À la radio, « on n’y voit rien »


On croit souvent que l’image est réservée à l’art pictural, cinématographique ou photographique, et qu’elle est étrangère à la radio. Mais ce qu’un matériau visuel peut renfermer de sonore se révèle et se manifeste tout autant dans la parole, le son et les silences, il suffit de changer d’outil. À travers plusieurs exemples, puisés dans la mémoire de la radio et de ses propres travaux, Simone Douek, auteure de radio à France Culture, explique comment la notion de mise en scène est primordiale pour faire percevoir le non sonore. Il est question ici d’art et de paysage, et de la manière dont on peut écouter des images et en faire des objets sonores.

We tend to think that visual objects are the sole preserve of painting, cinema or photographic art, and that they are alien to radio. Yet an image’s “sonority” may also be revealed and expressed in speech, sound and silence simply by switching the medium. Simone Douek, a writer and director of documentaries for France Culture, draws on her own experience of listening to the radio and her work to illustrate the importance of the concept of mise en scène in conveying this soundlessness. Art and landscape are Douek’s two main themes, together with how we can listen to images and transform them into sound objects.


Texte intégral

Certaines situations radiophoniques semblent des apories. Comment faire entendre un tableau accroché à un mur, un sourire énigmatique, des montagnes qui se dessinent sur l’horizon, un panneau annonçant l’entrée d’une ville, une friche au milieu d’une rivière, un film muet qui défile sur un écran ? On se trouve devant cette contradiction de vouloir faire entrer dans un creuset sonore et invisible une image réelle qui se déploie devant nos yeux.

Pourtant j’insiste, je pousse la contradiction : être à l’écoute du muet, déplier ; imaginer sa sonorité… mettre en mouvement une image fixe… tendre à la création d’un objet esthétique.

Bien que je sois attachée à la richesse de l’univers sonore, j’ai mis en œuvre de nombreux documentaires en partant d’une première impression visuelle, guidée par l’attirance qu’exercent sur moi une œuvre d’art plastique ou la contemplation d’un paysage. Dans le premier moment du regard il y a parfois, l’espace d’un instant, une surdité passagère, tant notre attention se fixe et s’attache à l’objet regardé.

Pourtant, paradoxe, une perception visuelle peut être source d’une œuvre sonore ; une situation visuelle échappe à sa nature, s’ouvre à la radio, trouve une voix. Elle se transpose, et nous rappelle que le son est omniprésent dans notre perception du monde.

Me revient toujours cette exclamation des surréalistes — citée par Pierre Descargues quand j’ai enregistré avec lui une série d’entretiens pour À voix nue : les surréalistes considéraient l’œuvre de Paolo Uccello comme un des sommets de la peinture, ils la portaient aux nues, et quand ils arrivaient au premier étage du Louvre, avant même d’avoir pénétré dans la galerie italienne, ils disaient entendre le fracas des armes, les cris des hommes, le hennissement des chevaux et le claquement de leurs sabots sur le sol. Ils parlaient de La bataille de San Romano dont le vacarme envahissait la grande galerie et effaçait toute autre perception sonore.

Un éclat surréaliste : faire surgir le son d’une image fixe — d’une image qui ne reste donc que temporairement une image muette.

De tout sujet, de toute perception, jaillit le son ; de toute surface ou ronde bosse qui ne parle pas, émerge la parole.

Une surface destinée au regard et d’abord offerte au regard se met à vivre en se laissant apprivoiser par des mots et des sons — pourrait-on dire se laisse couler et transformer en mots et en sons. C’est une sorte de renversement, de jeu, d’exercice de style, de défi à l’insonore pour faire percevoir une couleur, une texture, une architecture, mais en empruntant d’autres chemins qui nous font sortir de la couleur ou du dessin pour aborder l’art autrement.

Rien n’est magique cependant, et puisqu’il s’agit de créer un moment radiophonique, on ne reste pas longtemps dans la simple contemplation a-sonore d’une œuvre muette, collés dans la fascination d’un objet. C’est le pouvoir de la parole qui, telles les lettres inscrites sur le front du Golem, donne vie, anime une surface plane et muette, en faisant de surcroît naître une autre dimension qui dépasse la simple description d’un tableau.

Devant l’œuvre

Uccello, à nouveau, et la Bataille de San Romano. Au Louvre, avec le murmure ou la rumeur des visiteurs qui passent dans cette grande galerie italienne, quelqu’un se tient devant la toile, debout, c’est un historien de l’art, Pierre Sterckx. Nous l’avons amené là et nous sommes avec lui, micro et perche tendus vers sa parole, et vers ce qui émerge de ces cavaliers, de ces chevaux, de ce tumulte évoqué à l’instant.

Ce jour-là c’est d’une parole que ressort le tableau, qui est pour ainsi dire jeté à notre écoute. Truculence, souffle et mouvement de la composition guident de manière mimétique l’énergie et les mots du regardeur, et sa parole à son tour devient lances, éclat des armes, perspectives vertigineuses, pastilles dorées qui ornent les parures des chevaux ou mazzocchi qui coiffent les combattants.

Mais ce n’est pas une description minutieuse qu’il nous offre, car celle-ci finirait par nous perdre dans ses méandres ; ce n’est pas un tracé au pantographe, qui nous ferait oublier l’objet de son discours et sans doute le rendre ennuyeux et réducteur. Diderot, qui était loin de se poser des questions radiophoniques, a, dans ses critiques de salon, cette formidable intuition qui s’applique à nos arts sonores : trop de description nous éloigne de l’objet, peut nous le rendre illisible, voire invisible. En parlant d’une Ruine de Hubert Robert, Diderot se laisse d’abord — volontairement et ironiquement — glisser dans la description méticuleuse de l’œuvre. Puis il arrête l’exercice :

Plus on détaille, plus l’image qu’on présente à l’esprit des autres diffère de celle qui est sur la toile. D’abord l’étendue que notre imagination donne aux objets est toujours proportionnée à l’énumération des parties. Il y a un moyen sûr de faire prendre à celui qui nous écoute un puceron pour un éléphant ; il ne s’agit que de pousser à l’excès l’anatomie circonstanciée de l’atome vivant [1].

Ainsi à la radio : il faut alors plutôt parler de stylisation.

Ce jour-là, c’est à l’enregistrement, et avec une grande simplicité de moyens, que va s’opérer le basculement d’un art à un autre. Regarder, et dire. Les paroles dites devant la toile la restituent, et surtout transforment le support de perception ; une œuvre peinte pour le regard se métamorphose en œuvre parlée pour une écoute sans la toile. La force du personnage, qui vit et bouge et parle au diapason de la toile, la fait tourner pour nos oreilles comme un carrousel de personnages en bois rendus vivants par l’enthousiasme de celui qui regarde et transmet, anime la perspective et les couleurs en passant de l’art de Uccello à l’art moderne, et voici que surgissent tout à coup Mondrian et Muybridge. En quelques séquences, il nous mène au déchiffrage d’un rébus, son explication devient un polar, avec un jeu de questions-réponses qui nous porte et nous accroche à sa démonstration — parce que simplement nous entendons le tableau.

J’ai aimé placer beaucoup d’interlocuteurs dans cette situation d’enregistrement, tant il est vrai que la confrontation avec l’objet réel, si on ne le voit pas à la radio, porte la parole et la force à dire l’extrême. Elle nous offre une écoute sensible, tournée vers l’intérieur de l’objet. Parmi d’autres, Philippe Dagen auscultant Bacon au centre Pompidou, Humpfrey Wine dans la salle consacrée à Claude Lorrain à la National Gallery, Sébastien Allard analysant les toiles d’Ingres au Louvre. Mais il y a aussi d’autres sortes de documents : Élisabeth Badinter, déchiffrant les lettres manuscrites de Julie de Lespinasse ou d’Émilie du Châtelet à la BNF, a offert à l’écoute la richesse et l’épaisseur d’une matière retrouvée. Les archives muettes déchiffrent des œuvres muettes, et leur rendent la parole. En feuilletant, au British Museum, le Liber veritatis de Claude Lorrain, qui était à la fois un travail préparatoire à ses toiles et une preuve de propriété intellectuelle de ses œuvres, j’ai vu la main du peintre tracer le dessin, j’ai senti son souffle, j’en ai jalonné l’émission par de brèves notations parlées.

Sans l’œuvre

À l’inverse, j’ai exploré un certain nombre d’œuvres de peintres de la renaissance italienne sans autre support que des reproductions, faute de missions autorisées en Italie. Attirée de l’un à l’autre par capillarité, par la soif peut-être de recomposer une grande toile sonore de ces artistes, je les découvrais aussi comme une promesse future d’aller les retrouver un jour dans leurs musées ou leurs chapelles. Je travaillais sur ces peintures ou ces sculptures en me trouvant à peu près dans la même situation que les auditeurs, qui ne pouvaient à l’instant de la diffusion compter que sur leur perception sonore, ou sur leur mémoire de ces images.

Mais était-ce vraiment une lacune ? Je me souviens, enregistrant une Matinée des autres sur le Golem, avoir confié à Marc-Alain Ouaknin (qui intervenait dans l’émission) mon regret de ne pouvoir aller à Prague. Il me raconta alors l’histoire d’Éliézer qui, ayant rêvé trois fois qu’un trésor l’attendait sous une arche du pont de Prague, prit son baluchon et se rendit à la ville qui était à trois semaines de marche de chez lui. Il ne trouva rien sous le pont, mais le garde qui l’observait, à qui il avait fini par promettre de partager le trésor, se moqua en éclatant de rire. « Si on devait croire tous les rêves… » Ainsi, le dernier qu’il fit trois nuits de suite, lui soufflant qu’il devait vite se rendre chez un certain Éliezer, car sous sa cuisinière se cachait un trésor…

Plus proche de l’art et de sa perception, je pense à la démarche d’Aby Warburg qui, cherchant la vérité d’une œuvre, ne retournait pas à l’original, mais préférait se servir de sa représentation dont il captait une autre dynamique ; pour ses conférences, il faisait s’entrechoquer des images en les agrafant sur de grands panneaux — dont la mémoire est gardée dans son atlas Mnémosyne —, où se côtoyaient reproductions de gravures, peintures de la Renaissance italienne et photographies contemporaines — questionnant pour lui « la représentation de la vie en mouvement, un certain nombre de valeurs expressives préexistantes », comme il écrivait. Pour prolonger d’une certaine façon la pensée de Warburg, on peut aussi songer à Vertov qui considérait le réel comme peu digne d’intérêt, mais que seul le cinéma avait la vertu de ranimer, en l’interprétant de manière construite dans l’œuvre cinématographique par le montage et le choc des images.

Évoquer une œuvre d’art sans la contempler en face, ou sans en avoir la reproduction sous les yeux, attire davantage l’attention sur le caractère non visuel de l’art sonore, sur le fait que la radio révèle autrement une œuvre d’art, soulignant une fois de plus le pouvoir du sonore à rendre compte du non sonore.

Entrer chez l’artiste

Que l’œuvre soit reproduite ou réelle, il faut lui donner vie, trouver, par exemple, le moyen d’entrer chez l’artiste : de même que les personnages de Paul Grimault sortaient du cadre de leur tableau pour se rejoindre, de même que Sherlock Junior sortait de l’écran du film de Keaton pour rejoindre la spectatrice dont il était amoureux, de même pour nous il s’agit d’enjamber le cadre, mais à l’inverse, pour entrer dans une œuvre, et ce n’est pas dans une prison qu’on s’enferme mais au contraire dans un espace qui s’élargit et nous entraîne dans l’univers de l’artiste.

Si on peut souvent s’arrêter devant une peinture ou une sculpture en exploitant tout ce que les musées proches nous offrent (ce qui fut le cas pour Uccello), il faut souvent inventer des voyages fictifs, cheminements ou récits d’expériences offerts par des textes : nous sommes partis rejoindre l’œuvre de Piero della Francesca par un chemin caillouteux, en pleine campagne toscane, sous la chaleur d’un soleil d’été, et nous avons suivi les pas de celui qui écrivait ainsi son approche de la chapelle où était conservée la Madonna del parto — un texte lu par un comédien. Parfois, la recherche d’une mise en scène nous fait découvrir qu’on peut transposer un lieu en créant une métaphore architecturale et picturale : ce n’est pas à Fiesole ni à Florence que nous avons retrouvé Fra Angelico, mais un couvent de Dominicains à Paris est devenu le décor de l’évocation de l’artiste, et le hasard heureux de la situation documentaire nous a fait rencontrer de surcroît un Frère dominicain, pensionnaire de ce couvent, peintre, vouant une admiration sans borne à celui qu’il disait être son maître. Car la parole des artistes contemporains est très riche d’échos des œuvres de leurs prédécesseurs dans lesquelles ils se coulent. Gérard Garouste a plongé dans l’univers de Giorgione, Jean-Paul Marcheschi a suivi les regards et les lumières de Piero della Francesca ; les artistes contemporains aiment aussi traquer les gestes de ceux qui les ont précédés de plusieurs siècles, tant le mouvement et le geste font partie d’un langage universel qui lie toutes les époques. Cette surimpression d’un geste sur tant d’autres peut finalement trouver son expression sonore : c’est par le contemporain qu’on peut remonter le temps, déchiffrer peut-être par la parole ce genre de mystère. Vladimir Velicovic, pensant à sa propre gestualité devant ses toiles, entre dans le mouvement intérieur de Bacon, et nous le fait percevoir.

Regard sonore

J’ai retrouvé, dans un de mes cahiers préparatoires aux émissions, une phrase de Francis Ponge, écho inattendu à mes préoccupations : « La contemplation des beautés produit une sorte d’engorgement que peut seule résoudre la parole prise [2] ».

Dans le même ouvrage, on trouve aussi une réponse de Ponge à une enquête radiophonique sur la diction poétique :

Vous savez ce qui me porte, ou me pousse, m’oblige à écrire, c’est l’émotion que procure le mutisme des choses qui nous entourent. Peut-être s’agit-il d’une sorte de pitié, de sollicitude, enfin j’ai le sentiment d’instances muettes de la part des choses, qui solliciteraient de nous qu’enfin l’on s’occupe d’elles et les parle… 

À point nommé… Ponge est au cœur de ce paradoxe apparent de faire parler le non sonore. Ce que dit cette phrase de Ponge est primordial, comme si elle notait que l’essentiel est dans les mots, donc pour nous dans la parole, le son, que les choses se résolvent en son, éclatent en son. Pour pousser plus loin, on pourrait dire que la parole relègue au second plan la fascination de l’image.

Cette phrase était écrite parmi d’autres notes qui devaient construire la réflexion, pour un documentaire que je préparais, et qui s’appelait « Le non-spectacle et le pas-beau ».

Je me permets un petit glissement en passant : pour moi, ce n’est pas de beauté qu’il faut parler à propos du documentaire, mais plutôt d’objet esthétique fabriqué, construit, afin qu’il émerge à partir d’une écriture particulière. Je cite Gérard Farasse, qui intervenait dans l’émission :

Le pas beau me convient tout à fait parce que si on s’intéresse au beau on s’intéresse souvent à l’académisme du beau, c’est-à-dire à ce qu’il est convenu d’appeler la beauté et on est à peu près sûr de se tromper ; et qu’il faut aller au contraire dans l’autre sens, c’est-à-dire s’intéresser à ce qui n’apparaît pas immédiatement comme beau pour pouvoir découvrir une beauté qu’on n’a pas encore vue. Donc le pas beau ça me semble une notion porteuse, esthétiquement [3].

Pour cette émission de Surpris par la nuit, « Le non-spectacle et le pas-beau », il était encore question d’images muettes. Celles-ci étaient contemporaines : c’étaient des photographies de Philippe Bazin, qui avait cueilli à Lille seize représentations de la ville, réunies dans une exposition. J’étais attirée par sa démarche, j’ai été attirée par cette galerie de photos, par définition non sonores. Et de surcroît elles étaient comme la majorité des images qui nous entourent ou des moments que nous vivons, c’est-à-dire sans spectacle, sans événement, n’appartenant pas forcément à ce que nous appellerions la beauté. Mais il en sort assurément une certaine esthétique, ou pour le dire autrement, un certain regard sur les choses. Et au lieu de faire un documentaire prenant la forme d’un portrait du photographe, j’ai préféré entrer dans des images muettes — forcément le portrait finissait par transparaître, c’était peut-être une des manières ici de déplier ces surfaces planes.

Que voyait-on ? Des paysages urbains, des immeubles, des rues bordées d’arbres, des places, des barres d’immeubles. Ces paysages n’étaient pas remarquables a priori. Seule était remarquable leur composition, leur architecture, leur surplomb sur la ville ; et la démarche de photographie documentaire donnait sens à ces images, qui concernaient des personnages bien précis. Or dans ces photographies, on ne voyait aucun personnage.

Cet ensemble de photos s’intitulait « Vues imprenables », nous rappelant le cliché qu’on utilise parfois pour parler d’un panorama somptueux et rare ; ou que l’on retrouve sur des brochures d’agents immobiliers pour vanter la situation d’un appartement ou d’une maison.

Pourquoi ces vues étaient-elles imprenables ? Elles l’étaient en réalité, d’abord, au sens propre. Elles étaient imprenables parce qu’on ne pouvait pas les prendre : le photographe avait choisi des points de vue que tout un chacun ne pouvait atteindre, car il s’agissait des bureaux de personnalités influentes ou importantes dans l’échelle sociale, exerçant de hautes responsabilités dans la ville. On n’entre pas de façon banale dans le bureau du président du tribunal de grande instance de Lille, du président de la SNCF, du directeur de la CPAM de Lille, de l’évêque, etc. Ces vues sont imprenables, parce qu’inaccessibles. Ces bureaux ne sont pas des lieux de visite publics. Le photographe voulait « dévoiler les vues d’une ville connue selon des points de vue inconnus, et pourtant très proches de nous » : ce qui se voit de ces fenêtres, situées à des étages divers, dans les bureaux d’où il avait photographié en l’absence de leurs occupants, s’appuie sur le paradoxe qu’il avait sans doute aussi recherché, montrant que des personnes de pouvoir ont sous les yeux des vues toutes simples.

Les mots ne demandaient qu’à sauter hors de leur tableau. Les photographies se sont ouvertes, ont regagné par la fenêtre l’intérieur des bureaux. Mieux, leurs occupants nous y ont accueillis, le photographe a parlé avec eux — c’était la première fois, événement déclenché par l’événement radiophonique, la réflexion sur le pas beau s’est poursuivie, le non-spectacle s’est imposé, et pour lui donner toute l’importance qu’il avait, quelques textes de Ponge ou du poète Gérard Farasse (lui-même spécialiste de Ponge) ont été lus, non par des comédiens — qui auraient risqué de les rendre beaux — mais par les occupants mêmes des bureaux, le président du tribunal de grande instance ou le directeur de la CPAM de Lille ; ils se sont d’ailleurs prêtés à l’exercice avec enthousiasme.

Ce documentaire était aussi l’occasion de s’interroger sur l’art contemporain et son rapport à la beauté, de l’admirable au non spectaculaire, au travers d’une mise en scène.

C’est aussi dans cette optique que j’ai voulu m’intéresser à l’envers des œuvres, qui se voit encore moins, qui est tout aussi silencieux. Mais à la radio ni l’envers ni l’endroit ne se voient, envers et endroit ont le même statut. Simplement, ce qui crée le mystère de l’envers c’est l’invisible, l’absence, le hors-champ. C’est l’arrière d’un tableau (qui révèle qu’on peut s’y attacher ou en rêver), ce sont les secrets de fabrication des œuvres (tout ce qui dans un laboratoire de réflexion et de tâtonnements aboutit à l’œuvre montrée) ; c’est le réel qui nourrit la fiction (comment un journal tenu quotidiennement se laisse pétrir pour devenir roman et sortir de l’autoficton, mieux, se donne à lire après la fiction — je pense à Annie Ernaux). Ce sont les sons et les voix que l’on convoque. Avec en écho ce qu’en dit François Dagognet :

Tout a été tenté et finalement l’art classique était une prison. Pourquoi moi j’accorde du prix à ceux qui comme Fontana et tant d’autres ont déchiré la toile ? Ils l’ont crevée, ils l’ont lacérée, parce qu’il n’y a pas de raison qu’on ne voie pas son arrière. Pourquoi est-ce que l’avant nous cache ce qui est derrière lui, qui a autant de droit à exister ? Bon alors une toile fendue, le trou, moi je trouve ça magnifique, parce que c’est le commencement de la libération [4].

Parlant de l’invisible, je peux aussi parler du banal, ou du non remarquable. Je l’évoquais plus haut en parlant du non-spectacle et du pas beau. Il y a aussi le banal sans parole : ainsi, un tas de sable par exemple. C’est par la vision d’un tas de sable, premier regard sur le paysage d’une carrière, paysage dont la force minérale m’est apparue alors que je ne l’attendais pas, que j’ai été amenée à écrire une composition sonore sur cette étendue lunaire.

Paysage

Le paysage est une sollicitation du regard.

Pourquoi est-il radiophonique ? Il y a une première évidence, c’est le paysage sonore. Car si je parle d’une sollicitation visuelle, je peux tout autant parler du bruissement particulier des arbres quand je marche dans un chemin, ou de la course des feuilles sèches sur la terre, poussées par le vent, ou des dialogues échangés par les oiseaux. Le son attire tout autant mon attention que les visions auxquelles il correspond.

Le son « parle », ou chante, évidemment, un paysage.

J’ai entendu récemment un très beau son — je ne connaissais absolument pas le lieu qu’il mettait en scène. Un bateau est secoué par le remous de la mer agitée par le vent, son flanc vient cogner un quai de manière répétitive, on perçoit le vent, les mâts cliquettent. À un moment on entend une sirène, dans une sorte de ouate ou de sentiment d’irréel. La prise de son était très fine, et pendant cette écoute — qui durait 7 ou 8 minutes, je me laissais flotter en attendant une suite. Cela résonnait davantage pour moi comme une évocation sonore, très belle, et je me demandais en même temps ce que je devais comprendre de ce son — ce que je devais en faire.

Si j’enregistre des oiseaux, dans le bruissement des feuilles, en m’appliquant à saisir la pureté de ces sons, aurai-je pour autant, après montage, réussi à élaborer un objet esthétique signifiant ? (Je précise que le moindre son m’arrête et me capte quand je m’intéresse à un paysage). Un paysage sonore seul suffit-il pour donner un sens ?

Il me semble qu’il faut le transfigurer par un autre biais, faire ressortir sa personnalité, composer ce que j’aime appeler un portrait-paysage.

Il faut se souvenir, à ce propos, de la façon dont Yann Paranthoën a traité le paysage sonore de Lesconil. C’était une fresque sur le paysage sonore ‒ un cas d’école puisqu’il appartenait au projet mondial d’environnement sonore de Murray-Schafer, et faisait partie de l’étude comparative des cinq paysages sonores de villages européens. Or ce paysage sonore de Lesconil nous est arrivé peu à peu, nous n’avons pas tout de suite entendu la mer, les bateaux, les vagues, les sirènes, la criée, et d’autres sons caractéristiques d’un port. Tout nous a été distillé par petites touches, et, surtout, par la subjectivité des habitants, par leurs voix et leur accent ; leurs paroles nous conduisaient à des éléments sonores qui devenaient signifiants par ce qu’ils en disaient. Les éléments sonores s’enchaînaient, remplaçaient les sensations des personnages, ou nous parvenaient dans une alternance, et en tout cas jamais ces sons n’étaient traités comme des illustrations mais comme des signifiés à part entière. La force de ce traitement de la matière sonore, c’est d’avoir créé le désir par l’attente des éléments qui la composent. Le dévoilement des sons, un à un, à travers la parole des personnages ‒ dont la voix et l’accent sont partie intégrante du paysage sonore que l’on entend ‒ parachève l’écoute en œuvre d’art, en composant une musique de l’environnement qui prend en compte toutes ses manifestations.

Un paysage est habité, c’est pour cela aussi qu’on peut parler de portrait paysage. C’est-à-dire que le portrait sonore finira par être autant celui du paysage que celui des occupants de ce paysage, et c’est ce qui s’ajoute ou se joint au paysage sonore pour dessiner un lieu, un territoire. C’était le cas dans ce Questionnaire pour Lesconil, où se révélait à nous la personnalité des habitants, d’abord silencieux ou réservés, assez intérieurs ou façonnés par la mer.

Un paysage est habité. Comme nous le savons un paysage est une géographie tracée et construite par ceux qui y vivent ; comme nous le savons il n’existe plus ou quasiment plus au monde de territoire à l’état naturel. Les urbanistes et les paysagistes ont aussi attiré notre attention, depuis plusieurs décennies, sur le fait qu’un paysage n’est pas seulement rural, ou sylvestre, mais qu’il concerne tous nos environnements : urbains, industriels, minéraux, etc. Ces environnements, ces territoires fabriqués par les humains, peuvent être nommés paysages. Quand on regarde un paysage, on peut encore, dans certains cas, en saisir à l’œil les strates du temps : je pense par exemple au découpage des champs autour de Cayeux, qui sont les marques d’anciens polders, et de digues construites pour se protéger de l’eau, je pense aux formes de certaines rues à Paris.

C’est pour cette somme d’actions humaines superposées qu’on peut prononcer le mot de palimpseste utilisé par François Dagognet. Ce tuilage qui constitue le paysage actuel peut être dit, raconté, vécu, utilisé : un paysage est un récit composite et composé de paroles humaines.

Ainsi il s’épaissit et se laisse prendre.

Montagne-eau

J’ai fait une découverte qui m’a réjouie : en lisant des écrits sur la notion de paysage en extrême Orient, j’ai appris que l’un des mots qui désigne le paysage en chinois, sanshui, est fait de deux idéogrammes et se traduit par un double substantif : « montagne-eau ». Ce qu’en écrit François Jullien correspond au traitement d’une matière sonore à la radio, quand on sort du contemplatif pour créer une matière mouvante. On compose le vertical et l’horizontal, le statique et le mouvant, ce qui a forme et ce qui épouse la forme, « ou enfin ce qu’on a frontalement devant les yeux et qu’on regarde (la montagne) et ce qu’on entend de divers côtés et dont le bruissement parvient à l’oreille (l’eau). La vue et l’ouïe sont également sollicitées [5] ».

Je retrouve ici des motivations qui souvent m’incitent à construire un documentaire sonore, qui ne sont ni celles d’une information (mais qui peuvent en contenir), ni d’un regard ou d’une enquête sur la société, mais tout simplement un choc esthétique, à la fois visuel (un paysage qui s’étend devant mes yeux) et sonore, parce que des sons y sont extrêmement présents, et répétitifs — la répétition crée un climat poétique.

Cette combinaison entre le regard et le son, entre la sollicitation visuelle et la sollicitation auditive, a constitué la naissance d’un portrait paysage que j’ai composé. Je peux parler d’un regard sonore. Car c’est la sollicitation sonore, très présente, qui est devenue la voix essentielle de ce documentaire.

Les trains

Je suis à ce moment-là à l’Estaque, sur les hauteurs de Marseille. Sur cette colline, des maisons sont construites, on a l’impression qu’elles ont été disposées au hasard de l’occupation du sol, une sorte de guirlande de maisons qui surplombent la ville. J’ai devant moi un panorama très large : le golfe de Marseille, la mer, les îles avec le château d’If, l’autre côté du golfe avec une autre partie de la ville, et la découpe de Notre Dame de la Garde. Je vois le va-et-vient des bateaux qui entrent ou sortent du port. Ceci pour la vue.

À l’endroit où je suis placée, sur la petite terrasse d’une de ces maisons, j’ai aussi un son récurrent, qui marque le paysage par sa singularité : ce sont des trains qui passent sur la voie ferrée située en contrebas, à une petite cinquantaine de mètres des maisons.

Ici on ne sait ce qui attire le plus, si c’est la vue ou les sons qui occupent résolument le paysage. On peut donc y entrer en fermant les yeux et en écoutant, ou bien en les ouvrant et en regardant le golfe, ou encore en allant à la rencontre des habitants de ces maisons pour qui le quotidien est rythmé par ces sons. On a le choix des outils : l’enregistreur, ou le pinceau et la toile. Si je pense à la notion chinoise du paysage, je peux dire que l’on se trouve ici dans la « Montagne-eau ». Il y a tous les éléments statiques : les rochers qui dessinent en contrebas les contours du golfe, les îles, la digue bâtie qui s’étire le long de la côte, et parallèlement, bien plus haut, sous nos yeux, la ligne horizontale de la voie ferrée immobile. Y entrent ou y bruissent l’eau du golfe, changeant de direction selon le vent, changeant de couleur selon le ciel, portant des voiles ou des bateaux de commerce qui entrent ou sortent, mais aussi une autre sorte de mouvance, et pas des moindres : les trains qui passent tout près dans les deux sens, des trains très différents, du train quotidien qui mène du centre de Marseille aux villes côtières plus loin, au train de voyageurs, train de marchandises, train militaire, train des poubelles.

Cette situation, tout en signant d’abord une présence forte du paysage sonore, dit bien aussi ce qu’est un portrait-paysage, c’est-à-dire qu’on chemine, à partir du point de départ sur la colline, pour brosser le portrait d’un lieu. Enfin les éléments s’articulent et se transforment en objet radiophonique proprement dit, avec le travail du montage, qui a contribué à donner à cette perception première la forme d’un objet sonore élaboré, transformé pour donner à entendre non une information, mais un fait sensible.

Un choc d’une étrange et surprenante poésie est provoqué par ce paysage industriel sonore ; la puissance du rêve contenue dans les trains, dans la répétition de leur passage, donne aussi un caractère musical à ces sons. Et quand les habitants parlent des trains, ils se rendent compte qu’ils les ont intégrés dans leur quotidien, d’autant que la force de ces machines est de confisquer la parole aux humains quand ils passent.

Nous sommes restés sur cette colline pendant trois jours, de manière à ne rater aucun train, du petit matin au soir, autour de 21 heures. Nous avons résisté à aller là où allait chaque train, en gardant le point de vue d’un espace limité, sur ce point statique de la terrasse au-dessus de la voie ferrée. Nous avons déambulé de maison en maison sur la colline. Une seule exception : une échappée à la gare de l’Estaque (qui était très proche), où nous avons encore écouté les trains passer, où nous sommes montés dans une locomotive le temps d’un trajet entre l’Estaque et Ensuès, la station suivante sur la côte bleue. Mais nous revenions toujours à notre colline.

L’écriture s’est faite avec le montage, qui avait pour particularité d’avoir tout transformé en parole, que ce soit le son des trains ou les récits des habitants. Les trains parlent, les habitants écoutent et parlent. Tout se mêle dans la réalité, tout se mêlait et se répondait dans le documentaire ; avec le respect d’une temporalité, lente, au rythme du temps que mettait un train pour passer devant les maisons, au rythme de la parole des protagonistes de cette histoire, qui d’ailleurs n’a pas d’histoire. C’est ce qui fait que le montage, ou l’agencement de tous ces éléments, transforme le banal de cette colline en événement de chaque jour (c’était pour moi en tout cas un événement), mais les personnes dont la parole est sollicitée se mettent à observer, et pour finir se rendent compte de l’existence pour eux d’un fait qui s’est effacé dans le quotidien parce qu’ils ne le nomment pas. Plus exactement, ils n’en parlent pas parce qu’ils n’y pensent pas, mais dès qu’on sollicite leur parole ils disent ce qu’ils voient, ce qu’ils entendent, ce qu’ils ressentent.

Pour terminer, je décris brièvement l’agencement de ce documentaire, qui s’est développé à partir du point de départ d’un paysage et de ses sons.

C’est une narration, avec un début et une fin, mis en scène d’une manière particulière : c’est-à-dire que notre position géographique n’a pas avancé d’un mètre. Au début nous nous tenons à un lieu bien précis, avec un personnage, dans une situation d’attente. À la fin, au bout de 1 h 14 (format de Surpris par la nuit), nous sommes au même endroit, avec le même personnage, mais ce que nous attendions finit par arriver. Ce que nous attendions, c’était un train, un train particulier. Or cette attente que nous avons installée au début s’oublie pendant le déroulement des séquences. Quand j’ai parlé du montage dans mon livre [6], j’ai rappelé certaines analyses d’André Bazin à propos du cinéma, et notamment toutes les analyses qu’il fait sur le montage invisible et le montage visible, celui que l’on ne sent pas et celui que l’on perçoit. Le montage visible est un outil de compréhension, parce qu’il introduit des ruptures perçues, mais voulues, qui créent par le choc des images entre elles non seulement une signification, mais une autre réalité. « C’est le montage, créateur abstrait de sens, qui maintient le spectacle dans son irréalité nécessaire », écrit André Bazin.

Dans « Les trains de l’Estaque [7]  », la narration repose au contraire sur un montage qui est invisible, dont on ne perçoit pas les ruptures. À partir de l’installation du début, on chemine le long de la colline où chaque rencontre nous dit des perceptions différentes des trains qui passent, avec des sutures amenées par les mots ou les idées précédentes, on glisse aussi comme les trains sur la voie ferrée, on glisse avec eux et on est menés, conduits, guidés, dans une écoute. Le but de cette composition sonore était d’entendre et d’écouter les trains. On les attend, mais parfois aussi ils nous prennent par surprise et nous interrompent. Ils deviennent une musique, dont la perception est racontée sur divers modes. Et au bout du morceau de musique, on retrouve la position du début, on avait oublié qu’on était dans l’attente du train des poubelles, il arrive, on l’écoute, des paroles arrivent encore, et on décide d’écouter encore les trains.

Je pourrais même dire que les paysages que nous créons sont des fictions. Quand Frank Venaille a créé les « Souvenirs d’en Flandres [8] », il a associé le récit d’un narrateur, qui sonne comme une fiction, à la découverte d’un paysage qu’il retrouvait avec le micro. Sortis d’une réminiscence, d’une association d’idées, d’une subjectivité, d’un choc esthétique, ces portraits-paysages transforment la réalité en une perception qui sera singulière, celle de son auteur.

De même, quand je parle d’un « acte radiophonique », je parle de la création d’un lieu immatériel ; nous créons ce « lieu radiophonique » justement avec l’écriture et le montage, il est à la radio ce que la scène est au théâtre, son espace est sonore mais non palpable et non mesurable, il n’a pas de limite sinon le temps imparti dans une grille de programme, il est transposé de la réalité, n’a pas de frontière visuelle, c’est un lieu qu’investit notre imaginaire, notre pensée. Un lieu propre à habiter le « non-lieu » qu’est la radio.

J’évoquais au début la contradiction de vouloir faire entrer dans un creuset sonore et invisible une image réelle qui se déploie devant nos yeux. Il faudrait plutôt parler d’un paysage invisible qui se révèle dans le champ radiophonique par la mobilité du son.

Notes

[1] Denis Diderot, Œuvres esthétiques, textes et annotations de Paul Vernière, Paris, Éditions Garnier, 1959, p. 647-648.

[2] Phrase citée en exergue du Guide d’un petit voyage dans l’œuvre de Francis Ponge de Gérard Farasse et Bernard Veck, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, « Savoirs mieux. Littérature », 1999.

[3] « Le non-spectacle et le pas-beau », Surpris par la nuit, France Culture, par Simone Douek, réalisation Anna Szmuc, 20 juin 2003.

[4] « Le non spectacle et le pas beau », ibid.

[5] François Jullien, Vivre de paysage ou l’impensé de la Raison, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des idées », 2014.

[6] Simone Douek, L’acte radiophonique, une esthétique du documentaire, Grâne, Éditions Créaphis, 2021.

[7] « Les trains de l’Estaque », Surpris par la nuit, France Culture, par Simone Douek, réalisation Angélique Tibau, 6 juillet 2007.

[8] « Souvenirs d’en Flandres, le passeur d’eau », Nuits magnétiques, France Culture, par Frank Venaille, réalisation Bruno Sourcis, 10 septembre 1987.

Auteur

Productrice à France Culture pendant plus de trente ans, où elle a pratiqué toutes les formes radiophoniques, du direct au documentaire, Simone Douek a collaboré à un grand nombre d’émissions sur la chaîne, notamment : Les Îles de France, À voix nue, Une vie, une œuvre, Les Mardis du cinéma, Ciné-Club, La Matinée des autres, Le bon plaisir, Surpris par la nuit, Tire ta langue, Lieux de mémoire, Grand Angle, Les chemins de la connaissance, Sur les docks. Elle a aussi enseigné l’écriture radiophonique à l’Université de Marne la Vallée pendant 12 ans, ainsi qu’à la SAE (Sound Audiovisual Engeneering School). Elle a récemment publié L’Acte radiophonique, une esthétique du documentaire, éditions Créaphis, 2021, occasion d’une interview éclairante à lire ici.

Copyright

Tous droits réservés.