Les entretiens d’écrivains dans Le Pop Club


Cet article analyse les interviews d’écrivains dans une émission radiophonique de « variétés culturelles » diffusée à une heure tardive sur France Inter : Le Pop Club de José Artur, à partir d’un corpus de quatre émissions conservées à l’Ina, faisant intervenir respectivement Max Gallo (1er juin 1985), Régine Deforges (1er août 1985), Fernando Arrabal (30 juin 1987) et Françoise Sagan (26 juin 1987). Après une présentation du style provocateur de l’émission et de l’accueil particulier que son animateur réserve aux écrivains, on montre que Le Pop Club offre aux auditeurs le dévoilement d’une parole intime, ainsi qu’une approche concrète du processus créatif et d’intéressantes réflexions autour du métier d’écrivain.

This paper analyses interviews of writers in a French late-night cultural radio show on France Inter station: Le Pop Club, hosted by José Artur, from a corpus of 4 archives with Max Gallo (10th of June), Régine Deforges (1st of August 1985), Fernando Arrabal (30th of June 1987) and Françoise Sagan (26th of June 1987). After a presentation of the rather insolent style of this broadcast and of the particular reception Jose Artur reserves to the writers, we show that the Pop Club offers to its listeners the revealing of intimate words, as well as a quite concrete approach of the creative process and some interesting thoughts about writing practice.


Texte intégral

Le Pop Club est une émission radiophonique d’actualité culturelle – dans un sens très large – créée à la rentrée 1965 sur France Inter, à un moment où la station généraliste du service public, souffrant de la concurrence d’Europe n°1, cherche à se renouveler [1]. Elle est animée jusqu’à sa fin en 2005 par José Artur, homme de radio charismatique et original [2]. Elle a lieu tous les soirs de la semaine en direct, d’abord entre 23 heures et une heure du matin, puis dès 22 heures, l’émission s’étalant alors sur trois heures [3]. La diffusion quotidienne si tardive d’un programme en direct avec des invités est alors quelque chose d’inédit, même si des émissions parlées ou artistiques ont déjà régulièrement eu lieu en direct depuis des cabarets ou des lieux nocturnes [4]. Le Pop Club n’est pas diffusé depuis un studio traditionnel mais depuis le Bar noir de la Maison de la Radio, ouvert au public chaque soir [5]. Il devient rapidement un symbole des nuits parisiennes, « le rendez-vous de ce qu’il est convenu d’appeler le Tout Paris [6] ». Les auditeurs peuvent venir assister à l’émission tout en buvant un verre, tout comme les invités de José Artur, confortablement installés sur les banquettes de ce bar de la Maison ronde. À l’heure de la sortie des spectacles, l’animateur reçoit à son micro des comédiens, des metteurs en scène, des musiciens, mais aussi des écrivains, des sportifs, ou encore des hommes politiques. Ce mélange des genres est alors relativement nouveau. En effet, si certaines émissions d’actualités culturelles radiophoniques, ou télévisuelles, invitent déjà des artistes de disciplines diverses, il n’est pas commun de réunir sur un même plateau des individus d’horizons vraiment différents. Mais José Artur entend supprimer « les cloisons étanches [7] » qui compartimentent alors selon lui la vie médiatique :

Ma théorie c’est qu’on peut aimer Yvette Horner le mardi et aller au concert le lendemain de la Callas, et qu’on peut aimer les deux autant. […] On peut passer une soirée formidable avec Pablo Neruda et le lendemain entendre Zavatta parler de son cirque [8].

Une conception des goûts du public partagée dans le fond, après-guerre, par Wladimir Porché et Paul Gilson, respectivement Directeur-général et Directeur des programmes artistiques de la RDF puis RTF. De fait, Le Pop Club s’inscrit à sa manière dans la continuité des émissions de variétés littéraires des années cinquante, dont celles de Philippe Soupault et Jean Chouquet (Le Théâtre où l’on s’amuse ; Dimanche dans un fauteuil…), pour lesquelles José Artur a d’ailleurs travaillé comme comédien ou présentateur.

Dans cet article, nous nous proposons d’étudier les entretiens d’écrivain dans le Pop Club, qui ont été nombreux [9]. Malheureusement, le chercheur travaillant sur des émissions radiophoniques est souvent confronté à un déficit d’archives sonores, encore plus lorsqu’il s’agit de programmes nocturnes ou tardifs. Pour Le Pop Club en particulier, très peu d’enregistrements des vingt premières années ont été conservés [10]. L’Ina a conservé moins d’une dizaine d’émissions avant 1985, rarement dans leur intégralité, et dans ces archives sonores, on ne trouve aucun entretien avec un écrivain [11]. Afin de travailler à partir des émissions elles-mêmes, nous utiliserons donc ici comme corpus les quatre premières interviews d’écrivain conservées à l’Ina, qui font intervenir respectivement Max Gallo (1er juin 1985), Régine Deforges (1er août 1985), Fernando Arrabal (30 juin 1987) et Françoise Sagan (26 juin 1987). Il convient de préciser qu’à cette date, le concept d’une émission d’actualité culturelle qui mélange des genres, novateur vingt ans plus tôt, est alors devenu monnaie courante, à la radio comme à la télévision. Désormais, les talk-shows, mêlant divertissement et culture, forment une part non négligeable des émissions. Nous nous demanderons s’il existe un modèle d’entretien spécifique aux écrivains dans Le Pop Club. Comment José Artur, en tant qu’animateur d’une émission culturelle et non littéraire, les reçoit-il ? Après une présentation du style provocateur de l’émission et de l’accueil particulier que son animateur réserve aux écrivains, nous verrons que Le Pop Club offre aux auditeurs le dévoilement d’une parole intime, mais aussi une approche assez concrète du processus créatif.

1. Entre provocation et complicité

1.1. À l’école de la muflerie

Le Pop Club est une émission culturelle dans laquelle les écrivains sont en bonne place. Comédien d’origine, José Artur en reçoit certes moins souvent à son micro que des acteurs ou des metteurs en scène [12], mais sans avoir rien d’un lettré ou d’un critique littéraire, cet « enfant de Prévert [13] », dont il a été ami, est un amateur de littérature, qui s’est cultivé sur le tard [14]. Il affectionne tout particulièrement l’objet livre (« J’adore les livres, ne serait-ce au départ que pour les toucher, les regarder [15] ») et tout ce qui gravite autour de l’univers de l’édition (il donne régulièrement la parole à des éditeurs, des directeurs de collection). Dans Micro de nuit, ses mémoires parus en 1974, il énumère certains des écrivains reçus depuis 1965 : Marcel Achard, Arthur Adamov, Miguel Ángel Asturias [16], Fernando Arrabal, Ionesco, Henry de Monfreid, Pablo Neruda, Albertine Sarrazin, Jean-Paul Sartre, Peter Ustinov [17]…  Et, d’après les archives sonores dont on dispose du moins, ces invités-là, les écrivains, bénéficient d’un temps d’interview spécialement long : José Artur les garde environ une heure à son micro [18], quand les autres invités, comédiens ou metteurs en scène par exemple, n’ont généralement droit qu’à une dizaine ou quinzaine de minutes pour présenter leur pièce ou leur dernier film [19]. Cela dit, la manière dont Artur mène l’entretien avec les écrivains ne donne pas l’impression qu’il adopte pour parler avec eux un autre langage que celui qui règle le « théâtre » de la parole dans l’émission [20]. « Vous vous souvenez du premier bouquin, enfin du premier livre de gosse qui vous a marqué ? », lance-t-il à Régine Deforges dans les premières minutes de leur dialogue. À Max Gallo aussi il parle de son « bouquin ». Dès sa création, Le Pop Club veut innover dans le style, en assumant la familiarité spontanée, la décontraction, la crudité souvent aussi d’un langage « entre copains [21] », sans rien – ou presque – d’écrit à l’avance [22].

Car Le Pop Club, dès ses débuts au milieu des années soixante, assume un style de conversation lié à un rôle : le personnage du provocateur, lui-même nourri de la personnalité atypique de l’animateur. « En 1965, pour se faire entendre, il fallait provoquer beaucoup [23] » affirme José Artur. Roland Dhordain, premier concepteur de l’émission, distinguait « deux écoles de l’interview, l’école de la muflerie et celle de la courtoisie [24] » : José Artur pratique très délibérément la première. Il tourne le dos exprès à cet art civil de la courtoisie que revendique au contraire Jacques Chancel dans Radioscopie, s’inscrivant dans la tradition d’insolence d’un certain type d’interview de presse écrite [25] et dans le sillage d’intervieweurs comme André Gillois [26], en connivence avec d’autres animateurs décalés ou irrévérencieux de son temps tels Robert Beauvais, Pierre Desgraupes, Pierre Bouteiller ou encore Claude Villers [27]. Régulièrement, l’émission fait ainsi scandale, provoque la bien-pensance, s’amuse à bousculer les codes de savoir-vivre de la radio publique d’alors [28]. En 1966, le journal Paris Jour qualifie Le Pop Club « d’émission la plus osée de l’ORTF [29] ». En 1967, Le Monde trouve son animateur assez irritant parfois [30]. Mais deux ans plus tard, après les événements de Mai 68, il approuve la liberté de ton d’un programme qui repose sur « un certain esprit de contradiction », parce qu’il « y a des choses essentielles à dire qui ne sont pas dites en d’autres lieux » [31].

Il n’est donc pas rare que les personnalités interrogées par José Artur soient vexées par son franc-parler et ses provocations [32]. L’animateur s’amuse à les désarçonner, à les faire sortir de leur « zone de confort », parfois dès le début de l’interview. Dans les quatre entretiens de notre corpus, le dialogue commence ainsi trois fois sur quatre sur un défaut, supposé ou non, de l’écrivain invité. C’est le « style feutré » de Françoise Sagan – dont José Artur dit pourtant quelques minutes plus tard qu’elle est le seul écrivain français à pouvoir se vanter du statut de « star » : elle parle très bas et peut être bien difficile à comprendre.

José Artur – Françoise Sagan, ce qu’on peut dire de vous et qui a été écrit parfois, c’est que vous savez parler et que vous savez écrire à voix basse, au fond, on pourrait dire… C’est-à-dire que vous avez un style feutré. À la ville on vous comprend pas toujours, c’est un problème.

Françoise Sagan – Rarement même, c’est peut-être mieux.

– D’accord… Mais quand on vous parle il faut être en face de vous. [Rires]. On vous l’a reproché beaucoup.

– C’est pour ça que j’ai écrit des livres, pour communiquer avec mon prochain.

C’est le « caractère de cochon » de Max Gallo :

Max Gallo, nous allons passer ensemble cinquante-cinq minutes. Vous avez… [il rit, puis se reprend]. Oui… Vous allez voir, c’est pas fini… Vous avez toujours ce caractère de cochon qui vous caractérise, ou pas ? Oui, parce que je vous ai dit ça un jour et vous ne l’avez pas digéré [33]

C’est l’alcool et le cigare avec Fernando Arrabal [34], attaqué dès la première minute :

José Artur – Ah ça y est, il commence à boire déjà, dès le départ. Vous buvez vraiment beaucoup ou c’est ?… Trop, sûrement… Mais vous buvez vraiment tout le temps ? Un petit peu ? Pas de grandes gorgées ?

Fernando Arrabal – Très peu, très peu. Parce que j’ai peur.

– Alors vous fumez, vous fumez le cigare, et vous buvez, quand vous avez peur…

– Oui.

– Et avec votre caractère vous avez peur tout le temps ?

– En public.

– En public… Mais chez vous, vous fumez pas et vous buvez pas beaucoup ?

– Jamais. Je bois jamais, je fume jamais

– Ah ben ça, c’est bien [35].

Citons aussi, dans cette veine, un reportage télévisuel de 1974 consacré au Pop Club [36]. José Artur y reçoit Jean d’Ormesson. C’est la première fois que les deux hommes se rencontrent, et l’animateur déclare à l’écrivain : « Vous n’avez pas le physique du livre que vous avez fait, vous avez un côté jeune premier », avant de lui avouer qu’il ne l’appréciait pas avant de le rencontrer. Le journaliste de Télé Normandie réalisant ce reportage, à l’occasion d’un Pop Club estival à Deauville, demande à Jean d’Ormesson ce qu’il pense de José Artur, ce à quoi l’écrivain répond :

Eh bien je pense deux choses de José Artur. Je pense qu’il a des préjugés qui risquent de lui coûter très cher, et ensuite qu’il a beaucoup de jugement. […] D’abord il a des préjugés qui risquent de lui coûter très cher parce qu’il m’a avoué qu’il ne me trouvait pas très sympathique avant de me connaître. Mais il a beaucoup de jugement parce qu’il vient de me dire, finalement, maintenant qu’il me connaît, il me trouve très sympathique, et tout de même, ça c’est un bon point pour lui [37].

De fait, José Artur aime dire ce qu’il pense, peu importe si ses propos doivent choquer ou vexer ses interlocuteurs. Au contraire, il s’amuse à faire preuve d’ironie et de mordant. Dans son dernier ouvrage de mémoires, paru en 2009, il justifie sa pratique jugée parfois agressive de l’entretien :

Tout ne doit pas être lisse, dans une émission, sinon on s’endort. Il faut critiquer, asticoter, titiller, faire sortir l’invité de son discours appris par cœur et le mettre en face de ses responsabilités. S’il est bon – et surtout sincère –, il s’en sortira. […]

J’agressais, en jouant du contre-pied comme d’une arme, pour sortir mes invités de leurs appréhensions, obtenir des ripostes « naturelles » et faire oublier le micro. C’était un moyen de donner du sel aux conversations et un rythme à l’émission [38].

Chaque entretien du corpus est entrecoupé de musiques choisies par l’invité(e), choix que l’animateur n’hésite parfois pas à critiquer ou à remettre en question. Il demande par exemple à Max Gallo, qui a choisi un morceau de Mozart : « C’est pour faire chic ou vous aimez vraiment Mozart [39]? » À Régine Deforges, qui a choisi une chanson interprétée par Robert Mitchum, il demande si elle aime les hommes qui boivent. Irritée par son insistance à parler de l’alcoolisme de Robert Mitchum, elle hausse un peu la voix : « Oh ça va, vous n’allez pas casser mon truc ! », tandis que Max Gallo se justifie calmement en affirmant qu’il apprécie réellement Mozart.

Avec les femmes, Artur investit aussi volontiers le terrain de la sexualité, à coups de jeux de mots grivois ou légers [40]. L’entretien tourne parfois au jeu de séduction. Notons ici le ton irrévérencieux et badin :

José Artur – La jeune Régine Deforges s’est mariée à un industriel, et a vendu des poèmes dans la rue, c’est vrai ?

Régine Deforges – Oui, c’est vrai. Oh c’était l’horreur, j’étais nulle, nulle, nulle !

 – Dites bien « nu-lle », parce que comme c’est Régine Deforge on va dire « J’étais nue ! »… [Elle éclate de rire]… et on vous imagine en train de vendre vos poèmes nue dans la rue…

– Non, je n’aurais pas osé à l’époque.

– Articulez, articulez ! « J’étais nu-lle ! »

– J’étais nulle !

Deforges se montre globalement plutôt réceptive aux provocations de son interlocuteur, et capable de répondre du tac au tac en se plaçant sur son terrain, comme ici :

Régine Deforges – Ma famille c’était des gens très très simples, qui tiraient plus souvent le diable par la queue qu’autre chose…

José Artur – Et un jour vous vous êtes dit, pourquoi par la queue ? [Rires]

– Pourquoi toujours le diable, peut-être ?! [Rires].

Et finalement, tous les écrivains du corpus semblent assez bien réagir à la pratique « Pop Club » de l’agression, de l’humour et des provocations, sauf peut-être l’historien Max Gallo. On le voit ici décontenancé par les blagues quelque peu vexatoires de José Artur sur sa grande taille (notons en passant son art des enchaînements et de la relance). Il répond sur un ton d’abord très sérieux, avant de se dérider finalement quand il trouve un angle drôle pour amuser à son tour les auditeurs :

José Artur – À propos de Tour Eiffel tout à l’heure, c’est vrai que vous mesurez 1 mètre 93 ?

Max Gallo – Eh oui… exactement.

– Ça doit vous aider, ça doit être très agréable, quand on est dans une foule ?

– Non… je n’sais pas, ça dépend…

– On a de l’oxygène, toujours…

– Il y a des tas de périodes de la vie où on souhaiterait être au contraire beaucoup plus…

– Ah ben à l’armée, à l’armée vaut mieux pas sortir du rang !

– … discret et passer inaperçu et… Mais en même temps c’est pas désagréable, parce qu’on regarde les gens toujours de haut en bas [rires].

1.2. Un bavard qui sait écouter

Autre trait caractéristique de la manière « Pop Club » de mener des interviews : José Artur occupe le terrain de la parole. Il est volubile, n’hésite pas à couper la parole à ses interlocuteurs et à parler plus qu’eux parfois – il se vante d’avoir inventé l’« interview-monologue [41] ». Marguerite Duras, écrira-t-il plus tard avec humour, aurait été « une des rares à avoir pu [lui] couper la parole [42] ». Cette attitude de bavard lui vaut de nombreuses critiques, notamment de la part d’auditeurs qui lui reprochent de prendre trop de place, tel Pierre, élève de Terminale fervent adepte de l’émission, qui lui écrit en 1968 : « José, vous parlez trop, tout le monde vous le dit, faites donc quelque chose [43]. » À Fernando Arrabal, José Artur déclare en juin 1987 : « Vous êtes aussi bavard que moi »… mais pour s’appliquer à prouver durant le reste de l’émission qu’il est bien le plus loquace, en usant de différents moyens de garder ou reprendre la parole, comme ici de la couper à son invité [44] :

Fernando Arrabal – Ce qui se passe c’est que, hélas, j’écris beaucoup, parce que…

José Artur – Oui c’est fou d’ailleurs, j’ai vu le nombre de livres que vous avez sorti chez Bourgois, c’est d’ailleurs un type qui pourrait être confondu avec un bourgeois, mais Christian Bourgois qui est un vrai éditeur, qui vous a accueilli tout de suite…

Mais si l’animateur du Pop Club n’hésite pas à user et abuser de sa position, il se qualifie aussi de « bavard qui sait écouter [45] ». À juste titre, si l’on en croit ce journaliste de Télérama en 1974 : « José Artur a ce double-don assez rare de savoir, à la fois, bien parler lorsque les interviewés n’ont rien à dire et bien écouter, et faire parler ceux qui ont quelque chose à dire [46]. » Parler beaucoup, poser des questions précédées ou agrémentées de commentaires à rallonge, c’est finalement souvent chez lui, en effet, une manière de mettre en valeur l’invité(e), de raconter des anecdotes le ou la concernant, ou, comme nous le montrons plus loin, de l’encourager à la confidence. Et s’il est vrai qu’il malmène ses interlocuteurs, on sent aussi poindre une certaine admiration pour cette espèce d’invités qu’il traite différemment par le fait de les recevoir longuement, que forment les écrivains. Même si cela peut sembler paradoxal ou contradictoire avec l’attitude décrite jusqu’ici, il ne s’empêche pas de les flatter. Le bavardage de José Artur n’est donc pas incompatible avec une certaine intégration du rôle de faire-valoir de l’interviewé traditionnellement dévolu à l’intervieweur, qui semble s’être accentué au fil du temps [47].

Plus exactement, comme il le confesse lui-même dans l’entretien avec Max Gallo, il « adore » pratiquer « la douche écossaise », autrement dit l’alternance de piques et de compliments. Il flatte l’ego de l’historien en énumérant de nombreux titres de ces précédents ouvrages (réaction de Gallo : « Cela me fait très plaisir que vous citiez ces titres-là »). Il présente Sagan comme la seule « star » française de la littérature : « Dans la littérature des stars y’en a pas, à part vous. Vous avez défrayé la chronique, vous faites les titres, on cherche à savoir ce que vous pensez, ce que vous aimez…En France il y a une star de littérature, c’est vous. » Il complimente Fernando Arrabal sur certains aspects de son physique (« Vous avez un physique attachant, vous avez un sourire fabuleux, des yeux merveilleux… »), terminant même cet entretien avec un cri du cœur : « Merci Arrabal, je vous aime ! »

En soufflant le chaud et le froid, José Artur contribue finalement à instaurer une atmosphère détendue de complicité plutôt bienveillante et propice à la confidence, dans laquelle les interviewés se sentent généralement à l’aise pour se raconter.

2. Des entretiens intimistes

2.1. Parler des écrivains plutôt que des livres

Bien plus que de parler du dernier ouvrage de l’écrivain, ce qui intéresse José Artur, c’est d’amener ses invités à parler d’eux, de leur intimité, comme c’est d’ailleurs le cas de nombreuses émissions culturelles d’entretiens dès les années cinquante [48]. En particulier, l’animateur du Pop Club considère absurde de faire parler un écrivain d’un de ses livres une fois celui-ci achevé, comme il l’explique en présentant sa conception de l’entretien :

Un entretien doit être clair et apporter à l’auditeur – le principal intéressé à qui il est destiné – une idée aussi nette et la plus complète possible sur le personnage interviewé et le point de vue ou l’œuvre que celui-ci défend. Or pour un acteur il est difficile, si cabotin soit-il, de faire son propre éloge. Pour un écrivain, c’est encore plus compliqué. Il faudrait interviewer les écrivains quand ils sont en train d’inventer leur histoire. Là, ils sont intarissables. Arrivés devant le micro, des mois après qu’elle soit finie, ils ne savent plus quoi dire ou bien ils en ont marre, en fin de promotion, de répéter toujours la même chose [49].

De fait, les entretiens de notre corpus ne s’apparentent pas à des émissions classiques de promotion d’un objet culturel, puisqu’il n’y est que très peu question du dernier livre en date, tandis que les interviews du Pop Club sont généralement plus « promotionnelles » lorsque les invités proviennent d’autres domaines culturels ou d’autres disciplines artistiques.

Ainsi, dans l’émission avec Françoise Sagan du 26 juin 1987, l’auteur ne parle que trente secondes à peine de son dernier livre – Un sang d’aquarelle [50] –, sorti d’ailleurs plus de quatre mois plus tôt. Dans celle avec Fernando Arrabal, invité du Pop Club en juin 1987, José Artur fait référence au dernier livre de l’auteur – La Vierge Rouge [51], publié un an plus tôt –, à la vingt-troisième minute d’émission seulement. Ils en parlent quelques instants avant de changer de sujet. Dans Le Pop Club avec Régine Deforges, le titre du dernier volet de La Bicyclette bleueLe Diable en rit encore – est très brièvement cité autour de la trentième minute. Enfin, dans l’enregistrement avec Max Gallo, l’animateur finit par annoncer le titre de son ouvrage au bout de 23 minutes d’entretien, mais seulement très rapidement : « Il y a un livre qui est sorti, le dernier en date, qui est Le Beau rivage, chez Grasset… On en parlera à la fin, peut-être, de l’entretien… » Finalement, à la quarante-quatrième minute, soit dix minutes avant la fin, José Artur annonce : « Bon et maintenant on en arrive à ce livre, Le Beau rivage. Moi je n’aime pas tellement parler des livres longtemps parce que je trouve qu’il faut les lire, surtout celui-là, qui est fort beau. »

Cette conception de l’entretien d’écrivain ne semble d’ailleurs finalement pas déplaire à Max Gallo, quand José Artur le met sur le sujet des coulisses de l’entretien médiatique :

José Artur – Le service après-vente, ce que nous sommes tous en train de faire, c’est quelque chose qui vous énerve, vous n’aimez pas ça. D’ailleurs je peux en témoigner : ça fait longtemps que je vous demande de venir. Vous venez quand vous avez un bouquin très gentiment, cordialement, mais vous n’êtes pas l’homme à rechercher follement l’interview, parce que vous bossez beaucoup… Mais on est obligé de le faire ?

Max Gallo – On est obligé. J’essaie de le faire de moins en moins parce que bizarrement, et pas du tout par mégalomanie, comme quelqu’un qui n’a plus besoin de cela, parce que je crois qu’on a toujours besoin de cela dans ce métier, j’ai de plus en plus de mal caractériellement à le faire… C’est-à-dire, j’ai de plus en plus de mal à faire ce que je fais en ce moment, c’est-à-dire, en fait, à discuter sur un livre. Et encore, là nous avons une vieille complicité, donc qui est agréable. C’est une retrouvaille plus qu’une interview, des retrouvailles plus qu’une interview. Mais c’est vrai que j’allais par exemple à Apostrophes [52] avec beaucoup d’enthousiasme les premières fois et presque une espèce de joie, un peu de fébrilité. Je suis allé souvent à Apostrophes. Maintenant quand j’y vais – j’y vais toujours et je souhaite y aller encore –, mais j’y vais avec une espèce de raideur et de réticence, en me disant « bon, il faut le faire », plutôt que « on va le faire avec joie ».

Gallo distingue ici ses passages à Apostrophes et au Pop Club : venir au Pop Club, ce serait comme vivre des « retrouvailles », en raison de la « vieille complicité » qui le lierait à son intervieweur. Difficile de se dispenser du jeu promotionnel de l’interview pour faire exister un livre et le faire vendre – l’expression « service après-vente » employée par Artur renvoie d’ailleurs frontalement à la dimension commerciale de l’activité d’écrivain. Sagan explique même que son ouvrage qui s’est le moins bien vendu (Le Garde du Cœur, Julliard, 1968) aurait été peu lu parce que, suite à une dispute avec son éditeur, elle aurait souhaité ne donner aucune interview [53]. Ce qui ne l’empêche pas de dire aussi sa réticence à devoir parler d’un livre dans ses interviews [54], et même à évoquer sérieusement sa pratique littéraire, en soutenant que « les gens qui parlent de leur travail d’une manière grave et sérieuse [l]’ont toujours assommée [55] ».

La vitrine promotionnelle que José Artur offre aux écrivains est donc assez en accord avec leur désir de ne pas parler de livres. Le Pop Club leur offre un espace pour parler d’eux dans une atmosphère décontractée, où ils se savent chahutés mais aussi aimés, et pas trop embêtés sur leur dernier livre, qui n’est au fond qu’un prétexte à venir se raconter, parfois de manière très intime. Une manière d’occuper l’espace médiatique dans laquelle certains trouvent apparemment leur compte.

2.2. José Artur l’« accoucheur »

L’animateur du Pop Club aime à se considérer comme un « accoucheur », dont le rôle serait de « faire raconter n’importe quoi à n’importe qui, sans que l’interviewé soit gêné ou terrorisé [56] ».

Dans chacun des longs entretiens de notre corpus, il prend soin de remonter aux origines, à l’enfance, et prend le temps de retracer le parcours des écrivains de manière chronologique afin de faire un « tour d’horizon [57] », s’intéressant davantage à l’histoire personnelle de chacun qu’à ses seuls ouvrages. Avec Arrabal, il commence par parler du Maroc, où l’écrivain est né, avant de l’inviter à raconter l’histoire particulière de ses parents (son père a disparu après avoir été condamné à mort par le régime franquiste). Avec Max Gallo, il évoque le milieu modeste dont l’écrivain et historien est issu. Avec Régine Deforges, il présente son milieu familial d’origine, plutôt populaire, et le contexte catholique dans lequel elle a été élevée. Il n’y a qu’avec Françoise Sagan qu’il ne remonte pas jusqu’à la prime enfance, même s’il évoque sa jeunesse étudiante sur les bancs la Sorbonne – sans doute parce qu’il s’agit de l’invitée du corpus que les auditeurs potentiels connaissent le mieux. Par de légers commentaires distillés dans ses interviews, on comprend que José Artur a déjà reçu au Pop Club chacun de ces invités. Malgré cela, il prend la peine de repartir de l’origine, ne se contentant pas de faire comme si l’auditeur connaissait déjà la vie de ces écrivains. Il prend même régulièrement soin de raconter des anecdotes vécues personnellement avec chacun de ces invités, afin d’entretenir un climat de complicité et de familiarité [58].

Au-delà de ce « film » chronologique, Artur invite chaque écrivain à se livrer sur des aspects de sa vie privée, ses goûts, son caractère.

C’est avec Max Gallo que le ton est le moins intime, sans doute parce que l’homme s’y prête moins volontiers. Il est surtout question de son goût pour les échecs, de son expérience politique [59] et des éventuelles interférences de sa carrière politique avec sa carrière littéraire.

À Sagan en revanche, José Artur peut mettre en avant le désir des auditeurs d’en apprendre davantage sur la personnalité profonde de l’écrivain, écrivain à succès mais « finalement assez secr[et] ». Il lui demande par exemple s’il est possible de la mettre en colère, ou encore ce qu’elle aime le plus. Il réussit à  la faire parler de ses addictions, et partant de là à réfléchir à son statut de personnage public et aux difficultés engendrées par la célébrité :

Le succès est quelque chose qu’on peut prendre bien et qu’on peut prendre mal. Il y a des gens qui le prennent très mal. Le succès est quelque chose qui vous isole, les gens vous voient comme une image. Si on n’a pas de grandes ressource, une grande force à l’intérieur pour avoir avec les gens des vrais rapports, pour obliger les gens à chercher autre chose de vous que cette image qu’ils ont dans la tête, si on n’oblige pas les gens à être vos amis, si vous voulez, pour de bon, on peut être très seul avec une statue de vous qui vit à votre place, et on se retrouve seul chez soi…

Avec Régine Deforges [60], romancière et éditrice de littérature érotique, les questions intimes pleuvent, sous le prétexte de chercher à comprendre « comment [elle vit] » : « Vous souvenez-vous de votre premier amant ? » ; « Vous vivez à Paris ? » ; « Vous avez des enfants ? ». L’introduction de l’émission donnait le ton : « Vous êtes une sorcière ou sainte, n’est-ce pas ? Et il y a une chose qui prime chez vous c’est l’amour, l’érotisme, le sexe et la liberté ? C’est d’accord ? ». « Vous oubliez les livres, […] sans doute le plus important », rétorquait Deforges, désireuse de rappeler que la littérature demeure la raison de son invitation à l’émission – ce qui ne l’empêche pas, dans la suite de l’entretien, de jouer plutôt bien le jeu des questions indiscrètes.

Avec Fernando Arrabal, Artur souhaite montrer la complexité d’un personnage fait de paradoxes, en mettant en opposition son image publique d’écrivain provocateur et « la délicatesse de [ses] sentiments » dans la vie privée. Par ailleurs, en insistant assez désagréablement sur la petite taille de son invité, il met le doigt sur un point sensible, complexe physique douloureux, qui l’amène à se confier intimement (« J’ai beaucoup souffert, […] ça m’a beaucoup chagriné. Ça me complexait, je me sentais très mal, et je continue à me sentir mal maintenant… »).

En somme, l’animateur du Pop Club s’attache à faire les écrivains se dévoiler aux auditeurs sur des aspects parfois méconnus de leur vie et de leur personnalité, en les délestant en quelque sorte du poids de rendre compte de leur activité littéraire. Pour autant, ces entretiens donnent aussi à entendre une réflexion parfois approfondie sur leur œuvre et leur métier d’écrivain.

3. Le métier d’écrivain

3.1. Vie et œuvre

Si l’animateur du Pop Club encourage les écrivains reçus à son micro à se livrer sur leur vie privée ou de leur personnalité, il se plaît quand même à tisser des liens entre leur œuvre et leur vie. Il insiste par exemple sur la proximité entre Max Gallo et le narrateur de son roman Le Beau Rivage, tout comme il remarque un « parallèle étrange » entre l’histoire de La Vierge rouge, qui met en scène une mère disparue, et celle du père de Fernando Arrabal, disparu lui aussi. Finalement, l’évocation de la vie privée a aussi pour vocation d’éclairer les ouvrages d’une autre lumière, biographique, à faire parler les invités de ce qu’ils transposent de leur vie dans leur œuvre.

Dans cette perspective, plutôt que de s’attarder sur le dernier livre paru, Artur préfère évoquer l’œuvre de ses invités comme un ensemble, pour mieux tisser des liens entre les livres, retracer les itinéraires des écrivains et leurs évolutions. Il commente des évolutions de formes littéraires, repère des motifs prégnants ou met en relief des thèmes majeurs. Il s’interroge par exemple sur le choix par Arrabal de la forme romanesque pour son dernier ouvrage, plutôt que du théâtre. Il insiste sur la façon récurrente qu’a Max Gallo de donner un titre général à une œuvre qui est ensuite déclinée en plusieurs tomes. Dans l’œuvre d’Arrabal, il voit dans le sacré et les femmes des thèmes majeurs – ce à quoi l’écrivain répond déclarant que la femme constitue même « le moteur de [son] œuvre ».

3.2. Le comment et le pourquoi

 Artur aime aussi interroger ses invités sur les conditions pratiques de leur activité. Il demande par exemple à Sagan et à Arrabal l’heure à laquelle ils écrivent ; à Gallo s’il travaille vraiment à la machine « parce que ça [lui] permet de réfléchir plus », et comment il réagit face au vertige de la page blanche (que l’écrivain appelle « la lâcheté devant l’écriture ») ; à tel ou tel à quel moment il se sent libéré de son livre (« Est-ce quand on remet le manuscrit, quand on pose la plume, ou quand le livre sort ? »). Par ailleurs, assez pragmatiquement, il n’hésite pas à commenter les tirages et les ventes des livres des écrivains qu’il reçoit. Il pose une question à Sagan qu’il qualifie lui-même « d’indiscrète », en lui demandant lesquels de ses livres ont eu respectivement les plus forts et plus petits tirages – question à laquelle elle répond, même si elle affirme n’avoir pas de souvenirs précis des chiffres. Avec Régine Deforges, Artur commente le phénomène de librairie qui s’est produit avec le deuxième tome de La Bicyclette bleue, dont il indique que 400 000 exemplaires se sont vendus en une journée. Dans l’entretien avec Max Gallo, il insiste sur la liberté que procure, pour un écrivain, de bonnes ventes d’ouvrages :

José Artur – L’argent, le tirage… l’argent que procure le tirage et la vente des livres, ça donne quand même, on ne peut pas le nier, ça donne quelque chose d’intéressant qui s’appelle un peu la liberté du choix du sujet ?

Max Gallo – Ah tout à fait. Moi j’ai gagné beaucoup d’argent avec les livres, je le dis de manière tout à fait simple, n’ayant jamais exploité quelqu’un je dirais, sinon moi-même. Et ça a changé ma vie, il faut bien le dire.

Avec ce type de questions et de réflexions, l’animateur rappelle que si tout le monde peut écrire ou se targuer d’être écrivain, il n’est pas évident de « vivre de sa plume ». À la fin de l’entretien avec Sagan, il lui demande d’ailleurs quel conseil général elle pourrait donner à un jeune qui souhaiterait écrire.

La question de l’œuvre est aussi posée par le biais des genres littéraires. De fait, à l’exception de Régine Deforges, tous les écrivains du corpus en pratiquent plusieurs. Sagan, Arrabal et Gallo insistent ainsi tous trois sur le temps long nécessaire à l’écriture d’un roman. Arrabal distingue très clairement les pièces de théâtre – qu’il écrit de manière « rapide » et « nocturne » – des romans – qu’il met un an à écrire. Il assimile la pièce à un « coup de foudre » et le roman à « un mariage ». Sagan insiste sur le caractère complexe du roman, très différent de l’écriture pour le théâtre :

Un roman c’est une espèce de thème… enfin, c’est l’envie d’un personnage qu’on a envie de compliquer, de creuser, de fouiller, de changer, de modifier. Tandis qu’une pièce a priori c’est pas un thème, c’est une intrigue, une action, et on sait dès le début de l’action qu’on va aller droit vers les dialogues, vers une accélération perpétuelle du mouvement, ce qui n’est pas possible dans un roman, ce qui est possible mais qui n’est pas le charme du roman. Le charme du roman, c’est qu’on peut brusquement parler d’une fenêtre, d’un paysage ou d’un sentiment pendant trois pages. Il y a une liberté effrayante dans le roman. C’est plus difficile qu’une pièce. Une pièce c’est des rails, ça va à droite, à gauche, ça permet d’avancer, de filer. Un livre on peut traînasser, c’est à la fois fascinant et inquiétant.

Gallo met lui aussi en avant la complexité d’un roman, selon lui « le genre suprême » :

Max Gallo – Moi je crois que le roman est le genre suprême. Parce que vous pouvez tout dire, tout.

José Artur – On peut dire l’essentiel.

– Non, on peut dire la vie, c’est-à-dire la complexité des choses…

– Pis on peut faire répondre des choses qui sont complètement étrangères à soi-même par un personnage, à qui on peut donner le rôle du diable peut-être, mais on lui fait dire… tout est dit…

– Tout à fait. Le roman c’est vraiment le genre, je vais employer un mot à la mode mais, antitotalitaire. Dans un roman, même si vous êtes quelqu’un de dogmatique, de carré, si vous avez un sale caractère [rire de José Artur [61]], malgré tout un peu d’humour… Dans votre roman, si vous voulez que votre roman soit un bon roman, vous êtes obligé d’être dans la complexité. C’est-à-dire que dans un roman un romancier n’a pas d’ennemi. Il peut avoir des adversaires, mais il est obligé […] de leur donner figure humaine. Il n’y a pas de caricature possible dans un roman, ou alors vous faites un livre de propagande et ça n’a aucun intérêt, vous n’avez pas de lecteurs.

Plus fondamentalement, c’est sur leur rapport à l’écriture que les écrivains sont invités à s’expliquer, en répondant à la question (banale et passe-partout) du « pourquoi écrivez-vous ? ». Arrabal écrit par « nostalgie d’être aimé », « parce que la femme ne [lui] a pas donné ce qu’il attendait ». Sagan pour « communiquer avec son prochain ». Deforges relate l’épisode du Cahier volé (Fayard, 1978), journal intime écrit à l’adolescence afin d’échapper au carcan d’une éducation stricte. Aucun n’hésite à questionner la relation ambivalente qu’il entretient avec l’écriture. « Hélas, oui, j’écris beaucoup. J’aimerais ne pas écrire. J’aimerais vivre une vie passionnante », confie Arrabal, cependant que Sagan avoue son bonheur de n’avoir pas eu besoin d’écrire pendant deux ans et demi, à la fin des années 1960 :

José Artur – Il vous arrive de ne pas travailler pendant un très long bout de temps ? Quel a été le plus grand silence de papier de Françoise Sagan ?

Françoise Sagan – J’ai eu un moment béni, […] c’était en 68 je crois, où j’ai passé deux ans et demi sans écrire une ligne. L’argent était rentré, j’avais la flemme et j’ai passé deux ans et demi sans écrire une ligne. J’étais enchantée. Mais alors là ça fait un bout de temps que j’ai pas arrêté…

L’auteur de Bonjour tristesse explique encore que, pour elle, « toute littérature est une forme de regret », tandis qu’Arrabal affirme qu’un artiste est quelqu’un qui rate, qui souffre.

Finalement, la question de l’écriture et des livres, qui pourrait sembler secondaire lors d’une première écoute, occupe tout de même une place non négligeable dans ces entretiens. On sent que ce fervent lecteur et admirateur des écrivains qu’est José Artur veut donner envie à ses auditeurs de découvrir les livres de ses invités. Même s’il choisit volontairement de ne pas trop en dire, il en commente de temps en temps certains passages, certains choix d’écriture. Dans l’un de ces entretiens il choisit même d’en lire un extrait. C’est à la fin de l’émission avec Max Gallo. José Artur lit un passage de Beau rivage, qu’il a pris soin de faire commenter brièvement auparavant par son auteur :

José Artur – Cette Mafalda passe une nuit de noces épouvantable, que vous décrivez d’une façon étonnante, par des petites phrases très courtes, à peine liées entre elles. Et c’est à dégoûter toutes les vierges qui liront ce livre. […]

Max Gallo – Ça m’a beaucoup coûté d’écrire cela. En fait, je voulais en faire une sorte de tragédie sans tragédie, car c’est une nuit de noce qui se déroule tout à fait normalement, sans excès, sans tragédie, et je crois que c’est en fait une tragédie. Une de ces tragédies sans sang, même sans larmes, et où en fait se noue tout un inaccomplissement, une incompréhension mutuelle, et qui est une sorte d’acte barbare.

– C’est un acte barbare, très beau d’ailleurs. Vous savez, pour me racheter vis-à-vis de vous [62], je vais simplement, pour terminer cet entretien avec vous Max Gallo, je dirai même au revoir avant, je vais terminer sur ces vingt lignes de cette nuit d’amour, qui devrait être une nuit d’amour et qui n’est qu’une nuit de noces.

4. Conclusion

Cette étude exploratoire nous a permis d’analyser ce que peuvent être des interviews d’écrivains dans une émission de « variétés culturelles » grand public. Elles proposent un modèle d’interview décontractée et insolente, mais au fond cordiale, dans laquelle l’œuvre littéraire peut sembler parfois reléguée au second plan, tandis que la vie personnelle est mise en avant, avec bon gré mal gré la collaboration d’écrivains malmenés mais consentants. Ceux-ci se laissent aller assez volontiers – finalement – à la confidence, à une heure de diffusion où les cœurs des uns sont plus enclins à se livrer et l’oreille des autres à écouter des confidences [63]. Les qualités de l’entretien d’écrivain dans Le Pop Club tiennent pour beaucoup à la personnalité du producteur-animateur de l’émission, José Artur, lequel cherche à montrer l’envers ou la complexité des personnalités reçues à son micro et souhaite, pour chaque émission, retracer un itinéraire des écrivains dans lesquels vie et œuvre sont étroitement mêlées. Sans presque jamais aborder le contenu des livres, il fait entendre à ses auditeurs des propos sur ce que c’est qu’être écrivain, du vertige de la page blanche aux techniques et instruments de travail à la question du tirage et du nombre de ventes en passant par les genres de prédilection et les thèmes récurrents. Une manière comme une autre, la seule possible peut-être dans une émissions de variétés, de servir la littérature.

Notes

[1] Cela s’inscrit dans la continuité de la réforme de la RTF pilotée en 1963 par Roland Dhordain, co-concepteur du Pop Club. Par ailleurs, en 1964, la RTF devenait l’ORTF. Sur l’histoire de la radiodiffusion en France durant cette période, voir Christian Brochand, Histoire générale de la radio et de la télévision en France, Paris, La Documentation Française, t 2 (1944-1975), 1994. Voir aussi Roland Dhordain, Le Roman de la radio, de la TSF aux radios libres, Paris, éditions de la Table Ronde, 1983. Nous remercions Pierre-Marie Héron et David Martens pour leur relecture attentive de l’article et leurs suggestions.

[2] José Artur est décédé en janvier 2015, à l’âge de 87 ans. Sur le personnage et son parcours, voir Guy Robert, « Amphitryon de nuit ; José Artur et le Pop Club », Cahiers d’histoire de la radiodiffusion, n°47, décembre 1995, p. 74-81.

[3] À partir de 1966. Sur les premières années, voir Cécile de Kerguiziau de Kervasdoué, « Les premières années du Pop Club », Cahiers d’histoire de la radiodiffusion, n°70, janvier 2010, p. 120-145. Dans les premières années, Le Pop Club est notamment une émission à la pointe de l’avant-garde musicale de la pop. L’émission propose aussi de la musique en direct.

[4] Comme La Rose Rouge, Chez Agnès Capri, ou encore L’Écluse, en particulier au temps du Club d’Essai.

[5] Roland Dhordain, qui a proposé l’idée du Pop Club à José Artur, entendait animer le grand hall de la Maison de la radio. Au moment de la création du Pop Club, deux autres émissions publiques voient le jour sur les antennes de l’ORTF : Les 400 coups, de Jean Bardin et Claude Chebel, Entrée libre à l’ORTF, de Pierre Codou et Jean Garretto.

[6] Reportage télévisuel consacré aux cinq ans du Pop Club, TF1, Journal télévisé de 13 heures, 11 juin 1970, archive Ina.

[7] Entretien avec José Artur, 10 mai 2012, dans Marine Beccarelli, Les Nuits du bout des ondes. Introduction à l’histoire de la radio nocturne en France, 1945-2013, Bry-sur-Marne, Ina, 2014, p. 193.

[8] Ibid.

[9] Sur les entretiens d’écrivains à la radio, voir les nombreux travaux dirigés par Pierre-Marie Héron, notamment Écrivains au micro. Les entretiens-feuilletons à la radio française dans les années cinquante, Presses universitaires de Rennes, 2010.

[10] Elles sont plus abondantes pour la période ultérieure du Pop Club, même si leur indexation dans les bases de données est parfois incomplète.

[11] À notre connaissance, il n’en existe pas de retranscription écrite. Il serait peut-être possible d’en retrouver des enregistrements chez des collectionneurs privés. Il existe cependant des sources écrites antérieures au milieu des années 1980 qui permettraient de reconstruire un itinéraire de l’émission dans son rapport avec les écrivains.

[12] Il a un goût particulièrement prononcé pour le théâtre et produira par ailleurs plusieurs émissions consacrées à cet art, à la radio ainsi qu’à la télévision.

[13] Entretien avec José Artur, 10 mai 2012, dans Marine Beccarelli, op. cit., p. 186.

[14] Ibid., p. 189. « Moi qui n’ai rien appris à l’école, je me suis alors cultivé comme une bête à coups de pied dans le cul ».

[15] José Artur, Le Pop Club avec Régine Deforges, ém. cit..

[16] José Artur, Micro de nuit, Paris, Stock, 1974, p. 191. José Artur dit sa fierté d’avoir reçu l’écrivain guatémaltèque le soir de sa réception du prix Nobel.

[17] Il est malheureusement difficile de donner une liste plus complète, car les invités du Pop Club ne sont quasiment jamais annoncés dans les programmes de presse. Grâce à quelques archives télévisuelles, on peut retrouver d’autres noms, comme l’écrivain Jean d’Ormesson.

[18] Il insiste d’ailleurs au début de l’entretien sur la longueur de temps dont ils disposent. Des formules telles que : « On est ensemble pour 55 minutes, on a le temps » reviennent au début de chacune des quatre archives de notre corpus.

[19] Exceptionnellement, d’autres invités ont le privilège de pouvoir rester une heure au micro du Pop Club. C’est notamment le cas, en 1985, de Wim Wenders, Palme d’or au festival de Cannes en 1984 avec Paris, Texas (22 novembre 1985), de Michel Jonasz (4 juin 1985) ou encore de Véronique Sanson (7 juin 1985).

[20] « La radio, c’est un peu comme au théâtre, c’est tu me parles et je te réponds », entretien avec José Artur, 10 mai 2012, dans Marine Beccarelli, op. cit., p. 189.

[21] « Tu l’écoutes vraiment […] et tu […] parles normalement comme si tu […] parlais chez toi à table avec des copains » (ibid.)

[22] Si José Artur prône un art de l’entretien improvisé et ne lit presque jamais à l’antenne de textes rédigés, il a tout de même sous les yeux des fiches avec des informations sur son invité, tandis qu’il concède que ce qui passe pour de l’improvisation ne l’est jamais vraiment. « Pour la radio, une bonne improvisation se travaille énormément finalement. Quand, au music-hall, les jongleurs ratent la balle, pour rater la balle habilement trois fois et la réussir à la quatrième il faut être capable de la réussir à la première. La fausse erreur à l’Américaine, c’est merveilleux. C’est travaillé, quand même. Moi qui n’ai jamais travaillé à l’école, j’ai travaillé. Quand je recevais Sartre ou des gens de ce niveau-là, je passais une après-midi d’Hypokhâgne ! » (ibid., p. 190).

[23] José Artur, Parlons de moi, y’a que ça qui m’intéresse, Paris, Robert Laffont, 1988, p. 196.

[24] Roland Dhordain, Le Roman de la radio, de la TSF aux radios libres, op. cit., p. 214.

[25] Voir Jean-Marie Seillan, « L’interview », dans Dominique Kalifa, Philippe Régnier, Marie-Ève Thérenty et Alain Vaillant (dir.), La Civilisation du journal. Histoire culturelle et littéraire de la presse française au xixe siècle (1800-1914), Paris, Nouveau Monde éditions, 2011, p. 1025-1040.

[26] Voir Pierre-Marie Héron, « De l’impertinence dans les interviews d’écrivain : l’exemple de la série radiophonique Qui êtes-vous ? (1949-1951) », Argumentation et Analyse du Discours [en ligne], 12 | 2014, URL : http://aad.revues.org/1706.

[27] Claude Villers fait d’ailleurs partie de l’équipe du Pop Club à la fin des années soixante.

[28] Sur la dimension contre-culturelle du Pop Club, voir notamment Cécile de Kerguiziau de Kersvasdoué, « L’Impact du mouvement pop en France et son expression radiophonique, 1965-1974. Étude de deux émissions phares : le Pop Club et Campus », DEA de l’Institut d’études politiques de Paris, 1998. Dans les années soixante, même s’il existe des exceptions, le ton de la radio publique est globalement plus sérieux et guindé que celui des radios périphériques – Radio Luxembourg, Europe n°1, Radio Monte-Carlo et Sud-Radio –, dont les émetteurs sont implantés en dehors des frontières, mais qui sont largement écoutées par les Français.

[29] Paris-Jour, 28 novembre 1966.

[30] « Le Pop Club, même si José Arthur [son nom de famille est ici écorché] agace parfois les dents, continue une excellente carrière ; son audience a débordé nos frontières » (« Un regain de faveur face à la concurrence de la télévision », Le Monde, 14 juillet 1967). Les ondes radiophoniques se propageant plus loin durant la nuit, l’émission est largement écoutée en dehors des frontières françaises, en Europe et en Afrique du Nord.

[31] Martin Even, « France Inter. Le Pop Club, recette d’une réussite », Le Monde, 17 octobre 1969.

[32] C’est le cas notamment d’Alice Sapritch et Luis Mariano, voir José Artur, Micro de nuit, op. cit, p. 256.

[33] Ce jour-là, Max Gallo confirme qu’il n’a effectivement pas « digéré » la remarque car il pense ne pas avoir mauvais caractère. Après quoi José Artur retire ce qu’il qualifie de « provocation ». L’entretien d’une heure se déroule ensuite dans une atmosphère de bonne entente, plutôt familière.

[34] Ce qui peut être vicieux car d’une manière générale, José Artur ne manque pas de rappeler à ces invités qu’ils peuvent consommer de l’alcool à son micro.

[35] Le Pop Club du 30 juin 1987.

[36] Le Pop Club et José Artur, Télé Normandie, 3e chaîne, 21 août 1984

[37] Ibid.

[38] José Artur, Au Plaisir des autres, Paris, Michel Lafon, 2009, p. 193 et 282.

[39] Le Pop Club du 1er juin 1985.

[40] Durant l’été 1967, il présente d’ailleurs Flirtissimo, une émission quotidienne estivale dans laquelle il s’entretient sur un transat avec une jeune femme inconnue, sur le ton du flirt et de la séduction. Durant la saison 1969-1970, il anime Flirt, programme dans lequel il interviewe des vedettes féminines, sur le même ton. Installé dans un studio différent de la personnalité interviewée, il a pour mission de l’identifier, par le truchement de ses questions et du flirt. À la différence de Flirtissimo, les archives de Flirt ont été conservées.

[41] José Artur, Micro de nuit, op. cit., p. 128.

[42] José Artur, Au Plaisir des autres, op. cit., p. 134.

[43] Archives privées de José Artur, courrier des auditeurs, lettre de Pierre L., 10 avril 1968.

[44] Il lui redonne toutefois quelques minutes plus tard l’opportunité de reprendre son explication.

[45] Entretien avec José Artur, 10 mai 2012, dans Marine Beccarelli, op. cit., p. 187.

[46] Jacques Renoux, « La vie serait bien dure s’il n’y avait pas le Pop-Club », Télérama, n°1266, semaine du 20 au 26 avril 1974, p. 11.

[47] Dès la fin des années 1970, certains auditeurs le lui reprochent d’ailleurs une pratique de l’interview moins agressive et moins provocatrice que dans la première décennie de l’émission.

[48] Par exemple l’émission Qui êtes-vous ? d’André Gillois, ou encore La Parole est à la nuit de Luc Bérimont. Sur le dévoilement d’une parole intime dans les entretiens radiophoniques, voir Anne Outram Mott Steiner, « L’Identité médiatique et ses scénographies dans l’entretien culturel à la radio », thèse de doctorat de l’université de Genève, 2011.

[49] José Artur, Au Plaisir des autres, op. cit., p. 192.

[50] Françoise Sagan, Un sang d’aquarelle, Paris, Gallimard, sorti le 4 février 1987.

[51] Fernando Arrabal, La Vierge rouge, Paris, Acropoles, 1986.

[52] L’émission existe alors depuis 1975 – soit une dizaine d’années.

[53] En réalité, Françoise Sagan a au moins participé à l’émission télévisuelle Lectures pour tous du 27 mars 1968 pour faire la promotion du livre.

[54] Françoise Sagan dans Lectures pour tous, ém. cit.

[55] Françoise Sagan, Le Pop Club du 26 juin 1987.

[56] José Artur, Micro de nuit, op. cit., p. 180.

[57] Expression de José Artur dans l’émission avec Max Gallo.  Artur évoque à plusieurs reprises « l’ordre chronologique » qu’il s’efforce de suivre au fil des questions de ses entretiens. Par exemple, dans l’émission avec Max Gallo : « On va garder l’ordre chronologique un petit peu, et parler du premier livre… ».

[58] Il évoque notamment les faire-part qu’il a reçus lors de la naissance des enfants de Fernando Arrabal, la fois où il a vu Françoise Sagan sur un chameau, ou encore le jour où il a interviewé la fille de Régine Deforges, plusieurs années auparavant, dans le cadre d’une émission télévisuelle consacrée au théâtre.

[59] En 1983 et 1984, Max Gallo était porte-parole du gouvernement.

[60] Régine Deforges sort cette année-là Le Diable en rit encore, le troisième volet de La Bicyclette bleue.

[61] Max Gallo fait ici référence à la remarque introductive de l’animateur.

[62] José Artur fait ici référence à sa réflexion sur le « caractère de cochon » de Max Gallo.

[63] C’est également la nuit que des programmes radiophoniques nocturnes de confessions des anonymes ont été créés au milieu des années 1970. V. notamment Marine Beccarelli, Les Nuits du bout des ondes, op. cit.

Auteur

Marine Beccarelli est docteure en histoire contemporaine de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, spécialiste de l’histoire des médias et de la radio. Sa thèse, soutenue en 2016, portait sur l’histoire de la radio nocturne en France. Elle a été précédée de la publication d’une adaptation de son mémoire de Master 2 introduisant le sujet :  Les Nuits du bout des ondes. Introduction à l’Histoire de la radio nocturne en France, Ina éditions, 2014.

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L’entretien littéraire dans Bruits de pages. Veinstein avant Veinstein


Bruits de pages (France Culture, 1978-1980)un des cinq magazines des débuts de Nuits magnétiques, illustre bien l’effort de cette « radio dans la radio » voulue par Alain Veinstein au sein de la chaîne culturelle française pour rompre avec certaines pratiques radiophoniques de l’époque. Pourtant, la rupture n’est pas si grande qu’il y paraît : tout en prenant position contre plusieurs émissions littéraires ou culturelles prestigieuses du moment, qui ne s’intéresseraient qu’aux best-sellers, le magazine littéraire de Nuits magnétiques accepte lui aussi la logique marchande et publicitaire de la vie des livres, en faisant du bruit, à sa manière, autour des livres « qui ne font pas de bruit ». De même, en dépit d’un discours de rupture, les entretiens de Bruits de pages continuent eux aussi, à leur manière, la tradition des interviews proposées sur les ondes de France Culture. On peut cependant identifier dans celles d’Alain Veinstein une première étape du genre d’entretien en tête-à-tête qu’il développera plus tard dans son émission nocturne Du jour au lendemain (1985-2014).

Bruits de pages (1978-1980) is one of five magazine sections of Nuits Magnétiques, the nocturnal radio program on France Culture in its early days . Conceived by Alain Veinstein, it attempts to break away from current radiophonic practices of its time. However, while positioning itself against the promotion of best-sellers on the radio, it simultaneously seeks to be part of the general tendency to advertise by endorsing books that are less heard of. The program’s interviews are in a way typical of those sounded on France Culture. However, those carried out by Alain Veinstein can be viewed as the precursors of the interviews he is to develop in later years, in his one-on-one nocturnal program Du jour au lendemain (1985-2014).


Texte intégral

D’abord mensuel (quatrième mercredi du mois), puis bi-mensuel (premier et troisième mardis du mois), Bruits de pages est l’un des cinq magazines des débuts de Nuits magnétiques [1], diffusé le soir de 22h30 à 23h50, sur France Culture, trois saisons durant (du mercredi 25 janvier 1978 au mardi 1er juillet 1980). L’émission se fait en direct, mais inclut des interviews enregistrées. Sous-titrée « le magazine des livres qui ne font pas de bruit », puis « une émission réalisée par des professionnels pour les professionnels » [2], elle est conçue par Alain Veinstein, conseiller de programmes de la chaîne, en coproduction durant la première saison (numéro 6, juin 1978, inclus) avec Gilbert Maurice Duprez [3]. Le réalisateur est Bruno Sourcis. Parmi ses collaborateurs (occasionnels et réguliers) : Pascal Dupont, Gérard Macé, Mathieu Bénézet, Anne-Marie Albiach. C’est un magazine à rubriques aléatoires, plus ou moins éphémères ‒ des documentaires, des interviews, des émissions d’archives [4] ‒, qui s’inscrit dans ce que Veinstein définit à propos de Nuits magnétiques comme « un espace librement dédié à l’aventure d’être en vie […] Il s’agit d’un territoire de création radiophonique et de documentaires dont les premiers producteurs sont presque tous des écrivains [5] ».

Dans le cadre de cet article [6], je propose d’étudier Bruits de pages comme exemple d’une radio qui se veut d’avant-garde mais qui en même temps cherche à se normaliser, qui d’une part prend position contre les émissions littéraires de commercialisation des best-sellers, mais de l’autre a sa propre manière de « faire la pub » des livres dont on entend moins parler. Les entretiens de Bruits de pages continuent la tradition des interviews proposées sur les ondes de France Culture. Celles d’Alain Veinstein, dans ce magazine littéraire, peuvent être vues comme précurseurs de ce qu’il développera plus tard dans son émission nocturne d’interviews en tête-à-tête, Du jour au lendemain (1985-2014).

1. Radio d’avant-garde en quête de normalisation

De par son choix musical [7], son goût pour les livres peu vendus ou à petits tirages, les bruits et l’imperfection dans l’enregistrement et de par son ton déclaratif, Bruits de pages s’offre aux auditeurs comme une réponse à « une conception figée du programme et de la parole radiophoniques [8] ». En cela il n’est pas le premier, car les habitudes et routines des programmes parlés sont déjà remises en question en France, dans les années 1950, sur les stations dites périphériques comme Europe 1, où Louis Merlin invente en 1955 l’emploi du « meneur de jeu », mais aussi sur les chaînes d’État, dans Le Masque et la Plume (depuis 1954), qui met à l’honneur le genre de la polémique, dans Le Pop Club de José Artur sur France Inter (1965-2005), dans Panorama culturel de la France sur France Culture (1969-1999), magazine d’actualité imposant un mode de discussion vif et rapide, où intervient Laure Adler avant de rejoindre Alain Veinstein à Bruits de pages. Après 1968, un désir de renouveau des contenus, des styles et de la relation aux publics s’exprime assez fortement, qui à France Culture s’incarne d’abord dans la vaste réforme des programmes en 1975, voulue par Yves Jaigu, en partie pensé par Veinstein, et conduit, en 1978, à l’émergence de Nuits magnétiques.

Dans Bruits de pages, le ton est au défi, aux déclarations manifestaires [9] (en début d’émission le plus souvent), comme la suivante, d’Alain Veinstein, le 1er mars 1978 : « Je vais vous dire, nous prenons position. Nous sommes contre. Nous prenons position contre les livres considérés comme marchandises ou objets sacrés [10]. » Ou bien, à l’ouverture de l’émission du 6 décembre suivant, ces réflexions ironiques de Veinstein sur « la meilleure façon de commencer une émission littéraire », pour mieux se démarquer de formules antérieures :

Bonsoir, Bruits de pages, le magazine des livres qui ne font pas de bruit.

Et d’abord, une question. Quelle est la meilleure façon de commencer une émission littéraire ?

Première méthode, le sérieux. On peut penser que parler des livres, faire parler les écrivains, exige une hauteur de ton, un climat de gravité qui situe le présentateur dans un registre quasiment sacré. Au fronton de son émission il peut alors placer utilement la citation d’une pensée implacable, remarquablement frappée, investie d’une autorité d’autant plus grande que l’auteur n’est pas le présentateur lui-même. Pour commencer ce numéro bille en tête je pourrais dire par exemple, ouvrez les guillemets : « L’étude a été pour moi le souverain remède contre les dégouts de la vie, n’ayant jamais eu de chagrin qu’une heure de lecture n’ait dissipé » (Montesquieu)

(musique)

Moins classiquement, je pourrais révéler les résultats d’une enquête par sondage commandée spécialement pour Bruits de pages. Ainsi, en cette période de l’année, qui ne nous jalouserait pas si nous étions en mesure de commenter l’évolution structurale des lecteurs du Goncourt dans les dix dernières années. Âge, sexe, instruction, catégorie socio-professionnelle, mode de vie, comment avec de telles précisions statistiques ne pas rédiger un éditorial percutant où les données de la science nous conduiraient à des conclusions personnelles qui mettraient aisément les rieurs de mon côté.

(musique)

Plus subtilement, pourquoi ne pas commencer par un texte apparemment naïf qui décrirait avec art les gestes d’un travailleur manuel ? Une façon intelligente de démentir d’entrée de jeu l’existence d’une coupure quelconque entre l’écrire et l’agir, l’acte et la parole.

[…]

A.V. – Mais finalement, croyez-moi, les intentions dissimulées ne font jamais de bonnes émissions. Mieux vaut être clair et net, prendre position sans ambiguïté. Affirmons nos goûts et nos partis pris. Commençons par un papier d’humeur, un compte-rendu critique de ce que nous n’hésitons pas à appeler « le meilleur livre du mois [11].

D’un point de vue formel, un aspect neuf de Bruits de pages consiste à laisser exister les bruits, ces types de sons que l’on juge souvent parasites dans une émission parlée (toux, raclements de gorge…), que le montage cherche d’habitude à éliminer ou atténuer. Les ambiances sonores des interviews hors studio deviennent ainsi partie intégrante de la couleur du magazine, que les bruits divers et variés captés par le micro soient harmonieux ou gênants : bruits de mer mais aussi de circulation routière dans l’émission du 20 mai 1980 (entretien de Claude Ollier, enregistré sur la promenade des Anglais et sur la plage de Nice le 10 mai précédent) ; ambiance de cocktail et de foule dans un dossier du 20 novembre 1979 sur les prix littéraires. Après coup, ce choix stylistique est cohérent avec le titre, comme s’en explique plus tard Veinstein :

J’ai fait un magazine qui s’appelait Bruits de pages. En général, les techniciens arrêtent quand on entend des bruits de pages qu’on tourne. Le sous-titre, c’était « Le magazine des livres qui ne font pas de bruit », pour parler des livres dont on ne parle pas, qui ne sont pas des best-sellers. Godard racontait toujours que, quand il faisait un tournage, si un avion passait, il refusait qu’on arrête. Le bruit de l’avion faisait partie de la réalité. Moi, c’était pareil, dans mon émission, il y avait des bruits [16].

Mais il est déjà annoncé par l’insertion au début de chaque numéro, dans « l’éditorial » de Veinstein et dans l’annonce du sommaire, de bruits de pages qu’on tourne.

Car, comprend-on aussi, il faut faire du bruit autour des « livres qui ne font pas de bruit bruits ». Il faut faire courir ces bruits, insiste le magazine dans sa rubrique « Les bruits qui courent » :

Les bruits qui courent ce sont les nouvelles de Bruits de pages. Et ce mois-ci les nouvelles on les trouvera dans les livres mêmes que nous avons mis sur la table, et nous les feuilletons, en direct, sans craindre les bruits de pages [17].

Il faut faire du bruit autour des livres qui, loin de ressembler à des objets clos, lisses, bouclés, achevés, touchent par leur aptitude « à l’inachevé, l’inabouti, l’infini peut-être » :

À tous les chefs-d’œuvre du monde, un vrai lecteur ne doit-il pas préférer n’importe quel livre où s’est glissé un peu d’hésitation, de maladresse, de peur. Bruits de pages voudrait donner écho à l’inachevé, l’inabouti, l’infini peut-être. Nous voulons capter l’étonnement, la stupeur parfois de ceux à qui le fait de prendre la plume ne donne pas nécessairement des ailes. Nous entendons privilégier les biffures, les ratures, les corrections, les reprises et les repentirs [..] Allons-y, l’imperfection est la cime (bruit de pages puis bruit d’oiseaux (?) puis musique et bruit de coups ; le tout mixé pendant 40 secondes) [18].

Il faut faire du bruit aussi en refusant de couper, dans les entretiens, tous les propos métadiscursifs dans lesquels l’écrivain interviewé dit son malaise à l’oral et face au micro, comme Raymond Cousse au micro de Veinstein dans l’émission du 8 janvier 1980 :

Raymond Cousse ‒ […] J’veux dire, vous savez, j’ai beaucoup de mal à parler de ce que je fais, j’ai quelques fois des idées sur ce que je veux faire, n’est-ce pas, et lorsque j’arrive un peu à le faire, étant donné que je vais vers, vous dites, le roman est très court, évidemment c’est une volonté, c’est très peu anecdotique en fait. J’essaie, en tout cas dans ce texte-là, d’aller à l’essentiel, enfin j’veux dire c’est un peu des lieux communs tout ça. Je suis toujours très effrayé, j’suis pas très bon pour parler comme ça de mes romans, j’suis toujours très effrayé par une fonction d’auto-censure très forte parce que le nombre de bêtises que je dis moi-même m’effraie toujours et j’ai toujours une seconde voix qui me dit : « essaie d’en dire le moins possible, le moins de bêtises possible ». En parlant peu on dit peut-être moins de bêtises, je n’sais pas [19].

Dans l’exemple suivant, ces maladresses de l’écrivain à l’oral, qui cherche ses mots, ses phrases pour parler de son livre, apparaissent non seulement comme un thème de conversation voulu, mais comme un phénomène recherché dans les entretiens de Bruits de pages par les intervieweurs, dont le « travail » serait aussi de faire « trébucher les auteurs » :

Lucette Finas ‒ Voyez-vous, je vous le dis maladroitement parce que je parle toujours avec une extrême maladresse de ce que j’écris. Ou bien je parle, ou bien j’écris (sourire dans la voix) mais quand il s’agit de reprendre à l’oral ce que j’ai fait à l’écrit, je me sens très empêchée.

Alain Veinstein ‒ Vous aurez quand même une très bonne note.

(éclat de rires)

‒ Mais je ne la mérite pas. (rires. un temps. un ton en dessous) Ce n’est pas trop mauvais ?

‒ Non, non. On a peut-être été un peu long mais… Non ? On est un peu long, je crois Bruno [Sourcis, le réalisateur], non ? Combien ?

‒ Mais y a quelque chose à couper. Il y a mes trébuchements à couper. Un moment j’ai trébuché alors il faudrait repartir à partir de…

‒ Non, non, ça c’est… c’est aucun problème.

‒ Ah bon ?

‒ Ça c’est… C’est un travail qu’on fait tout le temps, vous savez. Il arrive souvent qu’on fasse trébucher les auteurs [20].

Ce passage cumule les « bruits » : bruit du commentaire virant au sketch d’un instituteur (Veinstein) évaluant son élève (Finas), scénario peu flatteur pour l’écrivain mais que son premier mouvement d’auto-dénigrement justifie et qui permet de continuer sur un mode détendu. Bruit des dessous de l’émission, exposant sa « cuisine » : l’adresse de l’intervieweur au réalisateur Bruno Sourcis, tiers d’habitude absent de la conversation, type d’intervention d’habitude coupée au montage, est conservée : « On est un peu long je crois Bruno, non ? Combien ? » « Naturellement », Finas propose de couper ses ratés (« Mais y a quelque chose à couper. Il y a mes trébuchements à couper »). C’est l’occasion pour Veinstein d’exposer la logique artistique de l’émission : il ne faut pas couper les bruits, car « c’est un travail qu’on fait tout le temps, vous savez. Il arrive souvent qu’on fasse trébucher les auteurs ».

Donner ainsi en spectacle, dans la version après montage d’un entretien, la « négociation » des termes de l’enregistrement entre un écrivain, son intervieweur et le réalisateur, donne à l’auditeur un sentiment très fort de direct, d’in medias res. C’est le principe du « faux direct » que de chercher à conserver en différé, en conservant l’enregistrement tel quel, les impressions du direct, à savoir le sentiment d’être devant quelque chose qui est en train de se faire au moment où on écoute, qui peut aller dans un sens ou dans un autre, qui n’est pas déjà bouclé et achevé [21].

2. Contrepoint à la spectacularisation

Bruit de pages se présente comme un contrepoint aux émissions de médiatisation de la littérature commerciale par ses pairs (prédécesseurs et contemporains), à la radio comme à la télévision. Contre une radio et une télévision qui vendent des best-sellers, le magazine participe à l’entreprise générale de Nuits magnétiques, poursuivie par Du jour au lendemain, contre ce que Veinstein appelle la « mauvaise littérature [22] ». Le producteur y oppose ce qu’il appelle la « non-littérature » à la littérature « en mouvement » ou « en formation » (expression de Jérôme Lindon, directeur des Éditions de Minuit) [23] ; il oppose la « vraie littérature » à la fausse littérature facile, commerciale, aux « best-sellers fabriqués à la hâte », bref à ce que Sainte-Beuve appelait en 1839, dans un pamphlet retentissant, la « littérature industrielle ». Bruits de pages est bien là pour « tenir tête aux mauvais livres » en faisant lire les « bons livres », qui sont justement ceux dont on ne parle pas [24] et que la rubrique « Dans l’arrière-boutique du libraire » prétend devoir sortir de cette arrière-boutique où ils restent en pile, invendus [25]. Quelques sondages téléphoniques aléatoires menés par Veinstein auprès de diverses librairies lors du magazine, dans lesquels il demande aux vendeurs des renseignements sur des ouvrages trop pointus pour le public profane, et dont presque personne n’a entendu parler au moment de leur parution [26], confirment le bien-fondé du diagnostic, ou du moins la tendance des animateurs du magazine à mettre en valeur « l’arrière-boutique » de la production courante du moment.

Si, dans la conception de Bruits de page, La Matinée littéraire de Roger Vrigny, installé depuis 1966 sur France Culture, sert implicitement (et parfois explicitement) de repoussoir [27], d’autres modèles médiatiques littéraires, à la radio et la télévision, apparaissent au détour d’une émission comme des contre-modèles auxquels a pu aussi penser Alain Veinstein. Le premier est Radioscopie de Jacques Chancel, alors modèle prédominant de l’entretien culturel à la radio [28], allègrement réduit à ses seuls effets promotionnels au cours d’une interview de l’écrivain Gilbert Lascault à l’occasion du Festival du livre à Nice en 1981 :

Alain Veinstein ‒ Alors Gilbert Lascault, ça commencerait donc dans un studio en préfabriqué cette émission qui se trouve au Palais des Expositions à Nice, où se tient en ce moment paraît-il un Festival du livre. J’en ai pas vu beaucoup de livres, enfin ça fait rien on n’est pas là pour parler du Festival. Alors on est dans l’odeur de peinture, on a les yeux qui pleurent…

Gilbert Lascault ‒ Ouais, on a les yeux qui pleurent.

‒ … il fait très chaud.

‒ Il fait chaud. On entend les bruits du haut-parleur qui fait de la… qui parle de la culture à très haute voix.

‒ Oui, oui, on annonce « Venez à la signature de Monsieur Untel qui est passé avec Jacques Chancel dans Radioscopie », des choses comme ça [29].

Apostrophes de Bernard Pivot, né en 1975, fait aussi figure de repoussoir, dès le deuxième numéro, quand Veinstein oppose son invité Emmanuel Levinas, l’auteur de De l’existence à l’existant, ce philosophe qui ne fait pas de bruit, aux « nouveaux philosophes [30] », allusion limpide à une émission d’Apostrophes l’année précédente [31]. Bernard Pivot ne fait pas de bruit autour de ceux qui le méritent, mais plus globalement c’est le style de son émission qui ne fait pas assez de bruit, si faire du bruit est une manière de prendre des risques en sortant des conventions de l’entretien entre gens civilisés, comme Veinstein s’en amuse dans une interview avec un éditeur qu’il aurait « mis au piano » [32] :

Alain Veinstein ‒ Nous ne sommes pas dans un bar mais dans un studio de radio. Et ce qu’on n’a jamais osé faire chez Pivot ou dans La Matinée littéraire, nous en prenons le risque : mettre un éditeur au piano. Paul Vermont, on vous a entendu, on ne vous voit pas, la première question que je voudrais vous poser c’est est-ce que vous pouvez vous décrire physiquement, sans narcissisme ?

Paul Vermont ‒ Mon Dieu… c’est pas très littéraire ça. Eh bien écoutez, je suis très, très beau, je suis grand, je suis blond, élancé, se dégage de moi une impression de force et énormément de charme [33].

On se rapproche ici des « propos recueillis » de l’interview de presse écrite, qu’accompagnent le portrait de l’écrivain et une description de son habitat/environnement [34]. Mais le genre est détourné, puisque, pour sa première intervention orale, l’auteur est prié de faire lui-même son portrait ‒ demande accompagnée d’un impératif que l’on s’empressera de transgresser (« sans narcissisme »). Et qu’il a été préalablement prié de jouer de la musique (du jazz [35]) : sa performance musicale constitue un élément de son portrait, devient un enjeu de la conversation… et renvoie implicitement à un autre modèle de mise en scène des entretiens à la radio : celui du Pop Club de José Artur, qui jusqu’au début des années 1980 a lieu au Bar noir de la Maison de la Radio, auquel Veinstein fait allusion quand il dit « Nous ne sommes pas dans un bar mais dans un studio de radio ».

On peut voir dans les allusions critiques de Veinstein à certaines émissions littéraires ou culturelles rivales (La Matinée littéraire, Radioscopie, Apostrophes, Le Pop Club…), l’expression de sa résistance aux effets de la société du spectacle [36]. Elles servent aussi naturellement, quel que soit leur bien-fondé, à mettre en valeur l’esprit novateur de Bruits de pages, ses choix de contenu et de forme. Disons, de « dramaturgie », pour appliquer à bruits de pages un mot utilisé par Veinstein à propos de Du jour au lendemain :

Avec celle ou celui qui s’est assis en face de moi, j’essaie, dans la mesure du possible, de créer une petite dramaturgie. De rendre vivant – dramatique – l’espace que nous allons habiter et animer, pendant un temps donné. C’est une façon, sans doute artificielle de relier entre elles des choses qui se disent dans le désordre […] le jeu consiste aussi à s’affranchir des règles en introduisant, par exemple, des éléments déstabilisants [37][…].

Examinons donc plus avant la dramaturgie de l’interview mise en œuvre dans Bruits de pages, et plus spécifiquement le style d’entretien de Veinstein.

3. Dramaturgie de l’interview dans Bruits de pages

Revêtant diverses formes ‒ monologue, dialogues et trilogues [38] ‒ les entretiens de Bruits de pages offrent le plus souvent aux auditeurs, disons-le, un exemple de continuité plus que de rupture avec des manières de parler déjà en usage à France Culture. Pierre-Marie Héron, à propos d’un entretien avec Florence Delay, qualifie la voix de Veinstein, l’intervieweur, de « très aimable, accorte, gentille, doucereuse. Rien d’original dans le ton, les questions, les demandes à l’écrivain. Ton complètement France Culture. Aucune exploitation des silences. Juste lent, tranquille [39] ». On ne sort pas du « ton confidentiel » caractéristique, selon Jacques Copeau déjà, de la grande majorité des émissions parlées à la radio. Comme si la dramaturgie de la série Du jour au lendemain n’avait pas encore été mise au point. Dans un genre autre, plus rapide et vif, le style de parole de Laure Adler semble être l’adaptation à la situation de l’entretien en tête à tête du style de discussion en usage dans l’émission Panorama. Quant à l’éphémère rubrique « Essai de voix », où un auteur débutant est interrogé par un auteur connu, les rôles semblent typer aussi les voix : difficile au premier intervieweur par exemple, Maurice Roche, interrogeant René Belletto à l’occasion de son deuxième livre, Histoire sans suite, chez POL, de le faire sans paternalisme bienveillant (voix surplombante) plutôt que de « s’effacer ou, en tout cas, de le mettre en valeur », comme posé en règle du jeu de l’exercice juste avant l’entretien [40]. Les styles vocaux ne se renouvellent pas aisément.

Ce qui donne des moments intéressants d’écoute, ce sont les dialogues monologisés, où les questions sont gommées au montage. Le procédé n’est pas inédit : il est déjà présent dans De la nuit de Duprez, où il sert même de mode de composition systématique [41]. Il n’en est pas moins efficace dans Bruit de pages, où, sans être aussi systématique, il revient fréquemment la première année. Exemple : un entretien avec Jean-Pierre Milovanoff sur son livre, Rempart mobile (1978) aux éditions de Minuit [42]. Après une introduction de Veinstein, décrivant le livre comme « une proposition pour un roman, avec des simulacres, de la musique, de l’émotion », on entend l’auteur parle tout seul : les questions ont été supprimées et les réponses montées, ce qui produit l’effet d’un monologue. Les entretiens enregistrés pour ce numéro, avec Emmanuel Lévinas, Jacques Estager, Mathieu Bénézet et Jean-Pierre Verheggen, sont tous traités de cette manière. Un parti pris de montage qui revient dans les numéros suivants [43].

En même temps, certaines interviews de Veinstein préparent déjà son propre style d’interview – la lenteur, les silences, l’insistance ou l’impertinence ‒, qu’il développera plus tard dans Du jour au lendemain (1985-2014), dans ses écrits [44], dans les entretiens qu’il donne [45].

4. Veinstein avant la lettre

Si on ne peut pas dire que Bruits de pages révolutionne l’interview, ni par son style ni par son contenu, reprenant au fond des styles d’interview courants sur France Culture, il n’en reste pas moins qu’Alain Veinstein commence à développer ici ce qui deviendra son style plus tard dans Du jour au lendemain, émission accolée au programme de Nuits magnétiques à partir de 1985, qu’elle prolonge en quelque sorte jusqu’à une heure du matin. L’attention portée à la personne de l’écrivain et à sa voix (au sens physique), la perturbation de la bienséance, les questions persistantes, la place donnée au silence : ensemble, tous ces éléments contribuent à forger « le style Veinstein ».

 4.1. L’attention portée à la personne et à sa voix

Bien que dans Bruits de pages le livre – son intrigue, son écriture – occupe encore une place majeure, il commence déjà à se dessiner dans ce magazine littéraire de Nuits magnétiques un intérêt marqué pour la présence physique de l’écrivain. La personne de l’écrivain, la présence de l’écrivain en présence du micro, n’est-elle pas aussi intéressante au fond que ses livres ? Veinstein n’en est pas encore à dire que « les plus beaux livres, au fond, ce sont les personnes [46] », et ce qu’il s’agit de « faire naître » au cours de l’interview d’un écrivain, c’est « une présence au bout de la parole » plutôt qu’une parole critique intéressante sur un livre [47]. Mais il y a bien déjà un intérêt marqué pour la voix de l’écrivain et comment celui-ci s’en sert, avec ses caractéristiques propres, au cours de l’entretien. Non pas pour la voix comme marque de l’écrivain interviewé, un Léautaud par exemple [48], mais comme force ou faiblesse, avec laquelle il faut compter, soit pour déstabiliser l’invité, soit au contraire pour le mettre à l’aise. Veinstein place ainsi Chantal Chawaf dans une zone d’inconfort en pointant l’insuffisance de son « filet de voix » aux besoins de l’émission radiophonique :

Alain Veinstein ‒ Chantal Chawaf, on ne peut pas oublier que nous sommes ici dans un studio de radio, et tout à l’heure nous avons procédé avant l’émission, à des essais de voix, et vous aviez ce qu’on peut appeler un filet de voix.

Chantal Chawaf ‒ (voix aiguë presque inaudible) Une toute petite voix.

[…]

‒ Je disais tout à l’heure « un filet de voix » …

(hausse la voix) Faut parler plus fort ?

‒ Alors peut-être… (rires) Peut-être faut-il recourir à la méthode ?

‒ Je n’ai que la voix que j’ai malheureusement [49].

Avec l’écrivaine d’origine finlandaise Sirkku Larrivoire en revanche, pétrifiée d’avoir à parler en français de son autobiographie Ne m’oublie pas (1979), mettre d’emblée le sujet sur sa voix trop chuchotante pour être audible est un moyen de l’aider à entrer dans l’émission :

Sirkku Larrivoire ‒ (voix basse, accent très fort) Il y a l’histoire de la mère là-dedans, vous savez la mère parce que vous avez lu le livre, parce qu’elle existe toujours, elle est vivante et c’est quelque chose, c’est comme… (chuchotement, fin de phrase inaudible).

Alain Veinstein ‒ Faut peut-être parler un peu plus fort quand on va faire l’enregistrement.

(dans un souffle) Oui, oui.

‒ Pour qu’on puisse vous entendre.

‒ Oui.

‒ Là vous parliez doucement pour que (il se racle la gorge) les techniciens ne vous entendent pas ? (silence 4 secondes)

(rire étouffé) Le trac (difficilement compréhensible).

‒ Vous avez le trac ?

‒ Oui.

‒ Mais pourquoi ?

‒ Parce que je dois parler français. Et j’ai toujours un accent (silence 7 secondes).

 Dans tous les cas, il s’agit d’un glissement progressif vers l’écrivain en personne qui deviendra plus important que le livre dans Du jour au lendemain.

4.2. Perturber la bienséance

Dans Bruits de pages il y a ‒ surtout dans les deux premières saisons ‒, une corruption voulue, quasi artificielle, des règles de politesse [50]. Dans l’exemple suivant, Veinstein suggère la possibilité de dire des gros mots à la radio. Répondant à Lucette Finas, qui demande à recommencer sa réponse pour l’avoir mal exprimée, il dit :

Alain Veinstein – Oui, vous pouvez vous reprendre.

Lucette Finas – Je peux reprendre ?

– Même dire « merde » si vous voulez […] [51].

 Il y a même une mise en scène de l’atteinte portée à la bienséance, lorsqu’on met en valeur la dérogation à la règle. Dans l’exemple suivant, non seulement Veinstein accentue le fait que son interlocuteur mâche un chewing-gum, sous prétexte que « ça s’entend » (alors qu’il aurait dû théoriquement le passer sous silence), mais il en fait une petite cérémonie, articulée en faveur de l’auditeur (« Veinstein – Crachez votre chewing-gum. Vermont – Je crache. ») :

Alain Veinstein – C’est pour ça que vous mâchez des chewing-gums en répondant à une interview ?

Paul Vermont – Vous, vous savez, les gens ne nous voient pas alors pourquoi le dire ?

– Parce que ça s’entend (rires discrets).

– Alors je vais l’enlever par respect pour euh…

– Crachez votre chewing-gum.

– Je crache [52].

La dérogation à la bienséance se manifeste encore par des questions impertinentes, au sens qu’accorde au terme Pierre-Marie Héron, lorsqu’il étudie la tradition de l’impertinence dans la série Qui êtes-vous ? d’André Gillois (1949-1951) [53]. C’est « une infraction au sens commun, un dévoiement du fameux esprit à la française, qui forme avec la clarté et le naturel la triade des vertus de la conversation cultivée à l’âge classique [54] ». En régime médiatique, l’interview d’écrivain valorise davantage, « aux risques et périls du journaliste et de l’écrivain », cette évolution de l’esprit français de conversation amorcée déjà au XVIIIe siècle, « siècle du persiflage », continuée dans les interviews de presse écrite au cours du XIXe siècle [55]. Dans l’exemple suivant, Philippe Muray, proche dans les années 1970 de Philippe Sollers et de Tel Quel, est interviewé à l’occasion de la sortie de son essai L’Opium des lettres chez Christian Bourgois (1979). Après une allusion « spirituelle » au titre de l’essai (il insinue que son invité a consommé de l’opium avant de venir au studio), Veinstein pose une question embarrassante pointant un éventuel conflit entre maisons d’édition :

Alain Veinstein – Votre livre est préfacé par Philippe Sollers…

Philippe Muray : Oui.

– … qui dirige une collection aux éditions du Seuil.

– Oui (rires gênés). Euh, ce sera enregistré ça ? Ce sera…

– Oui c’est enregistré, oui. Ça vous gêne ? (rires embarrassés)

– Oui (rires).

– Pourquoi ? Vous pouvez tout nous dire parce qu’on est en famille. Et puis dans votre livre vous n’avez pas peur de régler vos comptes.

– À vrai dire… oui, oui… Oh, c’est des comptes plus généraux. À vrai dire, la… la préface de Sollers a été écrite après que je sois sûr que ce soit publié chez Christian Bourgois […] [56].

Les réponses monosyllabiques de Muray (« oui ») ne dissuadent pas Veinstein de continuer à gêner son invité (« Oui c’est enregistré, oui. Ça vous gêne ? »), en feignant l’étonnement devant son embarras, et en le poussant à parler vrai (« Vous pouvez tout nous dire parce qu’on est en famille »). Ce scénario évidemment trompeur du « lavage de linge sale en famille » est complété d’une invitation à être aussi audacieux que dans son livre (« Et puis dans votre livre vous n’avez pas peur de régler vos comptes »). Veinstein, comme si son émission était grand public, laisse entendre pour finir que Muray « peopolise » dans ses règlements de compte, tout comme s’il devait faire l’article d’un best-seller en flattant la curiosité des gens pour les petites histoires… Ce que l’écrivain récuse (« Oh, c’est des comptes plus généraux »).

4.3. Les deux tactiques de Veinstein

Dans l’entretien avec Chantal Chawaf, le « joueur d’échecs » Veinstein essaie une question puis une autre, cherchant la faille : « Est-ce qu’un livre attend une réponse quelconque ? » (réponse : « Une réponse de la part de qui ? ») ; « à qui s’adresse ce livre Landes ? » (réponse : « À celui ou à celle qui le sent, qui le reçoit, qui reconnaît peut-être quelque chose de ce qui ou de ce qu’elle vit »). Une position à occuper se présente quand Veinstein aborde la question de la publicité faite autour du livre par l’éditeur. Face à la résistance de Chawaf, la pression se fait particulièrement forte, à coups de petites phrases parfois prolongées ou amorcées par un silence :

Alain Veinstein – J’ai remarqué en tout cas que votre éditeur avait mis votre nom en gros sur la borne publicitaire du livre, « Chawaf » comme un argument…

Chantal Chawaf – C’est tellement pas important.

– …de vente ou de lecture.

– Ça me paraît très peu important de toute façon.

– Tout de même, ça n’passe pas inaperçu…

– J’ai pas envie de répondre à ça. Ça m’paraît vraiment insignifiant. C’est leur affaire. Si vous voulez des explications…

C’est tout de même sur votre livre.

– …je rêvais d’une image, je rêvais d’une image romantique.

Et en guise d’image romantique vous avez votre nom sur une borne publicitaire.

– Voilà. Voilà ce que j’ai à vous dire [63].

Suivent quelques autres « rounds ». Dans le dernier, Veinstein aborde le contenu du roman en citant le prière d’insérer : « ‒ Ça vous paraît bien résumer le livre ? ‒ Absolument pas. ‒ Le définir ? ‒ Absolument pas. »). Qu’à cela ne tienne, laissant le prière d’insérer, il utilise la carte du personnage. Un sujet de conversation lui aussi écarté d’un revers de main par Chawaf, mais qui introduit à la deuxième grande phase d’attaque et contre-attaque de l’entretien (on notera là aussi le jeu des silences) :

Alain Veinstein – Alors parlez-nous un peu de Stella.

(silence)

Tout de même si vous ne parlez pas de Stella, de quoi pouvez-vous parler ? De quoi peut-on parler ?

Chantal Chawaf – J’ai peut-être envie de parler d’autre chose. J’ai peut-être envie de parler d’écriture, de langage.

– On en parlera aussi tout à l’heure mais faut parler un peu, faut un peu parler de cette histoire, de ce livre…

– Vous avez dit vous-même qu’il y avait tout et rien…

– …le présenter à nos auditeurs.

– Je ne crois pas qu’il y ait une histoire. J’crois pas qu’on puisse en parler de cette façon.

Il y a un récit.

– Justement il ne se passe rien sauf…

– Vous employez parfois le pronom personnel « elle » et d’autres fois…

– « Je ». Oui. Indifféremment.

– Vous passez du « elle » au « je », déjà, ça c’est déjà une histoire dont on peut parler.

– Histoire de langage.

(silence)

– Oui.

(silence)

– De toute façon, « elle » ou « je », je pense que la question n’est pas là.

– Ou est-elle ?

– C’est une femme. Vous avez parlé d’une femme, il s’agit d’une femme.

Oui alors, parlez de cette femme.

– C’est à la fois « je », c’est à la fois « l’autre ». C’est des femmes, plusieurs femmes. De la femme même. Du corps, de la vie, du vivant, du langage. […] [64].

Autre exemple, où cette fois l’empathie prédomine : l’interview de Sirkku Larrivoire sur son livre autobiographique Ne m’oublie pas (1979). Il y est question d’abandon par la mère. Derrière le trac affiché d’abord par l’auteure, il y a aussi l’aveu à faire, celui que dit son livre et qu’elle sait devoir redire au micro (ses sentiments vis-à-vis de petite fille abandonnée par sa mère). Veinstein le sait aussi, le sent, et choisit un ton intime, doux, pour l’accompagner dans l’émotion, mais aussi pour ne pas la brusquer en rappelant pour l’auditeur les « précisions » utiles à la bonne perception du livre et de son histoire. Il se montre à l’écoute de l’écrivaine, en laissant s’installer des silences relativement longs, pour lui permettre d’avancer doucement. Et en même temps à l’écoute de l’auditeur, en « précis[ant] certaines choses » à la place de son interlocutrice :

Alain Veinstein – « Ne m’oublie pas » c’est une phrase que vous adressez à quelqu’un…

Sirkku Larrivoire – Oui, à ma mère.

– … à votre mère.

– À ma mère, oui. Parce que j’avais vraiment, j’ai toujours un sentiment que elle [sic] m’a oubliée. Elle m’a oubliée avec mon petit frère dans un orphelinat. Mon frère avait trois ans et moi j’avais quatre ans.

– Alors là je vais vous interrompre tout de suite (ton empathique) …

– Oui.

– … parce que il faut peut-être préciser certaines choses. Ce livre c’est un livre autobiographique, vous y racontez votre enfance (ton empathique).

– Oui.

– À quatre ans avec votre frère, vous vivez chez votre mère, en Finlande…

– C’est ça, oui.

– … et votre mère à une profession assez peu répandue, elle vend des cercueils.

– Oui, oui, elle vendait les cercueils […] [65].

5. Conclusion

Magazine littéraire alternatif au sein d’un programme, Nuits magnétiques, conçu par son producteur en rupture avec les conformismes de l’institution qui l’héberge, Bruits de pages veut tout à la fois s’en prendre à la « mauvaise littérature » des livres sans talent, dont pourtant tout le monde parle, et promouvoir la littérature des écrivains de son temps qui comptent vraiment. Le projet se veuf neuf, décalé par rapport aux pratiques des grandes émissions culturelles ou littéraires du moment, volontiers éborgnées ou persiflées au détour d’un numéro du magazine (Radioscopie, La Matinée littéraire, Le Pop Club, Apostrophes…). La vocation de Bruits de pages s’affiche dans son titre : faire du bruit autour des bons livres. Elle se traduit tout au long de la vie du magazine par un ton batailleur, combatif, prompt à défendre ses passions comme à polémiquer contre l’ennemi, mais aussi par un choix de réalisation en apparence anodin, en réalité assez agressif au regard des usages de France Culture : faire entendre concrètement des bruits et pas seulement des paroles, des musiques bruyantes aussi. Des bruits de pages qu’on tourne. Des bruits de fond sonore. Des bruits de corps (toux, raclements, reniflements, rires de diverses sortes…). Du rock et non de la musique classique. Et aussi, dans les entretiens avec les auteurs, d’autres sortes de « bruits » qui dérangent, gênent, perturbent le bon déroulement normal d’un entretien civilisé : bruits de questions intempestives, impertinentes ; bruits aussi, plus timidement, des silences qui se prolongent. Le paradoxe de ce parti pris est qu’il semble parfois se retourner contre les « bons écrivains » eux-mêmes, à peine moins malmenés que les « mauvais » dans les entretiens auxquels ils se prêtent, sauf dans les dialogues monologisés de la première année, où les « bruits » des interviewers sont complètement effacés du montage. Aussi bien, ce qui s’ébauche déjà dans les entretiens de Bruits de pages, du moins dans la pratique de son principal animateur Veinstein, c’est une préoccupation qui n’a plus grand-chose à voir avec la défense des bons livres et des vrais auteurs et qui va trouver son espace dramaturgique dans Du jour au lendemain : celle de « faire naître une présence au bout de la parole [66] », ou plutôt dans les péripéties d’une parole. Et pour faire vivre à un écrivain cette aventure, dont Veinstein fait dans son roman L’Intervieweur, mais aussi dans ses méditations de Radio sauvage, un drame proprement angoissant, le savoir-vivre n’est plus de mise, tous les coups sont permis à l’intervieweur, ceux du joueur d’échecs comme ceux du muet ; les questions qui dérangent comme les silences qui perturbent.

Notes

[1] Les cinq magazines d’actualité des débuts (jusqu’à la saison 1980-1981) sont : Peinture fraîche, magazine sur la peinture (1er jeudi du mois) ; Devine qui vient dîner, magazine de poésie (2e mardi du mois) ; Sortie de secours, magazine d’actualité culturelle (3e lundi du mois) ; Bruits de pages, magazine littéraire (4e mercredi du mois) ; Risques de turbulence (1re semaine du mois, du lundi au vendredi).

Pour une première approche de Nuits magnétiques dans son contexte historique et médiatique, voir Clara Lacombe, Nuits magnétiques. La radio libre du service public ? 1978-1999, mémoire de Master en Histoire, Université Paris 1 Sorbonne, sous la direction de Pascal Ory, 2016. Le paysage radiophonique nocturne de la période a été étudié par Marine Beccarelli dans sa thèse « Micros de nuit. Histoire de la radio nocturne en France (1945-2012) », Paris 1, Sorbonne, sous la direction de Myriam Tsikounas, 2017, et avant cela dans Les Nuits du bout des ondes. Introduction à l’histoire de la radio nocturne en France 1945-2013, Bry-sur-Marne, INA éditions, « Médias essais », 2014, étude issue de son mémoire de Master.

[2] Sous-titre annoncé par exemple dans l’émission du 19 février 1980.

[4] Exemple : le 1er avril 1980, pour un hommage rendu au récemment décédé Roland Barthes.

[5] Cité par Marine Beccarelli, Les Nuits du bout des ondes, op. cit., p. 31.

[6] Je remercie Pierre-Marie Héron pour sa lecture attentive, ses suggestions savantes et le partage de ses notes inédites.

[7] Musique « psychédélique » en générique, musique avec effets de studio, rock et rock alternatif (par exemple, Kevin Coyne, Nosferatu, Deep Purple…). À comparer avec le choix de musique classique offert en interlude par La Matinée littéraire de Roger Vrigny (à partir de 1966).

[8] Alain Veinstein, Radio Sauvage, Paris, Seuil, 2010, p. 80.

[9] Voir Claude Abastado, « Introduction à l’analyse des manifestes », Littérature, n° 39, 1980, p. 3-11.

[10] Bruits de pages, 1er mars 1978, min. 02:40-04:55.

[11] Bruits de pages, 6 décembre 1978, min. 01:29-02:36 ; 02:51-03:33 ; 03:45-04:10 ; 04:29-04:50.

[12] André Veinstein : « Dans les librairies, pas de place, dans les journaux, pas de place, à la télévision, pas à leur place ces auteurs à petit tirage. (interlude musical) Et pourtant ils existent, ils parlent et sont parfois photogéniques. Ce soir vous ne verrez pas Jean-Benoît Puech qui se dissimule dans la bibliothèque d’un amateur. » (Bruits de pages, 31 janvier 1979, min. 01:10-02:22).

[13] Min. 02:49-3:13.

[14] Bruits de pages, 19 février 1980, min. 05:00-05 :40

[15] Voir l’article de Jochen Mecke dans ce dossier.

[16] Clara Lacombe, entretien avec Alain Veinstein, op. cit., p. 216.

[17] Bruits de pages, 29 mars 1978, min. 23:29.

[18] Bruits de pages, 1er mars 1978, min. 02:40-04:55. Billet de Veinstein.

[19] Bruits de pages, 8 janvier 1980, min 47-48 :07 ; je souligne.

[20] Bruits de pages, 31 janvier 1979, min. 44:15-45:17.

[21] Une rubrique de Bruits de pages, « Manuscrit perdu », consacrée à un « manuscrit inachevé qui a joué un rôle important dans un travail », fait de ce rapport entre achevé et inachevé dans l’œuvre d’un écrivain son sujet. On y entend par exemple Gérard Macé faire parler Georges Perec sur sa tentative de décrire douze lieux de Paris, projet étalé sur douze ans (émission du 1er mars 1978, min. 23).

[22] « Oui les bons livres ne font pas défaut, même s’ils sont plus que jamais menacés […] ils doivent encore tenir tête aux mauvais bouquins, aux “m’as-tu-vu” qui ont tout pour plaire, en surproduction depuis septembre, et toute cette littérature matraqueuse, non inventive, comme la mauvaise monnaie chasse la bonne, risque fort, c’est bien le risque qu’elle prend, de nous faire perdre le goût de la lecture considérée, pourquoi pas, comme une aventure » (Alain Veinstein, éditorial de l’émission du 2 octobre 1979).

[23] Alain Veinstein, éditorial de la première émission (25 janvier 1978).

[24] L’idée de parler des livres qui ne sont pas des best-sellers, des livres dont on ne parle pas, est déjà suggérée par Évelyne Schlumberger à Roger Vrigny, le producteur de La Matinée littéraire sur France-Culture (Les Matinées de France Culture, La littérature, 1er janvier 1969). S’ensuit une discussion, au cours de laquelle Schlumberger maintient qu’on parle trop des bestsellers (min. 51-53).

[25] [Alain Veinstein] : « L’arrière-boutique, c’est la vitrine de Bruits de pages. Des livres nous y attendent, avant les retours d’office. Celui par exemple de Dominique Charmelot, Lettres à mon homme inventé, que publient les éditions Des Femmes » (émission du 29 mars 1978).

[26] Cas par exemple d’un livre de Julia Kristeva, alors bien moins connue qu’aujourd’hui, dans l’émission du 3 juin 1980.

[27] Voir l’article de Pierre-Marie Héron dans ce dossier.

[28] Cette émission culturelle radiophonique créée par Chancel le 5 octobre 1968 et diffusée sur France Inter tous les jours en semaine de 17 heures à 18 heures jusqu’en 1982, puis à nouveau à partir de 1988 jusqu’en 1990 accueillait des invités de grande renommée (Jean-Paul Sartre, Brigitte Bardot…).

[29] Interview avec Gilbert Lascault, Nuits magnétiques, émission du 15 avril 1981, min 03:04-04:44 ; je souligne.

[30] Bruits de pages, 1er mars 1978, min. 23:32 :55.

[31] « Les nouveaux philosophes sont-ils de droite ou de gauche ? », Apostrophes, 27 mai 1977.

[32] L’auditeur entend un montage : au premier plan, l’interview, à l’arrière-plan, en fond sonore, Vermont (quelqu’un en tout cas) qui joue du piano.

[33] Bruits de pages, 6 décembre 1978, min. 07:50-08:30 ; je souligne.

[34] Sur le portrait journalistique, voir Adeline Wrona, Face au portrait. De Sainte-Beuve à Facebook, Paris, Hermann Éditeurs, 2012 ; Galia Yanoshevsky, L’entretien littéraire. L’anatomie d’un genre, Paris, Classiques Garnier, à paraître.

[35] Genre qui interrompt le rythme classique et qui deviendra la marque des émissions de Veinstein, succédant aux Nuits magnétiques (Surpris par la nuit, 1999-2009 et Du jour au lendemain 1985-2014).

[36] Jean-François Diana décrit le développement de ce modèle et ses conséquences à la télévision, d’Apostrophes (avec l’apparition alcoolisée de Charles Bukowski en 1978) à Des livres et moi, où l’intervieweur, Frédéric Beigbeder, lui-même écrivain, interviewe nu… (« L’écrivain contre l’image ou le reste de la parole », Médiamorphoses, n° 7, 2003, p. 63-69).

[37] Veinstein, Radio sauvage, op. cit., p. 164.

[38] Exemple : entretien de Dominique Charmerlot avec Gilbert Maurice Duprez et Alain Veinstein à propos de son livre, Lettres à mon homme inventé (Bruits de pages, 29 mars 1978, min. 4:35).

[39] Bruits de pages, 19 février 1980, min. 23. Notes d’écoute inédites.

[40] « Il ou elle est un auteur connu, discuté, commenté. Il ou elle n’en est qu’à ses premiers livres, ses premiers mots. Il ou elle, illustre, accepte de s’effacer devant lui ou elle encore inconnu. De s’effacer ou, en tout cas, de le mettre en valeur » (Bruits de pages, 26 avril 1978).

[41] Exemple : l’interview avec Chantal Chawaf, transformée en « monologue » de 7 mn (De la nuit, 15 mars 1976). Sur l’emploi systématique du procédé, voir dans ce dossier l’article de Christophe Deleu.

[42] Bruits de pages, 1er mars 1978, min. 23:28-23:32.

[43] Exemple : l’entretien avec Marie-Françoise Hans autour de son livre Libres à elles au Seuil dans Bruits de pages du 29 mars 1978, min. 22:38.

[44] Alain Veinstein, L’Intervieweur, Paris, Calman-Lévy, 2002 ; Radio sauvage, Paris, Seuil, 2010 ; Cent quarante signes, Paris, Grasset & Fasquelle, 2013 ; Du jour sans lendemain, Paris, Seuil, 2014.

[45] Marine Beccarelli, entretien avec Alain Veinstein, 11 mai 2012, dans Marine Beccarelli, op. cit., p. 315-320 ; Clara Lacombe, entretien avec Alain Veinstein, 29 janvier 2014, dans Clara Lacombe, op. cit., p. 213-219.

[46] Alain Veinstein, Radio sauvage, op. cit., p. 152.

[47] Veinstein, Radio sauvage, 2010, op. cit., p. 166-167 : « Le problème, c’est de parler. De faire naître une présence au bout de la parole, une présence qui, à son tour, engendrera un désir de lecture. L’émission n’est qu’une invitation à la lecture. Elle ne rivalise pas avec elle et cherche encore moins à s’y substituer. »

[48] « Chez Léautaud, ce fut la voix brusque, voilée, qui lui conféra une notoriété littéraire très tard dans la vie, à plus de 80 ans. La critique alla du peu d’intérêt manifesté avant le succès des entretiens radiophoniques de Léautaud par Mallet, à l’enthousiasme » (Christopher Todd, « Le succès des entretiens littéraires radiophoniques. Quelques réactions dans la presse écrite », dans Pierre-Marie Héron (dir.), Écrivains au micro. Les entretiens-feuilletons à la radio française dans les années cinquante, Presses universitaires de Rennes, « Interférences », 2010, p. 33-34).

[49] Entretien avec Chantal Chawaf, Bruits de pages, op. cit., min. 21:35-22:00.

[50] Grosse modo, il s’agit de l’idée de ce qu’on peut dire à la radio, et ce qui devrait être réservé à des conversations privés.

[51] Bruits de page, 31 janvier 1979, min. 38:35-39:15.

[52] Bruits de pages, 6 décembre 1978, min. 09:49-10:00.

[53] Pierre-Marie Héron, « De l’impertinence dans les interviews d’écrivain : l’exemple de la série radiophonique Qui êtes-vous ? (1949-1951) », Argumentation et Analyse du Discours [En ligne], 12 | 2014, mis en ligne le 20 avril 2014, consulté le 11 décembre 2017. URL : http://journals.openedition.org/aad/1706 ; DOI : 10.4000/aad.1706

[54] Ibid., p. 2, § 3. Il fait allusion à Marc Fumaroli, Trois institutions littéraires, Paris, Gallimard, 1994.

[55] Ibid. Le Siècle du persiflage (1734-1789), est le titre d’un ouvrage d’Élisabeth Bourguinat, Paris, PUF, « Perspectives littéraires », 1998.

[56] Bruits de pages, 25 avril 1979, min. 35:00-37:30.

[57] Dans la typologie de l’impertinence de l’interviewé proposée par Pierre-Marie Héron (art. cit., § 34), on est presque dans le régime de l’impertinence impossible, dans la mesure où à chaque étape de l’entretien, Chawaf semble vouloir rompre avec le contrat de coopération en n’acceptant qu’à contre cœur le jeu de question-réponse.

[58] « C’est la deuxième forme d’impertinence programmée et donc autorisée par le genre de l’interview-confession. Sa finalité cognitive donne au rôle de l’intervieweur autorité pour pousser l’écrivain à clarifier les opinions ou idées qu’il exprime ou les faits qu’il relate, à sortir des formulations équivoques ou ambiguës, des sous-entendus. L’interview-confession préfère la lumière crue au clair-obscur. Dans cette perspective, l’insistance, en général perçue comme un manque de courtoisie, se trouve investie d’une fonction maïeutique qui excuse en quelque sorte son impertinence » (Pierre-Marie Héron, art. cit., §18).

[59] En fait, le style polémique de Veinstein le rapproche de certaines interviews journalistiques (news interviews), où le positionnement agonique semble être plus efficace pour arracher de l’information aux interviewés. Voir à ce sujet Elda Weizman, Positioning in Media Dialogue, Amsterdam/Philadelphie, John Benjamins, 2008.

[60] « Ma stratégie ressemble à celle du joueur d’échecs : obtenir des positions pas forcément favorables mais où je peux manœuvrer, tourner autour de mon interlocuteur et le “masser”, comme on dit dans ce monde-là, jusqu’à ce qu’une faille minuscule s’ouvre dans l’espace des soixante-quatre cases. Et dans l’interstice ainsi ouvert insérer un coin, puis “cogner” sans relâche – si je m’autorise le mot – avec la violence toute feutrée qui caractérise la partie d’échecs » (Alain Veinstein, Du jour sans lendemain, op. cit., Kindle Locations, 181-182).

[61] « La comparaison est banale et prétentieuse mais c’était vraiment de la tauromachie. Le torero joue son truc quand il n’est pas encore dans l’arène et qu’il voit comment se comporte le taureau. Des fois, je m’accrochais pour aller jusqu’au bout » (Alain Veinstein, dans Clara Lacombe, op. cit., p. 217.).

[62] Son emploi dans Bruits de pages est certes bien plus réduit que dans Du jour au lendemain, mais suffisamment marqué quand même pour être remarqué de l’auditeur.

[63] Bruits de pages, 3 juin 1980, min. 21:35-25:37 ; je souligne.

[64] Ibid., min. 26:31-27:26 ; je souligne.

[65] Ibid.

[66] Alain Veinstein, Radio sauvage, op. cit.

Auteur

Galia Yanoshevsky, Professeur au département de Culture française de l’Université Bar-Ilan (Israël), est actuellement professeur invitée à l’université de Franche-Comté, dans l’équipe ELLIADD (sciences du langage). Comme membre de l’équipe ADARR de l’Institut Porter, Tel-Aviv, elle dirige la section « l’Auteur au prisme des genres et des médias ». Auteur de L’entretien littéraire. L’anatomie d’un genre (Classiques Garnier, sous presse), et de Discours du Nouveau Roman : Essais, Entretiens, Débats (Septentrion 2006), elle s’est spécialisée dans des genres limitrophes de la littérature comme le manifeste (2009), l’entretien littéraire (2004, 2014) et les collections d’auteurs.  Son intérêt pour les rapports entre le visuel et l’écrit et pour le patrimoine culturel se manifeste dans le projet de recherche qu’elle dirige actuellement sur les représentations des relations France-Israël dans les guides touristiques de 1948 à nos jours (Israel Science Foundation, 2016-2019).

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