Entre saturation et surrection visuelle : la parole poétique comme événement dans Les Films du monde de Frank Smith


Avec Les Films du monde, Frank Smith interroge les conditions de possibilité d’une expression poétique dans un environnement médiatique et numérique qui en proscrit l’idée. Cet article se propose d’analyser le geste à l’œuvre dans cette série indissociablement filmique et poétique. La poésie se formule conjointement en phrases et en images, et se comprend en amont de toute opération technique comme une forme de montage, dont le premier acte consiste à ouvrir radicalement des images empruntées à des plateformes de partage saturées d’information, pour en faire le lieu d’expression d’un possible.

In Films du monde, Frank Smith addresses the conditions of possibility of a poetical expression in a digital media environment that seems to refuse it. This article aims to expose the gesture operating in this cinematographic and poetical serie. Poetry takes the form of both words and images. As an editing gesture this specific poetry consists in radically enhancing images found on streaming platforms like YouTube and transforms them in a genuine expression of the possibility of an event.


Texte intégral

Comment concilier le caractère libre et gratuit selon lequel se déploie spontanément l’activité poétique, avec la dimension programmatique et séquentielle des technologies numériques, où rien ne peut advenir que ce à quoi les machines auront été préalablement accordées ? Poésie et technologies numériques ne sont-ils pas deux régimes d’expression ou de reprise du réel au plus loin l’un de l’autre ? Répondre par l’affirmative à la question procède peut-être d’une mécompréhension ou d’une surdétermination de ce que l’on appelle communément « le numérique ».

Dans un article au titre volontairement provocateur : « L’art numérique n’a pas eu lieu », Patrice Maniglier cherche à défaire une équivoque, qui consiste à considérer le numérique comme un espace technique particulier, lequel permettrait de distinguer parmi les pratiques artistiques celles qui relèvent du numérique et celles qui lui sont étrangères. Toute pratique est potentiellement numérique, donne à penser l’auteur, car le numérique est devenu un horizon possible de toute réalité :

Le numérique n’est pas une région particulière de la réalité : c’est l’horizon dans lequel toute la réalité peut être réinterprétée. Ce n’est pas une sous-partie de l’étant, mais une proposition d’être […]. Rien n’est en soi numérique, mais tout peut le devenir – ou, du moins, il est impossible de dire a priori que quelque chose ne peut pas le devenir [1].

Et rien n’empêche de penser la poésie comme geste à même de se déployer dans un tel horizon.

Mais ceci étant posé, il convient de préciser ce que devient le geste poétique quand il s’inscrit dans une telle dimension « virtuellement toujours ouverte [2] », comme y invite encore Patrice Maniglier. Envisager une poésie numérique, c’est donc réinterroger le comment du geste poétique en contexte contemporain. Qu’arrive-t-il à la poésie, mais aussi que nous arrive-t-il par la poésie, quand celle-ci veut se traduire dans l’horizon du numérique ? Avec Les Films du monde, Frank Smith tente une réponse en acte à cette question vertigineuse. Le numérique est présent à l’écriture qui s’y déploie, non seulement comme outil, mais aussi comme moyen pour elle d’accéder au monde qu’elle cherche à dire.

1. Retrouver le sens de la fêlure

Les Films du monde est une série de cinétracts (au nombre de 50 + 1) réalisés suivant un dispositif systématique : un numéro, une date et un lieu [3] marquent un épisode, sinon un événement, qu’une séquence vidéo de quelques minutes et de courts textes entrant en collision avec elle cherchent à circonscrire. « Un événement est ce qui vient de se passer / et ce qui va se passer / jamais ce qui passe » dit Frank Smith [4]. Si l’image ne peut venir qu’après coup documenter une situation, un événement qui vient de se passer, l’écriture peut quant à elle tenter de dire ce qui n’est pas encore arrivé, ou ce qui ne s’est pas encore manifesté dans ce qui est arrivé. Écrites sur un écran noir ou lues en off, parfois selon un principe de redoublement de la voix par l’écrit [5], les phrases sont nécessaires pour donner à voir ce qui, dans les événements et ruptures qui émaillent la série des Films du monde, n’a pas encore eu lieu, ou dont le sens intime reste attaché à l’événement, mais y demeure à l’état latent. « L’événement n’est pas ce qui arrive (accident) », écrit en ce sens Gilles Deleuze, « il est dans ce qui arrive le pur exprimé qui nous fait signe et nous attend [6] ». Comme le nom propre de ce jeune homme, Pateh Sabally, que rappelle le cinétract 24, suicidé par noyade dans la lagune de Venise le 22 janvier 2017, sous le regard indifférent, les plaisanteries et les insultes racistes de touristes italiens [7].

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Doc. 1 et 2 – Les Films du monde, Franck Smith, cinétract 24

Les Films du monde déplient ainsi une série de textes poétiques pour approcher quelque chose que des images numériques trouvées ici et là sur les réseaux sociaux ont imprimé, mais qui peine pourtant à se manifester. Par cette écriture multimédiale qui fraie à travers la masse étouffante d’informations que proposent les plateformes comme YouTube, il s’agit de retrouver la possibilité d’une sidération. Il appartient à la poésie d’opérer des fouilles dans cette matière visuelle qui nous inonde quotidiennement, selon une fréquence telle que nous finissons par ne plus la voir et par ne plus entendre la violence pourtant inhérente aux situations qu’elle documente souvent. Les images sont celles d’un monde en ruines, qui appelle une archéologie malgré son caractère extrêmement contemporain :

Chercher concerne essentiellement les signes. Chercher, c’est d’abord considérer une matière, un objet, un être, comme s’ils émettaient des signes à déchiffrer, à interpréter. Il n’y a pas d’enquêteur qui ne soit l’égyptologue de quelque chose [8].

Ce quelque chose que cherche à déchiffrer Frank Smith, c’est un monde disparu dans l’excès même de ses manifestations numériques et médiatiques, où les images s’effacent ou se chassent constamment les unes les autres. Cette « matière naufragée », comme l’écrit Walter Benjamin à propos des objets de collection[9], appelle notre considération, c’est-à-dire notre attention, mais aussi, d’une certaine manière, notre estime. Comment rendre les images de migrants naufragés ou de terres détruites par des opérations militaires et des cataclysmes naturels, à la démesure qu’elles portent ou dont elles procèdent ? Comment réinscrire ces images dans le champ du visible, qui sont les signes de tant de drames vécus ?

La rencontre du verbe poétique et de la brutalité médiatique des images réemployées opère une distanciation qui manifeste clairement qu’il ne s’agit pas tant de documenter la capacité d’un monde globalisé à produire ses propres ruines, que de retrouver enfoui sous les décombres le sens même de la fêlure que porte avec lui tout événement.

Évoquant un propos de Schuler, archéologue allemand du début du XXe siècle, Walter Benjamin écrit en ouverture de la seconde série des Brèves ombres : « Le décisif n’est pas la progression de connaissances en connaissances, mais la fêlure à l’intérieur de chacune d’elles [10]. » Ce sont ces fêlures en effet qui peuvent dessiller nos paupières, comme la légère irrégularité dans les motifs d’un tapis, dit Walter Benjamin, marque à peine visible de l’authenticité d’une fabrication artisanale. Dans les images que s’associent Les Films du monde, les fêlures sont certes considérables. Mais le contexte de médiation numérique (YouTube, Facebook, etc.) qui vit de les ressaisir ‒ et où Frank Smith va les chercher ‒ ne peut qu’atténuer leur puissance de renversement, la maîtriser et la contrôler, pour l’accorder aux interfaces et aux écrans par lesquels ces images nous sont livrées comme autant de représentations du monde contemporain. Or c’est précisément à cet endroit du contrôle de l’image que Frank Smith se situe. Les Films du monde veulent en effet interroger cette volonté de maîtriser ou d’infléchir les capacités de voir ‒ au risque de les rendre impossibles ‒ qui caractérise le développement et l’alimentation des plateformes de partage d’informations visuelles. « Une image glisse sur une image » répète inlassablement le cinétract 36, et au fond de l’image on ne trouve rien d’autre qu’un fond d’image. C’est à cette matière informationnelle que nous sommes essentiellement confrontés, c’est à partir de cette même matière que notre monde nous propose son horizon. La question essentielle, dès lors, est de savoir comment nous pouvons nous-mêmes nous glisser dans l’image, comme le dit encore le cinétract 29, pour ouvrir cet espace numérique à une nouvelle dimension de sens.

2. Présence malgré tout

L’inscription des textes à même les images, et partant, sur les écrans qui les affichent, est essentielle à cette poésie, et c’est en quoi l’écriture de Frank Smith, ici, est à proprement parler une poésie numérique. En ce sens, une caractéristique de la poésie numérique serait sa capacité, non pas seulement à exprimer dans une langue qui lui est propre une part de réel qu’elle veut nous adresser, mais à transformer cette matière même dans sa formulation même. Le tramage du voir et du parler, de la vue et de l’énoncé, induit une mutation complète de l’image d’origine en regard de laquelle la parole poétique se lève. Jacques Rancière nous donne les moyens de le mettre particulièrement en évidence. La phrase-image, écrit Jacques Rancière dans Le destin des images, est « l’union de deux fonctions à définir esthétiquement, c’est-à-dire par la manière dont elles défont le rapport représentatif du texte à l’image [11] ». La phrase-image se définit ainsi par ses actes, ses effets sur le représentatif. Ceci étant posé, Jacques Rancière poursuit :

Dans le schéma représentatif, la part du texte était celle de l’enchaînement idéel des actions, la part de l’image celle du supplément de présence qui lui donne chair et consistance. La phrase-image bouleverse cette logique. La fonction-phrase y est toujours celle de l’enchaînement. Mais la phrase enchaîne désormais pour autant qu’elle est ce qui donne chair. Et cette chair ou cette consistance est, paradoxalement, celle de la grande passivité des choses sans raison. L’image, elle, est devenue la puissance active, disruptive, du saut, celle du changement de régime entre deux ordres sensoriels [12].

La composition du texte par l’image ‒ et réciproquement de l’image par le texte ‒ vise donc à introduire à une défaite de la représentation par un surcroît de présence, à introduire dans l’acte de voir une dimension charnelle que les images opèrent tout en la refusant. L’enjeu de la poésie numérique développée dans Les Films du monde est donc de dire, par le remploi de séquences vidéos le plus souvent sans auteur assignable, la possibilité insistante d’une chair qui excède radicalement les outils médiatiques où ces images auront commencé par circuler. La part active de telles images tient aux effets de rupture qu’elles induisent, et qui amorcent, contre l’environnement informationnel et l’espace de contrôle auxquels elles sont arrachées, cette dimension de présence toujours en excès sur sa représentation.

Il est significatif à cet égard que Frank Smith, dans cette archéologie du naufrage à laquelle s’abandonne sa recherche, prête une attention particulière à des modes de capture du réel qui ne laissent aucune place à l’inscription d’une singularité dans le cadre, ou plutôt dans le non-cadre, de l’image. Les épisodes réalisés à partir de vues tournées depuis des satellites, des drones ou autres appareils permettant des prises de vue aériennes, introduisent, entre le regard et la chose vue, une distance radicale. Ce faisant, ils produisent une séparation qui ouvre par anticipation à la nécessité d’un dire, dans lequel pourra se signaler quelque chose de cette chair qu’évoque Jacques Rancière, celle-ci dût-elle n’être évoquée que sur le mode de la perte et de la disparition. Ainsi, le cinétract 6 évoque l’événement d’un naufrage qui a eu lieu le 26 novembre 2013 au large des Côtes de Staniel Cay (Bahamas). Le noir et blanc, les effets de compression, les informations temporelles et géographiques inscrites dans le cadre de l’image, permettent de distinguer l’embarcation en difficulté et d’imaginer des corps en détresse, mais empêchent littéralement de distinguer la moindre figure humaine. Le naufrage n’est pas encore accompli que déjà « le territoire de perte » évoqué par Frank Smith en off est palpable.

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Doc. 3 ‒ Frank Smith, Les Films du monde, cinétract 6

Le cinétract 18, réalisé autour de l’arrestation et de l’exécution de Robert LaVoy Finicum filmées par le FBI le 26 janvier 2016, repose sur une même nature d’images sans vis-à-vis (au principe de la vidéo-surveillance) et que radicalisent d’une certaine manière les séquences réalisées à partir d’images tournées à l’aide de drones. Les quelques cinétracts [13] composés par de telles vidéos montrent des territoires dévastés par la guerre, les séismes ou glissements de terrains. Il est particulièrement manifeste ici qu’il n’y a plus même d’humanité derrière le dispositif de prises de vues. Les séquences vidéos que mobilisent ces épisodes procèdent pourtant d’une dimension esthétique évidente et clairement affichée, ce qui les rend scandaleuses. Cette esthétique de la destruction est également paradoxale au plus haut point, dans la mesure où elle témoigne d’un monde où toute sensation ‒ ce que désigne précisément le terme grec d’aesthesis ‒ est frappée d’interdit. Quand il n’y a plus d’homme à la caméra, mais un simple œil mécanique qui enregistre des terres dévastées ou, de loin, des corps en péril, sans que rien dans ces situations n’infléchisse ou n’interdise la fabrique de l’image, la perte est tout de suite là. Et il y va d’une perte à la seconde puissance, puisque ce qui se perd alors, c’est aussi le sens de cette perte. À propos du film À l’ouest des rails de Wang Bing, Jean-Louis Comolli fait ce constat sévère, qui pourrait s’appliquer plus justement à la matière d’images que réemploie Frank Smith dans Les Films du monde :

Mécanisation du regard, mécanisation du cinéma, disparition de la part « d’homme » dont on disait qu’elle était « derrière la caméra » : qu’y a-t-il derrière la caméra ? un jeune homme ? mais avant tout pensé comme un instrument […].

Il s’agit de confronter des hommes en voie de disparition à un cinéma qui n’est plus qu’une machine à enregistrer cette disparition interminable et toujours terminée [14].

Mais précisément, quoi faire de cette image ‒ et devant cette image ‒ de la disparition, sinon désigner cette perte, et par ce très peu, continuer de faire résonner, envers et contre tout, quelque chose de cette humanité même qui s’est perdue dans l’image ? C’est la question que nous invitent à poser Les Films du monde de Frank Smith, qui cherchent dans le langage une issue que les dispositifs numériques de représentation du monde ne cessent de boucher, là même où ils pensent l’ouvrir de fond en comble en permettant à chacun de les alimenter. Face à cette logique de mécanisation du regard, il est certain que c’est au dire poétique qu’il revient de mettre une part de souffle et de présence, pour que ces images ne restent pas de pures effectuations d’un monde déployé dans l’horizon fixé par les technologies numériques, où toute vie se signale sous le signe de sa propre défection.

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Doc. 4 – Les Films du monde, Frank Smith, cinétract 31

3. Phrase et montage

Les différents épisodes des Films du monde témoignent tous, chacun en son lieu, de l’impossibilité où nous sommes de raconter l’événement, qui dévaste jusqu’à la possibilité même de son propre récit. Nous sommes encore sous le coup de cette pauvreté en expériences communicables qu’évoque Walter Benjamin dans Expérience et pauvreté, quand il décrit une situation historique dont nous ne sommes pas encore sortis. Les expériences vécues par l’humanité sont si effroyables, dit-il en songeant notamment à la guerre 1914-1918, qu’elles interdisent d’emblée, moralement (quand ce n’est pas physiquement), toute forme de transmission. Une expérience, dit-il, est quelque chose qui doit pouvoir se communiquer de bouche à oreille. Est-il seulement possible d’accueillir les témoignages de toute une génération d’hommes et de femmes qui se tient « à découvert dans un paysage où plus rien n’[est] reconnaissable, hormis les nuages et, au milieu du champ de forces traversé de tensions et d’explosions destructrices, le minuscule corps humain [15] » ? Les expériences auxquelles « cet effroyable déploiement de la technique » nous expose ne peuvent précisément pas se dire au creux de l’oreille. Elles ne se communiquent, ni ne se transmettent, car elles ne sont les opérateurs d’aucune communauté visible. Le cours de l’expérience a chuté par excès, et c’est ce qui rend la tâche du narrateur impossible : ce qu’il pourrait vouloir dire de telles situations, nul ne saurait le reprendre dans l’élaboration de son propre chemin d’existence. Et pourtant, au sein de cette irréversible décrue de l’expérience, le geste poétique doit pouvoir s’exécuter.

C’est également en réponse à cette nécessité que les collisions entre phrases et images doivent être envisagées :

pas un trou

pas la moindre fissure

pas un visage qui ne soit lézardé [16]

La saturation visuelle à laquelle nous sommes confrontés complexifie la question du montage, qui semble exclue d’emblée par les images qu’utilise Frank Smith : photographies documentaires, séquences filmées par des caméras de surveillance par définition aveugles à toute dimension de cadre ou à toute forme de mise en scène, images tournées au téléphone portable dans l’urgence d’une catastrophe arrivée… Les vues fixes ou mobiles encodées numériquement n’ont pas été fixées en fonction de leur association ultérieure à d’autres images. Ce sont, comme le souligne Jacques Aumont, de purs items déliés de toute relation. Évoquant YouTube comme « un monde d’images irresponsables », c’est-à-dire qui ne répondent de rien, dans lesquelles personne ne parle et que nul n’est tenu d’écouter, l’auteur poursuit :

Dans tout cela, le montage devient un outil, sinon inutile, du moins souvent privé d’efficacité : les images, en ce sens libérées de tout lien, ne peuvent plus être réellement reliées entre elles, elles ne cherchent ni n’obtiennent leur sens par rapport à une totalité construite, mais par rapport à un chaos organisé, jamais monté [17].

L’image qui nous vient par les réseaux sociaux nous aveugle par sa propre mutité, qui la donne comme un ab-solu, c’est-à-dire comme quelque chose de délié et dont la tenue intrinsèque reste indépendante de tout rapport à autre chose que soi. C’est pour cette raison que les images qui se profilent dans cet environnement numérique ne peuvent que glisser les unes sur les autres, se chasser les unes les autres. L’horizon numérique dans lequel elles s’inscrivent n’est pas à proprement parler un horizon de sens. Pour qu’il le devienne, ces images doivent être déplacées, s’inscrire dans un nouvel environnement, où elles pourront apparaître autrement, ouvertes enfin à un potentiel de sens.

Or c’est précisément la tâche de la phrase que de produire un tel déplacement. La phrase-image, telle que Jacques Rancière la donne à penser, ré-ouvre pour ces images la possibilité d’être montées, c’est-à-dire tout simplement montrées. En effet, la phrase-image, dans l’analyse que Jacques Rancière en propose, est par nature parataxique [18]. La phrase introduit une fissure dans le plein de l’image, qui de ce fait change de régime d’expression. La saturation de l’image et l’hébétude à laquelle elle nous promettait, se transforment en son contraire : une syntaxe, c’est-à-dire la possibilité d’une relation synthétique. C’est la raison pour laquelle Jacques Rancière évoque la phrase-image en termes de montage : « La vertu de la phrase-image juste est […] celle d’une syntaxe parataxique. Cette syntaxe, on pourrait l’appeler montage, en élargissant la notion au-delà de sa signification cinématographique restreinte » écrit-il avant de rappeler que ce sont les écrivains du XIXe siècle qui ont inventé « le montage comme mesure du sans mesure ou discipline du chaos [19] ».

La poésie numérique que pratique Frank Smith consiste à changer le site d’apparition des images, qui dans ce déplacement voient leur nature se transformer profondément : de vue saturée qu’elle était, ne tolérant aucune relation à d’autres séquences visuelles, sinon sous la forme du glissement, de l’effacement ou de l’occultation réciproque, l’image ouverte par la phrase devient montage avant toute opération de liaison à d’autres images possibles. Comme si la phrase, par sa seule entrée en collision avec l’image, pouvait retrancher le trop plein de matière ou d’information qu’elle contient, introduire en elle une fissure, une coupure préalable à tout geste de montage, l’arrêter en quelque sorte pour qu’elle puisse se prolonger dans et par une autre image.

C’est bien le rôle de la phrase que d’articuler l’image à un sens potentiel. À cet égard, les écrans noirs, décisifs dans la poésie numérique de Frank Smith, apportent, en même temps que la possibilité d’une parole écrite, cette part obscure sans laquelle aucune lumière ne pourrait être reçue. Le cinétract 32 l’exprime de manière nette. L’écran noir, c’est ce qui permet à l’image de se livrer elle-même. Sans cette obscurité qui l’environne, l’image disparaîtrait dans sa propre luminance. « S’il n’y avait pas l’écran noir, on ne percevrait rien ». Et Frank Smith de conclure ce court récit d’ombre et de lumière : « L’image, elle est dans les choses, et pour qu’elle prenne, l’image, il faut : nous, un écran noir ». « Nous », c’est-à-dire cette écriture qui vient à la rencontre des images et ouvre l’espace où leur sens possible pourra éclore et se révéler.

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Doc. 5 ‒ Frank Smith, Les Films du monde, cinétract 32.

Le recours à l’écran noir permet donc à Frank Smith d’introduire la fissure au cœur de son dispositif d’écriture, et de réinventer la possibilité du montage pour des images dont le site originel de fabrication et de circulation empêche littéralement cet excès de sens. Cette inscription de la possibilité du montage dans des images a priori non faites pour être montées est particulièrement sensible dans les cinétracts réalisés à partir de matériaux photographiques. Les cinétracts 7 et 12 par exemple sont tous deux construits sur un principe de montage dans l’image, et obéissent à un procédé qui consiste à dévoiler progressivement le contenu d’une photographie dans laquelle des fragments sont découpés, laquelle photographie n’est livrée dans sa totalité qu’à la fin de la séquence. Il n’est pas anodin que dans ces deux exemples, ce qui introduit à l’image, c’est un texte. Dans le premier, ce qui se signale d’emblée, c’est une possibilité de dire nous, un nous qui se met en question au moment même où il se glisse dans l’image. Le cinétract 7 dit en amorce :

nous passâmes de l’euphorie

à une grande déception

à de profonds tourments

Le cinétract 12 pour sa part, réalisé à partir d’une photographie prise le 14 mai 2015 au large des côtes thaïlandaises, est introduit par ces quelques mots :

retour volontaire

migration circulaire

séjour temporaire

régularisation

ces choses n’ont ni commencement ni fin

Dans les deux cas, les phrases inscrites sur un écran noir ouvrent sur une vue de visages pris dans leur propre détresse, dont on comprendra au fil de la séquence qu’ils appartiennent à un paysage de souffrance plus vaste, saisi par une seule et même photographie. Ce travail de découpe préalable, par quoi l’image peut entrer en relation avec elle-même, et révéler progressivement, séquentiellement, sa teneur d’ensemble par cette opération de montage dans l’image, c’est l’ouverture de sens inaugurale par le texte poétique qui le permet. Si l’image peut être montée, c’est parce que le texte a commencé de la montrer sous un certain jour. Le texte, en posant d’emblée l’image dans un certain sens, la soustrait d’emblée de son effet de saturation. C’est aussi ce geste qui rend fondamentalement possible la succession des 50 +1 épisodes des Films du monde, qui tous se ferment sur le même signe de ponctuation, des points de suspension, qui sont d’abord l’expression d’une parole qui touche à ses propres limites, mais aussi les marqueurs d’une discontinuité sans laquelle  il n’y aurait pas de montage possible.

4. L’événement de la parole poétique dans l’horizon du numérique

Ce que réalise la poésie numérique de Frank Smith tient techniquement à la possibilité qu’offrent les outils de création de faire coexister sur un même plan d’exécution, dans une même application logicielle, des médias de sources variées : mots, images et sons. Mais le trait essentiel de cette poétique n’est pas son caractère multimédia, même si celui-ci est très prégnant. Si le geste artistique de Frank Smith peut opérer les ouvertures que nous avons signalées, c’est bien plutôt parce qu’il est prioritairement un acte de parole.

La philosophie d’Henri Maldiney, qui doit beaucoup à la linguistique de Gustave Guillaume dans ses développements sur le langage, est sur ce point particulièrement éclairante. Pour Henri Maldiney, toute phrase implique un événement d’ouverture qui la rend possible. Mais une telle ouverture, la phrase elle-même peut seule la produire. En ce sens, toute phrase, même formulée négativement, est toujours fondamentalement l’expression d’un oui face à l’épreuve du réel :

Une phrase n’existe qu’à ouvrir sa propre possibilité pour répondre à la condition du moment. La transition de la langue à la parole ne se fait pas par simple engrenage. Nous sommes véritablement parlant (et non parlés) parce que l’espace du dire auquel nous avons accès ne nous est pas conditionné de l’extérieur, mais que nous avons ouverture à lui à même notre pouvoir, absolument propre, de prendre la parole [20].

Dans une telle pensée, même si ce vocabulaire n’est pas exactement celui dans lequel elle se formule à proprement parler, la fêlure, la fissure appartiennent à la possibilité même de la phrase en tant que telle, qui doit toujours faire irruption pour « répondre à la condition du moment ». La phrase est donc à elle-même sa propre ouverture, elle doit trouver en elle-même sa propre nécessité et les ressources de son propre surgissement. Produire une phrase, c’est prendre la parole. Prendre la parole, c’est créer les conditions de possibilité de la phrase. La phrase commence donc toujours par opérer l’ouverture qui la rend possible. En ce sens, elle est toujours un événement. Elle ne peut advenir sans faire à la fois l’épreuve d’une faille, entre le langage et la parole qui le fonde, et de son franchissement :

Nous sommes parlant dès la langue. Si la langue parle c’est qu’il existe entre elle et la parole un accord de fond ‒ que la plupart des linguistes s’accordent à occulter : la langue veut dire mais parce que la parole a déjà ouvert le dire. C’est pourquoi la faille qui est entre elles est ressentie comme une tension. Elle n’existe qu’à dessein de son franchissement [21].

À la différence de l’image, qui est toujours résultative, la phrase se tient donc nécessairement au lieu de sa propre origine. Un autre texte d’Henri Maldiney le formule dans des termes décisifs. Toute poésie, rappelle-t-il, est son propre fondement. Pour autant, il faut bien qu’elle prenne fond dans un langage d’ores et déjà constitué. Cette situation d’avoir à parler dans une langue qui existe déjà peut sembler mettre en péril la capacité de la poésie à se tenir dans l’espace de sa propre ouverture. Mais Henri Maldiney rappelle que ce n’est pas la langue constituée qui est à l’origine de la parole, mais la parole qui est à l’origine de la langue. Les conditions de possibilités linguistiques, matérielles, sensibles ne préexistent pas à l’événement de la phrase, car c’est cet événement même qui peut y ouvrir un accès. Autrement dit, la phrase poétique ne se réfère pas à la langue dans laquelle elle émerge comme à son fondement, mais comme à la base ou le milieu de son apparaître, qui ne devient disponible qu’avec elle. Son fondement véritable, c’est la parole, qui est une dimension de perpétuelle ouverture au monde qui est à dire :

Entre ce que la langue permet de dire et ce qui est à dire, il n’y a pas adéquation. C’est précisément cet écart qui nous fait parlant. La propriété de la langue qui permet la parole c’est son impropriété. Sans elle nous ne serions que des transcripteurs d’informations programmées, des terminaux d’ordinateurs. La parole ne peut constituer des effets (phrases) qui soient accordés aux potentialités de la situation, dont précisément le dire décide, qu’en réactualisant dans un je peux les unités de puissance de la langue que sont les mots [22].

Réactualiser les mots dans un je peux, c’est les placer dans cet état d’ouverture, c’est les rendre disponibles à nouveau pour dire ce qui est à dire, cette nécessité fut-elle inscrite dans la démesure d’une catastrophe imminente. Et le langage poétique ne fait jamais que mettre en lumière cette impropriété de la langue, qui oblige toute parole poétique à toujours franchir un écart entre ce qui est à dire et les mots dont nous disposons pour le dire.

Ce qui est dit ici des conditions de possibilités linguistiques de la phrase peut être appliqué, par extension, au contexte numérique d’apparition de la poésie de Frank Smith dans Les Films du monde. En effet, même reçue dans un environnement de programmation ou d’effectuation numérique, la phrase ne peut apparaître sans ouvrir radicalement l’espace où elle se tient, sans apporter une forme au programme qui a pour tâche de la réaliser, c’est-à-dire de s’informer. Le langage binaire offre peut-être, de ce point de vue, l’expression minimale de cet état d’ouverture constante du langage par la parole qui fonde sa prise de forme, auquel la poésie donne toute son amplitude existentielle. Une page au moins dans l’œuvre d’Henri Maldiney permet de le souligner :

Ce qu’on appelle binaire (de base 01) constitue en fait une structure, une contraposition de possibilités symétriques opposées (ouvert/fermé) également probables. Un ordinateur, dont le propre est précisément d’ordonner, ne peut le faire qu’après l’imposition d’une forme. Il est informé par la programmation d’une question dont l’unité de sens, véritable logos monadique, transposé en constellation de signifiants constitue un foyer déterminé et déterminant qui introduit, pour parler et penser grec, un pléon dans l’ápeiron, et, par là, pour parler moderne, une courbure, un état de moindre probabilité, dans l’isomorphisme de la structure – en l’articulant en systèmes [23].

Le langage binaire lui-même, qui est finalement la condition de possibilité technique d’une poésie numérique, n’est donc pas étranger à cette situation où se tient tout langage d’avoir à découvrir une faille en la franchissant, ou encore d’éprouver son ouverture à un illimité (ápeiron) devant lequel il se découvre en déployant des phrases qui d’une certaine façon donnent forme à cet horizon.

Cet excursus par la pensée d’Henri Maldiney nous permet peut-être de toucher du doigt ce qui traverse Les Films du monde de part en part. En s’achevant sur une interrogation sibylline – « pourquoi arrive-t-il ceci plutôt que cela ? » –  ce vaste panorama du monde contemporain s’achève sur un acte double, qui consiste à désigner un événement qui garde une part d’indétermination et à faire surgir le possible sur lequel il tranche mais qu’il n’en finit pas de nous adresser en advenant. Tout l’enjeu des Films du monde est ainsi d’introduire, par un langage poétique, des brèches dans un environnement visuel saturé, qui semble au premier abord ne nous laisser aucune place, et ce faisant, de trouver les ressources qui permettent à une poésie numérique de se formuler dans une épreuve du monde :

L’acte premier de l’homme parlant qui fait se lever l’aurore du langage, est d’articuler, dans une forme, son éveil au monde et à soi, c’est-à-dire sa présence à cette déchirure dans la trame de l’étant qu’on appelle un événement – déchirure hors du jour de laquelle rien ne saurait se pro-duire… pas même le Rien [24].

Ce que montrent Les Films du monde de Frank Smith, c’est qu’il est encore possible, dans un monde intégralement arraisonné par les technologies numériques, de se tenir dans cet aurore du langage, à la croisée de plusieurs régimes d’expression, et d’y provoquer des surrections d’images au sommet desquelles la parole poétique peut se dresser pour nous adresser les fragiles signaux de son propre engagement.

Doc. 6 – Teaser des Films du monde de Franck Smith [https://vimeo.com/267202630]

Notes

[1] Patrice Maniglier, « L’art numérique n’a pas eu lieu », artpress 2, n° 39, hiver 2015, « Les arts numériques, anthologie et perspectives ».

[2] Ibid.

[3] À l’exception notable de quelques cinétracts, comme le 16, le 32 ou le 36, qui évoquent des situations qui ont lieu tout le temps et partout, ou le 11, dont le contenu est quant à lui indexé de la manière suivante : « de nos jours sur la terre ».

[4]  Les films du monde, Cinétract 24, 01:04:58.

[5]  ex : 55’52, faire que l’image porte l’écho de la voix.

[6] Gilles Deleuze, Logique du sens, Paris, Minuit, 1969, p. 175.

[7] Les films du monde, Cinétract 24, 01:04:46.

[8] Les films du monde, Cinétract 23, 00:59:50.

[9] Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle, traduction de Jean Lacoste, Paris, Cerf, 2006, p. 224.

[10] Walter Benjamin, Brèves Ombres, dans Œuvres II, traduction de Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz et Pierre Rusch, Paris, Gallimard, 2000, p. 349.

[11] Jacques Rancière, Le destin des images, Paris, La Fabrique, 2003, p. 56.

[12]  Ibid.

[13] Voir par exemple les cinétracts 8 (images tournées à Gaza en Palestine), 20 (images tournées en Équateur après un séisme), 31 (images tournées à Homs en Syrie).

[14] Jean-Louis Comolli, Corps et cadre. Cinéma, éthique, politique, Paris, Verdier, 2012, p. 134

[15] Walter Benjamin, Expérience et pauvreté, dans Œuvres II, op. cit., p. 365.

[16]  Cinétract 12, 00:35:15.

[17] Jacques Aumont, Le montage, « la seule invention du cinéma », Paris, Vrin, 2015, p 100.

[18] La parataxe est un procédé syntaxique qui consiste à juxtaposer des propositions sans expliciter le sens de leur relation.

[19]  Jacques Rancière, Le destin des images, op. cit., p. 58.

[20] Henri Maldiney, Le vouloir dire de Francis Ponge, Fougères-La Versanne, Encre marine, 1993, p. 115.

[21]  Ibid. p. 116.

[22] Henri Maldiney, « Espace et poésie », dans L’art, l’éclair de l’être, Seyssel, Comp’act, 1993, p. 142.

[23] Henri Maldiney, Aîtres de la langue et demeures de la pensée, Paris, Seuil, 2012 (1975), p. 400.

[24] Henri Maldiney, « Espace et poésie », dans L’art, l’éclair de l’être, op. cit., p. 143.

Auteur

Rodolphe Olcèse, membre du Laboratoire CIEREC (université de Saint-Étienne), a soutenu en novembre 2018 une thèse menée sous la direction de Danièle Méaux, intitulée L’archive, une puissance de nouveauté dans la pratique contemporaine de l’image en mouvement. Après des études de philosophie, a développé des activités de réalisation et de production cinématographiques, ainsi qu’une activité d’écriture autour du cinéma, pour des revues comme Bref magazineartpress2 ou Turbulence Vidéo. Depuis 2013, co-anime A bras le corps, une plateforme éditoriale consacrée à la création contemporaine (http://www.abraslecorps.com).

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FINAMOR, trobairitz numérique : écriture collective sur forum


Cet article étudie comment une communauté de poètes en ligne, implantée sur un forum d’écriture généraliste, Jeunes Écrivains, a mis en place depuis mars 2018 une œuvre poétique dispositive à même d’interroger les modalités d’une poétique forum. Cette œuvre est un compte collectif, FINAMOR, qui réinjecte un imaginaire courtois médiéval sur une plateforme du Web statique tout en énonçant une règle du jeu minimale : ne sont écrits que des poèmes d’amour ou d’amitié, ni explicitement signés, ni explicitement adressés. FINAMOR met en scène une auctorialité numérique, écrit des poèmes qui peuvent être lus par la communauté comme les textes à clef d’une enquête collective ; il interroge la poétique du topic de forum en le rendant à sa fonction polylogale, et permet enfin d’interroger les filiations artistiques des membres par un processus d’appropriation créative et collective. Tous ces éléments en font une œuvre poétique numérique à part entière.

This paper shows how an online community of poets, established on a generalist writing forum, Jeunes Écrivains, put in place from march 2018 a poetic artwork able to question the conditions of forum poetics. This artwork is a collective account, FINAMOR, which injects a courteous and medieval imaginary on a platform of the static web while enunciating a minimum game rule: one has to write love or friendship poems on a single thread without signing or addressing it. FINAMOR stages its digital authorship, writes poems which can be read by the community as key texts in a collective investigation; it thereby interrogates the dynamics of online forum’s thread by returning it to its polylogal function, and at last allows to ask the members’s artistic affiliations with a process of creative and collective appropriation. All these elements make it a digital artwork in its own right.


Texte intégral

Sur le forum Jeunes Écrivains [1], une communauté de poètes et poétesses expérimente depuis le mois de mars 2018 un dispositif poétique original, FINAMOR. Il s’agit d’un compte collectif et communautaire dont le mot de passe est accessible à tous les membres inscrits. Son fonctionnement prend pour départ une règle du jeu minimale : toute contribution postée par FINAMOR doit consister en un poème d’amour ou d’amitié, sur un fil unique et ne contenant de mention explicite ni du nom du scriptor [2] ni de celui du (ou des) destinataire(s). Ce dispositif a peu à peu été investi par les poètes du forum qui ont cherché à en révéler tout le potentiel en le jouant. C’est donc l’hétéronyme superlatif d’une communauté de poètes et poétesses en ligne ; tout à la fois œuvre collective ouverte, poème numérique et conversion d’un imaginaire médiéval courtois à la culture geek. Mais c’est surtout, en tant qu’œuvre processuelle ancrée dans un écosystème forum et que fiction d’auteur collectivement racontée, la manière la plus éclatante qu’a choisie la communauté implantée sur le forum Jeunes Écrivains pour proposer un outil heuristique à même d’interroger les conditions de création qui sont les siennes.

FINAMOR agit à la manière d’une loupe ou d’un révélateur : il exploite à plein tous les éléments d’une poétique forum [3] et fonctionne comme un formidable outil heuristique en nous les révélant. FINAMOR n’invente rien, sur le forum : il ne fait que reprendre et concentrer toutes les pratiques quotidiennes des usagers de la plateforme, pour nous défamiliariser d’avec leur évidence. Ce dispositif appartient à la troisième vague de la littérature électronique telle que la définit Leonardo Flores dans une conférence donnée à Bergen en 2018 : il adopte des interfaces qui lui préexistent, l’originalité ne lui est plus essentielle et il se construit à partir de formes existantes. Pendant des décennies, le poète numérique devait mettre en valeur la composante technique de sa créativité et sa numératie pour constituer son autorité numérique. Depuis peu, des milliers de poètes amateurs n’envisagent même plus la question des trois couches de l’écriture numérique [4] lorsqu’ils investissent les réseaux sociaux ou les plateformes plus traditionnelles que sont blogs et forums. Ils n’en sont pas moins poètes numériques, puisque c’est par Internet et leur culture numérique qu’ils s’instituent auteurs [5]. On postulera pour ce faire qu’il est plusieurs manières d’écrire en ligne, de tirer parti du support numérique et de s’inscrire comme créateurs au sein d’un écosystème numérique. L’écriture sur forum qui, à première vue, peut sembler très proche des écritures de cénacles sur papier et pour le livre, pratiquée qu’elle est par des poètes à peu près analphabètes sur le plan du code, génère en réalité des formes et des œuvres à même d’interroger le lieu de leur édition, et d’en tirer parti.

FINAMOR se propose d’abord comme un hétéronyme [6] superlatif, fiction auctoriale incarnée par la collectivité ; cela permet une réflexion sur les tenants de l’identité auctoriale lorsqu’elle est d’abord numérique. Ses poèmes sont de véritables textes à clef et engagent une lecture contextuelle qui n’est que le reflet des pratiques lectoriales en vigueur dans la communauté. Il propose également une poétique détournée du topic de forum, en interrogeant la fonction polylogale qui lui est ordinairement dévolue ; enfin, il est le lieu d’élaboration d’une filiation poétique commune à travers un dialogue créatif.

1. Fonction ou fiction auctoriale : un hétéronyme superlatif

1.1. Poétique du profil

FINAMOR existe depuis le 1er mars 2018, 1h54 du matin. Poétesse nocturne dès son acte de naissance, elle vient au monde à travers la création d’un compte et d’une règle du jeu. Deux membres du forum en prennent l’initiative et remplissent les champs vacants du profil. Or, cette construction du profil offre à l’écrivain numérique « une scène où construire sa figure auctoriale [7]» et possède un « potentiel poétique [8]» grâce aux pratiques « de détournement ludique des connotations associées au fait numérique [9]».

De fait, FINAMOR est genrée au féminin : première entorse à l’imaginaire médiéval de l’amour courtois, dans lequel les trobairitz [10] occupent censément une place de second plan. Elle a 99 ans, âge canonique pour une poétesse médiévale, et son avatar représente une enluminure ambiguë : dans ce couple d’amoureux tendrement enlacés, qui de l’homme ou de la femme détient la parole poétique ?

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Doc. 1 ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR.

Ce brouillage est volontaire, comme peut l’être le choix de transfigurer l’expression occitane de fin’amor en FINAMOR, en toutes majuscules – on sait comme dans les chats et sur les forums, l’usage des majuscules est un marqueur de volume sonore élevé, ou de colère ; le préfixe fin est d’ailleurs un superlatif annonçant un parachèvement de l’amour, ici superlativé une seconde fois par les majuscules. Dans tous les cas, il s’agit d’une mise en forme expressive du discours, native de la culture numérique, qui n’est pas anodine au moment de choisir l’autonyme d’un compte courtois. On peut également noter l’effet de décalage entre la connotation courtoise et médiévale de l’imaginaire historique dans lequel se situe ce personnage, son éditorialisation sur une plateforme sociotechnique du Web statique, et les choix ironiques de mise en forme qui en appellent aux codes geek. Tous ces choix font sens dans le contexte qui est le leur : celui d’un forum réservé aux écrivains. Au sein de chaque communauté en ligne, la « représentation de l’utilisateur est une structuration d’informations dont le contenu est fonctionnel : donner des informations utiles aux usages locaux [11]» ; sur Jeunes Écrivains, les informations utiles relèvent de la mise en scène auctoriale : les positionnements générique et esthétique sont deux des critères locaux les plus significatifs. FINAMOR est d’emblée signalée, grâce à son seul opérateur autonyme [12], comme poétesse lyrique ; le détournement de l’imaginaire courtois et l’ambiguïté de l’énonciation, quant à eux, annoncent une mise à distance du personnage d’auteur ainsi créé, tout en poétisant le profilage de cet avatar fantomatique.

Mais FINAMOR ne serait rien sans la double règle du jeu qui fonde son existence, et figure le mode d’emploi de cette œuvre ouverte à tous ceux qui le désirent. Le premier post de son topic de textes mime tant bien que mal les usages en vigueur dans la communauté, en produisant tout d’abord un pacte de lecture-écriture :

Oh mes ami·es !

Si vous avez le cœur grand, si vous avez le cœur lourd, si vous avez le cœur plein d’un amour trop grand pour vous, empli d’une tendresse étrange et difficile à nommer, si vous êtes secrètement amoureux·se d’amour ou d’amitié de quelqu’un·e qui ne vous regarde pas ou qui vous regarde trop, qui ne vous lit pas, ou mal, qui vous aime aussi mais ne veut pas le dire, qui ne vous aime pas encore mais devrait vous aimer, ou qui vous aime et vous le dit bref si vous avez un message doux à faire passer à celle/celui pour qui vous vibrez (même amicalement, même platoniquement, nous ne sommes pas regardant sur vos vibrations) : ce sujet est fait pour vous.

L’énumération anaphorique des motivations des scripteurs potentiels, saturée du mot d’amour, souligne le brouillage volontaire qui préside à la prise en main du dispositif ; brouillage des intentions d’écriture, mais aussi brouillage énonciatif : FINAMOR déstabilise les ondes et reprend à son compte toutes les variations de l’intention lyrique.

Vient ensuite la règle du jeu, minimale et qui pourtant, à sa manière, agit comme une contrainte mécanique ou un programme informatique :

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Doc. 2 ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR.

Triple critère : ni nom d’énonciateur, ni nom d’énonciataire, et une contrainte thématique, celle de l’amour. FINAMOR n’est pas encore ici un personnage capable de prendre en charge la parole poétique, mais demeure un dispositif anonymisant (deux fois). C’est à l’investissement du dispositif par les membres que nous devons l’incarnation d’un véritable poète hétéronyme.

1.2. Une histoire collective

Si l’histoire peut se raconter à plusieurs, c’est d’abord parce qu’elle émane d’un imaginaire collectif propre à la communauté réunie sur la plateforme. Les biographèmes de FINAMOR n’émanent pas d’une narration assumée dans le cadre de sa présentation (inexistante), mais sont directement pris en charge au sein des poèmes et des indices biographiques qu’ils disséminent. À charge pour les scripteurs d’ordonner une cohérence biographique afin que la fiction de l’auteur en personnage puisse susciter l’adhésion des récepteurs de son œuvre ; il s’agit d’une forme d’écriture biographique collective dont la littérarité tient à la cohérence, à l’adéquation avec l’écosystème qui la voit naître et à son inventivité.

L’espace des commentaires est lui aussi l’occasion pour les membres du forum de mettre en scène le personnage de la poétesse ; drôle de métalepse narrative où la narratrice bien réelle, Loup Colette, s’invite doublement dans la fiction, par le biais d’outils techniques qui rendent indiscernable son existence de celle du faux compte, tout autant que par l’histoire qu’elle raconte. C’est cette tension qui travaille l’identité numérique du poète fictif : rien ne le distingue, techniquement, des autres membres dont le référent est réel ; toute sa matière pourtant est technodiscursive.

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Doc. 3 ‒ Capture d’écran du site FINAMOR.

 Mais de l’intérieur des poèmes, et malgré la pluralité des scripteurs, l’unique narrateur de l’histoire dit bien « je » ; et on remarquera non sans malice combien le procédé décale légèrement la vieille question théorique de la double énonciation. Le scripteur, chaque fois différent, confie bien à un même énonciateur lyrique sa parole amoureuse, lequel est distinct de lui. Les choses se compliquent lorsqu’on examine la manière dont les scripteurs investissent effectivement le « je » FINAMORien. On relèvera trois situations distinctes :

‒ FINAMOR comme masque : FINAMOR n’est utilisé que pour anonymiser un poème, et fonctionne à la manière d’un masque de carnaval. Dans ce premier cas, le « je lyrique » est assimilable à un membre du forum distinct de FINAMOR, grâce à des indices biographiques qui permettent de l’identifier. Dans l’exemple ci-dessous, l’utilisation du surnom « Claudine » identifie par contrecoup le scripteur, seul membre du forum à surnommer ainsi la récipiendaire. C’est le degré zéro de l’investissement scriptorial du dispositif, puisqu’il fait de FINAMOR un intermédiaire purement technique.

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Doc. 4 ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR.

  FINAMOR comme personnage distinct : tous les poèmes ne contenant ni biographèmes ni indices de l’identité du scripteur ou du destinataire sont par défaut des poèmes assumés par FINAMOR, comme sujet lyrique universel. Parmi eux, une sous-catégorie raffine le procédé en donnant des biographèmes assimilables à FINAMOR comme personnage, ou en introduisant la signature dans le corps du texte, comme c’est le cas ici :

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Doc. 5 ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR.

‒ FINAMOR comme énonciateur lyrique collectif : cette utilisation est apparue plus tardivement, comme si elle était le fruit d’un imaginaire de FINAMOR qui avait eu besoin de sédimenter pour donner aux scripteurs des idées plus raffinées du personnage. Ce chant d’amour à plusieurs voix se matérialise dans des textes où le « je lyrique » s’écrit en langue inclusive :

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Doc. 6 ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR.

 Ce texte travaille les ambiguïtés du dispositif : il se clôt sur la signature, devenue topique, d’un FINAMOR profilé d’une périphrase (ici, « Le premier cœur de tous » ; le 30 juillet 2018, « seule digne poétesse » ; le 30 septembre 2018, « seul-e parfait-e amour » ; plus tard, FINAMOR interviendra comme signature au beau milieu d’un poème en prose [13]). Doté du don d’ubiquité (par l’énumération des lieux du sommeil partagé), intouchable et pourtant donné à l’existence grâce à « un mot », « quelques vers », « quelques lignes », FINAMOR est ce fantôme de présence numérique qui se déplace dans un espace qui, rappelons-le, n’a d’existence que métaphorique ; il brode d’ailleurs autour de deux des métaphores spatiales les plus courantes pour en référer au numérique [14] : la métaphore stellaire (le tour du « ciel » et des « saisons ») et la métaphore maritime (les « cavernes humides » et le « déluge »).

D’autres poèmes encore prennent appui sur cet imaginaire collectif d’un FINAMOR comme sujet lyrique universel, ou tout du moins situé dans les limites de la communauté. Ce qu’écrivent les scripteurs du dispositif, c’est leur histoire collective comme poètes lyriques du Web 1.0, plus forts collectivement et sous le visage d’un troubadour érigé en symbole de toute une filiation, ininterrompue, de poètes et poétesses lyriques.

1.3. FINAMOR en sa vivance

Pour parachever l’identité numérique et l’illusion fictionnelle, manquent encore ce que Fanny Georges nomme les indices de vivance, et qui participent à la métaphore du flux : en effet, ceux-ci « donnent du mouvement à l’ensemble du système de représentation de l’utilisateur [15]». Deux types d’indices de vivance existent : les indices de présence et les indices chroniques. Sur un forum hébergé par forumactif, un des widgets présents en bas à gauche de la page d’accueil rend visibles les utilisateurs connectés : autant d’indices de présence. À chaque fois qu’un membre se connecte avec FINAMOR, il le rend métaphoriquement présent et disponible :

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Doc. 7 ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR : widget de connexion des membres, le 2 avril 2019 à 16h.

Deux types d’indices chroniques renforcent la fiction d’auteur FINAMORienne : la date et l’heure de ses publications, ainsi que son rythme de publication. Les membres du forum contribuent doublement à la légende nocturne qui entoure la poétesse : en postant effectivement ses poèmes dans la nuit (lorsqu’ils en sont scripteurs), et en commentant la teneur nocturne de l’aura de la poétesse :

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Doc. 8 ‒ Graphique des heures des contributions de FINAMOR.

 On voit sur ce graphique que presque la moitié des contributions de FINAMOR a été postée la nuit (entre 22 heures et 6 heures du matin), ce qui est une moyenne remarquablement haute relativement aux usages en vigueur dans la section poésie du forum. Cette légende est alimentée par les commentaires de membres :

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Doc. 9 ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR.

Moïra dévoile ici l’horizon d’attente développé par le dispositif, et le jeu scriptural aussi bien que lectorial qu’il engendre : poster la nuit, lire le matin. Les poètes amoureux sont insomniaques. Cette légende nocturne se construit d’ailleurs aussi de l’intérieur des textes postés par la poétesse, comme en témoigne ce nuage de mots généré via IRaMuTeQ à partir des plus fortes occurrences de noms, adverbes et adjectifs, entre la date de création de FINAMOR et le 10 mars 2019.

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Doc. 10 ‒ Occurrences de noms, adverbes, adjectifs dans le corpus de FINAMOR (généré par IRaMuTeQ).

Le mot « nuit » arrive en quatrième position avec 51 occurrences. Sur le schéma des cooccurrences, on le voit voisiner les mots « soir », « seul » et « poème », ce qui alimente bien l’imaginaire vivant d’une poétesse seule, dans la nuit, en posture d’écriture. Cette cohérence biographique donne de la densité au dispositif, grâce à l’intervention collective de tous les joueurs que sont les membres : FINAMOR est bien une fiction auctoriale qui se raconte grâce à des textes, des actions et un imaginaire, et assume ce faisant pleinement sa fonction auctoriale.

2. Jeux, enquêtes et textes à clef : comment lire en communauté

2.1. Jouer en ligne

Gaëlle Debeaux explore dans un article en ligne, « La littérature interactive : aux frontières du jeu vidéo [16]», les liens entretenus entre littérature et ludisme, et rappelle la définition du jeu donnée par l’historien Johan Huizinga :

Une action libre, sentie comme « fictive » et située en dehors de la vie courante, capable néanmoins d’absorber totalement le joueur ; une action dénuée de tout intérêt matériel et de toute utilité ; qui s’accomplit dans un temps et un espace expressément circonscrits, se déroule avec ordre selon des règles données et suscite dans la vie des relations de groupes s’entourant volontiers de mystère [17].

Elle explique que la notion de fiction est commune au jeu et à la littérature ; dans FINAMOR, il y a fusion entre la fiction de l’auteur en personnage et la littérarité du dispositif. L’univers de croyance auquel adhèrent les scripteurs et les lecteurs, dans ce temps et cet espace circonscrits évoqués par Huizinga, est ordonné par la règle précédemment évoquée et absorbe les passions de chacun des membres transformé en joueur. Dans la classification du jeu établie par Caillois [18], FINAMOR relève de la mimicry, ou simulacre, tradition qui recouvre aussi bien les jeux enfantins d’imitation que le théâtre et les diverses mystifications littéraires.

2.2. Hétéronymes convertis

FINAMOR n’est pas un cas isolé au sein de la communauté, bien qu’il soit l’incarnation superlative de l’hétéronymie littéraire lorsqu’elle emprunte le dispositif technique du double-compte [19]. On peut penser avec Milad Doueihi que les objets et concepts culturels prénumériques sont convertis par la pervasivité du numérique ; ce discours de la continuité prend sens lorsqu’on se penche sur ce que devient la vieille habitude de l’hétéronymie littéraire dans l’écosystème du forum.

L’hétéronyme, c’est ce « nom donné (ou prêté) par le scriptor à un autre imaginaire [20]», et dont l’existence est confortée par l’« invention d’une biographie, la constitution d’un “portrait de caractère”, la production de prétendus documents (manuscrits et iconographiques) [21]» ; personnage fictif d’auteur, l’hétéronyme s’insère naturellement dans le cadre des mystifications littéraires, ces « jeux de société fortement ritualisés [22]» où les dupes sont peu à peu rendus complices du procédé. Sur le forum Jeunes Écrivains, nombreux sont les double-comptes hétéronymes qui convertissent la vieille tradition des Bilitis et autres Adoré Floupette [23]. Ils s’appellent Svetlana, célestine!, DartyGascogne ou Acanthe, apparaissent puis disparaissent aussi soudainement, postent six ou sept poèmes, et sont agis par un, deux ou trois membres. Ils s’énoncent à la première personne et ne sont pas posthumes, comme l’étaient leurs ancêtres dont on retrouvait les cahiers dans des malles de brocante. Au sein de ce bouillonnement créatif d’identités fictives, FINAMOR ne relève de la mystification que dans la mesure où chacun persiste dans ce « faire comme si » qu’implique le jeu ; et tous persistent.

2.3. Des poèmes et leurs clefs

Les poèmes de FINAMOR, pour un certain nombre d’entre eux, fonctionnent comme textes à clef et entraînent une lecture contextuelle ; les micro-événements qui font le liant de la communauté et les relations qui unissent les membres les uns aux autres sont le ferment d’une créativité impure, puisque située. Quand Michel Murat affirme à propos du roman à clef :

Regarder du dedans vers le dehors, regarder du dehors vers le dedans, c’est faire communiquer la littérature et le monde réel : le lecteur trouve son intérêt dans l’une et dans l’autre. Il y a bien quelque chose de romanesque à penser que les clés du monde – ou les dessous des cartes – sont données dans un livre [24].

il pointe du doigt le plaisir mêlé que nous éprouvons lorsque nos lectures deviennent des quêtes d’indices au sein d’enquêtes liées au monde littéraire. Ce plaisir, finalement romanesque, serait-il moins honteux qu’on ne croit ? Et la poésie amoureuse n’a-t-elle pas été pour large part une poésie adressée à des référents réels, dont les biographes nous donnent les clefs ?

Les scripteurs de FINAMOR respectent scrupuleusement l’interdiction qui leur est faite, bien sûr, de mentionner le nom du destinataire du poème ; cette règle s’inscrit dans la tradition des contraintes formelles, si fécondes dans les avant-gardes poétiques du XXe, et devient la source de toutes les expérimentations des scripteurs tout en générant des intervalles de liberté diversement saisis dans le cadre de poèmes à clef plus ou moins transparents. Ces poèmes, souvent d’amitié, reposent sur quelques procédés explorés à mesure du temps :

‒ le surnom ou l’initialisme : le destinataire n’est que recouvert d’un masque par l’altération ou la modification de son nom. On se situe à la limite de la transgression de la règle, comme ici :

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Doc. 11 ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR.

‒ l’insertion d’éléments biographiques, comme dans cette scène de rencontre, où la teneur narrative l’emporte afin de matérialiser un souvenir partagé :

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Doc. 12 ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR.

‒ la référence à d’autres poèmes du fil. Dans ce cas-limite, la clef du poème ne se situe plus hors du forum comme espace, mais dans la stricte enceinte du topic de poèmes. Dans cette relation intertextuelle, c’est l’hypotexte qui fournit les clefs nécessaires à la compréhension de l’hypertexte[25]. Cette relation est souvent médiatisée par une adresse explicite, non plus à une personne nommée mais au poème hypotextuel, comme c’est le cas ici, au travers d’un référencement chronique :

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Doc. 13 ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR.

Ou là, en utilisant le positionnement des poèmes les uns par rapport aux autres dans le déroulé du topic :

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Doc. 14 ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR.

Tout lecteur de FINAMOR le lit dans l’espérance de se reconnaître comme le destinataire de la parole poétique. Plusieurs poèmes s’amusent de cette attente et la mettent au carré, comme le font trois poèmes d’horoscope parus entre le 8 octobre et le 3 novembre 2018 :

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Doc. 15 ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR.

Le lecteur d’horoscope peut facilement se reconnaître dans le vague de l’adresse et des prédictions, suffisamment ambiguës pour concorder avec un éventail de situations et de personnalités. L’adresse amoureuse, dans sa composante lyrique, ne fait pas autrement, et rares sont les poèmes d’amour à dresser un portrait du destinataire suffisamment explicite pour être exclusif. FINAMOR ici se moque de l’espoir naïf du lecteur d’horoscope ou de poésie amoureuse ; et le fait en évoquant ce fil d’Ariane qui nous mène à travers les labyrinthes métaphoriques de la lecture poétique comme enquête. Il n’est pas jusqu’à ces poissons qui dans le sommeil « trouvent des poèmes tendres à vous chanter / à l’oreille » qui ne mettent la puce à l’oreille ; quelle meilleure incarnation de la parole amoureuse, lorsqu’elle est tenue cachée ?

Ce petit jeu n’est d’ailleurs pas réservé aux seuls poèmes ; il faut que les lecteurs entrent en scène pour que la mystification prenne corps, comme le fait art.hrite en feignant de se découvrir seul bénéficiaire de tous les poèmes, pastichant discrètement l’érotomanie lectoriale :

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Doc. 16 ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR.

Tous ces éléments appellent une lecture collective et sociale des textes, qui n’ont de sens que pris dans leur contexte d’insertion. Le forum comme atelier suppose une créativité située, processuelle et dépendante des interactions qui donnent chair à l’espace du site : en ce sens FINAMOR ne fait qu’amplifier une tendance lectoriale déjà à l’œuvre dans cette communauté de poètes et poétesses fortement cénaculaire, où les liens affectifs se font jour dans toutes les interactions, fussent-elles de réception des textes.

3. Poétique du topic de forum

3.1. Produsage et technoformes de discours

Partons de quelques points théoriques : comme le rappelle Marie-Anne Paveau dans son Analyse du discours numérique, les CMS [26] jouent un rôle prescriptif en imposant des formats où doivent s’inscrire les discours de leurs utilisateurs. Cependant, dans les écosystèmes numériques, la technologie ne se contente pas d’agir en support : elle est aussi une « donnée négociable et flexible que les usagers peuvent s’approprier, investir d’un sens social [27] ». On peut parler de produsage [28] lorsque l’usager de la plateforme devient producteur à son tour de formes discursives qui n’étaient pas prévues par les concepteurs de la plateforme (l’exemple canonique étant celui du hashtag sur Twitter, d’abord produsé par un utilisateur, repris par de nombreux autres, puis intégré techniquement à la plateforme par ses concepteurs).

Le topic de forum, en tant qu’il s’agit d’une forme discursive prévue par les CMS de forumactif [29], a pour vocation d’accueillir des discussions écrites à plusieurs – ou polylogues. Ces discussions à plus de deux interlocuteurs et par écrit sont d’ailleurs natives des environnements numériques. Lorsque les membres d’un forum d’écriture utilisent un topic de forum à la manière, métaphoriquement, d’un recueil ou d’un livre, ils produsent un nouveau technogenre de discours [30] : ils en deviennent en effet le seul énonciateur et détournent l’usage conversationnel et polylogal prévu pour les topics de forum. Un technogenre, tout comme un genre littéraire traditionnel, est « issu d’un ensemble de normes collectives [31]» qui stabilisent sa forme ; le topic de forum consacré aux textes d’un unique auteur, sur le forum Jeunes Écrivains, implique donc une mise en forme particulière produsée par la communauté.

Les romanciers de la plateforme ont par exemple stabilisé le premier post de tout topic consacré à un roman, à tel point que la norme est devenue prescriptive (contenue dans le règlement de la section romans, et donc obligatoire pour tout nouveau membre). En voici un exemple :

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Doc. 17 ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR.

 Ce véritable seuil du texte [32], au sens genettien du terme, permet une inscription éditoriale du roman, si l’on accepte que la communauté génère ses propres normes en la matière ; ici, Aomphalos ne s’autoédite pas strictement puisqu’il se soumet au produsage collectif de la plateforme. Les informations nécessaires à l’édition du texte ne recouvrent pas complètement les seuils du texte dans le monde de l’imprimé ; citons quelques différences : nul besoin de mentionner le nom de l’auteur, puisque chaque post de forum se constitue d’une petite fenêtre où apparaissent, à gauche, les opérateurs autonymes de ce dernier : l’énonciation est déjà prise en charge de manière explicite par le formatage de la plateforme, en rattachant chaque post à l’identité de son auteur (Étienne Candel et Gustavo Gomez-Mejia parlent quant à eux d’une « industrialisation du processus d’auctorialisation des textes [33]»). On signale l’état d’avancement du texte, puisqu’il n’est ni clos ni achevé. On relie le topic du roman à celui des commentaires, par le biais d’un lien hypertexte bleu. Toutes ces fonctions éditoriales prennent sens grâce aux usages et aux besoins de la communauté.

3.2. Produser la poésie

Les pratiques des poètes en matière de seuils du texte sont plus lâches et moins fixées. Si tout premier post propose bien un lien vers le topic de commentaires, le reste est en revanche laissé à l’avenant du poète. Deux grandes tendances se dégagent toutefois :

‒ celle des pactes de lecture, comme ici :

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Doc. 18 ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR.

‒ la tendance minimaliste, où le post se compose d’un simple lien vers les commentaires :

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Doc. 19 ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR.

La suite des topics se compose de posts non hiérarchisés et non différenciés par les CMS, distribués sur plusieurs pages (on dénombre quinze posts par page, soit potentiellement quinze textes). Chaque post est une unité séparée du tout que constitue le topic (lui-même coupé par la pagination). En effet, chaque post, formellement, figure une petite boîte accueillant un texte, et pris en charge par l’énonciation du profil qui le complète sur la gauche ; cette structuration invite à une fragmentation du texte pour ne pas rompre l’immersion dans le dispositif. Certains écrivains du forum, et parmi eux les romanciers qui se plient à des conventions formelles préexistantes (le chapitrage, section longue de texte), ignorent les ruptures induites par chaque post et fragmentent par exemple un même chapitre de leur texte sur plusieurs posts : leurs textes ont vocation à être remédiatisés en livres.

Ce problème ne se pose pas de la même façon aux poètes qui se placent dans une tradition du texte court (la poésie ayant depuis longtemps abandonné, hormis quelques hapax notables, ses longues épopées) ; les posts accompagnent organiquement la fragmentation entre plusieurs poèmes, et deviennent le support non transparent de leur écriture. On ne pourrait comparer cette fragmentation à la pagination du livre, qui, de supporter la diversité des éditions et mises en page d’un même texte, ne charge pas de sens l’appartenance d’un fragment de texte à une même unité paginale (exception faite de quelques recueils poétiques novateurs en leur temps).

La poétique du topic produsé par les poètes du forum repose donc sur une fragmentation d’éléments hétérogènes, les posts, qui pourtant se répondent dans l’unité du fil ; cette appréhension n’est bien sûr pas systématiquement utilisée par les poètes, bien qu’avec le temps, la part de topics correspondant à des projets unifiés aille s’accroissant. La manière dont cette hétérogénéité se manifeste repose souvent sur une diversité médiatique : une photographie, un texte de vers libre, une boîte Soundcloud pour une chanson, se juxtaposent par effet de collage et se répondent dans le tout unifié du topic. Le topic de forum peut être vécu comme une contrainte éditoriale plutôt rigide, d’autant qu’elle n’est pas conçue pour l’édition et la structuration de textes littéraires ; mais elle est investie par les membres de significations et d’usages nouveaux, où l’on peut dire que ces technogenres de discours sont bien une coproduction humaine et technique ; ils invitent à repenser fragmentation et unification du projet littéraire.

3.3. FINAMOR en son topic

FINAMOR n’exploite pas cette hétérogénéité médiatique, mais le même type de rapport existe cependant entre les posts qui composent son fil : on peut parler, grâce à la diversité des contributeurs, d’une hétérogénéité stylistique, thématique et énonciative. Mais cette hétérogénéité, plutôt naturelle dans le cadre d’un projet collectif au sein duquel les textes pris individuellement ne sont pas écrits à plusieurs, se double de jeux d’échos et de renvois, qui réinstaurent une forme de polylogue dans le topic. Là où les écrivains du forum avaient produsé des topics qui bannissaient cette forme de conversation, FINAMOR réintroduit dans la section bibliothèque du forum la possibilité d’une dialogue entre textes. Nous avons déjà abordé le topos de la signature et les poèmes hypertextuels. Existent aussi les reprises et modulations d’images poétiques ; le 1 décembre 2018, FINAMOR insère dans un poème : « vous parlez si bien de mon buisson d’aubépine », et le 4 janvier 2019, dans un autre : « c’est une adorable personne qui a dans son jardin un buisson d’aubépine ». Ce motif est d’ailleurs une réponse au topic « Orbes » de chien-dent, où il est installé parmi d’autres objets de rituel :

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Doc. 20  ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR.

Ces jeux sont fréquents, et forment souvent des liens d’intertextualité avec d’autres textes du forum, comme lorsque ce même texte du 1er décembre rappelle qu’« on dit que Clément est le plus élégant des tueurs d’oiseaux » ; Clément, c’est le personnage d’un roman éponyme, écrit sur le forum de 2014 à 2016 [34], puis plagié sur le forum depuis 2018 [35], et qui y fut la première grande expérience d’écriture collective développant un unique topic. Il n’est pas anodin de voir des jeux d’échos entre les deux projets.

C’est à partir du 29 juillet 2018 que s’enclenche un véritable polylogue poétique, prenant pour point d’appui un poème lyrique très classique dans sa situation d’énonciation : un énonciateur masculin hétérosexuel déclare sa flamme à une destinataire féminine, à l’aide de force métaphores convenues. Les cheveux de la muse, « amie grave et légère », sentaient « la menthe fraiche et la nuée d’orage » tandis que, marqueur temporel, « le tonnerre redessinait la carte du ciel » ; la femme dansait « une Valse de Shostakovich en descendant du lit ». Tout cela enveloppe la situation de brumes romantico-surréalisantes qu’un poème posté la nuit suivante vient dissoudre en les aplanissant :

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Doc. 21 ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR.

Chacune des métaphores utilisées par le premier énonciateur est ici littéralisée puis aplanie, par l’insertion d’objets du quotidien peu tolérés par la lyrique mise en place par le premier : petit marseillais mais aussi « lose yourself d’Eminem » plutôt qu’une valse de Shostakovitch. La muse objectivée assure son droit de réponse, en s’instituant poétesse : le dispositif technique pallie un des grands manques de l’Histoire littéraire. Le désir hétérosexuel masculin comme « unique figure de la création [36] », qui réservait « aux amantes des rôles de faire-valoir, de support du fantasme ou du désir, pour lesquels toute peinture d’une quelconque intériorité s’avér[ait] superflue [37] », est ici retourné grâce à la fonction polylogale du topic. Ce qui transforme ce dialogue muse-amant en polylogue, c’est la curieuse intrusion du lecteur comme poète, qui lui aussi brise une des barrières invisibles de l’énonciation poétique :

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Doc. 22 ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR.

Le lecteur s’insinue jusque dans la diégèse poétique ; ce n’est pas là une attitude inédite sur le forum, où nombre de retours sur les poèmes s’effectuent sous forme de textes poétiques à fonction critique, voire corrective. Le topic prolonge cette conversation sur sept poèmes, et rend compte de la complexité de l’intrication des systèmes d’adresse et de réponse sur les topics polylogaux de forum, où les citations de messages précédents viennent clarifier les choses, comme dans ce poème qui cite entre guillemets et en italiques un poème placé deux messages plus haut, mais qui pourtant est adressé à l’énonciateur d’un poème placé encore plus haut :

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Doc. 23 ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR.

Il s’agit là d’une manière joueuse et créative de rendre compte du réseau de relations scripto-techniques entre les messages d’un fil [38], dont la lisibilité s’avère quelquefois complexe du fait de l’intrication des discussions ; en effet, les polylogues de forums sont composés de messages souvent longs, non hiérarchisés (quand par exemple la plupart des plateformes du Web 2.0. incitent à la brièveté des messages et permettent une différenciation de plusieurs niveaux de conversation, par le biais du sous-sous-commentaire sur Facebook par exemple). Les membres pallient ce problème grâce à des citations et références aux messages antérieurs.

4. Héritage et ludisme : au carrefour des cultures geek et lettrées

4.1. La fin’amor convertie

On pourrait penser que le choix d’un costume de troubadour n’est qu’un clin d’œil lettré sans réelle consistance, il s’avère toutefois que la fin’amor médiévale envahit les usages jusqu’à les convertir à son image. En effet, dans l’idéal de corteizie né dans les cours occitanes du XIIe siècle, l’une des valeurs clef est la solaz, ce divertissement qu’on met en œuvre par la capacité à vivre en contexte courtois, avec politesse, en menant une conversation agréable et dans le respect d’autrui [39]. Ce polissage des rapports n’est pas sans rappeler l’injonction qui est faite aux lecteurs de FINAMOR : « Il y a des commentaires, mais on ne juge ni le style ni rien ici : on dit juste “c’est mignon, c’est beau, merci beaucoup, je suis tout·e troublé·e, voyons-nous demain, je t’aime aussi d’amour tendre, buvons-nous un thé” ou des trucs comme ça. » Au sein de l’espace du forum, la critique n’est pas tendre, et c’est bien un portrait en négatif de la critique ordinaire que dessinent ces interdits. L’espace des commentaires de FINAMOR fait figure d’îlot de douceur et d’aménité, et la lecture comme les commentaires de ses textes forment une véritable parenthèse courtoise dans le jeu des interactions ordinaires. La rhétorique courtoise est donc prise en charge par les lecteurs :

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Doc. 24 ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR.

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Doc. 25 ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR.

Lire les pages de commentaires peut même s’avérer lassant ; quand les lecteurs ne s’exclament pas devant la beauté des poèmes, ils se disent touchés, ou feignent d’être les récipiendaires des poèmes. FINAMOR vient même leur répondre :

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Doc. 26 ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR.

4.2. Pacifier nos héritages : la réception des amateurs

FINAMOR, on commence à l’entrevoir, est le lieu d’une mise en scène de la « réception créatrice [40] » pratiquée par les poètes en tant qu’ils sont d’abord lecteurs. Patrice Flichy parle de pratiques de « réception-réinvention de la culture », qui font du lecteur ou du fan un acteur de la réception, ainsi qu’un médiateur à part entière. Ce geste de réception n’est pas simplement ludique : il possède également une fonction critique, voire corrective. « Refaire, c’est le mot qui désigne le geste critique du créateur [41] », et les jeunes poètes du forum refont les scènes de l’Histoire littéraire, réattribuent les rôles, et ce faisant interrogent la manière dont notre héritage littéraire nous est transmis et l’imaginaire genré qu’il véhicule.

L’avatar de FINAMOR est ambigu : dans ce couple enlacé, on ne peut fermement déterminer qui de l’homme ou de la femme est le poète ; le dispositif est, à contre-courant des représentations usuelles, genré au féminin. Une bataille sourde se fait œuvre dans la signature de chacun des poèmes de FINAMOR : œuvre féminine ou masculine, que ce chant lyrique trompeusement universel ? Ce débat se résout parfois, comme ici, par l’écriture inclusive :

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Doc. 27 ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR.

Mais c’est surtout par la réactivation ludique d’un imaginaire lesbophile et saphique que s’affirme le plus nettement cette volonté de faire de ce lyrisme universel un lyrisme au féminin :

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Doc. 28 ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR.

Cardenio, c’est le personnage qui, dans Don Quichotte, figure le paroxysme de la folie amoureuse, et donc d’une certaine idée de l’amour savamment entretenue par la poésie lyrique masculine. Ce poème fait suite au polylogue décrit précédemment, et propose à l’énonciatrice du second poème une échappée constructive : si l’amour hétérosexuel ne mène qu’à la possibilité d’une poésie toute faite de métaphores, où la répartie féminine est inexistante, réactivons d’autres imaginaires historiques, lesbiens, à la source eux aussi du lyrisme occidental. On peut voir en Myrto la Myrtocleia du roman de Pierre Louÿs, Aphrodite. La jeune Myrto y forme en effet avec Rhodis un couple lesbien d’artistes ; elle est chanteuse quand Rhodis joue de la flûte. Lesbos désigne par métonymie son illustre poétesse, Sappho, et refonde les sources du lyrisme au sein d’une voix de femme.

Tous les groupes d’écrivains génèrent leur propre canon, et leur propre lecture de l’histoire littéraire au prisme de postulats esthétiques et idéologiques. FINAMOR semble le dispositif ludique le plus à même de jouer ce rôle au sein d’une communauté où les questions d’héritage culturel et de féminisme sont largement débattues, et où l’appariement sélectif des membres procède par affinités culturelles, génériques et esthétiques. Le canon formé par les poètes du forum fait la part belle à une lyrique féminine : Tsvetaeva, Akhmatova, mais aussi Dickinson ou Pizarnik, irriguent la créativité des membres tout en fondant un devenir-autrice et un devenir-poétesse réconciliés avec leurs filiations.

FINAMOR relève donc bien d’une esthétique processuelle ; il révèle le fonctionnement de l’écosystème numérique qui l’a vu naître à travers un jeu collectif et communautaire. Cette expérience poétique participative demande l’implication de chacun pour être vécue comme expérience esthétique. Il s’agit aussi, peut-être et à sa manière, d’une réponse originale aux soupçons qui pèsent sur le lyrisme poétique à l’heure postmoderne ; on convertit l’imaginaire courtois aux codes de la culture numérique la plus contemporaine, et ce faisant, on mêle deux mondes hétérogènes grâce au ludisme inhérent aux communautés 2.0.

Notes

[1] Créée en 2005 par quelques adolescents écrivant de la fantasy, cette plateforme hébergée par forum actif est aujourd’hui consacrée à l’écriture généraliste (romans, nouvelles, poésie et miscellanées). Depuis sa création, plus de 20 000 comptes y ont été enregistrés, pour deux ou trois centaines de membres régulièrement actifs actuellement. Divers affichages, arborescences et équipes d’administration se sont succédés, faisant de son histoire longue le théâtre d’évolutions marquées. Il s’agit du plus grand forum francophone consacré à l’écriture généraliste, à côté d’autres plateformes telles que Cocyclics, Vos Écrits ou Le Monde de l’Écriture. Pour une étude plus générale consacrée à ces forums, voir Julien Côté, « Les forums d’écriture francophones : rouages, membres et usages », mémoire de Maîtrise ès Arts, sous la direction d’Anthony Glinoer, Sherbrooke, Université de Sherbrooke, 2018.

[2] Les termes de scriptor, de mystification ou de supposition d’auteur renvoient tous à l’ouvrage de Jean-François Jeandillou, Esthétique de la mystification. Tactique et stratégie littéraires, Paris, Éditions de Minuit, 1994, auquel nous reprenons sa typologie des mystifications littéraires et la manière dont il aborde leur esthétique.

[3] Tout comme il existe une poétique propre aux sites et blogs d’écrivains, analysée par Gilles Bonnet dans Pour une poétique numériqueLittérature et internet, Paris, Hermann, 2017

[4] Code, architexte et texte.

[5] Nous reprenons et adaptons à la question de la poésie numérique les questions abordées par Servanne Monjour lors de sa conférence « La littérature numérique n’existe pas » donnée à Lille le 21 mars 2018.

[6] Personnage fictif d’auteur à l’existence duquel le scriptor tente de faire croire.

[7] Servanne Monjour, « Dibutade 2.0 : la “femme-auteur” à l’ère du numérique », Sens public, 2015.

[8] Ibid.

[9] Ibid.

[10] Trobairitz est la forme féminine de troubadour en langue d’oc.

[11] Fanny Georges, Identités virtuelles. Les profils utilisateur du Web 2.0, Paris, Questions théoriques, « L>P », 2010, p. 19.

[12] Il s’agit, toujours selon la terminologie mise en place par Fanny Georges, du nom et du signe graphique permettant l’identification d’un même utilisateur dans des contextes différents, et du fondement de la métaphore du Soi dans les espaces numériques.

[13] On voit ici une dispersion mémétique d’un procédé formel qui, en étant repris ludiquement par les différents scripteurs, se voit légèrement modifié à chaque occurence : c’est le fonctionnement du mème sur internet.

[14] Antonio A. Casilli, Les Liaisons numériques. Vers une nouvelle sociabilité ?, Paris, Seuil, 2010, p. 20.

[15] Fanny Georges, Identités virtuelles. Les profils utilisateur du Web 2.0op. cit., p. 160.

[16] https://acolitnum.hypotheses.org/351

[17] Johan Huizinga, Homo ludens. Essai sur la fonction sociale du jeu, Paris, Gallimard, 1951, p. 35.

[18] Roger Caillois, Les Jeux et les hommes. Le masque et le vertige, Gallimard, Paris, 1958.

[19] On appelle double-compte le second compte créé par le membre d’une communauté numérique, présenté comme distinct de son premier compte et de son identité civile ; ce dispositif technique est prohibé par la plupart des règlements de forums puisqu’il vient fragiliser l’identification des membres et les relations de confiance qui peuvent s’établir entre les membres d’une communauté numériquement constituée.

[20] Jean-François Jeandillou, Esthétique de la mystification. Tactique et stratégie littéraire, op. cit., p. 80.

[21] Ibid.

[22] Ibid. p. 12.

[23] Voir Jean-François Jeandillou, Supercheries littéraires : La vie et l’œuvre des auteurs supposés (nv éd. rev. et augm., Genèven Droz, 2001), où sont exposées ces mystifications.

[24] Michel Murat, Le Romanesque des lettres, Paris, Corti, « Les Essais », 2018, p. 132.

[25] Au sens où les entend Genette dans Palimpsestes : la relation d’hypertextualité se définit entre un texte A, l’hypertexte, et un texte B, l’hypotexte, qui lui est antérieur sans en être un commentaire.

[26] Système de gestion de contenu du site.

[27] Marie-Anne Paveau, L’analyse du discours numérique. Dictionnaire des formes et des pratiques, Paris, Hermann, « Cultures numériques », 2017, p. 264.

[28] Axel Bruns, « Produsage : A Working Definition », http://produsage.org/produsage, 31.12.2007.

[29] Forumactif héberge le forum Jeunes Écrivains.

[30] Il s’agit d’un « genre de discours doté d’une dimension composite, issue d’une co-constitution du langagier et du technologique » (Marie-Anne Paveau, op. cit., p. 300).

[31] Marie-Anne Paveau, op. cit., p. 295.

[32] Dans Seuils, Genette définit les seuils du texte comme les éléments paratextuels entourant le texte : nom de l’auteur, préfaces, notes…

[33] Étienne Candel & Gustavo Gomez-Mejia, « Écrire l’auteur : La pratique éditoriale comme construction socioculturelle de la littérarité des textes sur le Web », dans L’auteur en réseau, les réseaux de l’auteur, Sylvie Ducas & Oriane Deseilligny (dir.), Paris, Presses universitaires de Paris Ouest, « Orbis litterarum », 2013, p. 55.

[34] En ligne.

[35] En ligne.

[36] Yasmina Foehr-Janssens, La jeune fille et l’amour. Pour une poétique courtoise de l’évasion, Genève, Librairie Droz, « Publications romanes et françaises », 2010, p. 22.

[37] Ibid. p. 14.

[38] Valérie Beaudouin, « Forums en ligne : des espaces de co-production de la connaissance et du lien social », dans L’ordinaire d’internet : Le web dans nos pratiques et relations sociales, Éric Dagiral & Olivier Martin (dir.), Paris, Armand Colin, 2016, p. 209.

[39] Adeline Richard-Duperray, L’amour courtois. Une notion à redéfinir, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, « 1… », 2017, p. 9.

[40] Patrice Flichy, Le Sacre de l’amateur. Sociologie des passions ordinaires à l’ère numérique, Paris, Seuil, 2010, p. 13.

[41] Michel Murat, op. cit., p. 65.

Auteur

Marie-Anaïs Guégan est doctorante-contractuelle au sein du laboratoire MARGE de l’Université Lyon 3. Elle effectue une thèse, sous la direction de Gilles Bonnet, qui se donne pour objectif d’élaborer une poétique numérique adaptée aux forums d’écriture. Son travail de master comparait les formes de sociabilité à l’œuvre sur ces plateformes numériques aux cénacles d’écrivains du XXe siècle.

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