Viv(r)e la poésie. Poésie et radio selon Soupault

Résumé

Cet article propose de considérer l’activité radiophonique de Philippe Soupault entre 1954 et 1965, au travers des sept séries dédiées à la poésie, sous deux angles complémentaires : la radio doit d’un côté célébrer, défendre et faire circuler la poésie, de l’autre permettre aux pouvoirs subversifs et libérateurs des poèmes – et plus largement de tous textes, paroles, chansons porteurs d’insolite – de se propager le plus largement possible parmi les auditeurs. Par cet usage du médium radiophonique, Philippe Soupault non seulement reste parfaitement fidèle à l’esprit surréaliste, mais encore parvient à introduire ce dernier au cœur de la radio d’État.


This article examines Philippe Soupault’s broadcasting activity from 1954 to 1965, focusing on the seven series he dedicated to poetry and emphasizing their two complementary aims: firstly, the radio should celebrate, defend and promulgate poetry, and secondly it should allow the subversive, liberating powers of poems – and more generally of any text, speech or song conveying something unusual – to be spread as broadly as possible among the audience. Not only such a use of the radio medium by Philippe Soupault remains perfectly in line with the surrealist spirit, but it also manages to bring it into the heart of the state-controlled radio.


Texte intégral

À partir des années cinquante, Philippe Soupault consacra la plus grande part de son activité radiophonique à la diffusion de la poésie, produisant entre 1954 et 1965 pas moins de sept séries exclusivement dédiées à cette dernière : avec Jean Chouquet, il produit d’abord Prenez garde à la poésie (1954-1956), Faites vous-mêmes votre anthologie (1955), puis Poètes à vos luths (1956-1957) ; ce sont ensuite Poésie à quatre voix (1957-1958), en partenariat avec le Canada, la Belgique et la Suisse, Poètes oubliés, amis inconnus (1959-1961), Les Midis de la poésie (1961) et enfin Vive la poésie (1961 à 1965), une émission publique mensuelle coproduite avec les poètes Youri et Jean-Pierre Rosnay. Philippe Soupault fait donc partie des producteurs piliers de l’ère Gilson (1946-1963), marquée par une forte présence des poètes à la radio et par une importante valorisation du genre sur les ondes. Ses émissions se caractérisent par un souci constant de la fantaisie, de l’humour, et par un rejet non moins constant de tout académisme. Prenez garde à la poésie inaugure en effet une nouvelle forme de spectacle poétique, avec des émissions publiques enregistrées en direct auxquelles participent non seulement des poètes, mais aussi des comédiens et des chanteurs (dont un certain nombre de vedettes). Le succès est tel que certains tiennent Soupault pour responsable de la confusion quasi instituée, à la fin des années soixante, entre poésie et chanson [1]. De fait, si l’on en croit Jean Chouquet, ce qui aurait déclenché la carrière de Soupault comme producteur d’émissions poétiques aurait été sa participation, sur une suggestion de Jean Tardieu, à la première émission de Chansons d’écrivains en 1952. Que découvrit-il alors ? Non pas la radio, qu’il connaissait bien déjà depuis les années trente, mais le fait de pouvoir s’adresser à un vaste public pour lui parler de poésie sous couvert de chansons. Et pas seulement de poésie, mais d’expériences poétiques.

Quelle fut donc l’ambition de Soupault à travers ces émissions, qui, comme la presse le souligne de manière unanime, révolutionnent la manière de parler de poésie à la radio ? S’il s’agit de transmettre une « culture poétique », comme le dit par exemple en 1957 un bulletin de l’Union européenne de radiodiffusion [2], de quelle culture s’agit-il ? Quelle image de la poésie cherche à faire passer Soupault ? Que reste-t-il de ses goûts et dégoûts personnels, en particulier de sa culture surréaliste ? D’autre part, on sait que la poésie pour Soupault ne se résume pas à des textes. Elle est « pouvoir de connaissance » (une formule de Ribemont-Dessaignes [3] que Soupault reprend volontiers à son compte), mais aussi moyen de transgression et de libération d’abord éprouvé au fond de soi, ensuite exprimé. Et ce n’est pas un petit défi (ou une moindre provocation ?) que d’utiliser les ondes de la radio d’État comme support à la circulation de cette humeur transgressive qu’est la poésie selon Soupault… L’ambition de Philippe Soupault, producteur d’émissions poétiques, est donc double : la première facette pourrait être nommée, en reprenant le titre d’une de ses séries, « Vive la poésie », car il y a volonté de célébrer, au besoin de défendre la poésie, classique et contemporaine ; la seconde, « Vivre la poésie », car il s’agit de transmettre, au delà de la vulgarisation et de la mise en spectacle d’une culture poétique, l’expérience intime et libératrice du pouvoir poétique.

1. Faire passer la poésie : des émissions décapantes

Prenez garde à la poésie, qui débute en 1954 sur les ondes du Programme national, est en tout point un défi. Comme le rappelle Jean Chouquet dans un précieux témoignage, il s’agissait pour Soupault de rompre avec les habitudes jusque là prises à la radio pour parler de poésie : plus de récitals, de déclamations pompeuses ou de commentaires pédants, mais une émission de variétés mêlant musique, chansons et récitations poétiques par de jeunes comédiens du TNP de Vilar plutôt que de la Comédie Française ; plus seulement les poètes consacrés par la tradition scolaire mais les poètes de la modernité, voire les tout jeunes poètes inconnus et inédits.

Il fallait que nous soyons neufs, drôles, originaux. Il fallait prouver aux auditeurs que la poésie pouvait devenir attrayante, populaire et gaie [4] !

Tel est le mot d’ordre que s’étaient fixé les producteurs, sous l’œil approbateur de Paul Gilson, qui souhaitait alors faire du Programme national une chaîne de culture et de divertissement tout à la fois [5]. Et pour parachever le défi, l’émission était publique, enregistrée au théâtre des Noctambules à Paris : avec ce dispositif, impossible d’ignorer, comme dans d’autres émissions consacrées à la poésie, l’accueil des auditeurs, dont le public réel devait en quelque sorte fournir un échantillon représentatif. Dès la première émission, le succès fut immense, à tel point que les producteurs durent changer de salle et enregistrer au théâtre Gramont qui pouvait accueillir jusqu’à cinq-cents spectateurs. Là, ils durent encore refuser du monde, nous dit-on, tandis que la radio reçut jusqu’à six-cents lettres par mois [6].

Quelle était donc la recette d’un pareil et si inattendu succès ? L’humour bien sûr, servi par le jeune duo encore peu célèbre que formait déjà Jean Poiret et Michel Serrault (ils se produisaient dans les cabarets rive gauche au début des années cinquante et plusieurs de leurs sketches furent intégrés aux émissions [7]) ; les chansons populaires, qui plaçaient le public en terrain connu ; et enfin, appât non négligeable, la présence de vedettes comme Charles Trenet (particulièrement ovationné), Maurice Chevalier, Léo Ferré, Catherine Sauvage, Agnès Capri, les Frères Jacques, les Quatre Barbus, Georges Brassens… Cette formule « émission de variétés » adoptée avec Prenez garde à la poésie fut reprise à peu de choses près dans Poètes à vos luths ! (où l’on retrouvait Poiret et Serrault) – mais l’émission était cette fois enregistrée en studio – ainsi que dans Vive la poésie.

À côté de ces émissions de variétés, Soupault recourt également à la causerie littéraire : une causerie écrite d’un bout à l’autre et jouée par un couple de comédiens, Marie Daëms et François Périer dans Faites vous-mêmes votre anthologie, Évelyne Gabrielli et Jean-Claude Michel (la voix de Clint Eastwood !) dans Poésie à quatre voix. Le ton est plus sérieux que dans les émissions de variétés, mais rendu vivant par les chamailleries amicales entre les deux présentateurs. Il s’agit le plus souvent de convaincre l’autre d’une idée ou d’un goût poétique : dans l’une des émissions de Faites vous mêmes votre anthologie, Marie Daëms défend ainsi avec une fougue enthousiaste Lautréamont et les derniers vers de Rimbaud ; dans une émission de Poésie à quatre voix, Évelyne Gabrielli défend la poésie des femmes, moins connues et moins éditées que les hommes. Comme les émissions de variétés, ces causeries sont prétexte à lectures de poèmes et diffusions de chansons poétiques.

Un autre élément novateur, commun à toutes les émissions poétiques de Soupault, est la place accordée au public, que ce soit le public in absentia (les auditeurs) ou le public réel dans le cas des émissions publiques (les spectateurs). Les animateurs citent le courrier, font lire des poèmes reçus, interrogent les spectateurs au cours de l’émission, invitent à participer à des enquêtes ou des concours : tout est bon pour créer des liens, voire des interactions entre les producteurs et les auditeurs. Pour Soupault, ainsi qu’il le déclare dans une interview de 1949, cette capacité à toucher le « grand grand public », « à rapprocher le créateur et le public » constitue le grand apport de la radio (partagé avec le cinéma et la télévision) [8]. En tant que producteur, Soupault joue de cette possibilité dans les deux sens : en s’adressant aux auditeurs, il leur transmet une culture poétique, mais aussi s’enquiert de ce qu’ils connaissent, de ce qu’ils aiment, voire de ce qu’ils créent. Avec Faites vous-mêmes votre anthologie par exemple, Soupault veut sonder les goûts poétiques des auditeurs en leur proposant, parmi une liste de cinq-cents poèmes pris dans des anthologies déjà établies, de choisir leurs cinquante poèmes préférés (cinq du XIIIe au XVe siècle, dix du XVIe, huit du XVIIe, sept du XVIIIe, dix pour la première partie du XIXe siècle et dix pour la seconde partie de ce dernier [9]), le but étant à la fois de publier une « Anthologie des auditeurs » et de restituer oralement les résultats de l’enquête dans une nouvelle série d’émissions. Là encore, ce fut un succès considérable puisque la radio recueillit plus de cinq mille réponses, publia Les deux cents plus beaux poèmes de la langue française (ouvrage qui, malgré son prix élevé, fut vendu à plus de 20 000 exemplaires) et reçut un abondant courrier d’auditeurs tout au long des émissions. En 1956, est d’autre part lancé dans le cadre de Prenez garde à la poésie un « tournoi de jeunes poètes » : à chaque émission deux candidats venaient dire deux de leurs poèmes et les auditeurs devaient envoyer leurs notes (sur 20) à la RTF, appelés de la sorte à constituer une nouvelle instance de légitimation poétique. Enfin, Soupault collecte en 1957, en partenariat avec les radios suisse, belge et canadienne, des milliers de comptines (8000 furent recueillies pour la France) ; elles furent ensuite publiées en anthologie chez Seghers en 1961 (Les Comptines de langue française).

Si le mot d’ordre de Lautréamont « la poésie doit être faite par tous, non par un » rallia de nombreux acteurs de la démocratisation de la poésie après la guerre, nul ne le mit plus en œuvre que Soupault dans ses émissions poétiques.

2. Au service des jeunes poètes

La plupart des émissions poétiques de Soupault se présentent également comme un support d’édition et d’exaltation des jeunes poètes. Poiret le rappelle régulièrement dans Prenez garde à la poésie et dans l’émission consacrée aux jeunes poètes, c’est même Soupault en personne qui déclare :

[…] quand Jean Chouquet et moi avons créé cette émission Prenez garde à la poésie, notre grand espoir était d’abord de donner à de jeunes poètes la possibilité de faire entendre leurs œuvres, puis aussi de découvrir de nouveaux poètes [10].

En 1956 est organisé le concours de jeunes poètes inédits, sélectionnés par les producteurs et notés par les auditeurs. On retrouve par ailleurs cette défense des jeunes poètes au cœur de Poètes à vos luths ! où l’on entend par exemple Pierre Louki, qui n’a encore publié aucun livre. Poésie à quatre voix se présente quant à elle dans son générique comme une « émission consacrée à la jeunesse de la poésie de langue française ». De même encore, l’une des émissions de Vive la poésie est consacrée tout entière à la présentation de jeunes poètes (Jacqueline Moir, Edwige Dorfmann, Claire Legat, Geneviève Beckard, André Piétri, Pierre Deslisle, Patrick Mac’Avoy [11]).

Il semble que ce rôle de découvreur de talents poétiques ait particulièrement tenu à cœur à Soupault. Lui, le « découvreur » de Lautréamont (il en garda la fierté toute sa vie), joue ici le rôle de parrain en poésie, celui-là même qu’avait joué pour lui dans sa jeunesse Guillaume Apollinaire.

3. L’ombre de Soupault

D’un côté Soupault revendique une impartialité et une objectivité dans les choix de poèmes diffusés (il affirme donner voix à des poèmes variés, différents de son esthétique personnelle [12] ; dans Prenez garde à la poésie, à partir de 1956, il confie ainsi à Armand Lanoux le soin de présenter aux auditeurs un « herbier poétique », fort éclectique et se voulant par là même représentatif des différentes tendances de la poésie du XXe siècle) ; de l’autre, il est clair que ses émissions sont loin d’offrir une image neutre de la poésie. Elles sont imprégnées de l’idée de poésie selon Soupault, de ses valeurs, et même de son panthéon personnel. Ce discours sous-jacent de Soupault (qui assure une présence fantomatique, pourrait-on dire) éclate comme tel avec humour lorsque par exemple Marie Daëms et François Périer, les présentateurs de Faites vous-mêmes votre anthologie, viennent se plaindre dans Prenez garde à la poésie (émission du 29 janvier 1956) de ce que Chouquet et Soupault leur font dire « n’importe quoi », les obligeant par exemple à transmettre une image négative de Sully Prud’homme (alors qu’eux, ils aiment « Le Vase brisé » ! – poème que Soupault, comme il le dit souvent, estime être l’exemple le plus pur du « mauvais bon goût [13] ») ou bien à ne lire de Baudelaire que les poèmes en vers… De même, les allusions désobligeantes à l’égard de Cocteau (dépeint comme l’Académicien arriviste par excellence[14]), les piques à l’égard des Académiciens en général, les railleries par rapport aux instances de légitimation institutionnelles (l’école, les prix littéraires…) fonctionnent, pour qui connaît Soupault, comme sa signature même.

Dans cette perspective, le personnage de Stéphane Brineville joué par Michel Serrault dans Prenez garde à la poésie et Poètes à vos luths ! est particulièrement intéressant. Il incarne un poète raté et méconnu (jusqu’à ce qu’à la deuxième émission il remporte le « prix Concourt de Prenez garde à la poésie » !). Du point de vue comique, ne cessant d’interrompre Poiret, il figure l’empêcheur de tourner en rond, le parasite. Il est toutefois hautement ambivalent : à la fois ridicule par son outrance, son mauvais goût, son orgueil, sa bêtise ou son snobisme et rendu attachant au fil des émissions par sa naïveté désarmante, son comique involontaire. « Ami de Soupault », comme il le rappelle régulièrement, défenseur de la poésie moderne et contemporaine, favorable à l’extension de la poésie aux domaines de la chanson, du cinéma, du théâtre, partisan d’une présence des poésies francophone et internationale au sein des émissions, il est l’incarnation même de cette figure positive du « raté » si chère à Soupault :

[…] Je crois aux ratés, aux vrais. Les deux poètes que j’admire le plus, Isidore Ducasse et Arthur Rimbaud, furent des ratés intégraux. […] J’aime qu’on me siffle, qu’on me hue, non par masochisme mais parce que je crois qu’il faut être délibérément un raté [15].

Quelle est donc cette image de la poésie, cette culture poétique que cherche à délivrer Soupault au fil de ses émissions ?

4. Leçons de poésie

En rompant avec le ton des émissions de poésie traditionnelles, Soupault cherche avant tout à transmettre une image de la poésie non conventionnelle, non scolaire et non académique. C’est là une volonté récurrente de Soupault : dans ses carnets de voyage radiophoniques, comme par exemple en 1950 dans l’émission Instantanés de Perse, il dit vouloir « donner de la Perse une idée un peu moins conventionnelle que celle que les Français ont habituellement ». Pour la poésie, il s’attaque notamment aux représentations-clichés, ce qui confirme l’idée que le public visé est d’abord celui des non-lecteurs de poésie, ceux qu’il faut convaincre. Par exemple, que la « poésie des fleurs » n’est pas « démodée » mais continue d’être chantée sur tous les tons et de toutes les manières [16] ; que les poètes ne sont pas toujours « tendres, doux, mielleux, à l’eau de rose » mais parfois « féroces », agressifs et violents [17] ; ou encore qu’on peut dire la poésie sur tous les tons, que l’irrévérence vis à vis des classiques peut même être une bonne manière de les faire revivre [18].

Si des leçons se dégagent de ces émissions, c’est donc moins en termes d’auteurs et de nouveau panthéon (même si une préférence pour les poètes modernes et fantaisistes apparaît nettement) qu’en termes d’esprit dans lequel aborder la poésie. On pourrait les résumer de la sorte. Entendre la poésie n’est pas une expérience ennuyeuse (leçon 1) : à chacun de se l’approprier et d’en faire son miel. La poésie est un domaine vivant (leçon 2) : elle s’enracine dans une tradition littéraire et musicale et continue de porter des fruits (aussi bien, selon Soupault, dans le domaine de la poésie écrite que dans le domaine de la chanson). Toutes les émissions démontrent en effet la continuité entre la poésie du passé (la poésie savante aussi bien que la poésie populaire) et la poésie contemporaine ; de même, le débat esthétique entre Poiret et Brineville, lesquels singent une nouvelle querelle des anciens et des modernes, se trouve réduite à néant dans chaque émission : rien ne sert d’opposer les « classiques » et les « modernes » puisque les seconds dépendent des premiers et que « être de son temps » (ce dont se targue Brineville) ne signifie pas faire fi du passé plus ou moins lointain. Enfin, la poésie est toujours là où on ne l’attend pas et n’est pas là où on l’attend (leçon 3) : elle est mouvante, changeante, essentiellement surprenante. D’où le titre en forme d’avertissement de Prenez garde à la poésie, qui sert de formule conclusive, quasiment de morale, à chacune des émissions de la série.

5. L’expérience de la poésie

Jusqu’à quel point Soupault prit-il au sérieux cette entreprise de vulgarisation de la poésie, de transmission d’une culture poétique pour le plus grand nombre ? Dans un entretien de 1958 avec Ribemont-Dessaignes, on est surpris d’entendre Soupault parler avec une certaine distance de ses émissions ainsi que de leur public, vu comme une masse « excitée » par les « choses un peu vulgaires (des chansons, des choses comme ça) » données pour ainsi dire en pâture [19]… En fait, cet enrobage ludique de la poésie vaut non pour lui-même, mais pour son potentiel de révélation : au cœur du spectacle de poésie, le public, qui vient écouter les émissions comme il va à Lourdes en quête d’« irrationnel », dit Soupault, fait fondamentalement l’expérience de la poésie :

PS – […] ils étaient tout à fait excités, enfin… et brusquement Cuny est venu sur la scène et il leur a récité « Vieil océan » de Lautréamont. Eh bien, en trois secondes, il les a retournés ; il y avait un silence merveilleux. J’ai compris tout à coup que ce silence de ces milliers de gens qui étaient dans ce cinéma d’Évreux correspondait à quelque chose de profond, qu’ils avaient senti…

GRD – Oui, là ils découvraient la poésie… Ils la découvraient vraiment…

PS – Voilà. Ils ont senti qu’il y avait quelque chose qui les dépassait, et qu’ils voulaient être dépassés.

La poésie déborde le texte, elle s’empare des auditeurs sans crier gare (« brusquement », « en trois secondes ») et les fait sortir d’eux-mêmes. Elle suscite une forme d’extase, de libération :

Je crois que la poésie est notre seule façon de nous libérer du quotidien. C’est-à-dire que nous avons la sensation très forte que c’est par la poésie que nous pouvons nous échapper, que la poésie est le seul moyen de, peut-être, d’atteindre l’irrationnel [20].

Si un tel degré émotionnel n’est pas toujours atteint, c’est bien du moins cette expérience intime d’une réalité transcendante (non religieuse bien sûr : Soupault parle d’« irrationnel » ou plus fréquemment encore d’« insolite ») que les émissions de poésie cherchent à susciter. Or, pour Soupault, le medium radiophonique favorise le déploiement des pouvoirs de la poésie.

6. Le spectacle vs. la vie

Les émissions poétiques de Soupault ne sont donc pas seulement une exaltation plus ou moins didactique de la poésie (côté « vive la poésie » : poésie écrite, poésie chantée), mais aussi le moyen par lequel l’auditeur fait l’expérience de « quelque chose qui le dépasse » (côté « vivre la poésie » : poésie vécue). Revenons ici à un texte éclairant remarquablement l’enjeu du lien entre radio et poésie selon Soupault. Dans « Vers une poésie du cinéma et de la radio », article paru dans Fontaine en 1941, Soupault dénonce « la grande erreur des spécialistes » consistant à « s’éloigner délibérément de la vie pour des “spectacles” sonores et visuels ». La radio, pourtant plus éloignée par son dispositif de la relation spectaculaire (elle s’adresse à un individu isolé), serait comprise par la plupart comme un moyen d’apporter le spectacle à domicile. Or, pour Soupault, la radio est un « moyen d’expression » à part entière : de même que la photographie et le cinéma captent et transmettent des images, la radio est un moyen de capter et de transmettre les sons. C’est donc pour lui à ces deux niveaux (captation et transmission) que la poésie doit intervenir : elle est « l’interprète entre un moyen d’expression (la radio) et le monde vivant » ; elle est au fond une qualité de la perception (un regard dans le cas de la photographie et du cinéma ; une qualité d’écoute dans le cas de la radio – cette attention au « monde des sons » qu’appelle de ses vœux Soupault dans plusieurs textes ou interviews, et qui pour lui sert d’aliment poétique majeur). L’association d’un moyen d’expression, la radio, avec cette qualité de perception, la poésie, doit conduire non pas, selon Soupault, à des « poèmes radiophoniques » (il les rejette), non pas non plus à une simple représentation de la vie (ce qu’il nomme le « spectacle »), mais à une expression de la vie même.

L’art, et singulièrement la poésie, exigent de nous une attention qui nous accorde des yeux neufs, des oreilles neuves, une sensibilité sans tain. C’est la poésie qui peut nous éveiller d’entre les somnambules de la vie quotidienne et matérielle. Elle nous délivre pendant un temps de la vie de fantôme qui nous est habituelle en nous plaçant plus ou moins brusquement devant les réalités que nous négligions par la nécessité nommée habitude [21].

On reconnaît dans cet extrait la représentation existentielle et psychique de l’homme chère à Soupault (et aux surréalistes) : l’homme passe sa vie dans un état de semi-conscience (image du dormeur, du somnambule), voire de semi-réalité (image du fantôme) – endormissement des sens (yeux, oreilles…) à cause de « l’habitude ». « L’attention » poétique provoque quant à elle une forme d’« éveil », de degré supérieur de conscience ; elle-même est suscitée par ce qui est contraire à l’« habitude » : autrement dit l’insolite. L’insolite qui est dans le monde et qu’il s’agit de percevoir puis d’exprimer, de capter puis de transmettre. L’insolite qui, comme le dit Soupault dans une interview de 1952, est la « grande clef de la poésie [22] ».

Selon cette logique, les émissions poétiques de Soupault cherchent moins à faire le tableau, même vivant, de la poésie, qu’à véhiculer la « culture de l’insolite » (dans et hors de la poésie), à provoquer pour chaque auditeur l’expérience même de l’insolite (par le rire, l’étonnement, l’émerveillement, tout sentiment de dépaysement…) et à susciter ainsi, qui sait, quelque nouvelle vocation artistique. Cela explique qu’aux côtés des poètes et des poèmes, qui valent moins d’ailleurs par leur qualité formelle que par la puissance ou l’incongruité des images et leur force de provocation, il arrive à Soupault, dans Prenez garde à la poésie notamment, de donner la parole à des voyageurs, des explorateurs (comme Alain Gheerbrant et Bertrand Flornoy par exemple, deux spécialistes de l’Amazonie), lesquels traduisent à leur manière une forme d’attention poétique au monde et sont les témoins de ce que Soupault appelle la « poésie vécue ».

Que retenir de ces émissions, dont Soupault, à notre grand étonnement, ne parle quasiment jamais dans ses différentes interviews ? D’abord la grande réussite de la série Prenez garde à la poésie, qui remporte le pari de ne jamais ennuyer. Elle contient de plus en germe toutes les autres séries : humour, mise en dialogue des débats poétiques, valorisation de l’insolite, utilisation des chansons comme vecteurs de poésie… Ensuite, l’accueil et la bienveillance constante de Soupault producteur à l’égard des jeunes poètes. Mais deux questions surgissent sur ce point : dans quelle mesure cette politique éditoriale n’aurait pas en fait été commanditée par la radio, qui crée en novembre 1955 le Bureau de la Poésie, une série dont l’objectif affiché est, selon son producteur André Beucler, de « servir la jeune poésie » et d’« intéresser » les auditeurs ? On s’interroge également, au vu des « jeunes poètes » diffusés au micro, très peu ayant poursuivi une carrière poétique, sur le rôle effectif de la RTF dans la promotion de nouvelles plumes poétiques. On retiendra enfin le regard ambivalent que Soupault porte sur les chansons : d’un côté elles constituent le matériau principal de ses émissions, et Soupault, par le biais des présentateurs, en fait une branche à part entière de la poésie ; de l’autre il les voit comme des « choses vulgaires » destinées à attirer un large public vers la poésie. Considérait-il, comme Luc Bérimont le déclarait en 1961, que la chanson était la « voie de la poésie » ? Plus mitigé que ce dernier, Soupault semble au fond s’être attaché à une distinction de valeur entre la mise en chanson de poèmes (manière plus facile que la récitation – et en ce sens « vulgaire » –  pour faire passer la poésie) et l’écriture originale de chansons poétiques par des auteurs-compositeurs-interprètes considérés quant à eux comme de véritables poètes.

Notes

[1] Alain Spiraux écrit ainsi dans Combat (19 juillet 1958) : « Cette confusion des genres, certains producteurs d’émissions radiophoniques, tel M. Philippe Soupault, en sont largement fautifs. À d’évidentes niaiseries, ils voudraient faire succéder un pathos informe, fruit de leurs cogitations, que nous accepterions peut-être à la lecture, mais pas sur une scène, même chez Agnès Capri. »

[2] Bulletin de l’UER, vol. VIII, n° 43, mai-juin 1957, p. 291-306.

[3] V. la série diffusée sur France III-National en 1958, Les Pouvoirs de la connaissance, au cours de laquelle G. Ribemont-Dessaignes interroge différents poètes.

[4] Jean Chouquet, « Mes belles années de Radio-Poésie en compagnie de Philippe Soupault », Cahiers Philippe Soupault, n° 2, 1997, p. 213.

[5] V. Hélène Eck, « Radio, culture et démocratie en France : une ambition mort-née (1944-1949) », Vingtième Siècle, n° 30, 1991, p. 55-67 ; et Pierre-Marie Héron (dir.), La Radio d’art et d’essai en France après 1945, Montpellier, Publications de Montpellier 3, 2006.

[6] Bulletin de l’UER, art. cit.

[7] Voir Geneviève Latour, Le « Cabaret-Théâtre » : 1945-1965, Paris, Agence culturelle de Paris, 1996. Elle cite notamment p. 110 un sketch des deux comiques que l’on retrouve dans l’émission de Prenez garde à la poésie du 17 avril 1955.

[8] Propos prononcés dans l’émission consacrée à « la radio » dans la série Les Dix Clefs du siècle, enr. le 28 décembre 1949.

[9] Le référendum fut annoncé dans un long article de Roger Richard pour Télérama (n°289, semaine du 31 juillet 1955).

[10] « Prenez garde à la poésie des jeunes poètes », 25 novembre 1955.

[11] D’après le catalogue de la BnF, aucun de ces poètes ne semble avoir publié de livres au-delà de 1960… ce qui tend à minimiser le pouvoir de la radio comme instance de légitimation sur le long terme…

[12] Dans l’émission « Prenez garde à la poésie des jeunes poètes » (novembre 1955), Soupault déclare, avant de faire lire un poème d’auditeur : « Je ne connais pas l’auteur, et je vous avoue même que la forme, la prosodie de ces poèmes est absolument opposée à celle que j’ai essayé d’imposer en écrivant mes propres poèmes. Je suis donc parfaitement impartial. »

[13] C’est l’expression qu’il emploie, interrogé par André Frédérique, dans l’émission de Poètes à vos luths ! du 30 octobre 1956.

[14] Voir « Prenez garde à la poésie de l’aventure » du 20 février 1955 ou encore l’émission du 16 octobre 1955 (« Tour du monde de la poésie ») où Brineville accuse Poiret d’être « hypernationaliste, et même davantage, chauvin, cocardier, Académie Française, très chanteclair, très “Cocteaurico” ».

[15] Philippe Soupault, « Entretien en guise de préface » avec Raphaël Cluzel dans Sans Phrases, Paris, Osmose, 1953. Il reprend également cette idée dans les entretiens télévisés avec Jean Aurenche et Bertrand Tavernier en 1982.

[16] « Prenez garde à la poésie des fleurs », 7 août 1955.

[17] « Prenez garde à la poésie féroce », 20 mars 1955.

[18] Lectures hautement comiques de La Fontaine par Claude Véga dans « Prenez garde à la poésie enfantine » du 23 décembre 1954 et par Pierre Repp dans « Prenez garde à la poésie » du 8 juillet 1956.

[19] Les Pouvoirs de la connaissance, 14 avril 1958.

[20] Ibid. Cette déclaration fait écho à celle de l’entretien avec R. Cluzel dans Sans Phrases, op. cit. : « Je ne sais pas ce que je serais devenu si je n’avais pas connu la poésie, j’ai voué ma vie à la poésie. Je sais que c’est une libération, que grâce à elle je me détache, je m’évade… »

[21] Ph. Soupault, « Vers une poésie du cinéma et de la radio », Fontaine, n°16, 1941, p. 175.

[22] « La poésie, mensonge et insolite : Philippe Soupault », Paris Inter, Rendez-vous à cinq heures, 12 mars 1952.

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Céline Pardo est agrégée de lettres classiques et spécialiste de la poésie des XXe et XXIe siècles. Elle est l’auteur de La Poésie hors du livre (1945-1965). Le poème à l’ère de la radio et du disque (PUPS, 2015), ouvrage issu d’une thèse menée à Paris-Sorbonne sous la direction de Michel Murat et soutenue en 2012. Elle a codirigé l’ouvrage collectif Poésie et médias, XX-XXIe siècle (2012). Elle poursuit actuellement ses recherches sur les pratiques d’oralisation des poèmes, selon une perspective à la fois historique et médiopoétique.

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