Présentation

Depuis 2009 le site Tiers Livre est devenu le centre de l’activité d’auteur de François Bon : « les livres en sont un des éléments, mais le livre c’est définitivement le site web lui-même[1] » Tiers Livre comme atelier, bibliothèque, laboratoire d’écriture, conversation… œuvre-somme ouverte, arborescence infiniment remodelable, en perpétuel mouvement. Aujourd’hui lire François Bon, c’est donc explorer son site. C’est ce à quoi invite ce dossier, issu des journées d’étude « tierslivre.net : François Bon à l’œuvre… » organisées à Montpellier par Pierre-Marie Héron et moi-même les 29 et 30 novembre 2013. Cette manifestation inaugurait un cycle annuel de rencontres avec des auteurs français ou étrangers intéressés par le numérique et la transmédiatisation [2].

François Bon « à l’œuvre » ? L’angle d’attaque n’allait pas de soi, s’agissant d’un auteur qui n’a « pas besoin de la notion d’œuvre » et veut « tout faire pour brûler, tout faire pour résister, pour détruire dans l’œuf sa propre pulsion d’œuvre [3] », dans le refus de toute préfiguration de l’œuvre matériellement achevée. Non pas « l’œuvre de François Bon » donc, mais « François Bon à l’œuvre », au travail, dans le chantier du site. Manœuvre acharné, « les mains dans le cambouis » et qui toujours reprend, refaçonne, dans le présent d’une écriture en constant renouvellement. Non pas œuvre, mais work in progress ou, comme le suggère Sébastien Rongier, work in process, expérience de l’infini. François Bon « à la manœuvre », à la barre du navire Tiers Livre, à la « tour de contrôle » de son interface Netvibes. L’œuvre peut-être – mais illimitée ; l’ouverture, comme programme opératoire, en la repensant autrement que ne l’avait fait le structuralisme, dans le contexte d’aujourd’hui qui est celui des nouvelles technologies :

Ce site se remodèle en permanence, c’est peut-être le seul point où le mot œuvre aurait pertinence : comment d’un côté intégrer les travaux passés, créés en fonction de certaine ergonomie du livre et de sa diffusion, et interroger des formes narratives dont les conditions même de lecture se déplacent à mesure des nouveaux supports et des nouveaux usages [4] ?

Toujours s’inscrire dans l’instable et les transitions de l’écrit et du monde. François Bon nous contraint au « saut », à nous dépouiller des vieilles enveloppes, des « symboliques héritées de l’univers marchand du livre imprimé [5]».

Ouvrir le cycle de journées d’étude évoqué en allant à la rencontre de François Bon nous paraissait et nous paraît encore légitime, malgré les fortes réticences (argumentées) de l’auteur à la « mise en avant permanente et arbitraire de [s]on travail ». Sans parler de ses réticences à être vu de trop près : Tiers Livre comme « bâtiment public » ouvert aux visiteurs, et lieu d’intervention largement ouvert sur le monde, oui, mais également son « arbre » à lui, sa maison… « mon site c’est mon lieu de vie, refuge, jardin où on m’emmerde pas et du coup pas trop envie qu’on vienne y voir. » Mettre à l’étude un site internet, en principe sans cesse en évolution, n’était peut-être pas moins discutable : un site bouge sous vos yeux (à Montpellier, François Bon s’est amusé à modifier pages, titres ou accès au site pendant que nous en parlions) ; il bouge encore plus dans l’intervalle de temps qui sépare une communication de sa publication. Ainsi le chercheur est-il condamné à travailler sur une dépouille, tandis que le site bien vivant continue ses manœuvres… Mais à l’instar du web, la dépouille respire toujours (elle « respire comme une grosse bête bizarre »). Quelque chose meurt (« C’est fini nous n’en avions plus besoin ») et quelque chose de neuf advient (« on ouvrait les mains et on touchait le monde [6] »). C’est dans cette respiration que s’inscrit le geste créateur de l’auteur, qui remet en mouvement les œuvres du passé, questionne la place du contemporain par rapport aux textes  anciens, dans ce qu’elle a de mouvant (« On ne veut pas laisser arrière de nous Kafka et Montaigne, Baudelaire et Saint-Simon ni Michaux ni Céline : ils sont à eux tous ce qui nous permet de nous considérer nous-mêmes [7] »). « Tiers Livre dépouille et création », comme malicieusement proposé par l’auteur, est donc le titre de ce dossier quelque peu « en retard », mais qui tel quel aura aux yeux du lecteur, nous l’espérons, son utilité.

Une première partie du dossier est consacrée à l’étonnante architecture de Tiers Livre, structure en constellation étudiée par Sébastien Rongier et qui invite à de nouvelles formes de lecture. Les images convoquées par l’auteur ou la critique pour tenter de décrire Tiers Livre sont multiples : l’arbre, le réseau, la ville, le labyrinthe, « l’œuvre-archive » mosaïquée. Dans leur contribution, Stéphane Bikialo et Martin Rass ne font pas qu’en parler : ils nous invitent à expérimenter de multiples parcours grâce à un réseau de fichiers interconnectés par des liens, pour coller au plus près du sujet qui n’a pas de conclusion possible. Aurélie Adler approfondit, elle, les liens entre le site et la ville contemporaine, site-mémoire des villes d’avant la fracture ou site-observatoire des dystopies de la ville moderne, espace de flânerie enfin où s’invente un urbanisme virtuel. L’espace-temps du Tiers-Livre n’est ni lisse ni clos, son passé et son présent, son dedans et son dehors s’y mêlent en des strates et des gestes d’écriture distincts, dont demeurent des traces parfois bien visibles.

Quel statut symbolique de l’écrivain se défait, et quel autre, de François Bon comme écrivain, s’invente dans Tiers Livre ? La question oriente plusieurs contributions, dans le prolongement des travaux actuels sur les formes de l’auctorialité sur internet. J’interroge pour ma part les contours mouvants d’une figure auctoriale inédite, ambivalente parce que puissante et fragile à la fois, combinant de façon contrastée prises de position véhémentes (dans un contexte d’urgence) et tâtonnements inquiets de l’expérimentation poétique. Si le champ numérique opère un déplacement en profondeur du statut de l’écrivain, bousculé dans ses rites, ses rythmes et ses réseaux, l’identité numérique ne va pas sans une forme de marginalisation et de solitude nouvelle. Comment François Bon, tout en refusant l’étiquette de « militant du numérique » assume-t-il cette posture de l’auteur 2.0. ? Ces réflexions trouvent un écho dans l’article d’Oriane Deseilligny qui accorde une attention particulière aux dispositifs techniques de l’écriture en régime numérique pour montrer comment l’ethos d’auteur est mis en texte dans l’espace du site. Anaïs Guilet et Gilles Bonnet, quant à eux, s’intéressent au geste de la relecture, celle d’un monument de la littérature française (À la recherche du temps perdu) ou celle de Limite, anciennement publié aux Éditions de Minuit. La relecture transmédiatique de La Recherche dans Proust est une fiction et la reprise numérique de Limite contribuent au renforcement de l’autorité auctoriale : l’auteur transmédia accroît son champ d’action, passant aisément de son site à son compte Twitter ou sa page Facebook sans dédaigner la publication sur support papier, et son écriture s’apparente à une performance dans laquelle création et réception se superposent. En remettant en circulation Limite, « l’écranvain » (Gilles Bonnet) assume des compétences éditoriales et réinscrit le texte déjà publié dans une démarche autobiographique qui lui permet de se le réapproprier.
Après le congé donné il y a quinze ans au roman papier, genre devenu à ses yeux insuffisant pour « coïncider avec notre propre réflexion sur nous-mêmes et le monde [8] », François Bon semble avoir trouvé dans l’écriture web les moyens de faire des « mises en expérience qui donnent un point de vue sur le réel [9] ». Ce qui frappe, c’est la diversité des options d’écriture, d’une zone à l’autre de Tiers Livre, d’un projet à l’autre. Une écriture tantôt spécifiquement web, multimédia et hyperliée, tantôt conventionnelle. Et une écriture multimédia plus « photo » que « audio », intégrant les images du monde plus que ses musiques ou ses bruits. Si l’enjeu est une certaine adéquation du texte et du monde, cette diversité pose donc la question des choix opérés par François Bon pour la réaliser. Certains de ceux-ci sont examinés dans la dernière partie du dossier par Pierre-Marie Héron, pour l’écriture audio, et Michel Collomb, pour l’image photographique. À lire aussi sur son site personnel le texte qu’Emmanuel Delabranche, architecte et photographe, a écrit spécialement pour le colloque de novembre 2013, en l’accompagnant de plusieurs de ses clichés : c’est ici. Arnaud Maïsetti quant à lui voit Tiers Livre comme un grand plateau de théâtre « où viennent des corps sans qu’ils aient besoin de corps vraiment, et des voix, et des morceaux épars de ciel et de ville », un théâtre, non pas coupé du réel, mais « où le monde s’engouffre, se trouve nommé, visible », lieu où se concentrent les expériences du monde, interceptées par « celui qui dit je à la surface de l’écran » : « la vie, les essais libres de la pensée, les colères, les notes brèves arrachées au monde et à la volée les images que le réel pose sur lui qu’ensuite le site arrache pour les déplacer, nous les rendre de nouveau visibles ». Tiers Livre est le lieu où François Bon se saisit du monde, son lieu de création.

Notes

[1] Tiers Livre, article 1996.

[2] En 2014 nous avons reçu Chloé Delaume : « S’écrire par-delà le papier : hybridation des formes et des supports dans l’œuvre autofictionnelle de Chloé Delaume », 5 novembre 2014, journée d’étude organisée par Annie Pibarot et  Florence Thérond. En novembre 2015 une journée sera consacrée aux « formes brèves sur internet », en présence de Jean-Louis Bailly, Jean-Yves Fréchette, Thierry Crouzet, et Olivier Hervy, manifestation organisée par Marie-Ève Thérenty et Florence Thérond.

[3] François Bon, « pas besoin de la notion d’œuvre », entretien avec Thierry Hesse, L’Animal, nº16, hiver 2003-2004. En ligne ici.

[4] Tiers Livre, article 3659.

[5] Ibid.

[6] Tiers Livre, « tunnel des écritures étranges | fin du culte des livres », article 3109.

[7] Tiers Livre, « tunnel des écritures étranges | si la littérature peut mordre encore », article 519.

[8] François Bon, Impatience, Paris, Éditions de Minuit, 1998.

[9] François Bon, « pas besoin de la notion d’œuvre », entretien avec Thierry Hesse, L’Animal, nº16, hiver 2003-2004. En ligne ici.




Les espaces du site : fbon et le réseau

Résumé

 

François Bon écrit dans Tiers Livre qu’en dehors d’avoir été « écrivain (dernier quart du XXe siècle) puis artiste transmedia (premier quart du XXIe siècle), [avoir] inventé, codé, rédigé & publié le site Tiers Livre » [il a] « laissé peu de renseignements sur lui-même » (article 356). Notre investigation porte sur ce site comme « espace(s) » ; des espaces et circulations en réseau qui permettent d’interroger la notion d’identité numérique, la manière dont ce site et ses ancêtres ont transformé – à partir de 1997 – François Bon « écrivain » en « fbon », « artiste transmédia », « écrivain 2.0 ». Lorsqu’il a créé son premier site en 1997, l’espace du livre devient un peu serré : l’écriture cherche à en sortir et à se trouver des espaces autres. Qu’en reste-t-il aujourd’hui ? Question ouverte comme la construction de notre contribution. Nous vous invitons à circuler à partir de notre ouverture en vous laissant guider par les hyperliens. Votre regard changera comme si vous tourniez autour d’un arbre, sa couronne, ses racines.


François Bon tells us that after being a writer (last quarter of the 20th century) and a transmedia artist (first quarter of the 21th century), after having invented, coded, written and published the website Tiers Livre, their will have been not much more other information left about him. Our research will consider this website as spaces and network circulations which enable us to question the concept of the digital identity, and wonder how this website and its ancestors had transformed, since 1997, François Bon from a “writer” into “fbon”, transmedia artist” and “writer 2.0”. When he was coding his first website in 1997, the space for literature was shrinking: writing had got to leave it for other spaces. What will be left today? It is an open question as is the construction of our contribution. Thus, we invite you to navigate from the departure by following our hyperlinks. Your perspective might change as if you turned around a tree, its crown, its roots.


On pourrait commencer par citer les bios rédigées par François Bon sur son site :

2 | très brève

François Bon, écrivain (dernier quart du XXe siècle) puis artiste transmedia (premier quart du XXIe siècle) a inventé, codé, rédigé & publié le site tierslivre.net.

3 | encore plus brève

A laissé peu de renseignements sur lui-même, sinon un site web [1].

Ceci afin de dire dès l’abord que notre objet sera le site comme « espace(s) » et que ces espaces, ces circulations en réseau permettent d’interroger la notion d’identité numérique, la manière dont le site a transformé – à partir de 1997 – François Bon, « écrivain » en « fbon », « artiste transmédia », « écrivain 2.0 ».

Lorsqu’il crée son site, en 1997, l’espace du livre devient un peu serré : l’écriture se cherche des espaces autres. Vingt ans après – pour parler comme Alexandre Dumas –, lorsqu’il rédige ces notices biographiques, ne resterait de l’œuvre et de l’auteur que le site et des traces disséminées dans le WWW.

Note

[1] François Bon, « La Feuille, on rappelle », en ligne ici. Consulté le 4 juin 2015.


Auteurs

Stéphane Bikialo est Maître de Conférences en Langue et Littérature françaises à l’université de Poitiers et directeur de la revue La Licorne. Il s’intéresse aux rapports entre langue et style dans la prose contemporaine, en particulier chez Claude Simon et Bernard Noël. Il travaille actuellement sur le rapport mots / choses, ainsi que sur les enjeux du rythme graphique (Lydie Salvayre, Leslie Kaplan, Jean-Charles Massera, etc.). Il vient de codiriger deux volumes sur l’imaginaire de la ponctuation du XIXe au XXIe siècle, dans les revues LINX et Littératures. Il prépare un ouvrage collectif sur l’œuvre de Lydie Salvayre chez Garnier. Un de ses derniers articles parus : « Genres de discours et réalité dans la fiction narrative contemporaine », dans Fictions narratives du XXIe siècle : approches stylistiques, rhétoriques, sémiotiques, C. Narjoux et C. Stolz (dir.), La Licorne, n° 114, décembre 2014.

Martin Rass est Maître de Conférences en civilisation allemande et nouvelles technologies à l’université de Poitiers. Il a travaillé sur l’imbrication des médias et du politique lors de l’avènement des mass media en Allemagne au début des années trente. Il travaille actuellement sur l’évolution de l’écoute, l’oreille, « cette sorte d’orifice le seul dans le champ de l’inconscient qui ne peut pas se fermer » (Lacan), à travers la réception d’œuvres artistiques dans un monde sensuellement pollué. Il a notamment publié sur ce sujet : « Existe-t-il une politique des corps sonores ? », Langue, musique, identité, Jeremy Price, Licia Bagini, Marlène Belly (dir.), Paris, Publibook, 2011, p. 119-134 et « Le bruit du passage du train – entendre Sebald », Europe, 91e année, n° 1009, mai 2013, p. 157-167. Cette recherche a trouvé un complément dans les nouveaux dispositifs de lecture (écrans mobiles), leur rapport au corps, « l’innervation des doigts » (Benjamin) et l’implication de la kinesthésie.

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Tiers Livre : entre auctorialité et architextualité, jeux d’écritures en régime numérique

Résumé


Le site Tiers Livre est analysé du point de vue de la sémiotique des écrits d’écran. L’étude permet de mettre en évidence les jeux de correspondance, d’échos et de tension qui caractérisent les relations entre écriture formelle et écriture culturelle dans le site. L’ethos d’auteur est en effet mis en texte dans Tiers Livre à travers une importance particulière accordée à la question des outils et dispositifs techniques de l’écriture en régime numérique, à travers les invites et engagements de l’auteur dans ses articles, et enfin à travers ses manières de faire les textes qu’il donne à lire, dans le rapport entretenu entre les formes prescrites par l’architexte et les modalités avec lesquelles il se les approprie et les travaille. Tiers Livre est ainsi appréhendé comme un espace de déploiement d’un ethos d’auteur humaniste renouvelé dans le contexte numérique.

In this paper, we analyse the website Tiers Livre through a semiotical point of view. We underline the correspondences, echos and tensions that caracterize the relationships between formal and cultural writings in this website. The way tools and technical devices are at the heart of the study of the author, the way François Bon adresses his public and commits in his blog lead us to describe the author’s ethos. The way his texts are written in his blog is analysed in depth as they reveal the tension between the architext and the way the author appropriates it. We consider Tiers Livre as a website in which the ethos of a humanistic author is renewed.

 


Texte intégral

Créé dès 1997, soit dans ce qui a constitué une première période de l’histoire d’Internet – bien avant l’ère des blogs et des outils facilitant la publication en ligne – le site personnel de François Bon a été l’un des premiers sites d’écrivains sur le web. En plus de quinze années d’existence, il a beaucoup évolué [1], s’est diversifié, s’est étendu en volume comme dans son projet. Espace multimédiatique, à la fois atelier, laboratoire, « web magazine » et journal, Tiers Livre constitue une expérience polygraphique singulière et unique. Comme dispositif pluriel d’écritures et de lectures, donnant à lire, à écouter, à regarder, Tiers Livre offre notamment une posture d’auteur engagé dans une réflexion profonde sur les mutations de l’écrit en régime numérique et sur les outils qui en composent le paysage – du moins est-ce là l’approche que nous développerons ici. Le site illustre pleinement l’idée d’une écriture littéraire qui bascule, d’une culture scripturaire qui, dans l’environnement numérique se construit à partir des formes anciennes et cherche parallèlement l’innovation formelle et esthétique. D’un point de vue sémiotique, Tiers Livre apparaît en effet comme un mélange de couches sédimentées, un feuilletage culturel de formes et de signes issus d’une part de l’histoire du livre et de l’écrit, et d’autre part de propositions qui auscultent toutes les formes en devenir, qui en sont l’avant-garde tout autant que des manifestations de la distanciation avec laquelle il convient, pour François Bon, de les envisager.

Nous aborderons ainsi le site en tant que matière textuelle à appréhender, par les frottements, les altérations et les échos qui en travaillent les formes, en proposant ici des hypothèses de lecture. Nous focaliserons d’abord notre attention sur la dimension performative du dispositif, en ce que ce dernier  illustre pleinement la réflexion d’un écrivain-éditeur in medias res, sur les mutations associées au numérique. Le site est un espace de mise en forme et de mise en scène de ces questionnements toujours repris à nouveaux frais, dans lequel François Bon place l’outil d’écriture au cœur de sa poétique et de son discours. Dans un second temps, nous analyserons la manière dont le site donne à voir un jeu d’écritures entre celles qui procèdent des outils techniques et des choix d’ingénierie informatique qui le soutiennent et  celles qui relèvent de l’ethos numérique d’un écrivain : le texte d’écran se donne à voir en effet, dans le site, comme un espace de danse formelle, de négociation entre les formes prévues par l’architexte et celles qui procèdent d’une marque « François Bon [2] ».

La textualité que le site de François Bon donne à appréhender d’un point de vue formel, logistique, sémiotique, communicationnel est ainsi pleinement nourrie d’une réflexion sur ce qui fait texte à l’heure des pratiques massives de publication en ligne, des outils d’écriture et de lecture industrialisés, et des jeux de tensions entre des cultures différentes qui affleurent dans les formes numériques du texte. S’affirme ainsi une pratique de la textualité plus que jamais incarnée, épaisse, ancrée dans l’idée d’une « matérialité au carré [3] » plutôt que dans celle – fondatrice néanmoins d’une idéologie de la communication prégnante et fortement circulante dans l’espace social, de « dématérialisation [4] ». En creux se forge également un ethos auctorial qui se construit dans le rapport au numérique, qui joue sur les différentes images que peuvent lui renvoyer les médias et qui forge, à travers un site dense, en perpétuel chantier, une image d’auteur en mouvement, en acte.

1. Le Tiers Livre comme dispositif performatif

1.1. Une pensée active de l’énonciation éditoriale

La réflexion que mène François Bon depuis des années sur les outils de l’écriture entre pleinement en résonance avec des travaux académiques qui, à la suite d’un Roger Chartier [5] ou d’un Donald Francis MacKenzie [6] – envers lesquels l’écrivain assume souvent sa dette – s’emploient à penser ce que les formes font au sens, ou encore ce que les outils et supports d’écriture et de lecture font à la textualité. Les écrits d’écran [7] et les médias informatisés sont à cet égard particulièrement prescripteurs dans la mesure où ils imposent des formes, des structures, des normes aux textes tout en en permettant l’apparition à l’écran. Concrètement, les logiciels de traitement de texte (Word, Open Office) sont des architextes [8], tout comme un dispositif d’écriture tel que Facebook, ou le système de gestion de contenu Spip  utilisé par François Bon dans Tiers Livre. À ce titre, ils  incarnent des figures définies et industrialisées du texte, de l’écriture et de la communication, dans leurs rapports avec la pensée, la parole, l’image, la mémoire [9].

Les exemples de la réflexivité de l’écrivain sur ses outils d’écriture sont multiples dans les textes présents sur Tiers livre. Dans Après le livre, François Bon évoque par exemple la tension qui existe entre la forme de texte encapsulée dans l’outil de traitement de texte, qui connote la page A4 et ses usages bureautiques, et la pratique d’écriture d’un auteur : «  Le déclic, ici, c’est qu’est déjà présent dans votre traitement de texte sa destination supposée, et qu’elle prend pour norme la page photocopiée, le document de bureau. Or ceci ne nous concerne plus, depuis longtemps [10] ». Tiers livre peut dès lors être appréhendé comme un espace dans lequel l’auteur tente de sortir des formes préformatées proposées par ces outils, de l’énonciation architextuelle qu’ils imposent, fondée sur une certaine idée de la communication écrite, et la naturalisant. Il s’agit pour lui de composer avec des outils dont il connaît les limites et les « pouvoirs exorbitants [11] » pour construire un environnement inédit : à la fois laboratoire, œuvre en devenir, refuge, atelier. Un espace d’écriture et de publication qui ne soit pas dépendant des formes standardisées, et moins encore des enjeux économiques et stratégiques liés aux outils informatiques :

Ne pas dépendre des autres, ou le moins possible : du jour au lendemain, il y a quelques mois, Google change le script de son moteur personnalisé de recherche par site, et le remplace par une version payante. Je m’en acquitte et maintiens l’outil, mais combien de sites ont liquidé à ce moment-là leur propre fonction recherche [12]  ?

François Bon a une conscience pleinement aiguisée quant aux multiples couches logicielles et architextuelles qui viennent composer, dans l’espace de son site, une énonciation éditoriale [13] polyphonique et ajouter à sa voix, celles d’autres acteurs aux forts pouvoirs symboliques et économiques.

1.2. Le numérique comme compétence nécessaire pour l’auteur

Dans cette perspective, François Bon milite régulièrement pour la maîtrise des outils d’écriture et de lecture, tout en reconnaissant le vertige numérique qui nous emporte et dont nous ne connaissons pas les développements futurs.  S’il proclame qu’il n’est pas un « épicier du web », en effet, il n’en demeure pas moins un artisan majeur qui observe son outil, le met à distance, tout autant qu’en creux de sa poétique sur le web.

D’abord, au coeur de ce vertige, il invite les auteurs à penser les outils, à s’approprier les formes et les formats qui en composent le paysage, sous peine d’être laissés de côté :

Un double mouvement : se saisir du « code », c’est assurer notre liberté d’auteur quant aux formes matérielles de ce qu’on écrit, donc oui, approprions-nous le vocabulaire des flux et formats comme les auteurs de la Renaissance se sont saisis de la page imprimée et de son vocabulaire, et de ce qu’elle changeait à l’idée même du livre. Et du même coup gardons écart : on ne s’érigera pas plus spécialiste de l’informatique qu’on ne l’est de l’histoire de l’écrit et du livre […] [14].

Cette invitation peut du reste parfois prendre une forme provocante, comme lorsqu’il brosse un portrait incisif des « écrivains imperturbables [15] » qui dénigrent Internet, et l’ensemble des outils informatisés avec lesquels eux-mêmes écrivent, mais qu’ils méprisent peu ou prou – la littérature se faisant nécessairement ailleurs, et autrement.

On le sait, François Bon proclame depuis de longues années, l’urgence pour les auteurs et artisans du web d’acquérir une compétence numérique [16], au sens où l’entend également Milad Doueihi   : pourquoi les écrivains en seraient-ils exclus sinon en référence à un imaginaire mythologique, obsolète et désincarné ? Toute la difficulté réside dans le fait qu’il faut disposer d’un minimum de savoir-faire et ne pas considérer que l’écrivain (« Hééécrivain », comme il l’écrit par ailleurs) se salit les mains à envisager les problématiques liées au référencement  de son site ou à s’astreindre à publier régulièrement sur ce média :

Combien d’auteurs nouvellement arrivés sur blog ou site se découragent faute de la masse critique suffisante, qu’on n’obtient – aurait dit Julien Gracq – qu’à l’ancienneté ? ou faute de disposer d’un minimum de savoir partagé sur la partie <head> de leurs pages, et ce qu’on doit y insérer pour un référencement transparent [17]  ?

L’outil technique et les langages informatiques, dans Tiers Livre, sont dès lors l’objet d’une poétique en creux qui rompt avec toute image de l’écrivain inspiré, sacralisé et détaché de toute matérialité : régler son instrument de travail, l’ordinateur, le traitement de texte est aussi nécessaire, pour François Bon, que pour le pianiste d’accorder son piano : « Et si le point de départ, c’était d’abord ce qui nous pousse à écrire ? Pour le musicien, sortir l’instrument de l’étui. Pour celui qui écrit : un logiciel, une machine [18]. » Ainsi peut-on lire, entre autres, une entrée intitulée « et vous, votre Mac, il carbure à quoi [19] ? » (16 août 2012 ) dans laquelle il  décrit, une par une, toutes les icônes qui composent son « bureau » à l’écran et l’usage qu’il fait de chacun de ces outils qui relèvent globalement de la multiplicité des gestes d’écriture et de lecture composant la « lettrure [20] » en régime numérique. Les commentaires des lecteurs font remonter des utilisations différentes, des compléments d’information et l’ensemble compose le portrait d’un auteur-artisan en prise avec le réel, qui ouvre son laboratoire tout autant que sa caisse à outils. En outre, Tiers Livre recèle de conseils techniques à l’adresse des divers profils de lecteurs du site que l’on suppose : chercheurs, auteurs, écrivains, artistes, métiers du livre, étudiants, etc. François Bon se pose ici encore en utilisateur réfléchi d’un ensemble d’outils d’écriture qui participent, en quelque sorte, dans l’environnement numérique de « l’accastillage du texte [21] » qu’évoquait Hubert Nyssen, à savoir tout le processus de toilettage, de mise en forme par lequel l’éditeur transforme le texte de l’auteur en livre. Car la particularité d’un dispositif comme Tiers Livre est aussi que le texte est déjà, sur le site, un objet spécifique, toiletté, éditorialisé par l’écrivain lui-même, fort de ses expériences d’éditeur – associées notamment à Publie.net.

Dès lors, les instruments d’écriture et de lecture que sont les architextes sont mis au centre du dispositif d’écriture et de publication lui-même, comme objets à améliorer, à penser, à mettre en perspective, mais aussi à incorporer dans l’oeuvre même, comme objets de poétique. Ouvrir le « capot » de l’ordinateur, de ses diverses couches informatiques et des logiciels qui interviennent dans l’activité d’un auteur, c’est aussi – et peut-être avant tout – mettre ces architextes et les discours marketing qui les accompagnent à distance : inviter les auteurs à maîtriser ces outils revient à désigner comme telles les stratégies des ingénieurs et commerciaux qui les construisent dans l’imaginaire social et à en formuler les enjeux politiques et idéologiques. D’autant que nombre d’outils d’écriture sont adressés d’un point de vue marketing explicitement aux écrivains en leur promettant une créativité renouvelée, en forgeant l’idée non plus d’un auteur-médium d’une inspiration extérieure, mais d’un médium-auteur, en somme d’une technologie garante d’inspiration [22]. On ne s’étonnera pas par conséquent que la photographie – au même titre que le contenu des articles sur Tiers Livre, en complément des romans de François Bon – vienne célébrer discrètement l’outil dans une série intitulée « Histoire de mes livres », et que le pied à coulisse de son père serve moins d’indicateur d’échelle que d’objet symbolique et biographique [23]. L’enjeu là est important dans la mesure où il contrebalance toute une tradition mythologique de l’écrivain pour lequel l’instrument d’écriture (plume, stylo, machine à écrire, ordinateur) peut éventuellement constituer un fétiche [24] quant au processus qu’il met en jeu, mais n’est pas l’adjuvant de l’inspiration.

Dans cette perspective, Tiers Livre est un dispositif performatif, un site porte voix et un atelier qui donne à voir l’écrivain outillé tout autant que l’écriture accastillée. François Bon y montre comment les outils prescrivent des formes spécifiques qu’il convient de maîtriser et qui sont d’autant plus prégnantes qu’elles sont peu ou prou invisibles et de surcroît naturalisées. Au cœur des processus d’industrialisation du texte qui caractérisent les médias informatisés et l’environnement numérique, c’est plus que jamais le portrait de l’écrivain comme artisan qu’il brosse. Mieux, la monstration et la mise à distance des outils devient dans cette approche une condition de l’auctorialité. S’affirme là, en tout état de cause, une posture d’auteur [25] forte, une identité auctoriale fondée sur l’exhibition et la mise à disposition des outils, l’ouverture de l’atelier et le rejet affirmé de l’image d’Epinal d’écrivain en chambre – il n’est que de songer aux multiples prises de position de l’auteur dans le champ éditorial, à son intense activité en ateliers d’écriture, à sa pratique de l’enseignement, etc.

Parallèlement à cette monstration de l’outil d’écriture sur Tiers Livre, il faut aborder à présent les modalités selon lesquelles l’écriture de l’outil architextuel est travaillée, de l’intérieur, par l’auteur. François Bon utilise en effet les formes propres à l’outil informatique pour composer des pages qui, visuellement et sémiotiquement se situent à la croisée de plusieurs cultures : celle héritée de l’imprimé, celle du livre et celle d’après le livre. Les pages de Tiers Livre donnent ainsi à voir une poétique formelle de l’outil numérique tout en affirmant une identité d’écrivain forte.

2. Le site comme jeu d’écritures ou le texte à la croisée des chemins

Le discours auctorial présent sur Tiers Livre assume, nous l’avons vu, une posture d’auteur qui défend la nécessité d’une compétence numérique pour les écrivains et de l’engagement plein dans un humanisme numérique. Qu’en est-il à présent de l’image du texte donné à lire : quelles formes, quels héritages se laissent saisir dans la matière textuelle ? L’écosystème visuel et graphique du site donne à voir nous semble-t-il en permanence une confrontation d’écritures variées : les formes textuelles issues de l’imprimé dansent avec les formes propres au numérique, tandis que les standards proposés par l’architexte sont soumis au travail de François Bon accastilleur. Tiers Livre constitue ainsi un texte d’écran polyphonique, complexe, feuilleté de diverses couches culturelles, dans lesquelles les énonciations et les écritures jouent, s’accordent ou rentrent en tension.

2.1. Jeu d’écritures entre le livre et son après, entre les cultures du texte

Spip est utilisé par de multiples internautes pour composer des pages web et offrir des contenus très divers. Cependant, une fois n’est pas coutume, l’architexte encapsule des formes qui correspondent à une certaine idée de la communication écrite et des pratiques de lecture des internautes. Où se situe dès lors la marque de l’écrivain dans ce type d’environnement logistique qui relève parfois trop du « moule à texte [26] », mais qui n’en demeure pas moins prégnante dans plusieurs des sites qu’il a créés ? N’y a-t-il pas en effet une forme commune perceptible à des sites comme Tiers Livre, Nerval.fr, Lovecraftmonument.com ?

2.1.1. Un site d’écrivain

S’il s’agit pour l’écrivain de s’emparer de ces outils d’écriture, de publication, de référencement et de visibilité pour défendre sa position et sa pratique littéraire dans un environnement complexe, on peut se demander dans quelle mesure l’approche d’un François Bon se distingue de celle d’ « auteurs » aux pratiques communicationnelles et médiatiques qui ne s’inscrivent pas nécessairement dans une visée esthétique ou littéraire. En d’autres termes, par rapport à une fonction-auteur dévoyée, généralisée à travers les blogs, les systèmes de gestion de contenu, et automatisée par les architextes eux-mêmes [27], qu’est-ce qui le signale, sur le plan sémiotique et visuel comme procédant d’un écrivain, dans l’énonciation éditoriale ? Étienne Candel et Gustavo Gomez-Mejia identifient deux marqueurs du livresque et de la littérature [28] sur le site : d’une part l’utilisation des italiques, qui renvoie à un usage de la langue que l’on peut qualifier de littéraire, reposant sur des « effets de sens » riches ; d’autre part le recours à une police à empattements pour le corps des articles (le Garamond notamment) qui s’inscrit dans les pratiques éditoriales classiques et lettrées. À l’inverse, on relèvera que la police sans serif (Museo Sans) utilisée notamment pour les titres, connote quant à elle davantage un environnement informatique et numérique. En creux de ces jeux typographiques s’affirme encore cette posture d’auteur assumant un héritage classique tout comme des engagements sans cesse renouvelés dans le contemporain de l’auteur et de ses fonctions.

À observer de près la mise en forme de chaque article, il convient d’évoquer deux indices supplémentaires qui concourent à le détacher discrètement et à le dégager de tout usage bureautique simplement trivial. En effet, le mince filet noir vertical qui sépare le texte des articles de la marge gauche (contenant des titres de rubriques) le signale comme espace textuel éditorialisé, renvoyant aux pratiques éditoriales d’organisation d’une maquette. Plus encore, il instaure une dynamique de lecture en relevant d’une forme de dispositio visuelle, pragmatique et procède des traditionnelles fonctions partitives et relatives du cadre [29]. Ensuite,  le fond d’écran de couleur légèrement rosée – en référence là encore aux pratiques éditoriales optimisant le contraste texte/caractères pour la lecture – manifeste une culture du texte, comme objet à accastiller pour le rendre lisible. En outre, cette couleur connote l’univers associé aux papiers nobles tels que ceux de la collection La Pléiade. Ces deux marqueurs créent ainsi un espace visuel de lecture qui renvoie à la page issue de l’histoire de l’imprimé tant la matérialité du texte ainsi mis en forme transfère « à l’écran […] la littérarité comme connotation [30] ». À travers cette mise en espace du texte, si discrète soit-elle, s’impose, une fois de plus l’énonciation éditoriale comme un élément majeur de l’énonciation auctoriale. On retrouve dans cette facture en définitive assez classique des articles qui composent le site une sobriété toute livresque, humaniste et littéraire, qui renvoie à l’épure du codex imprimé et à l’idée que le travail de l’écrivain se joue dans la page. Cette littérarité connotée à travers la mise en scène et la maquette de la  page-écran s’oppose à des formes plus tabulaires, plus fréquentes [31], et renvoyant davantage à des contenus informationnels et médiatiques.

2.1.2. L’hypertexte comme « grammaire narrative » pour l’écrivain

Pour autant, dès la page d’accueil se mêlent les cultures : celle-ci se donne apparemment à lire comme une maquette de presse, privilégiant les listes, organisée en rubriques et sous-rubriques et parcourue de bandes horizontales qui viennent scander la verticalité de la page et renforcer la sémiotique visuelle de l’organisation, sa raison graphique [32]. Or, à la scruter, on sent percer davantage la culture numérique et les pratiques qu’autorise l’hypertexte dans la mesure où celles-ci vont permettre à l’écrivain des associations, des rapprochements qui vont au-delà de la page perçue comme entité singulière. Cette écriture qui fonctionne comme chambre d’échos en creux de la page caractérise certaines pratiques d’écrivains, par opposition notamment aux usages massifs du blog comme simple dispositif éditorial d’empilement des articles [33]. Comme le rappelle Christian Vandendorpe :

Proust concevait son œuvre comme une cathédrale, soit un espace à trois dimensions où tous les éléments sont organiquement reliés et se répondent dans des symbolismes complexes. Fondamentalement, tout écrivain vise à créer dans l’esprit du lecteur un réseau – hypertextuel avant la lettre, où se répondent des dizaines, voire des milliers, d’éléments [34].

Ce réseau de correspondances constitutive de l’écriture littéraire trouve ainsi dans la technicité de l’hypertexte le moyen de favoriser des circulations inédites, voire de créer une littérature proprement numérique [35].

La matière même du contenu de la page d’accueil de Tiers Livre, les voies de traverse  ménagées déploient une organisation de l’hypertextualité, de la bifurcation, de la redondance aussi parfois. François Bon écrit à cet égard : « Pour qui fait d’un site Web son chantier principal d’écriture, la proposition de circulation qu’on y induit est un des éléments principaux de la grammaire narrative – et plus rien de linéaire comme dans l’ancienne « table des matières [36] ». La dimension tabulaire de la page d’accueil rentre ainsi en tension avec les chemins d’accès et de navigation prévus par l’auteur, sans cesse mouvants et réinventés. De fait, François Bon s’emploie à déjouer toute linéarité dans le processus de lecture :

Le site Web ne comporte pas en lui-même d’architecture, puisqu’à chaque moment on peut modifier son arborescence, réorganiser des rubriques, et qu’il ne se donne jamais en entier, n’ayant pas d’épaisseur. Il n’est lisible et il n’est forme qu’en tant que mouvement, circulation, navigation [37].

L’hypertexte devient donc l’outil d’une économie éditoriale et narrative qui conduit le lecteur à accepter de se perdre, non pas dans un dédale, mais dans un espace vivant qui favorise les échos en série et la sérendipité.

2.1.3. L’outil mis en abyme, la poétique de l’underscore et de la pipe

Si l’architexte organise et présuppose des formes spécifiques, l’identité visuelle des pages web créées par François Bon se singularise aussi par l’utilisation de certains signes typographiques dans des usages qui lui sont propres – même s’ils ont pu être repris ailleurs. En d’autres termes, l’énonciation auctoriale se laisse saisir, entre autres, à travers la formulation sémiotique des titres des articles qui font en effet intervenir deux types de signes que nous allons évoquer successivement.

D’abord, l’underscore, également appelé en typographie « tiret bas », est un caractère typographique introduit au départ sur les machines à écrire pour souligner les mots, en le plaçant par-dessus les caractères déjà tapés. Il est aussi souvent utilisé en informatique pour remplacer les espaces. Sur Tiers Livre, l’underscore est utilisé de plusieurs manières: il permet de relier les mots-clefs entre eux dans la liste de termes autorisant les recherches thématiques ; il est employé comme  puce  typographique pour identifier un titre d’article dans une liste d’éléments (voir doc. 1) ; il sert enfin à apparier, dans les sommaires, la vignette image avec le titre d’article afférent (voir doc. 2).

1

Doc. 1 – Utilisations de l’underscore et de la barre verticale sur les pages du Tiers Livre.

2

Doc. 2 – Poétique de la titraille, entre underscore et pipe.

Cette sémiotique de la titraille met ainsi en évidence les liens entretenus entre les éléments reliés (les mots-clefs entre eux, l’image et le titre), les rapports d’appartenance. Au sein d’un un site dense, foisonnant, vertigineux parfois, l’énonciation auctoriale réintroduit les jonctions et compose l’hypertexte pour que se donnent à voir, dès la page d’accueil, certains des jeux de correspondances aménagés par l’auteur. François Bon fait là encore la liaison entre des pratiques issues de l’imprimé – celles notamment d’un outil d’écriture associé au travail de l’écrivain, la machine à écrire – et les pratiques informatiques d’écriture, en perpétuelle innovation. Sur Tiers Livre, le tiret bas connote l’écriture numérique et la mise en relation, la circulation dans un texte feuilleté et vaste – celui du site dans toute sa complexité.

Ensuite, on peut relever l’utilisation de barres verticales pour séparer les grandes rubriques annoncées dans le coin gauche supérieur de la page d’accueil, mais aussi dans le libellé des titres des articles : la pipe reliant ainsi le fragment à la série à laquelle il appartient. Cette barre verticale, utilisée comme sur-rubrique, donc comme élément d’organisation visuelle et rhétorique de la page, renvoie également à l’écriture informatique et aux outils syntaxiques des développeurs.

Ces signes typographiques, détournés de leur fonction syntaxique dans le code informatique viennent habiter la page de l’auteur, hybridant des marqueurs forts de l’imprimé et d’autres modalités de textualisation. François Bon fait jouer ensemble les signes, les codes et les cultures auxquelles ils sont communément associés pour proposer un texte nourri de plusieurs écritures, un texte travaillé – de l’intérieur comme en surface – par des couches d’écriture et des médiations différentes, un texte fondamentalement dialogique. L’image du texte à l’écran livre ainsi une poétique polyphonie du signe typographique dans un jeu d’échos entre les imaginaires.

2.2. Jeux d’écritures entre l’architexte et la marque de l’écrivain

Comme outil de publication préformaté, tout architexte prescrit des formes graphiques, éditoriales, avec lesquelles l’auteur doit composer. Les pratiques les plus courantes des systèmes de gestion de contenus ne modifient guère les standards de l’architexte précisément parce que ces derniers permettent de publier des contenus assez simplement. Tiers Livre est un espace où cette négociation entre des formes prévues, standardisées et d’autres plus personnelles, se laisse saisir dans l’image du texte d’écran. De fait, ce jeu d’écritures apparaît aussi dans d’autres sites réalisés par François Bon (tels que Nerval.fr, Lovecraftunlimited, à travers une architecture similaire et éventuellement des usages typographiques communs), ou dans  des sites et collectifs proches de l’auteur tels que Remue.net, le site de l’écrivain Sébastien Rongier, etc. Cette tension entre prescription formelle de l’architexte et éditorialisation de l’auteur est particulièrement patente sur Tiers Livre à travers plusieurs éléments que nous allons envisager à présent.

2.2.1. Signature d’auteur vs signature d’article

Dans tout dispositif numérique de type CMS construit via des architextes, au bas de chaque article, on trouve généralement une mention systématique du nom ou du pseudonyme de l’auteur associé à une date de publication. Sur Tiers Livre, chaque « page » consacrée à un article est ainsi découpée, entre autres, en deux espaces distincts : celui du texte et celui dévolu à la signature. Située au dessous du texte, selon les protocoles rédactionnels classiques, le bloc signature vient clore l’article et se singulariser par sa mise en forme (un bloc à la typographie sans empattements, en italique, aligné sur la marge droite du texte), comme un élément du péritexte.

Dans une première formulation [38] de cet ensemble que forme la signature donc, sous chaque article du site, figuraient deux types d’énoncés complémentaires répartis sur quatre lignes qui illustraient bien cette mise en tension des écritures et des énonciations : la signature d’auteur et la signature d’article, la seconde intégrant la première (voir doc. 3).

Doc. 3 – Le bloc signature dans une première version.

La signature d’auteur, première ligne du bloc signature était exprimée ainsi: « écrit ou proposé par : _François Bon ». Ces deux parties de la mention étaient articulées par un tiret bas, qui précédait le nom « François Bon ».  Car « _ François Bon » n’est pas équivalent à « François Bon » : l’auteur du site est distingué de son identité civile, l’énonciation auctoriale ainsi séparée de toute autre forme de prise de parole. En d’autres termes, à travers ce choix de l’underscore dans la signature, c’est, en toute hypothèse, l’engagement de l’auteur comme responsable de son texte, comme construisant son ethos qui se donne à voir jusque dans le régime (typo)graphique. Le choix de ce signe cristallise l’ensemble d’une démarche originale, le tiret bas remplissant plusieurs fonctions. D’une part, il souligne le nom de l’auteur, au sens propre, comme dans les pratiques associées à la machine à écrire où le tiret bas était un caractère de soulignement. Par cette connotation d’insistance, cette saillance, il se donne comme signe d’autorité, au sens plein du terme. D’autre part, il lie le texte et son auteur : le tiret bas fait office de lien ici entre la fin de l’article et sa signature, l’un étant indissociable de l’autre. En somme, l’underscore attaché au nom sous la forme d’un préfixe exprime l’auctorialité en acte, et, corollairement, le travail de l’écrivain. Il connote dès lors l’espace de l’écriture, et il authentifie le texte – la signature envisagée en tant que preuve unique – comme relevant d’un travail d’écrivain.

Mais cette première formulation de la signature d’auteur a  désormais disparu, au profit d’une expression plus neutre, ou du moins dans laquelle tous les signes typographiques (les deux points, l’underscore) ont peu ou prou disparu : « écrit ou proposé par François Bon » (voir doc. 4).

4

Doc. 4 – La seconde version du bloc signature.

Toutefois, en soulignant que l’auteur de l’article peut être différent du propriétaire du site (« écrit ou proposé par »), François Bon inscrit sa pratique dans un collectif, dans un compagnonnage qui définit aussi son auctorialité par les antécédents auxquels il renvoie et par l’image d’auteur ainsi façonnée. Qu’il soit auteur ou non du texte donné à lire, François Bon assume ici soit une énonciation auctoriale, soit une énonciation éditoriale, soit un composite formé de ces deux aspects, qui ne font que renforcer son ethos et son autorité sur le plan textuel et symbolique.

Notons également que dans cette seconde version, le bloc signature est resserré sur trois lignes. Le travail formel ainsi accompli sur la signature accrédite toutefois l’hypothèse que l’ethos de l’auteur est bien en jeu ici, dans cette réécriture de la signature qui se donne à présent dans une sobriété qui, par l’histoire formelle qui la précède, n’en est pas moins nourrie et n’en exprime pas moins une posture forte. Mieux, comme acte performatif [39], la signature présente au bas de chaque article réaffirme la posture d’auctorialité de François Bon, par-delà les paramétrages techniques automatiques de l’architexte. Car dans cette seconde version, la formule d’auctorialité est associée aux formes et normes juridiques de la mise en circulation du texte par la liaison établie, à travers le tiret bas qui les relie, avec la licence Creative Commons à laquelle l’auteur rattache ses contenus (BY-NC-SA).

La suite de la signature d’article met également en valeur les composantes particulières de la rédaction et de la publication en régime numérique. Elle insiste d’abord sur la temporalité spécifique de l’écriture et de la publication en ligne dans la mesure où le contenu initial est éventuellement assorti par la suite d’ajouts eux-mêmes datés rappelant que le texte numérique d’écrivain se caractérise par son empilement éditorial et chronologique (une note est ajoutée au-dessus de l’article originel et se signale sur le plan sémiotique comme dépendante, comme fragment ajouté a posteriori). La dernière ligne de ce bloc signature met quant à lui l’accent sur le processus de lecture dans lequel s’inscrit toute écriture en ligne et, au-delà, toute lettrure [40]. En effet, la phrase « merci aux 401 visiteurs qui ont consacré 1 minute au moins à cette page » renvoie l’écriture-lecture à un processus fondamentalement vivant et social, mais aussi symbolique. L’auteur remercie ses lecteurs, comme pour rappeler que toute activité d’écriture porte en elle un pacte intrinsèque, un programme de lecture, une interpellation du lecteur à venir. En contexte numérique aussi, le lecteur désire [41] l’auteur d’un texte, lequel, par cette mention inscrit explicitement son activité sous le signe de l’échange. Mais le web est aussi un environnement dans lequel l’auteur connaît mieux les pratiques de lecture de ses lecteurs – fussent-ils des « visiteurs » – que dans le monde de l’imprimé, du moins sur le plan statistique, dans la mesure où il sait quelles pages sont consultées, en combien de temps, etc. La précision relative à la durée minimale de lecture (« au moins une minute ») se situe précisément à rebours d’un imaginaire marketing et commercial de la navigation sur le web qui privilégie la captation immédiate, les taux de clics et de conversion. L’écriture-lecture proposée par François Bon avec Tiers Livre ne procède pas de cette approche et la lettrure se rapporte davantage à une perspective humaniste qu’à une logique métrique. Du reste, le bouton figurant au-dessous du bloc signature et relayant son activité sur Twitter par la mention « suivre @fbon » et l’espace dédié aux messages des lecteurs confirment l’idée que l’auteur agit bien « selon une expectative sociale, une économie entretenue conjointement par l’auteur et ses lecteurs [42]». En d’autres termes, si le processus d’auctorialité est inscrit en creux de la page et réaffirmé à travers les différents signes que nous venons d’évoquer, François Bon souligne également l’économie scripturaire [43] dans laquelle il situe sa démarche à travers Tiers Livre et par conséquent la distribution des rôles dans le cadre du processus de constitution du texte. Sous les formes s’ancrent en effet les énonciations, les interactions et les postures.

2.2.2. Les marques de l’intervention de l’auteur dans l’architexte

D’autres pratiques d’intervention de l’auteur sont observables, notamment dans la marge droite de l’écran (voir doc. 5), qui peut être appréhendée comme un espace textuel de maillage entre l’énonciation proprement auctoriale et l’énonciation plus largement éditoriale et architextuelle. Se donne à lire, particulièrement, dans cet espace marginal, un concentré de la dialectique – ou de la tension – existant entre une logique d’écriture culturelle et une logique d’écriture formelle [44], qui se traduit à la surface de l’écran par un « mixage » ou une hybridation décuplée entre ces deux univers.

Oriane Deseilligny_TiersLivre_Illustration 5bis

Doc. 5 – La marge à droite de l’article, partie supérieure.

Cette marge droite est composée de quatre espaces formels renvoyant à quatre rubriques caractéristiques des architextes, et singulièrement des blogs. De haut en bas, on peut identifier d’abord un espace dédié aux « articles les plus récents », selon une formule linguistique figée dans les CMS, à laquelle succèdent une rubrique listant les commentaires des lecteurs puis une liste de mots-clefs et enfin les icônes des marques propriétaires, signes-passeurs activant l’insertion dans des réseaux sociotechniques notamment (Twitter, google +, Facebook, etc.).

Dans cette verticalité de l’espace marginal, se donne à voir un jeu d’écritures entre le rubricage prévu par l’architexte dans des formes standardisées – qui incluent également les « petites formes [45]» qui composent la grammaire des dispositifs d’éditorialisation – et l’empreinte de l’auteur François Bon dans la dénomination des espaces et leur saillance à l’écran. L’auteur y intervient pour signaler visuellement et sémiotiquement la nouveauté et le travail de l’énonciation auctoriale dans l’écriture formelle et informatique. L’architexte est travaillé par l’auteur, médiateur de son propre travail sur le web, qui ajoute à l’énonciation architextuelle sa marque en réglant les paramètres d’affichage et en dénommant les contenus à sa façon. Si la rubrique supérieure « les plus récents » s’inscrit dans un libellé très standardisé, celle renvoyant aux commentaires des lecteurs est plus originale dans sa mise en œuvre [46]. En l’intitulant « vous participez », François Bon s’inscrit peu ou prou dans une autre culture – sinon une idéologie, celle de la « participation », du « participativisme [47] ». Elle a trait aussi plus spécifiquement aux modalités d’échange entre l’écrivain et ses lecteurs, à une forme de délégation d’énonciation et au régime d’abonnement payant par lequel certains lecteurs accèdent à des contenus supplémentaires [48]. Enchâssée entre les articles de l’auteur et les mots-clefs favorisant la circulation dans les contenus du site, cette rubrique marginale donne la voix aux lecteurs, accueille leur énonciation dans un jeu d’encadrement éditorial – puisque c’est toujours l’espace auctorial qui recueille la parole du lecteur. Dans ces conditions, l’énonciation lectorielle telle qu’elle est encadrée par l’auctorialité relève de ce régime d’auctorialité spécifique que met en œuvre François Bon dans le Tiers Livre.

Signalons ensuite une dernière réécriture des petites formes prévues par les dispositifs architextuels : les icônes des marques propriétaires qui invitent à le « suivre » sur les différents logiciels de réseaux sociaux (tumblr, Del.icio.us, Linkedin, Twitter, Wikio, etc) sont passées au filtre de l’auteur: elles sont rendues opaques, de taille minimale pour être reconnues mais pour ne pas non plus prendre le pas sur le texte d’auteur, sur l’oeuvre. Leur visibilité est paramétrée, elle affleure à la surface du texte comme pour suggérer qu’elles n’en sont pas constitutives, qu’elles relèvent de cette écriture formelle évoquée par Jean Davallon, de ces formes nomades normalisées et industrialisées [49] convoquées de site en site qui sont mises en texte dans l’espace d’un écran.

Il y aurait assurément d’autres éléments attestant du travail sur l’architexte réalisé par l’auteur ; nombre d’entre eux interviennent sans doute dans l’écriture même des pages et du code, en amont de ce qui se laisse appréhender sur la surface de l’écran. Mais pour finir, focalisons-nous sur les éléments textuels qui instancient la « grammaire narrative » évoquée précédemment par François Bon. Ce dernier organise la circulation des lecteurs en rupture avec les formes classiques de navigation – du moins celles présentes dans de nombreux sites (menus déroulants, onglets, etc.). Il privilégie en effet le voisinage des articles et la circulation thématique via les index et les mots-clefs en s’adressant dans une première version directement aux lecteurs : « Suivez les mots-clefs ! ».  Mais surtout, il introduit un surcroît de sérendipité dans le mode de navigation dans son site avec la mention « Au petit bonheur des mots-clefs » (voir doc. 6).

Oriane Deseilligny_TiersLivre_Illustration 6

Doc. 6 – La marge à droite de l’article, partie inférieure.

Si la pratique d’Internet est déjà gouvernée par le fait de trouver quelque chose qu’on ne cherche pas, François Bon joue avec cette modalité dans la grammaire qu’il installe sur le site. Il programme du « hasard » pour la circulation du lecteur, il en fait même un sens de lecture pour un lecteur, une valeur constitutive de son image d’auteur.

Conclusion

Tiers livre illustre bien la rencontre entre des formes issues des architextes, obéissant à des « traitements purement logistiques et logiques [50] » et des formes « sociales et signifiantes ». Par ses évolutions incessantes, le site donne à voir les processus que sont avant tout ces écritures – leur dimension évolutive, les altérations, reprises et hybridations qui en caractérisent la circulation dans l’espace social. Dans la dialectique entre écriture formelle et écriture culturelle qui se joue sur le terrain du texte numérique, un auteur comme François Bon, qui prend en charge une partie de la dimension éditoriale et interroge les formes de l’intérieur, forge de fait un ethos d’auteur riche et complexe. François Bon assume une mise en œuvre d’un certain régime d’auctorialité – un humanisme renouvelé – dans un environnement technique caractérisé par « l’allongement des médiations [51] », c’est-à-dire la complexification de l’intrication et de la négociation permanente entre les différents acteurs de la textualité numérique, leurs pratiques, leurs logiques et leurs cultures. Ses manières de faire le texte numérique sont mises en discours et incarnées sur Tiers Livre dans une matérialité numérique feuilletée. Au pouvoir des formats et des prescripteurs informatiques, à leur apparente immédiateté, François Bon répond par une mise en lisibilité de leur naturalisation : il invite à se saisir des outils pour mieux les textualiser aussi avec leurs propres pratiques auctoriales. A côté des textes signés donnés à lire sur le site, son œuvre d’auteur se poursuit donc par l’utilisation de formes circulantes, triviales [52], stéréotypées réécrites à l’aune de ses engagements d’auteur, d’éditeur et de citoyen en contexte numérique.

Notes

[1] Voir l’article de Stéphane Bikialo et Martin Rass « Les espaces du site : fbon et le réseau » dans ce dossier.

[2] Nous renvoyons ici aux journées d’étude organisées par le GRIPIC (université Paris Sorbonne) et le RIRRA 21 (université Montpellier 3), les 14 juin et 12 septembre 2013 et intitulées « L’écrivain comme marque ».

[3] Yves Jeanneret, Y a-t-il (vraiment) des technologies de l’information et de la communication ?, Presses du Septentrion, 2000, p. 161.

[4] Sur la critique de la notion de dématérialisation, voir notamment Pascal Robert, « Critique de la dématérialisation », Communication & langages, 2004, nº 140, p. 55-68.

[5] François Bon, Après le livre, Éditions du Seuil, 2011, p. 13.

[6] Daniel Francis McKenzie, La Bibliographie et la sociologie des textes, préface de Roger Chartier, éditions du Cercle de la Librairie, 1991.

[7] Emmanuël Souchier, Yves Jeanneret, Joëlle Le Marec (dir)., Lire, écrire, récrire, Objets, signes et pratiques des médias informatisés, Éditions de la Bibliothèque Publique d’Information, « Études et recherche », 2003.

[8] Ibid.

[9] Emmanuël Souchier & Yves Jeanneret, « L’énonciation éditoriale dans les écrits d’écran », Communication & langages, nº145, 2005, p. 3-15.

[10] François Bon, op.cit., p. 20.

[11] Valérie Jeanne Perrier, « Des outils d’écriture aux pouvoirs exorbitants ? », Réseaux, vol. 3, n° 137, 2006, p. 97-131

[12] Tiers Livre, « Digression. Ce que serait le site d’une seule histoire. », article 3749.

[13] Emmanuël Souchier, « L’image du texte. Pour une théorie de l’énonciation éditoriale », Les Cahiers de médiologie, nº 6, 1998, p. 137-145 ; « Formes et pouvoirs de l’énonciation éditoriale », Communication & langages, nº 154, septembre 2007, p. 23-38.

[14] François Bon, Après le livre, op.cit., p. 13

[15] Id., p. 219.

[16] Milad Doueihi, Pour un humanisme numérique, Seuil, 2011.

[17] Tiers Livre, « Digression », art. cit., article 3749.

[18] François Bon, Après le livre, op. cit., p. 17.

[19] Tiers Livre, « et vous, votre Mac, il carbure à quoi ? », article 3052.

[20] Emmanuël Souchier, « La “lettrure” à l’écran. Lire & écrire au regard des médias informatisés », Communication & langages, nº 174, décembre 2012, p. 85-108.

[21] Hubert Nyssen, Du texte au livre, les avatars du sens, Nathan, 1993.

[22] Oriane Deseilligny & Caroline Angé, « L’écriture inspirée des homo viator contemporains », Communication & langages, nº174, décembre 2012, p. 45.

[23] Tiers Livre, « Histoire de mes livres, le sommaire », article 3688.

[24] Claire Bustarret, « Les Instruments d’écriture, de l’indice au symbole », Genesis, nº 10, 1996, p. 175-191.

[25] Jérôme Meizoz, « Ce que l’on fait dire au silence : posture, ethos, image d’auteur », Argumentation et analyse du discours, nº3, 2009, consulté le 29 septembre 2014. En ligne ici.

[26] Valérie Jeanne Perrier, art.cit.

[27] Nous renvoyons là notamment à l’idée de médium-auteur évoquée précédemment.

[28] Étienne Candel & Gustavo Gomez Mejia, « Écrire l’auteur : la pratique éditoriale comme construction socioculturelle de la littérarité des textes sur le Web », dans L’Auteur en réseau, les réseaux de l’auteur, Oriane  Deseilligny & Sylvie Ducas (dir.), Presses universitaires de Paris Ouest, « Orbis litterarum », 2013, p. 49-71.

[29] Annette Beguin-Verbrugge, Images en texte, images du texte. Dispositifs graphiques et communication écrite, Presses universitaires du Septentrion, « Information-communication », 2006.

[30] Id., p. 54.

[31] En cela, le site de François Bon évoque celui d’un autre écrivain, poète, Jean-Michel Maulpoix, qui a cherché à retrouver la sobriété du livre, en creux même de l’écran et de ses formes spécifiques (ici). Pour une première approche de ce site, voir : Oriane Deseilligny, « Maulpoix.net : dans l’intimité de l’écriture poétique », Genesis [En ligne], vol. 32, 2011. Mis en ligne le 24 juillet 2012, consulté le 07 octobre 2014. En ligne ici.

[32] Jack Goody, La Raison graphique. La domestication de la pensée sauvage, Éditions de Minuit, 1979.

[33] Voir l’article de Sébastien Rongier sur Tiers Livre, dans lequel il montre comment François Bon susbtitue la logique de l’arborescence à celle de l’empilement sur son site.

[34] Christian Vandendorpe, Du papyrus à l’hypertexte, Paris, La Découverte, 1999, p. 46.

[35] Jean Clément, « L’hypertexte de fiction, naissance d’un nouveau genre ? », dans Littérature et informatique : la littérature générée par ordinateur, Alain Vuillemin & Michel Lenoble (dir.), Artois Presses Université, Arras, 1995. En ligne ici.

[36] François Bon, op. cit., p. 265.

[37] Ibid.

[38] Il faut préciser que le protocole de signature d’article a évolué depuis que s’est tenu le colloque, en présence de l’auteur, en novembre 2013. Les remarques et hypothèses que nous avions formulées alors quant à une première disposition de ce que l’on peut appeler le « bloc » signature, dédoublée, ont sans doute été entendues par François Bon qui a revu le protocole global depuis. Il nous semble intéressant d’évoquer les modifications formelles apportées à la signature pour comprendre quels en sont les enjeux sur le plan de l’auctorialité. Nous proposons donc un ensemble d’hypothèses d’interprétations dans les lignes suivantes.

[39] Béatrice Fraenkel, « La signature : du signe à l’acte », Sociétés & Représentations, 2008/1 nº 25, p. 13-23.

[40] Emmanuël Souchier, « La « “lettrure” à l’écran. Lire & écrire au regard des médias informatisés », art.cit.

[41] Roland Barthes, Le Plaisir du texte, Seuil, 1973, p. 45-46.

[42] Étienne Candel, Gustavo Gomez Mejia, art. cit., p. 57.

[43] L’économie scripturaire renvoie ici à sa formalisation par Michel de Certeau dans L’Invention du quotidien. Arts de faire,  Gallimard, 1990, p. 1995 et suiv.

[44] Jean Davallon, « Conclusion », dans L’Économie des écritures sur le web, Jean Davallon (dir.), vol.1, Traces d’usages dans un corpus de sites de tourisme, Hermès/Lavoisier, 2012, p. 243-269.

[45] Étienne Candel, Valérie Jeanne-Perrier, Emmanuël Souchier, « Petites formes, grands desseins : d’une grammaire des énoncés éditoriaux à la standardisation des écritures », L’Économie des écritures sur le web. Vol.1, Traces d’usages dans un corpus de sites de tourisme, op.cit., p. 165-202.

[46] Notons du reste que les commentaires ne sont pas étiquetés comme tels, ce qui les réduirait à la glose d’un texte premier, mais sont explicitement désignés comme des « messages », le cas échéant, au dessous des articles. La dénomination là encore met l’accent sur le geste éditorial et auctorial qui préside à la rédaction d’un message et lui donne du sens en soi.

[47] Marie Desprès-Lonnet, Dominique Cotte, « La médiation en question(s) : de l’empilement au collapsus », L’économie des écritures sur le web, op. cit., p. 116.

[48] Notons que par leur abonnement, les lecteurs accèdent à l’espace « WIP », qui contient des ressources, dossiers et contenus inédits.

[49] Étienne Candel, Valérie Jeanne-Perrier, Emmanuël Souchier, « Petites formes, grands desseins : d’une grammaire des énoncés éditoriaux à la standardisation des écritures », art. cit.

[50] Yves Jeanneret, Critique de la trivialité, op. cit., p. 421.

[51] Jean Davallon, « Conclusion », dans Jean Davallon (dir.), L’Économie des écritures sur le web. Vol.1, Traces d’usages dans un corpus de sites de tourisme, art.cit.

[52] Nous renvoyons ici aux travaux d’Yves Jeanneret sur la trivialité des formes culturelles : Penser la trivialité. Volume 1: La vie triviale des êtres culturels, Éd. Hermès-Lavoisier, « Communication, médiation et construits sociaux », 2008 ; Critique de la trivialité. Les médiations de la communication, enjeu de pouvoir, éditions Non standard, « SIC Recherches en sciences de l’information et de la communication », 2014.

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Auteur 

Oriane Deseilligny est maître de conférences en Sciences de l’Information et de la Communication à l’IUT de Villetaneuse (université Paris Nord) depuis 2008. Après sa thèse consacrée à l’écriture de soi sur le web (2006), elle s’est intéressée aux blogs de voyage, aux skyblogs, et étudie plus largement, au sein du GRIPIC (Celsa – université Paris-Sorbonne), les métamorphoses des pratiques d’écriture ordinaires (blogs, recommandations, commentaires…) et littéraires en contexte numérique. À cet égard, elle a co-dirigé avec Sylvie Ducas la publication d’un ouvrage consacré aux recompositions de la figure de l’auteur et de l’écrivain sur Internet : L’Auteur en réseau, les réseaux de l’auteur, Presses universitaires de Paris Ouest, 2013. Ses derniers travaux portent sur les modalités de la présence sur le web d’écrivains français.

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L’ouverture sans fin : usages de la photographie dans Tiers Livre

Résumé


Tiers Livre est un organe de création interactive en constante évolution grâce à la conjonction des principaux vecteurs d’expression numérique : le texte et l’image photographique. Une réflexion liminaire tente de préciser les différences entre le mode de visionnement d’un texte (déroulement vertical et progressif) et celui d’une photographie (ouverture immédiate, exploration). Je repère ensuite les emplacements où des photographies entrent en jeu : « petit journal image » (aujourd’hui « #journal (depuis 2007) »), « fictions dans un paysage » et « arts & photo ». Elles sont souvent l’œuvre de François Bon et documentent son activité, mais son site accueille aussi de nombreux photographes. Ce que j’appelle « syntaxe » décrit deux principes d’association entre photos et textes : la photo-document et la photo-déclic pour l’imagination. Je range sous le terme de « pragmatique », tout ce que François Bon aime transmettre sur l’histoire et les progrès les plus récents de l’appareillage photographique. Toute création sur la toile passe par cette négociation exploratoire entre le projet artistique et le matériel technique disponible. Une entreprise aussi durable que Tiers livre, la richesse des échanges qu’il rend possible montrent qu’il a un sens pour notre époque. Les photographies choisies contribuent à cette « sémantique » discrète : elles associent paradoxalement la symbolique du réseau, du quadrillage, de l’enchevêtrement, de la dislocation avec la représentation de paysages infinis, de ciels grands ouverts, d’espaces humiliés, mais en attente d’un sens.

How extensively does François Bon welcome photography on his experimental website Tiers Livre ? After paying attention to the particular way of reading photographs on a computer screen, I explore in this paper the three main locations where photographs appear, « petit journal image » (now « #journal (depuis 2007) »), « fictions dans un paysage » and « arts & photo ». Under the heading « Syntaxe », I look at the uses those photographs are put to, either as illustrations for a text, or as starting points for verbal inventions. Under the term « Pragmatique », I consider all the manifestations of François Bon’s concern about cameras and other kinds of photographical equipment. What is the artistic purpose of assembling creative writing and new trends of photography ? I assume that François Bon aims at accelerating, thanks to the interactive spread of his website, the overstepping of traditional barriers in the field of human communication and at making to-day’s reality as genuinely open as to-day’s technologies will allow.

 


Texte intégral

Dans Tiers Livre, les photographies participent à une entreprise d’expression globale et interactive de l’expérience vécue. Elles viennent de sources diverses : souvent prises par François Bon lui-même au cours de ses déplacements ou extraites au hasard de ses archives ; ou apportées par les internautes et accompagnant leurs commentaires. La plupart sont des photos modestes, telles que quiconque pourrait en faire pour peu qu’il soit curieux de la réalité et capable d’observation. François Bon ne cache pas sa tendresse pour les photos vite faites, prises à l’arrachée avec des appareils de rien du tout. Il est vrai que dans Tiers Livre, ces clichés ne sont pas là pour eux-mêmes, mais doivent composer avec les textes et même, parfois, avec des vidéos. Si nombreuses qu’elles soient sur le site, les photographies ne sont que la composante spatiale d’un chantier qui, selon l’écrivain, vise d’abord à saisir la vie par tous les bouts, à montrer le cadre contemporain dans tout ce qu’il offre de perceptible [1].

Je ne prétends pas avoir parcouru la totalité des 3520 pages de Tiers Livre ; les remarques qui suivent s’appuient sur des images et des textes rencontrés au hasard d’une navigation libre, mais discontinue et trop brève. En tentant de classer mes observations, je me suis aperçu qu’elles pourraient se ranger sous quelques catégories linguistiques, un héritage structuraliste un peu démodé, mais pratique. Je parlerai donc de syntaxe, de pragmatique et de sémantique.

1. Syntaxe 

Dans Tiers Livre, comme dans tout blog, chaque écran se présente comme un assemblage plus ou moins complexe de textes, disposés sur deux dimensions comme la page d’un livre (certaines consignes de François Bon au visiteur invitent à cette comparaison avec la lecture d’un livre : « suivez les mots-clés ! »). Il n’a plus à tourner la page, mais l’ordinateur – ou la tablette – lui permet de faire glisser les textes vers le bas ou vers le haut (« retour haut de page »), d’en grossir ou d’en diminuer le format, toutes ces opérations restant en deux  dimensions.

Les photos, qui suivent le texte ou viennent s’incruster en lui, imposent un autre régime de lecture : elles arrêtent le regard en un point précis, un ici repérable dans le défilement des pages et sont en même temps un seuil qui donne accès à un autre mode de lecture : en cliquant dessus, le visiteur les déplie, les étale sur l’écran dans leur immédiate totalité sémiologique, puis, les ayant contemplées, les replie, les éteint comme s’il s’agissait d’un document annexe, mis à la disposition facultative du regardeur. Ouvrir une photographie revient à ouvrir une troisième dimension dans le blog, à la faire surgir de l’arrière-plan du texte vers une exhibition phénoménale complète et immédiate. Ce régime de l’apparition est propre à la photographie. Il contraste avec le régime de lecture des textes, toujours contraint de suivre la succession et la bi-dimensionnalité du discours. Espaces en creux dans le plan des textes, les photos sont comparables à des fenêtres qui non seulement s’ouvrent et se ferment, mais aussi, comme elles, posent un horizon, ouvrent un point de vue et, dès lors, sous-entendent un sujet : « Vu de la fenêtre. C’est chez nous, on y dort. Chacun défini par la fraction du monde qui lui est donnée à voir, par sa fenêtre de cuisine ou de chambre. »

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Doc. 1 ‒ Tiers Livre, « photo | Hoboken plan fixe : Jérôme Schlomoff », 14 (article 326).

Dans Tiers Livre, les photographies répondent à deux usages principaux : tantôt elles inspirent un texte, le motivent et servent d’amorce visuelle à son expansion ; tantôt elles l’illustrent, le complètent ou en commentent les étapes successives. Il est exceptionnel qu’elles soient montrées pour elles-mêmes, pour leur seule force ou beauté. Même lorsqu’elles sont très belles, rien ne permet de dire que leur insertion est due à leur qualité esthétique. On voit ici combien l’intersémiotique effective rendue possible par l’ordinateur constitue une avancée par rapport à l’utilisation très timide que les écrivains ont fait de la photographie, quand bien même cette utilisation obéissait à un principe d’homologie poétique, comme dans Nadja d’André Breton, ou visait à offrir un précieux contrepoint narratif, comme, chez M-G Sebald, les photos-souvenirs qui redoublent le récit familial de son roman Les Émigrants [2]. En ce sens, Tiers Livre, avec sa documentation déjà si variée, est un laboratoire prêt à l’emploi pour qui voudrait élaborer et tester une intersémiotique texte-image du monde contemporain.

On trouve des photographies associées à des textes dans des secteurs bien différenciés du blog : on repère aisément le « petit journal image » (aujourd’hui « #journal (depuis 2007) »), exercice d’improvisation à partir ou à propos d’un cliché photographique, et la série des « fictions dans un paysage ». Le « petit journal image » est un ramassis au jour le jour, mené au hasard des activités de l’écrivain et selon son bon plaisir, une collecte de traces imagées. Une note visuelle, un texte : c’est juste assez pour sauver quelque chose dans le flux du vivant. On est dans le quotidien, le tout-venant, le prosaïque, mais François Bon a l’œil du sociologue. Il sait repérer ce qui est sur le point de s’effacer, les formes nouvelles d’habitus, tout ce qui, selon Baudelaire, constituait le répertoire de la modernité. Sans que l’intention soit explicite, il s’agit bien de documenter l’époque : la série sur la brocante de Vouvray en est un bon exemple.

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Doc. 2 ‒  Tiers Livre, « petit journal image | la brocante de Vouvray en 80 images » [aujourd’hui dans la série « écrans mémoire  »], en ligne ici. Images 59, 60, 75, 76.

Si le « petit journal » s’apparente à une chronique, la série des « fictions dans un paysage » a manifestement une visée plus littéraire : dans chacune, la photographie installe un espace dont le texte tente d’exploiter toute la réserve d’imaginaire.

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Doc. 3 ‒  Tiers Livre,  « fiction dans un paysage | souvenirs du temps que j’étais mort », en ligne ici.

Le troisième lieu où apparaissent des photographies est la rubrique « photo » de la série intitulée « arts & photo ». Elle regroupe des textes que François Bon a consacrés à des photographies et à des photographes : on y trouve, par exemple, un article sur Zola photographe, le commentaire d’une photo de Robert Frank, une présentation des photographies de Marc Deneyer, une réflexion sur les paysages urbains de Marc Gibert, un hommage aux portraits de Marc Pataut et quelques autres coups de chapeau à des amis photographes. Dans ce secteur de blog, les photos délaissent le vécu ou le travail de création, qui constitue le principe de Tiers Livre pour revêtir pleinement le statut d’œuvre d’art et être reconnues comme telles par l’écrivain.

2. Pragmatique 

Je range dans la pragmatique tous les aspects techniques, processus et appareillages au moyen desquels s’opère la production du sens. François Bon n’oublie jamais que la photographie est un art « moyen » c’est-à-dire, comme la décrivait Pierre Bourdieu [3], une pratique commune, servie par une technique que ses progrès ont toujours visé à la rendre accessible au plus grand nombre. Cela l’amène à s’intéresser autant à l’appareillage du photographe qu’aux clichés qu’il en tire. Chaque appareil induit un certain langage photographique ; selon l’objectif choisi, ce sera tel ou tel aspect du réel qui sera mis en valeur. Adepte addictif du shooting, François Bon garde la mémoire de ses appareils successifs, depuis son premier Brownie-Kodak jusqu’au tout récent Canon numérique qu’il s’est offert à la FNAC Digitale. Malgré leur qualité modeste, les résultats qu’il a obtenus avec de simples « jetables » suscitent chez lui la même émotion dévote que chez d’autres aventuriers de la photographie comme Bernard Plossu, qui aurait certainement sa place dans la série des « fictions dans un paysage [4] ». Ce qui le frappe dans la révélation récente de l’œuvre photographique de Zola, c’est la passion du romancier pour les progrès rapides des appareils de l’époque (voir « Zola photographe » : « Dans la “vente des biens mobiliers” de Zola… »).

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Doc. 4 ‒  Tiers Livre,  « photo | Zola photographe », photo légendée : « et si Zola n’était pas mort aussi bêtement, aurait-il écrit enfin sur la photographie et son nouveau Kodak ? ». En ligne ici.

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Doc. 5 ‒  Tiers Livre,  « photo | Zola photographe », matériel de Zola. En ligne ici.

François Bon admire que le grand romancier n’ait pas dédaigné de se photographier en train de photographier, prouvant ainsi qu’il n’avait rien négligé de tout ce dont l’époque disposait pour interroger le réel. Il s’impose lui-même de tirer profit des  derniers équipements mis en vente, comme en témoigne le « cimetière » déjà très encombré de ses ordinateurs. Il s’estime suffisamment expert dans ce domaine pour rédiger une chronique « acheter quoi, choisir comment » concernant les liseuses et les tablettes disponibles sur le marché. Quand il s’agit de mieux sonder le réel – ce qui, pour F. B., reste la finalité de tout art –, chaque innovation technique mérite d’être poussée à ses limites et, si possible, encore améliorée. François Bon est persuadé que les outils techniques modifient notre rapport au monde. Il en voit la démonstration dans l’essor phénoménal de la fonction photo sur Facebook, conséquence naturelle de la numérisation, qui n’a pas tardé à modifier profondément le type de communication que ce réseau tente de promouvoir.

Un autre aspect qui relève, à mon sens, de la pragmatique, est cet ensemble de règles non écrites que François Bon impose à sa pratique photographique. Le photographe semble s’être interdit d’apparaître sur ses photos : on ne trouvera quasiment pas d’autoportraits ou de portraits de François Bon dans Tiers Livre, sinon indirectement comme sur telle photo d’un de ses amis où, à la faveur d’un miroir, on le voit en train de la faire. Curieusement, les photos d’hommes ou de femmes sont y rares : peut-être une précaution pour éviter d’éventuelles réclamations au nom du droit à l’image… D’une façon générale, la prise de vue est faite de face, l’appareil bien carré sur son pied, dans une confrontation directe avec l’objet, qui ne tolère aucun biais, aucune recherche esthétisante. La plupart des photographies de Tiers Livre obéissent à cet impératif de l’ouverture franche et sans arrière-pensée. Le tremblé, le sfumato et le clair-obscur seraient ici hors de propos.

3. Sémantique

Toute photo évoque des réalités dans l’esprit de celui qui regarde. Cette reconnaissance de l’objet photographié peut s’accompagner, chez le visiteur du site, d’un jugement esthétique qui rencontre ou contredit celui que l’auteur exprime ou laisse deviner dans son propre commentaire. La question se pose donc de savoir si, de l’interaction entre les textes et les photographies au sein de Tiers Livre, peuvent naître des significations spontanées, imprévues ou, au contraire, subrepticement construites et maîtrisées.

Notons d’abord que les photos proposées dans Tiers Livre ne sont pas là pour défendre quelque thèse que ce soit. Même si elles exposent de façon parlante certains travers de notre vie sociale ou de notre urbanisme, elles ne sont pas au service d’un propos sociologique ou urbanistique. Ce qui motive leur choix est d’abord l’accès qu’elles donnent à la réalité et ce qu’elles font percevoir de cette réalité. Chez les autres photographes, les clichés qui retiennent l’attention de François Bon sont ceux qui révèlent un sens visuel singulier chez leur auteur, une connexion particulière entre leur subjectivité et l’objet photographié :

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Michel Collomb_Tiers Livre_Illustration 7

Doc. 6 ‒  Tiers Livre,  « photo | Depardon en camping-car : la France face réel ». © Raymond Depardon, la France, suivi d’un extrait de « François Bon | Too pneus (sur une image de Raymond Depardon) »  pré-version d’un texte paru dans Télérama.. En ligne ici.

L’usage que François Bon fait des photographies est avant tout d’ordre phénoménologique : il faut qu’elles rendent visible quelque chose, que cette visibilité devienne évidente, incontournable pour celui qui les voit. L’anonymat de certaines photos, en les coupant de toute référence commune, les rend capables de nous mettre directement face au réel et de nous donner au plus haut  point le sentiment d’urgence qu’engendre la véritable présence au monde.

À l’occasion de ce face à face avec l’extérieur, « les choses cachées » apparaissent. Des vérités que le studium [5] du reporter le plus appliqué ne saurait révéler, des choses qui échappent aux statistiques. Les quatre-vingt photographies prises à la brocante de Vouvray échappent à la logique du reportage journalistique, logique cantonnée au local, au circonstancié, à l’anecdotique : François Bon précise qu’il les a prises en poussant le curseur d’exposition et de contraste de manière à ce que les visages ne fussent plus reconnaissables : l’activité sociale de la brocante y apparaît, sous son angle anthropologique, comme une forme primaire de la relation de l’homme aux objets, et en particulier à ceux dont l’usage s’est perdu, ceux qu’une désuétude a remisés. Ce n’est pas du sentimentalisme, mais plutôt, comme chez Baudelaire, une fascination pour le flux qui transforme constamment la modernité en antiquité, juxtapose des objets issus de strates différentes de nos vies, dans une incessante recomposition de nos usages et de notre environnement.

Dans le texte intitulé « du bon usage de ce site » (aujourd’hui « sur ce site »), François Bon précise le statut des images qu’il y dépose : il les voit comme des traces, comme un cahier de notes visuelles, l’aidant à retrouver la « mémoire secrète » de son expérience. Dans cet amoncellement d’expériences que constitue son site, quelques notations récurrentes laissent entendre qu’il existe des « moments photographiques », que surviennent parfois des moments où la réalité non seulement invite à la prise de vues, mais se donne à voir en dramatisant avec emphase son apparition. Ce peut être le spectacle d’une gare inconnue où l’écrivain arrive en train :

Michel Collomb_Tiers Livre_Illustration 8_Ksar-el-Kebir

Doc. 7 ‒  Tiers Livre,  « paysages monde | Maroc, l’arrivée du train en gare de Ksar-El-Kebir », en ligne ici.

Ce sont aussi les espaces immenses défilant devant la vitre d’un TGV, ou les couloirs délaissés d’une université où un colloque l’attend.

Michel Collomb_Tiers Livre_Illustration 9

Doc. 8 ‒  Tiers Livre,  « paysages monde | Montreal gare centrale », en ligne ici.

Ces photographies figurent moins la perception d’un espace que la sensation d’une temporalité indécise et souvent douloureuse, probablement parce que le sujet y est privé de ses repères, menacé par un vide vertigineux.

Tiers Livre est sans doute un recueil de traces, contient un journal à l’orientation autobiographique avouée, mais ce qui semble le motiver en profondeur c’est un désir de totalisation de l’expérience vécue. Cette quête de la totalité en vient à coïncider avec ce qui la rend possible et en est le médium, à savoir le Réseau, la Toile, le Net, comme « filet tendu sur la terre » :

Michel Collomb_Tiers Livre_Illustration 10

Doc. 9 ‒ Tiers Livre, « fiction dans un paysage | filet tendu sur la terre », en ligne ici.

Le  filet protège, mais il enserre et étouffe. Il crée une impatience de l’ailleurs, de ce qui ne se laisse pas prendre dans le réseau des câbles, des antennes et des relais. D’où ces images d’un horizon ouvert, d’un paysage fendu, découvrant dans le lointain un monde encore inconnu. D’où ces ciels immenses, qui sont ceux de la Charente Maritime, mais aussi ceux qui forment « ce reste d’horizon intouché » vers lequel s’empresse notre imagination.

Notes

[1] Voir les photos et le texte sur le séminaire de Taryn Simon dans « photo  | convention Steppenwolf : Taryn Simon », en ligne ici.

[2] Sur l’utilisation de la photographie par les écrivains depuis le 19e siècle jusqu’au début de ce siècle, je me permets de renvoyer à mon essai « Le Défi de l’incomparable. Pour une étude des interactions entre littérature et photographie », Bibliothèque comparatiste, revue en ligne de la S.F.L.G.C., septembre 2009. En ligne ici.

[3] Pierre Bourdieu, Un art moyen. Essai sur les usages sociaux de la photographie, Paris, Minuit, 1965.

[4] De Bernard Plossu, artiste de la même génération que François Bon, voir l’album Les Paysages intermédiaires, édité par Contrejour / Centre Georges Pompidou en 1988, avec un texte de Denis Roche.

[5] Le studium désigne, selon Roland Barthes, le contenu informatif qui peut attirer son attention sur une photographie. Il l’oppose au punctum, l’élément poignant qu’il repère dans certaines photographies et qu’il ramène à un détail, dans l’attitude ou le costume, en rupture avec les codes habituels. Voir La Chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Cahiers du cinéma / Gallimard / Seuil, 1980. Cette terminologie latine risque de paraître décalée  dans le contexte de Tiers Livre…

Auteur

Michel Collomb est professeur émérite à l’université Paul-Valéry de Montpellier. Spécialiste de la littérature et des arts au XXe siècle, en France et en Allemagne, il est aussi l’éditeur de Paul Morand dans La Pléiade. Sur la photographie, voir son essai en ligne : « Le défi de l’incomparable. Pour une étude des interactions entre littérature et photographie », Bibliothèque comparatiste, revue en ligne de la S.F.L.G.C., hébergée par  Vox poetica, 2009.

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Tiers Livre à l’oreille

Texte intégral

« Un véritable artiste est toujours en rumeur » (Cocteau)

Le disque, la radio, la télévision, le web : les inventions du XXe siècle ont amplifié et augmenté la présence sonore du monde. Elles ont aussi incité certains écrivains, environnés comme leurs contemporains de machines parlantes, à devenir des surauditifs. François Bon est de ceux-là, ce qui fait de la navigation « à l’oreille » dans son site Tiers Livre une aventure pleine de promesses et de richesses [1]. Cette navigation, on peut ici la commencer de différentes manières. On peut partir par exemple d’une page du 30 octobre 2010 (article 2307) qui évoque des « travaux de mise à jour des accès audio sur l’ensemble du site », et ce « projet (provisoirement) en rade » de radio web coopérative parti en mai 2009 d’un échange avec Xavier Cazin, d’Immateriel.fr : « une radio qui fonctionnerait 24h/24, avec un bouton d’accès sur chaque site participant ». On peut aussi partir d’une page plus ancienne, du 25 février 2006, « la valise audio : Rimbaud, Dupin et d’autres / chemins dans l’expérience audio, vieilles archives », qui compile des lectures de Michaux, Rimbaud, Perec, Kafka, Duras, Artaud en 2002 et 2005, avec un lien vers les « Rabelais à haute voix » ; page repassée en une le 22 mai 2012 avec en chapeau la réflexion : « Ces expérimentations audio sont ce qui me manquent le plus, physiquement et artistiquement. On va s’essayer, cet été, à corriger le tir » (article 280). Ou de ce fragment 1059 d’une « suite en construction », mis en ligne en décembre 2006 : « Impatience des possibilités d’indexation audio : lire un texte écran, bifurquer sur la voix, doubler ou alterner, revenir au silence, à mesure qu’on se déplace dans le texte. Écrire directement à la voix sur le site en streaming (je n’en suis pas si loin déjà) » (« de 1035 à 1051 sur 10 000 », article 621). On peut aussi piocher dans l’année 2013, avec par exemple l’entrée « Chant » de marabout bout de ficelle, l’abécédaire commencé en août de l’année [2] : « Composer de la littérature a plus à voir avec le chant qu’avec le théâtre. […] Je ne sais pas où est mon chant. Je ne suis pas sûr de disposer de la voix de mes textes. Quand je chante, seul en marchant ou en conduisant, ce n’est jamais avec des mots. » Autant de pages, autant de points de départ différents. Celle qui ouvrira notre analyse s’intitule « fiction | quoi faire de son chien mort ? » (article 321). Quoi faire de son chien mort ? est une fiction radiophonique de l’auteur diffusée en 2001, mise en ligne sur son site en 2006. C’est la seule page de Tiers Livre où figure, dans une note du 4 juin 2008, l’expression (en italiques) écriture audio. Fançois Bon l’emploie pour parler du travail du son à la radio,  auquel il a été associé au fil de quelques émissions. Mais il note aussi que, venue de la radio, ce « vecteur éminemment moderne, encore plus aujourd’hui avec la diffusion en ligne », « l’idée d’écriture audio se transfère peu à peu vers les blogs » : « […] c’est le web qui progressivement devient la mémoire audio de l’époque [3] ». Dans la logique de cette page, nous nous proposons d’aborder l’écriture audio dans Tiers Livre en repartant de l’expérience radiophonique de l’écrivain mais aussi de sa lecture de Rabelais, le parrain du site en quelque sorte. Il s’agira ensuite de déployer la variété des pages sonores que l’internaute peut rencontrer dans sa navigation… à condition de remonter à 2009 et avant, à l’époque où le « labo voix » du site était en pleine activité. Une dernière partie formulera quelques hypothèses sur les réticences de François Bon, grand adepte pourtant de l’improvisation, à faire passer ses billets et chroniques de blog en écriture audio.

1. Radio & Rabelais

1.1 La radio, écoute et création

François Bon a vécu, dans les années soixante de son enfance (décrites dans Autobiographie des objets) « l’écoute ritualisée [4] » des informations à la radio, en famille, sur un gros poste Telefunken surmonté d’un pick-up pour passer les trois seuls disques de la maison. Puis, à partir de 1964 surtout, la « présence quotidienne [5] » de la télévision (en noir et blanc d’abord), mêlée à celle de la radio allumée dans la cuisine à l’heure du déjeuner. Il a connu aussi, au moment de ses années collège (1964-1967), le bonheur des premiers disques à soi, du premier électrophone à soi (un Teppaz avec changeur pour les 45 tours), et « l’agenda des grandes sorties de disques [qui] devient [son] principal calendrier personnel : un Beatles, un Stones, un Who. Un Beatles, un Stones, un Cream. Un Beatles, un Stones, un Doors et ainsi de suite [6] ». Mais la révolution c’est surtout, à la fin de 1964 aussi ‒ année charnière ‒, l’apparition du transistor à piles, qui permet d’écouter « la nuit en cachette [7] » sous l’oreiller, comme beaucoup d’adolescents de sa génération, le Pop club, l’émission vite célèbre de José Artur lancée le 4 octobre 1965, et de « découvrir enfin combien le monde est vaste et qu’avec ces musiques il peut être nôtre [8] », celle des Rolling Stones ou des Beatles, peu après celle de Led Zeppelin, le groupe phare des années soixante-dix.

On comprend pourquoi, accompagnant ou précédant ses biographies de grandes figures du rock publiées en 2002, 2007 et 2008 [9], c’est ce monde-là, c’est ce moment-là de « l’arrivée du bruit », « le grand bruit, le bruit du monde. Un bouton de volume tout d’un coup poussé à fond sur la planète [10] » (pour lui 1964-1974, entre ses 11 et ses 21 ans), que François Bon s’est passionné à évoquer à la radio, sur France Culture, quand l’occasion lui en a été donnée :

– en septembre 2002, Les Rolling Stones racontés comme votre vie même, vingt épisodes de vingt minutes [11] ;

– en novembre 2004, Chiens noirs des seventies, Led Zeppelin, quinze épisodes de 20 mn [12] ;

– en février 2007, Comment pousser les bords du monde : Bob Dylan quinze épisodes de 20 mn aussi [13].

Avec à chaque fois le défi d’une formule feuilleton qui, tout en étant longue pour la radio, paraît en même temps si courte en comparaison des pavés biographiques publiés.

Mais François Bon est passé de l’autre côté du poste quinze ans plus tôt, en 1985, en réalisant un documentaire d’1h pour Les Nuits magnétiques d’Alain Veinstein sur France Culture : De l’autre côté de la Défense, « enquête sur l’univers de la banlieue : description de Bezons », avec Bruno Sourcis. Ce qui va suivre, c’est, toujours pour Les Nuits magnétiques, du 6 au 9 décembre 1988, « La passion Rabelais », une série de quatre émissions d’1h20 chacune (une par livre du cycle romanesque) [14], quelques années donc avant l’entreprise de réédition chez POL (1992-1993). Puis, dix ans plus tard, en 2001, une petite pièce radio dans une collection produite par Lucien Attoun : Quoi faire de son chien mort ? [15] et la diffusion de deux pièces d’origine scénique cette fois : Scène en 2000, pièce à jouer « dans les entrées d’immeubles des cités populaires, les parvis de supermarchés [16] » et Quatre avec le mort en avril 2002, créé en version radio avant la création en octobre suivant à la Comédie-Française, dans une distribution différente (seul un des trois acteurs est commun, Jean-Baptiste Malartre) [17]. Puis les trois grands feuilletons, à partir de septembre 2002, chroniqués avec photos de studio dans le « Journal images » de ces années. Et avec tout cela, pas mal d’émissions parlées autour de ses livres ou d’autres sujets, la première le 28 septembre 1988 avec Alain Veinstein pour Décor ciment [18]. À noter, sur France Culture en 1995 (durée : 2h30) [19], la belle émission de la série Le bon plaisir de… où Bon a eu carte blanche pour inviter qui il voulait et faire entendre ce qu’il voulait : Valère Novarina, Pierre Bergounioux, Jacques Séréna et quelques autres.

François Bon est donc un auteur qui a fait de la radio, par intermittence, dans différents genres et formats, et qui en parle aujourd’hui avec gratitude pour ses interlocuteurs du métier, Alain Veinstein, Laure Adler, Claude Guerre, Blandine Masson et d’autres, avec le regret que « les temps de cette porosité radio et écrivains semblent révolus [20] ». Au point qu’aujourd’hui, radio lui est devenu synonyme de création audio, quel que soit l’outil : « Je n’ai plus d’appareil pour écouter la radio. Mais chacun de mes appareils mobiles, le petit ordinateur à écrire, la tablette à lire, l’ordinateur à main qui sert aussi éventuellement de téléphone, sont capables de transmettre de la voix, et j’appelle radio, simplement – comme la littérature c’est le langage mis en réflexion – la voix quand elle est construite, faite récit et livrée à la nuit, où la cueille qui écoute [21]. »

Pour comprendre cette attraction de l’auteur pour la voix, il est utile de revenir quelques siècles avant l’arrivée de la radio, à l’écrivain qui donne son titre au site [22], mais aussi à une rubrique sonore importante du site, « Rabelais à haute voix », écho aux propos de François Bon dans ses préfaces à l’édition POL sur la « grande voix de théâtre » ou les « grandes marionnettes sorcièrement maniées à voix [23] » de ses livres.

1.2 Rabelais à haute voix

Par son titre, dès son titre, l’aventure de l’écriture web s’origine dans Rabelais, c’est-à-dire dans la langue des origines de François Bon, celle de son enfance vendéenne à Saint-Michel-en-l’Herm, celle aussi du « marais mouillé », de ce « pays pour moi maternel de Damvix » (pays des grands-parents maternels), qui fait que « lorsque j’ai ouvert Rabelais la première fois, c’est cette langue-là que je découvrais au travail, et je la savais d’avance, je la lisais sans peine [24] ». Or François Rabelais le tutélaire, le « bon françois » exemplaire d’un maniement littéraire prodigieux de sa propre langue familiale [25], est aussi l’auteur d’un Quart Livre, la dernière partie du cycle de Pantagruel, et c’est dans ce récit de navigation vers les confins du monde connu et « au cœur de la langue tout à la fois, au lieu précis où elle se forge, où elle vibre, où elle respire, s’invente [26]… » que François Bon trouve le fameux épisode des « paroles dégelées », sommet de toute l’œuvre et de « la littérature universelle [27] », qu’il verrait bien conclure tout le cycle, si grande est sa portée. Panurge et Pantagruel en quête de l’oracle de la dive Bacbuc ont passé de nombreuses îles plus fantastiques les unes que les autres, les voici en mer arctique « banquetant, grognotant, devisant et faisant de beaux discours » quand ils se mettent à entendre des voix et sons divers sans voir personne. C’est le tumulte d’une bataille survenue l’an passé, saisi dans la glace et libéré par le dégel (écouter ici l’épisode dit par Bon).

Cet épisode, découvert un jour à vingt ans, en 1973, « au terme de sept cents pages de lecture [28] », François Bon l’a plusieurs fois commenté et en quelque sorte adopté comme utopie de son propre projet d’écriture. Ici, retenons seulement ce que l’épisode nous dit, en abyme, de l’importance de la vibration sonore de la langue non seulement dans les livres de Rabelais mais dans l’œuvre de François Bon, avec des étapes, jusqu’au Tiers Livre actuel. L’importance de la matière sonore, du souffle, des rythmes et rumeurs du langage, du monde, du langage devenant un monde. Et ainsi, contre « le préjugé du gueuloir » consistant à tester un texte à voix haute après sa rédaction (pourquoi pas d’ailleurs), François Bon veut d’abord tendre l’oreille à cette rumeur sans mots, ce parler en langue élémentaire, « la scansion et le rauque qui précèdent la voix », dans des improvisations sans mots dont une page de 2007 donne une réalisation saisissante [29].

1.3. « Un bruit dessous de machine »

Cette filiation majeure à Rabelais est aussi racontée plus obliquement au début de Tumulte, le premier livre directement écrit en ligne, dans la première séquence autobiographique intitulée « Offshore, 01 » et dans la séquence qui suit, « Un bruit dessous de machine » (série « De l’écriture »). On est offshore, en mer du Nord, comme Pantagruel à peu près quelques siècles plus tôt. On est sur une plateforme pétrolière, « navire immobile », « dans ce temps arrêté et perpétuellement mouvant de la mer [30] ». François Bon y fait des missions courtes pour changer du matériel électronique dans les salles de contrôle. Or c’est aussi la période, écrit-il, de ses vrais débuts dans l’écriture, et Tumulte choisit de nouer ensemble l’entrée en écriture avec certaines sensations de ses séjours offshore, et surtout le bruit qu’on y entendait la nuit :

Des moteurs et le roulement des pompes, grave, mais avec cliquètement régulier. Puis cette sorte de bruit électrique, transformateurs, appareils, une fréquence paraît-il dominante de sol mineur qui diffuse dans la structure métallique, mais sans vous déranger pourtant, plutôt son absence qui fait bizarre quand on reprend terre [31].

Tout cela forme comme une rumeur sourde, « un bruit dessous de machine doux, continu », qui à distance lui paraît avoir favorisé ces plongées dans l’écriture au retour de ces missions, « dans les trains et avions qui [le] ramenaient à Paris [32] »

Sautant par-dessus les années, la séquence suivante fait en tout cas de ce « bruit dessous de machine » tel que décrit et localisé dans « Offshore, 01 », le bruit même qu’il veut donner à sa prose dans Tumulte. Une prose faite pour être dite, comme un long monologue, par un personnage parlant pour tous ceux qui ne parlent pas et qui sont « les silhouettes de la ville » : « un texte en prose, très long, ininterrompu et qui charrierait des bouts de monde, produirait simplement autour d’eux des couleurs, comme ces lumières clignotantes ou électriques, au milieu de la ville sur un espace vide […] pris dans les reflets gris bleu de hauts immeubles autour. Cela pris, le bruit, dans un battement [33]. » Ce passage riche de références possibles (à Novarina par exemple) nous renvoie aussi bien à l’épisode cité du Quart Livre où les paroles gelées sont dites « de diverses couleurs », selon ce qu’elles disent et comment elles le disent ; à cet épisode du Quart Livre où le connu et l’inconnu se touchent, comme dans la ville les immeubles bordant, au centre, un « espace vide ».

François Bon cultive l’idée d’une littérature à voix haute, d’une littérature portée par une rumeur que le langage doit capter et la voix haute restituer. Comme si tous ses livres papier, ses livres numériques, son site d’écriture lui-même, peut-être, n’étaient que des pis-aller, les médias imparfaits (car largement silencieux) d’une matière sonore du langage qu’il est vital d’entendre en écrivant et de faire entendre. On n’est donc pas étonné de trouver à la fin de Tumulte, dans la liste des articles à écrire qui inachève la liste des 226 articles formant le livre, cette « idée très sérieuse pour les lectures publiques » : « présence de bornes interactives, on peut me demander de lire à voix haute tel ou tel article, n’importe lequel, mais surtout on peut choisir un item dans cette liste des “articles à faire” et me demander sur le champ d’improviser ce qu’en serait le texte [34] ».

Ce qui change la donne depuis Rabelais, c’est l’invention de l’enregistrement à la fin du XIXe siècle : le mythe des paroles gelées / dégelées est devenu une réalité. C’est aussi que tous les médias de diffusion et d’écoute du son, avec ou sans image, ont considérablement amplifié et augmenté le volume sonore du monde lui-même, comme le note François Bon pour son compte dans le beau texte liminaire de l’album Vague de jazz (2012) intitulé « Longeville, de silence à silence ». Sans parler de tous les bruits domestiques, urbains, industriels, produits par la mécanisation du monde depuis le XIXe siècle, qui frappent de leur empreinte sonore tous ses livres depuis Sortie d’usine, mais aussi, on l’a vu, l’épisode qui dans Tumulte raconte sa naissance à l’écriture. Et il faudrait ici mettre ensemble, comme deux résonances d’une même ur-sonate, le « bruit dessous de machine » rythmant les nuits offshore de ses brèves missions sur des plateformes pétrolières et le bruit du « gros compresseur au halètement lent » présent dans le garage paternel et qui a « plus rythmé [son] enfance que n’importe quel autre bruit [35] ». Ces bruits, cette rumeur ambiante du monde, l’écriture audio peut les enregistrer et les intégrer, comme on l’entend dans la « poésie non traduite » improvisée par François Bon seul dans un wagon en bout de train entre Metz et Strasbourg, un matin d’octobre 2007. Un élément capital de cette création sonore, c’est le bruit du moteur, la rumeur de machine : « Il y avait le ronflement des moteurs, et du brouillard au dehors. C’est cela qui portait la scansion», écrit-il.

La question maintenant est de savoir ce que cela change d’embarquer ces moyens-là et ces attentes-là dans un site internet : où est la voix haute, où sont les paroles dégelées, où est le monde sonore dans Tiers Livre ?

2. L’écriture audio : un « projet (provisoirement) abandonné »

2.1. En retrait

Commençons par dire que l’écriture audio reste aujourd’hui (novembre 2013) en retrait [36] de la place que François Bon lui a donnée dans les années antérieures du site et de l’intérêt qu’il continue à y trouver. C’est un « projet (provisoirement) abandonné », comme il le disait de la web radio imaginée en 2009. Quand on arrive sur la page d’accueil de Tiers Livre [37], quand on parcourt les séries en cours, les billets des dernières semaines, quand on entre dans les rubriques affichées en page d’accueil et qu’on regarde les pages qui s’affichent d’abord, on voit des textes, des photos, on trouve quelques vidéos, mais rarement des fichiers audio, ce qui étonne là où il serait facile d’insérer des lectures à voix haute (par exemple dans la série Histoire de mes livres, dans la reprise numérique de Tous les mots sont adultes, sur les ateliers d’écriture), ou de proposer des exemples d’écriture sonore sans lecture de textes (par exemple dans « Cergy, le studio écriture », série sur ses cours d’écriture et de publication numérique à Cergy).

Certes, la passion est toujours là pour le monde lui-même écouté attentivement, de très près, saisi dans son volume sonore : ses bruits, ses voix, ses musiques – même si le bruit du monde semble par moments le fatiguer immensément (voir Tumulte) et qu’il semble alors aspirer au silence qui suit le dégel des paroles dans Le Quart Livre. On la constate, cette passion, en lisant son hommage aux micros pour les cinquante ans de France Culture, déjà cité : « Je ne sais pas le futur de la radio : je sais par contre sa source, et qu’elle est dans la voix, et dans le bruit du monde, un micro qu’on laisse en l’air dans le fond remuant de la ville, ou bien celui qu’on dirige vers la table vibrante d’un violoncelle [38]. » Ou en voyant son plaisir à découvrir le site Frémissements, « régal trop rare, un blog voué aux recherches sonores », avec des « paysages sonores » bruts à écouter de préférence au casque, comme aux tout débuts de la radio [39]. Ou en lisant une page comme « la ville à l’écoute (souffle de la Défense) », page qui évoque une longue balade en mai 2011 avec un preneur de son, pas loin de Bezons où il a enregistré son tout premier travail radio, en 1986 : « Bruits des talons quand 180 000 personnes en moins de 2 heures se répartissent entre le RER, les bus et les tours, ou bruit de la 4 voies express qui ceinture, ou ce sentiment de flottement dans la galerie commerciale où chaque boutique diffuse son propre contexte sonore. »

Mais ce qui a pris la première place dans toutes les parties du site, et pas seulement dans les six rubriques du journal [40], c’est le couple texte / photo, secondé par la combinaison texte/photo/vidéo [41]… Parallèlement, certains projets de fictions spécifiquement audio restent en suspens ou sont abandonnés en cours de route, comme une « Vieille tentative pour performance orale » [42] sur le bruit du monde à travers sa presse quotidienne en ligne, reliquat d’un projet d’écriture intitulé Chiffres. Le dossier du projet est mis en ligne le 31 décembre 2007 dans le « Tunnel des écritures étranges » de l’ex « face B : le labo perso »… sans performance sonore.

Ce retrait actuel ne manque pas de nous interroger : malgré l’attraction presque irrésistible des écrans d’ordinateur, de tablette, de téléphone même, à se remplir avec du visuel [43], malgré l’admiration de François Bon pour l’écriture photographique de certains sites [44], malgré d’autres bonnes raisons encore, l’écriture audio, même à un petit niveau, n’a-t-elle rien à nous dire en propre des univers sonores qui nourrissent aussi notre expérience du monde et de la littérature ? Notons dans cet esprit qu’une des formes d’écriture les plus vivantes aujourd’hui à la radio, c’est le documentaire sonore (docu-fiction inclus) [45] : à quand des « Paysages mondes » sonores ?

2.2. « Le son que je cherche »

Pour trouver des pages sonores, l’internaute est aidé par les titres de certaines rubriques, à commencer par « Rabelais à voix haute », dans laquelle François Bon regroupe pas mal d’enregistrements de ses lectures de l’œuvre. Dans « rock & musiques », on trouve, à côté de nombreuses vidéos (ou liens vers des vidéos), plusieurs émissions du feuilleton radio sur les Rolling Stones [46], et, pour la série sur Led Zeppelin, un lien vers le site d’un fan du groupe qui en propose une rediffusion sauvage, d’après un enregistrement sur cassettes audio [47] et deux versions audio d’un texte de la biographie (lecture et impro, mais archives non accessibles) [48]. On est là face à la question des droits producteurs des émissions, qui explique aussi des renvois au site de France Culture pour des entretiens récents (avec Alain Veinstein par exemple), mais qui pourtant ne semble pas jouer pour la fiction radio Quoi faire de son chien mort ? disponible en écoute intégrale. Même question de droits en tout cas pour le « Registre des écoutes singulières » dans la même rubrique « rock & musiques », inaugurée le 4 novembre 2009 qui renvoie à un « accès dans abonnement Spotify et Echopolite », avec précision « c’est pour moi, juste m’aider à m’y retrouver » (18 titres pour 2009, 73 pour 2010, 44 pour 2011, 31 pour 2012, 30 en novembre 2013).

Plus loin et plus profond (ancien), quand on arrive dans le territoire de l’ancienne face B, à ce qui s’est appelé « Carnets du dedans / inventions », on voit que l’invention porte aussi sur la voix : voix parlée, voix chantée, en mode lecture ou en improvisation sans texte, en audio ou en vidéo, avec ou sans musique. Ceci dans les rubriques « Observation de soi et du monde » ou « Guerres, louanges et deuils ». Elles s’originent dans Habakuk, formes d’une guerre, série de textes commencée sans horizon de livre sur un blog spécifique pour « travailler sur la profération, la voix haute, le lyrisme. S’embarquer dans la colère, l’intensité, l’excès », et continuée sur Tiers Livre en face B, « avec l’idée d’y explorer en même temps l’image et la voix [49] ». En voici quelques exemples :

‒ dans « Observation de soi et du monde » : « Tu n’écriras pas (tu crieras) », 6’59 : lecture + musique + vidéo qui montre la main droite improvisant à la guitare basse électrique [50]. Souvenir du « Poème à crier » d’Aragon ?

‒ Dans « Guerres, louanges et deuils » : « Image de l’île debout », lecture d’un texte sur un tableau montré en vidéo ; « aube des viaducs » / marche rapide sous les échangeurs, et chant qui en émerge : souffle + vocalisation (chant en langue), en mouvement et en vidéo ;  « Bernard Noël / boule pleine », chant sur une phrase de Bernard Noël, 3’30

Vocalisations aussi dans « Carnets du dedans / inventions » : « arrêt et chant sur intersection urbaine avec recommencement perpétuel » (2 novembre 2009), 2’52 [51].

Avec l’étonnement que certains textes de « Guerres, louanges et deuils » comme « du prix de parler [52] » et même que tous les textes de cette rubrique, ne soient pas repris en écriture audio.

Maintenant si, dans les mots-clés proposés par le site, on suit « audio & vidéo » (mot19), et qu’on consulte les 75 pages qui surgissent, ou les mots-clés « lectures, stages, performances » et leurs 28 articles, on voit que c’est au fond le phénomène de la lecture à voix haute qui sert de passeport à l’écriture audio pour pénétrer dans de nombreux billets de blog et articles critiques : si « Rabelais à voix haute » sert de balise ou de phare, avec son projet d’intégrale audio, c’est bien aussi comme poteau indicateur d’une certaine pratique sonore de l’écriture-lecture, notion approfondie par François Bon à propos de la navigation web mais qui vaut aussi pour la lecture en général.

Ici et là donc, au fil de sa navigation, l’internaute, moderne Pantagruel, peut entendre des « paroles dégelées » de François Bon lui-même, datées pour les premières de 2006 semble-t-il, et d’une trentaine d’écrivains qui comptent dans sa bibliothèque imaginaire, comme Rabelais, Balzac [53], Baudelaire, Duras, Perec, Rimbaud, Chamoiseau, Danielle Collobert. Bibliothèque vécue, enracinée dans des lieux de rencontre avec des publics d’une grande diversité, dans une carte sentimentale de l’hexagone et de quelques autres points du monde. Certaines ont été dites par François Bon pour le site, d’autres sont rapatriées sur Tiers Livre mais viennent d’autres horizons, notamment les très nombreuses séances de lecture publique. Certaines sont faites à plusieurs voix, avec parfois échange de rôles (Rabelais). D’autres accueillent des tiers lecteurs comme Novarina ou Jacques Darras proférant à Saint-Malo en 2008, au Festival « Étonnants voyageurs », le début de Howl de Ginsberg en anglais et en retraduction inédite : « Dans les quelques-uns qui ont enseigné à ceux de ma génération l’art de la voix, ou d’écrire pour la voix (où il y a notamment Valère Novarina, Christophe Tarkos, ou Jacques Bonnaffé), Jacques Darras a compté : il ne lit pas, il danse. Mais il écrit pour cette danse. Et le fait avec son pays, ses traces » (article 1275 [54]).

Les pages qui les accueillent évoquent en général succinctement ou plus longuement le pourquoi et le comment, les lieux et temps, les partenaires de la lecture, la préparation physique et mentale. Elles évoquent parfois des idées de « la voix qu’il faut » pour lire tel texte ou tel écrivain, et pourquoi la lecture est partie d’une autre façon ; et pourquoi la lecture à voix haute « ajoute une strate à [l]a compréhension du texte » (Duras en 2007 [55]). Elles notent aussi des impressions avant, pendant, ou après. Par exemple l’impression de ne pas reconnaître sa voix (Danielle Collobert), ou de croire entendre celle de son père (quand il s’écoute dire « Tu n’écriras pas (tu crieras) [56] ». Ou encore de constater que « la voix qui surgit n’est pas vôtre. Bien plus avant que la vôtre », dans un texte écrit pour d’autres voix que la sienne, dans le souvenir d’un homme, à un carrefour de Montréal hurla[nt] face à la ville, sous la hauteur démesurée des tours, dans le vent coupant de novembre [57]. Ceci à propos des exercices de profération à la manière des « vieux hurleurs bibliques, Habakuk, Amos, Osée, et bien sûr Jérémie » menés dans Habakuk, formes d’une guerre en 2009. Car ce que Bon cherche dans Habakuk, c’est « un son fait de blocs, d’aspérités, de mouvances », un son « âpre », qui « va par nappes, gronde en vous-même selon des lignes fortes que la basse même ne saurait engendrer, des mondes lourds en suspens qui résonnent outre grave, appellent des percussions amples, invisibles » ; un son « fait de ces grains qui s’assemblent et se désassemblent et sont l’architecture noire de nos espaces du dedans [58]. » De même que Tous les mots sont adultes propose des « instructions » aux animateurs d’ateliers, on pourrait dégager des notations réunies autour de ces moments audio de lecture et lecture-performance des « instructions » aux diseurs et improvisateurs de textes, dans le sillage (mais sous une forme très différente) des Instructions aux acteurs de Novarina.

Il y a une pulsation commune à la plupart des lectures de François Bon [59], quel que soit le texte et la ou les dictions qu’il appelle (chuchotée, voix forte) : un rythme heurté, parfois haletant, avec des cassures, accélérations, précipitations même ; une voix qui démarre en basse, puis s’échauffe, monte, s’ouvre, explose dans l’ouvert ou l’aigu (sonorités ouvertes) puis reprend d’en bas ; mimique, gestuelle et mouvements divers du corps, qui se courbe, se contorsionne… Même en lisant Balzac ou Rabelais en « voix de conteur », Bon cherche l’intensité, une prise sur l’auditeur, et elle passe chez lui par des variations de puissance rythmique et intonative parfois inconfortables, avec des explosions, dans un mouvement de bas en haut, du « bruit de dessous » de la basse (batterie, violoncelle, guitare basse) qui gronde vers l’aigu qui crie [60]. Il s’agit toujours de mettre l’auditeur sous un charme, de le subjuguer, pour l’entraîner dans le sillage sonore du texte lu. Mais il y a plusieurs façons d’y parvenir : par la violence, par la douceur, par le rire… La lecture spectaculaire, sur le mode « tambour » si l’on peut dire (tambour du rock, de Rimbaud…), avec voix forte et projetée, profération, montée à la limite du cri (diction à la Artaud), cherche ce résultat par la force et l’intensité vocale et musicale. Au contraire, la lecture calme, la lecture de nuit en particulier, à l’intensité rentrée, contenue, intériorisée, proche de la lecture silencieuse, cherche à l’obtenir par le consentement, en quelque sorte sans lutte.

2.3. En public…

Ce qui est frappant, c’est la diversité des « exercices » de lecture enregistrés. Pour ses lectures comme pour tout ce qu’il fait dans Tiers Livre, François Bon a quelque chose de Jean Tardieu ou de Raymond Queneau : c’est un expérimentateur de formes, qui aime tester des directions, des idées, faire des expériences. Et notamment quand elles sont liées à des contraintes, par exemple de temps, comme à la radio ou lors du pechakucha de 2010 à Québec.

Beaucoup de ces enregistrements viennent, on l’a dit, de séances en public : lectures en médiathèque, dans des cafés, des maisons d’écrivain (cave de La Devinière), en marge d’ateliers de lecture, dans le cadre de festivals. En scène, François Bon est seul lecteur ou non. Tantôt il lit à voix nue, tantôt avec un ou plusieurs musiciens (Kaplitz [61], Pifarély, etc.). Il ne s’impose rien, sinon d’accepter tout, sauf le choix de la posture et de l’outil : en lecture publique, toujours debout, et si possible toujours le même micro à câble Sennheiser MD-441 (micro-cravate pour la lecture de Balzac dans la maison de l’écrivain rue Raynouard, en février 2013… [62]). Certaines de ces lectures ou lectures-performances sont enregistrées en vidéo, d’autres en audio, comme si dans ce cas la composante image n’avait pas d’importance, ou moins ; ou simplement peut-être parce qu’il n’avait pas le bon outil sous la main.

On aime bien, par exemple, les premières lectures avec Pifarély à la mandoline électrique, à Lorient et Nantes, et François Corneloup au saxophone et baryton, chroniquées dans « Pifarély invente la mandoline » en mars 2008 : en ligne, une archive d’essais de musique, chant et voix et des lectures de Ponge, Paul Valet, Danielle Collobert (deux extraits de Meurtre), et de son propre travail Peur (nouvelle version), prises dans un ensemble où il y avait aussi Kafka, Rimbaud, Michaux, Artaud, Gracq, Perec, Beckett…

Il y a aussi des séances publiques avec musique et projection d’images (Philippe de Jonckheere) et dans ce cas on sort du cadre de l’écriture audio pour écrire une « partition numérique avec images, sons et corps ». Exemple, la soirée pechakucha [63] à Québec en mai 2010 , où François Bon dit pour la première fois des extraits de son travail en cours sur Buffalo. La règle du jeu est de projeter 20 images à la cadence d’une toutes les 20 secondes, total 6’40, en les accompagnant d’un texte. Bon propose en grand écran derrière lui, une image liée à son texte « et 2 autres images de la série en aléatoire sur les 2 autres écrans muraux [64]. »

Je parle de contrainte : la plus importante à ses yeux, dans ces lectures voix-musique ou voix-musique-image, est celle de l’improvisation [65]. François Bon n’aime pas les spectacles réglés d’avance, avec leur partition : il veut des événements au sens fort, où l’on avance sans savoir bien où, à l’instinct. De là la mise en ligne, ici et là, de plusieurs performances d’un même texte (par exemple deux lectures impros de Peur en duo avec Dominique Pifarély, en 2006 et 2009 [66]), mais aussi d’essais de voix, de « brouillons de rythme », d’impros avant l’impro en public, où quelque chose de fort peut déjà advenir. Ce qui est improvisé, c’est l’avancée à deux, la musique, mais aussi parfois, porté par les improvisations musicales, le texte lui-même, comme ce texte sur la peur « complètement réimprovisé une fois de plus une fois au micro » lors d’une performance à Cavaillon en 2007.

2.4. Sans public…

Tiers Livre fait aussi entendre des lectures sans public, des lectures pour soi si l’on veut [67], enregistrées au domicile de l’auteur, à l’hôtel, en résidence, dans un lieu public, vitré ou aveugle, en étage (bibliothèque, médiathèque) ou en souterrain (studio de l’Institut canadien de Québec, pour Miron), dans un train, à différents moments du jour et de la nuit, etc., avec ou sans présence audible de la rumeur alentour de la pièce ou du monde ; avec ou sans musique acoustique (guitare Gibson) ou électronique, avec ou sans collaboration de la machine, comme aurait dit Cocteau [68] (mixage, bouclage, sampling, stéréophonie, écho, etc.). Exemple ici, pris dans « Rabelais à voix haute » :  un enregistrement sur ordinateur via Ableton Livre de Gargantua, « De l’adolescence de Gargantua, chap X. ». Voix ronde, et forte de bonimenteur de foire, accentuée à la vendéenne, voix « de plateau » (projetée) : « Je sais lire Rabelais parce que je le lis avec les voix paysannes de l’enfance (c’est légitime, je suis d’un pays qui avait su garder cette langue jusqu’à l’arrivée de la télévision) [69]. »

Dans le cas de ces lectures pour soi, quel que soit le style de diction, la capacité d’immersion de l’internaute-auditeur me semble plus grande que dans les retransmissions de lectures publiques. On n’est pas à l’écoute d’un moment de lecture ou lecture-performance conçu pour d’autres et en quelque sorte archivé, mais d’une voix qui, même si elle est datée, échappe en partie à sa date parce qu’elle ne s’adresse à personne au fond, donc à tous, en avant de soi et de tous les publics concrets possibles. L’espace-temps de la lecture publique, toujours socialisé et ritualisé, nous arrive comme un passé-passé plus que comme un passé réactualisable à volonté, à la différence de ce qui opère dans le cas de la lecture faite pour soi.

Dans ces lectures sans public pour le micro, Bon est aussi amené à concentrer sa présence dans sa voix à un degré autre que lorsqu’il est en scène, puisqu’il ne peut pas jouer de la même manière qu’en scène sur le langage mimique et visuel et que, si l’auditeur peut sentir l’impact des mouvements du corps dans les lignes de la voix, tout doit passer par l’oreille. Ce qui compte au micro, disait Pierre Jean Jouve en réponse à une enquête sur la diction de la poésie à la radio, c’est « l’augmentation de “présence humaine” par une modification de substance dans la voix [70] ». En scène, le langage mimique et visuel s’ajoute au langage phonique spécifique de l’écriture audio, même quand le lecteur, comme François Bon, s’efforce à une certaine immobilité plus ou moins aidée par le choix d’un micro sur pied plutôt que cravate (par exemple). On retrouve là toute la ligne de partage existant, à la radio, entre les retransmissions de pièces de théâtre depuis un théâtre réel, donc mutilées de toute leur composante scénique et visuelle, et les diffusions d’œuvres conçues pour l’oreille.

2.5. La rumeur du monde

Ce qu’il y a aussi de prenant dans ces lectures pour soi disséminées dans Tiers Livre, c’est qu’elles captent une certaine présence audible d’un bout de monde, une certaine qualité du lieu et du moment où la lecture se fait, selon la forme que François Bon veut lui donner sans pouvoir cependant tout contrôler de ce qui s’enregistre (part d’aventure de l’enregistrement brut). On est avec lui dans une chambre d’hôtel à Metz le soir (Perec), sur une plage de Bretagne ou dans le cloître d’une abbaye, en marge d’un atelier d’écriture, au carrefour d’une grande ville du Québec le soir, ou en voiture sur une autoroute ; cela est dit dans le texte-cadre, cela se voit parfois, et cela s’entend. Et cette incarnation sensible à l’oreille, qui est aussi une particularisation, une appropriation, fait face à un texte qui, quel qu’il soit, a capté et charrie toujours lui aussi un bout de monde. Il y a par exemple dans le flux et reflux des vagues, comme ailleurs dans le roulement du train, un appel immédiat à l’imaginaire du voyage, de l’aventure, de l’ailleurs, une manière de toucher en nous sans mots les strates inconscientes de l’imagination, qui change tout de suite la donne de l’audition.

C’est un des raisons pour lesquelles, dans Tiers Livre, l’écriture audio a souvent plus de saveur que les lectures en studio fréquemment pratiquées à la radio aujourd’hui (même si la radio a été capable d’inventer sur ce plan-là) ou pour l’enregistrement des audio-livres. À côté du texte et de sa diction, de leur poids propre de matière et d’intensité, il y a une rumeur de vie qui leur donne un relief irremplaçable. Cela d’autant plus que le son sans image nous arrive avec plus de relief (et la nuit ajoute encore du relief à ce relief). Je pense ici à une remarque de Cocteau sur la platitude de la radio, dans un texte de 1947 saluant le travail du Club d’Essai de la radiodiffusion française à l’époque de Jean Tardieu. « D’où vient la platitude qui nous choque à la radio ? », se demande-t-il. Et il répond : du « vide » dans lequel se déroule l’émission de radio réalisée en studio. « L’appareil enregistre ce vide sans qu’on s’en doute, et les voix ne baignent plus dans le fluide vital où les gestes, l’étoffe, l’insecte et une rumeur confuse, qui est produite par mille qualités de silence, jouent un rôle de premier ordre [71] ». Et cette rumeur du monde que l’oreille perçoit dans l’écriture audio des lectures de Tiers Livre, c’est aussi en quelque sorte ce fameux « bruit de dessous » de machine à l’origine du déclic d’écriture de François Bon.

2.6. Audio, vidéo…

Une rumeur qui paradoxalement, pour être bien entendue, a parfois aussi besoin d’être vue, et c’est là que l’écriture audio peut parfois prendre le masque (le détour, l’apparence) de l’écriture audiovisuelle. Car plusieurs de ces lectures pour soi sont enregistrées en vidéo plutôt qu’en audio, de sorte que l’auditeur s’appuie sur l’image pour mieux entrer dans le cadre de la lecture. Mais il faut faire ici la différence entre deux types de vidéolectures : celles où l’image sert de bande-image à ce qu’on entend, et celles où, à l’inverse, c’est le son qui sert de bande-son à ce qu’on voit. Dans un cas, l’image est première, par exemple dans cette vidéo où François Bon lit un texte sur un tableau montré en plan fixe, puis dans certains de ses détails en gros plan, etc. Dans l’autre, elle est seconde, et l’écriture vidéo devient comme une extension ou annexe de l’écriture audio ; de l’écriture audio enrichie si l’on peut dire. Dans ce deuxième cas, la vidéo propose en général un plan fixe jusqu’à la fin de la lecture (parfois un plan fixe dans un véhicule en mouvement), puis ouvre le champ quelques secondes avant de s’arrêter. De sorte qu’on peut le plus souvent, une fois l’image captée en première audition, réécouter la lecture en fermant les yeux sans perdre grand-chose.

Exemple 1 : « le temps clignote /images et voix de la ville, suite », videolecture (« videoroute ») depuis la place passager d’une voiture roulant sur une autoroute [72] . Application des réflexions de l’auteur sur l’écriture cinétique depuis Balzac et ce qu’elle change à notre appréhension du monde, voir son essai En voiture.

Exemple 2 : « Une mer intérieure », texte de Danielle Collobert, tiré de Meurtre (1964) [73], août 2010, 4’44  [74] Une des plus belles lectures proposées sur le site. Devant la mer, à l’approche du couchant, vidéo en plan fixe. Il y a la rumeur de la mer, qui gronde là, tout près (comme ailleurs celle du train, de la voiture, de voix hors écran dans un cloître…). Il y a un sentiment géographique fait d’ouverture au lointain et de familiarité du proche. Il y a quelque chose comme une paix des morts.

2.7. Écouter les yeux fermés ?

Dans ces lectures pour soi, avec ou sans image, François Bon retrouve et renouvelle au fond toute une tradition très ancienne d’écoute en aveugle, ravivée en Europe au XXe siècle par la radio, théorisée en France par Paul Deharme, patron et collaborateur de Robert Desnos aux Studios Foniric dans les années Trente, mais aussi par Bachelard, grand philosophe de l’imagination, parlant de la radio comme d’une « maison onirique », d’un « vecteur de la rêverie intime » dans une causerie radiophonique de 1947, « Rêverie et radio », devenue fameuse. On pense aussi à ce que Gracq, plus musical que visuel comme il le confie à François Bon venu lui rendre visite un jour, attendait d’une radio « bouche d’ombre » (tout ayant de sérieuses réserves sur la lecture à haute voix, « presque toujours fausse ») : « Une voix ainsi jaillie de l’ombre, une espèce d’interruption très pure du néant vocal, la façon particulière qu’elle aurait de sortir du silence et de s’y replonger […] La radio, si elle voulait, pourrait redevenir quelquefois la bouche qu’il nous tarde trop souvent d’entendre dans le déluge moderne des bruits – la bouche d’ombre [75]. »

Au fond, quand il s’agit de lecture à voix haute, l’écriture audio semble par moments atteindre son but quand elle nous fait oublier le site, dans une écoute les yeux fermés, comme à la radio en somme. Comme fait Claude Guerre, le réalisateur de Chiens noirs des seventies, Led Zeppelin, au cours de l’enregistrement du feuilleton [76]. Même si, dans cette « valise audio », il faut faire place à quelques vidéolectures. Dans les lectures de nuit ou de clair-obscur notamment, mais aussi dans les lectures faites dans des lieux clos, il y a une force d’incitation à la rêverie extraordinaire, non seulement parce qu’elles incitent l’auditeur à fermer les yeux, voire à tourner le dos à l’écran, à ouvrir ses propres vannes intérieures et se rendre volontairement vulnérable, mais parce que la nuit, ou la clôture du lieu, incitent François Bon lecteur à descendre plus profondément en lui jusqu’à un point de calme d’où il va tirer son intensité (cette intensité de calme qu’il reconnaît nécessaire même pour dire le grondement ou la colère, dans un texte donné à La Quinzaine littéraire il y a quelques années [77].)

Certes, on peut se demander si l’écriture audio pure peut vraiment se suffire à elle-même dans Tiers Livre. Une objection toute simple est celle de l’accès aux fichiers audio, en général incrustés dans une page texte/image et qui implique donc de passer par du visuel. Ce qui est sans doute bien naturel, puisque l’écriture web est multimédia et qu’il n’y a pas a priori de raison pour se priver de ses atouts, encore moins dans Tiers Livre où le couple texte / image est si structurant… Sauf que n’importe quel écrivain ou artiste peut avoir ses raisons d’utiliser ses outils d’une manière inattendue, à contre-emploi de l’usage commun par exemple, en fonction du projet qu’il s’assigne. Marguerite Duras par exemple a bien réalisé en 1981 un film sans images ou presque, L’Homme atlantique, en mettant les spectateurs de cinéma devant un écran noir.

Une autre objection vient du constat que François Bon lui-même choisit souvent une autre option : au lieu du fichier audio brut, un fichier accompagné d’une version écrite du texte qu’on entend (ou proche, car parfois le texte lu diffère, notamment quand il s’agit de Rabelais). Sans doute pour permettre à l’auditeur d’écouter aussi avec les yeux. Ou peut-être pour le laisser libre, soit d’écouter la « version François Bon » du texte, soit de lire ou vocaliser sans intermédiaire, soit d’aller et venir de l’audio au visuel, comme bon lui semble. C’est le cas pour des textes de Rabelais (avec de légers écarts entre texte lu et texte dit…), et de beaucoup d’autres en réalité. Par exemple Antoine Emaz : le dernier soir de son séjour au Québec, le 24 juin 2010, François Bon lit à voix haute « Finir le jour », tiré de Poèmes communs, « pour ne pas perdre pied [78] ». « J’ajoute le texte lu sur la piste voix »  (mais l’archive audio ne marche pas). Et l’on touche là à un des points sensibles de l’audition de textes.

C’est en prenant en compte ces deux paramètres évoqués, à savoir la complète liberté du créateur dans l’emploi des outils à sa disposition, d’autre part la tendance (propension) de François Bon à combiner dans son site la lecture par l’oreille et la lecture par l’œil, qu’on pense au passionnant projet de webradio coopérative qu’il a porté à un moment au sein de son site, en lien avec quelques autres. Il en parle dans quelques billets, mais on en trouve aussi des traces formelles, des bouts de réalisation. La « valise audio » la plus visible est le « Rabelais à voix haute », qui capitalise, avec des commentaires exprès réduits, des lectures des années 2006-2007, performées et enregistrées dans des conditions variées. Mais il y a aussi des petites compilations de lectures à voix haute, des valisettes regroupant plusieurs pistes audio précédemment incrustées dans d’autres pages. Ces listes proposent en général un lien vers la page d’origine, et liberté pour le lecteur d’activer ou non le lien, de risquer le tête à tête audio avec François Bon lecteur seul ou d’aller d’abord, ou après, chercher quelques mots d’explication… De sorte que l’internaute est contraint pour écouter de revenir à la petite « valise audio », c’est-à-dire aussi à une page plus pauvre en texte-cadre.

3. Un défi : le ton de conversation

Ce qui précède tourne principalement autour de la diction, de la profération, de la performance de textes dont l’existence comme point de départ et d’appui n’est jamais perdue de vue, même quand il s’agit des siens. Cet appui sur le texte semble d’ailleurs toujours visuel : François Bon dit un texte qu’il tient en main, non un texte dit de mémoire, ce qui laisserait peut-être encore plus d’espace à sa ré-improvisation dans la performance. Les improvisations pures ne relèvent jamais semble-t-il de la parole, mais de sa matière mise en rumeur, par la vocalisation ou le chant. C’est sur cette question de l’improvisation que je voudrais terminer, en l’étendant à l’ensemble des parties de Tiers Livre relevant globalement, non plus de la diction, mais de la conversation. Car Tiers Livre, c’est aussi bien sûr, comme les Essais de Montaigne cette fois, un vaste exercice de conversation avec soi-même et avec autrui. Une conversation moins monologuée que les Essais, puisque la plupart des billets postés s’enrichissent d’une zone « forum » ouverte aux internautes, mais tout aussi ouverte à l’amitié.

La question est simple : pourquoi ne pas improviser à voix haute, éventuellement avec un vrai travail audio dessus [79], les articles écrits au jour le jour, les billets et chroniques des blogs, du « journal image », les articles ou interviews de presse, les pages critiques, les réflexions au fil de la plume, bref tout ce qui relève peu ou prou de la conversation au jour le jour avec les lecteurs ? Pourquoi, à défaut, ne pas accompagner le texte de sa lecture, comme François Bon le fait assez souvent des textes déjà donnés en audio ?

3.1. Écrire comme on parle ?

L’improvisation, qui peut avoir des quantités d’allures et se nourrit d’hésitations, coq-à-l’âne, bifurcations, arrêts, reprises, éclats, silences, bruits divers du corps, de trouvailles et de ratés, c’est le moteur et le mouvement naturel de la parole en conversation et c’est cette respiration organique de la parole que recherchent en général les journalistes de radio, sinon dans leur interviews rapides, trop pressées, du moins dans les entretiens plus longs, et là je pense bien sûr à Jean Amrouche, l’inventeur de l’entretien-feuilleton à la fin des années quarante, ou à Alain Veinstein, le taiseux, le nocturne, avec ses émissions Surpris par la nuit et Du jour au lendemain (depuis 1985, 23h-minuit), jouant de la nuit (même s’il enregistre de jour) et de ses propres silences, comme Pierre Dumayet avant lui à Lectures pour tous, pour laisser l’inconscient de l’interlocuteur travailler [80]. C’est aussi le mouvement de l’écriture dans beaucoup de formes dérivées de la conversation et qui sont comme de la conversation écrite : la lettre (Mme de Sévigné), les mémoires (Saint-Simon), l’autobiographie (Rousseau), le journal (Kafka), l’article de presse (Tiers Livre comme média de presse…), et même l’essai critique (Diderot, Péguy, Proust). L’improvisation, ce n’est pas seulement le mouvement de la vie, ce sont aussi les zigzags et bifurcations sensibles de la pensée, à l’écoute de ce que Diderot appelle son « ordre sourd ». L’improvisation, c’est le grand facteur d’intensité et d’aventure dans l’écriture pour François Bon, disciple en cela de Rabelais, de son Gargantua de 1534 dont il aime « l’épais flot brouillon du livre écrit trop vite », performance d’écriture prise « à la nuit, la fatigue, aux automatismes qui vous arrachent vos rêves, aux sons de derrière la tête, aux histoires de partout [81] » ; ou de son Tiers Livre de 1542, livre écrit « dans la grande foulée retrouvée d’un bonheur rapide, toutes bondes ouvertes, un appel à la vitesse pour outrepasser les bornes qu’on se met soi-même dans la tête [82]. »

Et l’on revient donc à la question : pourquoi François Bon n’improvise-t-il pas à voix haute les blogs du Tiers Livre ? Il peut y avoir à cela plusieurs raisons ; voici celles que j’imagine, en me faisant à moi-même de petites objections.

3.2. « Je suis mal à l’aise dans la conversation »

D’abord tout simplement, François Bon n’a pas à l’oral la même facilité de parole qu’à l’écrit : « Je suis mal à l’aise dans la conversation : je ne suis à l’aise qu’après, au retour, seul dans le train ou la voiture, c’est là que je trouve ce que j’aurais dû dire [83] ». On le voit sur l’essai de petit journal vidéo mis en ligne en août 2013 pour, « au lieu d’une newsletter, raconter en direct, et en montrant sur l’écran, ce qui s’est passé dans la semaine sur le site » ; impro assez tâtonnante et laborieuse, pour laquelle lui-même demande notre « indulgence [84] ». Il n’aime pas les interviews au téléphone (d’ailleurs l’emploi du téléphone en général l’insupporte, voir « Profération contre le téléphone »), qu’il refuse tout simplement : ce n’est jamais le bon moment, il ne sait pas comment dire, etc. Il est moins strict avec les interviews radio, qu’il n’aime pas non plus en général, mais dont certaines ont droit à un lien sur son site, par exemple la dernière avec Veinstein à l’occasion de la publication de Proust est une fiction. Elles restent rares cependant en comparaison des interviews écrites rapatriées dans les dossiers de ses livres.

C’est que l’auteur préfère de loin les interviews par mail, média qui laisse le choix du moment pour improviser ses réponses, et surtout pour se mettre à l’écoute intérieure d’une pensée en rumeur. Par exemple un « dialogue avec Olivier Malnuit de Technik’Art » en janvier 2007, à propos de Tumulte, daté « Sur Mac PowerBook, TGV Paris-Tours, le 16 janvier 2007, 18h10 – 19h20 » (article 704). Il va même jusqu’à faire l’éloge de l’échange mail instantané avec un intervieweur, la réponse de l’un entraînant une nouvelle question de l’autre, dans une dérive à deux. La zone Twitter de Tiers Livre permet bien sûr, avec sa contrainte propre des 140 signes, de compliquer au su et vu de tous ses followers cette dérive à distance de la conversation, en entrecroisant avec certains d’entre eux des fils de conversations simultanées. Sachant que twitter, c’est aussi pour « déconner », échanger des blagues, se détendre : l’écrivain ne cherche pas toujours l’intensité et la profondeur !

3.3. Pudeur…

Deuxième explication : François Bon est un pudique, qui a besoin de la distance de l’ordinateur pour s’ouvrir, se confier, entrer dans une proximité, voire une intimité, même avec des voisins de quartier à qui il parle régulièrement dans la rue ou de jardin à jardin, et même avec des amis proches. Une distance qui le protège aussi, un peu, du bavardage : « C’est l’usage faible de la conversation qui m’insupporte, ou m’éloigne. Mais il y a tant de livres qui sont cela aussi, ou tant de journaux et magazines [85] » – sans parler de « la radio tchatche [86] ». Cette pudeur est d’ailleurs, dans Tumulte déjà, une limite au travail de l’improvisation par laquelle il cherche à descendre dans la masse de noir en lui : lire à ce propos les pages du livre en question sur des dérives impubliables qu’il met en ligne la nuit, un peu clandestinement, pour les retirer quelques heures plus tard et les verser dans une zone privée du site. François Bon est à l’opposé des recherches de sincérité à tout prix d’un Michel Leiris dans l’espèce de journal qui suit L’Âge d’homme et va de Biffures à Fibrilles. C’est pourquoi il s’interdit de tout publier ; il garde au fond un droit de censure sur ses improvisations. C’est peut-être cette pudeur qui, en plus du premier motif, l’empêcherait d’improviser à voix haute une page de blog : la voix en effet apporte un degré de plus à la présence, elle la matérialise plus que l’écrit. Elle déplace donc l’équilibre d’absence et de présence qui lui convient pour parler de lui-même à des proches. « La conversation est belle lorsqu’elle est écrite : elle y conserve les taiseux et les bavards », et « cette reconstruction écrite de la langue échangée est probablement son usage le plus élevé ou le plus tendu, en ce qu’il est le travail même de la relation à l’autre par l’interférence de langue [87]. » Pourtant François Bon ne recule pas les conversations vidéos en skype… et l’improvisation écrite des blogs, des séries critiques et autobiographiques est déjà suffisamment sociable, amicale, pudique pour que le fait de les parler puisse vraiment le gêner.

3.4. Écrire : verbe intransitif

Troisième explication : l’écrivain attend de l’écriture audio plus que ce que le ton de conversation peut lui donner, du moins dans sa version ordinaire qui est la mise en ligne de plusieurs billets quotidiens, destinés à diverses zones du site. Dans ce contact permanent de l’auteur de blog avec ses lecteurs, il semble difficile de se hisser au même niveau épuisant de concentration intérieure que dans des textes écrits pour soi, même s’ils sont écrits avec la même régularité [88]. Car l’improvisation des billets de journal ou de critique littéraire, si elle fait œuvre en faisant masse (comme les lettres de Mme de Sévigné), ne ressemble pas au fond aux expériences d’improvisation des textes de création, elle ne conduit pas dans les mêmes endroits : c’est une écriture transitive, directe, adressée à un autre, alors que la création artistique est intransitive (Barthes, Blanchot, cités dans Tumulte), indirecte, non-adressée. « À qui je m’adresse quand j’écris sur le site ? Est-ce qu’il y a une adresse préalable quand on écrit tout court, quand on était à la machine à écrire ou qu’on ouvre devant soi, de toujours, un cahier ? [89] » Le ton de conversation peut parfaitement être mis au service d’une écriture intransitive, comme c’est le cas dans Tumulte, ou dans les Essais de Montaigne, ou dans À la recherche du temps perdu de Proust, ou dans le Journal de Kafka, mais alors « l’écart réflexif » n’est plus le même, parce que « la possibilité même d’écart et de loisir dans la turbulence des choses » qui fonde la littérature change [90]. « La littérature, c’est l’instinct religieusement écouté dans le silence [91] » : c’est ce qu’a bien compris François Bon en ouvrant des sites non accessibles au public pour écrire Tumulte, ou, dans un autre registre, les proférations d’Habakuk et quantité d’autres textes, avant de les rapatrier partiellement dans Tiers Livre. Et en pratiquant dans le site même des espaces réservés. L’expérience d’improvisation que valorise François Bon dans Tiers Livre, ce n’est pas celle de la conversation des blogs, mais celle qui permet des dérives dans le noir, des navigations dans l’inconnu. Et c’est peut-être elle et elle seulement qu’il a en tête quand il propose à la fin de Tumulte, dans l’article 225, d’improviser à voix haute, à la demande, sur un des 135 thèmes non traités dans les 224 articles précédents.

Mais on peut aussi penser que l’écrivain ne juge pas nécessaire de parler à voix haute ses billets de blog pour en baisser le « bruit de conversation » (la sienne) précisément, et les rapprocher ainsi d’une expérience de lecture dense de textes denses, à l’écoute de ce « bruit de dessous de machine » qu’on entend plus nettement dans les textes d’invention. Car il y a aussi dans pas mal de textes des blogs une pression délibérément exercée sur le lecteur dans ce sens, un jeu de quitte ou double sur la durée de lecture d’une page [92]. Un compteur permet de remercier en bas de page ceux qui ont passé plus d’une minute à la lire : or beaucoup de pages prennent plus d’une minute à lire et chaque lecteur pressé a pu faire l’expérience de cette boule qui se forme au niveau du sternum, cette pression physique qui monte à mesure que, avançant dans la lecture, on doit résister à la pulsion de la quitter et consentir à aller au bout.

Inversement, on peut aussi considérer que la combinaison du texte écrit et de sa version audio favoriserait la lecture d’une page de blog, la voix de l’auteur ajoutant alors à son texte une force de présence supplémentaire.

3.5. Du proche et du lointain

C’est donc ce ton de la conversation, de la voix simplement parlée, que François Bon n’a pas encore utilisé dans l’écriture audio. La question est celle du proche et du lointain, de l’étrangeté et de la familiarité. On entend dans Tiers Livre des lectures, des proférations, des performances, installées dans une distance, une absence de familiarité avec l’auditeur, un certain lointain, qui a quelque chose de ce lointain d’où arrivent les voix de la radio dont parle Robert Walser dans un texte repris dans Tiers Livre (« la première fois que Robert Walser a écouté la radio », 19 mai 2007, article 862  [93]). Cette voix qui vient du téléphone, de la radio, aujourd’hui d’internet, mais en tout cas d’un ailleurs (différence avec le disque), Cocteau lui trouvait tantôt l’air d’un perroquet perché à tous les étages des maisons, tantôt en effet un « style d’oracle », porteur d’énigme et de révélation, style qu’il a lui-même cherché à épouser dans ses lectures radio de poèmes de Clair-Obscur en 1954.

Mais si actuellement François Bon parlait ses billets, articles, chroniques, alors c’est une voix plus proche que l’on entendrait, du moins si elle voulait coller à ce ton de conversation dont on entend déjà la rumeur, le « bruit de dessous » dans les blogs. À moins que, un peu comme Marguerite Duras et d’autres, qui se sont fabriqué à un moment un style oral modelé sur celui de leurs œuvres écrites, il ne décide de régler sa voix parlée sur celle de certains de ses textes ou lectures audio.

Conclusion

Comparativement à de très nombreux sites d’auteur, Tiers Livre donne à l’écriture audio une place globalement importante. Elle reste cependant très en retrait de celle donnée à tout ce qui est visuel d’une part, de certains projets « voix » de l’auteur abandonnés (provisoirement ?) d’autre part. Pourtant il n’en faudrait peut-être pas beaucoup pour que Tiers Livre bascule vers plus d’écriture audio, en revenant naviguer dans les parages du « Rabelais à haute voix » : pensons aux enregistrements de lecture audio ou « audio enrichi » disséminés ici et là, à la pratique de la musique et du chant aussi par François Bon, au projet de webradio, aux traces encore perceptibles dans certains liens d’un « labo voix » inclus dans le « labo perso » du site, et tout simplement à la conception très forte qu’il a des liens entre la littérature et la voix haute. Dans marabout bout de ficelle [Fragments du dedans], l’abécédaire commencé en août 2013, à l’entrée « Chant », François Bon se souvient « d’un manuscrit envoyé en 1979 à Paul Otchakovsky-Laurens, uniquement des notes sur la voix, puis un mois plus tard je lui envoie un mot disant que ce n’était pas mûr, de ne pas lire ce texte, et qu’il me le renvoie (s’il l’a survolé ou pas, quelle importance) en m’écrivant qu’il est impératif d’obéir à ces intuitions-là – aucune archive de ce tapuscrit, une centaine de pages, le suivant sera mon premier livre. » Le moment de suivre à nouveau cette intuition des débuts est peut-être venu : on peut rêver d’une bascule de Tiers Livre à la conquête de l’écriture audio…

Notes

[1] Cet article est fondé sur des navigations dans Tiers Livre menées durant l’été et l’automne 2013. Il n’a pas été fondamentalement modifié pour cette publication, alors que Tiers Livre a de son côté beaucoup évolué. De là un décalage dans le détail de certaines analyses (pages modifiées, etc.) et l’accès à certaines d’entre elles, passées en « Ressources réservées » (espace WIP mis en place en janvier 2014) ou devenues inaccessibles. Nous prions les lecteurs de nous en excuser.

[2] Édité depuis sous le titre Fragments du dedans, Paris, Grasset, 2014.

[3] Écrire audio, c’est se livrer à un travail d’écriture exclusivement sonore, dans la suite d’une histoire artistique bientôt séculaire de la radio et de ses outils d’écriture et de diffusion du son. Sera donc considéré ici comme écriture audio dans Tiers Livre tout ce qui s’inscrit ou circule dans le site sur un fichier son, en excluant les textes conçus par l’auteur pour être lus à haute voix mais qu’on ne peut pas concrètement entendre en activant un player. La bande-son d’une vidéo n’est pas non plus assimilable à de l’écriture audio, même si, nous le verrons, il y a des cas où le mariage du sonore et de l’image tourne très nettement à l’avantage du sonore.

[4] Autobiographie des objets, Seuil (2012), « Points », 2013, p. 15.

[5] Ibid.

[6] « 1964-1974, l’arrivée du bruit », Epok, n°50, numéro spécial « 1954-2004, 50 ans de culture et de technologie », 2004, en ligne ici.

[7] Autobiographie des objets, op. cit., p. 16.

[8] Ibid.

[9] Rolling Stones, une biographie, Fayard, [août] 2002 ; Bob Dylan, une biographie, Fayard, 2007 ; Rock’n roll, un portrait de Led Zeppelin, Albin Michel, [octobre] 2008.

[10] « 1964-1974, l’arrivée du bruit », op. cit. Fin de l’article : « Il y eut un monde de silence, et ce qui le brisa soudain, de couleurs, d’images et de voyages, et puis la grande normalisation : le bruit était partout, mais partout le même. Un jour, bientôt, je recommencerais à lire. »

[11] « Les Rolling Stones racontés comme votre vie même », France Culture, du 2 au 27 septembre 2002, Jacques Taroni (réal.). Rediffusion en juillet 2003. Trois matinées de travail. Voir « Journal images du 20 août 2002 » : « mixage du feuilleton Rolling Stones à France-Culture ».

[12] « Chiens noirs des seventies, Led Zeppelin », France Culture, du 1er au 19 novembre 2004, à 11h du matin. Claude Guerre et Jean-François Néollier (réal.). Chronique de l’enregistrement en octobre 2004 sous le titre « Radiodays, fabrique d’un feuilleton radiophonique » : « Quand on enregistre, on éteint toutes les lumières, et Claude Guerre est à quelques dizaines de centimètres, des fois danse dans la musique, ou me guide comme un chef d’orchestre. Il veut que ça aille plus vite, que je dise fort : tout le contraire de France Culture, quoi. »

[13]  « Comment pousser les bords du monde : Bob Dylan », France Culture, du 5 au 23 février 2007, Claude Guerre (réal.). Rediffusion en décembre 2011.

[14]  Quatre émissions d’1h20, avec le concours notamment de Valère Novarina. Montage d’entretiens et d’extraits des romans de Rabelais adaptés, lus et joués en direct par des comédiens.

[15]  Fiction 30. Radiodrames, France Culture, mercredi 10 octobre 2001, 20h30-21h. Durée : 30 mn. « Une collection proposée par Lucien Attoun » entre 8 février 2000 et 16 juin 2002 (62 émissions).

[16]  « Nouveau répertoire dramatique : Scène de François Bon », France Culture, 26 novembre 2000, 14h35. Durée : 25 mn. Christine Bernard Sugy (réal.). Avec Patrick Catafilo (Nicolas), Garance Clavel (la femme), Daniel Delabesse (L’ami).

[17]  « Perspectives contemporaines : Comédie-Française : Quatre avec le mort », France Culture, 23 avril 2002, 20h35. Durée : 1h23. Avec Catherine Ferran, Claude Mathieu, Jean-Baptiste Malartre. Pièce éditée en février 2002 aux éditions Verdier. Voir dans le « Journal images » du 8 mars 2002, « Enregistrement à la Maison de la radio de Quatre avec le mort ».

[18] Du jour au lendemain, France Culture, Alain Veinstein (prod.), 28 septembre 1988, 5h du matin, durée 45′.

[19] « Le Bon plaisir de… François Bon », France Culture, 8 avril 1995, 15h30-18h.

[20] « 50 ans  de la Maison de la Radio : hommage aux micros », ici.

[21] « source et futur de la radio, le micro », ici  et (mis en ligne le 12 novembre 2013).

[22] Même si ce titre, aujourd’hui, François Bon ne le juge plus aussi pertinent qu’avant, à cause de sa référence à l’objet livre.

[23] « Bâtisseur d’énigme », préface au Tiers Livre [1552], POL, 1993, page VII.

[24] « Longeville, de silence à silence », dans Caroline Pottier, François Bon, Vague de jazz, Grâne, Créaphis Éditions, 2012, p. 9.

[25] Capable en effet de faire naviguer un monde de paroles dans la nuit des mondes connus et inconnus de l’homme à son époque.

[26]  Comment Pantagruel monta sur mer, 4e de couverture.

[27]  Id.

[28] V. « Sans retour », Quart livre [1552], POL, 1993, p. XVIII : « Combien avons-nous été, à découvrir un jour, au terme de sept cents pages de lecture ce que nous n’aurions jamais supposé de réalisé dans la langue Lors nous iecta sus le tillac plènes mains de parolles gelées, & sembloient dragée perlée de diverses couleurs et savoir de ce moment que plus rien ne serait pour nous exactement comme avant (je me souviens, embauché en 1973 aux usines de roulements à billes S.K.F. de Fontenay-le-Comte, avoir pris la voiture et marché deux heures à l’aube dans le village désert de Maillevais et ses ruines). »

[29] « Poésie non traduite », impro voix dans un train, article 1068. Son repris dans l’article 2307.

[30] Tumulte, Paris, Fayard, 2006, p. 13.

[31] Id., p.14.

[32] Id., p. 15.

[33] Ce projet d’écriture, directement applicable à Tumulte, reformule avec quelques différences de texte un autre projet de fiction, « Fresque » dont l’article 1125 nous donne le début en annexe 3 (« Le monde vrai »), et qui aboutit à un texte « construit pour une performance orale » d’une heure à partir du même matériau, intitulée Chiffres dans son édition publie.net de 2007. 28 pages pour la performance orale d’1 heure, + 20 pages d’annexes. Le texte complet n’est plus disponible sur Publie.net. « De fin 1999 à fin 2005, je commence chaque journée en relevant dans la presse quotidienne en ligne des faits, événements ou curiosités qui me semblent constituer une fresque de l’état du monde, un bruit du monde. »

[34] Tumulte, op. cit., p. 519.

[35] Autobiographie des objets, op. cit., p. 225.

[36] Elle est inexistante dans les dérivations Youtube et Facebook du site, qui multiplient les captations vidéo de lectures et spectacles mais ne proposent rien pour l’oreille seule.

[37] Tiers Livre, certes, a l’ambition d’être sans porte d’entrée ni parcours uniques, dans laquelle on pourrait entrer par n’importe où parce que chaque page se suffirait à elle-même.

[38] « source et futur de la radio, le micro », article 3579.

[39] Ibid. Le site s’appelle Frémissements, « notes sur quelques sons et leurs échos », fremissements.wordpress.com

[40] « Paysages mondes », « Le petit journal », « Carrés urbains », « Écrans mémoire », « Routes, métiers », « Bibliothèques & librairies ». Le couple photo/texte est plus spécialement travaillé, réfléchi, interrogé dans certaines.

[41] Dont les images webcam de la série « mes webcams du dimanche » (voir ici).

[42] Article 1125 : « De fin 1999 à fin 2005, je commence chaque journée en relevant dans la presse quotidienne en ligne des faits, événements ou curiosités qui me semblent constituer une fresque de l’état du monde, un bruit du monde.

[43] V. Gilles Bonnet, François Bon, d’un monde en bascule, Chêne-Bourg, La Baconnière, 2012, p. 249 sur la forme spatiale, visuelle de l’écran.

[44] Désordre de son ami Philippe de Jonckeere ou, découvert durant l’été 2013, la rubrique photo du site américain Beautiful Decay TheOneShotMi, / « Photographie & Chantiers », site de la plasticienne Candice Nguyen…

[45] V. l’ouvrage de Christophe Deleu, Le documentaire radiophonique, Paris, L’Harmattan, 2013.

[46] L’article « les Rolling Stones en 20 fois 20 minutes » permet d’entendre des extraits de 12 émissions du feuilleton diffusé sur France Culture. Voix anglaise de Judith Allison.

[47] Voir ici et « pour accompagner le feuilleton France Culture, le texte de l’épisode 3, consacré à l’enfance de John Bonham, batteur de Led Zeppelin » en ligne .

[48] Voir des vidéos ici avec lecture par l’auteur de deux versions d’un de ses textes.

[49] Présentation de l’auteur. Textes écrits sur habakuk.fr, en partie rapatriés sur la plateforme alors principale de Tiers Livre. François Bon en a tiré ensuite un livre édité chez publie.net sous le pseudonyme d’Habakuk et sous le titre Profération contre l’état du monde et de soi-même, aujourd’hui retiré. « L’atelier principal de Formes d’une guerre a été ce blog commencé de façon anonyme, habakuk.fr, vers avril-mai 2009, dans le trouble de savoir le départ imminent pour un an d’Amérique. À l’arrivée à Québec, quelques mois plus tard, dès la première semaine, j’en reprenais les textes ici dans le site principal. »

[50] Rubrique : « Plus d’étonnement à la voix, impression de l’avoir lu avec la voix de mon père. »

[51] Ici.

[52] Ici.

[53] Lecture de La Grande Bretèche en février 2013, avec micro cravate) : « C’est une version speed, dans mon enregistrement elle fait 54’, et la lecture je l’ai faite en 45’ » (article 2890).

[54] « Howl : Ginsberg traduit et dit par Darras ». V. aussi « Duras sans religion » (article 933)  : Cathie Barreau, Sophie Merceron, François Bon. Cependant la dérivation Youtube du site semble préférée pour déposer ces lectures par des tiers. On a aussi dans Tiers Livre une rubrique [tiers livre sur You tube], 10 articles, avec des « captures maison » vidéo de lectures : Pierre Ménard lisant un de ses textes sur iPad, dans une salle banale de BDP d’Indre-et-Loire mai 2013, Pierre Martot lisant l’Odyssée d’Homère, festival Terre de Paroles en Normandie (24 mai -2 juin 2013), sur lutrin d’église.

[55] « À l’écoute : François Bon lit La Mort du jeune aviateur anglais, un extrait d’Écrire, © éditions Gallimard, 63’ » V. ses commentaires sur sa lecture dans « La Baule, écrivains en bord de mer, samedi 21 juillet : hommage à Marguerite Duras » (dans l’article « Duras sans religion » ?) : « Je crois que j’avais une idée préalable de la voix (blanche, avec silences et coupes nettes), qu’il fallait à Duras. C’est très certainement cette musique-là que Sophie Merceron a utilisé pour “le coupeur d’eau”. Probablement que, si sa lecture n’avait pas précédé directement la mienne, je me serais embarqué de tout autre façon. »« C’est parce que ce soir je lis le texte à voix haute que j’ajoute une strate à ma compréhension du texte. »

[56] « Carnets du dedans / Observation de soi et du monde »,  ici.

[57] « formes d’une guerre | 40 fois crier », article 3105.

[58] « François Bon | le son que je cherche », ici. Texte écrit en 2010 à Montréal, à l’occasion des premières lectures-performances de Kabakuk, Note de l’auteur en rubrique 101 : « Formes d’une guerre est un ensemble de textes rédigés initialement dans le bus retour Montréal-Québec, de nuit, lors de trajets hebdomadaires, au printemps 2010. Ces textes ont servi de support à un travail commun avec Dominique Pifarély (violon, violon électrique, traitements électroniques), Philippe De Jonckheere (images, vidéo-projections) et Michele Rabbia (percussions) créé à Montbéliard en décembre 2010 puis repris en 2011/2012 à Poitiers, Lyon, Louvain. »

[59]  V. Dominique Viart, François Bon, Paris, Bordas, «Écrivains au présent », 2008, p. 138 : lecture en arpèges, montée en tension, accélérations et heurts, explosion.

[60] Cependant François Bon écarte l’idée d’une « écriture rock » par exemple : ce n’est pas un modèle. Bruit, silence…

[61] Lectures de Baudelaire sur musique de Kasper Toeplitz. Disque HC avec lui : Horizon noir.

[62] V. « lire en public, astuces & matériels / recommandations pour lire à haute voix», page de juin 2008 modifiée en janvier 2010 qui précise : « On m’a parfois proposé de lire avec micro cravate : le son est très bon, mais pas possible de moduler – d’autre part, très perturbé par l’absence de repère spatial immédiat » (article 1211).

[63] En japonais, « le bruit de la conversation ».

[64] « Au début sur un fond de batterie de John Bonham, puis relais par texte off perso avec delays et traitement, puis un son de basse aussi enregistré préalablement (Amérique 17 – première fois que j’utilisais en public mes propres pérégrinations à la guitare basse, ai dit à personne qu’avais fait la bande-son !) » (ici). V. aussi « Québec, 318 jours | l’usine à papier / mon premier Pecha Kucha : 6’40 texte & son, sur 20 images à 40″ chaque (et que ça se prépare) », où il fait l’éloge de la contrainte de temps, comme à la radio (article 2131).

[65] V. « littérature et violon au Rex à Cavaillon » (13 avril 2007) : « à la fin ce texte sur la peur complètement réimprovisé une fois de plus une fois au micro. »

[66]  Précédées de l’interprétation par Emmanuel Tugny, Olivier Mellano avec Dominique A. pour le CD Ralbum aux éditions Leo Scheer. Album présenté ainsi sur MySpace : « À l’occasion de l’anniversaire de mai 68 des écrivains rencontrent des musiciens pour exprimer leur ras le bol face à l’époque, sociale et politique. Un pamphlet musical, un manifeste. »

[67] Exemple « tu marchais dans la maison des morts (avec Philippe Rahmy) », une vidéo de juin 2007, « diaporama de photographies numériques extraites via le mot-clé tombes de mes archives images, d’un texte réalisé séparément, puis lu directement pour le petit micro inséré dans l’écran de l’ordinateur portable, en même temps que défilent les images » (article 121).

[68] On arrive ici en droite ligne des excitations d’idées des années vingt sur le « phonographe créateur », de Cocteau enregistrant des disques pour Columbia avec le désir de collaborer avec la machine, comme il le dit dans Opium (1930) : « Ne plus adorer les machines ou les employer comme main d’œuvre. Collaborer avec. »

[69] marabout bout de ficelle, article3621#chant.

[70] Réponse à l’enquête sur la diction de la poésie à la radio (1953-1954), dans Les écrivains hommes de radio (1940-1970), Pierre-Marie Héron (dir.), Montpellier, Publications de Montpellier 3, 2001, p. 171.

[71]  « Le Club d’Essai », La Chambre d’écho, n°1, [avril] 1947, repris dans Pierre-Marie Héron, Jean Cocteau et la radio, Paris, Éditions Non Lieu, Cahiers Jean Cocteau 8, 2010, p. 15. Sans parler des voix doucereuses, quasi hypnotiquement imposées par l’existence du micro (le fameux « ton confidentiel » recommandé en 1942 par Jacques Copeau) et les conditions « hors du temps » du studio. Là contre, Artaud, à la radio : Pour en finir avec le jugement de dieu. C’est ce vide sans rumeur de l’enregistrement initial, très difficile à compenser après coup par des bruitages ou mixages de sons d’ambiance avec la lecture, qui frappe aussi à l’écoute de Quoi faire de son chien mort ? et de beaucoup de fictions radio enregistrées aujourd’hui à France Culture.

[72] « videoroute | le temps clignote /images et voix de la ville, suite »

[73] « D’Henri Michaux (1899-1984), à Danielle Collobert (1940-1978), certains ont suivi pourtant cette ligne de crête, l’exploration intérieure à sa limite. »

[74] « Ma première lecture de Rabelais avait eu lieu sur cette cale, au couchant, face à la baie de Lampaul. J’y suis revenu la deuxième semaine, à la même heure, comme un rendez-vous personnel – juste pour expérimenter à haute voix ce récit, dans ce contexte, cette heure, cette présence. Bizarre de constater après coup comme la voix qui surgit n’était pas mienne. »

[75] Les écrivains hommes de radio (1940-1970), op. cit., p. 153.

[76] « On est ordi contre ordi, et quand on boucle un brouillon de rythmes radio, il écoute les yeux fermés. »

[77]  « Le calme dans la colère, pour la colère. Question d’improviser dans la colère. Expérience de Cocteau en cure de désintoxication que ses meilleurs dessins ne sont pas ceux faits dans la douleur. Rapport à Artaud : longue mise au point de Pour en finir avec le jugement de dieu ».

[78] « Dernier soir au Québec. Replier le matériel, ce qu’on a gardé sur la table. L’ordinateur, la carte-son, le micro. Vérifier si ça marche comme il faut, comme ça, juste. Enregistrer une voix. Il reste peu de papiers. Il y a cette page d’Antoine Emaz, tirée des Poèmes communs. Je m’en suis servi pour un atelier d’écriture, à la fac. C’est très court (c’est même ça, l’exercice, sentir les forces, les tensions, le blanc, l’aigu, entrer dans l’énorme violence du bref). J’ajoute le texte lu sur la piste voix. Dans les prochaines semaines, nous serons à nouveau voisin, avec Emaz. »

[79] Yann Paranthoën, preneur de son de l’émission Du jour au lendemain et célèbre auteur radio de Lulu, d’Enquête à Lesconil, regrettait qu’il soit inexistant dans la série de Veinstein (v. Alain Veinstein, Radio sauvage, Seuil, « Fiction & Cie », 2010, p. 212-215).

[80]  Radio sauvage, op. cit, p. 213.

[81]  « Et les abysmes eriger au dessus des nues », préface à Gargantua [1534], POL, 1992, page VI.

[82]  « Bâtisseur d’énigme », préface au Tiers Livre [1552], POL, 1993, page I.

[83]  marabout bout de ficelle, op. cit.

[84]  « visite guidée | l’actu du site en vidéo, 01 ».

[85] marabout bout de ficelle, op. cit.

[86] « 50 ans de la Maison de la Radio : hommage aux micros », art. cit.

[87] marabout bout de ficelle, op. cit.

[88] V. Tumulte.

[89]  « de 1035 à 1051 sur 10 000 / segments séparés d’une suite en construction », article 621, fragment 1068.

[90] V. François Bon, Après le livre, Paris, Seuil, 2011, p. 7.

[91] Proust, Le Temps retrouvé (1927).

[92]  Cocteau, La Difficulté d’être (1947) : casser la phrase pour obliger à lire.

[93]  « Quelque chose de lointain vient à vous, et ceux qui produisent ce que l’on entend parlent à tout le monde à la fois, c’est-à-dire qu’ils sont dans une totale ignorance du nombre et des qualités de leurs auditeurs. »

Auteur

Pierre-Marie Héron est professeur en Littérature française à l’université Paul-Valéry Montpellier et membre de l’Institut universitaire de France. Il dirige à Montpellier le programme de recherche « Les écrivains et la radio en France (XXe-XXIe siècles) », dans le cadre duquel il organise colloques et journées d’étude et coordonne la publication d’ouvrages sur le sujet. Derniers titres parus : Écrivains au micro. Les entretiens-feuilletons à la radio française dans les années cinquante aux PUR (2010) ; Jean Cocteau. Pratiques du média radiophonique chez Minard (2013); Les radios de Philippe Soupault (Komodo 21, 2015). Il a aussi piloté en 2012 la réalisation du DVD-ROM et du site internet Jean Cocteau unique et multiple.

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Tiers Livre : « le théâtre c’est dedans »


Scène de voix diffusées, de commencements toujours repris, de corps dont l’absence même témoigne d’une présence plus urgente, monologues successifs qui cherchent les intersections entre soi et le dehors, là où le dedans vibre de tout ce qui s’y affronte, site en tant qu’espace parcouru par le temps de le dire : tout cela fait de Tiers Livre un théâtre, non pas réel ou métaphorique, mais en puissance. C’est l’hypothèse, ou, pour mieux dire, le rêve de ce propos.



Texte intégral

Donc Tiers Livre est un théâtre,

le contraire d’un théâtre, évidemment, et c’est en cela peut-être que, plus sûrement, il l’est, radicalement : qu’il rejoint intérieurement le rêve et le désir et la possibilité d’un théâtre total, d’un théâtre qui se passerait d’en être un, enfin, qui pourtant incessamment lèverait cela, la présence réelle du théâtre, son rêve, son désir, sa possibilité :

théâtre de nos villes : toujours situés en bordure de nos villes, ces théâtres aujourd’hui, et pour y aller, ce n’est pas rien : ce n’est jamais rien, non, et c’est d’avoir traversé le dehors qu’on le rejoint, le froid souvent, et l’attente, le temps vide entre la vie et ; et on ne sait pas — vite, ensuite, ça commence ;

déjà on sait que c’est manqué, le théâtre dans nos villes : l’interruption de la vie qui fait semblant de ne rien interrompre ; les corps bien sûr sont là qui disent les mots, prennent la parole mais on ne sait pas à qui, à quoi, et nous dans le silence et le noir (pourquoi ?), on garde le silence et le noir, mais on ne nous a rien donné, on le garde quand même,

et sur ce quand même on pourrait en faire une vie, parce qu’il faudra bien le rendre, on n’en veut pas cependant, tout ce silence et ce noir, les théâtres vraiment dans nos villes, c’est incompréhensible et c’est ; en sortant toujours, cette impression que non, rien n’a eu lieu (à peine le lieu), et on pourrait bien cracher par terre en disant plus jamais,

plus jamais et pourtant, le vendredi soir prochain, on sera assis dans un autre théâtre, en se disant : ça commence encore, la présence réelle des corps levés devant nous pour dire les mots, et l’impossibilité de les toucher, juste là et pourtant si loin, insituable, le surgissement du proche inapprochable, comme un miracle.

le théâtre ou la levée des corps, et des voix qui n’appartiennent à personne, sur laquelle la ville soudain branchée, liée à elle comme des feuilles sur le point de tomber, le théâtre comme ce qui circonscrit un espace ouvert, un espace qui tiendrait d’un dedans — cavité, crâne, tombeau, berceau  —, et d’un dehors manifeste — puissance qui engouffre, et rien au-delà —, le théâtre comme cela, et comme ce qui ne saurait jamais l’être, le contraire de la vie (et le détester tant pour cela), et le seul lieu où l’on pourrait dire qu’ici se dit le contraire de la vie [1] (et l’aimer tant pour cela, oui, et y revenir, le vendredi soir prochain) : mais comment faire ? Et où approcher l’insituable de nos corps, du monde, et de l’autre ? Dans quel site pourrait se désigner l’insituable de nos expériences ?

sur l’écran est un cadre, le plateau, une fenêtre ; mille plutôt, mille qui s’entrecroisent, se chevauchent et se répondent, des voix mille et davantage, et l’écran, comme on s’y perd, des récits plus de mille et un, le carré dans lequel s’engouffre tout, le bruit du monde et soi-même, l’endroit de la bibliothèque et là où nous parvient la brutalité du réel, celui qui est l’actualité brute du temps, et sa part la plus secrète, le mystère qu’on confie à ces endroits publics,

oui, l’écran comme une table d’écriture, de lecture, du mouvement qui organise les flux de l’écriture à la lecture pour les confondre, l’écran est là où ça surgit, mais quoi, on ne sait pas c’est pour quoi on laisse surgir, et on appelle ça surgir,

l’écran, un grand plateau de théâtre où viennent des corps sans qu’ils aient besoin de corps vraiment, et des voix, et des morceaux épars de ciel et de ville, et comme on raconterait à un sourd le bruit, mais comment il l’entendrait, le sourd, tout ce bruit, en lui : voilà, c’est un théâtre, là vient se déposer ce geste ; à la fois : un enfouissement et un arbre, c’est l’écran, et

partout autour de l’écran, et auprès de nous, que l’on veille, c’est le silence, et le noir plus grand encore, que l’on porte : qui est l’accueil, mais intempestif ; le privilège de l’écran est là, quand le livre a encore besoin de lumière artificielle pour exister, non l’écran produit sa propre lumière parce que la fenêtre est sa propre lumière, et on ne se rend même pas compte que la lumière que l’écran diffuse n’est pas un éclat, seulement sa manière à lui de surgir pour être visible : un corps plongé dans un corps accroît son propre volume, on ne sait plus de quel corps on parle ; un corps est visible dès lors qu’il intercepte de la lumière : le site est à la fois de la lumière visible et ce qui le rend visible ; en arrière de la lumière, des signes, comme des mains négatives sur la paroi des roches noires, lointaines et sacrés, en fait des morceaux de réalités qui font écran à la lumière, on se penche ce sont des lettres, et mentalement soudain des mots, des voix qui sortent sans besoin de corps, qui passent,

le rideau déchiré était le plateau lui-même, on est enveloppé du silence et du noir parce que soudain, et on ne le savait pas, c’était la condition de ce théâtre, du site insituable enfin qu’est l’écran, un théâtre, vraiment, de pied en cape ;

d’un côté, la vie, de l’autre, nous-même, et pour que cela ait lieu (la présence), il faut bien qu’il y ait un tiers, quelque chose qui serait en dehors de soi où, non pas se voir, ou se lire, mais qui du dehors peuplerait tout un dedans, une sauvagerie de mots, et la tendresse de les déposer là ; un mur transparent, second, troisième, quatrième, de l’autre côté duquel on se tiendrait, et on dirait : c’est là : le tiers, ce ne sera pas un livre, évidemment, cet objet clos qui est déjà tout constitué de mots avant qu’on l’ouvre, comme fait pour du passé, l’avoir lieu du temps, non, c’est fini, le temps passé est une idée ancienne, le tiers, c’est aussi le tiers du livre, c’est le tiers d’un temps entre le passé et ce qui est sur le point de, quelque chose comme de la présence confondu avec son imminence et un désir : en chaque instant c’est là qu’on est, qu’on pourrait être, l’écran tendu pour qu’on le traverse, mais on ne franchira pas, et devant quoi l’on se tient : ceci à cause de quoi un jour de grand désœuvrement, on a commis le théâtre, la présence, soudain là sur l’écran, qui passe —

que la parole n’est pas l’attribut de l’homme, mais la preuve, on le sait : sur l’écran, donc, ce qui passe ne prouve rien que cela : le passage du temps, et sur la même surface de temps que soi, les textes qui s’écrivent écrivent aussi le temps, ce n’est pas un journal du temps, mais bien le levée des voix : oui, leur présence réelle ;

sur l’écran, c’est écrit (dans les archives, sans que je comprenne vraiment ce qu’est une archive dans Tiers Livre, puisque je le découvre en ma présence, hier soir, hôtel des Arts de Montpellier, dix-neuf heure neuf, je lis ce texte écrit je ne sais pas quand, dans le passé sans doute, un passé contemporain de ma lecture d’hier soir, les phrases anciennes mais qui disent maintenant pour nommer) maintenant, ce miracle :

Axiome, un : que le théâtre lui-même soit toujours présent dans ce qu’on avance. Que chaque phrase dite ait sens dans le miroir du théâtre se disant lui-même [2].

car miracle de cette phrase qui accomplit son propre miracle, le programme de sa présence, qu’elle exécute dans l’instant, son arrêt de mort, force vitale quand elle ajoute, via Fellini :

« Il suffirait de se poster à un coin de rue et regarder ». Lui rêve de ça, d’une pièce qui le mettrait en position d’assister au spectacle du monde et de le refaire [3].

théâtre, donc : coin de rue à l’angle duquel tourner (et quand même oser, même s’il pleut), si le site est ce théâtre, alors selon l’axiome deux :

le dehors est contenu dans la phrase, mais suggéré par l’écart de la phrase avec le dehors qu’elle nomme, quand le roman le contient pour s’y appuyer. Ici le dehors est l’ouverture noire du plateau sur rien, mais un rien qui réfère tout, le rien évidemment peuplé [4].

théâtre, oui : « séjour où des corps vont cherchant chacun son dépeupleur. Assez vaste pour permettre de chercher en vain [5]» Un site comme ce théâtre même, non pas le théâtre de nos villes, mais son rêve, c’est-à-dire théâtre conçu comme un labyrinthe,

un espèce d’espaces où chaque texte est une nouvelle anti-chambre qui trompe le chercheur et repousse le lieu où se situe l’insituable du tombeau (il n’y a pas de salle de tombeau dans un site, pas même de tas de cendre qui dirait : « c’est fini », « c’est là qu’est le terme ») — un site multipliant les portes, un théâtre avec des scènes juxtaposées dans chaque acte, et le vieil art de Racine qui nous a appris que chaque scène rejoue en totalité l’ensemble de la pièce en monade : ici chaque texte est l’ensemble du site lui-même, et en chacun de ses points : toile ; toile qu’en agitant une des extrémités, je fais vibrer dans son ensemble, et parcours [6] : parcours en ligne d’erre.

théâtre du Tiers Livre, sa radicalité, l’épars d’un corps désorganisé à mesure qu’il se donne naissance, texte à texte, c’est-à-dire un jour après l’autre : la réplique de l’un qu’on endosse, et la réplique d’un autre que soi, le lendemain :

Axiome, quatre : […] que chaque réplique vaut comme totalité, et non pas comme lien rhétorique à ce à quoi elle répond, ou ce vers quoi elle ouvre. Et combien ici chutent [7].

théâtre : non pas lieu coupé où se raconter des histoires pour de faux, tromper l’attente, l’ennui, le froid, mais au contraire, théâtre là où seul peut-être l’invention de la présence prouve la présence, là où le monde s’engouffre et se trouve nommé, visible : dignité du geste, de la parole —

tant de routes, tant d’enjeux / Tant d’impasses, je me trouve au bord de l’abîme / Parfois je me demande ce qu’il faudra / Pour trouver la dignité [8]

dignité comme quête, comme chemin, dignité de la langue, cette anfractuosité de langue où vient surgir Tiers Livre comme arme de reconquête, tel qu’il se lève, tel qu’il avance au-devant de lui-même dans le noir et le silence des villes quand elle reflux le soir : reconquérir des territoires de fiction, reprendre possession des lieux (intérieurs, politiques, symboliques) que le pouvoir, ou la vie dans son organisation policière, nous a pris ;

Tiers Livre est l’autre nom du théâtre à cause de cela : qu’il est cette reconquête de nos territoires de fiction ;

vieux rêves du théâtre, « qu’en un lieu, qu’en un jour, un seul fait accompli / tienne jusqu’à la fin le théâtre rempli [9] » : le lieu, c’est le site et le dehors tout entier là ; le jour, c’est aussi une part de la nuit, toujours le temps où je viens ouvrir l’écran pour m’y rendre, c’est le nuit qu’on vient lire, n’importe quel jour, tant qu’il demeure au présent [10] ; le fait accompli est la propre expérience du réel, sa traversée qui met sur le même plan les lectures et les rêves qui naissent d’elles, et les images de la ville, les terreurs, les libres pensées lâchées sur le monde pour mieux l’inventer, s’y affronter — et jusqu’à la fin, on ne sait pas, on rêve de temps à temps à cette fin qu’on a mis en arrière de soi, que le temps ne viendra jamais arrêter, maintenant qu’on est vivant, présent à cette vie de nouveau donnée : alors le théâtre rempli, on comprend que c’est nous-même, plein de ces rêves,

un rêve de théâtre, si le théâtre est le rêve qu’on en fait, qu’il est l’espace du déploiement, le lieu d’un long dépli : corps via l’absence de corps, et voix, possible par cette absence même, silencieuse, écrite :

lente cérémonie du temps propre à celui qu’on s’accorde pour lire (et auquel on s’accorde), des lumières sur l’écran, des présences désirées qui s’échappent ;

lieux fantastiques, là où celui qui parle, dedans Tiers Livre, déplie en lui les colères — « je parle dans la colère [11] », axiome zéro, non-écrit, implicite préalable à la prise de parole, tandis qu’on nomme lyrisme cet espace où vient naître la parole du « Tiers Livre » : colère comme force vitale, joyeuse, terrible, inquiète, croisement politique et éthique :

oui, le lyrisme comme espace où naît la colère, espace intérieur qui devient site — lieux fantastiques et intimes qu’ouvre « Tiers Livre » à chacune de ses pages et qu’on vient intercepter : théâtre du regard :

car au théâtre, j’aime (mais j’ai compris peu à peu que je ne peux pas faire autrement, que c’est un compromis que j’ai négocié avec le théâtre lui-même) me placer sur le côté, au bord, dernier fauteuil auprès de l’allée, pour intercepter la technique de l’acteur, ne pas la voir frontalement (d’où vient cette peur d’être dévisagé ?) ; ici, sur l’écran, c’est un même dispositif immédiatement qu’on endosse : celui qui dit je à la surface de l’écran vient intercepter les expériences du monde, et à même échelle, la vie, les essais libres de la pensée, les colères, les notes brèves arrachées au monde et à la volée les images que le réel pose sur lui qu’ensuite le site arrache pour les déplacer, nous les rendre de nouveau visibles, interception première qu’on intercepte à notre tour, de biais toujours :

le théâtre, un lointain insituable que seul le site peut désigner, comme présence et comme ailleurs

(phrase de Michaux sur le théâtre, ou sur le web :

Au théâtre s’accuse leur goût pour le lointain. La salle est longue, la scène profonde. / Les images, les formes des personnages y apparaissent, grâce à un jeu de glaces (les acteurs jouent dans une autre salle), y apparaissent plus réels que s’ils étaient présents, plus concentrés, épurés, définitifs, défaits de ce halo que donne toujours la présence réelle face à face. / Des paroles, venues du plafond, sont prononcées en leur nom. / L’impression de fatalité, sans l’ombre de pathos, est extraordinaire [12].

alors les violences du réel ainsi prises, découpées, nous sont rendues en propre et jamais dès lors le site est sa propre clôture : joie de ce théâtre qu’il appelle — joie en cela que sans cesse il cherche à sortir du théâtre : puissance du Tiers Livre quand on se retrouve dehors à sortir l’appareil photo pour saisir un type avec une violoncelle dans le dos, et parfois on ne l’enverra même pas, cette photo, à celui à qui pourtant on la destine, on la gardera pour soi parce qu’elle est trop floue, elle est toujours floue, cette image qu’on destine à celui qui l’a produite secrètement en nous, ou sur twitter on la déposera comme un salut, discret, à la cantonade, le monde qu’on aura ainsi partagé, parce que soudain il est de nouveau le nôtre, qu’il a été nommé, qu’il a pu faire de nouveau l’objet d’une conquête : site comme dépôt de ces récits qui forment le théâtre levé : un type flou avec son violoncelle dans le dos [13], ou les carrés de cimetières [14] qu’on longe en train [15], les caddies de supermarché abandonnés la nuit [16], ces rectangles d’immeubles [17], les grandes dalles dans les abords des villes [18], les mots obscènes qu’on nous inflige en immense sur les panneaux publicitaires [19], les novlangues du pouvoir [20], les regards des morts [21], les retards des trains à cause des sangliers follement libres [22], les chambres d’hôtels dans les villes de passage [23], les objets qui sont notre mémoire [24], et la mémoire comme appartenance au monde que l’on choisit, et les mots des autres, aussi, surtout, en partage [25], parce que le présent se donne, que c’est en cela qu’il est profondément présent, don absolu d’une langue rompue en deux pour que l’autre y vienne mordre, le site dans l’accueil de tout cela, cette pâture de villes et de ciel, comme au jusant des marées, laissés, ces corps de villes éventrées que l’écriture vient recueillir, en détourner l’usage, quelque chose comme matière vivante du monde, là, levé, en présence —

Marcher dans un décor, salle vide : les fantômes de voix s’accumulent, linéaments dans l’air, comme des reliefs matériels de parole. Quand je me déplace dans l’ossature ouverte du décor, je les sens me frôler au visage, je les sens réellement, je n’ai qu’à mettre la voix sur eux. Alors écrire devenant possible, par le relief et puis ce vide, mais un vide acoustique. Je suis redevable au théâtre de cette magie minimum, plateau devant salle vide, et c’est par ce lien et cette dette que j’accepte la responsabilité de parole [26].

le site comme ossature et vide premier, que chaque page accroit et remplace, le frôlement de visage, je pense à cette jeune Noire qui tout en haut du World Trade Center, tous les onze septembre de chaque année, tombe [27], avec en arrière, le visage de Michel Piccoli, pourquoi ces superpositions de sens deviennent le sceau du temps : théâtre cela aussi :

Ce qu’au-dedans on hurle, et ce qui est tellement trop lourd ou fort pour qu’on le hurle. Et qu’ici on aurait choisi. Comme plutôt ramper, se cacher, venir par les côtés, et que ce qu’on recevrait de paroles on n’aurait de cesse d’à nouveau s’en départir.

Étrangeté du théâtre : ne pas pouvoir s’immobiliser, avoir envie de marcher, chercher sur le plateau les points d’appui, où résister au vide, et par quoi la parole peut prendre énergie de sourdre. Beckett a introduit qu’on reste fixe : se soumettre assez l’énergie pour la canaliser depuis ce point fixe. Il me suffit de penser cela pour être effrayé [28].

car le théâtre arpenté est son propre désir : la seule géométrie possible du site est une circulation : le site comme les cartes de Gracq [29], devant quoi on rêve longtemps parce que c’est du temps et de l’espace à la fois [30], c’est le lieu et la formule d’un roman qui aurait trouvé en lui son épuisement et son recommencement ailleurs, car le théâtre, c’est aller,

et dans le site, cet en-allée horizontale d’un jour à l’autre pour déjouer la fosse à bitume du web : la souveraine en-allée qui disperse, l’archive quand elle remonte et qui devient l’actualité même du présent.

Le théâtre, c’est dedans, tu avais dit. Un jardin sauvage, tu avais continué… C’est la ville qui en toi crée géométrie intérieure, et la condition pour que dans cette géométrie tu disposes non pas les mots, mais probablement toi-même et toi au dedans, mais probablement la pensée même, et ton désir de ces musiques obsessives, récurrentes, qui sont musiques des seules brillances dans la nuit. Il suffit, très loin dans la ville, la géométrie grise d’une vitre encore éclairée, il suffit du mystère gris de ce qui t’en sépare, il suffit – à un rouge frotté – de l’impression évidemment fausse que la ville te regarde et t’attend [31].

donc, Tiers Livre est ce théâtre, théâtre du dedans qui en retour rend le dehors désirable et possible, un dehors qui n’attendra pas longtemps pour qu’on vienne s’y affronter : le site est une planche d’appel —

alors, et enfin, le site comme théâtre de rues, qu’on vient approcher à main nues et « Quand une ville résulte d’une idée architecturale globale, chaque rue est dessinée pour un usage, mais l’usage réinvente ses coutumes, ses traverses [32]. » — là où il a lieu, Tiers Livre, c’est au point d’usage qui vient où la ville est abandonnée à elle-même, c’est-à-dire à celui qui vient le recueillir pour l’écrire, et le donne à celui qui le lit, passage des rues abandonnés du Pays de France jusqu’au Saint-Laurent, la rue large du fleuve si large qu’on ne voit pas l’autre rive, circule  et fait circuler les énergies qui voudrait s’en réapproprier les forces : « On peut brûler la bibliothèque d’Alexandrie, rêvait tendrement Artaud. Au-dessus et en dehors des papyrus, il y a des forces : on nous enlèvera pour quelques temps la faculté de retrouver ces forces, on ne supprimera pas leur énergie [33]. » Il ajoutait, ailleurs : « La vie est de brûler des questions [34] » — dans tout ce feu, reste encore la brûlure ;

au moment où le théâtre cesse commence le dehors, au moment où l’interruption du théâtre s’interrompt s’ouvre ce qu’au dehors le monde nous refusait et qui devient possible : c’est ce moment qu’élabore infiniment Tiers Livre : de la présence, radicale, celle qui désigne les territoires qu’en partage on reconnaît nôtres, et qu’ainsi nommé, on va rejoindre,

Notes

[1] De Bernard-Marie Koltès, la dette inestimable en partage.

[2] François Bon, « Théâtre » ; texte d’abord paru dans le nº 61 de la revue Alternatives théâtrales, Bruxelles. Repris dans Tiers Livre ici.

[3] Ibid.

[4] Ibid.

[5] Samuel Beckett, Le Dépeupleur, Paris, Minuit, 1970, p.   7 (premiers mots du texte).

[6] Voir ce que dit Gilles Deleuze dans les dernières lignes de son ouvrage sur Marcel Proust, Proust et les signes, Paris, PUF,  « Quadrige », 1970.

[7] François Bon, « Théâtre », op. cit.

[8] Bob Dylan, Dignity, chanson enregistrée pour la réalisation de l’album Oh Mercy, en 1989 — non retenu dans la version finale de l’album, elle ne parut que dans la compilation Bob Dylan’s Greatest Hits Volume 3 en 1994. « So many roads, so much at stake / So many dead ends, I’m at the edge of the lake / Sometimes I wonder what it’s gonna take / To find dignity » (Traduction personnelle).

[9] Nicolas Boileau, Art poétique, 1674 (Chant III,  vers 45-46).

[10] « Né le plus souvent avec la tragédie même (qui est une journée), le Soleil devient meurtrier en même temps qu’elle : incendie, éblouissement, blessure oculaire, c’est l’éclat (des Rois, des Empereurs). Sans doute si le soleil parvient à s’égaliser, à se tempérer, à se retenir, en quelque sorte, il peut retrouver une tenue paradoxale, la splendeur. Mais la splendeur n’est pas une qualité propre à la lumière, c’est un état de la matière : il y a une splendeur de la nuit. » (Roland Barthes, Sur Racine, “L’Homme racinien”, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 1979, p. 25.

[11] « Elle dit : Et c’est se dresser face à l’ordre du monde, se tendre la main, un instant s’ériger contre l’ordre et le remplacer par un autre, éphémère et provisoire, né de l’excès même où collectivement on s’est mis et qui ne lui survivra pas. Elle répète : Impatience. Je parle dans la colère. » (François Bon, Impatience, Minuit, 2004, repris dans Tiers Livre ici.

[12] Henri Michaux, Ailleurs, « Voyage en Grande Garabagne », Paris, Gallimard, « Poésie/NRF », p.  19.

[13] « violoncelle rouge à jambes », en ligne ici (sauf indication contraire, les pages citées ici sont issus du site de François Bon, Tiers Livre ; on se borne à indiquer le titre dans lequel on peut les lire, ce 29 septembre 2014).

[14] « [31] un livre est un grand cimetière où sur la plupart des tombes on ne peut plus lire les noms effacés », en ligne ici.

[15] « tombes », en ligne ici, ou « Paysage Fer | passer du livre au film »,  (et échos au Désordre : « commandes, livraisons, alignement… », ).

[16] « La ville, quand elle ne se regarde pas elle-même », en ligne ici (et la série des publicités sur caddies de supermarché : « caca dans l’eau », ou « mangez du chat »).

[17] « zone urbaine | Microsoft est (aussi) un immeuble », en ligne ici.

[18] « roman-photo | les ascenseurs aussi sont une fiction », en ligne ici.

[19] « l’homme en pub », en ligne ici.

[20]  « lots pour nos Enfants », en ligne ici.

[21] « Rimbaud regard bouche », en ligne ici.

[22] « zone urbaine | vidéo du train qui pleure », en ligne ici,  ou « à celle dont je ne saurai rien »,  .

[23] « nature morte hôtel Cergy », en ligne ici, ou « Roubaix, chambre d’hôtel offerte », .

[24] « Autobiographie des objets | compléments, extensions (41) », en ligne ici.

[25] Le sommaire des « Vases communicants » en ligne ici.

[26] François Bon, « Théâtre », op. cit.

[27] « cette jeune Noire tout en haut du World Trade Center », en ligne ici.

[28] François Bon, « Théâtre », op. cit.

[29] « de Gracq considéré comme un site web », en ligne ici et dans ce dossier.

[30]  « voyage de Savenay à Brevenay », en ligne ici.

[31] « théâtre dedans » (texte paru d’abord sur le site Ana2B à l’occasion des vases communicants, en septembre 2011).

[32] « Cergy, la ville | rue abandonnée du pays de France », en ligne ici (texte issu du projet numérique CergyLand, autre espace sur le net de François Bon depuis septembre 2013, autour de son travail à l’école d’Art de Cergy).

[33] Antonin Artaud, Le Théâtre et son double, in Œuvres, IV, Paris, Gallimard, p. 14.

[34] Antonin Artaud, « Correspondance avec Jacques Rivière », dans LOmbilic des Limbes et autres textes, Paris, Gallimard, « Poésie », 2003 [1968], p. 51.

Auteur

Arnaud Maïsetti vit et écrit entre Paris et Marseille. Maître de Conférences à l’université Aix-Marseille, il enseigne la théorie et la pratique du théâtre. Il est l’auteur de récit (« Où que je sois encore…, Seuil, 2008 ; La Mancha, La Nuit Mytride, 2009) et de fictions numériques (Anticipations, 2011 ; Affrontements, 2012) aux éditions publie.net. Dramaturge de la compagnie La Controverse, il écrit également pour le théâtre (Les Tombeaux sont appelés des solitudes, 2013 ; Les Filles perdues, 2014). Il prépare actuellement une biographie de Bernard-Marie Koltès. Depuis 2006, il tient ses Carnets d’écriture en ligne : www.arnaudmaisetti.net.

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