« Sans ta carte je pourrais me croire sur un autre planète »
Texte intégral
Plus d’un demi-siècle après sa rédaction, est parue la correspondance de Blaise Cendrars et de Raymone Duchâteau [1]. Quelques 700 missives (cartes, lettres, billets, télégrammes ou « pneus ») écrites par Cendrars entre 1937 et 1954, auxquelles s’ajoutent une quarantaine de lettres de Raymone ayant échappé à la destruction par le feu de la main même de son destinataire (conformément au vœu de sa destinatrice) – elles n’en sont que plus précieuses. Quatre années pleines – déduction faite des périodes de retrouvailles – d’échange épistolaire entre l’un des grands écrivains du XXe siècle, désormais « pléiadisé [2] », et une actrice dont la mémoire, quoique discrète, restera attachée à l’histoire du théâtre et du cinéma. Elle a joué sous la direction de Pitoëff, de Dullin, de Copeau et fait partie de la troupe de Louis Jouvet. Elle a connu les meilleurs dramaturges de son temps – Giraudoux, Anouilh, Guitry –, côtoyé les actrices les plus en vue de l’époque : Viviane Romance, Arletty, Marguerite Moreno – dont elle fut très proche. La Folle de Saint-Sulpice dans la mise en scène historique de La Folle de Chaillot par Louis Jouvet au Théâtre de l’Athénée en 1945, c’était elle ; elle encore que l’on peut toujours apercevoir dans Hôtel du Nord de Marcel Carné (1938), dans Remorques de Jean Grémillon (1939), dans La Fête à Henriette de Julien Duvivier (1952) … Raymone, donc (c’était son nom de scène) et, de son nom de plume, Blaise Cendrars.
Autant dire qu’il s’agit d’une correspondance exceptionnelle – du fait de la personnalité des deux épistoliers comme du lien, aussi essentiel que singulier, qui les unit. Une correspondance qui compte parmi les dernières de cette importance, en ce crépuscule du genre épistolaire – du moins postal et manuscrit – dont le XXIe siècle s’active à exhumer les ultimes spécimens. Exceptionnelle, elle l’est aussi par l’amplitude de sa portée documentaire. Précieux témoignage vécu sur la période de l’Occupation en Provence, elle se lit aussi comme un journal de l’œuvre et l’une des sources principales de la genèse des « Mémoires sans être des mémoires » que forme la tétralogie de L’Homme foudroyé (1945), La Main coupée (1946), Bourlinguer (1948) et Le Lotissement du ciel (1949). Elle jette sur la biographie de Cendrars, ses relations familiales, amicales et professionnelles, notamment, un éclairage de premier plan. Quant à sa relation avec Raymone, elle y apparaît sous ce jour ni tout à fait ordinaire, ni tout à fait extraordinaire, propre au romanesque hybride – mi-réalité, mi-fiction –, de ces « histoires vraies », dont Cendrars a toujours eu le goût, que ce soit dans le roman, comme dans le reportage. Elle est exceptionnelle, enfin, par son amplitude chronologique, qui nous découvre plusieurs visages, très différents selon les époques, du poète de La Prose du Transsibérien. Août 1937 : Blaise délaissé, trahi, « abandonné », comme il le dit, par Raymone, lui écrivant une poignante lettre de rupture. « Adieu ! Raymone, adieu !/Je te dis adieu, sans haine et sans reproche, en te plaignant de tout mon cœur : Adieu et que Dieu te protège [3] ! » : c’est sur ces mots que s’ouvre la correspondance. Des mots qui énoncent à point nommé, la loi du genre : pour s’écrire, il faut être séparé. Fin 1939 : Cendrars en uniforme de correspondant de guerre dans le corps expéditionnaire britannique pour son dernier reportage, à l’époque de la réconciliation avec Raymone. 1944 : l’écrivain « archi-mûr pour la Trappe [4] », immortalisé par l’objectif de Robert Doisneau dans sa bure d’hiver, rédigeant ses « Mémoires » dans la cuisine de la rue Clemenceau à Aix-en-Provence, d’où il écrit quotidiennement, quand ce n’est pas deux fois par jour à « Melle Raymone, 20 bis, rue Pétrarque – Paris XVIe ». Été 1954 : costume trois pièces, cravate et chapeau, comme il sied à l’auteur reconnu invité par la Guilde du Livre à séjourner sur les rives du lac Léman. À l’Hôtel du Château à Ouchy, il savoure sa villégiature et, en attendant l’arrivée de sa « Raymone bien-aimée », de sa « chère Minoune », rédige sans enthousiasme ce « satané bouquin », Emmène-moi au bout du monde !…, qui s’appelle encore « Emporte-moi au bout du monde [5] ! ».
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Ils se sont rencontrés le 26 octobre 1917 à Paris par l’intermédiaire du poète-capitaine italien, Riciotto Canudo. Raymone est une jeune comédienne de 21 ans qui, pour assurer son quotidien, joue les rôles de sottes au théâtre ; Blaise Cendrars vient d’avoir trente ans, il est manchot du bras droit qui, deux ans plus tôt, lui a été arraché sur le front de Champagne par une rafale de mitrailleuse. À peine l’a-t-il vue qu’il tombe foudroyé d’amour pour celle qui restera jusqu’à la fin sa « petite fille » et son fruit défendu, sa Muse d’écrivain et peut-être sa faiblesse d’homme. Elle, repousse – sans les repousser tout à fait –, les avances de ce « pouilleux », et néanmoins célèbre poète, avec femme, enfants et maîtresse. Pour s’attacher la fille, Blaise saura séduire la mère, Marie-Augustine, veuve Duchâteau, qu’il prénomme très vite, d’un surnom teinté d’éternité : Mamanternelle… « Vous auriez dû vous marier tous les deux ! », leur disait Raymone, avec un sens de l’humour qui n’appartient qu’à elle. Mais le 27 octobre 1949, c’est bien elle que Blaise épouse à Sigriswil, petit village de l’Oberland bernois, trente-deux ans et un jour après leur rencontre, à la grande satisfaction de celle qui rêvait de devenir suissesse. Tous ceux qui ont connu Cendrars dans les toutes dernières années, celles de la rue José-Maria-de-Heredia, savent que Raymone lui a alors « rendu son amour », comme elle aimait à dire [6]. L’histoire a beau être connue, il suffit de la raconter pour éprouver son inaltérable pouvoir de sidération. Quarante-trois années durant, ces deux-là se sont donc aimés sans s’aimer, d’un amour impossible et nécessaire, mystique et démoniaque, cruel et sublime : insondable.
La correspondance avec « la femme aimée [7] », que l’on ne saurait qualifier pour autant d’ « amoureuse », ne manque pas de jeter un éclairage capital sur l’énigme de ce couple. Elle laisse paraître la nature kaléidoscopique du lien qui unit Blaise à Raymone : la démone inconditionnellement chérie, qu’il protège et gronde comme une enfant qui n’en fait qu’à sa tête, dont il a besoin comme d’une mère, qu’il rêve de savoir, de sentir, d’avoir à ses côtés. Elle forme, en indivision avec Mamanternelle, une famille à elle seule. Mais une famille d’adoption, la seule, peut-être, à laquelle Cendrars puisse souscrire – car dès que les liens du sang s’en mêlent, qu’il s’agisse de son frère Georges ou de ses fils, Odilon et Rémy, il ne peut y adhérer, il les supporte mal, il les assume difficilement.
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« Tous les jours avant de me mettre au travail, j’ai besoin de me faire la main et j’écris des dizaines de lettres […]. Plus tard, mes amis seront étonnés de découvrir mon indépendance et s’imagineront que je me suis fichu d’eux », écrivait Cendrars dans le « Pro domo » de Moravagine (1926) en manière d’avertissement aux éditeurs futurs de ses correspondances. À bon entendeur salut ! L’épistolier n’est pas un mais plusieurs et se montre, au gré de ses destinataires, sous différents jours. Bien malin qui saurait reconnaître sous ces multiples visages, le « vrai Cendrars », cette chimère qui toujours hante, peu ou prou, l’amateur de correspondances. Et pourtant… Alors que les correspondances avec les écrivains, avec Robert Guiette, Henri Poulaille, Henry Miller, ou même avec le grand ami Jacques-Henry Lévesque [8] – toutes d’homme à homme – s’inscrivent dans le cadre de la sociabilité littéraire, avec Raymone il semble n’y avoir pas de cadre imposé, pas de limites, du moins, à la diversité des propos échangés sur le mode de la conversation familière, sans souci du « bien écrire », sans ségrégation entre le trivial et le sublime, l’intime et le public, le poétique et le politique : la météo, la santé, les finances, les bombardements et les déraillements, les visites des uns et des autres, la nécrologie (un véritable cimetière que cette correspondance – et Blaise a beau, comme il dit « envier les morts [9] », trop c’est trop : « j’ai eu vingt morts cette année, écrit-il à Mamanternelle en décembre 1945, cela suffit »), mais aussi les ragots (dont il sont tous les deux friands), les souvenirs, les prédictions, les superstitions, les états d’âme, sans compter les obsessions de Blaise : la nourriture qui attise son goût de la liste, la sciatique de Raymone, véritable serpent de mer de la correspondance, la crainte immaîtrisable du débarquement, l’angoisse de devoir rentrer à Paris…. Tout cela se mêle, sans hiérarchie, au journal de l’œuvre in progress dont Raymone est appelée à suivre les étapes, les revirements et le rythme d’écriture car il y a les jours où Cendrars exulte « ça gaze » et ceux, maussades, où il « écrit petitement », selon les termes dont il use pour renseigner la courbe de température de son inspiration.
Sitôt qu’un texte est paru, il attend avec impatience les impressions de Raymone, cochant en marge de ses trop rares réponses – comme il ne cesse de s’en plaindre – le moindre de ses commentaires, de ses encouragements ou de ses jugements. Ils sont parfois d’une étonnante fulgurance, car « même si elle ne sait pas écrire », comme elle l’affirme, il arrive à Raymone d’être inspirée. Ainsi dans cette lettre du 20 octobre 1945 : « On a l’impression d’être dans une forêt vierge d’où l’on sort à très grand mal, étouffé, le cœur en feu et serré pour le restant de sa vie, on est hors d’haleine, et à bout. Tout y est poésie, et c’est encore plus un poème qu’un “roman” comme le dit l’éditeur. Le public, s’il s’attend à un roman, sera désappointé bien que L’Homme foudroyé arpaille jusqu’à la dernière ligne. » « Avoir le cœur serré pour la fin de sa vie » : voilà « la trouvaille » qui frappe Blaise : « Je crois bien que c’est mon cas… mais, chut ! Je me suis déjà remis au travail pour ne penser à rien d’autre que mon travail [10]. »
Mais ce qui compte, avant tout pour cet épistolier ce n’est pas tant le contenu des lettres, que leur simple existence : il faut « s’écrire le plus souvent possible pour savoir si l’on vit », « Il faut s’écrire même si on n’a pas grand-chose à se dire » [11], répète-t-il inlassablement. Les lettres parlent avant même d’être été lues. Elles disent la continuité d’un lien qui fait de Cendrars un épistolier du besoin plus que du désir de l’autre. Pour nous lecteurs, elles attestent, à l’instar de ce que nous dit Roland Barthes de la photographie, un « ça a été ». Nous assistons aux minutes d’une vie dévorée par le « travail » – ainsi Cendrars nomme-t-il l’écriture. Nous suivons la genèse de L’Homme foudroyé (1945) et de La Main coupée (1946) jusqu’à la rédaction du « petit Saint Joseph », le futur « patron de l’aviation » du Lotissement du ciel (1949). Nous cheminons avec l’auteur dans ses moindres hésitations, ses revirements, impressionnés par la manière tout à la fois germinative et rhapsodique, dont s’élabore la création, mais aussi la façon dont Cendrars suit la réception critique de son œuvre, les rapports qu’il entretient avec ses éditeurs – véritable jeu du chat et de la souris, bien souvent !
« Le vrai Blaise, je crois que c’est celui que j’ai connu, moi », ne craignait pas d’affirmer Raymone [12]. On serait presque tenté de la croire, tant les lettres qu’il lui adresse donnent l’impression de s’approcher au plus près d’un Cendrars « mis à nu », qui laisse s’exprimer sans censure : son horreur des femmes enceintes, une sensiblerie qui contraste cruellement avec la froide indifférence dont il est parfois capable – comme lors qu’il annonce à Raymone la mort de Féla, la mère de ses trois enfants –, sa coquetterie, à l’occasion, et à d’autres sa mauvaise foi – qui peut être grande… et puis, en ligne de fond, cette difficulté d’être hors l’écriture – car « à part ça la vie ne vaut pas la peine d’être vécue [13] », confie-t-il à sa correspondante. Encore moins, sans doute, durant cette seconde guerre, qui en réveillant la blessure – physique et morale – de la première, semble avoir plongé l’écrivain dans une temporalité dédoublée. Déclenchant l’anamnèse dont sont issues les « Mémoires », la drôle de guerre a précipité Cendrars dans ce « présent du passé » (praesens de praeterito) qui, selon Saint-Augustin, serait le vrai temps de la mémoire.
La cuisine de la rue Clemenceau se fait alors la chambre d’écho depuis laquelle les nouvelles de l’œuvre nous parviennent sur fond de rumeur du monde. La monotonie d’un emploi du temps qui tient en quelques verbes : se chauffer, manger, dormir et « écrire », surtout écrire, contraste avec l’incessant afflux d’événements, mineurs ou majeurs, personnels ou historiques, qui confèrent à cette correspondance de reclus, une vivacité et un rythme paradoxaux. Ce rapport asynchrone au temps est aussi celui d’un Cendrars en décalage avec les événements, en déphasage avec l’époque (« Je m’éloigne de tout [14] »), comme si l’auteur d’Aujourd’hui (1931) avait cessé, dans les années quarante, d’être son propre contemporain : « Sans ta carte je pourrais me croire sur une autre planète [15]. »
Riche en informations factuelles, qu’il nous faut laisser découvrir au lecteur, la correspondance se referme sur une énigme : celle de la Carissima, le livre de la passion du Christ pour Marie-Madeleine, la pècheresse-pénitente, le livre auquel Cendrars songe depuis 1941, au moins, dont il détient un premier plan en 1943, qu’il fait évoluer en 1944. Ce livre capital, obsédant, intensément rêvé mais sans cesse ajourné, auquel il songe encore en 1948 ; alors même qu’il vient d’achever le dernier volume de ses « Mémoires », il ne l’écrira pas. Cette « plus belle histoire d’amour », ce devait être, à n’en pas douter la leur aussi, celle que l’épistolier n’aura cessé de promettre à Raymone, tandis que dans le même temps, l’écrivain la lui confisquait. Énigme de l’amour ou « Mystère du couple », selon l’expression de Cendrars dans L’Homme foudroyé. Mystère de l’œuvre, aussi, lorsque celle-ci suit d’autres chemins que ceux que trace la correspondance – même et peut-être surtout, la plus intime ; mystère de la lettre enfin, cette écriture de fuite, qui ne nous fascine peut-être tant, que parce l’être tout à la fois, s’y épanche et s’y dérobe, s’esquisse et s’esquive entre les lignes.
Notes
[1] Blaise Cendrars – Raymone Duchâteau. Correspondance 1937–1954. « Sans ta carte je pourrais me croire sur un autre planète », Myriam Boucharenc éd., Carouge-Genève, Zoé, « Cendrars en toutes lettres », 2015.
[2] Œuvres autobiographiques complètes I et II (2013) et Œuvres romanesques I (précédées des Poésies complètes) et II (2017), Claude Leroy dir., Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade ».
[3] Lettre de Cendrars du 2 août 1937.
[4] Lettre de Cendrars du [10 novembre 1943].
[5] Lettres de Cendrars des 15 et 18 [juin 1954].
[6] Voir Entretien de Raymone avec Michel Bory, 4 avril 1977, Archives de la Radio Suisse Romande, transcrit et reproduit dans Blaise Cendrars – Raymone Duchâteau. Correspondance 1937–1954, op. cit., p. 559-574.
[7] « La femme aimée » est le titre de l’une des nouvelles des Histoires vraies (1937).
[8] Toutes ces correspondances ont été publiées dans la collection « Cendrars en toutes lettres » aux éditions suisses Zoé.
[9] Lettre du 24 [mai 1945].
[10] Lettre du [23 octobre 1945].
[11] Lettres du [18 septembre 1943] et du [15 octobre 1943].
[12] Entretien de Raymone avec Michel Bory, op. cit.
[13] Carte du [15 mars 1944].
[14] Carte du [15 septembre 1943].
[15] Lettre du 25 [avril 1945].
Auteur
Myriam Boucharenc est Professeur de littérature française du XXe siècle à l’université Paris-Nanterre, co-directrice de l’axe « Interférences de la littérature, des arts et des medias » du CSLF (EA-1586). Elle coordonne l’ANR « Littérature publicitaire et publicité littéraire de 1830 à nos jours » (littepub.net). Dernières parutions : édition de Blaise Cendrars, Rhum dans la « Bibliothèque de la Pléiade » (2017) ; Portraits de l’écrivain en publicitaire (avec Laurence Guellec), La Licorne, n° 128 (2018) ; André Beucler à l’affiche (avec Bruno Curatolo), Éditions universitaires de Dijon (sous presse).
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