Une expérience des frottages

Ce ne sera pas une communication “sur”, mais “avec”. Impossible de faire autrement. Avec l’ACR et avec certains écrivains. Ce sera donc un récit subjectif, comme une suite de pages arrachées à un journal plutôt rêvé, en tout cas travaillé par la nuit, et non un essai. Ou alors un essai au sens de tentative de faire passer quelque chose de l’ordre d’une expérience – à la fois personnelle et partagée par la petite communauté qui en a vécu les péripéties.

1.

Début octobre 1975, il y a tout juste 43 ans, j’entrais pour la première fois dans un studio de radio, à l’invitation de l’Atelier de Création Radiophonique. Bien qu’introduit par un écrivain, il ne s’agissait pas de converser sur tel ou tel sujet, ou de lire des textes, mais d’enregistrer quelques partitions musicales qui étaient de ma plume. Le studio était trop étroit, les enregistrements se faisaient en mono, n’importe quel musicien aujourd’hui refuserait de jouer dans ces conditions ; mais à l’époque, on s’en contentait, on en redemandait même.

Depuis quelques années, j’ai pris l’habitude d’emprunter la machine à remonter le temps afin de faire rejaillir en surface, ce qui a disparu – ou a été voilé – de cette activité, la création radiophonique, qui est pourtant loin d’avoir dit son dernier mot. Je me souviens qu’à mes débuts, tout avait lieu au présent ; à peine un projet réalisé, on passait au suivant ; on était impatient d’aller de l’avant, oubliant aussitôt ce qui, venant tout juste d’être diffusé, se trouvait déjà archivé dans des lieux sombres où on nous affirmait que les bandes magnétiques seraient d’autant mieux protégées que peu accessibles. Et puis, il y a eu comme un basculement : les temps se sont superposés, le passé s’est mis à dialoguer avec le présent dans le but d’alimenter un futur aux contours de plus en plus incertains. Aujourd’hui, je dois témoigner de ce qui fut, tout en continuant d’entretenir le feu sacré, c’est-à-dire ce désir de radio d’essai que nous sommes encore quelques-uns à partager. En ce moment précis où je me trouve à deux doigts de déposer les outils de la création radiophonique, j’aimerais ici partager ce que j’appelle une « expérience des frottages » – en principe collective et en perpétuelle reprise, à moins que l’on coupe le son, ce qui n’est pas encore à l’ordre du jour, même si le bruit le plus audible ces derniers temps est celui de portes qu’on referme.

Je suis donc heureux d’avoir encore un peu les mains dans le cambouis. Car venir en témoin du passé pourquoi pas ? mais pour moi le dossier n’est pas clos. Faire une aussi longue expérience des frottages, c’est avoir fidèlement suivi son devenir-artiste, autrement dit : avoir avancé pas à pas, selon un lent et tortueux cheminement, vers ce que j’ai nommé le monde du Terrain Vague – ce lieu d’échanges un peu à l’écart qui était déjà – de manière alors inconsciente, et en tout cas non théorisée – le sujet de ma toute première émission à l’ACR.

2.

Donc à l’automne 1975, je découvre le studio 115 de la Maison de la Radio. À peine entré, on me présente au chef opérateur du son, Yann Paranthoën. J’ignorais alors tout de son travail d’auteur. On m’avait juste soufflé à l’oreille que c’était un technicien hors pair, mais « têtu comme un Breton ». La séance à peine achevée, je me retrouve sidéré par sa force de pensée du médium et son désir d’aller le plus loin possible.

Bien entendu, comme je n’avais pas encore vingt ans, on ne m’avait pas laissé entrer seul. J’étais chaperonné par deux individus plus âgés que moi. Le plus jeune était René Farabet, 41 ans, un comédien féru de littérature qui était alors un des producteurs coordonnateurs de l’ACR (avant d’en devenir dans les années 1980 et jusqu’à fin 2001 l’unique programmateur [1]). Le plus âgé était Claude Ollier, 52 ans, un écrivain dont j’avais lu avec enthousiasme les premiers livres (il en avait alors publié neuf : les huit composant Le Jeu d’enfant, plus un recueil de nouvelles intitulé Navettes[2]. J’ignorais qu’une de ses plus remarquables fictions écrites pour la radio, L’Attentat en direct, avait été diffusée au cours de la première émission de l’Atelier de Création, le 9 octobre 1969. Six ans plus tard, au moment de mon entrée en ACR (comme on dit « entrer dans les ordres »), je n’avais encore découvert qu’une seule œuvre de création radiophonique signée par un écrivain (ou plutôt une écrivaine) : Marguerite Duras. C’était India Song qui me hantait au point de désirer le réécouter en boucle. Je l’avais dit à Claude Ollier qui était d’accord avec moi : c’était un chef d’œuvre dont la sortie récente d’une version filmée ne pouvait qu’amplifier les résonances. Je note au passage que L’Attentat en direct et India Song ont en commun d’avoir été réalisées par Georges Peyrou.

J’ai pour l’instant nommé trois personnes. Celui qui m’a conduit au bon moment au bon endroit : Claude Ollier. Un écrivain. Celui qui, après m’avoir ouvert les portes des studios, m’a relancé, une fois ce premier ACR diffusé : René Farabet. Un écrivain, lui aussi, du moins à sa manière qui deviendra un peu plus tard la mienne, celle de quelqu’un qui noircit en permanence des feuilles de papier et qui finira par publier plusieurs livres. Enfin, celui qui m’a contaminé par son exigence formelle : Yann Paranthoën. Quelqu’un qui ne lisait pas, qui pensait même que les écrivains n’avaient rien à faire à la radio, mais qui savait reconnaître la force d’un Claude Ollier ou d’un Pierre Guyotat, et qui a fini par composer une émission en hommage à Georges Perros. Il manque le nom du dernier archet de ce quatuor d’initiateurs impeccables : Alain Trutat. Ancien secrétaire de Paul Eluard, proche de Jean Tardieu, ami d’André du Bouchet et de bien d’autres, il est celui qui, un an après les fameux événements de 1968, avait rendu possible cette forme singulière de radio de création. Il m’impressionnait encore plus que les autres, car, doué d’esprit critique et d’une grande exigence, il parlait peu et ne se montrait que rarement encourageant. Il avait réussi à m’imprimer la certitude que la fin de cette belle aventure arriverait tôt ou tard et probablement sous peu. Heureusement, les trois autres m’ont persuadé du contraire. Au moment où je vous parle, ces quatre-là nous ont quittés. Mais je continue à dialoguer avec eux, presque quotidiennement, sans pour autant faire tourner les tables de mixage. Le monde du Terrain Vague est peuplé de fantômes. Vous voyez : dans cette affaire, la littérature n’est jamais loin. La part des écrivains, pour reprendre l’intitulé de ce colloque, est primordiale. Même si je dois aussitôt ajouter que ce que Daniel Arasse a appelé la pensée non-verbale reste, me semble-t-il, aussi essentielle à la création radiophonique que ce que Claude Ollier a désigné par voix intérieure pour l’écriture littéraire. D’Ollier, j’aime aussi citer ce fragment de « Radiographie », écrit en 1974 pour Alain Trutat, publié en 1981 dans Nébules : « L’inscription radiophonique oscille entre vide et plein de sens, oscille entre repères, vacille, choit en tout silence. Et le silence est loi d’écoute. » Parmi les plus belles expériences de frottages que permet la création radiophonique, il y a celles qui se font entre les silences qui ne cessent de l’irriguer : silences dans les textes, silences dans les paroles, silences dans les musiques, silences dans le monde extérieur.

3.

À l’automne 1976, de retour à l’ACR pour engager un deuxième opus, cette fois à l’invitation du seul René Farabet, il me semblait qu’il fallait avant tout creuser ce qui n’avait qu’à peine été esquissé l’année précédente. À savoir rechercher d’autres modes de rencontre – essentiellement par frottages – entre textes et musiques (puisque, jusqu’en 1980, c’étaient les deux seuls matériaux dont j’avais usage, le travail se faisant entièrement en studio). Donc : tailler dans les enregistrements, des lectures comme des musiques (alors purement instrumentales), sans avoir peur d’y aller. Puis : superposer par mixage ces découpes, de manière à obtenir autre chose que de belles lectures sur un fond sonore prétendument adéquat. J’avais vaguement compris que ceux de l’Atelier avaient coopté un jeune musicien qui leur convenait, notamment par son ingénuité qui le rendait assez libre d’expérimenter des choses qui ne se font pas. Et ce dernier devait leur rendre la confiance qui lui avait été accordée en conviant en studio des partenaires encore vierges de toute participation à des travaux de création radiophonique. Même si j’étais déjà travaillé par le désir de faire venir des peintres ou des sculpteurs, ces partenaires se sont trouvés être principalement des écrivains. Claude Ollier m’en avait fait rencontrer plus d’un, comme Maurice Roche ou Italo Calvino, mais je ne me voyais pas me lancer dans une aventure radiophonique avec eux, alors qu’ils avaient déjà tant travaillé avec certains de mes aînés. Pareil pour Georges Perec ou Michel Butor qui apparaîtront néanmoins au générique d’émissions plus tardives, le second bien avant sa disparition, le premier longtemps après, mais à partir d’un enregistrement effectué en vue d’une émission hélas abandonnée pour cause de décès, et gardé secret pendant une bonne trentaine d’années.

Il fallait faire en permanence comme si tout restait à inventer. On ne peut concrètement acquérir de l’expérience qu’à force de tâtonnements dans la nuit des studios. La bande magnétique est un support, comme pour les écrivains la page blanche, où tout ce qui s’inscrit est susceptible d’être, au moins partiellement, effacé. Pour reprendre une proposition de David Lynch, la tête principale du dispositif technique qui régit – entre autres – l’essai radiophonique a pour nom Eraserhead (ou « tête de gomme », selon l’équivalent français proposé par Didier Pemerle). Il faut apprendre à effacer, comme les écrivains doivent apprendre à raturer. C’est pour cela que cette pratique demande du temps et des moyens. C’est pour cela aussi que nous n’y rencontrons que les écrivains et les artistes travaillés par cette nécessité.

Je viens de nommer Didier Pemerle. Il était le plus jeune des membres du collectif Change qui avait été créé dans l’immédiat après-1968, en violente rupture avec Tel Quel, par Jean-Pierre Faye, Jacques Roubaud, Maurice Roche et quelques autres. Comme l’ACR, Change était en recherche de chair fraîche. En ces temps de fin encore non-déclarée des avant-gardes, les choses s’enchaînaient avec une rapidité affolante. Je me suis retrouvé projeté dès mes vingt ans dans toutes les manifestations de ce que Faye désirait cristalliser sous forme de mouvement – celui du Change des formes – à la manière dont André Breton l’avait fait, un demi-siècle plus tôt, pour le surréalisme. Du coup le désir qu’avait René Farabet d’entendre à l’Atelier de nouvelles voix d’écrivains a pu être très simplement exaucé (il faisait d’ailleurs de même de son côté). Paul Louis Rossi, Philippe Boyer, Didier Pemerle, Jean-Claude Montel, Jean-Pierre Faye, Saúl Yurkievich et Jacques Roubaud – tous membres du Collectif Change – ont été les principaux complices de mes premiers essais radiophoniques. Pour cinq d’entre eux (Montel, Rossi, Faye, Roubaud et Pemerle), les échanges n’ont jamais cessé : plus de quarante années d’amitié qui se sont assez régulièrement traduites dans un travail sonore de plus en plus exigeant. Depuis quelques temps, je tente de remettre en jeu ces archives, en prélevant certains fragments, ceux qui me semblent aujourd’hui les plus parlants, et les frottant au présent en réalisant de nouvelles prises de son avec ces écrivains, devenus pour certains très âgés, mettant ainsi en évidence, non seulement leur parcours dans l’écriture, mais aussi les transformations de leur voix – de leur timbre autant que du contenu que leur parole véhicule. Ceci, afin de composer leur portrait, tentant ainsi de conclure nos trajets communs, tout en laissant les choses ouvertes. Ranger notre atelier, ce n’est jamais figer le placement des objets qui s’y trouvent : juste permettre à qui le pénétrera après notre disparition de ne pas perdre son temps à rechercher ce qui n’y est pas. Le désir de clarté n’est pas incompatible avec l’entretien nécessaire des mystères qui hantent cet Atelier.

Tous ces écrivains avaient en commun de saisir parfaitement les enjeux de cette forme singulière de composition radiophonique qui ne peut donner de bons résultats qu’en ne se soumettant pas à telle ou telle volonté éditoriale (nos Ateliers étaient diffusés sans que personne d’autre que ceux qui les avaient fabriqués ne les aient auparavant écoutés). Nous étions tous des compagnons du Terrain Vague pratiquant un art sauvage. Nous le sommes demeurés et j’appelle les futurs auteurs à le devenir à leur tour, de la manière la plus radicale et singulière possible. On sait qu’Alain Veinstein a intitulé le livre qu’il a écrit sur son parcours ô combien marquant d’homme des nuits : Radio Sauvage. Ce n’est pas un hasard si j’ai dû conduire les écrivains dont je viens de parler (et beaucoup d’autres que je vais bientôt nommer) à prolonger ce travail pensé initialement pour l’ACR aux Nuits magnétiques, puis à Surpris par la nuit, à chaque fois que l’Atelier de Création ne répondait plus – ou pas assez).

Radio sauvage ? Oui. Notamment par volonté de remettre en cause ce qui faisait l’excellence des dramatiques ou fictions, nous privant parfois volontairement de comédiens au profit de non-professionnels (le plus souvent des écrivains, parfois des peintres, des musiciens, des photographes – donc des artistes), refusant obstinément l’usage de toute musique illustrative au profit de rencontres imprévues, sollicitant parfois le hasard, suivant avant tout nos intuitions. Ce qui nous liait, c’était un désir de sortir des lieux communs de la réalisation : cet artisanat, certes furieux, mais trop souvent inhibé par divers savoir-faire appliqués que nous souhaitions alors remettre en question. Je me souviens avoir intégré début 1978 de la musique punk (celle des Sex Pistols) dans un ACR avec Philippe Boyer qui pourtant ne jurait que par Wagner et Verdi. À l’époque, nous étions habités par la certitude que nous arriverions à imposer nos désirs. C’était un peu naïf, mais ça nous permettait d’avancer, quitte à se casser la figure, alors que je crains qu’aujourd’hui, le seul projet qui puisse être porté plus ou moins collectivement – individuellement, c’est une autre affaire : la création solitaire a encore de beaux jours devant elle – est de sauver les meubles.

4.

J’avais connu le travail des écrivains de cette revue Change à partir de la sortie en mai 1975 du n°23 qui s’intitulait Monstre Poésie. En accroche de ce livre collectif, Jean-Pierre Faye avait écrit : « le monstre poésie manifeste le change ». Cela suffisait pour orienter un travail de création radiophonique à venir : monstre (rechercher plutôt les freaks que les nantis de l’air du temps) ; poésie (selon un sens opposé au poétisme standard : plutôt contrainte, en recherche de formes) ; manifeste (car toute création authentique manifeste ne serait-ce que d’infimes différences avec ce qui fait la norme) ; change (car c’est bien cela le mouvement de la vie : ne jamais rien figer). Comme le clamait haut et fort Edgar Varèse un demi-siècle auparavant : « le compositeur d’aujourd’hui refuse de mourir » – ce refus n’étant pas une dénégation de la mort qui nous attend, mais la conscience que, quand nous nous retrouverons enseveli six pieds sous terre comme tout-un-chacun, nous aurons la tête encore débordante d’idées de transformations du monde – ou, plus modestement, du médium que nous aurons pratiqué notre vie entière.

Le numéro de Change de mars 1978, le n°34-35, s’intitulait La narration Nouvelle, en écho bien entendu à Nouveau Roman – cette avant-garde littéraire qui, née un quart de siècle plus tôt, ne pouvait plus apparaître comme porteuse d’avenir pour les jeunes écrivains (mais en 1978 quelqu’un comme Claude Ollier avait déjà pris distance avec ce vrai-faux groupe qui l’avait pourtant lancé vingt ans auparavant, alors qu’il obtenait le premier prix Médicis pour son premier roman La mise en scène, publié chez Minuit). Le désir de raconter autrement, sans céder aux sirènes de l’abstraction sonore, théoriquement séduisante, mais au fond impossible à concrétiser dès qu’on use de mots (et pas si facile si on s’en passe), était très puissant. Raconter est peut-être ce qui tend l’essai radiophonique. Mais avec poésie, bien entendu : c’est-à-dire, musicalement. Par la voie des rythmes ajouterait Michaux. Et en faisant montre – Faye dirait en faisant monstre – d’un très grand sens de l’économie.

Une expression à la mode aujourd’hui est « storytelling ». Proposer, non un projet ouvert (ça ne se fait quasiment plus), mais un sujet, doit s’accompagner aujourd’hui de la mise au propre d’une sorte de récit préétabli, décrivant son déroulé dans le temps. Comme si composer un essai aujourd’hui impliquerait de posséder un talent de conteur s’appliquant à faire passer des choses déjà figées avant même d’avoir effectué le premier geste de réalisation. Bien entendu, on peut tricher. Le monstre poésie est l’arme anti-storytelling absolue, il ne faut pas hésiter à en faire usage. La création – notamment radiophonique, mais pas seulement – est surgissement progressif de cet inconnu, parfois familier, mais aussi doué d’étrangeté, qui ne pourra être sensuellement compris qu’une fois le travail accompli. Il est strictement impossible de raconter par avance un authentique ACR. Un mot ou deux plus quelques noms devraient suffire pour que la réalisation d’un projet soit engagée. Cela se passait comme ça au vingtième siècle et encore un peu au vingt-et-unième – enfin, essentiellement du côté des dinosaures toujours à l’ouvrage.

De projet en projet, explorer en tous sens les sentiers de cette narration nouvelle, tout en gardant en permanence le cap en direction de la poésie comme forme. Et sans se défaire d’une arme essentielle : l’humour. Puisqu’on parle de la part des écrivains à l’ACR, il me semble que celles et ceux qui n’avaient aucun humour n’y ont jamais eu leur place. Bien entendu, les mélancoliques, les suicidaires, les autodestructeurs n’ont jamais été refoulés, car ils débordaient de cet humour que Jacques Vaché, comme plus tard Marcel Gotlib, orthographiaient sans h, qu’André Breton a défini comme noir et que les élisabéthains faisaient rimer avec humeur. Cette expérience des frottages qui caractérise l’essai radiophonique s’imprime sur la bande magnétique, ou le disque dur de l’ordinateur aujourd’hui, de saut en saut d’humeur. Chaque geste d’écriture sonore est de cet ordre : manifestation/gravure d’une empreinte humorale. C’est pourquoi ce travail demande du temps, car il est nécessaire de laisser chaque tentative de montage ou de mixage reposer un moment, afin de mieux la reconsidérer, de l’intégrer ou de la détruire, de la retravailler ou de la laisser tel quel. Les ACR, dans leurs manifestations les plus réussies, les plus éruptives, les plus émouvantes, ont été les fruits d’une lutte contre la mélancolie.

5.

Ceux et celles qui ont vécu ces années 1970 qui préservaient encore un côté héroïque aiment en faire partager le souvenir et les survalorisent ; mais il ne faudrait pas oublier de rappeler qu’elles se sont fracassées sur la décennie suivante qui a amorcé un long processus de restauration dont nous subissons, aujourd’hui plus que jamais, les effets.

1980 a marqué une rupture très nette du travail engagé depuis 5 ans à l’ACR. Cette année-là, j’ai entrepris un nouvel Atelier avec Paul Louis Rossi qui publiait un de ses livres les plus impressionnants, Le Potlatch, Suppléments aux voyages de Jacques Cartier, dans la collection de Paul Otchakovsky-Laurens chez Hachette [3]. Cette année-là, les émissions duraient encore deux heures et vingt minutes. Le livre de Rossi n’était pas débordant de signes, mais il fallait bien entendu tailler dedans. L’idée était encore et toujours de ne pas singer le processus de fabrication des fictions où, à la base, il y a un écrit – une pièce, un livret – plus ou moins intouchable. À cet effet, on accumulait les prises de son, quitte à enregistrer (et même travailler, au moins par montage) des séquences qu’on déciderait, au tout dernier moment, de ne pas diffuser. Mais ce surplus de matière était tout sauf un gâchis – et le temps qu’on passait à expérimenter ces agencements nullement perdu. Nous étions animés simultanément par la volonté de prendre notre temps et une réelle impatience. Yann Paranthoën venant de claquer la porte de l’ACR, c’est un plus jeune opérateur du son, Michel Créïs, qui a pris la relève. En complicité avec l’équipe de production, nous avons décidé de n’engager aucun comédien professionnel. Et surtout, de sortir des studios pour enregistrer les lectures des textes en extérieur, dans n’importe quelles conditions, même les plus inconfortables : dans une voiture tout en roulant, dans des lieux bruyants, en marchant, en courant à petites foulées… Quant à la musique, elle était composée de pièces brèves, le plus souvent minimalistes, pour voix, claviers, clarinettes, étirant (entre autres) des mélodies du temps de Rameau (le compositeur des Indes Galantes). Donc des choses de peu qu’on n’aurait pas eu idée de faire jouer en concert. Au moment du mixage, il fallait faire se rencontrer ces matériaux, sans avoir établi le moindre conducteur, du moins sur le papier. On venait en studio avec un caddy rempli à ras bord de centaines de bobinots de bande magnétique sur lesquels étaient gravés des lectures, des sons, des musiques. On en installait certains sur en principe six magnétophones et on tentait de les faire se frotter, selon l’intuition de l’instant, mais non sans les mémoriser, au point d’avoir leur contenu parfaitement en tête. Il fallait faire montre d’une extrême concentration. Si ça ne marchait pas, on essayait immédiatement d’autres combinaisons. Au début, il y a toujours une infinité de possibles. Mais, plus on se dirige vers la fin, moins on en trouve. Le travail de mise en forme procède par épuisement de la matière dans un temps donné. Quand on perdait trop de temps à rater (car, même si les moyens étaient alors plus qu’excellents, il fallait rendre la copie à l’heure), on devait tricher. On laissait alors filer cinq minutes de musique à blanc. Ou quelques pages de texte. Puis, ayant ainsi avancé, on relançait nos essais. Le principe de frottage devrait toujours provoquer au moins quelques étincelles. Comme pour le souligner, l’ACR s’ouvrait par un générique intégrant des sons d’orage : tonnerre et éclairs. Je vais citer une seconde fois Edgar Varèse : « Au fond, la musique n’est qu’une perturbation atmosphérique ». C’est en cela que l’Atelier de Création procède souvent d’une forme – d’une pensée – musicale. Claude Ollier, s’il était encore des nôtres, nous dirait peut-être qu’il a toujours agi en compositeur, hanté par le désir qu’il avait eu enfant d’écrire des partitions, au point que, rencontrant Alain Robbe-Grillet en Allemagne pendant la seconde guerre mondiale, il s’était tout d’abord présenté à lui comme musicien (on sait qu’il a fait plusieurs fois le mur du camp où il effectuait le STO pour aller jouer du piano la nuit dans des bars de Nuremberg).

Comme ça fait une bonne dizaine de fois que j’emploie ce mot « frottage », il me faut maintenant rendre hommage à celui qui a publié en 1979 un livre portant ce titre – au pluriel comme il se doit – dans la collection Textes chez Flammarion, dirigée par Bernard Noël (qui venait de prendre la suite de Paul Otchakovsky-Laurens) et qui, encore à l’état de manuscrit, avait incité l’élaboration de mon cinquième ACR. Il s’agit de Jean-Claude Montel, un écrivain né en 1940, adoubé à 27 ans par Jean-Pierre Faye et Maurice Roche qui avaient préfacé son premier livre au Seuil. C’était un être terriblement mélancolique, traversé par le sentiment qu’il ne pourra mourir que seul au milieu des décombres. Il portait dans sa voix, dans ses écrits, l’idée que la littérature n’était plus que pour mémoire – ce en quoi il était paradoxalement fascinant pour le jeune homme que j’étais. Il portait en lui l’affirmation qu’un des gestes fondamentaux de la création était le frottage, c’est-à-dire cette opération permettant d’inscrire sur un support quelque chose de la réalité du monde (comme les peintres le font en posant une toile souple ou un papier très fin sur tel ou tel amas d’objets ou tel mur lézardé pour en prendre, à l’aide d’un pinceau presque sec, ou d’une craie grasse, l’empreinte), avant d’en retravailler – ou non – le résultat. Donc d’en prolonger les résonances par un travail plus secret, plus personnel, dans le silence d’un atelier d’écriture. Yann Paranthoën avait bien compris que ce processus, venant de la peinture, puis transposé dans l’écriture littéraire, pouvait caractériser le travail de création radiophonique. Il disait : on procède ainsi, d’abord par extraction en extérieur de quelque chose de la réalité qui nous environne – et surtout nous concerne. Puis : on retravaille ce matériau en intérieur (par exemple dans un studio, autrement dit en atelier), prenant le temps qu’il faut, avec l’exigence d’aboutir à quelque chose d’autre qu’un ready-made. Par la suite, plusieurs autres projets de création radiophonique avec Jean-Claude Montel – à l’ACR et aux Nuits magnétiques – nous permettront de creuser cette affaire, la dénudant jusqu’à l’os. Le tout dernier a été fabriqué en 2001 pour Surpris par la nuit. Le résultat a pu être retravaillé en 2013, suite à la disparition tragique de l’écrivain, grâce à Irène Omélianenko. Cette émission est presque terrifiante, de par sa force émotionnelle : on y entend la voix d’un quasi mort vivant, mais qui porte encore en lui le désir puissant de noircir quelques pages plus ou moins testamentaires. Il venait de publier Motus, un des plus beaux livres écrits à la toute fin du vingtième siècle et publié presque clandestinement par Mathieu Bénézet chez Comp’act. On ne pouvait alors trouver ce livre que dans de très rares librairies. Donc personne ou presque ne l’avait même ouvert. Force de résistance de l’ACR : faire surgir l’inactuel, en suivant le fil de ce qui aura été expulsé de la bonne société et que l’on ne trouve qu’au Terrain Vague, ce lieu à l’écart où la beauté règne en maîtresse absolue.

6.

J’en arrive maintenant à l’automne 1985, soit dix ans après ma première incursion en studio grâce à Claude Ollier. À ce moment-là, j’ai au compteur 16 ACR et 14 Nuits magnétiques, soit 56 heures d’essais radiophoniques ayant pour la plupart un lien direct avec les écrivains dont je viens de donner les noms. Mais la matière littéraire de ces premiers opus avait toujours été taillée dans des manuscrits en voie de publication ou des livres déjà publiés. Pour ce 17e Atelier, je m’étais associé à Jean-Yves Bosseur, un musicien qui était, depuis le début de cette aventure, un de mes plus proches alliés, et nous avions eu l’idée d’imaginer un compositeur de musique contemporaine devenu célèbre par un crime qu’il aurait commis et non par sa musique. Nous avions aussi lancé l’idée qu’un film était en train de se tourner à partir de ce fait divers. Bien entendu, la musique de ce film était sans lien stylistique avec l’œuvre bien trop « avant-gardiste » de ce compositeur. Nous nous devions donc de rétablir la vérité en faisant rejouer pour l’ACR certaines de ses compositions – les plus pures, prétendions-nous. Bien entendu, les musiques de l’émission, aussi bien celles du film contre lesquelles nous nous insurgions que celles attribuées à ce compositeur, allaient être écrites par Bosseur et moi-même, sans pour autant que ce soit dit clairement à l’antenne. Et pour finir, afin de rendre notre fiction crédible, nous pensions aller interviewer des compositeurs qui auraient eu la chance de bien connaître ce musicien (Henri Pousseur, Paul Méfano et Michèle Reverdy se prêteront à ce jeu). C’était bien joli, tout ça, mais il fallait trouver quelqu’un pour en rédiger le texte, tout en le laissant libre d’inventer à son tour.

En accord avec Alain Trutat et René Farabet, nous avions alors demandé à Didier Pemerle de rédiger un long monologue narratif porté pour l’essentiel par la voix d’un seul comédien. Ce dernier ayant accepté a aussitôt intitulé cette histoire « Laissez-moi mourir » (en hommage à Monteverdi, ce qui ne pouvait que nous parler), proposant que ce compositeur soit une compositrice prénommée Suzanne qui aurait, un jour de dépression, tué son mari, avant de le découper en morceaux, déposés ensuite dans des sacs poubelles sur son piano. Elle se serait suicidée dans la foulée, non sans avoir éprouvé au clavier la musique produite par cette préparation inédite de l’instrument. C’était un texte, encore une fois, mélancolique et fortement teinté d’humour noir. Cet ACR nous aura donné l’occasion de faire venir en studio Jean-Pierre Cassel, car il était impossible cette fois de flirter avec l’amateurisme, il nous fallait un vrai professionnel.

Laissez-moi mourir aurait pu, du moins sur le papier, être diffusé dans la case des fictions, et pourtant, non : c’était plus que jamais un ACR, donc quelque chose d’impossible à enfermer dans un catalogue (on peut imaginer la suite des Ateliers comme formant une constellation d’îlots dans un vaste océan, et non comme une accumulation de bandes magnétiques serrées sur des étagères). Une fois encore, nous sommes arrivés en studio sans le moindre conducteur, respectant simplement la continuité du texte. L’expérience des frottages suivant son cours, nous avions surtout besoin de stratégies et non de partitions réglées par avance. Le mixage ne cessait de provoquer des surprises, ce qui était ce que nous recherchions. Le résultat s’étant avéré concluant, Didier Pemerle travaillera une deuxième fois avec nous en 1986/87 pour Le loup dans l’île, une série de petites formes (20 fois 10 mn) dont la contrainte était de changer de lieu environnemental à chaque épisode. Puis, une nouvelle fois en complicité avec Jean-Pierre Cassel en 1988, pour La journée du retour, une histoire de fantômes se passant en appartement. Cette fois, j’étais seul à composer, non seulement les musiques, mais aussi leurs superpositions avec les monologues et les sons concrets enregistrés pour ce projet, sollicitant sans cesse le hasard afin de mieux faire surgir le fantomatique, suivant des stratégies qui n’étaient inscrites que dans la tête et qui demandaient une complicité exceptionnelle avec la chef-opératrice du son, Monique Burguière. La part des équipes de l’ACR vaut bien celle des écrivains. Seule une aventure réellement collective peut donner corps aux fantasmes d’un Control Freak obsessionnel. Le « je créateur » (qui est, certes un autre, mais aussi un « tu ») a besoin de faire partie d’un « nous ». Ne serait-ce que pour aller faire la fête avec l’équipe, une fois les choses, du moins en apparence, terminées.

7.

Simple note au passage : au cours des années 1980, la parole des écrivains a pris progressivement une place supérieure à celle de leurs écrits. Le jeu consistait, de plus en plus, à monter morceaux de conversations et fragments de lectures, sans qu’il n’y ait illustration de l’une par l’autre. Les musiques, le plus souvent mixées avec des sons dit réalistes, permettaient de souligner, de fluidifier ce tressage des voix : plus qu’un fond sonore, un commentaire secret.

Jusqu’aux années 1990, mon travail à l’ACR avait été co-signé avec Claude Ollier et les écrivains de Change – ces derniers étant devenus pour la plupart après 1979 ex-membres de ce collectif, car le temps des grandes dispersions était arrivé. En réaction, l’Atelier se devait, du moins me semblait-il, d’ouvrir son Terrain Vague à cette petite meute de solitaires plus ou moins endurcis. Sans jamais perdre le lien avec les aînés, cette dernière décennie du vingtième siècle (dont on ne savait pas encore qu’elle serait la toute dernière de la première – et plus longue – période de l’histoire de l’Atelier de Création Radiophonique) requérait de nouveaux sujets (dans tous les sens du mot), donc de lancer des rencontres avec d’autres auteurs – souvent des auteures –, de ma génération parfois et, une fois passé l’an 2000, des générations suivantes (au début je collaborais avec des personnes de vingt ou trente ans plus âgés que moi ; aujourd’hui, je travaille avec des personnes de vingt et même trente ans plus jeunes. C’est ce qu’on appelle un parcours…).

Relancer les dés de la création radiophonique s’est accompli tout d’abord avec Liliane Giraudon, Michelle Grangaud, Marie Étienne, Sabine Macher, Yves di Manno et Pascal Quignard. Puis les choses se sont accélérées, comme si la petite phrase désabusée d’Alain Trutat sur la fin imminente des Ateliers devenait plus que jamais d’actualité. La fin du vingtième siècle aura été agitée. De Michel Deguy à Philippe Beck et Jean-Luc Nancy ou Dominique Fourcade (dont les poèmes seront lus dans un ACR intitulé Fable par Claude Royet-Journoud) ou encore Florence Delay, Denis Roche et Pierre Alféri (et j’en passe – on remarquera à quel point la poésie est présente, souvent en lien avec la philosophie), les collaborations avec les écrivains n’ont cessé de s’enchaîner, débouchant à chaque fois sur quelque flamme à entretenir, notamment par amitié. C’est une chose sur laquelle je me dois d’insister, car elle est essentielle. N’ayant jamais séparé vie et travail, une fois un Atelier de Création mis en « prêt à diffuser », celles et ceux qui les signaient, mais aussi les réalisateurs, continuaient de se fréquenter, de se parler, d’imaginer un futur commun. C’est pourquoi j’insiste une dernière fois sur ce que j’ai nommé Terrain Vague qui est d’abord un lieu d’échanges pour qui désire ouvrir de nouveaux modes d’écriture comme d’existence. C’est un espace de contamination. Les auditeurs peuvent d’ailleurs en attraper le virus par l’écoute. C’est tout le mal que nous leur souhaitons.

N’ayant plus le temps de développer ce que je n’ai, une fois de plus, qu’esquissé, je voudrais terminer en notant que ce lien constant et renouvelé avec certains écrivains, a fini par me pousser à tenter de le devenir à mon tour, jusqu’à ce que cette activité finisse par prendre le pas sur la composition musicale. De manière d’abord très timide, comme terrassé d’angoisse à l’idée des retours d’aînés trop admirés, puis s’affirmant peu à peu, au point de me retrouver, surtout dans les années 1990, à écrire les livrets de mes émissions, accumulant des pages et des pages (une anthologie très resserrée a paru récemment chez Hippocampe Éditions qui a été pour l’instant bien plus commentée par des écrivains que par des gens de radio).

L’ACR aura été pour moi un lieu d’apprentissage de la vie, à travers la découverte et l’expérimentation de pratiques plurielles de modes d’écriture. Malgré d’inévitables tensions et des moments d’intense fatigue, cette radio d’essai a toujours été composée pour le plaisir et jamais dans la douleur. Ce qui est infiniment précieux, mais hélas peu compatible avec les modes de culpabilisation de ces pratiques sauvages aujourd’hui.

(Écrit en septembre 2018, tout en écoutant principalement la Partita n°1 de Jean-Sébastien Bach, puis relu le 9 novembre de la même année, en écoutant le Quatuor n°14 de Dmitri Shostakovitch)

Notes

[1] Je lui ai rendu hommage dans un billet de Diacritik en 2017, « Bref éloge de René Farabet (1934 – 2017) » (ici).

[2] Sur sa recherche de formes spécifiquement radiophoniques et nos collaborations à l’ACR, voir « Claude Ollier et la création radiophonique », Aventures radiophoniques du Nouveau Roman, Pierre-Marie Héron, Françoise Joly, Annie Pibarot (dir.), Rennes, PUR, coll. « Interférences », 2017, p. 103-112.

[3] Sur ma découverte de son œuvre, notre amitié et quelques-unes de nos collaborations à l’ACR, dont celle-ci de 1980, je me permets de renvoyer à mon texte « Excursions sur le terrain vague (cartographie d’échanges) », Nu(e), n°67, septembre 2018, p. 121-134. Numéro téléchargeable ici.

Auteur

Christian Rosset est compositeur (musique instrumentale et électroacoustique), essayiste et producteur de radio, depuis 1975, notamment à l’ACR et à Nuits magnétiques. Son dernier livre publié, Les voiles de Sainte-Marthe (Hippocampe éditions, 2018), réunit des micro-récits et notes d’Atelier autour de ces fructueuses années de collaboration à l’ACR, en prolongement d’Avis d’orage dans la nuit (l’Association, 2011), qui évoquait entre autres ses collaborations à l’ACR déjà, mais aussi à quelques Nuits magnétiques. Christian Rosset a aussi coordonné Yann Paranthoën, l’art de la radio aux éditions Phonurgia Nova en 2009.

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