Soupault tel qu’en lui-même

Résumé

Dès les années 50, l’activité radiophonique de Philippe Soupault est multiple : reporter, producteur d’émissions consacrées à la poésie, au théâtre, entretiens. Cette diversité s’inscrit dans un itinéraire personnel biographique. Dans une fidélité constante à Dada, il se fait le défenseur d’une poésie populaire et spontanée et œuvre pour sortir la poésie du livre et en faire un spectacle vivant. La radio lui offre aussi la possibilité de trouver pour sa propre poésie des chemins nouveaux. À partir des années 70, entretiens et témoignages sur le Surréalisme enferment le poète dans la réitération du geste autobiographique et testimonial. Ainsi le même imaginaire est-il à l’œuvre dans les radios et dans l’œuvre écrite : à la liberté absolue, à l’inventivité s’oppose l’enkystement de la mémoire. Son passage à la radio épouse son passage dans la littérature : celui d’un créateur qui peine à effacer la trace qu’il laisse.


Since the 1950’s, Philippe Soupault’s activity on the radio has been very diverse : reporter and producer of broadcasts dedicated to poetry, theatre or interviews. This diversity falls within a personal biographical history. Constantly faithful to Dada, he becomes the defender of popular and unprompted poetry and strives to bring poetry out of the books and to turn it into a living show. The radio also gives him the opportunity to find new paths for his own poetry. From the 1970’s, interviews and personal stories on Surrealism confines the poet to the repetition of autobiographical and testimonial gesture. So, the same imagination is operating on the radio and in written work : absolute freedom and inventiveness is in contradiction with memory encapsulation. His radio journey fits closely with his literary journey : one of a creator who is struggling to erase the traces left behind.


Texte intégral

Multiplicité, diversité et vitalité : voilà les termes qui s’imposent pour caractériser l’œuvre radiophonique de Soupault. Si l’on n’en finit pas de retrouver ses textes – on sait qu’il n’est pas un collectionneur et qu’il essaime ses productions sans aucune volonté de thésaurisation – on est aussi abasourdi quand on se retrouve devant l’écran de l’Ina qui propose le recensement des interventions de Soupault à la radio et à la télévision : un vertige ! Reporter, producteur d’émissions de théâtre et de poésie, créateur d’œuvres radiophoniques, acteur et témoin de la vie littéraire, Soupault a endossé toutes les tenues.

Ce rendez-vous avec la radio n’est pas une surprise : il s’inscrit dans un itinéraire personnel biographique, dans la continuité logique d’une activité journalistique qui, aux temps splendides du Surréalisme, l’a déjà placé dans les marges. Il s’encadre dans une époque, celle des grandes heures poétiques de la radio, et plus profondément entre en écho avec l’imaginaire du créateur.

Cette relation avec la radio a ses périodes de bonheur, ses creux, ses ruptures et ses abandons. Si la radio offre à l’œuvre de Soupault la possibilité d’une régénération, ne va-t-elle pas aussi la piéger en l’enfermant dans une obligation de fidélité qui lui est mal conforme ? Ou bien Soupault déjoue-t-il le jeu de la radio avec malice ? « Quel est celui d’entre vous / qui rira le dernier » nous demande Soupault dans le poème « Ronde [1] ». Et c’est peut-être lui.

Je vous propose, pour ce jeu de barbichette, quelques éclairages sur des formes différentes de son activité radiophonique au gré de mes propres plaisirs.

1. J’ai rendez-vous avec vous

L’activité radiophonique de Soupault commence avant la deuxième guerre. Dès 1936, son ami Pierre Brossolette lui propose d’assurer la chronique des lettres à la radio Paris-PTT [2]. En 1938 sa démission du journal Excelsior signe la fin de la période des grands reportages écrits ; désormais il abandonnera le stylo du journaliste pour le micro. En mars 1938, Brossolette suggère à Léon Blum la candidature de Soupault pour diriger une nouvelle station de radio à Tunis, destinée à combattre l’influence des radios italiennes mussoliniennes [3]. Radio Tunis est inaugurée le 13 octobre 1938. En juin 1940, les difficultés commencent pour Soupault. Il est limogé en décembre 1940, arrêté pour haute trahison et emprisonné le 12 mars 1942. À Tunis, il écoute Radio Londres et l’importance de la voix radiophonique éclate dans le poème « Ode à Londres [4] » :

Nous étions bâillonnés avec de la boue et des immondices […]

Cette nuit Londres est bombardée pour la centième fois

Une voix s’élevait c’était le cri espéré

Nous étions bâillonnés avec de la boue et des immondices […]

Cette nuit Londres est bombardée pour la centième fois

Une voix s’élevait c’était le cri espéré

Soupault célèbre la voix qui unit les hommes, qui repousse l’angoisse, qui brise la peur, la voix humaine qui recouvre le fracas des bombes. Et il s’embarque dans ce nouveau média avec la ferveur qu’il met à toutes ses activités. Cependant, en dépit de quelques « sketches radiophoniques », comme il les intitule lui-même, dans lesquels il s’engage contre la dictature (je pense aux Moissonneurs ou à Tous ensemble au bout du monde), sa voix sert surtout des combats poétiques et littéraires.

Après son séjour à New York, Soupault rentre à Paris le 8 octobre 1945 ; c’est une période difficile où il lui semble que le monde ancien a disparu. Il exprime son désarroi dans Journal d’un fantôme en 1946. Aussi accepte-t-il, fin 1946, la direction des émissions en langues étrangères à la RDF, qu’il occupe six mois. Mais c’est surtout à partir des années 1950 que se développe l’essentiel de ses activités radiophoniques, autant dans le domaine théâtral que poétique.

Cette activité radiophonique de Soupault prolonge donc naturellement son activité de reporter dans la presse écrite, à un moment de difficultés tant financières que personnelles. Elle s’inscrit également dans une période de pleine croissance pour la radio et de pleine créativité pour les émissions culturelles. Soupault a toujours été un homme dans son siècle, prenant sur le vif toutes les modernités ; il ne pouvait manquer le rendez-vous avec la radio.

Cette rencontre est d’autant plus naturelle qu’elle correspond chez lui à une forme de sensibilité, d’imaginaire. L’écrivain est sensible aux séductions de la mobilité, de l’instantané. Il n’aime pas s’attarder, corrige peu ses brouillons, et trouve dans l’automatisme et le jaillissement de la pensée ses plus grands bonheurs de poète. Il y a toujours eu en lui la nostalgie de Dada ; il n’est pas un méticuleux qui remet cent fois son travail sur le métier. Certes, la radio peut requérir un travail de longue haleine, et Soupault préparait sérieusement ses émissions, mais il y a dans le caractère éphémère de la radio quelque chose qui, sans aucun doute, ne manquait pas de le séduire. La radio n’autorise ni les remords, ni les retours en arrière, or Soupault n’aime pas remettre les pas dans les pas, bien qu’il le fasse très souvent ! Je dirai donc qu’il est un radiophile poétiquement programmé.

Je me suis promenée dans l’immensité de cette production et j’ai choisi d’éclairer ce qui m’est apparu comme le plus révélateur de l’imaginaire de l’écrivain, en me demandant dans quelle mesure le travail radiophonique était un prolongement de l’œuvre écrite et/ou ouvrait de nouveaux horizons. Vaste programme pour lequel je ne puis ouvrir que quelques pistes !

2. Soupault, le passeur de poésie

Soupault à la radio est un inlassable défenseur d’une poésie populaire au meilleur sens du terme. Il développe avec une ardeur incroyable sa conception de la poésie et la mise en acte de cette conception : poésie insolite, poésie spontanée, poésie pour tous. Ne pas séparer la poésie de la vie, ne pas cantonner la poésie dans des livres, mais la faire vivre au quotidien, dans un jaillissement toujours renouvelé, tel est son Graal.

Il est le producteur pendant une dizaine d’années avec Jean Chouquet d’émissions qui, pour certaines, ont eu un fort succès, en particulier, Prenez garde à la poésie de 1954 à 1956, sur la Chaîne nationale. Ce travail de passeur de poésie, Soupault le poursuivra avec les séries Faites vous-même votre anthologie en 1955-1956, Poètes à vos luths en 1956-1957, Poésie à quatre voix en 1957-1958, Comptines en 1957-1959, Poètes oubliés, amis inconnus en 1959-1961, Proverbes et dictons en 1959-1962, puis Vive la poésie (1962-1965) et Midis de la poésie (1961-1968).

Sa première intention est de sortir la poésie du livre pour qu’elle devienne un spectacle vivant. L’émission Prenez garde à la poésie est préparée sur un canevas proposé en alternance par Chouquet et Soupault pour le choix des textes, des interprètes, des musiques. Elle est enregistrée au théâtre Gramont. La présence constante de l’humour est assurée par Jean Poiret et Michel Serrault (qui, sous le nom de Stéphane Brineville, incarne un poète médiocre, vaniteux et niais) ; on entend le public rire aux éclats aux échanges souvent enlevés des duettistes. Le rythme de ces spectacles poétiques qui durent plus d’une heure est rapide, alternant sketchs, poèmes mis en musique, et chansons. Le rôle du public est essentiel. La série Poètes à vos luths m’est apparue moins créative. Est-ce parce que le public a disparu ? Face à un micro, qui élimine la présence du destinataire, l’échange Poiret/Serrault perd en panache et en dynamisme. Les querelles simulées des humoristes, où l’un défend la poésie classique et l’autre la poésie moderne, semblent parfois bien artificielles. En fait, la théâtralisation du débat a besoin de la scène pour donner toute sa vitalité.

La place de la chanson dans Prenez garde à la poésie est essentielle et l’on retrouve là le goût de Soupault pour la chanson, capable, comme il l’indique dans la préface de son recueil de poèmes Chansons, de réunir des gens de milieux, de nationalités ou de sensibilités différentes. Dans toutes les émissions, qu’elles soient en public ou en studio, musique et chansons se taillent la part du lion. Si une partie des poèmes est dite par de grands comédiens ‒ Jacques Dufilho, Raymond Devos, François Périer, Michel Bouquet, Roger Blin, Louis de Funès, Suzanne Flon pour n’en citer que quelques-uns ‒, beaucoup sont chantés par des poètes de la chanson : Charles Trenet (dont « L’âme des poètes » sert d’indicatif à l’émission Prenez garde à la poésie), Leo Ferré, Guy Béart, Félix Leclerc, Georges Moustaki, Pierre Perret, Serge Reggiani… Les interprètes populaires de l’époque sont évidemment conviés : Denise Benoît, Cora Vaucaire, Germaine Montero, Catherine Sauvage par exemple. Le principe est toujours le même : accorder à la poésie la plus large visibilité possible, la faire entendre, la faire vibrer sur des accords musicaux, ou, quand il s’agit de lectures de poèmes, donner au langage la puissance qu’il perd dans une lecture silencieuse.

Particulièrement remarquable est l’éclectisme des choix de Soupault. Des poètes de toutes les époques et de toutes les écoles sont conviés. Certes, une grande place est donnée à la poésie contemporaine : Apollinaire, Claudel, Cendrars, Carco, Michaux, les surréalistes… Mais Soupault n’écarte jamais la poésie classique ou populaire : « La belle si tu voulais » fait bon ménage avec « L’émigrant de Lander Road ». Seuls sont écartés les symbolistes, François Coppée ou Sully Prudhomme, dont Poiret et Serrault font des parodies humoristiques. Et quand Soupault, dans Faites vous-même votre anthologie, sollicite la participation des auditeurs ‒ concept dont les heures de gloire ne sont pas terminées ‒ on est surpris par le résultat : un poète surréaliste réalise cinquante et une émissions de 25 minutes où Ronsard, La Fontaine, Verlaine ou Hugo tiennent le haut du pavé. Le principe est le même pour la série Comptines dans laquelle Soupault, qui présente l’émission, fait appel à des auditeurs de toute la France.

La présence de Soupault dans ces émissions dont il est le producteur est variable. Il ne prend pas le micro dans Prenez garde à la poésie, présente la série Comptines. Dans Poètes à vos luths, il se prête parfois à l’exercice de l’entretien: dans l’émission diffusée le 30 octobre 1956 par exemple, il répond à un jet de questions très variées posées par André Frédérique et en profite pour faire une parodie ‒ assez inquiétante pour nous ‒ de la critique universitaire qui l’agace prodigieusement. De manière générale, il se fait le chantre d’une poésie spontanée, à l’écoute du merveilleux, proche de l’oralité, et surtout en dehors des conventions. L’anticonformisme, la recherche d’une forme de liberté le conduisent à n’exclure aucune forme de talent. Pour lui, qui est « né pour être poète », la poésie est un mode de vie, une façon d’être au monde, le souffle même de la vie.

Je voudrais maintenant envisager le rôle de la radio dans l’évolution de sa propre œuvre : comment la radio lui permet-elle de tisser de nouveaux chemins dans sa propre création ?

3. Les nouveaux chemins de la création

L’œuvre de Soupault est mise en ondes de façon multiple et diverse. Adaptations théâtrales, adaptations musicales de ses poèmes, lectures, commentaires foisonnent entre les années 1950 et 1965. Je prendrai pour exemple de la créativité du poète à la radio les émissions consacrées aux Chansons.

Ces six émissions de 20 minutes diffusées du 30 mars au 4 mai 1952 sont produites par Chouquet au Club d’Essai sur une suggestion de Tardieu. Elles sont enregistrées en studio. Chose rare, l’émission est vraiment centrée sur la poésie de Soupault, et sans l’intermédiaire d’un journaliste qui, comme à l’accoutumée, viendrait demander à Soupault son point de vue sur le Surréalisme [5]. Dans « Chansons d’écrivains », Soupault est seul face au micro et se pose/s’expose en individu et en poète. « Je m’appelle Philippe Soupault » déclare-t-il pour introduire et signer l’émission. L’ouverture de l’émission nous rappelle étrangement la clôture du grand poème « Westwego [6] », poème de l’affirmation de l’identité :

et moi le premier ce matin
je dis quand même
Bonjour
Philippe Soupault

Il n’évoquera le Surréalisme qu’à la toute fin de la dernière émission avec sa fausse modestie coutumière : « Je ne veux pas de ce mot pour excuser mes chansons. »

À travers le fil biographique, il évoque son imaginaire d’enfant, qui, on le sait, est à l’origine de nombreuses comptines, puis dans la deuxième émission les interdits d’une enfance bourgeoise, la rigidité d’une famille qui voit d’un mauvais œil sa vocation de poète. Dans la troisième émission, son amour des femmes, tissé de bonheurs et de regrets. Dans la dernière émission où il est « arrivé au bout de son rouleau » (dit-il non sans malice), il fait un bilan de sa vie où se mêlent la tendresse, la mélancolie, et la révolte. Cette biographie intérieure accorde peu de place à des analyses circonstancielles. C’est le chemin d’un homme qui avec lucidité, humour et une certaine forme de mélancolie entreprend de retourner sur ses pas.

Deux choses sont tout à fait surprenantes : premièrement la lecture des poèmes ou leur mise en musique sont insérées dans un discours explicatif, presque illustratif dans lequel Soupault explique la genèse de ses poèmes. Le commentaire est fait d’une voix sérieuse, sobre et claire, parfois passionnée et lyrique. L’ensemble prend la forme d’un journal intérieur à rebours. D’autre part, c’est un recueil différent qui se recompose, non pas sous nos yeux, mais à nos oreilles. En effet le volume Chansons est classé par périodes et suit la chronologie de l’écriture : Premières chansons (1920), Chansons des buses et des rois (1921-1937), L’arme secrète (1942-1944), Chansons du jour et de la nuit (1947), Chansons vécues (1948-1949). Mais dans sa présentation radiophonique, Soupault déplace les poèmes, insérant par exemple dans l’évocation de l’enfance un poème datant de 1942, ou même l’un de ses derniers poèmes. De même le poème « Georgia », qui est le deuxième poème du recueil écrit, ferme l’émission ; les exemples de déplacement sont multiples. Je n’en ferai ici ni le relevé ni l’analyse, mais simplement soulignerai que l’émission de radio offre quasiment à Soupault l’occasion d’une composition nouvelle. Il rassemble les poèmes par thème biographique (l’enfant, l’adolescent, les femmes), alors qu’à l’accoutumée, ses recueils tracent plutôt les oscillations intérieures du poète sans souci de lien thématique et encore moins de composition d’ensemble.

L’émission de radio donne alors à sa poésie quelque chose de réglé et de presque rigoureux qui étonne. Un sens de lecture est proposé ; non seulement cette direction biographique, mais aussi le sens déjà d’un bilan. C’est donc à la fois une création neuve mais aussi une œuvre moins ouverte, recomposée pour l’impératif de la transmission radiophonique et passée par le filtre organisateur d’une conscience qui revient sur elle-même.

Les musiques sont composées par André Popp, Pierre Devevey, Christiane Verger, Jean Wiener et Pierre Billard. « Les poèmes de Philippe épousèrent les rythmes musicaux de l’époque » dit Jean Chouquet dans les Cahiers Philippe Soupault [7]. La lecture ou la mise en musique des poèmes mettent en valeur les sons et les rythmes, en rehaussant un aspect essentiel de sa poétique. Soupault en effet n’a de cesse de répéter que le poème s’impose à lui d’abord par un rythme. Il le rappelle d’ailleurs dans l’avertissement du recueil Chansons :

Je me réveillais chaque nuit vers trois heures du matin, quelquefois un peu plus tard. Si j’en avais le goût et le courage (ce qui dépendait, je crois, de ma fatigue) je pouvais noter ce que je considère comme une chanson que j’entendais assez distinctement m’être dictée [8].

Et dans Essai sur la poésie : « Ce qu’il importe de noter, ce n’est pas la valeur poétique plus ou moins grande des chansons mais leur tonalité, leur allure [9]. » La mise en musique des poèmes rehausse leur mélancolie, leur caractère insolite ou leur gaieté et elle donne incontestablement de la force aux poèmes. Ces poèmes de Soupault qui sont parfois murmures ou caresses, qui coulent et jouent de leur propre effacement, s’ancrent dans la musique avec des interprètes aux voix rauques, puissantes ou chaleureuses. La poésie de Soupault prend corps, elle se densifie, prend même parfois une certaine pesanteur dans les voix de Mouloudji, de Catherine Sauvage ou de Denise Benoît.

Pourtant ces poèmes ne sont pas toujours aisés à mettre en musique. L’identité générique est mise à mal chez Soupault : poèmes, poésies, chansons ? Je voudrais rapprocher ici deux remarques; l’une de Laurent Flieder prise dans la conclusion d’une intervention au colloque de Cerisy-la-Salle consacré à Soupault en 1997 :

De la chanson, Soupault reprend l’apparence, le vêtement. Certainement pas les codes, puisqu’il y exerce au contraire tous les dérapages : surplus d’images, absence de régularité strophique et rimique, hétérogénéité des tons, des niveaux de langue, des univers et des références. Il ne respecte aucun des critères « pédagogiques » auxquels le genre doit son universel succès [10].

L’autre est de Jean Chouquet dans les Cahiers Philippe Soupault :

Les musiciens prirent un temps très long pour composer, plusieurs mois souvent. Ils n’étaient pas d’accord pour « musiquer » les textes que Philippe et moi leur avions confiés. Ils ne les inspiraient pas. Alors, ou bien ils s’échangeaient leurs textes, ou bien ils nous en demandaient d’autres [11] !

Ainsi, l’indistinction générique semble être un obstacle à la composition musicale et surtout elle laisse à Soupault le statut d’inclassable qui est, pour lui, le meilleur envers de la gloire.

Néanmoins, la radio offre à l’œuvre poétique de Soupault la possibilité de s’exposer à un public d’amateurs avertis. Dans de très nombreuses émissions, sa poésie est reprise, mise en musique, chantée, multipliée par les voix d’interprètes talentueux, jusqu’à des périodes récentes puisque France Culture, dans ses Nuits, a repris certaines parties de ces contributions. L’œuvre est considérée pour elle-même, diffusée, fredonnée et quelques émissions de télévision de haute qualité poursuivront ce travail. Je pense en particulier à l’émission « Plain Chant » qu’Hélène Martin consacre le 3 décembre 1972 aux Chansons.

Pour conclure ce volet, on peut suggérer que la mise en voix radiophonique offre à la poésie de Soupault un ancrage dans la matière, une forme de solidification du mouvement incessant du verbe poétique, et donc un chemin un peu différent de celui du stylo, moins gambadant sans doute, moins aérien, mais plus tracé, avec des marques de peinture pour guider l’auditeur.

En revanche, les nombreux entretiens qu’il a accordés sont loin de jouer le même rôle : en un mot Soupault est-il une victime consentante d’une momification dans le rôle de témoin du Surréalisme ?

4. Séductions et malices de l’âge

Soupault reste dans les entretiens un merveilleux passeur de poésie. J’en prends pour exemple un dialogue tout à fait étonnant avec Ribemont-Dessaignes, dans deux émissions de la RTF, l’une du 14 avril 1958 (émission « Les pouvoirs de la connaissance »), l’autre du 29 mai 1961 (émission « Culture et destin »). Ribemont-Dessaignes félicite Soupault d’avoir su utiliser la radio comme nouveau moyen de détection de la poésie. Face à son intervieweur accablé qui constate la mort définitive de l’esprit dada et l’effondrement de l’intérêt pour la poésie, le poète s’engage dans un credo enthousiaste célébrant ses possibilités vertigineuses. Á son ami qui traite la poésie contemporaine de « paravent transparent », Soupault rétorque d’une voix vibrante que la poésie est notre seule façon de nous libérer du quotidien, de nous échapper ; il fait la distinction entre la superstition religieuse qu’il juge dangereuse et la poésie qui comble notre soif éperdue d’irrationnel. Il évoque même Lourdes : en quelque sorte, c’est Lourdes ou la poésie ! Je cite un Soupault lyrique :

Je ne crois pas que l’humanité puisse se passer de la poésie. La poésie est un pouvoir. La poésie est sublimation; c’est le véritable pouvoir de la connaissance et la possibilité de sortir de la facilité de la logique.

Être poète est donc pour lui accéder à un autre niveau de la connaissance et l’on peut associer poésie et science dans la recherche de l’inconnu. Une des erreurs du Surréalisme, dit-il, a été de se détourner de l’esprit de recherche par la moralisation et la politisation du mouvement. Á un Ribemont-Dessaignes quasi désespéré qui se lamente sur l’état de la culture (« […] ne restent que le vide, le néant dont se gargarise la culture moderne »), il oppose la poésie comme mode de vie et d’être au monde. C’est une attitude généreuse, sans doute idéaliste, dont jamais il ne se départira dans ses entretiens. La voix de Soupault va s’érailler au fil des années, mais le discours ne vieillira pas.

Cependant, si l’on compare les grands entretiens accordé jusqu’en 1965 à ceux de la dernière période, disons 1970-1990, on se rend compte que Soupault s’enferme dans le rôle de témoin de Dada et du Surréalisme et dans la réitération du geste autobiographique.

Du 22 octobre 1963 au 30 juin 1964, Luc Bérimont réalise avec lui sur France Inter une série de 35 émissions : « Nos quatre cents coups : entretiens avec Philippe Soupault ». C’est l’occasion pour Soupault d’évoquer son esprit de révolte, son insoumission à l’école, sa fierté d’être un cancre, son refus viscéral de la réussite sociale, et bien sûr de mettre en valeur l’évidence de sa rencontre avec Dada et le Surréalisme. Son discours est truffé d’anecdotes et de portraits ‒ Apollinaire, Reverdy, Rigaut, Roussel, Breton ‒, faisant renaître la vie littéraire de l’époque dans un souci mémoriel.

Soupault est un remarquable conteur. Usant de façon naturelle, des modes de théâtralisation et de dramatisation du récit, il annonce son anecdote par une mise en bouche : « Je vais vous raconter quelque chose » ou bien il retarde l’élément important pour mieux le faire savourer (par exemple le nom de Tzara, avant d’indiquer qu’il est le plus habile pour provoquer le scandale). Il parsème le discours de formules pour relancer le récit ( « Vous ne perdez rien pour attendre »), ou de superlatifs pour marquer son assentiment et donner de la force aux propos : « remarquable, le plus effroyable, une idée de génie, un répertoire incroyable, un sens de l’humour extraordinaire, un jeu diabolique, des questions terriblement indiscrètes »… Il s’exprime avec élégance, raffinement et courtoisie. Sa voix suit les méandres de l’expression des sentiments, tantôt nostalgique, tantôt révoltée.

Les entretiens sont organisés avec rigueur, sans beaucoup de fantaisie. Les questions de Bérimont servent à relancer un dialogue visiblement préparé à l’avance ou à remettre parfois dans les rails un Soupault facétieux qui s’égare parfois. Il évoque avec une voix malicieuse les scandales de Dada : « Je vous jure, Luc Bérimont, un beefsteak sur la figure, ça fait très mal ! » Il rit quand il évoque Raymond Roussel qui achète une paire de chaussettes neuves chaque jour pour ne jamais porter deux fois la même et c’est Bérimont qui essaie de le ramener à plus de sérieux : « Parlez-moi de l’œuvre littéraire de Raymond Roussel. »

Les emplois du je et du nous s’entremêlent constamment, abolissant les frontières mal définies entre la remémoration personnelle et la conscience du groupe : mémoire d’un homme, mémoire d’une génération, mémoire d’une aventure collective, mémoire d’un poète, l’entretien charrie sans distinction générique les souvenirs de Soupault.

Cette indétermination va jouer en sa défaveur : au fil des années, la voix de Soupault sur les ondes deviendra celle du témoin des grandes heures du Surréalisme, recouvrant celle du poète et du créateur. La publication des Mémoires de l’oubli en 1981 et 1986 [12] et la disparition progressive des grands acteurs du Surréalisme encouragent ce déplacement de la création à la réitération du geste testimonial. Inlassablement, on assiste au retour des anecdotes qui ont fondé le Surréalisme et qui vont générer la propre mythologie de Soupault : la découverte de Lautréamont, la rencontre décisive avec Apollinaire, les folles années de Dada, l’exclusion du mouvement surréaliste, l’animosité envers Cocteau, etc… Le mythe se solidifie et s’enkyste, au point qu’il faudra des émissions pour sortir l’œuvre de l’oubli.

Dès 1975, les entretiens avec Bernard Delvaille, cinq émissions de 28mn diffusées sur France Culture, s’ouvrent sur le rappel des propos d’Aragon dans Les Lettres françaises en 1968 : « Qui se souvient de ce poète appelé Philippe Soupault qui a tout fait pour se faire oublier comme d’autres se font pardonner [13] ? » Le ton est donné : désormais on assiste à une entreprise de « dépotage » de l’œuvre ‒ pour emprunter une métaphore jardinière. Quand, par exemple, l’émission « Nos quatre cents coups » est rediffusée en 1997 sur France Culture dans la série Grands entretiens, le sous-titre est révélateur : « L’œuvre oubliée sous le nom ».

Quel est le rôle de Soupault dans cette « mythification » ? Soupault le raté, Soupault le faux modeste et le vrai orgueilleux, Soupault le plus pur des surréalistes : il endosse avec bonne grâce les images qu’on lui accroche et joue parfaitement son rôle. Mais ne soyons pas dupes ! Par sa malice constante, par la séduction qu’il exerce sur l’auditeur ou le spectateur (je pense en particulier aux entretiens télévisés de Bertrand Tavernier [14]), il retourne le gant et fait un pied de nez à ceux qui veulent le cantonner dans l’image du grand poète dont il faut déterrer l’œuvre avant même que le poète ne soit enterré. Il refuse d’être statufié de son vivant et désagrège avant sa mort la statue qu’on veut lui ériger pour le faire rentrer dans le rang des conformismes. « Rira bien qui rira le dernier » !

Ainsi, l’œuvre radiophonique s’inscrit dans la continuité qui s’exerce entre poésie, critique et romans. L’activité radiophonique me semble un prolongement de l’œuvre dans ses fulgurances et dans ses piétinements, dans ses trouvailles libertaires et dans ses redites obsessionnelles. D’une part, une forme d’enkystement du souvenir, de retour sur des moments clés qui alourdissent la mémoire ; d’autre part une liberté absolue, une inventivité inséparable de la spontanéité, une évasion perpétuelle du statut qu’autrui voudrait lui assigner. La tentation du silence qui hante l’œuvre et qui aurait pu faire taire sa voix s’est finalement transmuée en auto-ironie. Son passage à la radio épouse son passage dans la littérature : celui d’un créateur qui peine à effacer la trace qu’il laisse. Et c’est un plaisir de pouvoir apporter une contestation aux propos de Soupault dans Mémoires de l’oubli : « Mais la radio ne laisse pas de traces. C’est la voix des fantômes. Autant en emportent les ondes… [15] » Eh bien ! si, Philippe Soupault, la radio laisse des traces !

Notes

[1] Chansons, Lausanne, Eynard, 1949, p. 200.

[2] Bernard Morlino, Qui êtes-vous Philippe Soupault ?, Paris, La Manufacture, 1987, p. 205.

[3] Béatrice Mousli, Philippe Soupault, Paris, Flammarion, « Grandes biographies », 2010, p. 301.

[4] Poèmes et Poésies, Paris, Grasset, « Les Cahiers rouges », 1987, p. 145. Poème publié en revue dans Fontaine en 1943.

[5] V. par exemple deux émissions de la même époque saluant la parution du recueil Chansons chez Eynard en 1949 : « Le goût des livres » d’Étienne Lalou (sans l’auteur) et « Qui êtes-vous Philippe Soupault » d’André Gillois (3 décembre 1950). « Philippe Soupault est-il passé du Surréalisme aux chansonnettes ? » demande Lalou de façon quelque peu ironique après sa présentation du recueil. « Philippe Soupault, signeriez-vous encore aujourd’hui le Manifeste du Surréalisme ? » demande de son côté André Gillois.

[6] « Westwego » (1922), Poèmes et Poésies, Paris, Grasset, 1987, « Les Cahiers rouges », p. 33.

[7] « Mes belles années de Radio-Poésie en compagnie de Philippe Soupault », Cahiers Philippe Soupault, n°2, mars 1997, p. 194.

[8] Chansons, op. cit., p. 20.

[9] Essai sur la poésie, Lausanne, Eynard, 1950, rééd. in Poèmes retrouvés, Paris, Lachenal & Ritter, 1982, p. 117.

[10] Laurent Flieder, « Chansons, poèmes, poésies, le “comme si” et le “pas tout à fait” », in Présence de Philippe Soupault, Myriam Boucharenc et Claude Leroy (dir.), Caen, Presses Universitaires de Caen, 1999, p. 64.

[11] « Mes belles années de Radio-Poésie en compagnie de Philippe Soupault », op. cit., p. 195.

[12] Mémoires de l’oubli, 1914-1923, Paris, Lachenal & Ritter, 1981 ; Mémoires de l’oubli, 1923-1926, Paris, Lachenal & Ritter, 1986 ; Mémoires de l’oubli, 1897-1927, Paris, Lachenal & Ritter, 1986.

[13] Aragon, « L’Homme coupé en deux, un commentaire d’Aragon en marge des Champs magnétiques », Les Lettres françaises, 9-14 mai 1968.

[14] Entretiens avec Philippe Soupault, interrogé par Jean Aurenche, trois cassettes vidéo de Bertrand Tavernier, « Témoins », 1984.

[15] Mémoires de l’oubli, I, op. cit. , p 212.

Auteur

Sylvie Cassayre a été professeur de Lettres classiques dans le secondaire et en classes préparatoires littéraires à Annecy. Son activité de recherche se poursuit dans le cadre de l’Université de Savoie, au sein d’un laboratoire issu des Centres de Recherche sur l’Imaginaire, fondés par Gilbert Durand. Elle est l’auteur d’une thèse parue chez Minard en 1997 : Poétique de l’espace et Imaginaire dans l’oeuvre de Philippe Soupault.

Copyright

Tous droits réservés




Viv(r)e la poésie. Poésie et radio selon Soupault

Résumé

Cet article propose de considérer l’activité radiophonique de Philippe Soupault entre 1954 et 1965, au travers des sept séries dédiées à la poésie, sous deux angles complémentaires : la radio doit d’un côté célébrer, défendre et faire circuler la poésie, de l’autre permettre aux pouvoirs subversifs et libérateurs des poèmes – et plus largement de tous textes, paroles, chansons porteurs d’insolite – de se propager le plus largement possible parmi les auditeurs. Par cet usage du médium radiophonique, Philippe Soupault non seulement reste parfaitement fidèle à l’esprit surréaliste, mais encore parvient à introduire ce dernier au cœur de la radio d’État.


This article examines Philippe Soupault’s broadcasting activity from 1954 to 1965, focusing on the seven series he dedicated to poetry and emphasizing their two complementary aims: firstly, the radio should celebrate, defend and promulgate poetry, and secondly it should allow the subversive, liberating powers of poems – and more generally of any text, speech or song conveying something unusual – to be spread as broadly as possible among the audience. Not only such a use of the radio medium by Philippe Soupault remains perfectly in line with the surrealist spirit, but it also manages to bring it into the heart of the state-controlled radio.


Texte intégral

À partir des années cinquante, Philippe Soupault consacra la plus grande part de son activité radiophonique à la diffusion de la poésie, produisant entre 1954 et 1965 pas moins de sept séries exclusivement dédiées à cette dernière : avec Jean Chouquet, il produit d’abord Prenez garde à la poésie (1954-1956), Faites vous-mêmes votre anthologie (1955), puis Poètes à vos luths (1956-1957) ; ce sont ensuite Poésie à quatre voix (1957-1958), en partenariat avec le Canada, la Belgique et la Suisse, Poètes oubliés, amis inconnus (1959-1961), Les Midis de la poésie (1961) et enfin Vive la poésie (1961 à 1965), une émission publique mensuelle coproduite avec les poètes Youri et Jean-Pierre Rosnay. Philippe Soupault fait donc partie des producteurs piliers de l’ère Gilson (1946-1963), marquée par une forte présence des poètes à la radio et par une importante valorisation du genre sur les ondes. Ses émissions se caractérisent par un souci constant de la fantaisie, de l’humour, et par un rejet non moins constant de tout académisme. Prenez garde à la poésie inaugure en effet une nouvelle forme de spectacle poétique, avec des émissions publiques enregistrées en direct auxquelles participent non seulement des poètes, mais aussi des comédiens et des chanteurs (dont un certain nombre de vedettes). Le succès est tel que certains tiennent Soupault pour responsable de la confusion quasi instituée, à la fin des années soixante, entre poésie et chanson [1]. De fait, si l’on en croit Jean Chouquet, ce qui aurait déclenché la carrière de Soupault comme producteur d’émissions poétiques aurait été sa participation, sur une suggestion de Jean Tardieu, à la première émission de Chansons d’écrivains en 1952. Que découvrit-il alors ? Non pas la radio, qu’il connaissait bien déjà depuis les années trente, mais le fait de pouvoir s’adresser à un vaste public pour lui parler de poésie sous couvert de chansons. Et pas seulement de poésie, mais d’expériences poétiques.

Quelle fut donc l’ambition de Soupault à travers ces émissions, qui, comme la presse le souligne de manière unanime, révolutionnent la manière de parler de poésie à la radio ? S’il s’agit de transmettre une « culture poétique », comme le dit par exemple en 1957 un bulletin de l’Union européenne de radiodiffusion [2], de quelle culture s’agit-il ? Quelle image de la poésie cherche à faire passer Soupault ? Que reste-t-il de ses goûts et dégoûts personnels, en particulier de sa culture surréaliste ? D’autre part, on sait que la poésie pour Soupault ne se résume pas à des textes. Elle est « pouvoir de connaissance » (une formule de Ribemont-Dessaignes [3] que Soupault reprend volontiers à son compte), mais aussi moyen de transgression et de libération d’abord éprouvé au fond de soi, ensuite exprimé. Et ce n’est pas un petit défi (ou une moindre provocation ?) que d’utiliser les ondes de la radio d’État comme support à la circulation de cette humeur transgressive qu’est la poésie selon Soupault… L’ambition de Philippe Soupault, producteur d’émissions poétiques, est donc double : la première facette pourrait être nommée, en reprenant le titre d’une de ses séries, « Vive la poésie », car il y a volonté de célébrer, au besoin de défendre la poésie, classique et contemporaine ; la seconde, « Vivre la poésie », car il s’agit de transmettre, au delà de la vulgarisation et de la mise en spectacle d’une culture poétique, l’expérience intime et libératrice du pouvoir poétique.

1. Faire passer la poésie : des émissions décapantes

Prenez garde à la poésie, qui débute en 1954 sur les ondes du Programme national, est en tout point un défi. Comme le rappelle Jean Chouquet dans un précieux témoignage, il s’agissait pour Soupault de rompre avec les habitudes jusque là prises à la radio pour parler de poésie : plus de récitals, de déclamations pompeuses ou de commentaires pédants, mais une émission de variétés mêlant musique, chansons et récitations poétiques par de jeunes comédiens du TNP de Vilar plutôt que de la Comédie Française ; plus seulement les poètes consacrés par la tradition scolaire mais les poètes de la modernité, voire les tout jeunes poètes inconnus et inédits.

Il fallait que nous soyons neufs, drôles, originaux. Il fallait prouver aux auditeurs que la poésie pouvait devenir attrayante, populaire et gaie [4] !

Tel est le mot d’ordre que s’étaient fixé les producteurs, sous l’œil approbateur de Paul Gilson, qui souhaitait alors faire du Programme national une chaîne de culture et de divertissement tout à la fois [5]. Et pour parachever le défi, l’émission était publique, enregistrée au théâtre des Noctambules à Paris : avec ce dispositif, impossible d’ignorer, comme dans d’autres émissions consacrées à la poésie, l’accueil des auditeurs, dont le public réel devait en quelque sorte fournir un échantillon représentatif. Dès la première émission, le succès fut immense, à tel point que les producteurs durent changer de salle et enregistrer au théâtre Gramont qui pouvait accueillir jusqu’à cinq-cents spectateurs. Là, ils durent encore refuser du monde, nous dit-on, tandis que la radio reçut jusqu’à six-cents lettres par mois [6].

Quelle était donc la recette d’un pareil et si inattendu succès ? L’humour bien sûr, servi par le jeune duo encore peu célèbre que formait déjà Jean Poiret et Michel Serrault (ils se produisaient dans les cabarets rive gauche au début des années cinquante et plusieurs de leurs sketches furent intégrés aux émissions [7]) ; les chansons populaires, qui plaçaient le public en terrain connu ; et enfin, appât non négligeable, la présence de vedettes comme Charles Trenet (particulièrement ovationné), Maurice Chevalier, Léo Ferré, Catherine Sauvage, Agnès Capri, les Frères Jacques, les Quatre Barbus, Georges Brassens… Cette formule « émission de variétés » adoptée avec Prenez garde à la poésie fut reprise à peu de choses près dans Poètes à vos luths ! (où l’on retrouvait Poiret et Serrault) – mais l’émission était cette fois enregistrée en studio – ainsi que dans Vive la poésie.

À côté de ces émissions de variétés, Soupault recourt également à la causerie littéraire : une causerie écrite d’un bout à l’autre et jouée par un couple de comédiens, Marie Daëms et François Périer dans Faites vous-mêmes votre anthologie, Évelyne Gabrielli et Jean-Claude Michel (la voix de Clint Eastwood !) dans Poésie à quatre voix. Le ton est plus sérieux que dans les émissions de variétés, mais rendu vivant par les chamailleries amicales entre les deux présentateurs. Il s’agit le plus souvent de convaincre l’autre d’une idée ou d’un goût poétique : dans l’une des émissions de Faites vous mêmes votre anthologie, Marie Daëms défend ainsi avec une fougue enthousiaste Lautréamont et les derniers vers de Rimbaud ; dans une émission de Poésie à quatre voix, Évelyne Gabrielli défend la poésie des femmes, moins connues et moins éditées que les hommes. Comme les émissions de variétés, ces causeries sont prétexte à lectures de poèmes et diffusions de chansons poétiques.

Un autre élément novateur, commun à toutes les émissions poétiques de Soupault, est la place accordée au public, que ce soit le public in absentia (les auditeurs) ou le public réel dans le cas des émissions publiques (les spectateurs). Les animateurs citent le courrier, font lire des poèmes reçus, interrogent les spectateurs au cours de l’émission, invitent à participer à des enquêtes ou des concours : tout est bon pour créer des liens, voire des interactions entre les producteurs et les auditeurs. Pour Soupault, ainsi qu’il le déclare dans une interview de 1949, cette capacité à toucher le « grand grand public », « à rapprocher le créateur et le public » constitue le grand apport de la radio (partagé avec le cinéma et la télévision) [8]. En tant que producteur, Soupault joue de cette possibilité dans les deux sens : en s’adressant aux auditeurs, il leur transmet une culture poétique, mais aussi s’enquiert de ce qu’ils connaissent, de ce qu’ils aiment, voire de ce qu’ils créent. Avec Faites vous-mêmes votre anthologie par exemple, Soupault veut sonder les goûts poétiques des auditeurs en leur proposant, parmi une liste de cinq-cents poèmes pris dans des anthologies déjà établies, de choisir leurs cinquante poèmes préférés (cinq du XIIIe au XVe siècle, dix du XVIe, huit du XVIIe, sept du XVIIIe, dix pour la première partie du XIXe siècle et dix pour la seconde partie de ce dernier [9]), le but étant à la fois de publier une « Anthologie des auditeurs » et de restituer oralement les résultats de l’enquête dans une nouvelle série d’émissions. Là encore, ce fut un succès considérable puisque la radio recueillit plus de cinq mille réponses, publia Les deux cents plus beaux poèmes de la langue française (ouvrage qui, malgré son prix élevé, fut vendu à plus de 20 000 exemplaires) et reçut un abondant courrier d’auditeurs tout au long des émissions. En 1956, est d’autre part lancé dans le cadre de Prenez garde à la poésie un « tournoi de jeunes poètes » : à chaque émission deux candidats venaient dire deux de leurs poèmes et les auditeurs devaient envoyer leurs notes (sur 20) à la RTF, appelés de la sorte à constituer une nouvelle instance de légitimation poétique. Enfin, Soupault collecte en 1957, en partenariat avec les radios suisse, belge et canadienne, des milliers de comptines (8000 furent recueillies pour la France) ; elles furent ensuite publiées en anthologie chez Seghers en 1961 (Les Comptines de langue française).

Si le mot d’ordre de Lautréamont « la poésie doit être faite par tous, non par un » rallia de nombreux acteurs de la démocratisation de la poésie après la guerre, nul ne le mit plus en œuvre que Soupault dans ses émissions poétiques.

2. Au service des jeunes poètes

La plupart des émissions poétiques de Soupault se présentent également comme un support d’édition et d’exaltation des jeunes poètes. Poiret le rappelle régulièrement dans Prenez garde à la poésie et dans l’émission consacrée aux jeunes poètes, c’est même Soupault en personne qui déclare :

[…] quand Jean Chouquet et moi avons créé cette émission Prenez garde à la poésie, notre grand espoir était d’abord de donner à de jeunes poètes la possibilité de faire entendre leurs œuvres, puis aussi de découvrir de nouveaux poètes [10].

En 1956 est organisé le concours de jeunes poètes inédits, sélectionnés par les producteurs et notés par les auditeurs. On retrouve par ailleurs cette défense des jeunes poètes au cœur de Poètes à vos luths ! où l’on entend par exemple Pierre Louki, qui n’a encore publié aucun livre. Poésie à quatre voix se présente quant à elle dans son générique comme une « émission consacrée à la jeunesse de la poésie de langue française ». De même encore, l’une des émissions de Vive la poésie est consacrée tout entière à la présentation de jeunes poètes (Jacqueline Moir, Edwige Dorfmann, Claire Legat, Geneviève Beckard, André Piétri, Pierre Deslisle, Patrick Mac’Avoy [11]).

Il semble que ce rôle de découvreur de talents poétiques ait particulièrement tenu à cœur à Soupault. Lui, le « découvreur » de Lautréamont (il en garda la fierté toute sa vie), joue ici le rôle de parrain en poésie, celui-là même qu’avait joué pour lui dans sa jeunesse Guillaume Apollinaire.

3. L’ombre de Soupault

D’un côté Soupault revendique une impartialité et une objectivité dans les choix de poèmes diffusés (il affirme donner voix à des poèmes variés, différents de son esthétique personnelle [12] ; dans Prenez garde à la poésie, à partir de 1956, il confie ainsi à Armand Lanoux le soin de présenter aux auditeurs un « herbier poétique », fort éclectique et se voulant par là même représentatif des différentes tendances de la poésie du XXe siècle) ; de l’autre, il est clair que ses émissions sont loin d’offrir une image neutre de la poésie. Elles sont imprégnées de l’idée de poésie selon Soupault, de ses valeurs, et même de son panthéon personnel. Ce discours sous-jacent de Soupault (qui assure une présence fantomatique, pourrait-on dire) éclate comme tel avec humour lorsque par exemple Marie Daëms et François Périer, les présentateurs de Faites vous-mêmes votre anthologie, viennent se plaindre dans Prenez garde à la poésie (émission du 29 janvier 1956) de ce que Chouquet et Soupault leur font dire « n’importe quoi », les obligeant par exemple à transmettre une image négative de Sully Prud’homme (alors qu’eux, ils aiment « Le Vase brisé » ! – poème que Soupault, comme il le dit souvent, estime être l’exemple le plus pur du « mauvais bon goût [13] ») ou bien à ne lire de Baudelaire que les poèmes en vers… De même, les allusions désobligeantes à l’égard de Cocteau (dépeint comme l’Académicien arriviste par excellence[14]), les piques à l’égard des Académiciens en général, les railleries par rapport aux instances de légitimation institutionnelles (l’école, les prix littéraires…) fonctionnent, pour qui connaît Soupault, comme sa signature même.

Dans cette perspective, le personnage de Stéphane Brineville joué par Michel Serrault dans Prenez garde à la poésie et Poètes à vos luths ! est particulièrement intéressant. Il incarne un poète raté et méconnu (jusqu’à ce qu’à la deuxième émission il remporte le « prix Concourt de Prenez garde à la poésie » !). Du point de vue comique, ne cessant d’interrompre Poiret, il figure l’empêcheur de tourner en rond, le parasite. Il est toutefois hautement ambivalent : à la fois ridicule par son outrance, son mauvais goût, son orgueil, sa bêtise ou son snobisme et rendu attachant au fil des émissions par sa naïveté désarmante, son comique involontaire. « Ami de Soupault », comme il le rappelle régulièrement, défenseur de la poésie moderne et contemporaine, favorable à l’extension de la poésie aux domaines de la chanson, du cinéma, du théâtre, partisan d’une présence des poésies francophone et internationale au sein des émissions, il est l’incarnation même de cette figure positive du « raté » si chère à Soupault :

[…] Je crois aux ratés, aux vrais. Les deux poètes que j’admire le plus, Isidore Ducasse et Arthur Rimbaud, furent des ratés intégraux. […] J’aime qu’on me siffle, qu’on me hue, non par masochisme mais parce que je crois qu’il faut être délibérément un raté [15].

Quelle est donc cette image de la poésie, cette culture poétique que cherche à délivrer Soupault au fil de ses émissions ?

4. Leçons de poésie

En rompant avec le ton des émissions de poésie traditionnelles, Soupault cherche avant tout à transmettre une image de la poésie non conventionnelle, non scolaire et non académique. C’est là une volonté récurrente de Soupault : dans ses carnets de voyage radiophoniques, comme par exemple en 1950 dans l’émission Instantanés de Perse, il dit vouloir « donner de la Perse une idée un peu moins conventionnelle que celle que les Français ont habituellement ». Pour la poésie, il s’attaque notamment aux représentations-clichés, ce qui confirme l’idée que le public visé est d’abord celui des non-lecteurs de poésie, ceux qu’il faut convaincre. Par exemple, que la « poésie des fleurs » n’est pas « démodée » mais continue d’être chantée sur tous les tons et de toutes les manières [16] ; que les poètes ne sont pas toujours « tendres, doux, mielleux, à l’eau de rose » mais parfois « féroces », agressifs et violents [17] ; ou encore qu’on peut dire la poésie sur tous les tons, que l’irrévérence vis à vis des classiques peut même être une bonne manière de les faire revivre [18].

Si des leçons se dégagent de ces émissions, c’est donc moins en termes d’auteurs et de nouveau panthéon (même si une préférence pour les poètes modernes et fantaisistes apparaît nettement) qu’en termes d’esprit dans lequel aborder la poésie. On pourrait les résumer de la sorte. Entendre la poésie n’est pas une expérience ennuyeuse (leçon 1) : à chacun de se l’approprier et d’en faire son miel. La poésie est un domaine vivant (leçon 2) : elle s’enracine dans une tradition littéraire et musicale et continue de porter des fruits (aussi bien, selon Soupault, dans le domaine de la poésie écrite que dans le domaine de la chanson). Toutes les émissions démontrent en effet la continuité entre la poésie du passé (la poésie savante aussi bien que la poésie populaire) et la poésie contemporaine ; de même, le débat esthétique entre Poiret et Brineville, lesquels singent une nouvelle querelle des anciens et des modernes, se trouve réduite à néant dans chaque émission : rien ne sert d’opposer les « classiques » et les « modernes » puisque les seconds dépendent des premiers et que « être de son temps » (ce dont se targue Brineville) ne signifie pas faire fi du passé plus ou moins lointain. Enfin, la poésie est toujours là où on ne l’attend pas et n’est pas là où on l’attend (leçon 3) : elle est mouvante, changeante, essentiellement surprenante. D’où le titre en forme d’avertissement de Prenez garde à la poésie, qui sert de formule conclusive, quasiment de morale, à chacune des émissions de la série.

5. L’expérience de la poésie

Jusqu’à quel point Soupault prit-il au sérieux cette entreprise de vulgarisation de la poésie, de transmission d’une culture poétique pour le plus grand nombre ? Dans un entretien de 1958 avec Ribemont-Dessaignes, on est surpris d’entendre Soupault parler avec une certaine distance de ses émissions ainsi que de leur public, vu comme une masse « excitée » par les « choses un peu vulgaires (des chansons, des choses comme ça) » données pour ainsi dire en pâture [19]… En fait, cet enrobage ludique de la poésie vaut non pour lui-même, mais pour son potentiel de révélation : au cœur du spectacle de poésie, le public, qui vient écouter les émissions comme il va à Lourdes en quête d’« irrationnel », dit Soupault, fait fondamentalement l’expérience de la poésie :

PS – […] ils étaient tout à fait excités, enfin… et brusquement Cuny est venu sur la scène et il leur a récité « Vieil océan » de Lautréamont. Eh bien, en trois secondes, il les a retournés ; il y avait un silence merveilleux. J’ai compris tout à coup que ce silence de ces milliers de gens qui étaient dans ce cinéma d’Évreux correspondait à quelque chose de profond, qu’ils avaient senti…

GRD – Oui, là ils découvraient la poésie… Ils la découvraient vraiment…

PS – Voilà. Ils ont senti qu’il y avait quelque chose qui les dépassait, et qu’ils voulaient être dépassés.

La poésie déborde le texte, elle s’empare des auditeurs sans crier gare (« brusquement », « en trois secondes ») et les fait sortir d’eux-mêmes. Elle suscite une forme d’extase, de libération :

Je crois que la poésie est notre seule façon de nous libérer du quotidien. C’est-à-dire que nous avons la sensation très forte que c’est par la poésie que nous pouvons nous échapper, que la poésie est le seul moyen de, peut-être, d’atteindre l’irrationnel [20].

Si un tel degré émotionnel n’est pas toujours atteint, c’est bien du moins cette expérience intime d’une réalité transcendante (non religieuse bien sûr : Soupault parle d’« irrationnel » ou plus fréquemment encore d’« insolite ») que les émissions de poésie cherchent à susciter. Or, pour Soupault, le medium radiophonique favorise le déploiement des pouvoirs de la poésie.

6. Le spectacle vs. la vie

Les émissions poétiques de Soupault ne sont donc pas seulement une exaltation plus ou moins didactique de la poésie (côté « vive la poésie » : poésie écrite, poésie chantée), mais aussi le moyen par lequel l’auditeur fait l’expérience de « quelque chose qui le dépasse » (côté « vivre la poésie » : poésie vécue). Revenons ici à un texte éclairant remarquablement l’enjeu du lien entre radio et poésie selon Soupault. Dans « Vers une poésie du cinéma et de la radio », article paru dans Fontaine en 1941, Soupault dénonce « la grande erreur des spécialistes » consistant à « s’éloigner délibérément de la vie pour des “spectacles” sonores et visuels ». La radio, pourtant plus éloignée par son dispositif de la relation spectaculaire (elle s’adresse à un individu isolé), serait comprise par la plupart comme un moyen d’apporter le spectacle à domicile. Or, pour Soupault, la radio est un « moyen d’expression » à part entière : de même que la photographie et le cinéma captent et transmettent des images, la radio est un moyen de capter et de transmettre les sons. C’est donc pour lui à ces deux niveaux (captation et transmission) que la poésie doit intervenir : elle est « l’interprète entre un moyen d’expression (la radio) et le monde vivant » ; elle est au fond une qualité de la perception (un regard dans le cas de la photographie et du cinéma ; une qualité d’écoute dans le cas de la radio – cette attention au « monde des sons » qu’appelle de ses vœux Soupault dans plusieurs textes ou interviews, et qui pour lui sert d’aliment poétique majeur). L’association d’un moyen d’expression, la radio, avec cette qualité de perception, la poésie, doit conduire non pas, selon Soupault, à des « poèmes radiophoniques » (il les rejette), non pas non plus à une simple représentation de la vie (ce qu’il nomme le « spectacle »), mais à une expression de la vie même.

L’art, et singulièrement la poésie, exigent de nous une attention qui nous accorde des yeux neufs, des oreilles neuves, une sensibilité sans tain. C’est la poésie qui peut nous éveiller d’entre les somnambules de la vie quotidienne et matérielle. Elle nous délivre pendant un temps de la vie de fantôme qui nous est habituelle en nous plaçant plus ou moins brusquement devant les réalités que nous négligions par la nécessité nommée habitude [21].

On reconnaît dans cet extrait la représentation existentielle et psychique de l’homme chère à Soupault (et aux surréalistes) : l’homme passe sa vie dans un état de semi-conscience (image du dormeur, du somnambule), voire de semi-réalité (image du fantôme) – endormissement des sens (yeux, oreilles…) à cause de « l’habitude ». « L’attention » poétique provoque quant à elle une forme d’« éveil », de degré supérieur de conscience ; elle-même est suscitée par ce qui est contraire à l’« habitude » : autrement dit l’insolite. L’insolite qui est dans le monde et qu’il s’agit de percevoir puis d’exprimer, de capter puis de transmettre. L’insolite qui, comme le dit Soupault dans une interview de 1952, est la « grande clef de la poésie [22] ».

Selon cette logique, les émissions poétiques de Soupault cherchent moins à faire le tableau, même vivant, de la poésie, qu’à véhiculer la « culture de l’insolite » (dans et hors de la poésie), à provoquer pour chaque auditeur l’expérience même de l’insolite (par le rire, l’étonnement, l’émerveillement, tout sentiment de dépaysement…) et à susciter ainsi, qui sait, quelque nouvelle vocation artistique. Cela explique qu’aux côtés des poètes et des poèmes, qui valent moins d’ailleurs par leur qualité formelle que par la puissance ou l’incongruité des images et leur force de provocation, il arrive à Soupault, dans Prenez garde à la poésie notamment, de donner la parole à des voyageurs, des explorateurs (comme Alain Gheerbrant et Bertrand Flornoy par exemple, deux spécialistes de l’Amazonie), lesquels traduisent à leur manière une forme d’attention poétique au monde et sont les témoins de ce que Soupault appelle la « poésie vécue ».

Que retenir de ces émissions, dont Soupault, à notre grand étonnement, ne parle quasiment jamais dans ses différentes interviews ? D’abord la grande réussite de la série Prenez garde à la poésie, qui remporte le pari de ne jamais ennuyer. Elle contient de plus en germe toutes les autres séries : humour, mise en dialogue des débats poétiques, valorisation de l’insolite, utilisation des chansons comme vecteurs de poésie… Ensuite, l’accueil et la bienveillance constante de Soupault producteur à l’égard des jeunes poètes. Mais deux questions surgissent sur ce point : dans quelle mesure cette politique éditoriale n’aurait pas en fait été commanditée par la radio, qui crée en novembre 1955 le Bureau de la Poésie, une série dont l’objectif affiché est, selon son producteur André Beucler, de « servir la jeune poésie » et d’« intéresser » les auditeurs ? On s’interroge également, au vu des « jeunes poètes » diffusés au micro, très peu ayant poursuivi une carrière poétique, sur le rôle effectif de la RTF dans la promotion de nouvelles plumes poétiques. On retiendra enfin le regard ambivalent que Soupault porte sur les chansons : d’un côté elles constituent le matériau principal de ses émissions, et Soupault, par le biais des présentateurs, en fait une branche à part entière de la poésie ; de l’autre il les voit comme des « choses vulgaires » destinées à attirer un large public vers la poésie. Considérait-il, comme Luc Bérimont le déclarait en 1961, que la chanson était la « voie de la poésie » ? Plus mitigé que ce dernier, Soupault semble au fond s’être attaché à une distinction de valeur entre la mise en chanson de poèmes (manière plus facile que la récitation – et en ce sens « vulgaire » –  pour faire passer la poésie) et l’écriture originale de chansons poétiques par des auteurs-compositeurs-interprètes considérés quant à eux comme de véritables poètes.

Notes

[1] Alain Spiraux écrit ainsi dans Combat (19 juillet 1958) : « Cette confusion des genres, certains producteurs d’émissions radiophoniques, tel M. Philippe Soupault, en sont largement fautifs. À d’évidentes niaiseries, ils voudraient faire succéder un pathos informe, fruit de leurs cogitations, que nous accepterions peut-être à la lecture, mais pas sur une scène, même chez Agnès Capri. »

[2] Bulletin de l’UER, vol. VIII, n° 43, mai-juin 1957, p. 291-306.

[3] V. la série diffusée sur France III-National en 1958, Les Pouvoirs de la connaissance, au cours de laquelle G. Ribemont-Dessaignes interroge différents poètes.

[4] Jean Chouquet, « Mes belles années de Radio-Poésie en compagnie de Philippe Soupault », Cahiers Philippe Soupault, n° 2, 1997, p. 213.

[5] V. Hélène Eck, « Radio, culture et démocratie en France : une ambition mort-née (1944-1949) », Vingtième Siècle, n° 30, 1991, p. 55-67 ; et Pierre-Marie Héron (dir.), La Radio d’art et d’essai en France après 1945, Montpellier, Publications de Montpellier 3, 2006.

[6] Bulletin de l’UER, art. cit.

[7] Voir Geneviève Latour, Le « Cabaret-Théâtre » : 1945-1965, Paris, Agence culturelle de Paris, 1996. Elle cite notamment p. 110 un sketch des deux comiques que l’on retrouve dans l’émission de Prenez garde à la poésie du 17 avril 1955.

[8] Propos prononcés dans l’émission consacrée à « la radio » dans la série Les Dix Clefs du siècle, enr. le 28 décembre 1949.

[9] Le référendum fut annoncé dans un long article de Roger Richard pour Télérama (n°289, semaine du 31 juillet 1955).

[10] « Prenez garde à la poésie des jeunes poètes », 25 novembre 1955.

[11] D’après le catalogue de la BnF, aucun de ces poètes ne semble avoir publié de livres au-delà de 1960… ce qui tend à minimiser le pouvoir de la radio comme instance de légitimation sur le long terme…

[12] Dans l’émission « Prenez garde à la poésie des jeunes poètes » (novembre 1955), Soupault déclare, avant de faire lire un poème d’auditeur : « Je ne connais pas l’auteur, et je vous avoue même que la forme, la prosodie de ces poèmes est absolument opposée à celle que j’ai essayé d’imposer en écrivant mes propres poèmes. Je suis donc parfaitement impartial. »

[13] C’est l’expression qu’il emploie, interrogé par André Frédérique, dans l’émission de Poètes à vos luths ! du 30 octobre 1956.

[14] Voir « Prenez garde à la poésie de l’aventure » du 20 février 1955 ou encore l’émission du 16 octobre 1955 (« Tour du monde de la poésie ») où Brineville accuse Poiret d’être « hypernationaliste, et même davantage, chauvin, cocardier, Académie Française, très chanteclair, très “Cocteaurico” ».

[15] Philippe Soupault, « Entretien en guise de préface » avec Raphaël Cluzel dans Sans Phrases, Paris, Osmose, 1953. Il reprend également cette idée dans les entretiens télévisés avec Jean Aurenche et Bertrand Tavernier en 1982.

[16] « Prenez garde à la poésie des fleurs », 7 août 1955.

[17] « Prenez garde à la poésie féroce », 20 mars 1955.

[18] Lectures hautement comiques de La Fontaine par Claude Véga dans « Prenez garde à la poésie enfantine » du 23 décembre 1954 et par Pierre Repp dans « Prenez garde à la poésie » du 8 juillet 1956.

[19] Les Pouvoirs de la connaissance, 14 avril 1958.

[20] Ibid. Cette déclaration fait écho à celle de l’entretien avec R. Cluzel dans Sans Phrases, op. cit. : « Je ne sais pas ce que je serais devenu si je n’avais pas connu la poésie, j’ai voué ma vie à la poésie. Je sais que c’est une libération, que grâce à elle je me détache, je m’évade… »

[21] Ph. Soupault, « Vers une poésie du cinéma et de la radio », Fontaine, n°16, 1941, p. 175.

[22] « La poésie, mensonge et insolite : Philippe Soupault », Paris Inter, Rendez-vous à cinq heures, 12 mars 1952.

Auteur

Céline Pardo est agrégée de lettres classiques et spécialiste de la poésie des XXe et XXIe siècles. Elle est l’auteur de La Poésie hors du livre (1945-1965). Le poème à l’ère de la radio et du disque (PUPS, 2015), ouvrage issu d’une thèse menée à Paris-Sorbonne sous la direction de Michel Murat et soutenue en 2012. Elle a codirigé l’ouvrage collectif Poésie et médias, XX-XXIe siècle (2012). Elle poursuit actuellement ses recherches sur les pratiques d’oralisation des poèmes, selon une perspective à la fois historique et médiopoétique.

Copyright

Tous droits réservés.