a soutenu en novembre 2018 une thèse menée sous la direction de Danièle Méaux, intitulée L’archive, une puissance de nouveauté dans la pratique contemporaine de l’image en mouvement. Après des études de philosophie, a développé des activités de réalisation et de production cinématographiques, ainsi qu’une activité d’écriture autour du cinéma, pour des revues comme Bref magazineartpress2 ou Turbulence Vidéo. Depuis 2013, co-anime A bras le corps, une plateforme éditoriale consacrée à la création contemporaine (http://www.abraslecorps.com).

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FINAMOR, trobairitz numérique : écriture collective sur forum


Cet article étudie comment une communauté de poètes en ligne, implantée sur un forum d’écriture généraliste, Jeunes Écrivains, a mis en place depuis mars 2018 une œuvre poétique dispositive à même d’interroger les modalités d’une poétique forum. Cette œuvre est un compte collectif, FINAMOR, qui réinjecte un imaginaire courtois médiéval sur une plateforme du Web statique tout en énonçant une règle du jeu minimale : ne sont écrits que des poèmes d’amour ou d’amitié, ni explicitement signés, ni explicitement adressés. FINAMOR met en scène une auctorialité numérique, écrit des poèmes qui peuvent être lus par la communauté comme les textes à clef d’une enquête collective ; il interroge la poétique du topic de forum en le rendant à sa fonction polylogale, et permet enfin d’interroger les filiations artistiques des membres par un processus d’appropriation créative et collective. Tous ces éléments en font une œuvre poétique numérique à part entière.

This paper shows how an online community of poets, established on a generalist writing forum, Jeunes Écrivains, put in place from march 2018 a poetic artwork able to question the conditions of forum poetics. This artwork is a collective account, FINAMOR, which injects a courteous and medieval imaginary on a platform of the static web while enunciating a minimum game rule: one has to write love or friendship poems on a single thread without signing or addressing it. FINAMOR stages its digital authorship, writes poems which can be read by the community as key texts in a collective investigation; it thereby interrogates the dynamics of online forum’s thread by returning it to its polylogal function, and at last allows to ask the members’s artistic affiliations with a process of creative and collective appropriation. All these elements make it a digital artwork in its own right.


Texte intégral

Sur le forum Jeunes Écrivains [1], une communauté de poètes et poétesses expérimente depuis le mois de mars 2018 un dispositif poétique original, FINAMOR. Il s’agit d’un compte collectif et communautaire dont le mot de passe est accessible à tous les membres inscrits. Son fonctionnement prend pour départ une règle du jeu minimale : toute contribution postée par FINAMOR doit consister en un poème d’amour ou d’amitié, sur un fil unique et ne contenant de mention explicite ni du nom du scriptor [2] ni de celui du (ou des) destinataire(s). Ce dispositif a peu à peu été investi par les poètes du forum qui ont cherché à en révéler tout le potentiel en le jouant. C’est donc l’hétéronyme superlatif d’une communauté de poètes et poétesses en ligne ; tout à la fois œuvre collective ouverte, poème numérique et conversion d’un imaginaire médiéval courtois à la culture geek. Mais c’est surtout, en tant qu’œuvre processuelle ancrée dans un écosystème forum et que fiction d’auteur collectivement racontée, la manière la plus éclatante qu’a choisie la communauté implantée sur le forum Jeunes Écrivains pour proposer un outil heuristique à même d’interroger les conditions de création qui sont les siennes.

FINAMOR agit à la manière d’une loupe ou d’un révélateur : il exploite à plein tous les éléments d’une poétique forum [3] et fonctionne comme un formidable outil heuristique en nous les révélant. FINAMOR n’invente rien, sur le forum : il ne fait que reprendre et concentrer toutes les pratiques quotidiennes des usagers de la plateforme, pour nous défamiliariser d’avec leur évidence. Ce dispositif appartient à la troisième vague de la littérature électronique telle que la définit Leonardo Flores dans une conférence donnée à Bergen en 2018 : il adopte des interfaces qui lui préexistent, l’originalité ne lui est plus essentielle et il se construit à partir de formes existantes. Pendant des décennies, le poète numérique devait mettre en valeur la composante technique de sa créativité et sa numératie pour constituer son autorité numérique. Depuis peu, des milliers de poètes amateurs n’envisagent même plus la question des trois couches de l’écriture numérique [4] lorsqu’ils investissent les réseaux sociaux ou les plateformes plus traditionnelles que sont blogs et forums. Ils n’en sont pas moins poètes numériques, puisque c’est par Internet et leur culture numérique qu’ils s’instituent auteurs [5]. On postulera pour ce faire qu’il est plusieurs manières d’écrire en ligne, de tirer parti du support numérique et de s’inscrire comme créateurs au sein d’un écosystème numérique. L’écriture sur forum qui, à première vue, peut sembler très proche des écritures de cénacles sur papier et pour le livre, pratiquée qu’elle est par des poètes à peu près analphabètes sur le plan du code, génère en réalité des formes et des œuvres à même d’interroger le lieu de leur édition, et d’en tirer parti.

FINAMOR se propose d’abord comme un hétéronyme [6] superlatif, fiction auctoriale incarnée par la collectivité ; cela permet une réflexion sur les tenants de l’identité auctoriale lorsqu’elle est d’abord numérique. Ses poèmes sont de véritables textes à clef et engagent une lecture contextuelle qui n’est que le reflet des pratiques lectoriales en vigueur dans la communauté. Il propose également une poétique détournée du topic de forum, en interrogeant la fonction polylogale qui lui est ordinairement dévolue ; enfin, il est le lieu d’élaboration d’une filiation poétique commune à travers un dialogue créatif.

1. Fonction ou fiction auctoriale : un hétéronyme superlatif

1.1. Poétique du profil

FINAMOR existe depuis le 1er mars 2018, 1h54 du matin. Poétesse nocturne dès son acte de naissance, elle vient au monde à travers la création d’un compte et d’une règle du jeu. Deux membres du forum en prennent l’initiative et remplissent les champs vacants du profil. Or, cette construction du profil offre à l’écrivain numérique « une scène où construire sa figure auctoriale [7]» et possède un « potentiel poétique [8]» grâce aux pratiques « de détournement ludique des connotations associées au fait numérique [9]».

De fait, FINAMOR est genrée au féminin : première entorse à l’imaginaire médiéval de l’amour courtois, dans lequel les trobairitz [10] occupent censément une place de second plan. Elle a 99 ans, âge canonique pour une poétesse médiévale, et son avatar représente une enluminure ambiguë : dans ce couple d’amoureux tendrement enlacés, qui de l’homme ou de la femme détient la parole poétique ?

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Doc. 1 ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR.

Ce brouillage est volontaire, comme peut l’être le choix de transfigurer l’expression occitane de fin’amor en FINAMOR, en toutes majuscules – on sait comme dans les chats et sur les forums, l’usage des majuscules est un marqueur de volume sonore élevé, ou de colère ; le préfixe fin est d’ailleurs un superlatif annonçant un parachèvement de l’amour, ici superlativé une seconde fois par les majuscules. Dans tous les cas, il s’agit d’une mise en forme expressive du discours, native de la culture numérique, qui n’est pas anodine au moment de choisir l’autonyme d’un compte courtois. On peut également noter l’effet de décalage entre la connotation courtoise et médiévale de l’imaginaire historique dans lequel se situe ce personnage, son éditorialisation sur une plateforme sociotechnique du Web statique, et les choix ironiques de mise en forme qui en appellent aux codes geek. Tous ces choix font sens dans le contexte qui est le leur : celui d’un forum réservé aux écrivains. Au sein de chaque communauté en ligne, la « représentation de l’utilisateur est une structuration d’informations dont le contenu est fonctionnel : donner des informations utiles aux usages locaux [11]» ; sur Jeunes Écrivains, les informations utiles relèvent de la mise en scène auctoriale : les positionnements générique et esthétique sont deux des critères locaux les plus significatifs. FINAMOR est d’emblée signalée, grâce à son seul opérateur autonyme [12], comme poétesse lyrique ; le détournement de l’imaginaire courtois et l’ambiguïté de l’énonciation, quant à eux, annoncent une mise à distance du personnage d’auteur ainsi créé, tout en poétisant le profilage de cet avatar fantomatique.

Mais FINAMOR ne serait rien sans la double règle du jeu qui fonde son existence, et figure le mode d’emploi de cette œuvre ouverte à tous ceux qui le désirent. Le premier post de son topic de textes mime tant bien que mal les usages en vigueur dans la communauté, en produisant tout d’abord un pacte de lecture-écriture :

Oh mes ami·es !

Si vous avez le cœur grand, si vous avez le cœur lourd, si vous avez le cœur plein d’un amour trop grand pour vous, empli d’une tendresse étrange et difficile à nommer, si vous êtes secrètement amoureux·se d’amour ou d’amitié de quelqu’un·e qui ne vous regarde pas ou qui vous regarde trop, qui ne vous lit pas, ou mal, qui vous aime aussi mais ne veut pas le dire, qui ne vous aime pas encore mais devrait vous aimer, ou qui vous aime et vous le dit bref si vous avez un message doux à faire passer à celle/celui pour qui vous vibrez (même amicalement, même platoniquement, nous ne sommes pas regardant sur vos vibrations) : ce sujet est fait pour vous.

L’énumération anaphorique des motivations des scripteurs potentiels, saturée du mot d’amour, souligne le brouillage volontaire qui préside à la prise en main du dispositif ; brouillage des intentions d’écriture, mais aussi brouillage énonciatif : FINAMOR déstabilise les ondes et reprend à son compte toutes les variations de l’intention lyrique.

Vient ensuite la règle du jeu, minimale et qui pourtant, à sa manière, agit comme une contrainte mécanique ou un programme informatique :

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Doc. 2 ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR.

Triple critère : ni nom d’énonciateur, ni nom d’énonciataire, et une contrainte thématique, celle de l’amour. FINAMOR n’est pas encore ici un personnage capable de prendre en charge la parole poétique, mais demeure un dispositif anonymisant (deux fois). C’est à l’investissement du dispositif par les membres que nous devons l’incarnation d’un véritable poète hétéronyme.

1.2. Une histoire collective

Si l’histoire peut se raconter à plusieurs, c’est d’abord parce qu’elle émane d’un imaginaire collectif propre à la communauté réunie sur la plateforme. Les biographèmes de FINAMOR n’émanent pas d’une narration assumée dans le cadre de sa présentation (inexistante), mais sont directement pris en charge au sein des poèmes et des indices biographiques qu’ils disséminent. À charge pour les scripteurs d’ordonner une cohérence biographique afin que la fiction de l’auteur en personnage puisse susciter l’adhésion des récepteurs de son œuvre ; il s’agit d’une forme d’écriture biographique collective dont la littérarité tient à la cohérence, à l’adéquation avec l’écosystème qui la voit naître et à son inventivité.

L’espace des commentaires est lui aussi l’occasion pour les membres du forum de mettre en scène le personnage de la poétesse ; drôle de métalepse narrative où la narratrice bien réelle, Loup Colette, s’invite doublement dans la fiction, par le biais d’outils techniques qui rendent indiscernable son existence de celle du faux compte, tout autant que par l’histoire qu’elle raconte. C’est cette tension qui travaille l’identité numérique du poète fictif : rien ne le distingue, techniquement, des autres membres dont le référent est réel ; toute sa matière pourtant est technodiscursive.

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Doc. 3 ‒ Capture d’écran du site FINAMOR.

 Mais de l’intérieur des poèmes, et malgré la pluralité des scripteurs, l’unique narrateur de l’histoire dit bien « je » ; et on remarquera non sans malice combien le procédé décale légèrement la vieille question théorique de la double énonciation. Le scripteur, chaque fois différent, confie bien à un même énonciateur lyrique sa parole amoureuse, lequel est distinct de lui. Les choses se compliquent lorsqu’on examine la manière dont les scripteurs investissent effectivement le « je » FINAMORien. On relèvera trois situations distinctes :

‒ FINAMOR comme masque : FINAMOR n’est utilisé que pour anonymiser un poème, et fonctionne à la manière d’un masque de carnaval. Dans ce premier cas, le « je lyrique » est assimilable à un membre du forum distinct de FINAMOR, grâce à des indices biographiques qui permettent de l’identifier. Dans l’exemple ci-dessous, l’utilisation du surnom « Claudine » identifie par contrecoup le scripteur, seul membre du forum à surnommer ainsi la récipiendaire. C’est le degré zéro de l’investissement scriptorial du dispositif, puisqu’il fait de FINAMOR un intermédiaire purement technique.

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Doc. 4 ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR.

  FINAMOR comme personnage distinct : tous les poèmes ne contenant ni biographèmes ni indices de l’identité du scripteur ou du destinataire sont par défaut des poèmes assumés par FINAMOR, comme sujet lyrique universel. Parmi eux, une sous-catégorie raffine le procédé en donnant des biographèmes assimilables à FINAMOR comme personnage, ou en introduisant la signature dans le corps du texte, comme c’est le cas ici :

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Doc. 5 ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR.

‒ FINAMOR comme énonciateur lyrique collectif : cette utilisation est apparue plus tardivement, comme si elle était le fruit d’un imaginaire de FINAMOR qui avait eu besoin de sédimenter pour donner aux scripteurs des idées plus raffinées du personnage. Ce chant d’amour à plusieurs voix se matérialise dans des textes où le « je lyrique » s’écrit en langue inclusive :

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Doc. 6 ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR.

 Ce texte travaille les ambiguïtés du dispositif : il se clôt sur la signature, devenue topique, d’un FINAMOR profilé d’une périphrase (ici, « Le premier cœur de tous » ; le 30 juillet 2018, « seule digne poétesse » ; le 30 septembre 2018, « seul-e parfait-e amour » ; plus tard, FINAMOR interviendra comme signature au beau milieu d’un poème en prose [13]). Doté du don d’ubiquité (par l’énumération des lieux du sommeil partagé), intouchable et pourtant donné à l’existence grâce à « un mot », « quelques vers », « quelques lignes », FINAMOR est ce fantôme de présence numérique qui se déplace dans un espace qui, rappelons-le, n’a d’existence que métaphorique ; il brode d’ailleurs autour de deux des métaphores spatiales les plus courantes pour en référer au numérique [14] : la métaphore stellaire (le tour du « ciel » et des « saisons ») et la métaphore maritime (les « cavernes humides » et le « déluge »).

D’autres poèmes encore prennent appui sur cet imaginaire collectif d’un FINAMOR comme sujet lyrique universel, ou tout du moins situé dans les limites de la communauté. Ce qu’écrivent les scripteurs du dispositif, c’est leur histoire collective comme poètes lyriques du Web 1.0, plus forts collectivement et sous le visage d’un troubadour érigé en symbole de toute une filiation, ininterrompue, de poètes et poétesses lyriques.

1.3. FINAMOR en sa vivance

Pour parachever l’identité numérique et l’illusion fictionnelle, manquent encore ce que Fanny Georges nomme les indices de vivance, et qui participent à la métaphore du flux : en effet, ceux-ci « donnent du mouvement à l’ensemble du système de représentation de l’utilisateur [15]». Deux types d’indices de vivance existent : les indices de présence et les indices chroniques. Sur un forum hébergé par forumactif, un des widgets présents en bas à gauche de la page d’accueil rend visibles les utilisateurs connectés : autant d’indices de présence. À chaque fois qu’un membre se connecte avec FINAMOR, il le rend métaphoriquement présent et disponible :

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Doc. 7 ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR : widget de connexion des membres, le 2 avril 2019 à 16h.

Deux types d’indices chroniques renforcent la fiction d’auteur FINAMORienne : la date et l’heure de ses publications, ainsi que son rythme de publication. Les membres du forum contribuent doublement à la légende nocturne qui entoure la poétesse : en postant effectivement ses poèmes dans la nuit (lorsqu’ils en sont scripteurs), et en commentant la teneur nocturne de l’aura de la poétesse :

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Doc. 8 ‒ Graphique des heures des contributions de FINAMOR.

 On voit sur ce graphique que presque la moitié des contributions de FINAMOR a été postée la nuit (entre 22 heures et 6 heures du matin), ce qui est une moyenne remarquablement haute relativement aux usages en vigueur dans la section poésie du forum. Cette légende est alimentée par les commentaires de membres :

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Doc. 9 ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR.

Moïra dévoile ici l’horizon d’attente développé par le dispositif, et le jeu scriptural aussi bien que lectorial qu’il engendre : poster la nuit, lire le matin. Les poètes amoureux sont insomniaques. Cette légende nocturne se construit d’ailleurs aussi de l’intérieur des textes postés par la poétesse, comme en témoigne ce nuage de mots généré via IRaMuTeQ à partir des plus fortes occurrences de noms, adverbes et adjectifs, entre la date de création de FINAMOR et le 10 mars 2019.

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Doc. 10 ‒ Occurrences de noms, adverbes, adjectifs dans le corpus de FINAMOR (généré par IRaMuTeQ).

Le mot « nuit » arrive en quatrième position avec 51 occurrences. Sur le schéma des cooccurrences, on le voit voisiner les mots « soir », « seul » et « poème », ce qui alimente bien l’imaginaire vivant d’une poétesse seule, dans la nuit, en posture d’écriture. Cette cohérence biographique donne de la densité au dispositif, grâce à l’intervention collective de tous les joueurs que sont les membres : FINAMOR est bien une fiction auctoriale qui se raconte grâce à des textes, des actions et un imaginaire, et assume ce faisant pleinement sa fonction auctoriale.

2. Jeux, enquêtes et textes à clef : comment lire en communauté

2.1. Jouer en ligne

Gaëlle Debeaux explore dans un article en ligne, « La littérature interactive : aux frontières du jeu vidéo [16]», les liens entretenus entre littérature et ludisme, et rappelle la définition du jeu donnée par l’historien Johan Huizinga :

Une action libre, sentie comme « fictive » et située en dehors de la vie courante, capable néanmoins d’absorber totalement le joueur ; une action dénuée de tout intérêt matériel et de toute utilité ; qui s’accomplit dans un temps et un espace expressément circonscrits, se déroule avec ordre selon des règles données et suscite dans la vie des relations de groupes s’entourant volontiers de mystère [17].

Elle explique que la notion de fiction est commune au jeu et à la littérature ; dans FINAMOR, il y a fusion entre la fiction de l’auteur en personnage et la littérarité du dispositif. L’univers de croyance auquel adhèrent les scripteurs et les lecteurs, dans ce temps et cet espace circonscrits évoqués par Huizinga, est ordonné par la règle précédemment évoquée et absorbe les passions de chacun des membres transformé en joueur. Dans la classification du jeu établie par Caillois [18], FINAMOR relève de la mimicry, ou simulacre, tradition qui recouvre aussi bien les jeux enfantins d’imitation que le théâtre et les diverses mystifications littéraires.

2.2. Hétéronymes convertis

FINAMOR n’est pas un cas isolé au sein de la communauté, bien qu’il soit l’incarnation superlative de l’hétéronymie littéraire lorsqu’elle emprunte le dispositif technique du double-compte [19]. On peut penser avec Milad Doueihi que les objets et concepts culturels prénumériques sont convertis par la pervasivité du numérique ; ce discours de la continuité prend sens lorsqu’on se penche sur ce que devient la vieille habitude de l’hétéronymie littéraire dans l’écosystème du forum.

L’hétéronyme, c’est ce « nom donné (ou prêté) par le scriptor à un autre imaginaire [20]», et dont l’existence est confortée par l’« invention d’une biographie, la constitution d’un “portrait de caractère”, la production de prétendus documents (manuscrits et iconographiques) [21]» ; personnage fictif d’auteur, l’hétéronyme s’insère naturellement dans le cadre des mystifications littéraires, ces « jeux de société fortement ritualisés [22]» où les dupes sont peu à peu rendus complices du procédé. Sur le forum Jeunes Écrivains, nombreux sont les double-comptes hétéronymes qui convertissent la vieille tradition des Bilitis et autres Adoré Floupette [23]. Ils s’appellent Svetlana, célestine!, DartyGascogne ou Acanthe, apparaissent puis disparaissent aussi soudainement, postent six ou sept poèmes, et sont agis par un, deux ou trois membres. Ils s’énoncent à la première personne et ne sont pas posthumes, comme l’étaient leurs ancêtres dont on retrouvait les cahiers dans des malles de brocante. Au sein de ce bouillonnement créatif d’identités fictives, FINAMOR ne relève de la mystification que dans la mesure où chacun persiste dans ce « faire comme si » qu’implique le jeu ; et tous persistent.

2.3. Des poèmes et leurs clefs

Les poèmes de FINAMOR, pour un certain nombre d’entre eux, fonctionnent comme textes à clef et entraînent une lecture contextuelle ; les micro-événements qui font le liant de la communauté et les relations qui unissent les membres les uns aux autres sont le ferment d’une créativité impure, puisque située. Quand Michel Murat affirme à propos du roman à clef :

Regarder du dedans vers le dehors, regarder du dehors vers le dedans, c’est faire communiquer la littérature et le monde réel : le lecteur trouve son intérêt dans l’une et dans l’autre. Il y a bien quelque chose de romanesque à penser que les clés du monde – ou les dessous des cartes – sont données dans un livre [24].

il pointe du doigt le plaisir mêlé que nous éprouvons lorsque nos lectures deviennent des quêtes d’indices au sein d’enquêtes liées au monde littéraire. Ce plaisir, finalement romanesque, serait-il moins honteux qu’on ne croit ? Et la poésie amoureuse n’a-t-elle pas été pour large part une poésie adressée à des référents réels, dont les biographes nous donnent les clefs ?

Les scripteurs de FINAMOR respectent scrupuleusement l’interdiction qui leur est faite, bien sûr, de mentionner le nom du destinataire du poème ; cette règle s’inscrit dans la tradition des contraintes formelles, si fécondes dans les avant-gardes poétiques du XXe, et devient la source de toutes les expérimentations des scripteurs tout en générant des intervalles de liberté diversement saisis dans le cadre de poèmes à clef plus ou moins transparents. Ces poèmes, souvent d’amitié, reposent sur quelques procédés explorés à mesure du temps :

‒ le surnom ou l’initialisme : le destinataire n’est que recouvert d’un masque par l’altération ou la modification de son nom. On se situe à la limite de la transgression de la règle, comme ici :

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Doc. 11 ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR.

‒ l’insertion d’éléments biographiques, comme dans cette scène de rencontre, où la teneur narrative l’emporte afin de matérialiser un souvenir partagé :

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Doc. 12 ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR.

‒ la référence à d’autres poèmes du fil. Dans ce cas-limite, la clef du poème ne se situe plus hors du forum comme espace, mais dans la stricte enceinte du topic de poèmes. Dans cette relation intertextuelle, c’est l’hypotexte qui fournit les clefs nécessaires à la compréhension de l’hypertexte[25]. Cette relation est souvent médiatisée par une adresse explicite, non plus à une personne nommée mais au poème hypotextuel, comme c’est le cas ici, au travers d’un référencement chronique :

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Doc. 13 ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR.

Ou là, en utilisant le positionnement des poèmes les uns par rapport aux autres dans le déroulé du topic :

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Doc. 14 ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR.

Tout lecteur de FINAMOR le lit dans l’espérance de se reconnaître comme le destinataire de la parole poétique. Plusieurs poèmes s’amusent de cette attente et la mettent au carré, comme le font trois poèmes d’horoscope parus entre le 8 octobre et le 3 novembre 2018 :

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Doc. 15 ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR.

Le lecteur d’horoscope peut facilement se reconnaître dans le vague de l’adresse et des prédictions, suffisamment ambiguës pour concorder avec un éventail de situations et de personnalités. L’adresse amoureuse, dans sa composante lyrique, ne fait pas autrement, et rares sont les poèmes d’amour à dresser un portrait du destinataire suffisamment explicite pour être exclusif. FINAMOR ici se moque de l’espoir naïf du lecteur d’horoscope ou de poésie amoureuse ; et le fait en évoquant ce fil d’Ariane qui nous mène à travers les labyrinthes métaphoriques de la lecture poétique comme enquête. Il n’est pas jusqu’à ces poissons qui dans le sommeil « trouvent des poèmes tendres à vous chanter / à l’oreille » qui ne mettent la puce à l’oreille ; quelle meilleure incarnation de la parole amoureuse, lorsqu’elle est tenue cachée ?

Ce petit jeu n’est d’ailleurs pas réservé aux seuls poèmes ; il faut que les lecteurs entrent en scène pour que la mystification prenne corps, comme le fait art.hrite en feignant de se découvrir seul bénéficiaire de tous les poèmes, pastichant discrètement l’érotomanie lectoriale :

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Doc. 16 ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR.

Tous ces éléments appellent une lecture collective et sociale des textes, qui n’ont de sens que pris dans leur contexte d’insertion. Le forum comme atelier suppose une créativité située, processuelle et dépendante des interactions qui donnent chair à l’espace du site : en ce sens FINAMOR ne fait qu’amplifier une tendance lectoriale déjà à l’œuvre dans cette communauté de poètes et poétesses fortement cénaculaire, où les liens affectifs se font jour dans toutes les interactions, fussent-elles de réception des textes.

3. Poétique du topic de forum

3.1. Produsage et technoformes de discours

Partons de quelques points théoriques : comme le rappelle Marie-Anne Paveau dans son Analyse du discours numérique, les CMS [26] jouent un rôle prescriptif en imposant des formats où doivent s’inscrire les discours de leurs utilisateurs. Cependant, dans les écosystèmes numériques, la technologie ne se contente pas d’agir en support : elle est aussi une « donnée négociable et flexible que les usagers peuvent s’approprier, investir d’un sens social [27] ». On peut parler de produsage [28] lorsque l’usager de la plateforme devient producteur à son tour de formes discursives qui n’étaient pas prévues par les concepteurs de la plateforme (l’exemple canonique étant celui du hashtag sur Twitter, d’abord produsé par un utilisateur, repris par de nombreux autres, puis intégré techniquement à la plateforme par ses concepteurs).

Le topic de forum, en tant qu’il s’agit d’une forme discursive prévue par les CMS de forumactif [29], a pour vocation d’accueillir des discussions écrites à plusieurs – ou polylogues. Ces discussions à plus de deux interlocuteurs et par écrit sont d’ailleurs natives des environnements numériques. Lorsque les membres d’un forum d’écriture utilisent un topic de forum à la manière, métaphoriquement, d’un recueil ou d’un livre, ils produsent un nouveau technogenre de discours [30] : ils en deviennent en effet le seul énonciateur et détournent l’usage conversationnel et polylogal prévu pour les topics de forum. Un technogenre, tout comme un genre littéraire traditionnel, est « issu d’un ensemble de normes collectives [31]» qui stabilisent sa forme ; le topic de forum consacré aux textes d’un unique auteur, sur le forum Jeunes Écrivains, implique donc une mise en forme particulière produsée par la communauté.

Les romanciers de la plateforme ont par exemple stabilisé le premier post de tout topic consacré à un roman, à tel point que la norme est devenue prescriptive (contenue dans le règlement de la section romans, et donc obligatoire pour tout nouveau membre). En voici un exemple :

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Doc. 17 ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR.

 Ce véritable seuil du texte [32], au sens genettien du terme, permet une inscription éditoriale du roman, si l’on accepte que la communauté génère ses propres normes en la matière ; ici, Aomphalos ne s’autoédite pas strictement puisqu’il se soumet au produsage collectif de la plateforme. Les informations nécessaires à l’édition du texte ne recouvrent pas complètement les seuils du texte dans le monde de l’imprimé ; citons quelques différences : nul besoin de mentionner le nom de l’auteur, puisque chaque post de forum se constitue d’une petite fenêtre où apparaissent, à gauche, les opérateurs autonymes de ce dernier : l’énonciation est déjà prise en charge de manière explicite par le formatage de la plateforme, en rattachant chaque post à l’identité de son auteur (Étienne Candel et Gustavo Gomez-Mejia parlent quant à eux d’une « industrialisation du processus d’auctorialisation des textes [33]»). On signale l’état d’avancement du texte, puisqu’il n’est ni clos ni achevé. On relie le topic du roman à celui des commentaires, par le biais d’un lien hypertexte bleu. Toutes ces fonctions éditoriales prennent sens grâce aux usages et aux besoins de la communauté.

3.2. Produser la poésie

Les pratiques des poètes en matière de seuils du texte sont plus lâches et moins fixées. Si tout premier post propose bien un lien vers le topic de commentaires, le reste est en revanche laissé à l’avenant du poète. Deux grandes tendances se dégagent toutefois :

‒ celle des pactes de lecture, comme ici :

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Doc. 18 ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR.

‒ la tendance minimaliste, où le post se compose d’un simple lien vers les commentaires :

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Doc. 19 ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR.

La suite des topics se compose de posts non hiérarchisés et non différenciés par les CMS, distribués sur plusieurs pages (on dénombre quinze posts par page, soit potentiellement quinze textes). Chaque post est une unité séparée du tout que constitue le topic (lui-même coupé par la pagination). En effet, chaque post, formellement, figure une petite boîte accueillant un texte, et pris en charge par l’énonciation du profil qui le complète sur la gauche ; cette structuration invite à une fragmentation du texte pour ne pas rompre l’immersion dans le dispositif. Certains écrivains du forum, et parmi eux les romanciers qui se plient à des conventions formelles préexistantes (le chapitrage, section longue de texte), ignorent les ruptures induites par chaque post et fragmentent par exemple un même chapitre de leur texte sur plusieurs posts : leurs textes ont vocation à être remédiatisés en livres.

Ce problème ne se pose pas de la même façon aux poètes qui se placent dans une tradition du texte court (la poésie ayant depuis longtemps abandonné, hormis quelques hapax notables, ses longues épopées) ; les posts accompagnent organiquement la fragmentation entre plusieurs poèmes, et deviennent le support non transparent de leur écriture. On ne pourrait comparer cette fragmentation à la pagination du livre, qui, de supporter la diversité des éditions et mises en page d’un même texte, ne charge pas de sens l’appartenance d’un fragment de texte à une même unité paginale (exception faite de quelques recueils poétiques novateurs en leur temps).

La poétique du topic produsé par les poètes du forum repose donc sur une fragmentation d’éléments hétérogènes, les posts, qui pourtant se répondent dans l’unité du fil ; cette appréhension n’est bien sûr pas systématiquement utilisée par les poètes, bien qu’avec le temps, la part de topics correspondant à des projets unifiés aille s’accroissant. La manière dont cette hétérogénéité se manifeste repose souvent sur une diversité médiatique : une photographie, un texte de vers libre, une boîte Soundcloud pour une chanson, se juxtaposent par effet de collage et se répondent dans le tout unifié du topic. Le topic de forum peut être vécu comme une contrainte éditoriale plutôt rigide, d’autant qu’elle n’est pas conçue pour l’édition et la structuration de textes littéraires ; mais elle est investie par les membres de significations et d’usages nouveaux, où l’on peut dire que ces technogenres de discours sont bien une coproduction humaine et technique ; ils invitent à repenser fragmentation et unification du projet littéraire.

3.3. FINAMOR en son topic

FINAMOR n’exploite pas cette hétérogénéité médiatique, mais le même type de rapport existe cependant entre les posts qui composent son fil : on peut parler, grâce à la diversité des contributeurs, d’une hétérogénéité stylistique, thématique et énonciative. Mais cette hétérogénéité, plutôt naturelle dans le cadre d’un projet collectif au sein duquel les textes pris individuellement ne sont pas écrits à plusieurs, se double de jeux d’échos et de renvois, qui réinstaurent une forme de polylogue dans le topic. Là où les écrivains du forum avaient produsé des topics qui bannissaient cette forme de conversation, FINAMOR réintroduit dans la section bibliothèque du forum la possibilité d’une dialogue entre textes. Nous avons déjà abordé le topos de la signature et les poèmes hypertextuels. Existent aussi les reprises et modulations d’images poétiques ; le 1 décembre 2018, FINAMOR insère dans un poème : « vous parlez si bien de mon buisson d’aubépine », et le 4 janvier 2019, dans un autre : « c’est une adorable personne qui a dans son jardin un buisson d’aubépine ». Ce motif est d’ailleurs une réponse au topic « Orbes » de chien-dent, où il est installé parmi d’autres objets de rituel :

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Doc. 20  ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR.

Ces jeux sont fréquents, et forment souvent des liens d’intertextualité avec d’autres textes du forum, comme lorsque ce même texte du 1er décembre rappelle qu’« on dit que Clément est le plus élégant des tueurs d’oiseaux » ; Clément, c’est le personnage d’un roman éponyme, écrit sur le forum de 2014 à 2016 [34], puis plagié sur le forum depuis 2018 [35], et qui y fut la première grande expérience d’écriture collective développant un unique topic. Il n’est pas anodin de voir des jeux d’échos entre les deux projets.

C’est à partir du 29 juillet 2018 que s’enclenche un véritable polylogue poétique, prenant pour point d’appui un poème lyrique très classique dans sa situation d’énonciation : un énonciateur masculin hétérosexuel déclare sa flamme à une destinataire féminine, à l’aide de force métaphores convenues. Les cheveux de la muse, « amie grave et légère », sentaient « la menthe fraiche et la nuée d’orage » tandis que, marqueur temporel, « le tonnerre redessinait la carte du ciel » ; la femme dansait « une Valse de Shostakovich en descendant du lit ». Tout cela enveloppe la situation de brumes romantico-surréalisantes qu’un poème posté la nuit suivante vient dissoudre en les aplanissant :

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Doc. 21 ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR.

Chacune des métaphores utilisées par le premier énonciateur est ici littéralisée puis aplanie, par l’insertion d’objets du quotidien peu tolérés par la lyrique mise en place par le premier : petit marseillais mais aussi « lose yourself d’Eminem » plutôt qu’une valse de Shostakovitch. La muse objectivée assure son droit de réponse, en s’instituant poétesse : le dispositif technique pallie un des grands manques de l’Histoire littéraire. Le désir hétérosexuel masculin comme « unique figure de la création [36] », qui réservait « aux amantes des rôles de faire-valoir, de support du fantasme ou du désir, pour lesquels toute peinture d’une quelconque intériorité s’avér[ait] superflue [37] », est ici retourné grâce à la fonction polylogale du topic. Ce qui transforme ce dialogue muse-amant en polylogue, c’est la curieuse intrusion du lecteur comme poète, qui lui aussi brise une des barrières invisibles de l’énonciation poétique :

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Doc. 22 ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR.

Le lecteur s’insinue jusque dans la diégèse poétique ; ce n’est pas là une attitude inédite sur le forum, où nombre de retours sur les poèmes s’effectuent sous forme de textes poétiques à fonction critique, voire corrective. Le topic prolonge cette conversation sur sept poèmes, et rend compte de la complexité de l’intrication des systèmes d’adresse et de réponse sur les topics polylogaux de forum, où les citations de messages précédents viennent clarifier les choses, comme dans ce poème qui cite entre guillemets et en italiques un poème placé deux messages plus haut, mais qui pourtant est adressé à l’énonciateur d’un poème placé encore plus haut :

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Doc. 23 ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR.

Il s’agit là d’une manière joueuse et créative de rendre compte du réseau de relations scripto-techniques entre les messages d’un fil [38], dont la lisibilité s’avère quelquefois complexe du fait de l’intrication des discussions ; en effet, les polylogues de forums sont composés de messages souvent longs, non hiérarchisés (quand par exemple la plupart des plateformes du Web 2.0. incitent à la brièveté des messages et permettent une différenciation de plusieurs niveaux de conversation, par le biais du sous-sous-commentaire sur Facebook par exemple). Les membres pallient ce problème grâce à des citations et références aux messages antérieurs.

4. Héritage et ludisme : au carrefour des cultures geek et lettrées

4.1. La fin’amor convertie

On pourrait penser que le choix d’un costume de troubadour n’est qu’un clin d’œil lettré sans réelle consistance, il s’avère toutefois que la fin’amor médiévale envahit les usages jusqu’à les convertir à son image. En effet, dans l’idéal de corteizie né dans les cours occitanes du XIIe siècle, l’une des valeurs clef est la solaz, ce divertissement qu’on met en œuvre par la capacité à vivre en contexte courtois, avec politesse, en menant une conversation agréable et dans le respect d’autrui [39]. Ce polissage des rapports n’est pas sans rappeler l’injonction qui est faite aux lecteurs de FINAMOR : « Il y a des commentaires, mais on ne juge ni le style ni rien ici : on dit juste “c’est mignon, c’est beau, merci beaucoup, je suis tout·e troublé·e, voyons-nous demain, je t’aime aussi d’amour tendre, buvons-nous un thé” ou des trucs comme ça. » Au sein de l’espace du forum, la critique n’est pas tendre, et c’est bien un portrait en négatif de la critique ordinaire que dessinent ces interdits. L’espace des commentaires de FINAMOR fait figure d’îlot de douceur et d’aménité, et la lecture comme les commentaires de ses textes forment une véritable parenthèse courtoise dans le jeu des interactions ordinaires. La rhétorique courtoise est donc prise en charge par les lecteurs :

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Doc. 24 ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR.

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Doc. 25 ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR.

Lire les pages de commentaires peut même s’avérer lassant ; quand les lecteurs ne s’exclament pas devant la beauté des poèmes, ils se disent touchés, ou feignent d’être les récipiendaires des poèmes. FINAMOR vient même leur répondre :

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Doc. 26 ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR.

4.2. Pacifier nos héritages : la réception des amateurs

FINAMOR, on commence à l’entrevoir, est le lieu d’une mise en scène de la « réception créatrice [40] » pratiquée par les poètes en tant qu’ils sont d’abord lecteurs. Patrice Flichy parle de pratiques de « réception-réinvention de la culture », qui font du lecteur ou du fan un acteur de la réception, ainsi qu’un médiateur à part entière. Ce geste de réception n’est pas simplement ludique : il possède également une fonction critique, voire corrective. « Refaire, c’est le mot qui désigne le geste critique du créateur [41] », et les jeunes poètes du forum refont les scènes de l’Histoire littéraire, réattribuent les rôles, et ce faisant interrogent la manière dont notre héritage littéraire nous est transmis et l’imaginaire genré qu’il véhicule.

L’avatar de FINAMOR est ambigu : dans ce couple enlacé, on ne peut fermement déterminer qui de l’homme ou de la femme est le poète ; le dispositif est, à contre-courant des représentations usuelles, genré au féminin. Une bataille sourde se fait œuvre dans la signature de chacun des poèmes de FINAMOR : œuvre féminine ou masculine, que ce chant lyrique trompeusement universel ? Ce débat se résout parfois, comme ici, par l’écriture inclusive :

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Doc. 27 ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR.

Mais c’est surtout par la réactivation ludique d’un imaginaire lesbophile et saphique que s’affirme le plus nettement cette volonté de faire de ce lyrisme universel un lyrisme au féminin :

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Doc. 28 ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR.

Cardenio, c’est le personnage qui, dans Don Quichotte, figure le paroxysme de la folie amoureuse, et donc d’une certaine idée de l’amour savamment entretenue par la poésie lyrique masculine. Ce poème fait suite au polylogue décrit précédemment, et propose à l’énonciatrice du second poème une échappée constructive : si l’amour hétérosexuel ne mène qu’à la possibilité d’une poésie toute faite de métaphores, où la répartie féminine est inexistante, réactivons d’autres imaginaires historiques, lesbiens, à la source eux aussi du lyrisme occidental. On peut voir en Myrto la Myrtocleia du roman de Pierre Louÿs, Aphrodite. La jeune Myrto y forme en effet avec Rhodis un couple lesbien d’artistes ; elle est chanteuse quand Rhodis joue de la flûte. Lesbos désigne par métonymie son illustre poétesse, Sappho, et refonde les sources du lyrisme au sein d’une voix de femme.

Tous les groupes d’écrivains génèrent leur propre canon, et leur propre lecture de l’histoire littéraire au prisme de postulats esthétiques et idéologiques. FINAMOR semble le dispositif ludique le plus à même de jouer ce rôle au sein d’une communauté où les questions d’héritage culturel et de féminisme sont largement débattues, et où l’appariement sélectif des membres procède par affinités culturelles, génériques et esthétiques. Le canon formé par les poètes du forum fait la part belle à une lyrique féminine : Tsvetaeva, Akhmatova, mais aussi Dickinson ou Pizarnik, irriguent la créativité des membres tout en fondant un devenir-autrice et un devenir-poétesse réconciliés avec leurs filiations.

FINAMOR relève donc bien d’une esthétique processuelle ; il révèle le fonctionnement de l’écosystème numérique qui l’a vu naître à travers un jeu collectif et communautaire. Cette expérience poétique participative demande l’implication de chacun pour être vécue comme expérience esthétique. Il s’agit aussi, peut-être et à sa manière, d’une réponse originale aux soupçons qui pèsent sur le lyrisme poétique à l’heure postmoderne ; on convertit l’imaginaire courtois aux codes de la culture numérique la plus contemporaine, et ce faisant, on mêle deux mondes hétérogènes grâce au ludisme inhérent aux communautés 2.0.

Notes

[1] Créée en 2005 par quelques adolescents écrivant de la fantasy, cette plateforme hébergée par forum actif est aujourd’hui consacrée à l’écriture généraliste (romans, nouvelles, poésie et miscellanées). Depuis sa création, plus de 20 000 comptes y ont été enregistrés, pour deux ou trois centaines de membres régulièrement actifs actuellement. Divers affichages, arborescences et équipes d’administration se sont succédés, faisant de son histoire longue le théâtre d’évolutions marquées. Il s’agit du plus grand forum francophone consacré à l’écriture généraliste, à côté d’autres plateformes telles que Cocyclics, Vos Écrits ou Le Monde de l’Écriture. Pour une étude plus générale consacrée à ces forums, voir Julien Côté, « Les forums d’écriture francophones : rouages, membres et usages », mémoire de Maîtrise ès Arts, sous la direction d’Anthony Glinoer, Sherbrooke, Université de Sherbrooke, 2018.

[2] Les termes de scriptor, de mystification ou de supposition d’auteur renvoient tous à l’ouvrage de Jean-François Jeandillou, Esthétique de la mystification. Tactique et stratégie littéraires, Paris, Éditions de Minuit, 1994, auquel nous reprenons sa typologie des mystifications littéraires et la manière dont il aborde leur esthétique.

[3] Tout comme il existe une poétique propre aux sites et blogs d’écrivains, analysée par Gilles Bonnet dans Pour une poétique numériqueLittérature et internet, Paris, Hermann, 2017

[4] Code, architexte et texte.

[5] Nous reprenons et adaptons à la question de la poésie numérique les questions abordées par Servanne Monjour lors de sa conférence « La littérature numérique n’existe pas » donnée à Lille le 21 mars 2018.

[6] Personnage fictif d’auteur à l’existence duquel le scriptor tente de faire croire.

[7] Servanne Monjour, « Dibutade 2.0 : la “femme-auteur” à l’ère du numérique », Sens public, 2015.

[8] Ibid.

[9] Ibid.

[10] Trobairitz est la forme féminine de troubadour en langue d’oc.

[11] Fanny Georges, Identités virtuelles. Les profils utilisateur du Web 2.0, Paris, Questions théoriques, « L>P », 2010, p. 19.

[12] Il s’agit, toujours selon la terminologie mise en place par Fanny Georges, du nom et du signe graphique permettant l’identification d’un même utilisateur dans des contextes différents, et du fondement de la métaphore du Soi dans les espaces numériques.

[13] On voit ici une dispersion mémétique d’un procédé formel qui, en étant repris ludiquement par les différents scripteurs, se voit légèrement modifié à chaque occurence : c’est le fonctionnement du mème sur internet.

[14] Antonio A. Casilli, Les Liaisons numériques. Vers une nouvelle sociabilité ?, Paris, Seuil, 2010, p. 20.

[15] Fanny Georges, Identités virtuelles. Les profils utilisateur du Web 2.0op. cit., p. 160.

[16] https://acolitnum.hypotheses.org/351

[17] Johan Huizinga, Homo ludens. Essai sur la fonction sociale du jeu, Paris, Gallimard, 1951, p. 35.

[18] Roger Caillois, Les Jeux et les hommes. Le masque et le vertige, Gallimard, Paris, 1958.

[19] On appelle double-compte le second compte créé par le membre d’une communauté numérique, présenté comme distinct de son premier compte et de son identité civile ; ce dispositif technique est prohibé par la plupart des règlements de forums puisqu’il vient fragiliser l’identification des membres et les relations de confiance qui peuvent s’établir entre les membres d’une communauté numériquement constituée.

[20] Jean-François Jeandillou, Esthétique de la mystification. Tactique et stratégie littéraire, op. cit., p. 80.

[21] Ibid.

[22] Ibid. p. 12.

[23] Voir Jean-François Jeandillou, Supercheries littéraires : La vie et l’œuvre des auteurs supposés (nv éd. rev. et augm., Genèven Droz, 2001), où sont exposées ces mystifications.

[24] Michel Murat, Le Romanesque des lettres, Paris, Corti, « Les Essais », 2018, p. 132.

[25] Au sens où les entend Genette dans Palimpsestes : la relation d’hypertextualité se définit entre un texte A, l’hypertexte, et un texte B, l’hypotexte, qui lui est antérieur sans en être un commentaire.

[26] Système de gestion de contenu du site.

[27] Marie-Anne Paveau, L’analyse du discours numérique. Dictionnaire des formes et des pratiques, Paris, Hermann, « Cultures numériques », 2017, p. 264.

[28] Axel Bruns, « Produsage : A Working Definition », http://produsage.org/produsage, 31.12.2007.

[29] Forumactif héberge le forum Jeunes Écrivains.

[30] Il s’agit d’un « genre de discours doté d’une dimension composite, issue d’une co-constitution du langagier et du technologique » (Marie-Anne Paveau, op. cit., p. 300).

[31] Marie-Anne Paveau, op. cit., p. 295.

[32] Dans Seuils, Genette définit les seuils du texte comme les éléments paratextuels entourant le texte : nom de l’auteur, préfaces, notes…

[33] Étienne Candel & Gustavo Gomez-Mejia, « Écrire l’auteur : La pratique éditoriale comme construction socioculturelle de la littérarité des textes sur le Web », dans L’auteur en réseau, les réseaux de l’auteur, Sylvie Ducas & Oriane Deseilligny (dir.), Paris, Presses universitaires de Paris Ouest, « Orbis litterarum », 2013, p. 55.

[34] En ligne.

[35] En ligne.

[36] Yasmina Foehr-Janssens, La jeune fille et l’amour. Pour une poétique courtoise de l’évasion, Genève, Librairie Droz, « Publications romanes et françaises », 2010, p. 22.

[37] Ibid. p. 14.

[38] Valérie Beaudouin, « Forums en ligne : des espaces de co-production de la connaissance et du lien social », dans L’ordinaire d’internet : Le web dans nos pratiques et relations sociales, Éric Dagiral & Olivier Martin (dir.), Paris, Armand Colin, 2016, p. 209.

[39] Adeline Richard-Duperray, L’amour courtois. Une notion à redéfinir, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, « 1… », 2017, p. 9.

[40] Patrice Flichy, Le Sacre de l’amateur. Sociologie des passions ordinaires à l’ère numérique, Paris, Seuil, 2010, p. 13.

[41] Michel Murat, op. cit., p. 65.

Auteur

Marie-Anaïs Guégan est doctorante-contractuelle au sein du laboratoire MARGE de l’Université Lyon 3. Elle effectue une thèse, sous la direction de Gilles Bonnet, qui se donne pour objectif d’élaborer une poétique numérique adaptée aux forums d’écriture. Son travail de master comparait les formes de sociabilité à l’œuvre sur ces plateformes numériques aux cénacles d’écrivains du XXe siècle.

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