Présentation. Billetdoux, Ollier, Sarduy, Thibaudeau, Beckett, Butor, Sarraute…

Ce numéro est dédié à Andrew Orr (1948-2019) et Jean-Loup Rivière (1948-2019), animateurs exigeants de l’ACR.

Pourquoi impliquer des écrivains, habitués au livre ou à la scène, dans des émissions de création radiophonique ?

Sans jamais y avoir été limitée, la radio de création (et de récréation) a longtemps fait une très large place au « théâtre radiophonique », justifiant la cour assidue menée par les responsables de programmes, depuis les années 1930, auprès de tous ceux qui savent bâtir un dialogue, une intrigue, des personnages, transformer un roman ou une pièce en « jeu de voix dans l’espace [1] » ou hörspiel, qu’ils soient nativement ou non dramaturges ou romanciers. Paul Gilson, le flamboyant directeur des programmes artistiques de la radio d’État à son âge d’or (1946-1963), a été couvert d’éloges pour avoir su attirer à la radio quantité d’écrivains rétifs ou timorés à troquer le livre pour les ondes [2]. Quant au Club d’Essai, né en 1946 de la petite graine du Studio d’Essai de Pierre Schaeffer avec la mission de pousser ses branches dans toutes les directions de l’art du micro, c’est peu de dire que les écrivains y ont abondé, jusque dans le domaine des variétés (Billetdoux, Dubillard, André Frédérique…) [3]. Et peut-être ce petit service expérimental de la radio d’État n’est-il devenu si célèbre que pour avoir su se faire reconnaître dans le champ restreint de la « haute littérature », grâce à l’action de son animateur le poète et dramaturge Jean Tardieu, et au large réseau de relations de ce dernier, chez Gallimard notamment.

Or cet appétit pour les écrivains et leurs talents semble changer dans les années 1970, au sein du programme qui à partir de 1969, sous le nom d’Atelier de création radiophonique, entend continuer à faire vivre, sur France Culture, l’esprit de la radio d’art et d’essai. Quitte à pratiquer encore quelques années le mélange de l’ancien et du nouveau, à regarder avec nostalgie ce que l’on quitte, en pratiquant encore des lectures d’œuvres, des entretiens avec des écrivains, des émissions d’hommage (à Brecht, Proust, Deleuze, Apollinaire et Marinetti, Mallarmé, Valéry, Artaud, William Burroughs…) ; à respirer un air encore assez littéraire. Quitte aussi, d’autre part, à accepter de n’avoir, pour les émissions les plus expérimentales, qu’un auditoire de happy few, ceux qui prendront plaisir au jeu de patience et d’attention que demande l’écoute de ces émissions. Très ambitieux dans son projet initial (trois soirées par semaine), plus modeste à son lancement (trois heures le dimanche soir), ce « microprogramme » est progressivement réduit à une émission de deux heures puis 1h30. Les responsables n’en sont pas des écrivains, comme Gilson et Tardieu, mais des « hommes de l’art » (éminemment lettrés certes), parmi lesquels Alain Trutat (conseiller de programmes depuis 1962, après avoir été réalisateur) et René Farabet (docteur ès-lettres, comédien, réalisateur), lequel en devient seul producteur-coordinateur après 1980. Leur conception de la radio de création les amène à ouvrir très largement le champ des auteurs possibles, à favoriser la « liaison » ou la « fusion » « avec tous les courants d’action créatrice : arts plastiques, musique, littérature, poésie, cinéma, théâtre, sans oublier le domaine infini du vécu [4] ». À tous, il s’agit de proposer l’expression radiophonique dans sa spécificité, comme complexe organique de bruits, paroles, musiques et silences. Face à quoi, l’idée qu’un écrivain peut être mieux placé que d’autres, voire indispensable, est relativisée.

Pour Alain Trutat par exemple, qui comme Beckett ne conçoit pas de création radiophonique sans l’alliance de la parole et de la musique [5], il vaut mieux être compositeur : « Les compositeurs de la musique actuelle mieux que les écrivains ont su jouer de la radiophonie (Jean-Claude Éloy acr 111, Mauricio Kagel acr 145-146, Stockhausen acr 133). Peut-être y sont-ils mieux préparés par la nature de leur travail [6]. » Et, comme on sait, à côté de réalisateurs-auteurs de grande classe comme René Jentet, José Pivin, Andrew Orr ou René Farabet, l’auteur aujourd’hui le plus connu de l’ACR est un chef opérateur de son, Yann Paranthoën, qui n’aimait pas la littérature, sauf exceptions (Claude Ollier, Pierre Guyotat), et composait ses « documentaires » (il n’aimait pas le mot) sans aucun texte préalable [7] ‒ ce qui n’a cependant pas été une doctrine de l’ACR : pour Trutat par exemple, « l’œuvre radiophonique peut être fondée sur un texte », même si « écrit résilié devenue parole, phrase oblitérée devenue phrasé, elle n’est pas ce texte [8] ».

Simultanément, pour Alain Trutat comme pour René Farabet, l’ACR se place sous le signe très politique de 1968 [9], et le monde appelle à sortir des studios, à aller dans la rue, à se faire oreille de l’époque : à se faire reporter ou historien du monde contemporain. Il s’agit de se tourner vers « l’histoire en train de se faire… avec sa fièvre, son effervescence », de « prendre appui sur la “réalité sensible” », « le monde au présent ‒ un immense chantier » ; donc aussi de sortir du « studio-Gutenberg », de répudier « la tyrannique typographie des “brochures” », livrant le texte des pièces dites radiophoniques « à la récitation comédienne et à l’illustration bruitiste », de remplacer  les « députés obèses du savoir » par « de plus turbulents aventuriers, surgissant d’horizons variés [10] ». De sorte que, pour se livrer à l’expression radiophonique, le bon écrivain semble être celui qui saura allier, au talent du musicien, celui du journaliste. René Farabet est un des producteurs qui, au sein de l’ACR des années 1970, à la différence d’un Jean-Loup Rivière notamment, tournent le plus résolument le dos à l’héritage du théâtre radiophonique pour promouvoir, sous le nom de « film sonore », le documentaire de création. Une des grandes orientations assumées par l’ACR sous sa direction a été de dévaluer, dans le discours au moins, l’écrivain de fiction au profit de l’écrivain-reporter, produisant des reportages et documentaires élaborés, ou tournant autour de ce qu’on appelle aujourd’hui des docu-fictions, comme Jean Thibaudeau imbriquant l’un dans l’autre, en 1970, Dig it (documentaire) et A Western Memory (fiction). La chose n’est pas nouvelle dans l’histoire de la littérature : on renvoie aux travaux de Myriam Boucharenc sur l’écrivain-reporter dans les années 1930 [11]. Mais elle n’était pas jusqu’à présent aussi fortement revendiquée dans les milieux de l’art radiophonique.

S’y ajoute, dans ces années post-68 où l’on remet en cause toutes les institutions, que la notion même d’auteur tend à changer de sens : à l’ACR, l’auteur, c’est le collectif, c’est « l’atelier », c’est l’équipe, des preneurs de sons et monteurs aux réalisateurs et producteurs. Un atelier : un lieu « où se poursuivent simultanément et en équipe différents travaux (et dans chaque work in progress le brouillon a aussi sa place), où le lent modelage d’une matière sonore “élastique” (oublié le “marbre” !) est avivé par le plaisir lié à toute recherche artisanale ‒ un “atelier du cousu main” [12]. » De même la notion d’œuvre bouge. On continue certes de parler d’œuvres originales attribuables à tel ou tel artiste, dont plusieurs ont les honneurs de prix internationaux (Italia, Ondas, Paul-Gilson…) dans les catégories Fiction, Musique ou Documentaire. Mais ce qui est aussi considéré comme œuvre, et significativement doté d’un titre propre [13], c’est le programme tout entier d’une émission, vaste work in progress hybride, délibérément composé d’une mosaïque d’inserts, de citations (livresques…), de genres, de séquences, débordant chaque « œuvre » au sens traditionnel du mot, dont le principal auteur, s’il en faut un, est le réalisateur.

L’appétit pour les écrivains et leurs talents a donc changé dans les années 1970.

Et pourtant, à parcourir les programmes de l’ACR, à écouter les émissions, on constate que, dans les années 1970 précisément, ils sont encore là, et même en assez grand nombre, soit comme auteurs de textes nativement radiophoniques, soit comme auteurs et co-producteurs, ou comme lecteurs de leurs œuvres. Les quatre écrivains de la toute première émission sont aussi, en quelque sorte, ses parrains et des collaborateurs récurrents : François Billetdoux (dont quatre interventions rythment l’émission princeps), Claude Ollier, Severo Sarduy, Jean Thibaudeau. Peu nombreux aussi parmi ces écrivains sont ceux qui, comme Thibaudeau dont il est question dans ce numéro, Jacques-Pierre Amette passagèrement, ou Michel Chaillou, se sont vraiment aventurés sur les voies du reportage ou du documentaire. Qui sont ces écrivains de l’ACR ? Relevons, à côté de quelques anciens du Club d’Essai comme Dubillard, Billetdoux, Tardieu ou Obaldia, qui font trait d’union avec le passé et soulignent des continuités, les noms de : François Billetdoux*, Jean Thibaudeau*, Severo Sarduy*, Jean-Pierre Faye*, Claude Ollier*, Alain Jouffroy*, Jacques-Pierre Amette*, Samuel Beckett [14]*, Michel Butor, Edoardo Sanguineti, Nathalie Sarraute, André Frénaud (ami proche et poète préféré de Trutat), Bernard Teyssèdre, Pierre Guyotat, Hubert Lucot, Jean Ristat, Maurice Roche, Georges Perec*, Danielle Collobert, Hélène Cixous*, Marguerite Duras, Colette Fellous*, Michell Chaillou*, Jean-Clarence Lambert*, Jean-Luc Parant, Matthieu Bénézet* (l’astérisque signale ceux qui furent aussi co-producteurs d’une ou plusieurs émissions) …

C’est en réalité dans les années 1980, quand René Farabet devient seul responsable du programme, que les noms se font plus rares, et que pour certains d’entre eux (Monique Wittig, Michel Butor, Jean Echenoz…) un livre publié redevient la base de leur collaboration au médium. Citons quand même : Jean Daive*, Didier Pemerle, Bernard Noël, Valère Novarina*, Paul-Louis Rossi, Jean-Claude Montel, Christian Prigent*, Michel Butor (pour de belles émissions avec Kaye Mortley), Jean-Christophe Bailly*, Gherasim Luca, Monique Wittig, Julien Blaine, Marie Etienne, Michel Deguy*, Dominique Fourcade, Sabine Macher, Michelle Grangaud, Jean Echenoz… Dans ces années 1980, la tendance « documentaire » promue par René Farabet et partagée par la talentueuse réalisatrice Kaye Mortley, qui le rejoint à ce moment-là, l’emporte définitivement sur la tendance « pièce radiophonique » continuée aussi bien par Jean-Pierre Faye que Nathalie Sarraute ou Hélène Cixous, mais aussi sur des formes de fiction radiophonique très en phase avec les conceptions d’Alain Trutat, celles d’un Claude Ollier ou d’un Georges Perec notamment. Peut-être est-ce un des facteurs explicatifs de cette désaffection.

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Le numéro proposé ici reprend l’essentiel des communications présentées à la Scam et la BnF les 4 et 5 octobre 2018, dans le cadre d’un colloque international consacré à Paris, du 4 au 6 octobre, aux deux plus longs et plus prestigieux programmes de création radiophonique de France Culture des dernières décennies du XXe siècle : l’Atelier de création radiophonique (1969-2001) et Nuits magnétiques (1978-1999) [15]. Vu l’ampleur des corpus, il avait été décidé de privilégier pour l’ACR, la « période Farabet », des débuts en 1969 à son départ à la retraite en décembre 2001, et de laisser de côté la décennie 2002-2011, durant laquelle l’Atelier a été confié à Franck Smith, écrivain et Philippe Langlois, musicologue, accompagnés dans les tout premiers mois de l’artiste plasticienne Marina Babakoff [16], ainsi que la dernière étape de l’Atelier, quand Irène Omélianenko l’accueille une fois par mois dans L’Atelier de la création (2011-2015) puis dans Création on Air (2015-2018), en veillant à ce qu’il soit bien identifié comme tel, au sein d’une série, et en donnant à ses auteurs plus de moyens et liberté que les autres émissions. On ne nous en voudra pas, nous l’espérons. Cela du reste n’a pas enlevé grand-chose au caractère inévitablement limité de nos explorations : quel collectif pourrait aujourd’hui écouter et étudier intégralement ces milliers d’émissions, même en ciblant « la part des écrivains » ? Le numéro n’a donc pas d’autre ambition que de jeter des coups de sonde, capter des bribes et proposer un parcours d’un peu haut et un peu loin, comme à vol d’oiseau.

Pour donner voix aux deux principales figures de fondation, on les fait ici précéder de textes et propos d’Alain Trutat sur les origines et l’esprit de l’ACR, et de René Farabet sur son approche du documentaire de création. Andrew Orr, venu du journalisme et Christian Rosset, de la peinture et de la musique, esquissent ensuite dans les grandes lignes, l’un pour les années 1970, l’autre pour les années 1980-1990, l’histoire de ce petit programme devenu émission dont ils furent tous les deux des producteurs importants, et nous partagent souvenirs d’émissions, d’atmosphères ou de collaborations, et convictions. Sandra Escamez fait le point en compagnie de Karine Le Bail sur les archives de l’ACR conservées à l’Ina et leur traitement documentaire. Les contributions de Pierre-Marie Héron, Carrie Landfried, Thomas Baumgartner et Marion Chénetier-Alev s’intéressent ensuite à quelques écrivains marquants de la première décennie surtout : Jean Thibaudeau, Claude Ollier, Georges Perec, Valère Novarina.

Notes

[1] Paul Deharme, Pour un art radiophonique, Éditions Le Rouge et le Noir, 1930.

[2] Notamment dans le n° spécial « Hommage à Paul Gilson » des Cahiers littéraires de la RTF, décembre 1963.

[3] V. Pierre-Marie Héron (dir.), La radio d’art et d’essai en France après 1945, Montpellier, Publications de Montpellier 3, avec deux CD, 2007.

[4] Alain Trutat, « Ce mardi 5 mars 1974… », L’art vivant, n°47, mars 1974, p. 33. Article reproduit en fac-similé dans ce numéro.

[5] V. Marie-Claude Hubert, « Beckett et le théâtre radiophonique, ou le refus de l’image », dans Pierre-Marie Héron, Françoise Joly, Annie Pibarot (dir.), Aventures radiophoniques du Nouveau Roman, Rennes, PUR, coll. « Interférences », 2017, p. 59-70.

[6]  Alain Trutat, art. cit., p. 34.

[7] V. Christian Rosset (dir.), Yann Paranthoën. L’art de la radio, Arles, phonurgia nova éditions, 2009.

[8] Alain Trutat, art. cit., p. 33.

[9] Entre 1973 à 1976, l’ACR développe le dimanche soir (jusqu’au 27 janvier 1974) puis le mardi soir (du 27 janvier 1974 au 21 janvier 1975), avant un retour au dimanche soir, un magazine spécial de 30 mn, nourris d’entretiens et reportages, dédié aux contre-cultures et turbulences du temps (guerre du Vietnam, luttes sociales, mouvement hippie, féminisme, gourous, transsexuels…). Titre : Court-circuit : courant alternatif, puis Courant alternatif. Dernier numéro dimanche 27 juin 1976. Producteurs : Louis-Charles Sirjacq et Andrew Orr jusqu’en janvier 1975, Jean-Marc Fombonne ensuite.

[10] René Farabet, « L’Atelier… une aventure », Cahiers d’Histoire de la Radiodiffusion, n°92, avril-juin 2007, p. 202, 203.

[11] Myriam Boucharenc, L’Écrivain-reporter au cœur des années trente, Lille, Presses universitaires du Septentrion, 2004, et, sous sa direction, Roman et reportage XXe-XXIe siècles. Rencontre croisées, Limoges, Presses universitaires de Limoges, 2015.

[12] René Farabet, art. cit., p. 204.

[13] Littérature – Rupture ; Écho – Écoutes ; Mode – Effet – Tournure ; Ex – Expo ; Enfance fantasmes ; Hippie Pop Hurrah ; La vie Q comme quotidienne ; Tom, Womb, Worm, Words : Dylan Thomas ; Des antipodes aux antipodes (avec Michel Butor)…

[14] Co-producteur en 1971, avec Alain Trutat, de Sans, finalement non diffusé. Le texte de Beckett existe. Voir sa description dans Marie-Claude Hubert (dir.), Dictionnaire Beckett, Champion, 2011.

[15] Organisateurs : Pierre-Marie Héron (université Paul-Valéry Montpellier, IUF), Karine Le Bail (CRAL, CNRS/EHESS), Christophe Deleu (université de Strasbourg, CUEJ, SAGE / CNRS UMR 7363).

[16] Celle-ci part s’installer quelques mois plus tard à New York.




Considérer la radio comme un des beaux-arts


Au micro d’Agathe Mella en 1987, Alain Trutat revient sur les tout débuts de l’ACR, son projet de départ, son influence stylistique sur d’autres programmes de France Culture, sa légitimité au sein de la chaîne, les fondamentaux de l’art sonore, rattaché au spectacle, distinct du journalisme et de son allégeance à l’information, l’apport des autres arts, la nécessité d’un accompagnement critique des émissions. L’article de 1974 présenté à la suite, tout en articulant déjà à sa manière certains de ces thèmes, est remarquable par son style d’avant-garde : il mime le déroulement d’une bande magnétique, pour, selon un phrasé discontinu et dans une typographie bruitiste, défendre, « à côté de la radio pour tous », une « radio pour chacun » dans laquelle l’ACR peut, pour sa part, « exiger un auditeur exigeant ».

Speaking to Agathe Mella in 1987, Alain Trutat revisits the very beginnings of the ACR, his original project, his stylistic influence on other France Culture programs, his rightful place within the station, the fundamentals of radio art, connected to performance as distinct from journalism and its allegiance to information, the contribution of other art forms, the necessity of critical support of programs. The 1974 article that follows, all while already articulating in its own way some of these themes, is notable for its avant-garde style: it mimics the unwinding of a magnetic tape in order to defend, according to a fragmented phrasing and a  bruitist typography, “next to the radio for all”, a “radio for each person” in which the ACR can, for its part, “demand a demanding listener.”


1. Alain Trutat au micro d’Agathe Mella (1987)

Entretien diffusé dans Les chemins de la connaissance, 8, France Culture, mercredi 2 septembre 1987, 10h30-11h. Dans le cadre d’une série en dix épisodes des Chemins de la connaissance, consacrée à « La recherche à la radio », diffusée du 24 août au 4 septembre 1987 (épisodes 1 à 5 : « La technique et la musique », épisodes 6 à 10 : « Les essais et la création »). Personnalités interrogées : Pierre Schaeffer, Jacques Poullin, Pierre Henry, Michel Philippot, François Bayle pour « La technique et la musique », Bernard Blin, François Billetdoux, Alain Trutat, René Farabet, Yann Paranthoën pour « Les essais et la création ». Transcription, mise en page et notes de Pierre-Marie Héron.

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Agathe Mella ‒ Alain, si mes souvenirs sont exacts, vous êtes à l’origine d’une longue série d’émissions, qui s’appelle l’Atelier de création. Est-ce que vous pouvez vous souvenir à peu près à quel moment cette série continue a pris naissance ?

Alain Trutat ‒ Moi je ne dirais pas que c’est une série d’émissions, je dirais que c’est plutôt un lieu de travail que j’ai voulu essayer de mettre sur pied, disons un avatar très très modeste de ce qu’avait pu être autrefois le Club d’Essai ou le Studio d’Essai. Je sais que ça date d’après 69, mais ça faisait plusieurs temps que ça marinait. J’avais fait des projets, d’ailleurs j’en avais parlé avec Schaeffer, avec Tardieu [1]. C’est pour vous dire qu’il y a quand même une certaine filiation, un souci de ne pas avoir à la radio que des productions élaborées dans le minimum de temps, pour une consommation courante ‒ une production qui pouvait être de qualité ‒, mais d’essayer d’avoir aussi des productions qui seraient beaucoup plus poussées, beaucoup plus affinées.

Et pour lesquelles il y aurait ‒ ah ça, j’y ai toujours tenu ‒ une servitude antenne, parce que moi je crois que la radio, c’est toute la chaîne, ça n’est pas uniquement ce que l’on fait en studio, ce que l’on écoute en studio, mais c’est ce que l’on écoute après, sur sa chaîne ou sur son transistor, dans d’excellentes ou de médiocres conditions. Et une émission c’est ce qui sort, c’est ce qui est passé par le filtre de l’antenne, c’est ce que l’on reçoit chez soi. Je me méfie beaucoup de l’écoute uniquement, qui peut être très très belle. Je crois que ce qui a tué le premier Studio d’Essai, c’est que, effectivement, les gens se réunissaient, rue de l’Université, et écoutaient beaucoup entre eux, et puis cela n’allait pas au-delà [2]. Or c’est peut-être très intéressant, très passionnant, parce qu’on avait affaire à des gens très attentifs, qui étaient riches et qui donnaient des idées, mais il n’y avait pas cette espèce de réponse du public. Même si on ne la reçoit pas, parce qu’on sait très bien que l’auditeur écrit très peu, il y a toute une série d’impondérables qui se passent entre la sortie du magnétophone et la réception, et ça, ça fait partie pour moi de la radio. Là je sais que c’est un des points dont j’avais débattu, parce que, lorsque j’en avais parlé, c’était à Dhordain, il m’avait dit « Ah mon petit père – vous connaissez son langage – oui… Quelle connerie, j’y comprends rien, mais vas-y ! » Mais alors il avait discuté : « Mais bon, l’antenne », etc. Il souhaitait que ça se fasse – pas trop cher ‒, et puis de temps en temps quand il y avait un produit, qu’on le diffuse.

C’était plutôt un petit programme, un microprogramme si je puis dire, qu’une émission. C’est devenu une émission, ‒ et ça je le regrette ‒ c’est devenu une émission quand les moyens nous ont été diminués. Parce que ce microprogramme, qui comportait à l’origine des séquences d’aspects différents, de disciplines différentes ‒ disciplines radiophoniques ‒, d’approches radiophoniques différentes, de tons, etc. dans chaque soirée, nécessitait évidemment plus de moyens. Et lorsque les moyens techniques ont été diminués, on a diminué le nombre de sujets, le nombre d’approches, pour continuer à essayer d’avoir sur un seul thème l’approche la plus affinée, complexe, à la fois, parfois trop sophistiquée, enfin…

Il y a eu des échecs, mais je crois qu’il y a eu des réussites exceptionnelles.

Ce qu’il y a eu d’étonnant dans les réussites, ça a été l’influence qu’a eu l’Atelier, notamment, sur des tas de modes de présentation. Les premiers qui ont piqué en ont fait des trucs. Je ne dis pas que dans l’Atelier il n’y a pas parfois, ou qu’il n’y a pas eu parfois, des moments où c’était des trucs. Mais c’était quand même assez rare, ce n’était jamais des effets pour l’effet, c’était toujours pour essayer d’écrire au-delà du son premier, pour essayer de donner des approches multiples, de multiplier les informations sonores à partir d’un même thème. Mais il est évident que cela a été repris souvent, et repris comme effet pour l’effet, comme truc pour le truc. Ce qui d’ailleurs a amené l’Atelier – puis c’était une nécessité, une heureuse évolution – à peut-être plus de froideur, plus d’ascèse, et à peut-être moins de sophistication dans le sens péjoratif du terme.

Extrait d’émission

Alain Trutat ‒ Nous nous sommes fondés entièrement sur les programmes de la Biennale de Paris dont j’avais par ailleurs la responsabilité. Vous savez qu’à cette époque-là on était très producteurs à la Biennale, c’était un lieu où on enregistrait beaucoup de choses, il y avait des spectacles présentés, etc., enfin la Biennale était beaucoup plus riche que maintenant, ça indiquait tout de suite un état d’esprit, la Biennale ‒ ça s’appelait la Biennale des jeunes artistes de Paris. À cette époque-là elle était encore très vigoureuse, assez insolente, et l’Atelier était aussi dans la ligne, dans cet état d’esprit, ce qui nous a même valu quelques rappels à l’ordre de temps en temps – enfin, disons, une ou deux fois par an. Dans les thèmes retenus, dans les thèmes travaillés, dans les thèmes évoqués.

Et je pense que ça représentait sur Culture un lieu où il y avait des perturbations. Je l’ai dit en général plutôt pour France Culture et je le pense plus pour France Culture que pour l’Atelier seul, mais j’ai toujours pensé que France Culture devait être un accélérateur d’identité (sourire). Alors je dirais que l’Atelier là-dedans était une particule qui avait sa fonction propre dans cette accélération d’ensemble – parce que France Culture doit former un tout et doit avoir cette diversité.

L’accablement dont j’ai été couvert pendant au moins cinq ans ou six ans, c’est que les gens me disaient :« Ah oui vous voudriez que tout France Culture soit comme l’Atelier », etc. Parce que les gens ne comprennent pas, les gens ont toujours un esprit globalisant, totalitaire… Mais surtout pas ! ça aurait été inaudible ! Parce que l’Atelier parfois c’était inaudible !

Extrait d’émission

Alain Trutat ‒ Je vais employer un mot qui va faire rire certains : je dirais qu’il y avait quand même une primauté de l’esprit sur la matière – mais que dans certains cas il y pouvait y avoir une primauté de la matière sur l’esprit. J’appelle l’esprit le fond, et la matière la forme, le travail sur le son, etc. Tout ça on essayait de le conjoindre…

J’ai toujours pensé que toute parole pouvait être nue, parfaitement nue, et tout ça dépend de son contenu. Et puis que toute parole pouvait être au contraire perturbée, brisée, rompue, mêlée, malaxée, nattée avec une autre parole selon aussi ce que l’on veut exprimer. Il y a deux niveaux, il y a le niveau de ce que… j’avais une formule qui vaut ce qu’elle vaut, c’était : « Sont-ce sons sans sens ou sons sensés [3] ? » Est-ce que ce sont des sons qui n’ont pas de sens ou est-ce que ce sont des sons qui ont un sens ? Je pense que tout son a un sens, mais le sens qu’il a vient de son organisation, de son rapport avec le son voisin, avec le son avec lequel on peut le faire cohabiter, auquel on peut le conjoindre. Alors le problème, c’était à la fois d’aborder des idées, des propos qui, ou esthétiquement ou dans leur contenu, pouvaient être nouveaux – si tant est qu’il y ait quoi que ce soit de nouveau, mais là c’est un faux débat, il est évident qu’il y a toujours des choses nouvelles dans la façon de les dire–, et alors c’était aussi, justement, la façon de dire ces choses qui comptaient.

Vous savez il y a un mot… vous connaissez mon immense modestie, je dirais qu’il est ou de Victor Hugo ou de moi, je ne sais plus (sourire) : « La forme, c’est le fond amené à la surface [4]. » Je crois que c’est ça : trop souvent, on recouvre le fond, parce qu’on met des déluges de forme, on met, comme sur les tableaux, un « bitume » inutile puisqu’on cache le fond – donc il n’est même plus inutile, il est – employons un grand mot – criminel, comme à la radio la moitié sinon les trois quarts des fonds sonores. Cela dit, il y a parfois des multiplicités d’informations sonores qui peuvent être intéressantes, parce qu’elles peuvent multiplier aussi dans l’esprit … je dirais, des visions.

Je dis toujours que les quatre mamelles de la radio, c’est : parole, musique, bruit et silence. Ce qu’on oublie toujours. Le silence est capital. Bien sûr pas le trou, pas le vide, pas le blanc. Le silence. Or ce dont crève à mon avis la radio – ça c’est une influence journalistique que je trouve très néfaste –, c’est que plus jamais on ne laisse la pensée respirer. On ne laisse pas au temps le temps d’exister. Or pour moi la radio c’est une question de temps. C’est linéaire, ça se déroule dans le temps, ça n’est pas comme un tableau où on a tout de suite une vue globale, panoramique. Bien sûr, l’œil s’accroche toujours plus ou moins de tel ou tel côté, on sait qu’on oriente plus la lecture dans un certain sens, etc. Tandis que la radio ça se déroule obli-ga-toi-re-ment dans le temps ; d’ailleurs le ruban magnétique en est la preuve matérielle. Or ce qu’il faut, c’est laisser au temps le temps d’exister. On ne le fait plus à la radio et ça c’est terrible, à la radio, ce « débagoulé » continu… et alors l’assommoir sonore.

Extrait d’émission

Alain Trutat ‒ Ce que je voudrais dire aussi à propos de l’Atelier : il y a eu un double souci, qui a l’air un peu contradictoire, d’une part d’affirmer au maximum l’appareil radiophonique, le terrain sonore, le terrain radiophonique et de penser toujours que la radio existe en soi : de la radio considérée comme un des beaux-arts. Et qu’il y a là quelque chose de capital, de toujours penser à l’instrument qu’on utilise – d’ailleurs ça a amené à faire plusieurs programmes sur la radio, sur le son, etc. Et d’autre part le souci – et ça n’est pas contradictoire –, en plaçant la radio parmi les beaux-arts, de considérer aussi l’apport des autres arts. Parce que je crois beaucoup à l’interpénétration, à l’apport des autres arts. Par exemple, il y a eu des travaux assez poussés sur les rapports avec la peinture. Bon, d’une part je suis passionné de peinture, et j’ai toujours pensé qu’il fallait essayer de trouver des possibilités de rendre visible, de « donner à voir », la peinture. Il y a plusieurs approches possibles pour arriver à rendre l’esprit d’un peintre. Bien sûr, l’auditeur ne connaissant pas la toile n’imaginait pas forcément la toile du peintre. Mais là je crois qu’il y a eu des réussites. Même chose dans le rapport avec le cinéma. On a travaillé, ou sur le cinéma, ou avec des cinéastes qui ont fait des réalisations à l’Atelier. Pourquoi uniquement se limiter à la musique sous prétexte que c’est du son ? Alors c’est très intéressant parce qu’on s’enrichit les uns les autres. Le drame c’est de se limiter toujours à ses petites brochures, à ses petits micros, ses petites distributions, ce qu’on est obligé de faire dans bien des cas – et ce ne sont pas forcément des petites brochures, des petits micros et des petites distributions ! Mais je veux dire qu’il y a quand même un côté formel, au départ, où on fonctionne sur des rails, plus ou moins riches – ils peuvent être très très riches d’ailleurs. Il faut tâter des terrains, c’est un peu ça la recherche, il faut essayer de voir, et puis tout ne réussit pas… De même qu’on a diffusé aussi parfois des bandes sonores de films, uniquement, par exemple je me souviens avec Georges Perec, la bande sonore d’un film, qu’il commentait en même temps, on a fait tout un travail… C’est ça qui est passionnant.

Il y a trente-six formes de radio, il y a trente-six approches, de même qu’il y a trente-six tons de voix et tout, c’est comme dans tous les spectacles. Mais moi, ce que j’aurais voulu – je crains que ce soit de plus en plus difficile maintenant, c’est que la radio soit considérée, je vous le disais, comme un des beaux-arts. En tout cas elle doit appartenir au spectacle. Je veux dire qu’une certaine radio, celle qui m’intéresse, j’ai toujours considéré qu’elle avait de toute façon un public restreint, de même que, disons, les livres de poésie.

Ce qui est dramatique à la radio c’est qu’il n’y a plus aucun appareil critique. Il n’y a aucun appareil critique en face, c’est ça qui est dramatique. Parce que je pense – et c’est pour ça que la radio n’a pas réussi à atteindre vraiment le statut de l’art – qu’un art vit aussi… de lui d’abord, de son existence, de ce qu’il propose – oui, propose… et puis de la façon dont il est reçu. Or il n’y a aucun appareil critique. Il n’y a pas une critique de radio. Il y a eu une époque, quand même, où il y avait une certaine attention aux programmes ; maintenant il n’y a plus que Télérama qui publie des petites informations sur la radio. Il y a eu autrefois, quand même, La Chambre d’écho, la revue du Club d’Essai [5], les Cahiers [d’étude de radio-télévision], avec des articles de Bachelard, de Tardieu [6], etc. J’ai d’ailleurs recueilli tout ça, je voulais les publier, je n’en ai jamais eu les moyens, et puis je n’ai jamais eu le temps de poursuivre. J’ai toute une petite collection de prête. Des écrits sur la radio il y en a très très peu : il y a quelques écrits des futuristes italiens, qui proposaient des choses [7] ; il y a quelques textes de Brecht [8]… Il y aurait un corpus très intéressant à composer.

En fait la radio souffre aussi de la communication, c’est-à-dire qu’on est envahi par une maladie qui s’appelle communication, dont on n’arrive pas à se débarrasser, parce qu’elle n’a aucun sens, elle n’est plus naturelle. Le drame c’est que, d’un côté il y a une toute petite fourmi, et puis de l’autre côté il y en a dix mille. Et elles sont toutes valables. Mais la toute petite fourmi, évidemment, on finit par ne plus l’entendre, ne plus la voir. Or c’est à partir de l’instant où quelqu’un peut s’exprimer personnellement qu’il pourra communiquer quelque chose vraiment. Sinon il est un transmetteur, il est… c’est beaucoup plus flou. Vous croyez que le père Léautaud avait le souci de communiquer ? Non, de s’exprimer. Et les gens d’ailleurs, la plupart, l’ont reçu. Certains ne recevaient que le côté clownesque, etc., et n’attendaient pas ce qu’il pouvait y avoir de plus profond, par-delà effectivement tout un aspect d’humeur, mais… je crois que c’est ça qu’il faut préserver. Même s’il ne s’agit pas que toute la radio soit comme ça.

Filet musical

Alain Trutat ‒ Très grossièrement, que ce je distingue toujours, c’est la radio-diffusion – je ne parle pas de l’institution, de l’organisme ni de l’établissement, mais de la radiodiffusion –, c’est-à-dire tout ce qui est diffusé par la radio, où elle ne sert que de support, et la radio-phonie, qui est le lieu où, à un certain moment, la phonie, c’est-à-dire les sons, est utilisée aussi pour être une sorte de communication – puisque vous me parliez de communication.

Agathe Mella ‒ Oui, mais spécifique à la radio.

Alain Trutat ‒ Spécifique à la radio ! Et je dirais que l’Atelier, pour moi, c’est de la radiophonie. Au même titre que certains programmes de ce qui, avant L’Oreille en coin, s’appelait… enfin, du temps où Codou et Garretto en étaient directement les responsables [9] – à l’origine, plus maintenant, je trouve que maintenant ils ne font plus de la radiophonie. Et que les émissions très populaires de Stéphane Pizzella, Les Nuits du bout du monde [10], que peut-être les jeunes générations ne connaissent pas, étaient de la radiophonie. Émissions méprisées par beaucoup, mais dans le genre, je ne vois pas qu’on ait fait mieux depuis. Il y avait un travail radiophonique, un travail sur le son.

2. Alain Trutat, « Ce mardi 5 mars 1974… » (1974)

Publié dans l’art vivant, n°47, mars 1974, p. 32-34. Article sollicité par Daniel Caux, chargé de cours à Paris 8, passionné de création musicale, producteur à l’Atelier de création radiophonique depuis 1970, et membre de la rédaction du mensuel. Numéro intitulé « Biblioclastes… Bibliophiles ». Il faut tourner le magazine à la verticale pour lire l’article, qui défile sur deux colonnes (gauche et milieu) de la rubrique « Tribune libre », dont la colonne de droite est occupée par un texte de René Farabet et des photos.

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Notes

[1] Voir, dans le numéro « Jean Tardieu et la radio » des Cahiers d’Histoire de la Radiodiffusion, n°48, mars-mai 1996, p. 148-158, la publication d’une « proposition » co-signée par Jean Tardieu et Alain Trutat, datée du 24 avril 1968 et adressée au directeur de la Radiodiffusion de l’époque, Pierre de Boisdeffre, en réponse, écrit Tardieu dans un mot d’accompagnement, à son projet d’un « “atelier de création radiophonique” chargé de fournir un programme d’émissions, à la fois distinct, limité et régulier, appelé à jouer un rôle assez voisin de l’ancien “Club d’Essai” ». Document conservé au Service d’Archives écrites de Radio France.

[2] De fait, le Studio d’Essai, créé par la direction de la Radiodiffusion nationale (Radio-Vichy) en janvier 1943, supprimé en mai 1945, n’a diffusé d’émissions que très exceptionnellement, notamment le samedi 3 juillet 1943 après-midi (adaptations d’œuvres de Proust par Albert Ollivier et de Montherlant par lui-même, inédit radiophonique de Claude Roy). Sur le Studio d’Essai, voir l’article de Karine Le Bail dans Martin Kaltenecker et Karine Le Bail, Pierre Schaeffer : les constructions impatientes, Paris, CNRS, 2012, p. 117-127.

[3] Titre donné par Alain Trutat à une émission de l’ACR du 28 juin 1970, qui fait notamment entendre, en première audition, Isma ou ce qui s’appelle rien de Nathalie Sarraute, dans la mise en ondes remarquable de Claude Roland-Manuel.

[4] Mot connu de Victor Hugo, cité en général sans référence.

[5] La Chambre d’écho n’a eu qu’un numéro, hors-commerce, en 1947. Au sommaire, des textes de : Jean Tardieu, Jean Cocteau, Paul Gilson, Charles-Albert Cingria, R.-J.-T. Griffin, Henry Barraud, Arthur Honegger, René Leibovitz, Paul Claudel, André Jolivet, Léon-Paul Fargue, Paul-Louis Mignon, Pierre Renoir, Charles Dullin, Jacques Prévert et Kosma, Agnès Capri, Maurice Cazeneuve, Samy Simon, Jacques Peuchmaurd, Roger Pradalié.

[6] 28 numéros, de 1954 à 1960. Table des matières des numéros 1 à 20 (1954-1958) dans le n°20.

[7] Notamment « La Radia », manifeste de Marinetti et Masnata publié dans la Gazzetta del Popolo le 22 septembre 1933, « à rapprocher des émissions futuristes que Marinetti et Dépéro inaugurent le 24 novembre 1933 sur Radio-Milano », écrit Michel Collomb. Son article nous apprend que le manifeste a aussitôt été repris en français, sous le titre « Manifeste de la Radia futuriste », dans Comœdia du 14 décembre 1933, p 4 (Michel Collomb, « Les premiers jalons d’une esthétique de la radio », dans Claudia Krebs (dir.), Radio, entre approches critiques, théoriques, expérimentales, Berlin, Avinus Verlag, Berlin, 2008, p.115-130). Ce manifeste, publié en retraduction par Syntone en 2001 (ici), ne figure pas dans l’anthologie critique de Giovanni Lista, Théâtre futuriste italien, publié en 1976 aux éditions L’Âge d’Homme.

[8] Textes de 1928-1932 regroupés en France dans la section « Théorie de la radio » du volume I de ses Écrits sur l’art et la littérature aux éditions de l’Arche, coll. « Travaux », 1970.

[9] L’Oreille en coin a commencé sur France Inter, samedi 30 mars 1968, sous le nom de TSF 68 (puis 69, 70, 71). L’émission a reçu le Prix des critiques de radio et de télévision en 1975. Sur l’émission, voir la vivante évocation de Thomas Baumgartner, accompagnée d’un CD : L’Oreille en coin, une radio dans la radio, préface de François Cavanna, Paris, Nouveau monde éditions / France Inter, 2007.

[10] Émission inaugurée mardi 17 octobre 1950 à 22h15 sur la Chaîne parisienne, diffusée tous les quinze jours jusqu’en 1966, sur France Inter à partir de 1964. Textes d’émissions des débuts publiés dans Les nuits du bout du monde, André Bonne, 1953, avec une lettre-préface de Pierre Benoît.

Auteur

Alain Trutat (1922-2006) est un des grands noms de la radio d’État en France dans la deuxième moitié du XXe siècle et une de ses personnalités les plus influentes à l’étranger, notamment au sein de l’Union Européenne de Radiodiffusion et de la Communauté des radios publiques de langue française (CRPLF), dont il préside la Commission culturelle de 1973 à 1979. Jean-Marie Borzeix, directeur de France Culture (1984-1997) salue en lui « non seulement la mémoire de la chaîne, mais un de ses éveilleurs », dont « l’un des principaux mérites fut de ne pas être, en dépit de sa passion pour les studios, un homme de média, mais un homme épris de poésie, de théâtre, de peinture, de toutes les formes de création, parmi lesquelles l’art radiophonique ». Il fait ses débuts à la radio tout jeune, dans les années trente (à Radio Tour Eiffel avec Jean Nohain, puis Poste parisien, puis à Radio-Luxembourg avec Jean Masson). Il y revient après la guerre comme assistant de réalisation au service des émissions littéraires et dramatiques, passagèrement dirigé par le poète Jean Lescure. Il y fait ses classes « auprès de réalisateurs chevronnés » (« On apprend à la fois ce qu’il faut faire et ce qu’il ne faut pas faire, enfin ce qu’on estime ne pas devoir faire ») et collabore un peu au Club d’Essai. Son parcours de producteur, adaptateur et réalisateur à la RTF et à l’ORTF jusqu’en 1965, nourri de relations, amitiés et collaborations avec nombre d’écrivains et artistes de l’époque (Eluard, André Frénaud, Du Bouchet, Michaux, Beckett, Obaldia, Duras, Ollier, Sarraute… Jean Vilar, Marias Casarès, Alain Cuny, Michel Piccoli, Edith Scob…), cumule les belles émissions, parmi lesquelles : Pâques à New-York de Blaise Cendrars (1946) ; Don Quichotte est parmi nous, magnifique et fantasque feuilleton en huit épisodes de Georges Ribemont-Dessaignes et Henri-François Rey (1947) ; Le Soleil des eaux de René Char (1948) ; Chemins et routes de la poésie de Paul Eluard (1949) ; Bonjour Monsieur Jarry (1951) ; Au bois lacté [Under milk wood] de Dylan Thomas (1954, prix Italia en version originale) ; en 1955 Ruisselle de Roger Pillaudin, prix Italia 1955, Un barrage contre le Pacifique de Marguerite Duras et, dans des adaptations d’Adamov, La Logeuse, de Dostoïevski et Les âmes mortes de Gogol ; en 1957 Le Square de Marguerite Duras et Ad majorem Joyce gloriam (hommage à Joyce) ; Tous ceux qui tombent [All that Fall] de Beckett (1959) ; Thomas l’imposteur de Cocteau (1960) ; en 1961, Cendres [Embers] de Beckett, Reportage international d’un match de football de Jean Thibaudeau et Histoire véridique de Jacotin, d’après un conte de Camillo Cela, prix Italia 1961 ; Les Enfants de palais de Michel Cournot, prix Italia 1963. Chargé en 1962 par Henry Barraud la réforme de la Chaîne nationale, il est à l’origine de sa transformation en France Culture. Sans complètement renoncer à la réalisation (signalons Ici la voix de Georges Hugnet en 1967, Cris de Maurice Ohana, prix Italia 1969, Sans [Lessness] de Beckett en 1971, non diffusé…). Il passe ensuite « de l’autre côté », comme conseiller artistique de l’ORTF de 1965 à 1974 puis, de 1975 à 1997, conseiller de programmes de France Culture, notamment pour les dramatiques (dont le service est rebaptisé « Fictions » à son initiative en 1992), et à ce titre membre du jury du prix Italia. Dans ces fonctions il est avec Lucien Attoun un des artisans de la présence continue de la chaîne au Festival d’Avignon à partir de 1969. La même année il ouvre à France Culture, avec l’appui de Jean Tardieu, l’Atelier de création radiophonique, dans la vie duquel il reste « très très présent » (Andrew Orr) jusqu’au début des années 1980. Hors du domaine des fictions, on lui doit de nombreuses émissions, dont Profils perdus (émission de portraits, 1987-1995, sur une idée de Jean-Marie Borzeix) et À voix nue (émission d’entretiens, depuis 1987). Ses archives papier professionnelles sont déposées aux Archives nationales.

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À l’ombre du réel


Liant l’impulsion documentaire de l’ACR en 1969 à la pression du « monde en ébullition » qui après Mai 68 « vient frapper » à la porte des studios, la conférence revient d’abord sur ce qui fait de chaque programme une aventure, à l’écart des « autoroutes de l’information » mais aussi en retrait des attentes supposées du public, attentive surtout aux « tensions qui s’exercent derrière l’état des choses ». Plusieurs « films sonores » de l’auteur permettent ensuite d’illustrer quelques thèmes : l’importance de travailler sur des sons réels ; la prise de son et l’écoute de la réalité ; le lien entre silence et son ; la relation aux « objets » de l’enregistrement ; la composition de chaque œuvre radiophonique comme travail à la fois artisanal et unique.

Tying the documentary impulses of the ACR in 1969 to the pressures of the “world in turmoil” that, after May 68, “comes knocking” on studio doors, the conference first retraces what makes each program an adventure, far from the “information superhighways” but also set back from the public’s supposed expectations, especially attentive to the “tensions that operate behind the state of things”. Several of the author’s “sound films” then make it possible to illustrate some themes: the importance of working on real sounds; sound recording and listening to reality; the link between silence and sound; the relationship to the “objects” of the recording; the composition of each radiophonic work as both artisanal and unique.


Comme exergue à cette petite rêverie rétrospective [1], je proposerai cette phrase de Gilles Deleuze : « L’art n’est pas fait pour informer, mais pour lutter contre la mort [2]. » À quoi j’ajouterai, du bout des lèvres et en m’excusant, une remarque de Walter Benjamin : « L’artiste fait une œuvre, le primitif s’appuie sur des documents [3]. » Permettez-moi d’adopter une formule plus conciliante à propos de l’auteur de documentaire : c’est un primitif artiste ‒ variante : un artiste primitif.

*

Donc le documentaire – un mot de réputation assez ambigu. Si l’on se réfère à l’étymologie latine, le documentum a, semble-t-il, une vocation essentiellement pédagogique, je dirais même scolaire. Documenter : distribuer des connaissances, dispenser un enseignement, instruire, produire un dossier (documents à l’appui), etc. En ce sens, il n’y avait pas de quoi réjouir les écoliers turbulents, rassemblés au Rueil Palace en 1944, contraints de subir avant la projection du grand film, un documentaire sur la pêche à la sardine – ce qui a conduit Raymond Queneau à noter : « Les gosses ça les emmerde le docucu, et comment [4]. » Bon, il paraît que, de nos jours, les choses ont heureusement évolué…

Pour ce qui est de l’Atelier de création radiophonique (l’ACR), que dire d’abord du paysage sonore dans lequel s’enracine le programme à ses débuts, en octobre 1969 ? L’histoire n’étant pas une science exacte, je me bornerai à quelques observations à propos du contexte de l’époque. Le concept de « radiophonie », d’« art radiophonique » (disons : la spécificité de l’objet sonore diffusé sur les ondes) a, de toute évidence, pris un nouvel essor dans l’euphorie de l’immédiat après-guerre (avec le Studio et le Club d’Essai, les travaux de Pierre Schaeffer…). Cela n’a pourtant pas empêché Antonin Artaud, fin 47, début 48 ‒ juste avant de mourir ‒ de s’époumoner dans le vide et de conclure, désabusé : « Là où est la machine c’est toujours le gouffre et le néant [5]. » Une machine qui, à ce moment-là, est assez rudimentaire : le Nagra n’est pas opérationnel, la stéréophonie pas encore au point et bientôt, le petit ruisseau sonore va se trouver débordé par les torrents d’images déversées par la télévision… Le Club d’Essai ferme ses portes à la fin des années 50.

Dès lors, le champ d’expérimentation radiophonique est, trop souvent, laissé en friche, cerné de toutes parts par ce que Jean Tardieu appelait « le bla-bla et la zizique [6] ». Le « bla-bla », c’est-à-dire la parole triomphante, le son lui-même étant en général relégué au rang d’appoint, de simple accompagnement. Non seulement dans le « bavardage d’antenne », mais également dans un bon nombre de programmes dits élaborés, c’est la voix qui est privilégiée – et la voix généralement porteuse de texte : l’œuvre est écrite à l’avance, y compris certains entretiens (ceux d’André Breton, bien d’autres). Et au sommet de la hiérarchie, trône ce que, dès le début des années 30, certains avaient appelé la « théâtrophonie [7] » (des récitations comédiennes et quelques illustrations bruitistes). Le studio est une scène à huis-clos, un petit laboratoire du « trompe-l’oreille ».

Éclate Mai 68. La scène se déplace dans la rue. Et là, c’est le monde qui vient frapper à la lourde porte du lieu de recherche – le monde en ébullition, le monde au présent. Il a semblé alors nécessaire, urgent de remiser au plus vite, dans un coin moins exposé aux lumières, les brochures, les partitions, les livrets et d’« éventrer » le studio, d’en faire un espace de « lutte contre la mort », un « atelier » où serait travaillée une matière vivante, en gestation, en vibration, une matière pour l’essentiel puisée à la source. Est-ce à dire que le label « documentaire » allait être placardé à la porte ? Non, car l’idée était plutôt de réfuter précisément cette notion rigide de « genre », qui permet aux chaînes de radio de sécuriser leurs grilles.

L’ACR : un rendez-vous hebdomadaire d’écoute, non soumis à la logique de la série – le but étant que chaque programme soit une petite aventure, que chaque démarche soit accordée au propos lui-même, sans référence à des modèles préétablis. Des œuvres hybrides, métissées, aux titres volontiers elliptiques, des « films sonores » (si l’on tient aux étiquettes [8]), où sont censés se succéder, se mêler des plans d’énonciation variés, et se combiner des sons sans hiérarchie. Le grand format initial (2h50) a pu ainsi favoriser le développement d’œuvres voyageuses, vagabondes : des traversées de paysages et de milieux divers, délaissant les autoroutes de l’information au profit de chemins plus forestiers, de chemins de traverse, avec des trajets en zigzag, des détours, des digressions, des rencontres imprévues… et des escales (du temps pour la flânerie, la divagation).

Au fil des années, la durée du programme a peu à peu été réduite (1h25, en 2001) – un gain d’homogénéité, au détriment du nomadisme ! Néanmoins, le projet était toujours de prendre le temps de creuser la surface des choses – le temps d’entrer dans la tête d’une personne, dans le labyrinthe d’une pensée, d’une recherche créatrice, dans le ventre d’un son. Et de « rêver » le sujet, en quelque sorte. D’ouvrir par exemple le réseau polyphonique susceptible de se développer à partir d’un thème, d’un concept, d’un mot, d’un événement, d’un lieu, d’une activité, d’un groupe social, d’une œuvre, d’un conflit, etc. Aucune idée n’étant taboue à priori, la seule exigence était celle d’une potentialité sonore suffisamment riche (dans l’approche comme dans le traitement), et aussi celle d’une complète implication de l’auteur à tous les stades du travail, d’une démarche sensible, personnelle. Le regard n’avait pas à se fixer à tout prix sur un supposé « horizon d’attente » de l’auditeur, pas plus que sur des faits spectaculaires ou anecdotiques (les trains qui « ne se mettent à exister que lorsqu’ils déraillent », comme dit Perec, ou les voitures dont l’« unique destin » est de « percuter les platanes [9] »). L’enjeu était de faire ressentir les tensions qui s’exercent derrière l’état des choses, le feu qui couve, ce qui est en suspens, « dans l’air du temps », comme on dit. Il y a un philosophe italien qui affirme : « Regarder le contemporain, c’est regarder son temps pour apercevoir non les lumières mais les ténèbres [10]. » Georges Perec, de son côté, parlait de « l’infra-ordinaire ». Donc diriger l’attention du côté des fêlures, des ruptures de cadre, de l’envers du décor, des coulisses, etc…

Je parlais précédemment d’une matière puisée, pour l’essentiel, « à la source » : des sons choisis, captés in situ, des sons de nature et non d’après nature comme ceux fabriqués dans le no man’s land du studio, cet espace non marqué, non coloré, « sans qualités », cet espace de nulle part, coupé du monde extérieur et qui n’est pas sans évoquer, métaphoriquement, la prison. Cela m’amène à mentionner une expérience particulière d’enfermement, précisément. Voici un extrait d’un programme intitulé Paroles du dedans, qui a pour cadre une Centrale où quelques détenus, condamnés à de très longues peines, ont la possibilité de se livrer à des activités de réinsertion. À l’intérieur même de la citadelle pénitentiaire, un studio a été installé, où ils s’appliquent à « travailler » le son, à fabriquer de petites pièces sonores. Le studio, ici, c’est une espèce de prison miniature enclavée dans l’immense forteresse, et protégé des stridences, des « bruits mesquins » propres à l’espace carcéral. Pour s’abstraire de l’environnement immédiat, l’un des prisonniers écoute très souvent des cassettes de nature – cette nature qu’il a perdu l’habitude d’entendre – la mer, les oiseaux, la forêt… Mais le son d’une cassette n’est pas identique à celui du plein air, les tourterelles y ont la voix un peu aigrelette ! Pour sa composition sonore, Philippe, faute de mieux, fait appel à des bruits d’instruments d’évasion (à partir de documents d’archives) : le son comme pigeon voyageur, comme passe muraille, « le son comme le rêve », soupire-t-il. Paroles du dedans est, entre autres, un travail sur cette dialectique du dehors et du dedans.

Extrait sonore : Paroles du dedans. Centrale de Saint-Maur, de René Farabet, première diffusion sur France Culture dans l’ACR du 2 janvier 1994. Groupe de réalisation : Philippe Bredin, Bernard Charron, René Farabet, Yvette Tuchband. Prix Futura 1993 (version courte). Écoute en ligne intégrale ici.

Se frotter à la réalité, opérer la réalité, voilà l’acte documentaire par excellence. Réalitéréel : la terminologie est sujette à de multiples controverses… Disons ici : la réalité envisagée comme un signe sensible, concret, d’articulation du réel [11]. Une réalité qui, d’abord, semble exister indépendamment de nous, qui est a-radiophonique, et que l’on est parfois tenté d’appréhender comme si c’était une donnée, comme s’il suffisait de l’observer passivement et de procéder à un prélèvement mécanique. C’est d’ailleurs ce à quoi s’essaie un personnage (un cinéaste, dans un film de Wim Wenders, Lisbonne story) qui, escomptant échapper à l’arbitraire de toute captation, aux choix nécessairement subjectifs, espérant donc saisir les choses mêmes à l’état brut en les laissant s’engouffrer simplement dans la machine, se met à errer au hasard dans la ville, en aveugle et avec des tampons dans les oreilles, les appareils techniques fixés dans le dos et branchés sans arrêt.

C’est oublier naturellement que tout dispositif d’enregistrement impose ses propres codes, ses cadrages, etc. Prise de son : prise de sens. L’inscription du son n’est jamais innocente, pas plus que sa diffusion d’ailleurs, aucun média n’est transparent. C’est oublier aussi que si le microphone peut être assimilé à une lanterne sonore, capable de balayer un espace jusque dans ses arrières, là même où l’oreille la plus fine se révèle sourde, il ne fait que tailler, découper dans la réalité. Son aire de détection est limitée (de même que notre perception à nous n’est jamais intégrale). Les choses se livrent par profil, la réalité nous parvient à travers une sorte de clignotement. Et le son n’est qu’une portion de la chose : c’est la chose elle-même (corps, objet) qui nous dit adieu, qui s’absente, qui délègue son ombre… Le son est toujours plus ou moins orphelin. On peut évoquer sa densité, sa matérialité même (« monter », par exemple, c’est travailler comme un sculpteur – quelqu’un comme Pierre Henry parle de « toucher le son », et chaque pore de la peau est en fait une oreille). Mais ce son, si consistant soit-il, est volatil, évanescent. C’est une ombre portée, emportée, déportée, appelée à se dissoudre au plus vite, à s’éclipser comme le fantôme surpris par l’aube.

L’auteur de radio est ainsi constamment confronté à ce phénomène de présence/absence, apparition/disparition. Le réel est un champ énergétique, traversé de forces d’intensité – un théâtre de situations, sans cesse en évolution, au sein duquel il faut se tenir en alerte, sur le qui-vive, s’adapter, réagir, interpréter, au besoin même provoquer, et d’une certaine manière indexer à soi ; non dans un geste prédateur, mais par une écoute intense, active qui permet de l’approcher au plus près. William James affirmait que « la réalité se dissipe avec l’attention [12] ». Tendre l’oreille : tendre, attendre, entendre – l’attention, la tension, le désir, le mouvement vers… et d’incessantes accommodations. « Viser le réel, disait Deleuze, et non pas imaginer le représenter ». En effet, plus que le son ne représente, il résonne (et avec lui le sens, bien entendu). Ainsi l’opération radiophonique est-elle en quelque sorte un travail sur le temps de la résonance – cette élongation intermittente du temps (Tarkovski : « sculpter le temps [13] »). Résister aux enchaînements mécaniques, aux gammes, aux litanies, etc. Un jeu du plein et du vide. Et travailler avec le silence – le silence qui se dépose dans le corps comme une neige feutrée, douce : celle que l’on rencontre, par exemple, au nord de la Laponie.

Voici maintenant deux extraits d’un programme intitulé Du côté de la terre Same, dans lequel les tableaux surgissent l’un après l’autre et, tour à tour, s’évanouissent dans le blanc, dans le silence, dans la neige – la neige qui étouffe les sons dans la nuit ininterrompue de décembre [14]. Des sons bus par le paysage, teintés des couleurs du lieu, transportant des morceaux de territoire avec eux. Et des voix rouillées par le froid. Des voix atmosphériques, des paroles de « dessous la neige », pourrait-on dire, des paroles rentrées qui mûrissent lentement dans la bouche, ralenties, clairsemées. Où la coulée du temps est perceptible. Où se devine le déroulement, la fabrique de la pensée. Il y a un poète lapon qui dit : « Je sens les pensées cheminer dans ma tête ». L’enjeu est de laisser affleurer dans le champ acoustique ce sillon creusé à l’intérieur des têtes (Antonin Artaud, lui, parlait du « bruit de la pensée »). Ainsi ouvrir l’atelier du pré-langage, laisser tomber doucement la rosée du son, laisser résonner…

Extrait sonore : Du côté de la terre Same, de René Farabet et Kaye Mortley, réalisation de Monique Burguière et Marie-Ange Garrandeau, première diffusion sur France Culture dans l’ACR du 16 avril 1989. Sélection pour le prix Italia 1991.

Silence et son, tous deux, sont des sismographes. Tous deux étroitement liés. Et le son pur n’existe pas, il n’y a que des situations d’écoute. Capter des moments de vie, c’est aussi faire entendre ce qu’on pourrait appeler avec Jean-Luc Godard « la vie d’à côté [15] » – l’intervalle, l’arrière-fond, les sons de contexte, de voisinage, l’environnement familier. Un milieu vivant, en activité, partagé à plusieurs. Et la sèche interview, elle aussi, va faire place à une « rencontre », le face-à-face se doubler d’un côte à côte – une rencontre, un instant en commun, un moment de confiance. Il y a une belle phrase de Robert Bresson qui dit : « Donner aux objets l’envie d’être là [16] ». Objets, êtres humains : aborder l’autre non en malin stratège, professionnel de la question, inquisiteur, mais l’autre comme compagnon de passage, et non comme simple témoin, ou porte-parole, ou expert, que sais-je… Une forme de co-présence, une approche d’empathie. J’aime beaucoup cette réflexion d’un peintre chinois : « Seul un artiste qui comprend les joies et les émotions d’un saumon franchissant un rapide a le droit de peindre un saumon[17] ». Devenir saumon, c’est magnifique ! D’ailleurs observez attentivement l’homme en train d’enregistrer… un grillon, par exemple : vous pouvez voir ses lèvres s’entrouvrir légèrement, remuer un peu… Nul doute, il est en train de striduler, il est devenu grillon ! Naturellement cette identification ne peut être que passagère ! On retrouve là la méthode de l’acteur stanislavskien, complétée par Brecht. C’est-à-dire que cette espèce d’osmose va alterner avec une prise de distance (nécessaire, bien sûr !). Il y a comme un mouvement de navette, un glissement du dedans au dehors et vice-versa, sur une échelle graduée des distances. Voilà ce qu’il faut négocier chaque fois. La finalité étant toujours d’obtenir chez l’autre une authenticité de comportement, libéré des conventions de la théâtralité quotidienne, de la mise en scène de soi, des effets de masque ou de manche, des récitations.

Peut-être est-ce dans certaines situations d’urgence que peut s’entendre justement le cri des choses, celui des êtres, leur expression directe. Le prochain extrait que je propose (Les bons samaritains, tel est le titre du programme) met en scène des êtres totalement démunis, en état de précarité profonde. Ils squattent des maisons délabrées, désaffectées, dans une petite rue d’un vieux quartier de Bruxelles, les Marolles (rue de la Samaritaine). Ces personnes sont menacées d’expulsion pour cause officielle de rénovation (phénomène classique, toujours d’actualité). Des exclus, des membres du quart-monde comme on dit, cantonnés dans une sorte de réserve (samaritain = indien). Et ils crient : « Aidez-nous, écoutez-nous ! » – le désir intense d’être écoutés : c’est le même appel que dans la parabole biblique. Dans cette séquence, il s’est agi de les accompagner dans leurs déambulations (nocturnes, le plus souvent), avec de nombreuses escales, de maisons en cafés, de cafés en cafés… Aucun commentaire de surplomb (le commentaire : l’ombre d’un rapace au-dessus des sons), si ce n’est quelques brefs rappels de la fable rapportée dans la Bible. Donc les accompagner en les incitant, autant que possible, à conduire eux-mêmes les opérations, c’est-à-dire à se faire non plus seulement des protagonistes passifs, répondant à des batteries de questions, mais des « producteurs » narrateurs d’eux-mêmes. La scène débute par le rêve utopique de l’un d’entre eux qui vient de faire visiter ce qu’il appelle son futur studio, où il souhaiterait disposer d’un émetteur radio (Radio-Sama, le titre est déjà prêt), afin d’évoquer les problèmes du quartier. Et tout finira sur une scène de rue pathétique…

Extrait sonore : Les bons samaritains, de René Farabet, prix Futura 1985 (version courte)réalisation de Marie-Ange Garrandeau, première diffusion sur France Culture dans l’ACR 639 du 7 décembre 1986 [18]. Écoute en ligne intégrale ici.

De l’ACR, qu’aimerais-je retenir au fond ?

Plus que le mot « création », un peu flamboyant – on ne crée pas ex nihilo –, le mot « atelier ». C’est-à-dire le caractère artisanal : un atelier, une fabrique, pas une usine. Un atelier du cousu main. Un atelier de germination, où l’on prend le temps nécessaire à la maturation, où s’élabore le work in progress, au fil de multiples écoutes – et si le matériau résiste, on le laisse en sommeil pour un certain temps, jusqu’à ce que son et sens trouvent une piste commune. À chaque œuvre son propre rythme. Il y a un aphorisme de Lichtenberg qui dit « Deux mouches s’étaient accouplées dans mon oreille [19] ». Le travail de composition est, au fond, un acte de copulation : des sons qui se frottent les uns aux autres, se nouent, se combinent, se repoussent parfois. La phase de l’élaboration dramaturgique est la plus longue, peut-être aussi la plus inventive. Il s’agit d’introduire de la cohérence dans le désordre du vivant (espaces distants, temps hétérogènes). Non de répondre aux consignes conventionnelles de narration, de rechercher impérativement la good story (selon le modèle anglo-saxon), mais de frayer un petit sentier de randonnée, borné de quelques repères – de mettre en place une structure signifiante permettant au concept comme à l’émotion de se développer. Il s’agit d’orchestrer des matériaux sonores plus ou moins hétéroclites, en y ajoutant des éléments d’appoint (analogues à ces mots étrangers, ces « côtes en argent » dont parlait Benjamin à propos du montage littéraire qu’il considérait comme « une opération chirurgicale »). Cette redistribution n’est pas un emboîtement mécanique de pièces, comme dans les puzzles où l’on procède par raccordements successifs, de bord à bord, mais elle devrait donner naissance à un ensemble inédit, à une entité nouvelle. Chaque son est toujours plus ou moins que lui-même. Les sons se jettent mutuellement des ombres – directes ou distantes, transparentes ou opaques, nettes ou floues… Ainsi s’engage une autre traversée du réel, un autre feuilletage du temps. La radio est un lieu de pluralité, de friction. L’opération dramaturgique est donc cet art combinatoire, cette mise en réseaux, cette recherche de connexions, de correspondances, d’aiguillages, d’accords ou de dissonances : un processus de ramification. Interroger le réel, ce n’est pas simplement le refléter, c’est le connoter, le contextualiser. Et le propulser parfois sur une scène de l’impossible, à la lisière de la fiction. En fait, il y a un plaisir intense dans le travail de composition ; Eisenstein parlait justement de « l’extase créatrice qui accompagne le choix des plans et leurs assemblages [20] ».

Je voudrais terminer par l’extrait d’un programme ludique – frivole et sérieux à la fois : L’ai-je bien descendu ? L’avons-nous bien monté ? – un programme en marge du music-hall. Ce genre théâtral y est analysé, démonté, monté, métaphorisé… Moins d’ailleurs au terme d’une approche frontale (face à la scène) que de biais, à partir des coulisses, du sous-sol, des loges, de la cabine de régie, etc… Et au sein d’un grand nombre des temples parisiens de ce type de show, avec leurs rumeurs (croisement de musiques, chansons, danses, bruits, paroles d’artistes et d’artisans du spectacle, sons de répétition, de représentation, etc.). Un fouillis sonore organisé !

Extrait sonore : L’ai-je bien descendu ? L’avons-nous bien monté ? co-production de René Farabet, Jean-Marc Fombonne, Andrew Orr, Jean-Loup Rivière, textes lus par Michael Lonsdale, première diffusion sur France Culture dans l’ACR du 1er janvier 1978. Mention spéciale au Prix Italia 1979. Écoute en ligne intégrale ici.

Dans ce programme, on a pu entendre cette citation de Nietzsche qui pourrait fort bien s’appliquer au travail dramaturgique à la radio : « Il faut porter en soi le chaos pour enfanter une étoile dansante [21] ».

Notes

[1] Ce texte est la retranscription d’une intervention de René Farabet à la journée sur « Les territoires du documentaire sonore » organisée par l’Association pour le développement du documentaire radiophonique (Addor), en partenariat avec l’Ina, le 26 novembre 2010 à Paris. Publié avec l’aimable autorisation de Tristan Farabet, Kaye Mortley et l’Addor. Les notes sont ajoutées par les éditeurs de ce numéro.

[2] Source non retrouvée. Farabet pense peut-être à ce passage connu de « Qu’est-ce que l’acte de création ? », conférence donnée par Deleuze le 17 mai 1987 aux mardis de la fondation Femis : « L’œuvre d’art ne contient strictement pas la moindre information. En revanche, il y a une affinité fondamentale entre l’œuvre d’art et l’acte de résistance. […] Malraux développe un bon concept philosophique. Malraux dit une chose très simple sur l’art, il dit “c’est la seule chose qui résiste à la mort”. »

[3] Première des « Treize thèses contre les snobs » dans Sens unique (1928). Citation exacte : « I. L’artiste fait une œuvre. Le primitif s’exprime en documents. »

[4] Dans Loin de Rueil, Gallimard, 1945.

[5] Lettre à Paule Thévenin du 24 février 1948. Après l’enregistrement (et l’interdiction) de Pour en finir avec le jugement de dieu.

[6] Expressions du professeur Froeppel, personnage récurrent de Tardieu à partir de Un mot pour un autre (1951), pour qui « à la radio, il y a deux sortes d’émissions : le “bla-bla” et la “zizique” » (les émissions parlées et les émissions musicales).

[7] Farabet se fait ici une idée un peu rapide des émissions dramatiques diffusées dans l’entre-deux-guerres. On n’y parle guère de théâtrophonie sinon, comme Paul Deharme, pour dénoncer la pratique très répandue des retransmissions (« la T.S.F. n’est qu’un vaste théâtrophone » se plaint-il par exemple dans « Pour un art radiophonique », Radio-Magazine, 31 mars 1929, p. 6). Dans Le théâtre radiophonique, nouveau mode d’expression artistique (1926), Pierre Cusy et Gabriel Germinet distinguent ces retransmissions, appelées « théâtre radiophoné », du « théâtre radiophonique » proprement dit, dont Roger Richard a montré la riche diversité dans « Les étapes françaises de la radiodramaturgie » (La Nef, n°73-74, février-mars 1951). Voir aussi Pierre-Marie Héron, « Fictions hybrides à la radio », Le Temps des Médias, n°14, printemps 2010, p. 85-97. Quant à l’utilisation de « sons bruts » (sons du dehors), les techniques du radio-reportage la rendent possible en direct dès les années 1926-1927, en différé avec le développement de l’enregistrement sur disque au sein des camions de radio-reportage à partir de 1931. L’utilisation de ce genre d’enregistrements dans des émissions dramatiques n’est pas rare dans les années trente. À propos de « théâtrophonie » au sens propre, notons que l’ACR du 27 juin 1971 propose une émission intitulée « Le grand Théâtrophone. Marcel Proust, abonné », dans une réalisation d’Alain Trutat. Rediffusions en 1972, 1982, 1998, 2012, 2013.

[8] C’est de fait l’étiquette adoptée par lui comme la moins inadaptée pour qualifier la « suite tout à fait organique », conçue comme un tout même si composée parfois de « séquences extrêmement distinctes, extrêmement séparées », que doit constituer à ses yeux une émission de l’ACR (citations de son entretien avec Agathe Mella pour la série en dix épisodes « La recherche à la radio » des Chemins de la connaissance, France Culture, 24 août-4 septembre 1987, émission du 3 septembre 1987). Dans la conférence ici publiée, Farabet semble cependant privilégier le terme plus neutre de « programme ».

[9] Citations tirées de « Approches de quoi ? », texte liminaire de L’Infra-ordinaire (Le Seuil, 1989).

[10] Citation exacte : « Le contemporain est celui qui fixe le regard sur son temps pour en percevoir non les lumières, mais l’obscurité » (Giorgio Agamben, Qu’est-ce que le contemporain ? traduit de l’italien [2005] par Maxime Rovere, Paris, Payot & Rivages, 2008).

[11] Dans l’ACR du 7 décembre 1986, Réalité / Fiction, de René Farabet, propose un « essai théorique accompagné d’images sonores, sur l’art radiophonique dans ses relations avec le réel ».

[12] Dans Principles of Psychology (1890) – “the reality lapses with the attention” –, citation peut-être lue dans Les cadres de l’expérience d’Erving Goffman, Paris, Éditions de Minuit, 1991 (trad. de Frame analysis : an essay of the organization of experience, 1986).

[13] « Le cinéma, c’est l’art de sculpter le temps », écrit le cinéaste russe dans Le Temps scellé, publié en français par les Cahiers du cinéma (Éditions de l’Étoile) en 1989.

[14] René Farabet a donné un court récit de ce séjour en Laponie finlandaise, en 1989, dans « Nocturne en Terre Same », La Revue littéraire, n°5, août 2004, n.p.

[15] Dans Godard par Godard, Cahiers du Cinéma, 1985, p. 228.

[16] Citation exacte, tirée de ses Notes sur le cinématographe (Gallimard, 1993, préface de J. M. G. Le Clézio) : « Donner aux objets l’air d’avoir envie d’être là. »

[17] Citation attribuée au peintre chinois Yu T’ang par Henri Maldiney dans Regard, Parole, Espace, Lausanne, L’Âge d’homme, 1973 : « Seul un artiste qui comprend les joies et les émotions d’un saumon franchissant un rapide a le droit de peindre un saumon, sinon qu’il le laisse tranquille. Car si précis que soit son dessin des écailles, des nageoires et des paupières, l’ensemble paraîtra mort. »

[18] Présentation de la notice Ina : « Les bons samaritains (nouvelle version), par René Farabet : Bruxelles, le vieux quartier des Marolles, où se sont réfugiés depuis des décennies des “parias”, comme on disait jadis, des “asociaux”, comme on dit maintenant – Pour des raisons de “rénovation du quartier”, comme on dit aussi un peu partout, les habitants de la rue de la Samaritaine sont menacés aujourd’hui d’expulsion. Essai d’approche familière et de compréhension d’un milieu plein de chaleur humaine, rencontre d’une vérité à la fois bouleversante et pitoyable : les Bons Samaritains n’ont qu’eux-mêmes pour s’entraider ‒ la Bible est loin derrière eux. ». Sur ce programme, on pourra lire la note d’écoute de Pascal Mouneyres dans Syntone, 28 février 2018.

[19] Aphorisme utilisé par Farabet en titre d’une petite production mordante sur la radio, son écoute et sa censure, diffusée dans l’ACR du 10 juillet 1973 intitulé « La Radio et les Escargots ». Lors de la rediffusion d’un extrait au Festival Longueur d’ondes 2018 (« René Farabet et l’Atelier de Création Radiophonique »), Kaye Mortley y voyait « un produit bien de son temps », illustrant « parfaitement l’esprit Atelier de l’époque ».

[20] Dans Le Film, sa forme, son sens, adapté du russe et de l’américain sous la direction d’Armand Panigel, Paris, Christian Bourgois, 1976.

[21] Dans Ainsi parlait Zarathoustra (1885). Autre traduction : « Je vous le dis : il faut porter encore en soi un chaos, pour pouvoir mettre au monde une étoile dansante. »

Auteur

René Farabet (1934-2017), ancien élève du Conservatoire national d’art dramatique de Paris, docteur ès-lettres, producteur d’émissions littéraires et documentaires à la radio à partir de 1959, « comédien, doué d’une voix exceptionnellement belle, metteur en scène », notamment au Festival d’Avignon (La vie mode d’emploi de Perec en 1988), Récital René Char en 1990, Atours et alentours de Don Juan en 1993) ; producteur permanent à l’ACR de 1969 à 1983, puis son unique producteur coordinateur de 1983 à 2001 ; réalisateur. Grand Prix de la SCAM 1993 pour l’ensemble de son œuvre, dont on mentionnera, en plus des titres cités dans la conférence : Comment vous la trouvez, ma salade ?, comédie-documentaire sur la consommation diffusée en 1970, Prix Italia 1971 (co-production Harold Portnoy, Robert Valette et l’écrivain Jacques-Pierre Amette) ; Cordoba Góngora, détails (1980, autour du poète baroque espagnol Luis de Góngora), sélection prix Italia 1981 et Une étoile nommée absinthe (2000, sur la catastrophe nucléaire de Tchenobyl), prix Italia 2001. Sa réflexion sur le son, la radio documentaire et le « film sonore » s’exprime dans quelques émissions de l’ACR égrenées au fil des ans, des articles et conférences (en partie accessibles en ligne), et des ouvrages, notamment  : Bref éloge du coup de tonnerre et du bruit d’ailes (éditions Phonurgia Nova 1994), Théâtre d’ondes, théâtre d’ombres (éditions Champ social 2011), Le son nomade (Lucie éditions 2016).

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Un son est un son. Cellule 128

En plein cœur d’août 2018, j’ai retrouvé Andrew Orr, à Paris. Gravement malade, il savait qu’il ne lui serait pas possible de participer au colloque sur les écrivains et la radio de création, prévu en octobre. Mais il tenait à témoigner, encore une fois, du précieux creuset qu’avait constitué pour lui l’Atelier de création radiophonique, depuis l’aventure initiatique d’Irish Stew, son premier documentaire réalisé en 1972.

Dans Joli temps pour la pêche, savoureux mémoires encore inédits, Andrew Orr décrit les innombrables heures passées à écouter et à monter des sons dans la cellule minuscule de l’ACR, la 128, « encombrée de cartons de bandes [avec] en son centre, un gros Belin gris à lampes », où « l’ambition se proposait d’ouvrir des fenêtres sur le monde, d’agiter le cocotier, de faire connaître des choses nouvelles tout en tirant vers le haut, quitte à exiger l’effort, pour apprendre, à l’émission, comme à la réception. Le dicton dit bien lorsqu’il dit que l’on n’a rien, sans rien ».

Andrew Orr n’a pas pu écouter cet entretien, qui s’avère être la dernière trace de sa voix captée par une machine enregistreuse. Nous en publions ici quelques moments, en leur adjoignant d’autres traces, d’autres entretiens réalisés par Thomas Baumgartner et Christian Rosset.

Karine Le Bail

*

En janvier 2015 à Brest, dans le cadre du festival Longueurs d’ondes, Andrew Orr s’entretient avec le journaliste et producteur de radio Thomas Baumgartner [1]. Il évoque sa rencontre à la radio avec Alain Trutat alors qu’il est jeune correspondant pour la radio irlandaise et pour le quotidien The Irish Times. Trutat lui propose de partir en Irlande enregistrer le point de vue des poètes sur le conflit qui déchire leur île. Ce premier documentaire pour l’ACR, Irish Stew, est diffusé le 21 mai 1972. Pourquoi Trutat et Farabet, aux profils très littéraires, ont-ils choisi ce tout jeune journaliste, demande Thomas Baumgartner.

Parce que j’étais paysan, les pieds dans la glaise, et qu’il fallait bien que quelqu’un sorte et se confronte au réel ! Donc je suis parti un peu comme Tintin reporter « ramener du son ». C’est pour ça que j’ai été embauché, et pour prendre en charge le volet anglo-saxon de la chose. Comme j’avais cette chance d’être bilingue, j’étais là pour aller vers le réel et ouvrir vers l’extra-hexagonal. […] Je suis arrivé avec des gens d’une qualité extraordinaire, c’est presque des trésors vivants : Janine Antoine, qui était assistante, René Farabet bien sûr, Alain qui était un peu au-dessus mais qui suivait très attentivement le déroulé des choses […]. [Il était] l’ordonnateur et le concepteur de ce groupe, avec une capacité commando d’accueillir des personnes de l’extérieur, qu’ils soient musiciens, écrivains, auteurs… documentaristes en herbe, cinéastes… enfin il y avait du beau monde ! Toute l’intelligentsia française de l’époque passait par là. […] À l’époque on ne me demandait rien. Je rentrais dans le bureau d’Alain, on prenait un café, je disais : « Après l’Irlande, j’ai assez envie d’aller au pays de Galles faire un projet sur les mineurs et sur les chapelles protestantes »… C’était comme ça ! Éventuellement on avait peut-être une petite conférence de rédaction, c’est-à-dire qu’on mangeait ensemble et on discutait. Par exemple le projet qu’on a fait avec Yann Paranthoën sur le courrier [2], c’était à partir d’une conversation chez Mme Marcelle où on s’est dit : « Tiens ce serait drôle de suivre une lettre. » Alors on est vraiment partis, on a vraiment suivi une lettre, d’une boîte à lettres de Montparnasse jusqu’à la maison en Bretagne où la femme a ouvert la lettre qu’elle recevait de son fils qui était matelot dans les îles. Et toutes ces lettres se croisaient pour raconter l’année, tous les grands thèmes de l’année, ressurgis par les courriers et par les voix, dans un grand fracas de croisements de trains, de sacs ouverts et fermés… On était même allés par l’aéropostale entre Paris et Rennes. […]

L’Atelier, au début, c’était une revue sonore, un assemblage de séquences courtes autour de la Biennale de Paris [3]. Ensuite, petit à petit sous l’autorité de René Farabet et Janine Antoine, c’est devenu, en fait, d’abord des émissions d’une heure successive ‒ il y avait trois émissions d’une heure, puis des émissions de trois heures. […] Alain insistait toujours beaucoup sur la nécessité de prévoir des pauses-pipi ! Parce qu’on était bien conscients du fait qu’on était exigeants… Alors ce pouvait être des interludes musicaux, des choses comme ça… Ensuite, la construction se faisait selon la nature de l’émission. Une émission sur Philip Glass [4] était bâtie selon le principe des répétitions, d’un additionnement de choses couche par couche qui montait graduellement vers un crescendo et un climax ; ma première émission, Irish Stew [5], déclinait des quartiers, c’était une géographie des quartiers, avec des brèches qui allaient vers la ruralité parce que certains de mes poètes, comme Seamus Heaney, étaient des ruraux. Donc c’était construit comme une symphonie, par paliers, passant d’un quartier à un autre. […]

Une chose est sûre, on n’était pas des drôles ! On était sérieux, sérieux. C’est assez d’époque. Ce qui ne veut pas dire que c’était de la morgue, mais juste : on est là… de vrais moines-soldats ! On avait un sentiment de notre propre spécificité assez précis, et affiché. Avec un sentiment diffus qu’un jour ça s’arrêterait. Donc il fallait que chaque œuvre résiste au temps. Ce qu’on faisait, c’était des émissions construites pour la vie, pour que ça tienne. […] Ce que j’aimais beaucoup, c’était la générosité de l’échange. Même dans la violence ! Janine parfois me balançait des bobineaux à la gueule, en me disant que je ne comprenais rien et que j’étais inapte au français ! J’ai tout appris là-bas.

*

Trois ans plus tard, en 2018, toujours dans le cadre du festival Longueur d’ondes à Brest, une séance d’hommage à René Farabet réunit Kaye Mortley, Michel Créïs et Christian Rosset, lequel fait entendre des propos d’Andrew Orr, interviewé pour l’occasion (propos reproduits avec aimable autorisation de l’intervieweur).

Il y a deux grandes phases de l’Atelier, on va dire. Il y a 1969-1979/80 puis après une deuxième phase où on a basculé d’un système collectif à beaucoup plus d’individualisation. Je n’ai pas connu cette deuxième partie puisque je n’y ai plus travaillé. Dans la première phase, Trutat était très très présent dans la vie de l’Atelier, c’est lui qui le dirigeait, c’est lui qui l’avait fondé et qui avait constitué l’équipe, et c’était dans son bureau du quatrième que se passaient les décisions éditoriales. Même les bandes elles-mêmes étaient stockées là au début. C’était un véritable collectif. L’équipe était restreinte – l’équipe fixe. Il y avait donc Alain, René, Janine [Antoine], Viviane [van den Broek], les deux assistantes – on dirait aujourd’hui « chargées de réalisation ». Quand moi je suis arrivé, c’était cette équipe-là, c’était mi-71, j’avais fait une émission et demie avec René en tant qu’auteur accompagnant on pourrait dire, comme la plupart d’ailleurs des gens qui arrivaient à l’Atelier, il y avait quand même un tutoring, ce qui était assez formidable. Puis après j’ai plutôt travaillé dans le même type de rôle, c’est-à-dire j’accompagnais des porteurs de projets. […]

Ensuite en 1974, 1975, il y a eu une deuxième vague de recrutement de producteurs « permanents » : Jean-Loup Rivière, Jean-Marc Fombonne, Louis-Charles Sirjacq. C’est cette période-là que je considère comme la période du collectif. L’Atelier que j’ai connu, en tout cas c’était celui-là, coopératif et collectif, avec une cellule de base capable d’accompagner des porteurs de projets et de les amener à faire de la radio, dans des circonstances de production à la hauteur des ambitions du projet. […] Il y a quelques rares personnes que moi j’appelle des trésors vivants, et je mets dans ces quatre personnes Alain, René, Janine et Viviane, qui ont donné naissance à un formidable outil – avec la bénédiction de Roland Dhordain qui dirigeait la radio de l’époque, qui n’y comprenait rien mais qui leur a fait confiance. Donc c’est à eux qu’on doit cet objet, ce luxe pour l’oreille et pour l’intelligence. […]

La folie de ce lieu c’était son extravagance, ses libertés, la qualité des personnes qui y étaient, et l’esprit de corps qui y régnait. C’était ça qui faisait l’Atelier de l’époque. Une émission qui a été vraiment collective, c’est l’émission sur le music-hall L’ai-je bien descendu l’avons-nous bien monté ? [1er janvier 1978]. Tout le monde y a travaillé, tous les producteurs, tous les réalisateurs, tous les auteurs, enfin. Sans qu’il y ait de nomenklatura, c’est-à-dire telle personne fait telle chose ; avec un générique qui était, comme tous les génériques de l’Atelier, un générique par ordre alphabétique. C’est assez drôle ! Quand on regarde les fiches de l’Ina aujourd’hui, c’est à mourir de rire parce qu’ils ne comprennent rien. Ils ne savent pas qui a fait quelle émission puisqu’ils se fient au générique. Le générique correspond à un collectif alphabétique, hors fonction. Et ça aussi c’était formidable. On n’avait pas de nom, enfin pas de fonction, il n’y avait pas de hiérarchie. Même si évidemment, par l’expérience, la voix d’Alain, la voix de René comptaient plus, évidemment. Mais elles ne s’affichaient pas comme une parole d’autorité. On était vraiment dans un passage de relais ; les compétences des aînés étaient mises à disposition des plus jeunes. Et on a été élevés nous-mêmes, par ces personnes, à transmettre à notre tour. […]

Ce qu’a vraiment réussi Alain, au début de l’Atelier donc à la fin des années 1960, c’est d’obtenir une part de grille, c’est-à-dire que le travail de laboratoire ou de conceptualisation débouchait sur une diffusion. Malheureusement avec le temps, cette vitrine, qui supposait également des moyens importants pour la nourrir à ce niveau d’exigence – moi quand j’ai démarré on faisait des émissions de trois heures – [ça a diminué] avec l’effritement du temps, l’effritement des moyens (ça va de pair), donc une difficulté croissante pour maintenir le niveau d’exigence et pour rémunérer les gens qui venaient travailler de l’extérieur. Parce que le but de l’Atelier tel qu’il avait été conceptualisé était qu’il y devait y avoir une vraie lucarne pour la création, faire venir de l’extérieur des gens qui n’avaient pas nécessairement d’atomes crochus ou de liens particuliers avec la radio, vers des équipes capables de les accompagner. C’était ça les deux fondements de l’Atelier au début.

*

En août 2018, à Paris, Andrew Orr est revenu longuement sur la dimension collective de l’écriture radiophonique à l’ACR.

Je pense que la présence des écrivains aux ACR était très liée à la conception de leur propre travail. La notion d’œuvre. Ils venaient essentiellement pour faire des émissions sur eux-mêmes, sur leurs écrits ou sur leurs compositions. Ils ne venaient pas dans des démarches autres que leur raison d’être à eux, en tant qu’auteurs. Ce qui est légitime, mais ça les positionnait dans un autre rapport à l’Atelier. Les permanents de l’ACR – il y en avait en fait très peu –, c’étaient des producteurs qui étaient eux-mêmes auteurs mais qui avaient décidé de sacrifier la donne personnelle de leur travail à une donne plus collective, avec une signature commune sur les émissions et une facture commune au niveau de l’écriture. Toutes proportions gardées, on peut comparer ça avec le journal Actuel, bien des années plus tard, où dans l’écriture il y avait une forte mainmise de Patrick Rambaud et de Michel-Antoine Burnier sur les écrivains. C’était un peu la même mise, c’est-à-dire l’acceptation qu’il y avait ce petit groupe de gens qui écrivaient pour les autres. Nous on était un peu de ceux-là : on écrivait pour les autres, pour l’écriture de l’ACR. […] Tout peut cohabiter. Ce qui est bien, c’est que l’ouverture soit la plus grande possible en direction des auteurs et qu’il y ait, au-delà de la politique éditoriale, une véritable vision de ce qui fait un écrivain aujourd’hui : qu’est-ce qu’il a à dire dans le monde ? Qui est celui qui en impose aux autres, celui dont la faconde l’emporte sur celle de ses congénères si bien qu’elle devient donc presque du domaine public, puisqu’elle rentre dans l’écriture collective par ce biais-là, elle s’impose à l’écriture collective ? Donc, tant que c’était ouvert, comme ça, et qu’il n’y avait pas d’ego… Ce n’était pas une revue, avec une rédaction ; là il s’agissait d’aller au-delà de ce concept étroit et d’aller vers toutes les écoles. C’était une volonté manifeste de Trutat depuis le début. […]

La radio impose une forme d’humilité à tous. L’auteur est réalisateur, le réalisateur est monteur, mixeur… C’est ça qui était intéressant dans l’Atelier. Moi je dirais que plus que des fonctions, des écoles, des noms ou des groupes de personnes, ce qui était intéressant c’était cette volonté ou pas de se résoudre à participer à une œuvre commune. C’était le choix des thèmes abordés. On s’était en fait affecté des territoires. René Farabet était plus dans le littéraire, dans le théâtre. Il a fait des documentaires remarquables, mais sa patte essentielle elle était là. Chacun avait sa chasse gardée en quelque sorte ! Moi j’étais un peu l’étranger de la bande. J’étais plutôt tourné vers la littérature anglo-saxonne. Dès qu’il y avait une collaboration avec par exemple Allen Ginsberg ou Timothy Leary, ça venait vers moi. […] Ce qui m’intéressait à l’Atelier, c’était le social. C’est moi qui ait fait la première émission sur le rock avec Hippie Pop Hurrah [1er mai 1973]. Je pourrais parler de plein de sujets sociétaux, comme la prostitution [Mac à dames, 1er février 1975], la mort avec Viviane Forrester [Fosse Commune, 11 mai 1975], l’engagement des écrivains dans la guerre clandestine, l’Irlande [Irish Stew, 21 mai 1972], le Chili [Les yeux de cuivre et de salpêtre, 21 novembre 1976 et La chasse aux frères est ouverte, 28 novembre 1976]. C’était ces thématiques-là qui m’intéressaient. Ma voie d’entrée était celle-là : la littérature qui regarde le monde. C’était ça, ma constante, s’il y en avait une. L’émission avec le poète Mohammed Khaïr-Eddine qui dénonçait la torture sous Hassan II est la seule émission de l’ACR qui n’ait jamais été diffusée parce qu’elle a été censurée [fin 1974]. Jacques Sallebert [6] a demandé à l’écouter la veille de la diffusion. Malheureusement on n’avait pas fait de copie et le lendemain, à l’heure de la diffusion, il n’y avait rien, on nous a dit que les bandes avaient été perdues. L’émission sur l’affaire Lip, qui était un engagement social très fort de cette époque, on l’a intitulée discrètement La maison de verre [mardi 19 février 1974]. Il y avait un vrai engagement idéologique. […]

J’ai le souvenir du premier atelier que j’ai fait avec René Farabet, Irish Stew. On avait une émission qui faisait 3 heures 10 le samedi soir. On est allés manger dans un restaurant vietnamien et ensuite on a passé la nuit et presque jusqu’au midi le lendemain à élaguer ces 3 heures dix pour en faire trois heures, à coup de respirations ! Et là il y avait Janine, René, Alain.

Il y avait une certaine forme d’exigence. Il fallait être un peu cinglé pour travailler des heures et des heures avec une telle minutie, dans le détail. C’était la folie pure. Mais en même temps quelle beauté. Quelle élégance d’esprit, quel partage. […] C’est pour ça qu’en fin de compte ça a duré assez peu de temps cette période, une décennie. Car il y a toujours des problèmes d’ego, de « propriété » on va dire. […] C’est vrai aussi qu’à un moment, la bande qui était au centre, qui fabriquait, était restreinte en nombre. Un homme ne peut pas faire quatre émissions élaborées par mois ! C’est au-delà des capacités de chacun. C’est ça que je critiquais. La restriction imposée en nombre de producteurs réguliers était telle qu’elle ne permettait pas de maintenir cette zone de qualité qui fait qu’on n’est pas dans la commande, qu’on n’est pas dans l’obligation de fournir. […] Je prends un exemple : si Yann Paranthoën n’avait pas eu à disposition des studios pendant un an pour travailler sur ses émissions, qui connaîtrait Yann Paranthoën ? C’est le fait qu’il y avait une mise à disposition de moyens qui a permis l’éclosion de son talent. Le fait qu’on mette à disposition des outils. C’est vrai pour plein de gens. Donc, si on tarit l’accès, on accélère la monotonie et on accélère le clientélisme d’un certain nombre de gens qui veulent que leur écriture prédomine sur celle des autres. […] D’ailleurs Alain Trutat trouvait que l’ACR s’enclavait et se ritualisait. Il voulait qu’il s’ouvre à de petites formes, plus aiguës, plus contemporaines. Il trouvait qu’une forme de bienséance avait pris le pas sur le reste à l’ACR. Moi j’étais assez de cet avis, j’avais même proposé qu’on arrête de diffuser pendant un an et qu’on réfléchisse à une autre conception. Il y avait largement de quoi tenir un an en rediffusions. L’argument de René Farabet contre ça c’était : « Si on arrête de diffuser pendant un an, quelqu’un va nous prendre la place. » Il voulait sa mainmise sur l’antenne. Comme l’ACR tardait à bouger vers des formes plus alertes, Alain a beaucoup agi avec Alain Veinstein pour mettre en places les Nuits magnétiques, qui est une filiation directe avec l’ACR, avec une philosophie plus « kleenex », plus jetable, si bien qu’on flirtait parfois dangereusement avec le ready made, la commande.

Notes

[1] « Andrew Orr : la foi radiophonique », entretien avec Thomas Baumgartner au Festival Longueur d’ondes 2015, enregistrement en partenariat avec la web revue Syntone, en ligne sur oufipo.org. Merci à Thomas Baumgartner pour son autorisation de reprise d’extraits de cet entretien dans ce numéro.

[2] Lettres ouvertes, émission du 20 décembre 1981. Le documentaire suit le parcours d’une lettre jusqu’à sa destinataire à Coatréven.

[3] 11 émissions « Spécial Biennale 69 » suivent, du 12 octobre au 4 janvier 1970, l’émission programmatique du 5 octobre, « Spécial Prix Italia 1969 ».

[4] Deux émissions de l’ACR sont consacrées à Philip Glass avant le départ d’Andrew Orr : One + One The music of Philip Glass, mardi 9 avril 1974, prod. Daniel Caux et René Farabet ; Einstein on the beach, dimanche 10 octobre 1976, prod. René Farabet.

[5] Émission sur la situation en Irlande du Nord après les émeutes de Londonderry en août 1969. Sur une idée d’Alain Trutat, qui propose à Andrew Orr d’aller en Irlande enregistrer le point de vue des poètes sur le conflit. L’ACR diffusera dimanche 2 octobre 1977 une deuxième émission d’Andrew Orr sur l’Irlande du Nord, incluant une séquence sur les enfants dans la guerre : Les anciens moules ont craqué en Ulster.

[6] Directeur de la Radiodiffusion (1972-1974) après Roland Dhordain (1969-1972).

Auteur

Documentariste, journaliste, homme de son et d’image, Andrew Orr (1948-2019) a tout d’abord imaginé suivre la voie évangélique de son père, pasteur irlandais venu s’installer en Savoie, à Chamonix. Il y renonce toutefois très tôt, après une brève expérience de prêche en parallèle d’un cursus de théologie à l’université de Cardiff. Des études de lettres et de journalisme le conduisent en août 1970 à Paris pour une thèse sur François Mauriac et son Bloc-notes, mais la mort de ce dernier, le 1er septembre, signe la fin des études. Andrew Orr rentre comme pigiste à l’ORTF à la section anglaise des programmes en langues étrangères, assure une rubrique littéraire au journal La Croix et devient correspondant pour le quotidien irlandais The Irish Times. Son bureau à la radio jouxte celui d’Alain Trutat, qui lui propose d’entrer en ACR par un premier documentaire sur les écrivains dans le conflit nord-irlandais. Jusqu’en 1979, Andew Orr y défend une « radio du réel » à travers une quarantaine de documentaires de trois heures. En 1977, il participe à l’aventure de Radio Verte, radio pirate qui émet en toute illégalité jusqu’à la libéralisation des ondes, en 1981, voulue par François Mitterrand. Cette même année, il co-fonde avec Jean-François Bizot Radio Nova, dont le ton, la musique, le son révolutionnent le paysage radiophonique. Puis, en 1992 commence l’aventure de Nova Production, société de production sonore créée avec Catherine Lagarde qui réalisera l’habillage son d’Arte avec la « patte » Nova, ainsi que de nombreux programmes pour la radio et la télévision. Andrew Orr est décédé le 17 janvier 2019, après une lutte pied à pied contre un cancer déclaré en 2016.

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Une expérience des frottages

Ce ne sera pas une communication “sur”, mais “avec”. Impossible de faire autrement. Avec l’ACR et avec certains écrivains. Ce sera donc un récit subjectif, comme une suite de pages arrachées à un journal plutôt rêvé, en tout cas travaillé par la nuit, et non un essai. Ou alors un essai au sens de tentative de faire passer quelque chose de l’ordre d’une expérience – à la fois personnelle et partagée par la petite communauté qui en a vécu les péripéties.

1.

Début octobre 1975, il y a tout juste 43 ans, j’entrais pour la première fois dans un studio de radio, à l’invitation de l’Atelier de Création Radiophonique. Bien qu’introduit par un écrivain, il ne s’agissait pas de converser sur tel ou tel sujet, ou de lire des textes, mais d’enregistrer quelques partitions musicales qui étaient de ma plume. Le studio était trop étroit, les enregistrements se faisaient en mono, n’importe quel musicien aujourd’hui refuserait de jouer dans ces conditions ; mais à l’époque, on s’en contentait, on en redemandait même.

Depuis quelques années, j’ai pris l’habitude d’emprunter la machine à remonter le temps afin de faire rejaillir en surface, ce qui a disparu – ou a été voilé – de cette activité, la création radiophonique, qui est pourtant loin d’avoir dit son dernier mot. Je me souviens qu’à mes débuts, tout avait lieu au présent ; à peine un projet réalisé, on passait au suivant ; on était impatient d’aller de l’avant, oubliant aussitôt ce qui, venant tout juste d’être diffusé, se trouvait déjà archivé dans des lieux sombres où on nous affirmait que les bandes magnétiques seraient d’autant mieux protégées que peu accessibles. Et puis, il y a eu comme un basculement : les temps se sont superposés, le passé s’est mis à dialoguer avec le présent dans le but d’alimenter un futur aux contours de plus en plus incertains. Aujourd’hui, je dois témoigner de ce qui fut, tout en continuant d’entretenir le feu sacré, c’est-à-dire ce désir de radio d’essai que nous sommes encore quelques-uns à partager. En ce moment précis où je me trouve à deux doigts de déposer les outils de la création radiophonique, j’aimerais ici partager ce que j’appelle une « expérience des frottages » – en principe collective et en perpétuelle reprise, à moins que l’on coupe le son, ce qui n’est pas encore à l’ordre du jour, même si le bruit le plus audible ces derniers temps est celui de portes qu’on referme.

Je suis donc heureux d’avoir encore un peu les mains dans le cambouis. Car venir en témoin du passé pourquoi pas ? mais pour moi le dossier n’est pas clos. Faire une aussi longue expérience des frottages, c’est avoir fidèlement suivi son devenir-artiste, autrement dit : avoir avancé pas à pas, selon un lent et tortueux cheminement, vers ce que j’ai nommé le monde du Terrain Vague – ce lieu d’échanges un peu à l’écart qui était déjà – de manière alors inconsciente, et en tout cas non théorisée – le sujet de ma toute première émission à l’ACR.

2.

Donc à l’automne 1975, je découvre le studio 115 de la Maison de la Radio. À peine entré, on me présente au chef opérateur du son, Yann Paranthoën. J’ignorais alors tout de son travail d’auteur. On m’avait juste soufflé à l’oreille que c’était un technicien hors pair, mais « têtu comme un Breton ». La séance à peine achevée, je me retrouve sidéré par sa force de pensée du médium et son désir d’aller le plus loin possible.

Bien entendu, comme je n’avais pas encore vingt ans, on ne m’avait pas laissé entrer seul. J’étais chaperonné par deux individus plus âgés que moi. Le plus jeune était René Farabet, 41 ans, un comédien féru de littérature qui était alors un des producteurs coordonnateurs de l’ACR (avant d’en devenir dans les années 1980 et jusqu’à fin 2001 l’unique programmateur [1]). Le plus âgé était Claude Ollier, 52 ans, un écrivain dont j’avais lu avec enthousiasme les premiers livres (il en avait alors publié neuf : les huit composant Le Jeu d’enfant, plus un recueil de nouvelles intitulé Navettes[2]. J’ignorais qu’une de ses plus remarquables fictions écrites pour la radio, L’Attentat en direct, avait été diffusée au cours de la première émission de l’Atelier de Création, le 9 octobre 1969. Six ans plus tard, au moment de mon entrée en ACR (comme on dit « entrer dans les ordres »), je n’avais encore découvert qu’une seule œuvre de création radiophonique signée par un écrivain (ou plutôt une écrivaine) : Marguerite Duras. C’était India Song qui me hantait au point de désirer le réécouter en boucle. Je l’avais dit à Claude Ollier qui était d’accord avec moi : c’était un chef d’œuvre dont la sortie récente d’une version filmée ne pouvait qu’amplifier les résonances. Je note au passage que L’Attentat en direct et India Song ont en commun d’avoir été réalisées par Georges Peyrou.

J’ai pour l’instant nommé trois personnes. Celui qui m’a conduit au bon moment au bon endroit : Claude Ollier. Un écrivain. Celui qui, après m’avoir ouvert les portes des studios, m’a relancé, une fois ce premier ACR diffusé : René Farabet. Un écrivain, lui aussi, du moins à sa manière qui deviendra un peu plus tard la mienne, celle de quelqu’un qui noircit en permanence des feuilles de papier et qui finira par publier plusieurs livres. Enfin, celui qui m’a contaminé par son exigence formelle : Yann Paranthoën. Quelqu’un qui ne lisait pas, qui pensait même que les écrivains n’avaient rien à faire à la radio, mais qui savait reconnaître la force d’un Claude Ollier ou d’un Pierre Guyotat, et qui a fini par composer une émission en hommage à Georges Perros. Il manque le nom du dernier archet de ce quatuor d’initiateurs impeccables : Alain Trutat. Ancien secrétaire de Paul Eluard, proche de Jean Tardieu, ami d’André du Bouchet et de bien d’autres, il est celui qui, un an après les fameux événements de 1968, avait rendu possible cette forme singulière de radio de création. Il m’impressionnait encore plus que les autres, car, doué d’esprit critique et d’une grande exigence, il parlait peu et ne se montrait que rarement encourageant. Il avait réussi à m’imprimer la certitude que la fin de cette belle aventure arriverait tôt ou tard et probablement sous peu. Heureusement, les trois autres m’ont persuadé du contraire. Au moment où je vous parle, ces quatre-là nous ont quittés. Mais je continue à dialoguer avec eux, presque quotidiennement, sans pour autant faire tourner les tables de mixage. Le monde du Terrain Vague est peuplé de fantômes. Vous voyez : dans cette affaire, la littérature n’est jamais loin. La part des écrivains, pour reprendre l’intitulé de ce colloque, est primordiale. Même si je dois aussitôt ajouter que ce que Daniel Arasse a appelé la pensée non-verbale reste, me semble-t-il, aussi essentielle à la création radiophonique que ce que Claude Ollier a désigné par voix intérieure pour l’écriture littéraire. D’Ollier, j’aime aussi citer ce fragment de « Radiographie », écrit en 1974 pour Alain Trutat, publié en 1981 dans Nébules : « L’inscription radiophonique oscille entre vide et plein de sens, oscille entre repères, vacille, choit en tout silence. Et le silence est loi d’écoute. » Parmi les plus belles expériences de frottages que permet la création radiophonique, il y a celles qui se font entre les silences qui ne cessent de l’irriguer : silences dans les textes, silences dans les paroles, silences dans les musiques, silences dans le monde extérieur.

3.

À l’automne 1976, de retour à l’ACR pour engager un deuxième opus, cette fois à l’invitation du seul René Farabet, il me semblait qu’il fallait avant tout creuser ce qui n’avait qu’à peine été esquissé l’année précédente. À savoir rechercher d’autres modes de rencontre – essentiellement par frottages – entre textes et musiques (puisque, jusqu’en 1980, c’étaient les deux seuls matériaux dont j’avais usage, le travail se faisant entièrement en studio). Donc : tailler dans les enregistrements, des lectures comme des musiques (alors purement instrumentales), sans avoir peur d’y aller. Puis : superposer par mixage ces découpes, de manière à obtenir autre chose que de belles lectures sur un fond sonore prétendument adéquat. J’avais vaguement compris que ceux de l’Atelier avaient coopté un jeune musicien qui leur convenait, notamment par son ingénuité qui le rendait assez libre d’expérimenter des choses qui ne se font pas. Et ce dernier devait leur rendre la confiance qui lui avait été accordée en conviant en studio des partenaires encore vierges de toute participation à des travaux de création radiophonique. Même si j’étais déjà travaillé par le désir de faire venir des peintres ou des sculpteurs, ces partenaires se sont trouvés être principalement des écrivains. Claude Ollier m’en avait fait rencontrer plus d’un, comme Maurice Roche ou Italo Calvino, mais je ne me voyais pas me lancer dans une aventure radiophonique avec eux, alors qu’ils avaient déjà tant travaillé avec certains de mes aînés. Pareil pour Georges Perec ou Michel Butor qui apparaîtront néanmoins au générique d’émissions plus tardives, le second bien avant sa disparition, le premier longtemps après, mais à partir d’un enregistrement effectué en vue d’une émission hélas abandonnée pour cause de décès, et gardé secret pendant une bonne trentaine d’années.

Il fallait faire en permanence comme si tout restait à inventer. On ne peut concrètement acquérir de l’expérience qu’à force de tâtonnements dans la nuit des studios. La bande magnétique est un support, comme pour les écrivains la page blanche, où tout ce qui s’inscrit est susceptible d’être, au moins partiellement, effacé. Pour reprendre une proposition de David Lynch, la tête principale du dispositif technique qui régit – entre autres – l’essai radiophonique a pour nom Eraserhead (ou « tête de gomme », selon l’équivalent français proposé par Didier Pemerle). Il faut apprendre à effacer, comme les écrivains doivent apprendre à raturer. C’est pour cela que cette pratique demande du temps et des moyens. C’est pour cela aussi que nous n’y rencontrons que les écrivains et les artistes travaillés par cette nécessité.

Je viens de nommer Didier Pemerle. Il était le plus jeune des membres du collectif Change qui avait été créé dans l’immédiat après-1968, en violente rupture avec Tel Quel, par Jean-Pierre Faye, Jacques Roubaud, Maurice Roche et quelques autres. Comme l’ACR, Change était en recherche de chair fraîche. En ces temps de fin encore non-déclarée des avant-gardes, les choses s’enchaînaient avec une rapidité affolante. Je me suis retrouvé projeté dès mes vingt ans dans toutes les manifestations de ce que Faye désirait cristalliser sous forme de mouvement – celui du Change des formes – à la manière dont André Breton l’avait fait, un demi-siècle plus tôt, pour le surréalisme. Du coup le désir qu’avait René Farabet d’entendre à l’Atelier de nouvelles voix d’écrivains a pu être très simplement exaucé (il faisait d’ailleurs de même de son côté). Paul Louis Rossi, Philippe Boyer, Didier Pemerle, Jean-Claude Montel, Jean-Pierre Faye, Saúl Yurkievich et Jacques Roubaud – tous membres du Collectif Change – ont été les principaux complices de mes premiers essais radiophoniques. Pour cinq d’entre eux (Montel, Rossi, Faye, Roubaud et Pemerle), les échanges n’ont jamais cessé : plus de quarante années d’amitié qui se sont assez régulièrement traduites dans un travail sonore de plus en plus exigeant. Depuis quelques temps, je tente de remettre en jeu ces archives, en prélevant certains fragments, ceux qui me semblent aujourd’hui les plus parlants, et les frottant au présent en réalisant de nouvelles prises de son avec ces écrivains, devenus pour certains très âgés, mettant ainsi en évidence, non seulement leur parcours dans l’écriture, mais aussi les transformations de leur voix – de leur timbre autant que du contenu que leur parole véhicule. Ceci, afin de composer leur portrait, tentant ainsi de conclure nos trajets communs, tout en laissant les choses ouvertes. Ranger notre atelier, ce n’est jamais figer le placement des objets qui s’y trouvent : juste permettre à qui le pénétrera après notre disparition de ne pas perdre son temps à rechercher ce qui n’y est pas. Le désir de clarté n’est pas incompatible avec l’entretien nécessaire des mystères qui hantent cet Atelier.

Tous ces écrivains avaient en commun de saisir parfaitement les enjeux de cette forme singulière de composition radiophonique qui ne peut donner de bons résultats qu’en ne se soumettant pas à telle ou telle volonté éditoriale (nos Ateliers étaient diffusés sans que personne d’autre que ceux qui les avaient fabriqués ne les aient auparavant écoutés). Nous étions tous des compagnons du Terrain Vague pratiquant un art sauvage. Nous le sommes demeurés et j’appelle les futurs auteurs à le devenir à leur tour, de la manière la plus radicale et singulière possible. On sait qu’Alain Veinstein a intitulé le livre qu’il a écrit sur son parcours ô combien marquant d’homme des nuits : Radio Sauvage. Ce n’est pas un hasard si j’ai dû conduire les écrivains dont je viens de parler (et beaucoup d’autres que je vais bientôt nommer) à prolonger ce travail pensé initialement pour l’ACR aux Nuits magnétiques, puis à Surpris par la nuit, à chaque fois que l’Atelier de Création ne répondait plus – ou pas assez).

Radio sauvage ? Oui. Notamment par volonté de remettre en cause ce qui faisait l’excellence des dramatiques ou fictions, nous privant parfois volontairement de comédiens au profit de non-professionnels (le plus souvent des écrivains, parfois des peintres, des musiciens, des photographes – donc des artistes), refusant obstinément l’usage de toute musique illustrative au profit de rencontres imprévues, sollicitant parfois le hasard, suivant avant tout nos intuitions. Ce qui nous liait, c’était un désir de sortir des lieux communs de la réalisation : cet artisanat, certes furieux, mais trop souvent inhibé par divers savoir-faire appliqués que nous souhaitions alors remettre en question. Je me souviens avoir intégré début 1978 de la musique punk (celle des Sex Pistols) dans un ACR avec Philippe Boyer qui pourtant ne jurait que par Wagner et Verdi. À l’époque, nous étions habités par la certitude que nous arriverions à imposer nos désirs. C’était un peu naïf, mais ça nous permettait d’avancer, quitte à se casser la figure, alors que je crains qu’aujourd’hui, le seul projet qui puisse être porté plus ou moins collectivement – individuellement, c’est une autre affaire : la création solitaire a encore de beaux jours devant elle – est de sauver les meubles.

4.

J’avais connu le travail des écrivains de cette revue Change à partir de la sortie en mai 1975 du n°23 qui s’intitulait Monstre Poésie. En accroche de ce livre collectif, Jean-Pierre Faye avait écrit : « le monstre poésie manifeste le change ». Cela suffisait pour orienter un travail de création radiophonique à venir : monstre (rechercher plutôt les freaks que les nantis de l’air du temps) ; poésie (selon un sens opposé au poétisme standard : plutôt contrainte, en recherche de formes) ; manifeste (car toute création authentique manifeste ne serait-ce que d’infimes différences avec ce qui fait la norme) ; change (car c’est bien cela le mouvement de la vie : ne jamais rien figer). Comme le clamait haut et fort Edgar Varèse un demi-siècle auparavant : « le compositeur d’aujourd’hui refuse de mourir » – ce refus n’étant pas une dénégation de la mort qui nous attend, mais la conscience que, quand nous nous retrouverons enseveli six pieds sous terre comme tout-un-chacun, nous aurons la tête encore débordante d’idées de transformations du monde – ou, plus modestement, du médium que nous aurons pratiqué notre vie entière.

Le numéro de Change de mars 1978, le n°34-35, s’intitulait La narration Nouvelle, en écho bien entendu à Nouveau Roman – cette avant-garde littéraire qui, née un quart de siècle plus tôt, ne pouvait plus apparaître comme porteuse d’avenir pour les jeunes écrivains (mais en 1978 quelqu’un comme Claude Ollier avait déjà pris distance avec ce vrai-faux groupe qui l’avait pourtant lancé vingt ans auparavant, alors qu’il obtenait le premier prix Médicis pour son premier roman La mise en scène, publié chez Minuit). Le désir de raconter autrement, sans céder aux sirènes de l’abstraction sonore, théoriquement séduisante, mais au fond impossible à concrétiser dès qu’on use de mots (et pas si facile si on s’en passe), était très puissant. Raconter est peut-être ce qui tend l’essai radiophonique. Mais avec poésie, bien entendu : c’est-à-dire, musicalement. Par la voie des rythmes ajouterait Michaux. Et en faisant montre – Faye dirait en faisant monstre – d’un très grand sens de l’économie.

Une expression à la mode aujourd’hui est « storytelling ». Proposer, non un projet ouvert (ça ne se fait quasiment plus), mais un sujet, doit s’accompagner aujourd’hui de la mise au propre d’une sorte de récit préétabli, décrivant son déroulé dans le temps. Comme si composer un essai aujourd’hui impliquerait de posséder un talent de conteur s’appliquant à faire passer des choses déjà figées avant même d’avoir effectué le premier geste de réalisation. Bien entendu, on peut tricher. Le monstre poésie est l’arme anti-storytelling absolue, il ne faut pas hésiter à en faire usage. La création – notamment radiophonique, mais pas seulement – est surgissement progressif de cet inconnu, parfois familier, mais aussi doué d’étrangeté, qui ne pourra être sensuellement compris qu’une fois le travail accompli. Il est strictement impossible de raconter par avance un authentique ACR. Un mot ou deux plus quelques noms devraient suffire pour que la réalisation d’un projet soit engagée. Cela se passait comme ça au vingtième siècle et encore un peu au vingt-et-unième – enfin, essentiellement du côté des dinosaures toujours à l’ouvrage.

De projet en projet, explorer en tous sens les sentiers de cette narration nouvelle, tout en gardant en permanence le cap en direction de la poésie comme forme. Et sans se défaire d’une arme essentielle : l’humour. Puisqu’on parle de la part des écrivains à l’ACR, il me semble que celles et ceux qui n’avaient aucun humour n’y ont jamais eu leur place. Bien entendu, les mélancoliques, les suicidaires, les autodestructeurs n’ont jamais été refoulés, car ils débordaient de cet humour que Jacques Vaché, comme plus tard Marcel Gotlib, orthographiaient sans h, qu’André Breton a défini comme noir et que les élisabéthains faisaient rimer avec humeur. Cette expérience des frottages qui caractérise l’essai radiophonique s’imprime sur la bande magnétique, ou le disque dur de l’ordinateur aujourd’hui, de saut en saut d’humeur. Chaque geste d’écriture sonore est de cet ordre : manifestation/gravure d’une empreinte humorale. C’est pourquoi ce travail demande du temps, car il est nécessaire de laisser chaque tentative de montage ou de mixage reposer un moment, afin de mieux la reconsidérer, de l’intégrer ou de la détruire, de la retravailler ou de la laisser tel quel. Les ACR, dans leurs manifestations les plus réussies, les plus éruptives, les plus émouvantes, ont été les fruits d’une lutte contre la mélancolie.

5.

Ceux et celles qui ont vécu ces années 1970 qui préservaient encore un côté héroïque aiment en faire partager le souvenir et les survalorisent ; mais il ne faudrait pas oublier de rappeler qu’elles se sont fracassées sur la décennie suivante qui a amorcé un long processus de restauration dont nous subissons, aujourd’hui plus que jamais, les effets.

1980 a marqué une rupture très nette du travail engagé depuis 5 ans à l’ACR. Cette année-là, j’ai entrepris un nouvel Atelier avec Paul Louis Rossi qui publiait un de ses livres les plus impressionnants, Le Potlatch, Suppléments aux voyages de Jacques Cartier, dans la collection de Paul Otchakovsky-Laurens chez Hachette [3]. Cette année-là, les émissions duraient encore deux heures et vingt minutes. Le livre de Rossi n’était pas débordant de signes, mais il fallait bien entendu tailler dedans. L’idée était encore et toujours de ne pas singer le processus de fabrication des fictions où, à la base, il y a un écrit – une pièce, un livret – plus ou moins intouchable. À cet effet, on accumulait les prises de son, quitte à enregistrer (et même travailler, au moins par montage) des séquences qu’on déciderait, au tout dernier moment, de ne pas diffuser. Mais ce surplus de matière était tout sauf un gâchis – et le temps qu’on passait à expérimenter ces agencements nullement perdu. Nous étions animés simultanément par la volonté de prendre notre temps et une réelle impatience. Yann Paranthoën venant de claquer la porte de l’ACR, c’est un plus jeune opérateur du son, Michel Créïs, qui a pris la relève. En complicité avec l’équipe de production, nous avons décidé de n’engager aucun comédien professionnel. Et surtout, de sortir des studios pour enregistrer les lectures des textes en extérieur, dans n’importe quelles conditions, même les plus inconfortables : dans une voiture tout en roulant, dans des lieux bruyants, en marchant, en courant à petites foulées… Quant à la musique, elle était composée de pièces brèves, le plus souvent minimalistes, pour voix, claviers, clarinettes, étirant (entre autres) des mélodies du temps de Rameau (le compositeur des Indes Galantes). Donc des choses de peu qu’on n’aurait pas eu idée de faire jouer en concert. Au moment du mixage, il fallait faire se rencontrer ces matériaux, sans avoir établi le moindre conducteur, du moins sur le papier. On venait en studio avec un caddy rempli à ras bord de centaines de bobinots de bande magnétique sur lesquels étaient gravés des lectures, des sons, des musiques. On en installait certains sur en principe six magnétophones et on tentait de les faire se frotter, selon l’intuition de l’instant, mais non sans les mémoriser, au point d’avoir leur contenu parfaitement en tête. Il fallait faire montre d’une extrême concentration. Si ça ne marchait pas, on essayait immédiatement d’autres combinaisons. Au début, il y a toujours une infinité de possibles. Mais, plus on se dirige vers la fin, moins on en trouve. Le travail de mise en forme procède par épuisement de la matière dans un temps donné. Quand on perdait trop de temps à rater (car, même si les moyens étaient alors plus qu’excellents, il fallait rendre la copie à l’heure), on devait tricher. On laissait alors filer cinq minutes de musique à blanc. Ou quelques pages de texte. Puis, ayant ainsi avancé, on relançait nos essais. Le principe de frottage devrait toujours provoquer au moins quelques étincelles. Comme pour le souligner, l’ACR s’ouvrait par un générique intégrant des sons d’orage : tonnerre et éclairs. Je vais citer une seconde fois Edgar Varèse : « Au fond, la musique n’est qu’une perturbation atmosphérique ». C’est en cela que l’Atelier de Création procède souvent d’une forme – d’une pensée – musicale. Claude Ollier, s’il était encore des nôtres, nous dirait peut-être qu’il a toujours agi en compositeur, hanté par le désir qu’il avait eu enfant d’écrire des partitions, au point que, rencontrant Alain Robbe-Grillet en Allemagne pendant la seconde guerre mondiale, il s’était tout d’abord présenté à lui comme musicien (on sait qu’il a fait plusieurs fois le mur du camp où il effectuait le STO pour aller jouer du piano la nuit dans des bars de Nuremberg).

Comme ça fait une bonne dizaine de fois que j’emploie ce mot « frottage », il me faut maintenant rendre hommage à celui qui a publié en 1979 un livre portant ce titre – au pluriel comme il se doit – dans la collection Textes chez Flammarion, dirigée par Bernard Noël (qui venait de prendre la suite de Paul Otchakovsky-Laurens) et qui, encore à l’état de manuscrit, avait incité l’élaboration de mon cinquième ACR. Il s’agit de Jean-Claude Montel, un écrivain né en 1940, adoubé à 27 ans par Jean-Pierre Faye et Maurice Roche qui avaient préfacé son premier livre au Seuil. C’était un être terriblement mélancolique, traversé par le sentiment qu’il ne pourra mourir que seul au milieu des décombres. Il portait dans sa voix, dans ses écrits, l’idée que la littérature n’était plus que pour mémoire – ce en quoi il était paradoxalement fascinant pour le jeune homme que j’étais. Il portait en lui l’affirmation qu’un des gestes fondamentaux de la création était le frottage, c’est-à-dire cette opération permettant d’inscrire sur un support quelque chose de la réalité du monde (comme les peintres le font en posant une toile souple ou un papier très fin sur tel ou tel amas d’objets ou tel mur lézardé pour en prendre, à l’aide d’un pinceau presque sec, ou d’une craie grasse, l’empreinte), avant d’en retravailler – ou non – le résultat. Donc d’en prolonger les résonances par un travail plus secret, plus personnel, dans le silence d’un atelier d’écriture. Yann Paranthoën avait bien compris que ce processus, venant de la peinture, puis transposé dans l’écriture littéraire, pouvait caractériser le travail de création radiophonique. Il disait : on procède ainsi, d’abord par extraction en extérieur de quelque chose de la réalité qui nous environne – et surtout nous concerne. Puis : on retravaille ce matériau en intérieur (par exemple dans un studio, autrement dit en atelier), prenant le temps qu’il faut, avec l’exigence d’aboutir à quelque chose d’autre qu’un ready-made. Par la suite, plusieurs autres projets de création radiophonique avec Jean-Claude Montel – à l’ACR et aux Nuits magnétiques – nous permettront de creuser cette affaire, la dénudant jusqu’à l’os. Le tout dernier a été fabriqué en 2001 pour Surpris par la nuit. Le résultat a pu être retravaillé en 2013, suite à la disparition tragique de l’écrivain, grâce à Irène Omélianenko. Cette émission est presque terrifiante, de par sa force émotionnelle : on y entend la voix d’un quasi mort vivant, mais qui porte encore en lui le désir puissant de noircir quelques pages plus ou moins testamentaires. Il venait de publier Motus, un des plus beaux livres écrits à la toute fin du vingtième siècle et publié presque clandestinement par Mathieu Bénézet chez Comp’act. On ne pouvait alors trouver ce livre que dans de très rares librairies. Donc personne ou presque ne l’avait même ouvert. Force de résistance de l’ACR : faire surgir l’inactuel, en suivant le fil de ce qui aura été expulsé de la bonne société et que l’on ne trouve qu’au Terrain Vague, ce lieu à l’écart où la beauté règne en maîtresse absolue.

6.

J’en arrive maintenant à l’automne 1985, soit dix ans après ma première incursion en studio grâce à Claude Ollier. À ce moment-là, j’ai au compteur 16 ACR et 14 Nuits magnétiques, soit 56 heures d’essais radiophoniques ayant pour la plupart un lien direct avec les écrivains dont je viens de donner les noms. Mais la matière littéraire de ces premiers opus avait toujours été taillée dans des manuscrits en voie de publication ou des livres déjà publiés. Pour ce 17e Atelier, je m’étais associé à Jean-Yves Bosseur, un musicien qui était, depuis le début de cette aventure, un de mes plus proches alliés, et nous avions eu l’idée d’imaginer un compositeur de musique contemporaine devenu célèbre par un crime qu’il aurait commis et non par sa musique. Nous avions aussi lancé l’idée qu’un film était en train de se tourner à partir de ce fait divers. Bien entendu, la musique de ce film était sans lien stylistique avec l’œuvre bien trop « avant-gardiste » de ce compositeur. Nous nous devions donc de rétablir la vérité en faisant rejouer pour l’ACR certaines de ses compositions – les plus pures, prétendions-nous. Bien entendu, les musiques de l’émission, aussi bien celles du film contre lesquelles nous nous insurgions que celles attribuées à ce compositeur, allaient être écrites par Bosseur et moi-même, sans pour autant que ce soit dit clairement à l’antenne. Et pour finir, afin de rendre notre fiction crédible, nous pensions aller interviewer des compositeurs qui auraient eu la chance de bien connaître ce musicien (Henri Pousseur, Paul Méfano et Michèle Reverdy se prêteront à ce jeu). C’était bien joli, tout ça, mais il fallait trouver quelqu’un pour en rédiger le texte, tout en le laissant libre d’inventer à son tour.

En accord avec Alain Trutat et René Farabet, nous avions alors demandé à Didier Pemerle de rédiger un long monologue narratif porté pour l’essentiel par la voix d’un seul comédien. Ce dernier ayant accepté a aussitôt intitulé cette histoire « Laissez-moi mourir » (en hommage à Monteverdi, ce qui ne pouvait que nous parler), proposant que ce compositeur soit une compositrice prénommée Suzanne qui aurait, un jour de dépression, tué son mari, avant de le découper en morceaux, déposés ensuite dans des sacs poubelles sur son piano. Elle se serait suicidée dans la foulée, non sans avoir éprouvé au clavier la musique produite par cette préparation inédite de l’instrument. C’était un texte, encore une fois, mélancolique et fortement teinté d’humour noir. Cet ACR nous aura donné l’occasion de faire venir en studio Jean-Pierre Cassel, car il était impossible cette fois de flirter avec l’amateurisme, il nous fallait un vrai professionnel.

Laissez-moi mourir aurait pu, du moins sur le papier, être diffusé dans la case des fictions, et pourtant, non : c’était plus que jamais un ACR, donc quelque chose d’impossible à enfermer dans un catalogue (on peut imaginer la suite des Ateliers comme formant une constellation d’îlots dans un vaste océan, et non comme une accumulation de bandes magnétiques serrées sur des étagères). Une fois encore, nous sommes arrivés en studio sans le moindre conducteur, respectant simplement la continuité du texte. L’expérience des frottages suivant son cours, nous avions surtout besoin de stratégies et non de partitions réglées par avance. Le mixage ne cessait de provoquer des surprises, ce qui était ce que nous recherchions. Le résultat s’étant avéré concluant, Didier Pemerle travaillera une deuxième fois avec nous en 1986/87 pour Le loup dans l’île, une série de petites formes (20 fois 10 mn) dont la contrainte était de changer de lieu environnemental à chaque épisode. Puis, une nouvelle fois en complicité avec Jean-Pierre Cassel en 1988, pour La journée du retour, une histoire de fantômes se passant en appartement. Cette fois, j’étais seul à composer, non seulement les musiques, mais aussi leurs superpositions avec les monologues et les sons concrets enregistrés pour ce projet, sollicitant sans cesse le hasard afin de mieux faire surgir le fantomatique, suivant des stratégies qui n’étaient inscrites que dans la tête et qui demandaient une complicité exceptionnelle avec la chef-opératrice du son, Monique Burguière. La part des équipes de l’ACR vaut bien celle des écrivains. Seule une aventure réellement collective peut donner corps aux fantasmes d’un Control Freak obsessionnel. Le « je créateur » (qui est, certes un autre, mais aussi un « tu ») a besoin de faire partie d’un « nous ». Ne serait-ce que pour aller faire la fête avec l’équipe, une fois les choses, du moins en apparence, terminées.

7.

Simple note au passage : au cours des années 1980, la parole des écrivains a pris progressivement une place supérieure à celle de leurs écrits. Le jeu consistait, de plus en plus, à monter morceaux de conversations et fragments de lectures, sans qu’il n’y ait illustration de l’une par l’autre. Les musiques, le plus souvent mixées avec des sons dit réalistes, permettaient de souligner, de fluidifier ce tressage des voix : plus qu’un fond sonore, un commentaire secret.

Jusqu’aux années 1990, mon travail à l’ACR avait été co-signé avec Claude Ollier et les écrivains de Change – ces derniers étant devenus pour la plupart après 1979 ex-membres de ce collectif, car le temps des grandes dispersions était arrivé. En réaction, l’Atelier se devait, du moins me semblait-il, d’ouvrir son Terrain Vague à cette petite meute de solitaires plus ou moins endurcis. Sans jamais perdre le lien avec les aînés, cette dernière décennie du vingtième siècle (dont on ne savait pas encore qu’elle serait la toute dernière de la première – et plus longue – période de l’histoire de l’Atelier de Création Radiophonique) requérait de nouveaux sujets (dans tous les sens du mot), donc de lancer des rencontres avec d’autres auteurs – souvent des auteures –, de ma génération parfois et, une fois passé l’an 2000, des générations suivantes (au début je collaborais avec des personnes de vingt ou trente ans plus âgés que moi ; aujourd’hui, je travaille avec des personnes de vingt et même trente ans plus jeunes. C’est ce qu’on appelle un parcours…).

Relancer les dés de la création radiophonique s’est accompli tout d’abord avec Liliane Giraudon, Michelle Grangaud, Marie Étienne, Sabine Macher, Yves di Manno et Pascal Quignard. Puis les choses se sont accélérées, comme si la petite phrase désabusée d’Alain Trutat sur la fin imminente des Ateliers devenait plus que jamais d’actualité. La fin du vingtième siècle aura été agitée. De Michel Deguy à Philippe Beck et Jean-Luc Nancy ou Dominique Fourcade (dont les poèmes seront lus dans un ACR intitulé Fable par Claude Royet-Journoud) ou encore Florence Delay, Denis Roche et Pierre Alféri (et j’en passe – on remarquera à quel point la poésie est présente, souvent en lien avec la philosophie), les collaborations avec les écrivains n’ont cessé de s’enchaîner, débouchant à chaque fois sur quelque flamme à entretenir, notamment par amitié. C’est une chose sur laquelle je me dois d’insister, car elle est essentielle. N’ayant jamais séparé vie et travail, une fois un Atelier de Création mis en « prêt à diffuser », celles et ceux qui les signaient, mais aussi les réalisateurs, continuaient de se fréquenter, de se parler, d’imaginer un futur commun. C’est pourquoi j’insiste une dernière fois sur ce que j’ai nommé Terrain Vague qui est d’abord un lieu d’échanges pour qui désire ouvrir de nouveaux modes d’écriture comme d’existence. C’est un espace de contamination. Les auditeurs peuvent d’ailleurs en attraper le virus par l’écoute. C’est tout le mal que nous leur souhaitons.

N’ayant plus le temps de développer ce que je n’ai, une fois de plus, qu’esquissé, je voudrais terminer en notant que ce lien constant et renouvelé avec certains écrivains, a fini par me pousser à tenter de le devenir à mon tour, jusqu’à ce que cette activité finisse par prendre le pas sur la composition musicale. De manière d’abord très timide, comme terrassé d’angoisse à l’idée des retours d’aînés trop admirés, puis s’affirmant peu à peu, au point de me retrouver, surtout dans les années 1990, à écrire les livrets de mes émissions, accumulant des pages et des pages (une anthologie très resserrée a paru récemment chez Hippocampe Éditions qui a été pour l’instant bien plus commentée par des écrivains que par des gens de radio).

L’ACR aura été pour moi un lieu d’apprentissage de la vie, à travers la découverte et l’expérimentation de pratiques plurielles de modes d’écriture. Malgré d’inévitables tensions et des moments d’intense fatigue, cette radio d’essai a toujours été composée pour le plaisir et jamais dans la douleur. Ce qui est infiniment précieux, mais hélas peu compatible avec les modes de culpabilisation de ces pratiques sauvages aujourd’hui.

(Écrit en septembre 2018, tout en écoutant principalement la Partita n°1 de Jean-Sébastien Bach, puis relu le 9 novembre de la même année, en écoutant le Quatuor n°14 de Dmitri Shostakovitch)

Notes

[1] Je lui ai rendu hommage dans un billet de Diacritik en 2017, « Bref éloge de René Farabet (1934 – 2017) » (ici).

[2] Sur sa recherche de formes spécifiquement radiophoniques et nos collaborations à l’ACR, voir « Claude Ollier et la création radiophonique », Aventures radiophoniques du Nouveau Roman, Pierre-Marie Héron, Françoise Joly, Annie Pibarot (dir.), Rennes, PUR, coll. « Interférences », 2017, p. 103-112.

[3] Sur ma découverte de son œuvre, notre amitié et quelques-unes de nos collaborations à l’ACR, dont celle-ci de 1980, je me permets de renvoyer à mon texte « Excursions sur le terrain vague (cartographie d’échanges) », Nu(e), n°67, septembre 2018, p. 121-134. Numéro téléchargeable ici.

Auteur

Christian Rosset est compositeur (musique instrumentale et électroacoustique), essayiste et producteur de radio, depuis 1975, notamment à l’ACR et à Nuits magnétiques. Son dernier livre publié, Les voiles de Sainte-Marthe (Hippocampe éditions, 2018), réunit des micro-récits et notes d’Atelier autour de ces fructueuses années de collaboration à l’ACR, en prolongement d’Avis d’orage dans la nuit (l’Association, 2011), qui évoquait entre autres ses collaborations à l’ACR déjà, mais aussi à quelques Nuits magnétiques. Christian Rosset a aussi coordonné Yann Paranthoën, l’art de la radio aux éditions Phonurgia Nova en 2009.

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Plonger dans les archives de l’ACR

Retranscription du dialogue entre Karine Le Bail, historienne, et Sandra Escamez, documentaliste multimédia à l’Ina, sur le traitement documentaire des programmes de l’Atelier de création radiophonique conservés à l’Ina et leurs reprises aujourd’hui sur les ondes.

*

Karine Le Bail – Lorsque le projet d’un colloque consacré aux programmes de l’Atelier de création radiophonique et de Nuits magnétiques a vu le jour, nous avons immédiatement sollicité l’Institut national de l’audiovisuel, qui conserve leurs archives. Par sa longévité, l’Atelier de création radiophonique constitue un corpus gigantesque : son projet même, avec son principe d’une écriture chorale, à plusieurs mains, sans hiérarchie de fonction, et ses trois heures de radio pensées comme œuvre, représentent un défi documentaire. Il en est de même de Nuits magnétiques, dont la quotidienneté a nourri le fonds Ina dans des proportions tout aussi impressionnantes. Considérons ici l’Atelier de création radiophonique, qui représente à lui seul un défi pour l’analyse documentaire. Comment en effet caractériser la création, dans un langage documentaire ? Comment indexer/classer/catégoriser l’inclassable revendiqué, l’œuvre collective qui entend brouiller les catégories ? Comment repérer qui parle, qui produit, qui réalise, dans ces émissions ultra-mixées de trois heures conçues comme une aventure ? Dans le champ « résumé » des notices documentaires, donner la ligne directrice de la conception d’un ACR représente alors un véritable défi… et pour certains ACR il se révèle même plus qu’ardu de décrire avec un résumé chronologique. Comment donc l’Ina s’empare  de ces objets sonores ?

Nous avons la chance ce soir d’être en compagnie de Sandra Escamez, laquelle, dans l’optique du colloque, a été détachée des urgences de l’antenne pendant un mois pour plonger dans les archives de l’ACR.

Sandra Escamez – Oui, j’ai pu me consacrer entièrement à l’étude de ce fonds gigantesque. Je le connaissais un petit peu mais là, je me suis un peu rendu compte de « l’ampleur des dégâts » ! 32 ans de programmation hebdomadaire ‒ sous la tutelle de Farabet et de Trutat ‒, cela représente 1361 notices documentaires, soit 954 émissions (si l’on exclut les rediffusions). Or, seulement 404 ACR sont indexés – c’est-à-dire identifiés mais sans description du contenu. Puis quand j’ai rencontré des collègues plus anciens que moi, ils m’ont dit « Sandra bon courage ! tu vas rentrer dans un monde… » C’est vrai qu’écouter un ACR de 3 heures, c’est quand même une démarche… Et en plus, il faut avoir une certaine culture pour comprendre les auteurs, les artistes, les plasticiens, la jeune musique ‒ parce que c’est aussi une émission qui a beaucoup accueilli la création contemporaine musicale… Et là en me mettant à écouter ces ACR, je me suis rendue compte que tout n’est pas décrit, qu’il y a vraiment encore beaucoup de choses à découvrir. L’autre jour je suis tombée sur une exposition à la Biennale de Vincennes avec un artiste du groupe Supports/Surfaces qui expliquait ses tableaux, et ça n’était pas du tout dans la notice. C’est émouvant…

KLB – En fait, les Nuits magnétiques ont bénéficié d’un travail d’indexation systématique alors que ce n’est pas le cas de l’ACR.

SE – Oui. L’ACR a été créé en 1969. L’Ina n’existait pas. On a donc récupéré les supports physiques et les fiches (d’abord manuelles, dactylographiées), les minutes et les rapports d’écoutes fournis par la Documentation des émissions artistiques de la radio. Pour les émissions de Nuits magnétiques en revanche, les documentalistes de Radio France les avaient écoutées et indexées, puis l’Ina a réalisé un travail d’indexation supplémentaire. La description chronologique est même parfois très pointue. En plus c’est un format peut-être plus classique alors que l’ACR c’est complètement hors norme, d’un point de vue radiophonique je veux dire. Et puis ce format… Il faut déjà avoir le temps, le temps de l’écoute, le temps de la retranscription… Pour faire un résumé avec une chronologie, c’est un travail énorme !

KLB – Tu vas peut-être nous montrer comment tu es rentrée dans les archives, ce qu’il est possible de faire quand on est face à un fonds aussi gigantesque et complexe à informer ?

SE – Eh bien en fait, mon premier réflexe a été de faire une mise à plat de ces ACR avec un tableau [diapo]. J’ai besoin de voir. Rien que de regarder les titres c’est assez agréable. Il y en a parfois de très poétiques. Et puis on voit qu’il y a parfois des zones vides. Parfois même il y a juste le nom d’un producteur, on ne sait pas qui va intervenir dans l’émission… J’en ai répertorié à peu près 400 comme ça. Pour travailler sur cette collection on s’appuie alors sur un ensemble de documents à notre disposition, tels que les avant-programmes, qui donnent parfois une idée de qu’il y a dans l’émission. [diapo].

KLB – Justement, en préparant cette intervention avec Sandra, on découvre l’ACR Dans ce joli pavillon allons [23 octobre 1977], signé Jean-Loup Rivière. Or il n’était pas mentionné dans la notice documentaire ! On est donc parties à la recherche de cet ACR, on a fini par le retrouver, tu as corrigé la notice et rajouté Jean-Loup Rivière.

SE – Oui. Il y aussi ma source documentaire préférée, les « célèbres » rapports d’écoute. Ils étaient rédigés à la main par des « écouteurs », qui ont existé à la radio dès les années 1930 [et jusque dans les années 1970].

KLB – Ces rapports d’écoute, c’est vraiment un matériau extraordinaire pour saisir la réception contemporaine de ces œuvres …

SE – Par exemple les 19 pages du rapport d’écoute de l’ACR d’Andrew Orr, À chaque porc vient la Saint-Martin [15 avril 1979]. Simplement en le lisant, j’ai été assez terrorisée ! C’est une émission assez violente en fait. Et puis il y a les boîtes, les supports physiques. Maintenant ils sont stockés aux Essarts-le-Roi puisque le fonds ACR a été numérisé en 2009. L’Ina, au moment de la numérisation, a eu la très bonne idée de conserver ce qu’il y avait à l’intérieur. J’ai adoré ce qu’il y a d’écrit sur cette boîte [diapo] : « Les effets de bande passée sur le côté mat sont volontaires, merci, et les blancs aussi. » Enfin, dans la boîte, il y a les droits d’auteur…

KLB – … Ce qui fait foi, en fait, d’un point de vue juridique : ces droits d’auteur déterminent la personne qui parle, qui produit l’émission. Il peut dès lors y avoir une différence entre ce qui est mentionné dans les droits d’auteur et les génériques, dans lesquels les producteurs des ACR souhaitaient justement ne pas faire apparaître de hiérarchie avec le réalisateur, etc. Soit une mise en tension entre un désir de radio et puis ce que ça devient ensuite, à la fois pour déterminer le statut de l’auteur, pour savoir qui détient le droit moral, et puis aussi pour générer des droits d’auteur ; entre ceux qui ont désiré l’être-ensemble, collectivement, et ceux qui le restent d’un point de vue juridique par le droit d’auteur. Je ne sais pas s’il y a beaucoup d’émissions comme l’ACR, qui mettent par-dessus tête, comme ça, cette notion de l’auteur…

Et maintenant, qui réutilise les ACR sur les ondes de Radio France ? Pour les Nuits magnétiques, l’atemporalité des sujets traités comme les moyens qui étaient mis à disposition pour sortir rencontrer les anonymes, servent aujourd’hui à illustrer les émissions de société. Les archives de Nuits magnétiques redonnent ainsi une qualité de témoignage, une qualité de son aux radios d’aujourd’hui…

SE – Les Nuits magnétiques sont énormément réutilisées dans les émissions de Radio France. Pour les ACR j’ai demandé un rapport statistique. Et il y a aussi une petite vie sur les ondes ! France Culture bien sûr (dans Concordance des temps, Les Nuits de France Culture, Création on air, l’Atelier de la création/LSD, Les Chemins de la philo…) mais aussi France Inter  (dans L’humeur vagabonde, EclectiK, Affaires sensibles, Ça peut pas faire de mal…) et France Musique (Les Grands entretiens, Étonnez-moi Benoît, Les Routes de la musique, L’Expérimentale…). Les ACR sont même de plus en plus utilisés : entre 2009 et 2017, le nombre d’extraits réutilisés a presque été multiplié par 3 (46 en 2009, 114 en 2017) et le nombre d’intégrales rediffusées par 5 (de 5 à 24).

Auteurs

Sandra Escamez est documentaliste multimédia à la Thèque média de l’Institut national de l’audiovisuel à Bry sur Marne.

Karine Le Bail est historienne, chercheuse au CNRS (Centre de recherches sur les arts et le langage EHESS/CNRS).

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Jean Thibaudeau, la radio telle quelle


L’article s’intéresse à deux des premières productions de Jean Thibaudeau à l’ACR, dont il est un des premiers collaborateurs : Le Jardin en 1970, Dig it & A Western Memory en 1971. Il fait apparaître le contraste existant entre les convictions politiques de l’écrivain, membre à la fois de Tel Quel et du PCF, imprégné de Brecht et de sa conception marxiste du réel, et la signification bien plus ambivalente de ses œuvres, lieu d’une résistance au tout-politique. Des œuvres qui semblent dire que le sujet individuel n’est pas complètement soluble dans le sujet collectif mais trouve son bonheur, au moins immédiat, ailleurs et parfois contre lui.

This article discusses two of Jean Thibaudeau’s first productions for the ACR, a program for which he was one of the first collaborators : Le Jardin in 1970, Dig it & A Western Memory in 1971. It reveals the contrast that exists between the writer’s political convictions, a member of both Tel Quel and the French Communist Party, influenced by Brecht and his Marxist conception of reality, and the much more ambivalent significance of his works, place of a resistance to the all-political. Works that seem to say that the individual subject isn’t completely reducible to the collective subject but finds happiness, at least for the time being, elsewhere and sometimes in opposition to it.


Texte intégral

Jean Thibaudeau n’a pas attendu la création de l’ACR en 1969 pour devenir un auteur radiophonique : il l’est depuis 1961, avec la création, par Alain Trutat qu’il rencontre alors, de son Reportage d’un match international de football, bien connu aujourd’hui par son édition sonore chez Phonurgia nova. On le réduit souvent du reste à ce titre. Or sa phonographie est considérable pour un écrivain « du livre », avec, en France et en Allemagne principalement, 19 œuvres entre 1961 et 1973, et, après une interruption entre 1973 et 1980, 11 autres encore jusqu’en 2006, dont 9 avec celui qui devient un grand ami et son réalisateur attitré, Jacques Taroni. La collaboration à l’ACR est très ciblée dans le temps : 1969-1970, mais dense, avec notamment, en plus d’interventions parlées diverses, quatre œuvres réalisées par José Pivin, Jacques-Adrien Blondeau et Jean-Pierre Colas et des interprètes de la stature de Roger Blin, François Billetdoux, Claude Piéplu, Jean Topart, Bulle Ogier et René Farabet.

Chose remarquable, bien avant Claude Ollier par exemple, ou Marguerite Duras avec India Song, mais sans doute en pensant aux deux « textes radiophoniques » publiés de Michel Butor (Réseau aérien en 1962, 6810000 litres d’eau par seconde en 1965), Thibaudeau a le projet de publier en recueil ses œuvres radiophoniques de la décennie 1960 [1]. Les Éditions du Seuil acceptent, puis changent d’avis [2]. De ce projet à la fois vaste, significatif de la valeur accordée à ces textes et somme toute pas plus paradoxal que de publier un scénario de cinéma, voire un texte de théâtre, il n’a survécu que Mai 1968 en France, accueilli par Sollers en 1970 dans sa collection « Tel Quel » au Seuil pour sa portée politique [3], après avoir été mis en ondes dans une version réduite de 1h15 par deux stations allemandes en 1969 (WDR et HR) et refusé par France Culture. C’est avec ces rapides éléments de mise en perspective que nous allons nous tourner vers les ACR de Thibaudeau, et plus spécialement les deux premiers : Le Jardin, diffusé dimanche 8 février 1970 et Dig it & A Western Memory, diffusé un an plus tard dimanche 31 janvier 1971. Ces deux réalisations ont lieu au moment du plus fort engagement en politique de l’écrivain, qui entre au PCF en 1970 (il le quitte en 1977) et juste avant son départ du comité de rédaction de la revue Tel Quel (décembre 1971), quand Sollers pousse le groupe à regarder vers la Révolution culturelle maoïste. On y verra un raccourci du parcours de l’écrivain du Tel Quel formaliste des débuts, alors soutien inconditionnel du Nouveau Roman, au Tel Quel fortement marxisé des années 1967-1971 (puis maoïsé, jusqu’aux désillusions du voyage en Chine de Sollers et quelques autres en 1974). On y verra aussi un exemple de ce que la radio documentaire peut apporter à la fiction, dans la mise en œuvre du réalisme brechtien défendu à l’époque par Thibaudeau.

1. Le Jardin

1.1. La politique, du « refoulé conscient » au retour en force

Le Jardin, diffusé le 8 février 1970 [4], est l’adaptation à la radio du tout premier texte narratif de l’auteur, écrit au printemps 1958 peu avant son premier roman, La Cérémonie royale ; lequel, publié en mars 1960 par Lindon et Robbe-Grillet aux éditions de Minuit, le classe parmi les représentants d’une possible « seconde génération » du Nouveau Roman. À l’époque, Tel Quel ‒ n°1 en avril 1960, où figure un extrait du roman ‒, dont Thibaudeau intègre bientôt le comité de rédaction, est complètement admiratif du Nouveau Roman et d’accord avec une de ses thèses directrices : surtout pas de politique en littérature, le seul engagement de l’écrivain est dans son écriture. Et c’est bien ce que fait Thibaudeau dans Le Jardin, écrit pourtant en pleine guerre d’Algérie, alors que lui-même, né en 1935, 23 ans en 1958, est sous les drapeaux depuis 1957 (il fait 28 mois de service militaire), et qu’il voit dans le retour au pouvoir du général de Gaulle en mai 1958 l’installation en France d’un « régime de type franquiste [5] » :

Le « nouveau roman », par sa diversité, sans doute principalement Robbe-Grillet et Butor, mais aussi bien Duras, Pinget, Sarraute ou Claude Simon, chacun très singulièrement opposant à la réalité une écriture propre, m’aura remis les pieds sur terre, avec ma pendule à l’heure, à partir du Jardin : quelques pages qui ont pour centre la mairie de Levallois-Perret, à partir duquel s’organise, rayonne et revient à soi un jeu d’observations prises sur le motif, ou le vif, des souvenirs [6].

Dans Le Jardin, version 1958, un narrateur décrit d’un ton neutre, détaché, de l’extérieur, les lieux, personnages et mouvements de personnages dans un jardin, parmi lesquels un couple, Paul et Virginie, transposition du couple de l’auteur et de sa compagne (Sylvie Salgues) né d’une rencontre dans un jardin quelques années plus tôt [7]. La guerre d’Algérie est absente, refoulée hors d’un texte implicitement rattaché par l’allusion au petit roman de Bernardin de Saint-Pierre à la tradition bucolique, idyllique et amoureuse du genre [8]. Sauf que l’innocence des amoureux ne les protège pas du malheur, et que par quelques indices donnés comme en passant ‒ une musique arabe que l’on entend à l’entrée du jardin, les noms des rues qui l’entourent : Voltaire, le communiste Vaillant-Couturier, l’anarchiste Élisée Reclus ‒, le lecteur sagace peut deviner une autre réalité en germe sous la réalité la plus apparente et sans doute menacée du paradis tranquille de la doulce France. C’est cette réalité-là que la version radiophonique du texte, au SDR de Stuttgart d’abord le 12 mars 1969, à l’ACR ensuite le 8 février 1970, fait très fortement émerger. L’envers de l’idylle devient son endroit, la grande Histoire se met à l’englober. Pour opérer ce retournement, Thibaudeau s’y prend d’une manière très simple : il immerge son texte dans le signifiant politique, pour en faire une œuvre non plus reflet du Tel Quel formaliste de la première époque, admiratif du Nouveau Roman, mais assimilable par le Tel Quel de la deuxième époque, qui milite à l’extrême-gauche et se montre obsédé de politique. Relevons quelques procédés.

D’un côté, avant la diffusion de l’œuvre, Thibaudeau fait entendre des documents sonores du printemps 1958 : manifestations en faveur de l’Algérie française, discours de personnalités politiques [9]. D’autre part, toujours avant, il la préface d’une adresse aux auditeurs expliquant d’où elle vient et comment il faut l’écouter en 1970, après la fin de la guerre d’Algérie et après Mai 68 ; à savoir comme une préfiguration lointaine, très assourdie certes, des révoltes et des ruptures qui ont suivi :

J’ai écrit Le Jardin au printemps 1958 et il n’est pas mauvais de réentendre, en même temps que ce qui s’écrivait, comme Beckett [10], ce qui parlait à ce moment-là très fort en politique. Pour moi, la scène littéraire, à part du reste, était occupée par le théâtre de l’absurde et le Nouveau Roman. Il n’est pas juste d’expliquer la littérature par la politique mais enfin l’un ne va pas sans l’autre. Dans ces années 50 qui touchaient à leur terme, nous vivions le cauchemar des guerres coloniales et je ne voyais pas comment sortir de cette préhistoire. Beckett, Robbe-Grillet, Butor, ou Ionesco, Adamov, les écrivains que j’admirais, Adamov excepté après un demi-tour, ces écrivains tournaient trop évidemment le dos à la question. J’avais 23 ans. Avec l’arrivée de de Gaulle, il me semblait qu’on allait rentrer dans un tunnel pire, dont on ne verrait pas le bout, une oubliette de l’Histoire. Histoire dont je ne savais pas que c’est la lutte des classes. Alors mon attitude : refus, espoir, était idéaliste. À propos de tunnel, je me rappelle quelques années plus tard ces milliers d’Algériens parqués sur les quais et dans les couloirs des stations que le métro brûlait. Des milliers, muets, les mains sur la tête, sans armes, sous la menace des mitraillettes, un soir de manifestation du FLN. Maintenant, l’Algérie existe et en France, je crois que du moins nous sommes sortis du tunnel. Aujourd’hui, je suis loin du Jardin, mais content que l’Algérie y ait sa place de refoulé conscient. Une sorte de réalisme [11].

D’autre part encore, la diffusion du Jardin se prolonge, en deuxième partie d’émission (on est sur un format de 2h20) [12], par une série très offensive de prises de parole de membres de Tel Quel (Philippe Sollers, Marcellin Pleynet, Pierre Rottenberg, Jean Thibaudeau lui-même), entrecoupés de textes ou documents sonores de Lénine, Ponge, Bataille et Artaud, sur le thème du rôle de leur groupe et plus généralement de l’écrivain d’avant-garde dans le combat pour la Révolution. Le titre d’ensemble de l’émission est « Littérature – Rupture » : on ne peut faire plus orienté !

1.2. Reprise du chœur brechtien

Du point de vue formel, l’adaptation du Jardin à la radio produit un trait remarquable : le passage du narrateur unique à une pluralité de narrateurs tous anonymes, masculins et féminins, à égalité. Thibaudeau reprend ici la technique de théâtre adoptée dans Mai 1968 en France, celle du chœur brechtien, où certaines voix agissent en observateurs neutres, informateurs, d’autres en incarnations de points de vue individuels, subjectifs, d’autres enfin en représentants d’opinions politiques collectives [13]. Mai 1968 en France est le premier texte dans lequel Thibaudeau met en œuvre aussi clairement la conception brechtienne du réalisme, selon laquelle la seule réalité qui compte est celle qui intègre le principe de la lutte des classes comme moteur de l’Histoire et s’écrit du point de vue de la classe en lutte / du point de vue marxiste [14].

Cela se traduit, dans la mise en ondes du Jardin à l’ACR, par un changement remarquable du mode de diction d’un des narrateurs masculins (Lecteur 2 dans la dactylographie), suivi par une des narratrices (Lectrice 2) ‒ image du couple opérant sa prise de conscience ‒, dans le passage clé qui nomme, autour du jardin, les rues qui le bordent, la rue Élisée-Reclus au sud, les rues Voltaire et Vaillant-Couturier à l’est et à l’ouest, etc. Alors que jusqu’à présent toutes les voix étaient censées être neutres et dépassionnées, en gros plan (les comédiens ont du mal en général à adopter ce ton neutre, et ici plus spécialement les comédiennes…), à ce moment la voix du Lecteur 2 se fait plus forte, vient de plus loin, prend de la hauteur et du large, amplifiée par une légère réverbération. Elle parle de ces rues, mais aussi, à l’opposé de l’église située tout au nord de la rue Voltaire, d’un immeuble de rapport en chantier à son extrême sud, au-delà de « vastes propriétés encloses de murs hauts de deux mètres recouverts de tuiles moussues mais offrant des brèches [15] ». Elle devient vraiment la voix collective des opprimés.

Le plus surprenant pourtant à l’écoute de cette radio, c’est, si l’on peut dire, la résistance de l’œuvre au message politique qui veut l’orienter, à cette direction politique du sens si fortement imposée à l’œuvre par son cadre et son interprétation, et qui vient de la fraîcheur, de l’innocente légèreté, de la puissance de rêve et de bonheur immédiat de quelques scènes du jardin, celles où l’on entend les jeux, histoires et petites chamailleries d’enfants juste là se raconter des histoires, d’une part [16], celles où l’on regarde Virginie avec le regard de Paul et vice-versa, d’autre part.

Comme si la question politique ne concernait que les adultes, pas les enfants, et peut-être même pas le couple enclos dans son bonheur d’aimer et d’être aimé. Comme si l’individu avait toujours de bonnes raisons d’exister au-delà ou à côté du collectif. Comme si le sujet individuel n’était pas soluble dans le sujet social. Ce que Thibaudeau illustre à merveille dans son cycle romanesque si peu politique, si « bourgeois » en un sens (selon son vocabulaire) : Ouverture (1966), Imaginez la nuit (1968) et bientôt Roman noir ou voilà les morts à notre tour d’en sortir (1974), qu’il confesse dans un entretien de 1971 être encore l’illustration d’une « pré-histoire personnelle [17] » nécessaire à affronter avant de vivre complètement pour la grande Histoire.

2. Dig it & A Western Memory

Dig it & A Western Memory donnent lieu, un an après la diffusion du Jardin, à une réalisation autrement plus impressionnante et puissante, occupant la totalité des 2h30 de l’ACR [18]. C’est en France, depuis Reportage d’un match international de football, l’œuvre radiophonique la plus remarquable de Thibaudeau, dont le remake de 1978 [19], conçu après son départ du PCF en 1977, ne sera qu’une réplique assez faible et triste, amputée qu’elle est, délibérément, des espérances révolutionnaires que l’émission de 1971 affiche avec conviction (à défaut de les porter avec flamme, car l’œuvre a aussi ses ambivalences).

2.1 De l’aveuglement à la lumière

Comme toujours chez Thibaudeau, il y a dans A Western Memory une histoire d’amour, celle d’un écrivain français et d’une étudiante américaine, Nancy, qui se rencontrent en 1967, aux États-Unis, dans une manifestation contre la guerre du Vietnam. L’écrivain est rentré dans son pays, une correspondance s’ensuit, la radio égrène les lettres de Nancy, en anglais et en traduction française, tandis que celles de l’écrivain sont remplacées par des fragments de texte. L’écrivain parle de leur rencontre, de leurs rencontres amoureuses plus spécialement, tandis que les lettres de Nancy parlent de son évolution politique, du militantisme pour la paix à un flottement, né de sa réprobation de l’action violente, débouchant sur une « conversion » hippie et un retrait de toute action militante.

Or la composition de l’œuvre vise très nettement à condamner cette évolution, en plaçant presque au début une lettre désengagée du 2 novembre 1968, passée au filtre de la maladie et de pensées sur la mort, et à la fin une lettre du 13 juin 1967, écrite un an et demi plus tôt donc, qui montre Nancy tentée de rejoindre un mouvement pacifiste militant pour la paix :

NANCY

Saturday, 2 November 1968.

I have remained silent far too long. Silence is such a futile escape for those who (like me) feel impinged upon by the impotence of their words. Silence can be a sin… a running ill away from involvement and responsibility. Now I shall try to speak.

TRADUCTRICE

Samedi 2 novembre 1968.

Je suis restée trop longtemps silencieuse. Le silence est comme une fuite futile pour ceux qui (comme moi) souffrent de l’impuissance de leurs mots. Le silence peut être une faute… une manière d’échapper à la gêne et aux responsabilités. Maintenant je vais essayer de parler.

NANCY

For the past several months, everything has seemed very unreal, very pointless to me… academics, politics… I have been quite ill much of the time… and the fear (or ever the possibility) of death, the confrontation with your own ultimate contingency lends itself to the thoughts and ultimately to silence.

TRADUCTRICE

Ces derniers mois, tout m’a paru très irréel, très émoussé… études, politique… J’ai été tout à fait malade souvent… et la peur (ou même l’éventualité) de la mort, la confrontation avec la toute dernière contingence, conduit aussi à ces pensées, et pour finir au silence [20].

[Lettre du 13 juin 1967]

NANCY

C’est difficile pour moi aussi. Je ne suis pas malheureuse. Peut-être heureuse… La maison est, ça me fait peur.

Mais peu importe !

Et la guerre… Je ne comprends pas. Et qui est-ce juste ? Personne nul ? Je ne sais pas. Peut-être une solution dans politique…

Maintenant un peu de anglaise.

Here I found there is an organized Peace movement.

Good ? Oui !

TRADUCTRICE

Je découvre qu’il y a ici un mouvement pour la Paix  organisé. Bien ? Oui !

NANCY

This afternoon I will go to my first meeting with this group.

And I hope I shall be able to help some.

TRADUCTRICE

Cet après-midi j’irai à ma première réunion avec ce groupe.

Et j’espère que je pourrai y être utile.

NANCY

And I have been working for the peace since I’ve been here. (And reading-studying.) Oui ‒ through politics there can be peace everywhere ‒ peaceful RÉVOLUTION in the land of misery!

TRADUCTRICE

Et j’ai travaillé pour la paix jusqu’au moment de venir ici. (Et lisant-étudiant.) OUI ‒ par la politique, ce PEUT être la paix partout ‒ RÉVOLUTION pacifique où il y a la misère [21].

Ainsi, en suivant le cours de l’œuvre, l’auditeur est conduit à remonter le cours de ces deux années 1967-1968 comme on irait de l’aveuglement à la lumière. Le réalisme à la Brecht, distanciateur et dénonciateur, est ici inscrit au cœur de l’intrigue.

2.2. Dig it, le surgissement de l’Histoire réelle

Mais la fiction resterait un peu faible sans l’apport du documentaire politique Dig it, conçu d’abord séparément par Thibaudeau à partir de matériaux sonores fournis par un ami canadien, Marc Renaud, et intercalés par séquences entre les séquences de la fiction. Dans ce documentaire, on entend les apostrophes puissantes de Malcolm X, de Martin Luther King, les voix de leaders du Black Panther Party, des manifestations de masse pour la paix, contre la guerre du Vietnam, contre la ségrégation, des témoignages de partisans. C’est l’Histoire réelle qui surgit avec toute sa charge émotive et épique, son relief et son éloquence sonore, sa dimension collective, la force de conviction de ce qui a été. Ces voix des leaders en lutte, violente et non-violente, ces voix de foules contestataires, dominent de leur puissance la voix toute intimiste, réflexive et comme détachée du bruit et de la fureur du monde, de Nancy l’étudiante américaine.

Ici très clairement, les sons du dehors montrent leur supériorité sur les sons de studio.

2.3. La mémoire de l’Amérique

Une troisième strate se combine à ces documents sonores de l’Histoire récente et aux lettres de Nancy. Elle est formée de pages de Fenimore Cooper sur la mort du dernier des Mohicans dans son roman de 1826 et de séquences d’un western américain légendaire, La Chevauchée fantastique de John Ford (Stagecoach, 1939). Pour Thibaudeau en effet, comme il l’expliquait à Alain Veinstein dans Bruits de pages du 2 octobre 1979, « pour parler de l’Amérique de manière romanesque il faut parler de son cinéma qui a constitué la civilisation américaine de la même façon que la littérature a constitué la culture européenne ». De là son titre A Western Memory : pour dire que l’Amérique ne peut s’expliquer sans sa mémoire. Or sa mémoire est magnifiée dans son cinéma, qui a su transformer des guerres de conquête, de spoliation de terres aux Indiens, en épopée d’un Nouveau Monde pour des émigrants du Vieux Continent. Et de même qu’il y a dans la vie de Nancy un moment lumineux et un moment d’aveuglement, de même, le montage des séquences du western avec les documents de l’Histoire immédiate invite à voir dans les manifestations pacifistes et anti-racistes d’aujourd’hui la revanche, bientôt victorieuse, des vaincus d’hier sur l’oppresseur blanc [22].

Et pourtant, là encore, on peut s’interroger sur la résistance de l’œuvre à son discours (son message), car si la grande voix des leaders en lutte, violente (Malcolm X) ou non-violente (King), celle des foules contestataires et celle, en contrepoint, des enthousiasmes d’anonymes, semblent dessiner un courant irrésistible, la fragile mais paisible voix de Nancy parvenant à son destinataire européen n’incite-t-elle pas, malgré les suggestions de l’auteur, à préférer le retrait à l’engagement ?

Conclusion

On peut se demander, après ces analyses, si l’ACR a vraiment été, à ses débuts en tout cas, un lieu de création au sens fort, c’est-à-dire un lieu où l’art n’a pas été mis au service d’une cause extérieure à lui-même, d’une idéologie, d’une passion politique… d’une doxa. S’il est vraiment agi de poser des questions, de proposer des vérités sans les imposer, ou pas. Dans un essai relativement récent, Les écrivains face à la doxa, Jean-Pierre Martin, bien revenu lui-même de ses années d’engagement dans la Gauche prolétarienne autour de 1970, fait l’éloge du « génie hérétique » de la littérature, que l’injonction du tout-politique, au nom de ce que Baudelaire appelle « l’idéal fraternitaire », semble condamner à « se briser sur les récifs de la grande Histoire » [23]. L’exemple de Thibaudeau, complètement acquis en 1970 à la doxa marxiste, ne témoigne-t-il pas dans les deux réalisations ACR étudiées d’une contamination de l’art par l’idéologie ? En fait, ce qui nous a frappé à l’écoute de ce « théâtre », c’est plutôt la résistance des œuvres aux thèses qu’elles sont censées véhiculer. Comme si le sens de la lutte devait composer avec la nostalgie d’une autre vie, à l’écart des bruits et fureurs du monde, monde des enfants et des amoureux dans Le Jardin, monde hippie que rejoint Nancy dans A Western Memory… Demeurent tout de même, dans leur puissance d’interpellation, les grandes voix de Malcolm X et de Martin Luther King. Comme pour vérifier la conviction de René Farabet qu’à l’ACR, dans les années 1970, la radio devait se faire hors des studios.

Notes

[1] Jean Thibaudeau, Mes années Tel Quel, Paris, Écriture, 1994, p. 160.

[2] Ibid., p. 162.

[3] « Sollers me propose alors, et j’accepte, de publier dans la collection Mai 1968, seul. / En d’autres termes : je reconnais que (sauf exception politique) mes radios n’ont plus leur place à Tel Quel » (ibid.).

[4] Œuvre enregistrée en stéréophonie, au printemps 1969, en vue de concourir au Prix Italia (Le Monde, 20 juin 1969, p. 3) ; diffusée dans l’ACR « Littérature – Rupture », France Culture, 8 février 1970, 20h-22h20. Musique originale de Gilbert Amy, réalisation de Jacques-Adrien Blondeau, avec Geneviève Page, Nelly Borgeaud, Evelyne Selena, François Billetdoux, Jean Négroni, Claude Giraud, René Farabet. La dactylographie de l’œuvre, datée du 24 mars 1969, conservée au Bureau des manuscrits de Radio France, cote R16607, 38 p. La liste des personnages mentionne Virginie, Paul, deux Lectrices, trois Lecteurs, « des voix » et un speaker.

[5] Ibid., p. 46.

[6] Ibid., p. 101.

[7] Jardin du Luxembourg, 5 septembre 1954.

[8] Car : « Si je nous déguise, Sylvie et moi, en “Paul et Virginie”, si les plaques des rues sont déplacées, de sorte que ma géographie à la fin de la proche banlieue parisienne comprend aussi bien Asnières, et quelques âges de ma vie qui ne sont pas du présent révolu, je n’entre pas pour autant mais tout au contraire dans l’“ère du soupçon”, je ne l’ingénie pas à brouiller les pistes […] Je n’entends ni contester ni rénover un “genre” que d’autre part j’adore (plutôt dans ses excès) » (ibid.)

[9] Prises de parole du colonel Trinquier à Alger (18 mai 1958, en présence de Jacques Soustelle) d’une part, d’autre part (après « Tu me fais tourner la tête » d’Edith Piaf), du général de Gaulle (19 mai 1958), de François Mitterrand (27 avril 1958), d’Edgar Faure (28 avril 1958), encadrant une préface parlée de l’auteur.

[10] L’émission commence par un fragment de L’Expulsé de Beckett, lu par Roger Blin.

[11] Minutes 9 à 12. Transcription d’après l’archive Ina. La préface ne figure pas dans la dactylographie de l’œuvre.

[12] Partie non signalée dans la notice, très succincte, de l’Ina.

[13] V. Jean Thibaudeau, Mai 1968 en France, Paris, Seuil, « Tel Quel », p. 24, et « Les avant-gardes littéraires, Nouveau Clarté, novembre 1971, repris sous le titre « Réponses au Nouveau Clarté » dans Socialisme, avant-garde, littérature : interventions, Paris, Éditions sociales, 1972, p. 203 : « […] Mai 1968 en France a tout de suite modifié la structure de mes textes radio, en même temps que leur contenu s’affirmait plus politique ».

[14] La préface de Philippe Sollers à Mai 1968 en France commence par une citation de Brecht : « Être réaliste signifie : dévoiler le complexe de causalité sociale / montrer que les opinions dominantes sont les opinions des dominateurs / écrire en adoptant le point de vue de la classe qui tient en réserve les solutions les plus larges pour les difficultés les plus urgentes que connaît la société / être concret, tut en permettant de tirer des conclusions abstraites » (op. cit., p. 7).

[15] 59e minute ; dactylographie du Jardin, op. cit., p. 22

[16] Notamment la séquence où sous les marronniers, Virginie et Paul se racontent quelques souvenirs d’enfance, soit les minutes 52:54 (bruitages voix d’enfants « Oh… un petit canard ! »…) à 54:19 (voix d’enfants avant : « L’enfant a brusquement lâché le portillon… ») ; dactylographie du Jardin, p. 17-18.

[17] Jean Thibaudeau, « Réponses au Nouveau Clarté », art. cit., p. 203.

[18] ACR numéro 54, France Culture, 31 janvier 1971, 20h15-22h59. Dactylographie de A Western Memory, datée d’octobre 1970, conservée au Bureau des manuscrits de Radio France, cote R17931, 94 p. A Western Memory : réalisation de José Pivin, avec Roger Blin, René-Jacques Chauffard, Daniel Colas, Malika Dja Bouabdallah, Raymond Jourdan, Jean Leuvrais, Caroline Meadow, Jean Mermet, Marcel Tassimot et l’auteur. Outre Nancy et sa traductrice, la liste des personnages mentionne 5 narrateurs, un lecteur et deux spectateurs. Dig it, « citations, documents, témoignages » (dont voix de Malcolm X, Martin Luther King et James Baldwin) : documentaire de l’auteur, avec la collaboration de Marc Renaud, Jimmy Shuman, Jane Stevens.

[19] ACR « L’Amérique Remake Western Memory », France Culture, dimanche 8 octobre 1978. L’Amérique, roman (Flammarion, « Digraphe », 1979), qui inclut une « Note sur les deux radios » (p. 70), reprend des pages de cette deuxième version, dont elle raconte et commente des parties.

[20] Dactylographie de A Western Memory, op. cit., séquence 1, p. 5-6.

[21] Ibid., séquence 50 (dernière), p. 93-94.

[22] Par exemple dans la séquence 33, de 1:55:08 (cris de manifestants, galops, fusillade et 1:56:32 (« … son arme, elle aussi, ne répond plus ») ; dactylographie, p. 65-66.

[23] Jean-Pierre Martin, Les écrivains face à la doxa, Paris, Corti, 2011, p. 182.

Auteur

Pierre-Marie Héron est professeur de littérature française à l’université Paul-Valéry Montpellier (France) et membre senior émérite de l’Institut universitaire de France. Il anime à Montpellier un programme de recherche sur les écrivains et la radio en France (XXe-XXIe siècles), dans le cadre duquel il coordonne la publication d’ouvrages sur le sujet. Derniers titres parus : Aventures radiophoniques du Nouveau Roman (PUR, 2017, avec Françoise Joly et Annie Pibarot), Poésie sur les ondes (PUR, 2018, avec Marie Joqueviel-Bourjea et Céline Pardo), L’entretien d’écrivain à la radio (France, 1960-1985) (Komodo 21, 2018, avec David Martens).

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Claude Ollier à l’écoute de l’ACR : une radio «strictement pour initiés» ?


Claude Ollier, auteur associé au Nouveau Roman et homme de radio occasionnel, a rédigé des notes d’écoute pour les 39 émissions de la saison 1975-76 de l’Atelier de création radiophonique à la demande de son fondateur, Alain Trutat. Dans ses appréciations des différentes émissions, Ollier s’interroge sur la nature de l’ACR, son auditoire et sa mission. Il se montre critique du traitement du sujet, souvent élitiste à son avis, et de l’objet sonore, trop porté au nivellement pour son goût. Pourtant, quand une émission dose habilement des aspects didactiques et esthétiques, il prend un vrai plaisir à l’écouter. L’analyse des notes d’écoute de Claude Ollier nous révèle autant sur sa propre vision de la création radiophonique que celle de l’ACR, non seulement en tant qu’auditeur, mais aussi en tant qu’écrivain.

Claude Ollier, author tied to the New Novel and sometime radioman, wrote “listening notes” or critiques of the 39 programs composing the 1975-76 season of Atelier de création radiophonique at the request of its founder, Alain Trutat. In his assessment of the various programs, Ollier examines the nature of ACR, its audience, and its mission. He is critical of the treatment of subject, often too elitist in his opinion, and sound, not enough contrast for his taste. However, when an episode balances skillfully its didactic and esthetic aspects, he takes real pleasure in listening to it. The analysis of Claude Ollier’s notes reveal as much about his own vision of radiophonic creation as that of ACR, not only as an auditor, but also as a writer.


Texte intégral

Dans la carrière de Claude Ollier, on pourrait considérer les années 1970 comme sa période « Atelier de création radiophonique ». Lors de cette décennie, l’écrivain figure parmi ses plus fidèles adhérents, d’abord en tant qu’auditeur attentif, puis comme créateur de pièces radiophoniques et émissions, et enfin critique. Conscient de cette assiduité, le fondateur de l’ACR, Alain Trutat, lui propose de soumettre ses notes d’écoute pour la saison 1975-1976 et de dresser des classements des émissions. Ce faisant, Ollier s’interroge sur la nature de l’ACR, son auditoire et sa mission. Dans ses notes pour l’édition de la rentrée, il offre les observations et questions suivantes :

Il est incontestable que l’ACR tel que je l’ai entendu hier s’adresse à un auditeur relativement initié, donc déjà relativement complice. Cela découle du caractère très codé de son écriture – codes en rupture, au départ, avec ceux du vieil académisme radiophonique culturel, et qui, au cours des ans, ont tendu à constituer à leur tour un « système » assez particulier, clos – dans le bon et le mauvais sens du terme – et qui pourrait peut-être prêter le flanc au reproche d’« élitisme ». Pour qui est produit l’ACR ? Qui l’écoute ? A-t-on idée des notes d’écoute ? Est-on satisfait de la qualité de cette écoute ? De son volume ? Quelle « différence » d’écoute l’ACR crée-t-il à l’intérieur de France-Culture ? Désire-t-on élargir cette écoute, ou la réorienter, et dans quelle direction [1] ?

Les commentaires qui suivent s’appuient sur ses critiques des 39 émissions de cette saison composée de 27 nouvelles productions et 12 rediffusions [2]. Ses notes d’écoute et d’autres documents associés nous fournissent également son appréciation de l’esthétique de l’ACR et ses propres critères de ce qui constitue une bonne émission. De ce fait, les notes d’écoute de Claude Ollier nous révèlent autant sur sa propre vision de la création radiophonique que sur celle de l’ACR, non seulement en tant qu’auditeur, mais aussi en tant qu’écrivain. Après un petit rappel de son parcours radiophonique, nous passerons à un examen de ses critiques globales de cette saison de l’ACR, puis nous nous arrêterons brièvement sur trois émissions : une exceptionnelle, une typique, et une décevante. En conclusion nous offrirons quelques réflexions sur les considérations littéraires qui ne cessent d’influencer ses notes et ses suggestions offertes à Alain Trutat à la fin de la saison.

1. Claude Ollier et son parcours radiophonique

Parmi tous les auteurs associés au Nouveau Roman, Claude Ollier est celui dont les liens radiophoniques ont été les plus soutenus. Longtemps auditeur passionné, il passe à la création radiophonique en 1964, tout comme d’autres Nouveaux Romanciers tels que Robert Pinget, Nathalie Sarraute et Claude Simon, suite à la demande d’une radio allemande, la Süddeutscher Rundfunk de Stuttgart. Sa première création radiophonique, La Mort du personnage, est écrite en février 1964, puis diffusée sur les ondes allemandes en novembre 1966 et sur celles de la RTB et de l’ORTF en janvier 1968. Au moment d’écrire les notes d’écoute pour la saison 1975-76 de l’ACR, Ollier a une dizaine de créations radiophoniques à son actif dont cinq créées pour l’ACR à partir de 1970. Bien que la plupart de ses œuvres radiophoniques soient tirées de ses textes littéraires, aucune adaptation scénique n’est possible, une caractéristique qui le distingue de Pinget ou Sarraute, par exemple. Ce sont de véritables créations pour l’oreille dans lesquelles c’est l’imagination auditive seule qui est sollicitée [3]. Dans un entretien avec Alexis Pelletier, il explique sa conception de l’écriture radiophonique et sa différence avec l’écriture littéraire ainsi :

Il n’y a pas grand rapport, pour moi, entre écrire pour la page blanche, là devant moi, et écrire pour un studio où des acteurs, des bruiteurs, des musiciens, des techniciens de la prise de son, un metteur en ondes et son assistante donneront une réalisation sonore complète, orchestrée, des lignes de texte et des notations d’enregistrement que je consigne sur le papier. Il y a une spécificité radiophonique, une « scène » radiophonique, qui n’est ni celle de la page littéraire, évidemment, mais non plus celle du théâtre ou du cinéma. Sur cette scène – invisible pour l’auditeur, par définition – se produisent des voix, toutes sortes de bruits et de sons préenregistrés ou enregistrés pour l’occasion, toutes sortes de musiques, et toutes sortes de silences, ce qui est le plus important peut-être. Je peux faire jouer ces matériaux-là entre eux, les combiner, les opposer, les superposer [4].

Conscient des différences entre le littéraire et le radiophonique et impatient de se lancer dans un nouveau domaine, Ollier prend rapidement goût à ce médium. Sa deuxième pièce, L’Attentat en direct, écrite en 1965 mais réalisée et diffusée seulement en 1969, recevra le prix Italia. Par ailleurs, il participe à la création de quelques émissions de l’ACR dans les années 1970 et des extraits de ses œuvres figurent dans d’autres émissions de cette même période, dont une nouvelle création, Our Musique, urmusik, our music ! (en collaboration avec Christian Rosset) et une rediffusion, « Réseau Ollier Navettes », durant la saison 1975-76.

Avec toute cette expérience, Claude Ollier est donc bien placé pour écrire des critiques radiophoniques. Ayant vécu à l’étranger en 1973 et 1974, il se replonge dans l’écoute de l’Atelier de création radiophonique avec enthousiasme à l’automne 1975. Il prend ce travail très au sérieux ; il écoute l’émission, programme à la main, et prend des notes sur son déroulement et son contenu. Puis il tape sa critique (deux ou trois pages en interligne simple) et l’envoie à Alain Trutat. Rien ne semble lui échapper : les titres des émissions, leur contenu, les voix des intervenants et la musique, tout capte son attention et devient la matière de ses commentaires. Un fonds aussi riche en observations pourrait confondre tout effort d’organisation et de synthèse de ses critiques. Pourtant, c’est Ollier lui-même qui nous fournit une feuille de route dans cet extrait de ses notes d’écoute pour une émission d’un autre programme de France Culture, L’Autre Scène : « Deux aspects que devrait revêtir, à mon avis, toute émission du type informatif ou didactique pour satisfaire pleinement l’attente de l’auditeur: la qualité de l’information, sa consistance, sa richesse, et par ailleurs, simultanément, le plaisir d’écoute [5]. » Quoique toutes les émissions de l’ACR ne soient pas de nature didactique, ces critères correspondent bien aux commentaires d’Ollier. La division trouvée ci-dessous de ses critiques en deux catégories générales, le traitement du sujet et le traitement de l’objet sonore, reflète le raisonnement d’Ollier.

2. Critiques générales : le traitement du sujet

Les critiques touchant le traitement du sujet commencent souvent par les titres des émissions. Selon Ollier, tous les titres de l’ACR sont accrocheurs : ils donnent par eux-mêmes envie de se mettre à l’écoute. Voici sa description du rapport entre le titre et le matériau :

Un bon Atelier est celui qui utilise titre et promesse comme tremplins pour une organisation spécifique du matériau en jeu. Ce n’est en général qu’au bout d’un quart d’heure, vingt minutes, qu’on sait si cette « relance » s’opère ou non. Il est très rare en effet qu’elle s’opère ultérieurement. C’est exactement la « prise » radiophonique sur le matériau. Et dans les meilleurs programmes – les plus créatifs – d’autres relances interviennent, parfois à mi-parcours, parfois même dans le dernier quart d’heure d’écoute.

Il souligne en particulier les titres des Ateliers #243, « Mille et trois différences », #269, « Gloussoglossoglose », et #273, « Mâle sans savoir qu’en faire ». Mais quand le titre semble promettre un contenu qu’il n’y trouve pas, Ollier n’hésite pas à indiquer son mécontentement. C’est le cas pour l’Atelier #257 sur la prostitution. Le titre, « Mac à dames », donnait à penser qu’on donnerait la parole aux maquereaux. Or, on n’en entend aucun. Et Ollier critique : « Il peut être gênant, pour le plaisir d’un calembour, de décevoir l’auditeur. » Dans ses notes, Ollier parle souvent en termes de déception, d’attentes non réalisées pour lui personnellement ou pour l’auditeur moyen, mais aussi en termes de surprise, de moments inattendus qui lui apportent du plaisir ou du savoir.

L’identité de cet auditeur moyen reste opaque. Ollier déclare vouloir le représenter, sans jamais le définir explicitement. Différentes caractéristiques se révèlent ici et là dans les notes. Il s’agit d’un auditeur de bonne volonté, fidèle, attentif, désireux d’apprendre, mais pas forcément un habitué de France Culture et de l’ACR ni un spécialiste du sujet traité dans l’émission. Alors quand l’émission, par son contenu ou son style, représente un obstacle à cet auditeur moyen, Ollier le signale. Comme déjà mentionné, sa critique la plus récurrente concerne le caractère élitiste des émissions, et ce reproche revient à la charge à plusieurs reprises dans les notes ultérieures. Pour l’Atelier #242 sur Ezra Pound, le troisième de la saison, Ollier critique l’absence de contexte ou de références et pose la question directement : « Est-ce une radio strictement pour initiés ? » Il développe cette idée par la suite, tirant la conclusion que l’émission était « destinée à une élite très au fait du sujet » et « à un auditeur si familier des formules et astuces de ce travail radiophonique qu’il ne se réjouirait plus, à la limite, que de la perception d’infimes variations dans ce genre de travail ». Soucieux de l’importance du contexte historique, social ou culturel, Ollier signale tout écart dans ce domaine. L’Atelier #251 sur Albert Ayler, dit-il, s’adressait, une fois encore, à des initiés, et il critique, au nom de l’auditeur moyen, son contenu :

[…] je doute qu’un auditeur non particulièrement captivé par le jazz contemporain ait pu, non pas être accroché par la musique, mais saisir toute l’importance des événements donnés à entendre ou, plus généralement, des événements auxquels il était fait allusion d’une manière ou d’une autre.

Pourtant, Ollier ne souhaite pas l’intervention d’experts pour fournir le contexte manquant. Pour lui, l’élitisme ressenti est souvent la faute aux professeurs. Il ne mâche pas ses mots à leur sujet dans ses notes d’écoute de l’Atelier #262, « Quelques hommages à la voix de ma mère » :

Qui nous délivrera des profs de Faculté ? Qui nous débarrassera, disait Bataille je crois [6], de la race des commentateurs de Kafka ? Est-ce vraiment – je me répète – le rôle de l’Atelier que de donner aussi souvent la parole aux tenants de cet élitisme universitaire dont une des fonctions les plus néfastes est de reconduire cette sacrée tradition du sérieux de l’Art et de la Pensée ? À qui s’adressent-ils, sinon – exclusivement – à leurs collègues éventuellement à l’écoute ? Et puis : dans quelle mesure un jeune écrivain ne peut-il donc se passer de leur caution ?

Informer l’auditoire est important pour Ollier, pourvu qu’on ne l’assomme pas avec du pédantisme ou de « l’universitarisme », comme il dit.

Malgré cette intention de représenter l’auditeur moyen, Ollier est, le plus souvent, un auditeur averti, un initié. Il n’arrive à endosser l’identité de l’auditeur moyen que dans deux ou trois cas, tels l’Atelier #257 sur l’écriture pornographique et l’Atelier #268 sur le théâtre de Jean Audureau. Mais le fait d’être lui-même dans la peau de l’auditeur moyen ne l’empêche pas d’offrir la même critique d’élitisme qu’ailleurs. À propos du programme sur Audureau, il pose la question suivante : « Pourquoi cette obstination de l’Atelier à ne fournir que parcimonieusement, voire pas du tout, un certain nombre de précisions qui seraient utiles à bien des auditeurs ? » En revanche, il se réjouit quand l’émission dose habilement les aspects didactiques ou théoriques avec juste ce qu’il faut en détails pour cet auditeur moyen non spécialiste, comme c’est le cas pour l’Atelier #257, rediffusion de « Pense Bêtes ».

3. Critiques générales : le traitement de l’objet sonore

Si Ollier se montre soucieux des effets du traitement du sujet sur l’auditeur moyen, ses commentaires sur le traitement de l’objet sonore relèvent plus souvent de ses propres bêtes noires. Dans ses notes d’écoute de l’édition de la rentrée, il identifie le traitement de l’objet sonore comme un des principaux défauts de l’esthétique de l’Atelier de création radiophonique :

[…] cette critique a trait à l’une des conséquences de sa conception même du continuum radiophonique comme « objet sonore » : celle qui conduit à mettre sur le même plan – la qualité, l’intérêt sonore – tous les énoncés, quelle que soit leur provenance. Comme s’ils étaient tous égaux devant la loi radiophonique. Je sais bien qu’acoustiquement, ils sont tous égaux. Et que chacun a bien le droit de s’attacher avant tout aux jeux issus de cette égalité. Mais ne risque-t-on pas, ce faisant, de perdre ce qui m’apparaît néanmoins comme l’essentiel : l’historicité des énoncés ?

Cette tendance au nivellement est souvent une source de critique. Par exemple, il n’aime pas du tout le traitement de la traduction simultanée dans l’Atelier #251 sur Albert Ayler :

N’est-il pas possible d’alléger la partie traduite, de façon à laisser plus souvent audible la voix originale, et surtout à ne pas aboutir à brouiller les deux de telle façon que les deux textes soient incompréhensibles ? C’est assez irritant, à la longue, de perdre sur un tableau sans beaucoup gagner sur l’autre.

S’il n’aime pas les traductions simultanées, il a en horreur la superposition des voix, un procédé qu’il caractérise comme presque toujours répréhensible. Voici son opinion de l’usage de cette technique dans l’Atelier #242 consacré à Ezra Pound :

Le résultat d’une telle superposition de bandes – souvent deux récitations plus un bruitage très intense – est de brouiller complètement le sens des textes, sans que de ce brouillage naisse d’autre sensation que fatigue ou exaspération. J’attends des arguments en faveur de ce système, n’en imaginant pas.

Ollier est à la recherche du contraste, de la variation, du relief. Il se montre admiratif quand une émission n’épouse pas cette esthétique de l’objet sonore pur. Tel est le cas pour l’Atelier #244 dédié à Denis Roche : « Il me paraît que dans cette affaire, la technique faisait ressortir, palpable, le râpeux de la matière, au lieu – comme souvent – de la fraiser et limer, pour ne rien dire des jours où elle la pulvérise. » Ou encore, cette description de l’Atelier #253, la création dramatique Rouge réalisée par René Jentet : « Le plus frappant est le relief du son, l’impression que le son a une forme à plusieurs dimensions figurées là dans ce qui est diffusé ; on le perçoit comme, pour l’œil, une sphère, ou un cylindre, ou une aiguille, ou un dé. » Il loue « l’extraordinaire densité des objets sonores non pas ici proposés, mais bien imposés ; plus exactement, leur compacité, la compacité des séquences, leur richesse dans la brièveté. » Ce sont les moments où l’Atelier de création radiophonique se montre novateur, prêt à prendre des risques avec la matière sonore, que préfère Ollier.

Ollier fait tout particulièrement attention aux qualités des voix qu’il entend. Elles peuvent, pratiquement à elles seules, assurer la réussite ou l’échec de l’émission. Pour l’Atelier #274, « Deixa falar », il dit ceci :

TOUTES les voix données à entendre étaient plaisantes. C’est là un point important : une émission intéressante peut être gâchée par une ou deux voix rébarbatives (je songe à plusieurs voix de type « hystérique » entendues cette année lors d’émissions consacrées à tel ou tel problème, et aussi à ces voix professorales qui débitent tout un discours d’une seule haleine en bafouillant ou grommelant, ce qui, pour moi, « casse » irrémédiablement un programme, si attachant qu’il ait été jusqu’alors).

Dans l’Atelier #250, le ton du récitant du texte d’Arnaldo Calveyra lui est insupportable : terne, monotone, avec quelque chose de compassé, de vieillot, dit-il. Mais dans d’autres cas, il fait l’éloge des voix entendues. Son appréciation favorable de l’émission sur Denis Roche est largement due à la voix de celui-ci « et ses exceptionnelles qualités radiophoniques, par opposition à celles d’autres excellents auteurs, mais plutôt assoupies ». Voix plaisantes ou tranchantes, Ollier aime toute voix qui ne relève pas de la monotonie.

La musique est un autre élément décisif dans le plaisir ou l’agacement qu’une émission lui procure. Il s’explique le mieux dans ses notes sur l’Atelier #249, « Our Musique, urmusik, our music ! », une émission dont il est un des producteurs :

Une constatation s’impose à l’audition : quels que soient les vertus ou les vices qui la marquent, son intérêt tient quasi uniquement à celui qu’on porte à la musique donnée à entendre. C’est elle là qui est la création, non le texte du livre, non le montage fait avec les entretiens et les documents. Si l’on est axé sur ce genre d’invention musicale contemporaine et qu’on le trouve effectivement inventif, voire passionnant, l’émission tout entière est reçue comme une réussite […] Si à l’inverse, ce genre de recherche et d’invention collective, assez proche par instants du free-jazz dans son esprit et sa lettre, laisse indifférent, alors tout s’écroule.

Les montages et fonds musicaux peuvent gâcher son plaisir, comme dans l’Atelier #266 où quelques mesures d’Archie Shepp collés comme fond d’ambiance sur le poème HOWL d’Allen Ginsberg lui laisse perplexe, ou bien ils peuvent représenter le seul beau moment de la soirée comme le chant turc dans l’Atelier #264. Le plaisir de l’écoute compte autant pour lui que le sujet traité.

4. Les trois types d’émission : le bon, le typique et le mauvais

 Ollier a tendance à écrire une bonne critique quand l’émission contient des traits qu’il considère typiques de l’ACR : « de la bonne fabrication, du bel objet sonore, du mixage créatif habile, du dosage équilibré ». Si ces critères sont satisfaits, alors il l’est aussi. Mais quand l’émission ne respecte pas ces attentes, il se montre soit particulièrement enthousiaste, soit extrêmement déçu. L’analyse rapide de trois émissions successives du mois de mai 1976 nous donnera un exemple de chaque cas de figure.

Ollier juge l’Atelier #271, intitulé « Masques et dé-masques, Carnaval à Limoux », comme une des trois émissions les plus réussies de la saison [7]. Il apprécie l’espace radiophonique qui s’édifie grâce à l’alternance de musiques et textes et la variété des éléments qui contribuent à la création d’une description située qui dépasse de loin le pittoresque ou le folklorique. Il applaudit également l’absence de pédantisme. Sa dernière phrase résume bien son appréciation très favorable : « Travail remarquable, donc, réalisation très intelligente, à la fois robuste et aérée, légère, dansante, apprenant beaucoup sans lourdeur ni passage à vide, et communiquant heureusement à l’auditeur la réjouissante euphorie des participants. » Comme pour d’autres émissions, c’est la présence de certains éléments comme la variation et la communication réussie du sujet et des émotions à l’auditeur, et l’absence d’autres éléments comme l’élitisme qui résultent en une excellente critique.

L’émission suivante, une rediffusion d’un Atelier sur Steve Reich, répond exactement à son attente :

[…] réalisée simplement, efficacement, sans coquetteries de la technique, elle initie de façon claire, accessible à tous, aux recherches déjà « classiques » en la matière d’un musicien dont la démarche d’approche des phénomènes musicaux est tout à fait intéressante, et, de plus, les résultats obtenus – sinon les « œuvres » – assez curieux, assez surprenants parfois, pour inciter l’auditoire à en connaître davantage sur tous ceux qui travaillent dans la même direction. Là, l’auditeur de bonne volonté apprend quelque chose, surtout celui qui est « contre » a priori.

Sans en être bluffé, Ollier est content de l’émission. Elle contient tous les éléments clés : la clarté, l’accessibilité, et la curiosité éveillée de l’auditeur moyen.

Après ces deux critiques favorables, on constate un contraste frappant avec ses notes sur l’Atelier #273, « Jean Rouch, Palabres ». Il l’attaque dès ses premières phrases :

Cet « essai » sur Rouche inaugure-t-il un nouveau genre d’émission ? C’est la première fois, à ma connaissance, qu’on en met une sur pied pour dévaloriser celui qui en est l’objet. Non pas pour critiquer, pour peser le pour et le contre honnêtement et sérieusement, mais bien dévaloriser, et ce de façon confuse, lacunaire, boiteuse, inintéressante.

Ensuite il s’exprime à titre personnel en donnant les deux raisons pour lesquelles il attendait avec plaisir l’émission : Rouch est un grand inventeur du cinéma, et Rouch est un excellent conteur. Pourtant on entend très peu Rouch s’exprimer dans l’émission. Ollier se demande alors pourquoi on a créé cette émission. Si c’était pour contester l’ensemble du travail de Rouch depuis 25 ans, dit-il, il aurait fallu le faire sérieusement, en entrant dans le vif du sujet. Il conclut ses notes avec des pensées pour ce fameux auditeur moyen :

D’abord déconcerté, bientôt révolté de ce « démolissage », je pensais à l’auditeur non prévenu, ignorant de quoi il était question, qui tournait peut-être en ce moment le bouton de son poste pour entendre semblable « exécution » du coupable. Il ne se dérangera sûrement pas pour aller voir un film de Rouch, à l’occasion !

Cette note d’écoute est particulièrement intéressante car Ollier y adopte trois points de vue différents. Par moments il est l’auditeur initié qui comprend bien l’esthétique de l’ACR et de ce fait est choqué qu’elle ne soit pas respectée ici, mais ailleurs il se présente comme un grand admirateur de Jean Rouch qui espérait prendre du plaisir à l’entendre s’exprimer sur son cinéma. Enfin, il se positionne en tant que l’auditeur « non prévenu » ou moyen qui ferait sans doute un trait sur Rouch après avoir écouté un tel programme.

Ces trois émissions ne représentent qu’un échantillon de la saison 1975-76 de l’ACR, mais les notes d’écoute à leur sujet contiennent les critiques les plus récurrentes faites par Claude Ollier. Satisfait quand l’émission respecte ce qu’il attend du programme, déçu quand elle ne respecte pas son traitement habituel du sujet, il écrit à la fois au nom de l’auditeur moyen et en son propre nom en tant qu’auditeur initié.

5. Ollier, l’écrivain et le traitement du texte

Il nous reste néanmoins à explorer un dernier point de vue souvent épousé par Ollier. Car malgré sa bonne expérience de la radio et sa place parmi les initiés de l’ACR, même s’il essaie de se mettre dans la peau de l’auditeur moyen, Claude Ollier est, avant tout, un écrivain. En tant que tel, il montre un intérêt tout particulier pour le traitement des écrivains et des textes littéraires, y compris les siens. Selon ses propres calculs, neuf émissions de la saison traitent de littérature [8]. Dans ses notes, il se montre sensible aux obstacles que la radio peut poser pour le traitement d’un texte littéraire. Parfois il s’agit d’un échec technique, comme dans l’émission sur Ezra Pound, ou d’un mauvais choix d’interprète vocal, comme c’était le cas pour le texte d’Arnaldo Calveyra. Mais d’autres fois, les résultats sont époustouflants. Ses commentaires sur Anna Livia’s Awake de Jean-Yves Bosseur, une création radiophonique inspirée d’un fragment de Finnegan’s Wake de James Joyce qui fait partie des sélections pour le Prix Italia que compose l’Atelier #241, est un bon exemple des résonances qu’il ne trouve que rarement entre le sonore et le scriptural :

C’est une sorte de roman des phonèmes, d’abord, et des syllabes, des morphèmes, nourri de micro-intrigues à dénouements étonnamment décalés : débouchant soudain dans l’ordre sémantique, par surprise. Et inversement ; le sens s’effritant et explosant, irrécupérable dans la nébuleuse sifflée, fricative, ou sourde, selon un lexique oublié. Typographie auditive à cheval sur l’acoustique, la phonologie, la phonétique, l’acte musical à l’état naissant, et aussi l’acte scriptural, bizarrement. Et c’est là un autre intérêt de cette composition, que d’avoir réussi à matérialiser, par le truchement de l’oreille, les phénomènes constitutifs de l’acte d’écriture: surgissement du trait, du point, du tiret, du segment de phrase soudain « dicté », de la rature, de l’espacement et de sa fonction décisive dans l’économie du texte.

Un « roman à phonèmes », une « typographie auditive », la matérialisation sonore de l’acte d’écrire, ce programme, démontré par les choix lexicaux d’Ollier, représente le mariage parfait entre un texte et son traitement radiophonique.

L’autre exemple d’une grande réussite du même type est l’Atelier #261, India Song de Marguerite Duras réalisé par Georges Peyrou. Ollier, qui connaît déjà le film, trouve que la radio s’avère un meilleur médium que le cinéma pour « un travail basé essentiellement sur la répartition des mots dans l’espace sonore ». Et il l’estime « une des choses les plus remarquables que j’aie entendues dans ce domaine ». Étant lui-même écrivain de radio, il montre un intérêt tout particulier pour des textes qui s’apprêtent bien au traitement radiophonique.

C’est aussi dans ses critiques des émissions littéraires que Claude Ollier nous révèle le plus clairement son propre talent littéraire. On l’a vu dans sa manière de décrire Anna Livia’s Awake. Mais c’est sans doute dans ses notes sur une autre émission consacrée à Duras, l’Atelier #260 intitulé « Marcher, danser, passer, parler, partir », que la valeur littéraire de son texte est la plus remarquable. Sa longue description de l’émission en termes religieux mérite d’être citée dans son intégralité :

On nous installe dans le chœur, d’emblée. On nous a fait l’honneur d’assister à l’office. On nous rappellera gentiment, de temps en temps, la faveur à nous faite. On marche à pas feutrés sous la voûte. Une surveillance discrète prévient tout éclat intempestif. Personne n’a envie de faire un éclat, on écoute attentivement le bref sermon de l’Ancien venu apporter la caution du Saint-Siège. Un agréable dispositif Son et Lumière dispense un bruit de vagues. Entre la Prêtresse, qui d’une voix simple, volontiers douce, qu’ascendant et prestige ont rôdée, circonscrit avec maîtrise le lieu du débat, le « périmètre où se coulent les histoires du Vice-Consul, de Lol V. Stein, de La Femme du Gange, d’India Song », tous êtres mythologiques dont l’Olympe semble bien connu des spectateurs, puisqu’aucune présentation n’en est faite, aucune explication génétique ou historique esquissée. Le seul commentaire autorisé est celui d’un Officiant au verbe lent, recherché, quelque peu exotique, dont le rôle est d’établir à chaque stade du rituel son point de raccordement avec les activités essentielles du monde profane actif à la périphérie du Temple, mais dont ne nous parvient heureusement aucune rumeur. Deux Vestales dialoguent en termes extatiques, par petites phrases étonnamment rythmées, par filets de voix étrangement émis et diffusés dans le silence propice. On est sous le charme, la subjugation captive et inhibe au point que tout fait de scandale paraît a priori exactement rejeté dans l’impossible, l’inaccessible, l’impensable au-delà hors du sacré périmètre. Ouvrir grand les portes, faire sonner les cloches, se moucher même relève de l’improbable absolu. Seul geste autorisé : faire craquer une allumette, la fumée s’élevant entre les colonnes comme douillet symbole d’accord : le texte passe entre les volutes avec la matérialité fascinante du signifiant à l’état pur. Bouches bées. Il va de soi qu’aucune identification n’est possible, aucune histoire, il n’était pas inutile de le rappeler cependant, pour les retardataires, les non-initiés, les marxistes repentis. Une longue récitation incantatoire est suivie d’une belle évocation d’un office antérieur, célébré dans un autre lieu. Intéressante recherche vocale avec le Grand Prêtre. Quête patiente, drôlatique, familière, imposant un respect accru. La grâce a touché l’auditeur depuis longtemps.

À la fin de sa critique, Ollier caractérise ce rituel durassien d’« étrange cérémonie » mais aussi de rare exemple de « communion textuelle ». Cette note d’écoute atypique est la preuve qu’une création radiophonique peut inspirer une création littéraire.

Conclusion

Que faut-il retenir des notes d’écoute de Claude Ollier ? D’une certaine manière, la réponse se trouve dans sa note pour l’édition de la rentrée. L’ACR a rompu avec ce qu’on faisait traditionnellement à la radio, mais il est devenu lui-même un système clos avec une écriture très codée. Pour Ollier il est temps que l’ACR s’interroge sur l’auditoire actuel aussi bien qu’envisagé, et qu’il renouvelle son esthétique : « On rêve alors d’une réalisation tout autre : dérangeante, agressive. Ce que demande la radio sans doute, aujourd’hui : de nouvelles formes créatrices d’émotion. » Mais ses notes d’écoute ne sont pas l’unique source de conclusions sur cette saison de l’ACR ; il y a aussi la correspondance entre Ollier et Alain Trutat. Le 28 juillet 1976, Trutat lui écrit pour lui demander ses classements et recommandations. Il reçoit une réponse quinze jours plus tard dans laquelle, en plus des catégories [9], Ollier offre des idées de types de programme à monter. Il déplore l’absence de thèmes scientifiques et d’émissions sur des grandes questions touchant à l’information à travers la Radio, la Télévision, la Presse. Il s’étonne aussi qu’il y ait si peu de fictions narratives. Et s’il ne parle pas à Trutat du besoin d’innovation comme il le fait dans ses notes, il y reprend un autre souhait pour l’avenir de l’ACR : un dialogue avec l’auditeur. Il dit qu’il faut « faire quelque chose pour tenter de mêler l’auditoire au débat ». Les notes d’écoute de Claude Ollier représentent une tentative pour franchir ce gouffre entre la radio et son auditoire. Elles sont une source très riche, à la fois pour une meilleure compréhension de l’Atelier de création radiophonique au milieu des années 1970 et pour des intérêts artistiques et priorités radiophoniques de Claude Ollier.

Bibliographie

Calle-Gruber, Mireille. « Claude Ollier. Quand le texte dresse l’oreille », dans Aventures radiophoniques du Nouveau Roman, Pierre-Marie Héron, Françoise Joly, Annie Pibarot (dir.), Rennes, PUR, coll. « Interférences », 2017, p. 33-45.

Collomb, Michel. « “Matières à silence” : Claude Ollier au Süddeutscher Rundfunk de Stuttgart », dans Les écrivains et la radio. Actes du colloque international de Montpellier (23-25 mai 2002), Pierre-Marie Héron (dir.), Centre d’Étude du XXe siècle, Université Montpellier III/INA, 2003, p. 305-323.

Ollier, Claude. Notes d’écoute de la saison 1975-1976 de l’Atelier de création radiophonique, Fonds Claude Ollier, Département des manuscrits, Bibliothèque nationale de France, NAF 28509 (59-3).

—. Notes d’écoute de la saison 1976-77 de L’Autre Scène, Fonds Claude Ollier, Département des manuscrits, Bibliothèque nationale de France, NAF 28509 (59-3).

—. Cité de mémoire, entretiens avec Alexis Pelletier, Paris, P.O.L., 1996.

—. Hors-Champ (1990-2000), Paris, P.O.L., 2009.

Pibarot, Annie. « L’écriture radiophonique de Claude Ollier ou l’impossible coïncidence », dans Les écrivains et la radio, op. cit., p. 163-176.

Rosset, Christian, « Claude Ollier et la création radiophonique », dans Aventures radiophoniques du Nouveau Roman, op. cit., p. 103-112.

Document 1 : La saison 1975-1976 de l’Atelier de création radiophonique

Numéro           Date de diffusion                   Titre

# 240               5 octobre 1975                       Contre-bandes

# 241               12 octobre 1975                     Italia

# 242               19 octobre 1975                     Ezra Pound liquide

# 243               26 octobre 1975                     Mille et trois différences

# 244               2 novembre 1975                   Décharge publique (Denis Roche)

# 245               9 novembre 1975                   Mohamed Philonardus El Mouhajir (rediffusion)

# 246               16 novembre 1975                 Tombeau de Ludovic

# 247               23 novembre 1975                Grandola (rediffusion)

# 248               30 novembre 1975                Réseau Ollier Navettes (rediffusion)

# 249               7 décembre 1975                   Our Musique, urmusik, our music!

# 250               14 décembre 1975                 Iguana iguana

# 251               21 décembre 1975                  My Name Was Albert Ayler (rediffusion)

# 252               28 décembre 1975                 Lettres ouvertes

# 253               4 janvier 1976                        Rouge

# 254               11 janvier 1976                      Pense Bêtes (rediffusion)

# 255               18 janvier 1976                      Le Voyage du vieux San Chin

# 256               25 janvier 1976                      Anti-légende du siècle

# 257               1er février 1976                      Mac à dames

# 258               8 février 1976                         Peinture/écriture

# 259               15 février 1976                       Tout est rose

# 260               22 février 1976                      Marcher, danser, passer, parler, partir: Marguerite Duras (rediffusion)

# 261               29 février 1976                       India Song (rediffusion)

# 262               7 mars 1976                            Quelques hommages à la voix de ma mère

# 263               14 mars 1976                          Chryssothemis (rediffusion)

# 264               21 mars 1976                          A.A.D.D (Diwan et Delta de André Almuro)

# 265               28 mars 1976                         À portée de texte

# 266               4 avril 1976                            Allen’s Apocalypse ou la chute de l’Amérique

# 267               11 avril 1976                          La Maison de verre (rediffusion)

# 268               18 avril 1976                          Audureau, Jean Théâtre

# 269               25 avril 1976                          Gloussoglossoglose, opérette philosophique

# 270               2 mai 1976                             Do you hear me better now? Herbert Marcuse

# 271               9 mai 1976                             Masques et dé-masques, Carnaval à Limoux

# 272               16 mai 1976                           Un processus graduel : Steve Reich (rediffusion)

# 273               23 mai 1976                           Jean Rouch, Palabres

# 274               30 mai 1976                           Deixa falar

# 275               6 juin 1976                             La bande témoin

# 276               13 juin 1976                           Mâle sans savoir qu’en faire (rediffusion)

# 277               20 juin 1976                           Opéra opéré (rediffusion)

# 278               27 juin 1976                           Page arrachée à un alphabet poétique et rural

Document 2 : Classifications envoyées à Alain Trutat le 11 août 1976

Essai de classement par genres

  1. Essais sur un problème d’actualité (10)

                        Radio              1

                        Sexe                3

                        Racisme          1

                        Politique          4

                        Délinquance    1

  1. Essais de (ou sur la) création « artistique » (20)

                        Musique          7

                        Littérature       9

                        Théâtre            1

                        Cinéma            1

                        Peinture           1

                        Philosophie     1

  1. « Dramatiques » (4)

(2 créations – 2 reprises)

  1. Essais sur une topographie (6)

(Couvent—Règne animal—Carnaval—Réseau postal—Jardin—Une société et sa musique)

Essai de classement par pays concernés

Portugal                      1          Politique

Grèce                          1          Littérature/Politique

Allemagne                  1          Philosophie

Brésil                          1          Société musicale

U.S.A.                        7          Radio-Sociologie-Poésie-Politique-Jazz

Yougoslavie (⅕)        1          Radio/Politique

Angleterre (⅕)          1          Radio/Politique

Belgique (⅕)              1          Radio/Politique

France                         28        Tous sujets précédents

(⅕ = ⅕ de programme)

Notes

[1] Toutes les citations des notes d’écoute font partie du Fonds Claude Ollier, Département des manuscrits, Bibliothèque nationale de France, NAF 28509 (59-3). Tous nos remerciements à Ariane Ollier, qui nous a permis de citer largement dans cet article les notes d’écoute de son père.

[2] Voir la liste chronologique des émissions, Doc. 1.

[3] Pour des études plus approfondies sur les pièces radiophoniques de Claude Ollier, voir les articles d’Annie Pibarot et Michel Collomb réunis dans Les écrivains et la radio, Pierre-Marie Héron (dir.), Montpellier, Presses de Montpellier III/INA, 2003, p. 163-176 et 305-323, et ceux de Mireille Calle-Gruber et Christian Rosset dans Aventures radiophoniques du Nouveau Roman, Rennes, Pierre-Marie Héron, Françoise Joly, Annie Pibarot (dir.), Rennes, PUR, coll. « Interférences », 2017.

[4] Claude Ollier, Cité de mémoire, entretiens avec Alexis Pelletier, Paris, P.O.L., 1996, p. 194-95.

[5] Les notes d’écoute pour la saison 1976-77 de L’Autre Scène se trouvent dans le même dossier du fonds Claude Ollier, cote NAF 28509 (59-3).

[6] Ollier répète cette citation dans Hors-Champ (1990-2000), Paris, P.O.L., 2009, l’attribuant cette fois-ci à Maurice Blanchot. Nous n’avons pas réussi à trouver la référence exacte.

[7] Les deux autres sont « Lettres ouvertes » et « Rouge ». Voir Doc. 1.

[8] Voir les classements par catégorie, Doc. 2.

[9] Voir Doc. 2.

Auteur

Carrie Landfried est Associate Professor of French and Francophone Studies à Franklin & Marshall College en Pennsylvanie, USA. Spécialiste du Nouveau Roman et surtout Nathalie Sarraute, elle a écrit sur son œuvre radiophonique et co-édité ses Lettres d’Amérique (2017, Gallimard), en collaboration avec Olivier Wagner du Département des Manuscrits de la BnF. Actuellement elle prépare, toujours avec Olivier Wagner, un volume de correspondance entre plusieurs auteurs du Nouveau Roman qui paraîtra chez Gallimard en 2020. Elle travaille également sur la traduction en anglais de deux textes de Sarraute, Lettres d’Amérique et Ouvrez.

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Les cocotiers sont arrivés, ou la grille Perec

Le thème de ce numéro donne l’occasion d’affirmer qu’il y a parfois comme un complexe d’infériorité de la radio de création à l’égard de la littérature. On peut avoir le sentiment que la révérence est trop forte face au texte. Comme si la radio ne se pensait pas totalement légitime comme espace de création et matière à création, en tant que telle. Comme s’il fallait toujours avoir la littérature, le livre, dans le coin de l’œil. Pourtant, on se rend compte qu’il y a des auteurs littéraires pleinement légitimes dans la forme du livre qui ont considéré la radio comme un endroit de création complet. Avec un temps d’avance, parfois. Et Georges Perec en fait partie [1].

1. Tentative de description de choses vues au carrefour Mabillon

Pour parler Perec et Radio, il faudrait commencer par l’écoute de sa pièce radiophonique la plus célèbre, celle qui résonne encore le plus : Tentative de description de choses vues au carrefour Mabillon le 19 mai 1978, diffusée dans l’Atelier de création radiophonique de France Culture le 25 février 1979.

1979_Perec_Tentative_pg intérieure

Doc. 1 ‒ Prière d’écouter de Tentative de description de choses vues au carrefour Mabillon le 19 mai 1978. Page intérieure. « Collection du Musée de Radio France ».

Cette litanie descriptive devient à un moment quasiment hypnotique. Michel Créïs, qui effectuait la prise de son, était aux côtés de Georges Perec. Celui-ci était installé dans une petite camionnette, avec vue sur le carrefour Mabillon. On entend la voix de Perec. Il nous dit ce qu’il voit de la manière la plus banale qui soit ‒ c’est son projet ‒, mais aussi de manière forcément subjective. Ponctuellement, le comédien Claude Piéplu, enregistré en studio à un autre moment, arrive pour donner des éléments objectifs, le nombre de camionnettes, de parapluies, de voitures… Une autre forme de litanie. Cette pièce est d’une radicalité absolue : 2 heures 20 d’un exercice « infra-ordinaire », pour reprendre le terme utilisé par Perec. C’est de la poésie performée aussi, d’une certaine manière. Il y a une forme d’ironie à le voir comme cela, puisque Jacques Roubaud, qui a été un grand ami de Perec, ne cache pas son regard amusé sur ce type de « poésie debout », qui est un genre depuis Bernard Heidsieck [2]. On est ici à la lisière de ce genre.

La postérité de la pièce est également fascinante. Elle est très vraisemblablement liée à celle de Perec en général, qui l’est tout autant. On a l’impression qu’à chaque commémoration, et même entre chacune d’entre elles, on le redécouvre, on l’étudie et on le réétudie, comme s’il avait laissé des codes encore enfouis dans ses livres. La postérité de la pièce existe aussi pour ce qu’elle est, à savoir une pièce radicale. Qui est rediffusée, étudiée, éditée, réécoutable en ligne très « officiellement » sur le site de France Culture… Et qu’on célèbre aussi : pour les 40 ans de la pièce, ou plutôt de sa captation du 19 mai 1978, le comédien et homme de radio Jack Souvant a organisé une gigantesque « tentative de description de choses vues… » par tous ceux et celles qui le voulaient, durant 24 heures au Carrefour Mabillon, à Paris.

Tentative de description de choses vues… s’inscrit à l’époque dans un projet à long terme d’épuisement des lieux. Ce projet, Perec, le démarre en 1969 : il veut décrire 12 lieux parisiens, liés à certains moments de sa vie. Et y aller à tour de rôle une fois par mois pendant 12 ans, dans une démarche systématique caractéristique d’une partie de son œuvre. Cela a donné lieu à des textes publiés dans des revues, à un film (Les lieux d’une fugue), à un livre (Tentative d’épuisement d’un lieu parisien) et, donc, à cette émission de radio. Le carrefour Mabillon, Perec y pensait depuis un moment. Il en parle dans un plan de travail de 1976. Et dans l’iconographie de l’album Perec paru en bonus des volumes de la Pléiade en 2017, on aperçoit une enveloppe marquée : « Mabillon 1971 [3] ». J’avoue ne pas savoir le lien personnel de Perec avec ce carrefour.

Perec utilise l’ACR comme un lieu littéraire. Il l’inscrit dans son projet « multimédia » avant l’heure, mais littéraire avant toute chose. Il défend, en acte, une littérature hors du livre. Cela s’articule de manière très contemporaine. Pour Perec, cette attitude était déjà naturelle il y a quarante ans. C’est peut-être une des raisons de la postérité de cette pièce, au-delà de celle de l’auteur. Et cela contribue aussi à la modernité de l’ACR : la radio comme lieu littéraire hors le papier.

2. Jamais deux fois la même chose

 Au moment de l’enregistrement de cette pièce au carrefour Mabillon, Perec et l’ACR ont déjà des liens étroits. Ainsi, le 5 mars 1972, l’Atelier a consacré toute une émission (2 heures 50) à l’auteur, qui est alors âgé de 36 ans et a remporté le Prix Renaudot trois ans auparavant pour Les Choses. Cette émission s’intitulait « AudioPerec ». On y diffuse notamment une mise en onde de sa pièce L’Augmentation, l’extrait d’un Hörspiel qu’il a écrit pour la radio allemande, Tagstimmen. Et une collaboration avec le Groupe d’étude et réalisation musicales (GERM), Souvenir d’un voyage à Thouars. Et dans cette petite matrice-là, on a le schéma de ce qui sera son rapport à la radio comme à la littérature, revendiqué absolument : varier les formes. Jamais deux fois la même chose. Jamais deux fois le même livre. Et, quand on regarde le menu de cet ACR 1972, jamais deux fois le même type de pièce radiophonique. Il y a une grande cohérence entre son travail d’écriture à destination du livre, encore en grande partie en germe en 1972, et son existence de radio. Deux supports de création qui n’en font manifestement qu’une.

3. Le Hörspiel comme solution littéraire

 Cependant l’histoire de Perec avec la radio ne commence pas avec l’ACR, mais bien avec la radio allemande. Et en 1968, avec sa pièce Die Maschine, La Machine. C’est un Hörspiel : un genre radiophonique typiquement allemand, ce « jeu pour l’écoute » ‒ pour traduire littéralement ‒ qui n’est ni une fiction, ni une pièce musicale, mais bien un genre non transposable sur un autre support que la radio. Die Maschine est l’histoire d’un ordinateur qui joue avec un poème de Goethe et en épuise toutes les possibilités. Il y a des questions de protocoles, de mises en chiffres, d’objectivisation du texte. C’est la confrontation de la poésie et de la machine [4].

Die Maschine date de 1968. Or, 1968 est l’année communément retenue pour marquer la nouvelle vague du Hörspiel allemand [5]. La radio allemande avait déjà fait appel à des auteurs français à partir des années cinquante, notamment des auteurs du Nouveau roman, pour qu’ils produisent des Hörspiele [6]. Georges Perec se trouve dans cette continuité, mais à un moment où cette forme prend encore plus d’ampleur. Perec et son traducteur Eugen Helmlé participent à ce renouveau. 1968, ce moment-là, dans l’histoire de Perec, est crucial. L’année précédente, en 1967, il a été coopté à l’Ouvroir de littérature potentielle, dont il sera un acteur majeur. Et 1969, c’est la publication de La Disparition, ce lipogramme en « e » central dans l’œuvre de Perec, mêlant pleinement geste littéraire et résonance intime. Voilà ce que disait Perec à propos du Hörspiel, sur sa pratique et comment celle-ci l’a accompagné et même aidé dans sa pratique de l’écriture en général :

L’art du Hörspiel est pratiquement inconnu en France. Je le découvris au moment où s’imposa pour moi le besoin de nouvelles techniques et de nouveaux cadres d’écriture. Très vite je m’aperçus qu’une partie de mes préoccupations formelles, de mes interrogations sur la valeur, le pouvoir, les fonctions de l’écriture pouvaient y trouver des réponses, des solutions que je ne parvenais pas encore à trouver dans le cadre de mes recherches purement romanesques.

L’espace privilégié du Hörspiel – l’échange des voix, le temps mesuré, le déroulement logique d’une situation élémentaire, la réalité de cette relation fragile et vitale que le langage peut entretenir avec la parole – sont ainsi devenus pour moi des axes primordiaux de mon travail d’écrivain [7].

Quelque chose d’essentiel pour Perec se passe dans cette courte période. Il semble que la radio, et l’écriture radiophonique, le libèrent de quelque chose. Ou lui ouvrent des perspectives qui délient sa plume. Jusqu’en 1975, Perec produira quatre autres Hörspiele, soit pour la Saarländischer Rundfunk, la radio sarroise, soit pour la WDR (Westdeutscher Rundfunk).

Dans une interview réalisée par Bernard Noël pour Poésie ininterrompue sur France Culture le 20 février 1977, on entend Perec répondre à la question de la contrainte. Et il nous dit comment la contrainte lui permet de se structurer face au vide, au vertige, à l’impossibilité de l’écriture sans elle. Il y a un parallèle et une concomitance entre ce rapport libératoire à la contrainte et la découverte de l’outil de la radio comme solution aux problèmes d’écriture. Le rien, le vide, le vertige sont aussi présents dans la radio, comme « média sans corps » qui passe outre et existe malgré tout.

4. Un papa papou

 Il y a un autre espace radiophonique de création que Georges Perec a sinon nourri, en tout cas inspiré fortement. C’est ce que dit François Treussard, qui animait l’émission Des Papous dans la tête, sur France Culture, lieu littéraire et ludique. Perec est mort avant l’arrivée des Papous sur les ondes, mais il a contribué volontiers aux émissions qui les ont précédés. Ainsi, une des dernières interventions de Perec à la radio a eu lieu le 14 novembre 1981, quelques petits mois avant sa mort le 2 mars 1982. Il alors est l’invité de Mi-Fugue mi-raisin, devant le micro de son collègue de l’Oulipo Jacques Bens, pour une série intitulée « Cinquante choses qu’il ne faut tout de même pas oublier de faire avant de mourir… ». Perec en donnera 37.

D’après Françoise Treussard, qui travaillait avec Bertrand Jérôme sur les émissions Mi-Fugue mi-raisin, Allegro ma non troppo, ou Le Cri du Homard, Perec a été déterminant dans la mise en place des Papous dans la tête quelques mois après sa mort, dans les principes fondateurs de cette émission légendaire de France Culture : l’idée d’une écriture orale, sous contraintes, émanant des auteurs eux-mêmes, c’est une postérité de Georges Perec dans la radio.

 5. La grille Perec : ses libertés et ses structures

 Dans l’Album Pléiade qu’il lui consacre, Claude Burgelin montre un Perec géographe, dont le projet au plus long cours fut celui des lieux (où s’inscrivait donc Tentative de description de choses vues…). Perec en topographe collectionneur des lieux traversés, intimes, et soulignant qu’on ne les traverse jamais dans le même état, de la même manière. La mémoire des lieux, les traces…

Ce qui frappe chez Georges Perec, c’est une fascination pour la permanence des lieux. Avec, en regard et dans une symétrie paradoxale, la fragilité et le caractère éphémère de ceux et celles qui les traversent. Et c’est très lié à son histoire personnelle, à ses parents disparus ‒ c’est ainsi qu’on peut le lire un peu rapidement ‒. Ce mélange-là caractérise sa recherche littéraire. Un mélange entre le solide, le structurant, d’une part, et le faible, le contingent, le mou, d’autre part. Les deux étant combinés. Et on en tire cette question : comment se donner une existence pleine et souple au cœur de structures solides et qui durent ? Or, Perec a traversé les différents genres de la radio, ses différents espaces, et jamais deux fois de la même manière, comme il n’a jamais écrit deux fois le même type de livre. Nous avons la faiblesse de penser que ces deux dimensions sont liées.

*

Dans La Vie mode d’emploi, le lecteur parcourt tout l’immeuble de la rue Simon-Crubellier et passe d’une pièce à l’autre de l’immeuble sans jamais traverser deux fois la même pièce. Et quand on voit le plan que Perec avait fait de la vue en coupe de l’immeuble, dans ses documents préparatoires, quelque chose saute aux yeux : cela ressemble beaucoup à une grille de programmes. Le schéma est le même. Les murs sont les structures solides, les pièces sont les espaces libres. Mais imaginons ce qu’aurait donné une grille de programmes sous contraintes dessinée par Perec (par ailleurs aussi concepteur de mots croisés) : émissions souples et pleines, dans une structure radiophonique réfléchie. Georges Perec n’était pas un auteur de radio, mais un auteur dans la radio, lui qui en avait pratiqué quasiment toute la palette.

Notes

[1] « Les Cocotiers sont arrivés » reprend son titre à un texte écrit en collaboration avec David Christoffel pour le Cahier Perec des Éditions de l’Herne : « “Les cocotiers sont arrivés” – Radio Perec », Cahier Perec, Claude Burgelin, Maryline Heck, Christelle Reggiani (dir.), 2016, p. 142-153. Cet article synthétisait certains éléments de recherches préexistantes, notamment celles de Hans Hartje (« Georges Perec et le “neues Hörspiel” allemand », dans Écritures radiophoniques, Isabelle Chol et Christian Moncelet (dir.), Clermont-Ferrand, Université de Clermont-Ferrand, 1997, en ligne ici ; « Les pièces radiophoniques de Georges Perec », dans À travers les modes, Robert Kahn (dir.), Rouen, Presses universitaires de Rouen, 2004).

[2]    Jacques Roubaud « Obstination de la poésie », Le Monde diplomatique, janvier 2010 (en ligne ici).

[3] Album Georges Perec, par Claude Burgelin, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2017, p.103.

[4] Werner Klippert, le réalisateur allemand de Die Maschine, rapproche Perec des recherches modernistes de Max Bense et de son École de Stuttgart. Sur Bense, on lira avec profit l’article de Françoise Joly et Beatrice Nickel, « L’“École de Stuttgart” et les nouveaux romanciers », dans Aventures radiophoniques du Nouveau Roman, Pierre-Marie Héron, Françoise Joly, Annie Pibarot (dir.), Rennes, PUR, coll. « Interférences », 2017, p. 219-230.

[5]    Hans Hartje, « Georges Perec et le “neues Hörspiel” allemand », art. cit.

[6] V. Pierre-Marie Héron, Françoise Joly, Annie Pibarot (dir.), Aventures radiophoniques du Nouveau Roman, op. cit.

[7]    Note manuscrite de Perec laissée chez son traducteur allemand et ami, citée par David Bellos, Georges Perec, une vie dans les mots, Paris, Seuil, 1994, p.  407.

Auteur

Thomas Baumgartner est journaliste et auteur. Il a été producteur à France Culture (de 2006 à 2016) et rédacteur en chef de Radio Nova (2016-2018). Il a publié L’Oreille en coin, une radio dans la radio (Nouveau Monde, 2007), Le Goût de la radio et autres sons (Mercure de France, 2013) et tout dernièrement des “Notes sur la radio”, sous le titre L’Hypothèse du baobab (Hippocampe éditions, 2019). Il est l’auteur par ailleurs, en 2015, d’un récit pour écrans, Corps chinois couteau suisse (éd. Emoticourt) et d’un court détournement littéraire, Longtemps, je me suis couché de bonne heure pour raisons de sécurité (éd. Le Monte-en-l’air). La même année, il a imaginé Sur les bancs, un dispositif sonore immersif dans les parcs parisiens, faisant appel à une dizaine d’auteurs contemporains. Il a signé l’année dernière sur Nova une série radiophonique sur la paresse, intitulée Un été à ne rien faire (méthode).

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« Fermer les portes des yeux » : Hélène Cixous et la radiophonie du rêve


Si les écrits radiophoniques d’Hélène Cixous apparaissent marginaux au sein de son œuvre, ils rendent compte néanmoins d’un rapport singulier entre le rêve comme source d’inspiration créatrice et la radio comme medium par excellence de l’activité onirique. En effet, le motif des yeux clos associé au rêve chez Cixous renvoie directement au phénomène acousmatique de la radio. En outre, à l’instar du rêve, l’écriture radiophonique constitue pour elle une plongée dans la mémoire, tant personnelle qu’historique, et une traversée du royaume des morts. Cet article verra comment s’articulent travail du rêve et écriture radiophonique chez l’écrivaine en examinant les deux créations radiophoniques qu’elle a produites, à plus de trente ans d’intervalle, pour l’Atelier de création radiophonique : Portrait de Dora (1973), qui est une réécriture du célèbre cas Dora de Freud, et Ceci est un exercice de rêve (2005).

If Hélène Cixous’s radiophonic writing is a minor part of her work, the two pieces she wrote for the Atelier de création radiophonique (1973 ; 2005) indicate nonetheless a singular relationship between dreaming as a source of creative inspiration and radio as the medium of oniric activity par excellence. Associated with dreaming, the motif of the eyes closed actually evoks the acousmatic phenomenon of the radio. Furthermore, like dreams, radiophonic writing for Cixous is a plunging into the personal and historical memory, and a journey through the kingdom of the dead. The present article examines Portrait de Dora, broadcasted in 1973, which is a rewriting of Freud’s Case study on Dora, and Ceci est un exercice de rêve, broacasted 30 years later, in 2005, in order to see how the dream-work and the radiophonic writing are articulated.


Texte intégral

« L’autre vie [1] ». C’est ainsi qu’Hélène Cixous nomme, en écho à la célèbre formule du poète Gérard de Nerval, le mystérieux monde des rêves, dont elle n’a jamais caché qu’il constitue l’une des sources actives de son écriture de fiction depuis ses commencements. Dans les rêves, c’est « l’autre monde [2] », écrit celle qui se dit « droguée au rêve [3] » et dont les textes sont « dictés de nuit [4] » : « on y est sans effort, en fermant les portes des yeux [5] » ; c’est là, dit-elle encore, où « reviennent vivants les morts bien-aimés ». Si l’on ferme les portes des yeux, c’est pour percer, comme le dit Nerval, les « portes d’ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible ». Derrière ces portes, affirme le poète, « le moi, sous une autre forme, continue l’œuvre de l’existence [6] ».

Les portes d’ivoire ou de corne, appelées également les Portes du Sommeil, sont une référence explicite au chant XIX de l’Odyssée : Pénélope, qui attend Ulysse depuis près de vingt ans, raconte, tout en s’interrogeant sur le sens de cette vision, qu’elle vient de faire un rêve pouvant signifier le retour de son mari. L’image des portes est reprise par Virgile dans son Éneide : après avoir décrit la descente d’Énée, conduit par la Sibylle de Cumes, aux enfers, Virgile rapporte par la bouche d’Anchise, le père du héros, que les rêves seront envoyés par les âmes des morts : ceux qui racontent la vérité sortiront par une porte de corne, tandis que les rêves trompeurs emprunteront une porte d’ivoire.

Le dispositif qui consiste à « fermer les portes des yeux » tout en empruntant, pour reprendre les mots de Cixous, « les couloirs magiques de la nuit [7] », apparaît paradoxal dans la mesure où c’est pour mieux voir du côté de l’invisible que l’écrivaine nous invite à renoncer à voir, renoncer à regarder : de l’autre côté en effet se loge, dit-elle, « le monde de la vision, de l’illumination [8] », qui fait écho à la « clarté nouvelle [qui] illumine » et aux « visions [9] » évoquées jadis par Nerval. En donnant accès à l’autre monde, le rêve selon Cixous permet ainsi de voir autrement, de pratiquer une autre forme du voir, de penser une autre forme de visible.

Ce dispositif se rapproche singulièrement de celui de la radio. Le fait de ne pas voir est en effet le propre de celle-ci ; elle crée ainsi, faut-il le rappeler, une situation acousmatique, c’est-à-dire une situation où « l’on entend le son sans voir la cause dont il provient [10] ». En tant qu’univers sonore sans visualité, la radio repose exclusivement sur les ressources de l’oralité et du son, c’est-à-dire sur les vibrations de celui-ci, les tessitures et les singularités des voix, la musique, le silence, etc. Ainsi, la radio amplifie les diverses sensations auditives, ou plutôt rend l’auditeur plus attentif à celles-ci.

La parenté entre le dispositif de la radio et l’expérience du rêve tel que le pense Hélène Cixous repose donc sur cette première étape : avoir les yeux clos, pour que s’accroissent d’autres sensibilités, pour que s’éveillent d’autres sens, d’autres manières de voir et de percevoir. Par ailleurs, l’allusion catachrétique aux portes dans ce contexte (« les portes des yeux ») rappelle le lien qu’établit Virgile entre le monde du sommeil et l’expérience du royaume des morts : rêver pour Hélène Cixous revient nécessairement à rencontrer les ombres. C’est ainsi une autre expérience de la mort qui se trouve éprouvée ; faisant du songe une allégorie à l’instar de Virgile qui allégorisait les créatures gardant l’entrée du royaume des morts (les Deuils, les Soucis, la triste Vieillesse, etc.), l’écrivaine révèle que « chez le Rêve, la mort devient ce qu’elle est : une séparation seulement presque interminable, interrompue par des retrouvailles brèves et extatiques, dans une rame de métro ou dans un train [11]. »

Je voudrais examiner ce rapport entre rêve et radio à partir de deux créations radiophoniques d’Hélène Cixous, écrites à plus de trente ans d’intervalle pour l’Atelier de création radiophonique, à savoir Portrait de Dora, diffusé en mai 1973, qui constitue une réécriture du célèbre cas Dora de Freud ; et Ceci est un exercice de rêve, diffusé en novembre 2005. Ces deux pièces apparaissent en effet emblématiques de ce lien singulier qui existe chez Hélène entre travail de rêve et écriture radiophonique.

1. Portrait de Dora[12] : une révolte féministe. Rêver, résister

 1.1. La réécriture d’un cas freudien par la fiction

La pièce radiophonique Portrait de Dora, réalisée par Jean-Jacques Vierne, a été diffusée en deux parties dans le cadre de l’Atelier de création radiophonique les 22 et 29 mai 1973. Il s’agit d’une réécriture du « cas Dora » de Freud, publié officiellement en 1905 sous le titre Fragment d’une analyse d’hystérie [13], et il est intéressant de noter que le cas devait avoir pour titre à l’origine « Rêve et Hystérie ». La cure a eu lieu à la fin de l’année 1899, au moment même où paraissait à Vienne L’Interprétation des rêves (Die Traumdeutung). Il s’agit du cas clinique le plus célèbre de Freud et qui demeure l’éclaircissement par excellence, dans le champ analytique, de la névrose hystérique.

Résumons-le en quelques lignes : en octobre 1900, une jeune femme âgée de 18 ans, Ida Bauer (à qui Freud a donné le pseudonyme de Dora), est conduite par son père chez Freud. Ayant trouvé une note de suicide sur son bureau, le père s’inquiétait de ce que sa fille allait tenter de se donner la mort. Selon le père, ce dont Dora souffrait et les raisons pour lesquelles il voulait la faire soigner par Freud sont liés à deux événements qui ont eu lieu durant son adolescence. Le premier incident s’est produit à l’âge de treize ans et demi et impliquait Monsieur K., le mari de l’amante de son père, qui s’était trouvé seul avec elle dans son magasin et avait essayé de l’embrasser, provoquant la répugnance de la jeune fille. Le deuxième incident a eu lieu lors d’une visite, à l’âge de quinze ans et demi, chez le couple K. La « scène du lac », comme l’a baptisée Freud, a eu lieu à la maison de campagne où monsieur K. a fait des avances à la jeune fille. Cette fois-ci Dora ne s’est pas tue ; au contraire elle a fait un scandale de l’événement en racontant ce qui s’était passé à sa mère et en quittant inopinément l’endroit. Tout le monde s’est arrangé pour accuser Dora d’avoir fantasmé cette scène de séduction et cette ingérence pédophile. Dans le chapitre « L’état de la maladie » qui est l’occasion pour Freud de rappeler le sens que peut prendre pour lui la « fable d’Œdipe [14] », Freud expose ses hypothèses selon lesquelles les symptômes de Dora (toux, aphonie, épisode dépressif) seraient liés à un conflit psychique tournant autour de l’amour pour son père, auprès de qui elle aurait été évincée par l’amante de ce dernier, Madame K. ; conflit qui lui ferait refuser simultanément les avances de Monsieur K. Au cours de la cure, Dora fait deux rêves importants, auxquels Freud consacre deux chapitres entiers (« Le premier rêve », « Le second rêve ») : le rêve de l’incendie et celui de la promenade dans une ville étrangère, qui joueront un rôle essentiel dans la conduite de l’analyse. Cherchant à établir l’étiologie de la névrose hystérique tout en vérifiant sa théorie du rêve et celle du complexe d’Œdipe, Freud produit paradoxalement un récit qui laisse peu d’espace à la parole de Dora : par exemple, les moments où elle raconte ses rêves sont pratiquement les seuls passages au discours direct. En outre, peu d’espace est donné à l’incertitude, à la suspension du jugement, au doute de manière plus générale. La fin de la cure, on le sait, survient lorsque Dora quitte Freud précipitamment, abandonnant l’analyse après trois mois – « comme une gouvernante donne son congé quinze jours à l’avance [15] », selon la formule de Freud lui-même – mais s’abandonnant aussi elle-même d’une certaine façon, puisque, de fait, elle interrompt le travail analytique commencé avec lui. Sans que Freud le dise explicitement, la cure aura été un échec pour lui.

Au début des années 1970, lorsqu’Hélène Cixous est invitée à écrire une pièce pour l’Atelier de création radiophonique, la société française connaît sa deuxième vague de lutte féministe dont le Mouvement de Libération des Femmes (MLF), s’inscrivant dans le sillage du Women’s Lib aux États-Unis, est l’un des principaux acteurs. Née en Algérie, l’écrivaine Hélène Cixous, qui a déjà fait paraître cinq ouvrages de fiction en 1973, dont l’un, Dedans (1969), lui a valu le Prix Médicis, participe au mouvement et cherche à traduire dans son œuvre ce désir d’émancipation et de liberté. Elle s’intéresse par ailleurs à la psychanalyse et à ses potentialités créatrices, mais elle ne peut pas ne pas voir en même temps la normativité de ce champ théorique et sa tendance, dès les moments fondateurs, à reconduire des schémas de pensée patriarcaux et androcentrés. Cixous, comme bon nombre de féministes avant elle, cherche notamment à interroger les prémisses freudiennes sur l’hystérie afin de dévoiler sa prétention à l’objectivité scientifique au nom de laquelle l’on excluait toute une génération de femmes du discours émancipateur de la modernité, autrement dit au nom de laquelle toute expression de révolte ou de protestation de la part d’une femme était pathologisée comme hystérique. C’est dans ce contexte qu’elle écrit la pièce radiophonique Portrait de Dora, dont certains passages figurent dans son roman polyphonique Portrait du soleil, qui paraît la même année, dont Dora est l’un des personnages [16]. En réouvrant le cas Dora dans le cadre d’une fiction radiophonique et d’un roman, Cixous cherche non seulement à remettre Dora au centre de la cure, mais aussi à redonner place aux voix intérieures qui l’ont traversée et aux désirs qui ont été étouffés pendant le travail analytique effectué avec Freud. Trois ans plus tard, en février 1976, la pièce sera montée par Simone Benmussa au Petit Théâtre d’Orsay (Compagnie Renaud-Barrault) puis publiée aux Éditions des femmes [17]. Portrait de Dora est l’une des pièces de théâtre les plus connues d’Hélène Cixous, mais peu de gens savent que le texte  a d’abord été une création radiophonique, c’est-à-dire une création destinée d’abord et avant tout à des voix. La pièce radiophonique de 1973 et la version mise en scène en 1976 sont assez proches ; néanmoins la version de 1976 est plus complexe dans la mesure où sont venues s’ajouter des séquences filmées par Marguerite Duras, incluant notamment la participation dansée de Carolyn Carlson, et où un principe de séparation du plateau en différents espaces a permis de représenter simultanément les différentes temporalités de l’histoire de Dora, ces temporalités étant indiquées dans les didascalies.

La pièce radiophonique s’ouvre avec la voix de Dora donnant, en guise de prologue, des « instructions pour faire le portrait de Dora ». Elle semble s’adresser à son analyste (« Vous m’appellerez Dora »), mais les pistes sont brouillées, l’interlocuteur pourrait tout aussi bien être Monsieur K. Elle annonce ensuite la présence de trois « joueurs » : se met donc en place un jeu comprenant « divers lieux, divers scènes », qui n’est pas sans rappeler le sordide « manège [18] » orchestré par les deux couples adultes. Après cette brève entrée en matière, on entend la voix de Freud prononcer la phrase suivante :

Ces événements s’annoncent, comme une ombre, dans les rêves, ils deviennent souvent si distincts qu’on croit les saisir d’une façon palpable, mais, malgré cela, ils échappent à un éclaircissement définitif, et si l’on procède sans habileté ni prudence particulière, on ne peut arriver à décider si une pareille scène a réellement eu lieu [19].

Or il s’agit ici des vrais mots de Freud : en effet, la phrase vient d’une note prélevée dans un autre texte célèbre de lui, tiré de Cinq psychanalyses, concernant non pas Dora mais un autre patient surnommé « l’Homme aux rats » qui était, lui, atteint d’une grave névrose obsessionnelle [20]. Dans ce passage, Freud tente de cerner les rapports entre événement, souvenirs et fantasme. Le fait d’introduire cet intertexte, fût-ce une note de bas de page, n’est pas innocent de la part de Cixous puisqu’à travers ces mots, Freud reconnaît ‒ ce qui est plutôt rare chez lui ‒ que certains événements évoqués au cours de la cure peuvent parfois « échappe[r] à un éclaircissement définitif ». Hélène Cixous fait donc dire à Freud, dès l’entrée de sa pièce, que les questions entourant Dora et sa maladie ne seront peut-être pas entièrement résolues. Freud reprend ensuite son discours [21]  et évoque à ce moment-là la notion de transfert. En réalité, Cixous met ici dans la bouche de Freud un passage de la Postface à Fragment d’une analyse d’hystérie où le psychanalyste explique le concept-clé de transfert qu’il a élaboré justement durant la cure de Dora par le biais de la métaphore de l’édition d’un livre : les transferts sont, explique Freud, « des rééditions, des reproductions des motions et fantaisies appelées à être éveillées tandis que l’analyse avance s’accompagnant d’un remplacement – caractéristique de toute cette catégorie – d’une personne antérieure par la personne de l’analyste […] [22] ». Lorsqu’ils reproduisent à l’identique le prototype de lien, les transferts sont, insiste Freud, « de simples réimpressions, des rééditions non modifiées » ; d’autres, fabriqués avec plus d’art, constituent selon lui des « éditions revues et corrigées, et non plus de simples réimpressions [23] ». Encore une fois, ce n’est pas fortuit que ces mots de Freud, qu’il a lui-même écrits, soient prononcés ici : Cixous semble en effet pointer, dès les premières minutes de la fiction radiophonique, l’échec de Freud, à savoir l’analyse du transfert et du contre-transfert (pour aller vite). Il est reconnu en effet depuis assez longtems que l’échec de la cure de Dora s’explique par le fait que Freud, en raison de son contre-transfert, est revenu trop constamment sur l’amour que Monsieur K. pouvait inspirer à Dora, ce qui l’a empêché de voir la motion homosexuelle qui attirait Dora vers Madame K. et ce qui s’y jouait.

S’amorce alors un dialogue entre Freud et Dora : « Si vous osez m’embrasser, s’écrie la jeune fille, je vous donnerai une gifle ! » La scène du lac, au cours de laquelle Monsieur K. a tenté d’embrasser Dora qui le gifle et s’enfuit, semble ainsi se rejouer entre Dora et Freud. Évidemment, c’est Hélène Cixous qui imagine cette scène de séduction explicite entre Dora et son analyste, mais cette façon d’intégrer un élément du passé dans le temps de l’énonciation permet d’introduire un nouveau rapport de temporalité entre ce qui constitue le « présent », c’est-à-dire le moment de la cure, et le « passé ».

1.2. Une pièce composite permettant l’amplification d’une voix

La structure dramatique de la pièce ne relève pas des formes théâtrales habituelles (tragédie, drame, etc.). Fragmentée en plusieurs segments plus ou moins identifiables, elle est construite autour du dialogue entre Freud et Dora qui forme une sorte de récit-cadre et déploie, de manière intriquée et sans ordre chronologique apparent, les quatre grands moments de la cure que sont : le récit de la scène du lac (qui est une scène de séduction), le premier rêve, le second rêve et l’acting-out final de Dora interrompant l’analyse. Sa particularité, autrement dit, est de mêler les temps du passé et du présent, et donc de ne pas faire de hiérarchie entre les souvenirs et ce qui se rejoue dans la cure. Le « présent » correspond au dispositif analytique, c’est-à-dire au moment où Freud et Dora sont réunis ; il n’est d’ailleurs peut-être pas inutile de rappeler que le dispositif analytique, à l’instar de la radio, relève précisément d’une situation acousmatique telle que nous l’avons définie plus haut puisque l’analysant ne voit pas l’analyste qui pourtant lui parle – et surtout l’écoute. Ainsi, l’on pourrait voir dans Portrait de Dora une mise en abyme de la radio qui, en retour, se trouve dotée de vertus analytiques insoupçonnées du simple fait que le son est coupé de sa source. C’est cela aussi qui permet que les époques et les temps puissent se mêler. À cet égard, la pièce est construite, dans sa quasi-totalité, selon un agencement singulier où les  événements du passé sont intégrés à l’énonciation plutôt que racontés comme des souvenirs : ainsi, par exemple, les discussions que Dora a eues avec Madame K. lorsqu’elle allait rendre visite au couple d’amis de ses parents, discussions que Dora rapporte à Freud dans le cadre de la cure, sont parlées par les personnages eux-mêmes, comme en témoigne ce passage, reproduit par ailleurs dans la version théâtrale de 1976 :

MADAME K

Vous savez que vous pouvez tout me dire et tout me demander. Il n’existe rien que je doive vous cacher.

Néanmoins, pour marquer la différence de temporalité entre la situation d’énonciation et les réminiscences de la jeune patiente, la voix du personnage est en retrait, dans une sorte d’arrière-plan sonore par rapport aux deux voix principales que sont celles de Dora et de Freud.

La deuxième particularité de la pièce est de donner accès aux voix intérieures de Dora, y compris lorsqu’elles semblent contradictoires, ce que le récit donné à lire par Freud à l’origine n’avait pas su faire. On entend en effet les pensées de la jeune femme, ses peurs, ses hésitations, l’expression de ses désirs, même quand ils semblent aller dans des directions opposées. Par exemple, si l’attachement pour le père ou encore l’attirance pour Monsieur K. peuvent se lire dans certaines répliques de Dora, le désir homosexuel pour Madame K., qui avait été laissé de côté chez Freud du fait de sa surdité à la « significativité du courant homosexuel [24] », émerge clairement dans la pièce de Cixous, comme on peut le lire dans cette scène d’affection quasi amoureuse entre Dora et Madame K :

DORA

Laissez-moi vous embrasser ! […]

DORA

Je suis plantée là ! Devant vous. J’attends. Si seulement ! si seulement vous vouliez me dire !

MADAME K

Mais je n’ai rien à dire

DORA

Tout ce que vous savez : Tout ce que je ne sais pas. Laissez-moi vous donner cet amour.

MADAME K

Oh ! Impossible, impossible, mon petit fou.

DORA
J’ai mal, j’ai toujours mal, mettez vos mains sur ma tête, tenez-moi.

MADAME K

Mon Dieu. Qu’est-ce que je vais faire de toi ?

DORA

Regardez-moi. Je voudrais entrer dans vos yeux. Je voudrais que vous fermiez les yeux.

C’est donc toute l’ambiguïté et la complexité de la figure de Dora que Cixous fait ressortir dans ce portrait.

Le jeu sur les différents plans sonores permet en outre d’accentuer les différentes versions de l’histoire. Ainsi, à l’arrière-plan, on entend parfois la voix du père de Dora se confiant à Freud et exposant ses hypothèses à propos du mal dont souffre sa fille, ou encore Monsieur K. s’adressant au père de Dora au téléphone pour nier les faits (« Je suis prêt à me rendre auprès de vous, pour éclaircir tous ces malentendus. Dora n’est qu’une enfant pour moi […] »). L’auditeur a donc directement accès aux pensées et aux émotions des différents personnages, sans le moyen du discours rapporté. On entend même les réflexions de Freud qui médite sur le cas, s’interroge, évalue les différents éléments de sa recherche qu’il mène telle une enquête. La pièce multiplie en quelque sorte les points de vue. Des connexions inattendues se produisent par l’agencement des scènes. Une dimension onirique s’installe, faisant se télescoper voire coïncider certains éléments du récit. La hiérarchie entre les souvenirs, les rêves et les pensées traversant l’esprit de la jeune femme semble abolie. On aboutit ainsi à une explosion du récit, rendue possible par le dispositif radiophonique des voix. Cette construction produit un « type de vision hétérogène [25] ». Prenant délibérément parti pour une forme expérimentale non-narrative et fragmentaire, Hélène Cixous fait éclater la représentation réaliste de la fable victorienne ou du drame bourgeois à l’intérieur duquel Dora est plongée bien malgré elle.

Hélène Cixous prend évidemment une certaine liberté vis-à-vis de l’histoire, et vis-à-vis de la figure même de Dora. Outre les deux rêves qui ont retenu l’attention de Freud dans la cure, elle lui prête notamment d’autres rêves, dont celui-ci qui constitue une véritable vision, proche des visions-illuminations dont l’auteure dit elle-même être envahie la nuit :

Il y a une porte dans Vienne par où tout le monde peut passer sauf moi. Souvent je rêve que j’arrive devant cette porte, elle s’ouvre, je pourrais entrer. Des jeunes hommes et des jeunes femmes s’y déversent, je pourrais me glisser parmi le flot, mais je ne le fais pas, cependant je ne puis m’éloigner à jamais de cette porte, je passe devant, je m’attarde mais je ne le fais pas, je n’y parviens pas, je suis pleine de mémoire et de désespoir, ce qui est étrange, c’est que je pourrais passer mais je suis retenue, je crains, je suis au-delà de toute crainte, mais je n’entre pas, si je n’entre pas je meurs, si j’entrais, si je voulais voir Monsieur K. mais si papa me voyait, mais je ne veux pas le voir, mais si papa me voyait le voir il me tuerait, je pourrais le voir une fois. Ce serait la dernière. Ensuite [26]

Ce rêve ou récit fantasmé possède une véritable qualité poétique. Le langage de Dora semble refléter la difficile position où elle se trouve, non seulement à l’intérieur du « quatuor amoureux », mais aussi dans cette ville mystérieuse qui fait l’objet de son rêve. Dans ce rêve, elle est la seule à ne pas pouvoir passer par cette « porte » qui la fascine, comme si l’accès à un ailleurs lui était empêché ou interdit. La syntaxe est incertaine, hachée, coupée, faite de parataxes qui miment la violence intérieure de Dora mais aussi son incertitude et son hésitation, comme en témoigne l’arrêt brutal de son discours. Ici, la langue même performe, met en acte toute la complexité, l’ambiguïté voire l’ambivalence du désir de Dora qui n’arrive pas à entrer dans cet ailleurs qu’elle désire tout en souffrant d’être incapable de le faire, qui ne sait pas si elle veut ou non voir Monsieur K. et qui pèse en même temps l’avis de son père. La porte apparaît comme le symbole même de cet impossible passage, de cette difficile traversée que constitue le passage de l’enfance à l’âge adulte. Plus encore, la porte représente ce lieu impossible que constitue la place de Dora : trahie et trompée par tous, en marge de tous ceux qu’elle aime et qu’elle continue d’aimer malgré ce qu’ils lui font subir.

Le bruitage de la pièce est assez sommaire : on entend parfois le bruit d’un train, des sons que l’on pourrait entendre dans une gare, le grésillement de la ligne téléphonique lorsque Monsieur K. appelle le père de Dora. Dans la deuxième partie de la pièce revient de manière répétitive un bruit semblable au mouvement de la trotteuse d’une horloge, qui représente probablement le temps de la cure, dont Dora trouve qu’elle s’éternise : « Cette cure dure trop longtemps. Encore combien de temps ?» Les silences de la cure sont ainsi fortement perceptibles : non seulement les silences réels ponctuant les séances et qui sont marqués par les voix de l’analysante – dont on sait que l’aphonie était l’un de ses symptômes – et de l’analyste, mais aussi ceux concernant l’histoire de Dora que l’analyse n’a pas su mettre au jour. Lorsque Dora décide finalement d’abandonner l’analyse, la pièce se termine sur un cri déchirant qui rompt avec la tonalité sobre du reste de la composition. L’auditeur reste en effet plongé plusieurs secondes dans la profondeur de ce cri proféré par la jeune fille qui exprime à la fois la douleur d’abandonner le travail analytique et celle d’être incomprise et abandonnée par ceux qu’elle aime.

Ainsi, l’environnement sonore minimaliste de cette création radiophonique met d’autant plus en évidence la pluralisation des points de vue, la superposition volontaire des souvenirs et des rêves et la non-hiérarchie entre ce qui relève de la fiction et de la vérité qui sont à l’œuvre dans ce portrait. La forme éclatée de la pièce rend compte, par ailleurs, de la difficulté pour Dora de se trouver une place ou même un refuge parmi les adultes. Mais l’auditeur ne peut rester insensible à ce cri de révolte qui passe par la résistance à l’autorité analytique représentée par Freud. Cixous offre dans sa pièce une vision alternative du cas Dora en montrant toutes les contradictions qui la traversent, manière en quelque sorte pour Dora d’acquérir une « voix amplifiée » [27] et de parvenir enfin à se faire entendre.

2. Ceci est un exercice de rêve : une radio à la rencontre des fantômes du passé

Réalisé par Lionel Quantin, Ceci est un exercice de rêve a été diffusé le 20 novembre 2005 dans le cadre de l’Atelier de création radiophonique. Accompagnée d’une musique originale de Jean-Jacques Lemêtre, cette pièce radiophonique composée par Hélène Cixous a une facture très originale. Il s’agit d’un collage de récits de rêve de quatre auteurs, à savoir William Shakespeare, Marcel Proust, Jacques Derrida et Hélène Cixous elle-même, entrecoupés de dialogues inspirés de ces textes et d’intermèdes musicaux allant d’une mélodie jouée au psaltérion à un air de fête foraine en passant par quelques accords entonnés par un chœur a cappella. La pièce propose une véritable constellation de voix, autant féminines que masculines, puisqu’il n’y a pas moins de onze locuteurs [28]. Ces voix parlent en français, en allemand, en anglais et en arabe. Récits de rêve et souvenirs des différents récitants de la pièce sont tissés ensemble.

La pièce est construite en cinq parties, chacune étant introduite par le bruit d’une sonnerie de téléphone ou d’une sonnette dont on comprend rapidement qu’elle est celle de la porte de l’appartement d’Hélène Cixous à Paris. Ce bruit constitue une sorte de scansion avant le moment onirique. Une dizaine de récits de rêve composent cette singulière création radiophonique. Il y a d’abord un rêve tiré de  Sodome et Gomorrhe de Proust : il s’agit du moment où le narrateur de la Recherche rêve de sa grand-mère morte. Vient ensuite un rêve attribué par Shakespeare au personnage de Georges, duc de Clarence, dans sa tragédie historique Richard III ‒ pour rappel, le duc de Clarence est le frère rival de Richard, duc de Gloucester, tous deux souhaitant accéder au trône d’Angleterre. Le rêve qui suit est de Derrida, qu’il raconte dans son essai à caractère autobiographique Mémoires d’aveugle, où revient, précisons-le, le motif des yeux clos. Se succcèdent ensuite six récits de rêve tirés du recueil d’Hélène Cixous Rêve je te dis [29]. Tout l’ensemble est entrecoupé de bribes de rêves et de souvenirs d’Ève Cixous, la mère de l’écrivaine, qui constitue un personnage à part entière de la pièce radiophonique ; on entend à plusieurs reprises les deux femmes discuter, l’écrivaine interrogeant sa mère sur son enfance en Allemagne et sa vie de jeune épouse en Algérie.

On sait depuis la parution en 2003 de Rêve je te dis qu’Hélène Cixous note et archive ses rêves. Elle les note la nuit, dans le noir, précise-t-elle dans les Avertissements, avec un feutre « V-Sign pen » de la marque Pilot : « Docile je ne dis mot le rêve dicte j’obéis les yeux fermés [30]. » L’idée de dictée et de commande mentionnée en préambule apparaît de nouveau, de même que le leitmotiv des yeux fermés. Le titre du recueil a cette particularité qu’il fait entendre à la fois une invitation à rêver adressée au lecteur – le mot « rêve » serait dans ce cas un verbe à l’impératif – et une interpellation ou une apostrophe directe au rêve – dans ce deuxième cas, le mot rêve serait un substantif. Systématiquement datés, les quelques cent rêves compilés dans le recueil ont été notés sur une période de sept années, entre 1990 et 1997, et suivent parallèlement l’écriture des fictions de cette décennie, comme OR. les lettres de mon père [31], Osnabrück [32] ou encore Le jour où je n’étais pas là [33], qui marquent le tournant algérien dans l’œuvre de l’écrivaine. D’emblée, Cixous affirme qu’il s’agit d’un « livre de rêves sans interprétation [34] » ; autrement dit, il n’est pas question pour elle d’interpréter les rêves : « Je me suis tenue loin de l’analyse et de la littérature. Ces choses sont des récits primitifs. Des larves. J’aurais pu, les couvant, les porter à papillons. Alors ils n’eussent plus été des rêves [35]»

Ce choix de mettre en voix des rêves dans le cadre d’une création radiophonique, que ce soit ceux de Cixous, de Proust ou de Derrida, est surprenant. On peut se demander en effet si un rêve est partageable de la même manière qu’une simple fiction. Qu’est-ce qui est transmissible dans un récit de rêve ? Quel est le rôle de la radio ? Le passage par la voix radiophonique en approfondit-il l’énigme ? Jean-François Lyotard soulignait cet aspect difficilement exprimable du rêve :

Chacun a l’expérience du rêve et sait de quoi l’on parle lorsqu’il s’agit de rêve. Mais que peut-il, que peut-on en dire, que peut-on en faire ? Voilà la question ; et voici le paradoxe : l’expérience du rêve est universelle, mais c’est l’expérience d’une singularité incommunicable, où les conditions de l’objectivité ne peuvent s’instaurer sans détruire aussitôt leur « objet » [36].

Que devient cet incommunicable dans une pièce radiophonique ? Dans Ceci est un exercice de rêve, c’est le tissage des différents rêves issus de la littérature (Proust, Shakespeare) mais aussi des autres rêves, avec les souvenirs d’Ève Cixous, avec la bande-son et avec les différents bruitages, qui fait littérature, qui fait écriture radiophonique.

2.1. La dimension spectrale du rêve

L’ensemble de la pièce radiophonique met en évidence deux aspects du rêve qui nous intéresseront dans les pages qui suivent, à savoir la communication avec les morts et la fin momentanée d’un exil pouvant se traduire par le retour sur les lieux que l’on a quittés. C’est donc avant tout la dimension spectrale du rêve que la radiophonie vient souligner à travers le singulier attelage construit par Hélène Cixous et Jean-Jacques Lemêtre. Cette dimension spectrale, l’écrivaine la nomme « la Revenance [37] ». Hélène Cixous est friande en effet des néologismes créés par dérivation lexicale avec le suffixe -ance – le mot « algériance [38] », qui revient comme un leitmotiv dans l’œuvre depuis 1997, en est l’exemple le plus récurrent –, et le mot revenance ici fait aussi entendre en sourdine la voyance rimbaldienne. Dans Rêve je te dis, Cixous nous dit pourquoi elle apprécie tant les rêves : c’est parce qu’ils rendent possibles, selon elle, les joies bouleversantes des retrouvailles avec les morts. On lit ainsi dans les Avertissements du recueil le passage repris en ouverture de la pièce radiophonique de France Culture, qui évoque si bien ces moments d’extase :

C’est par ici, par les couloirs magiques de la nuit que reviennent vivants les morts bien-aimés, c’est ici et sans l’impôt de sang versé à la douane. Ici la mort devient ce qu’elle est : une séparation seulement presque interminable, interrompue par des retrouvailles rares et brèves mais extatiques. Sans les rêves la mort serait mortelle – ou immortelle ? Mais elle est fendue, déjouée, refaite. De ses terres s’échappent les fantômes qui consolent les mortels que nous sommes [39].

Il est intéressant de noter que la citation a été légèrement modifiée dans la pièce radiophonique : il est question en effet « d’une séparation presque interminable, interrompue par des retrouvailles brèves et extatiques dans une rame de métro ou dans un train » ; la partition musicale de Lemêtre nous fait d’ailleurs entendre des bruits de métro et de train, comme pour nous plonger dans un univers banal, quotidien, et ainsi rendre encore plus concrète l’idée des retrouvailles fortuites, mais si précieuses, avec les morts.

Parmi ces morts croisés au détour d’un rêve, il y a bien sûr le père d’Hélène Cixous, mort lorsqu’elle n’avait que onze ans, qui est devenu un personnage central de son œuvre : plus qu’un thème ou qu’un motif, le deuil du père traverse quasiment tous les textes de l’écrivaine depuis le début de son écriture, où semble à l’œuvre une élaboration de la perte. La fantôme paternel est une figure familière chez Cixous. Dans Ceci est un exercice de rêve, c’est l’actrice Nicole Garcia qui lit le rêve intitulé « Papa » :

J’étais dans un coin de la grande salle d’attente. Là-bas, invisible papa recevait, il faisait des radios, sans arrêt. […] Mon père n’arrêtait pas de travailler. Jusqu’au moment où enfin il surgit du cabinet au fond à droite, en blouse. Je l’appelai, je lui parlai doucement mais fermement. Tu ne peux pas t’arrêter un peu ? Au moins entre midi et deux heures. Non, non, il ne pouvait pas, il y avait tellement à faire, je lui parlai gentiment, c’est que les choses étaient faites depuis si longtemps tu ne peux pas dis-je t’arrêter une heure ? Il faut vivre un peu. J’insistai. Je lui dis : c’est que je suis venue trop tard, et je n’ai pas pu t’apprendre à t’arrêter un instant ? […] Il m’écoutait en souriant. Un sourire doux et bon et sérieux. Arrête pour une fois, dis-je. Et viens, emmène-moi comme tu l’avais fait une fois tu te rappelles, quand j’étais petite, tu m’avais emmenée, c’était l’unique promenade où j’avais été seule avec lui, je la voyais là-bas dans les lointains dans la brume, comme un conte, comme un mythe, tu m’avais emmenée à, j’ai voulu dire le nom mais le nom était perdu, je le cherchais debout devant mon père en blouse blanche […] je ne trouvais pas, je m’efforçais, ce nom ce nom, c’est la clé […] Comme lorsque nous avions été à – soudain le nom revint comme un coup de couteau déchirer la brume, brutal, réel, vrai, ayant eu lieu. Je criai : au Cap Falcon. Je l’avais !! Je l’ai. Sous le coup les deux scènes se rejoignirent – celle de jadis où j’étais si petite et qui n’avait eu lieu qu’une fois et celle d’ici. Au Cap Falcon ! Et j’éclatai en sanglots, je pleurai tout je pleurai la vie qui n’avait pas été vécue, et mon père qui n’arrivait pas à s’arrêter entre midi et deux heures. Maintenant, viendras-tu ? Maintenant que tu es mort, vas-tu continuer encore à faire des radios toute la journée, comme si tu avais peur de ne pas finir la tâche avant de mourir ?

Samedi 15. 5. 96.

OR [40]

J’ai reproduit ici le rêve tel qu’il est transcrit dans Rêve je te dis car il est mis en voix avec très peu de modifications. Le titre noté sous la date indique qu’au moment où l’écrivaine a fait ce rêve, elle écrivait en même temps le livre OR. les lettres de mon père, dans lequel on retrouve ce même rêve, mais beaucoup plus développé, plus écrit, et intégré au reste de la fiction [41].

Dans la deuxième partie de la pièce radiophonique, le fantôme qui surgit est celui de la grand-mère de Proust. Celle-ci arrive par le biais d’un rêve tiré de la fin du premier chapitre de Sodome et Gomorrhe, « Les Intermittences du cœur », lu ici par Daniel Mesguich. Ce rêve raconte comment, lors d’un séjour à Balbec où il avait l’habitude d’aller, enfant, avec sa grand-mère, le narrateur de la Recherche rêve qu’il a oublié d’écrire à sa grand-mère ; il a le sentiment d’avoir perdu l’adresse de sa grand-mère, et se reproche de ne plus la trouver : « comment ai-je pu oublier l’adresse ? » Cela fait naître en lui le remords de l’avoir oubliée. Il ressent un désespoir profond car il réalise qu’elle est « perdue pour toujours ». Le rêve prend les traits d’une catabase : le passage s’ouvre en effet sur une longue réflexion à propos du « monde du sommeil » dont le narrateur dit qu’il est comme le reflet de « la douloureuse synthèse de la survivance et du néant » ; vient ensuite l’évocation des « flots noirs de notre propre sang comme sur un Léthé intérieur aux sextuples replis » ; et alors, poursuit-il, « de grandes figures solennelles nous apparaissent, nous abordent et nous quittent, nous laissant en larmes ». Pour douloureuses qu’elles soient, ces apparitions en rêve permettent néanmoins de raviver la mémoire. Ainsi, c’est grâce au rêve que la grand-mère du narrateur est sauvée de l’oubli. Après une autre évocation du « fleuve aux ténébreux méandres », le songe se termine sur une série de mots énigmatiques : « cerfs cerfs Francis Jammes fourchette ». Le narrateur se réveille et ne trouve pas de sens à ces mots. Il ne s’efforce pas pour autant d’en trouver un, car il comprend que le récit de rêve ne doit pas être interprété avec les outils de l’état de veille. Il ne s’agit pas d’interpréter le rêve, mais de lui donner un statut d’écriture.

Ainsi, la pièce radiophonique d’Hélène Cixous met en avant le rêve en tant qu’il devient écriture, qu’il devient littérature. En outre, la juxtaposition des rêves de Cixous et de Proust montre que la portée des textes dépasse le seul deuil privé (la mort du père ou la mort de la grand-mère). Dans son œuvre de manière générale, Cixous privilégie en effet la littérature dans son rapport aux morts, en réinvestissant notamment le motif de la descente aux Enfers, mais aussi d’autres motifs en lien avec « l’autre monde ». Dans Ceci est un exercice de rêve, la dimension fantomale et spectrale du rêve est encore plus accentuée du fait du dispositif radiophonique et son recours aux voix. Le rapport aux morts dans cette création radiophonique apparaît ainsi essentiel et évident.

La quatrième partie de la pièce fait entendre un rêve sur Oran, désignée « ville perdue » par l’écrivaine ; celle-ci en effet y est née en 1937 et y a habité les cinq premières années de sa vie avec sa famille, qui s’est ensuite installée à Alger. Ce rêve figure dans le recueil Rêve je te dis où il s’intitule « Un tel désir d’aller à Oran [42] ». Lu par Daniel Mesguich dans la création radiophonique, il s’y touve légèrement modifié et abrégé :

Je pris donc le train en me réjouissant à l’idée de revoir pour la première fois, de loin, même une minute, les couleurs de ma ville natale. Pour y aller il fallait passer dans la gare par les couloirs élevés, suspendus au-dessus des quais, et au milieu du couloir, redescendre par l’escalier. Nous arrivâmes sur le quai, chargées de lourdes valises. Nous prîmes le train. J’étais dans le compartiment avec Y., cet ancien étudiant thésard, un grand type assez beau au visage fermé. […] L’important c’était Oran que je désirais tellement. C’est dans le train que je découvris que entre l’aller et le retour se passait une heure et demie : ce serait un aller-retour. Ainsi, j’aurais donc le temps de plonger une heure dans ma ville natale ? Une grande émotion me saisit. Je me vis entrer dans le cœur de la ville, vers la Place d’Armes, je me vis parmi la matière colorée, parmi les quartiers épais [43].

La particularité de ce passage dans la création radiophonique est qu’il fait s’entremêler le rêve de l’écrivaine avec quelques souvenirs et bribes de rêves d’Ève Cixous, sa mère, à qui elle pose également des questions : « Tu me racontes ton dernier rêve ? […] Retrouves-tu Papa dans tes rêves ? » Au fil des réponses de la mère, qui parle alternativement français et allemand, une autre « ville perdue » est mentionnée : Osnabrück. Ville de naissance d’Ève Cixous qu’elle quitta au début des années 1930, Osnabrück représente le passé de la famille maternelle de l’écrivaine, de confession juive ashkénaze. L’allusion à l’Allemagne rappelle ainsi les souvenirs des tragédies historiques et en particulier le traumatisme de la Shoah puisqu’une grande partie de la famille Jonas (la famille maternelle d’Ève Cixous) fut anéantie par le nazisme. Ainsi, les villes perdues évoquent autant l’exil que le drame de l’extermination.

À cet égard, la troisième partie de la pièce radiophonique revêt, par l’agencement particulier des rêves qu’elle propose, une dimension politique forte. Après la lecture successive par Pierre Cixous et Daniel Mesguich du rêve du « duel de[s] aveugles aux prises l’un avec l’autre » de Derrida [44] qui soulève la question de la rivalité entre père et fils mais aussi celle de l’héritage, suivent deux rêves d’Hélène Cixous. Le premier, porté par la voix de Nicole Garcia, raconte une véritable scène de guerre : « Justement cette nuit voilà ce qui s’est passé. C’était une nuit tragique de toute façon, plongés que nous étions dans un pays nazi. Le monde violent, cruel [45]. » La narratrice voit les parties du corps d’un homme blessé et affamé. Un autre homme arrive, il s’agit peut-être du prétendant de sa fille, Anne :

Soudain un cri affreux. Affreux. Dans la nuit. Un cri d’angoisse et de douleur inouïe. La hache ! La hache ! [échos] Je vois dans la nuit, l’homme allongé avec une hache plantée dans la poitrine et qui crie, qui crie qui crie ! La hache ! Je vais mourir ! Ils lui ont planté une hache ! Sans doute les nazis. Que faire ? [] De toutes parts rôde le danger [46].

La lecture s’interrompt. Après quelques mots prononcés par Ève Cixous, on entend les notes d’une musique légère telle une mélodie de cirque. Puis tout à coup ce sont des bruits d’avion, un signal électrique et enfin des bruits que l’on pourrait entendre lors d’un bombardement. Or dans le rêve suivant, lu de nouveau par Nicole Garcia, il est justement question d’un bombardement. Dans Rêve je te dis, il est intitulé « Bombardées [47] ». J’en donne ici une version écourtée :

Et aussitôt éclata au-dessus de la ville le grondement d’un tonnerre d’une largeur et d’une durée inouïes. Les camions du ciel, pensais-je. Le bruit roulait, roula, enfla, occupa l’air entier. Alors, du bruit sortit un avion. [] Bombardées dis-je. Un bombardement dis-je. [] C’est une répétition de la guerre. [] Nous fûmes emportées dans le lourd hurlement de l’avion. C’était arrivé. La chose [48].

Ce fragment de rêve, qui apparaît également dans Le jour où je n’étais pas là, rappelle la tragédie de la Deuxième Guerre mondiale. La phrase « C’est une répétition de la guerre » est reprise par un autre lecteur, Daniel Mesguich ; on entend alors plusieurs voix dire en écho, de manière théâtrale, la phrase qui a donné son titre à la pièce radiophonique : « Ceci est un exercice. » Le passage se clôt sur un battement de tambour puis, après un bref silence, le bruit du ressac qui vient apaiser la situation. L’articulation des deux rêves, qui n’étaient pas liés à l’origine, s’est faite grâce aux bruitages radiophoniques, autrement dit par liaison sonore. C’est donc le dispositif radiophonique qui a permis de mettre en rapport ces rêves où la mémoire de tout un continent est ravivée.

2.2. Vers une démultiplication des sens

Le dernier rêve que je voudrais évoquer est un rêve de transport amoureux. Il est lu, dans la deuxième partie de la pièce, successivement par deux voix différentes, Nicole Garcia puis Jacques Derrida. Le philosophe a en effet commenté ce rêve lors de la conférence qu’il a prononcée à l’ouverture du colloque organisé autour de l’œuvre de Cixous à la BnF en 2003 et ce moment fut enregistré ; on retrouve ce même passage dans l’ouvrage qui en a été tiré, qui s’intitule Genèses, généalogies, genres et le génie [49]. Voici le rêve, qui est légèrement modifié par rapport à la version du recueil Rêve je te dis :

Dans cette foire immense comme une ville d’un jour, tout nous sépare et tout nous réunit. Le miracle, ou la chance gagnée, c’est que nous arrivons à nous retrouver et à jeter les mots de feu malgré tout. C’est ainsi que le soir tard, après les journées folles de monde, j’ai pu te rejoindre dans ta chambre, malgré la présence dans les lieux d’Al. et les siens. […] Aussi tard le soir, je m’élance à travers les chambres luxueuses immenses et vides de cet hôtel infini, et courant par les salons déserts, ailée, je traverse les espaces jusqu’à ta chambre. Ce qui nous sépare c’est seulement le jour les obligations le monde les obstacles. C’est ainsi que dans l’immense foule de l’exposition, emportée par la fièvre de l’amour je me retrouve auprès de toi dans un wagon de métro bondé que je n’aurais pas dû prendre, mais je n’ai pas pu te quitter. La rame traverse à grande vitesse des distances énormes […] À l’arrêt, soudain, ta voix serrée à moi, comme si c’était la mienne, crie sans un son, dans mon être je t’adore je t’adore je t’adore. Dans le bruit des machines et du monde les mots sont hurlés doucement, un peu inquiets, c’est le cadeau de Dieu et tandis que les portes automatiques me poussent dehors je crie moi aussi parce que je ne peux prononcer autre chose. Alors pleine de ce feu et de hâte, me voilà qui rebrousse chemin vers ma chambre où je dois me préparer pour l’inauguration afin de te retrouver publiquement un peu plus tard. […] le temps passe – arriverai-je à temps dans ma chambre pour me changer […] Enfin voilà l’étage, la chambre. Mais les événements ont transformé le paysage. La chambre est à nu, pas de plafond, elle est dans une cuvette. Tout autour sur les hauteurs des passants et voyeurs. Je suis vue, et de haut. Comment me changer ? Alors tant pis. Faisant comme si j’étais chez moi je commence à me déshabiller. J’enlève mon slip. Je garde un petit tee-shir noir – assez long – je vais vite m’habiller et avec élégance. Rien ne m’aura été épargné. Mais quand même la nuit j’ai pu te rejoindre. Et tes mots ardents sont dans ma vie, je t’adore je t’adore jeta jet’ [50]

À travers la voix de Nicole Garcia, le rêve se lit comme une véritable déclaration amoureuse. Une musique instrumentale l’accompagne en fond ; le rythme s’accélère au moment de la course dans le métro, mimant ainsi la fièvre de la passion. Commenté en partie ensuite par Jacques Derrida, le rêve résonne autrement. La prononciation très articulée du philosophe lui confère une autre qualité onirique, plus réfléchie et moins intérieure. Porté par ces deux voix, par ces différents timbres, le rêve se trouve en quelque sorte désapproprié de celle qui l’a rêvée. L’ « incommunicable du rêve » souligné par Lyotard passe ainsi par les vibrations des deux voix, féminine et masculine. Il apparaît donc possible de dire que la radio, c’est-à-dire le passage par les voix, d’une part déprivatise le rêve et d’autre part le pluralise en lui donnant une résonance proprement littéraire. Cette séquence se termine de manière très originale puisque les derniers mots du rêve prononcés par Derrida (« Je t’adore, je t’ador, jet’ ») sont repris en sample et fusionnés à un rythme de rap, à quoi vient s’ajouter une voix opératique. Ce mélange, qui associe la voix d’un des plus grands philosophes français du XXe siècle à une musique rap, est étonnant. Ici le rêve se fait le support d’une expérimentation interartistique donnant lieu à la création d’un objet hybride et tout à fait inédit. En définitive, cette dimension expérimentale apparaît centrale dans la pièce radiophonique de Cixous qui se donne, ne l’oublions pas, comme un « exercice de rêve » : il s’agit donc d’une expérimentation, d’une création en train de se faire.

La pièce radiophonique se clôt sur la réitération du pouvoir mémoriel du rêve à travers la voix d’Hélène Cixous elle-même :  « Si je ne rêvais pas, je tomberais en poussière. Si je ne te rêvais pas, tu tomberais en poussière. » Le rêve vient en effet sauver de l’oubli le rêvé autant que la rêveuse. Les derniers mots de l’auteure proposent une réflexion sur l’inséparabilité de l’être avec l’autre, mais font surgir en même temps, par différents jeux de signifiant, une multiplicité de sens :

C’est ici que les aveugles luttent en s’embrassant. Tu es moi, tu es mon frère. Ne tuez pas mon frère […] Sommes-nous dehors ? Sommes-nous dedans ? […] Chut, rêve, tais-toi maintenant. Je t’ai eu. T-U, tu. Tu es un tu. Tu vois ce que je veux dire ? Je vois ce que « tu » veux dire. Tu, t-u. Surtout ne te réveille pas. Reste là, très cher rêve [51].

Les aveugles désignent ceux qui ont les yeux fermés, c’est-à-dire ceux qui, parce qu’ils ne voient pas, parviennent à entendre l’homophonie propre au langage (tu es/ tuez ; tu/ tu), homophonie que le dispositif radiophonique ne peut qu’accentuer. Ainsi, la fin de la pièce fait encore une fois la démontrastion des nombreux effets de démultiplication qui sont rendus possibles par la radio.

*

Coda

« […] Je ne me demande jamais “qui suis-je ?”, je me demande “qui sont-je ? ” – phrase intraduisible. Qui peut dire qui je sont, combien d’êtres je sont, quel je est le plus propre de mes je ? […] [52] » C’est ce qu’Hélène Cixous écrivait dans la préface d’une anthologie en anglais à elle consacrée il y a plus d’une vingtaine d’années. Bien sûr, l’homophonie de l’expression “qui sont-je ? ” ne lui a pas échappé : «  notre oreille française entend, quand je prononce ma question, la phrase “qui songe ? ” c’est-à-dire qui rêve. Qui sont-je quand je songe ? Qui rêve quand je rêve ? [53] » On le voit, pluralité de l’être et rêve chez Cixous sont toujours liés. Car cette non-unité du je, cette énonciation plurielle, ce sont d’abord les rêves qui nous l’enseignent. Ce que les rêves nous disent, c’est que nous sommes des « être[s] composé[s] »[54], nous avons une vie au moins double, un monde toujours multiple.

Notes

[1] Hélène Cixous, Le Détrônement de la mort. Journal du Chapitre Los, Paris, Galilée, 2014, « Lignes fictives », p. 25.

[2] Hélène Cixous, « Ceci est un exercice de rêve », Atelier de création radiophonique, série « Le “je” radiophonique », France Culture, 20 novembre 2005, résumé en ligne sur le site de France Culture.

[3] Hélène Cixous, « Entretien autour de Stendhal », propos recueillis par Catherine Mariette, Orages. Littérature et culture 1760-1830, Florence Lotterie et Pierre Frantz (éd.), n° 12, mars 2013, p. 292.

[4] Ibid.

[5] Hélène Cixous, « Ceci est un exercice de rêve », op. cit.

[6] Gérard de Nerval, Aurélia, préface de Gérard Macé, édition établie et annotée par Jean-Marie Illouz, Paris, Garnier, « Folio Classique», 2005, p. 123 (souligné par l’auteur).

[7] Hélène Cixous, « Ceci est un exercice de rêve », op. cit.

[8] Hélène Cixous, « Entretien autour de Stendhal », op. cit., p. 292.

[9] Gérard de Nerval, Aurélia, op. cit., p. 123.

[10] Michel Chion, « Glossaire acoulogique », article « Acousmatique », Lampe-tempête [revue en ligne], n° 2, 2007 (souligé par l’auteur).

[11] Hélène Cixous, « Ceci est un exercice de rêve », op. cit. (je souligne).

[12] Hélène Cixous, Portrait de Dora. D’après « Le cas Dora » de Freud, en deux parties, Atelier de création radiophonique, réalisation Jean-Jacques Vierne, 22 mai 1973. Avec les voix de Douchka, Jean-Marc Bory, Ginette Franck, Lucien Frégis, Catherine Laborde, Jacques Mauclair et Monique Mélinand.

[13] Sigmund Freud, Dora. Fragment d’une analyse d’hystérie, trad. Françoise Kahn et François Robert, Paris, PUF, « Quadrige », 2006.

[14] Ibid., p. 54.

[15] Ibid., p. 103-104.

[16] Hélène Cixous, Portrait du soleil, Paris, Denoël, « Les Lettres Nouvelles », 1973.

[17] Hélène Cixous, Portrait de Dora, Paris, Des femmes, 1976.

[18] Hélène Cixous, Entretien télévisuel à l’occasion de la mise en scène au Théâtre d’Orsay, Émission Péplum, 6 mars 1976, Archives Ina, disponible en ligne.

[19] Repris à l’identique dans Hélène Cixous, Portrait de Dora, Paris, Des femmes, 1976, p. 9.

[20] Sigmund Freud, « Remarques sur un cas de névrose obsessionnelle. L’Homme aux rats » (1909), Cinq psychanalyses, trad. Marie Bonaparte et R. Loewenstein, Paris, PUF, 1954, p. 233, note.

[21] Ce passage ne sera pas repris dans la version théâtrale de 1976.

[22] Sigmund Freud, « Postface », Dora, op. cit, p.113.

[23] Ibid.

[24] Voir la note de la Postface :  « Plus je m’éloigne dans le temps du terme de cette analyse, plus il devient vraisemblable à mes yeux que ma faute technique a consisté à omettre ce qui suit : Je n’ai pas su deviner à temps ni communiquer à la malade que la motion d’amour homosexuelle (gynécophile) pour Mme K. était le plus fort des courants inconscients de sa vie d’âme » (Sigmund Freud, Dora, op. cit., p. 117, note 1).

[25] Jeannelle Laillou Savona, « Portrait de Dora d’Hélène Cixous. À la recherche d’un théâtre féministe », dans Hélène Cixous. Chemins d’une écriture, Françoise van Rossum-Guyon et Myriam Diaz-Diocaretz (dir.), Amsterdam, Rodopi, 1990, p. 163 (je souligne).

[26] Repris dans Portrait de Dora, op. cit., p. 14.

[27] V. Mairéad Hanrahan, « Cixous’s Portrait of Dora : The Play of Whose Voice ? », The Modern Language Review, vol. 93, n°1, 1998, p. 58.

[28] Avec les voix d’Ève Cixous, Hélène Cixous, Pierre Cixous, Anne Berger, Saranya, Jacques Derrida, Nicole Garcia, Daniel Mesguich, Luce Mouchel, Nicolas Royle et Jean-Jacques Lemêtre.

[29] Hélène Cixous, Rêve je te dis, Paris, Galilée, « Lignes fictives », 2003.

[30] Ibid., p. 11 (les italiques sont de l’auteure).

[31] Hélène Cixous, OR. les lettres de mon père, Paris, Des femmes, 1997.

[32] Hélène Cixous, Osnabrück, Paris, Des femmes, 1999.

[33] Hélène Cixous, Le jour où je n’étais pas là, Paris, Galilée, « Lignes fictives », 2000.

[34] Hélène Cixous, Rêve je te dis , op. cit., p. 17 (les italiques sont de l’auteure).

[35] Ibid., p. 19 (les italiques sont de l’auteure).

[36] Jean-François Lyotard, « Rêve », Encyclopædia Universalis, vol. 14, 1974 (je souligne).

[37] Hélène Cixous, Rêve je te dis , op. cit., p. 16.

[38] Hélène Cixous, « Mon algériance », Les Inrockuptibles, n° 115, 20 août-2 septembre 1997, p. 7.

[39] Ibid., p. 16-17 (les italiques sont de l’auteure).

[40] Ibid., p. 78-80.

[41] Hélène Cixous, OR, op. cit., p. 56-60.

[42] Hélène Cixous, Rêve je te dis, op. cit., p. 58-59.

[43] Hélène Cixous, « Ceci est un exercice de rêve », op. cit.

[44] Jacques Derrida, Mémoires d’aveugle. L’autoportrait et autres ruines, Paris, Réunion des Musées nationaux, 1991, p. 23.

[45] Hélène Cixous, « Ceci est un exercice de rêve », op. cit. Voir Rêve je te dis, op. cit., p. 72-74.

[46] Ibid.

[47] Hélène Cixous, Rêve je te dis, op. cit., p. 98-99.

[48] Hélène Cixous, « Ceci est un exercice de rêve », op. cit.

[49] Jacques Derrida, Genèses, généalogies, genres et le génie. Les secrets de l’archive, Paris, Galilée, 2003.

[50] Hélène Cixous, « Ceci est un exercice de rêve », op. cit.

[51] Hélène Cixous, « Ceci est un exercice de rêve », op. cit.

[52] Hélène Cixous, “Preface”, The Portable Cixous, Susan Sellers (éd.), Londres /New York, Routledge, 1994, p. xviii (ma traduction).

[53] Ibid. ( je souligne).

[54] Hélène Cixous, « Entretien autour de Stendhal », op. cit., p. 292.

Auteur

Sarah-Anaïs Crevier Goulet est professeure certifiée de lettres modernes et docteure en Littérature française, membre associée de l’UMR 7172 THALIM. Sa recherche s’inscrit au croisement des études littéraires, des études de genre et de la psychanalyse. Sa thèse, qui portait sur l’œuvre d’Hélène Cixous, est parue en 2015 aux Éditions Honoré Champion sous le titre Entre le texte et le corps : deuil et différence sexuelle chez Hélène Cixous. Elle a publié divers articles en revue et co-dirigé plusieurs ouvrages collectifs (avec M. Balcazar, Pensées du corps. La matérialité et l’organique vus par les sciences humaines, PSN, 2011 ; avec A. Frantz et M. Calle-Gruber, Fictions des genres, EUD, 2013 ; avec M. Calle-Gruber, Écritures migrantes du genre (II). Langues, arts, inter-sectionnalité, PSN, 2017 ; avec M. Calle-Gruber, A. Oberhuber et M. Penalver Vicea, Les folles littéraires, des folies lucides. Les états borderline du genre et ses créations, Nota Bene, 2019).

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«Sans arrêt l’oreille doit être à nouveau conquise» : la radio au service du théâtre des paroles novarinien


En 1980, Valère Novarina propose à l’Atelier de création radiophonique sa première émission, significativement intitulée « Le Théâtre des oreilles ». La radio s’est en effet emparée très tôt de l’écriture dramatique radicale de ce jeune auteur qui peine à trouver son public, et dont l’œuvre se caractérise par son oralité et son rejet de l’idée de représentation. Jusqu’en 1998, date à laquelle le théâtre de Novarina sera révélé à un public plus large, l’Atelier de création radiophonique va ainsi devenir pour le dramaturge à la fois le lieu où affirmer les partis pris théoriques et esthétiques de son « drame de la parole » ; le laboratoire où mettre à l’épreuve son théâtre des voix ; et la scène sonore où créer quelques-unes des meilleures interprétations de ses œuvres.

In 1980, Valère Novarina gave the Atelier de Création Radiophonique his first radio program, which was significantly entitled “The Theater of the ears”. Indeed, radio quickly took over the radical dramatic writing of this young playwright struggling to find his audience, and whose work is characterized by orality and a rejection of the idea of representation. Until 1998, when Novarina’s work would reach a larger audience, the Atelier de Création Radiophonique thus became for the playwright the place to assert the theoretical and esthetical position of his “word drama” ; the laboratory where he could test his theater of voices ; and the sound stage where some of the best performances of his work were created.


Texte intégral

L’aventure radiophonique de Valère Novarina commence alors qu’il est très jeune, et elle décide de son avenir d’écrivain. Novarina a raconté à plusieurs reprises cette expérience fondatrice : il a quinze ans, et sur le poste à galène qu’il a fabriqué lui-même il capte avec ses écouteurs, une nuit, à la radio suisse romande, les notes d’une sonate de Beethoven. C’est à la suite de la vision éprouvée en écoutant ce morceau de piano à la radio qu’il rédige ses premiers écrits littéraires :

La pulsion d’écrire m’est venue de ce contact sonore. Quelque chose s’est déclenché, du côté du langage, par l’oreille. Depuis lors, dans chaque phase d’écriture intense, j’éprouve des sensations physiques particulières, une sorte de sensibilisation douce du côté de l’oreille : presque une caresse, comme un toucher [1].

De fait, tout au long de sa carrière d’auteur dramatique, Novarina n’a cessé d’affirmer son appartenance à la littérature orale, déclarant écrire pour la voix, mettre en scène « le drame de la parole [2] » et pratiquer l’écriture de façon à se délivrer de l’idée de représentation [3]. Dans un de ses tout premiers textes, Le Babil des classes dangereuses [4], dont le titre est en lui-même explicite, il met en scène les personnages de Bouche et Oreille. Novarina parle d’ailleurs de ce texte, qui date de 1972, non comme d’une pièce ou d’un livre mais comme d’un livret, impraticable sur scène, et à lire à haute voix [5]. Par la suite, il théorise abondamment l’art de l’écrivain et celui de l’acteur comme exploration, incorporation, mastication et profération de la matière du langage, un art du mouvement et de la danse des mots, autant que de l’espace et de la résonance produits par la parole émise. Il fait son théâtre de la combustion du verbe traversant les corps. On ne s’étonne donc pas que la radio ait accompagné la trajectoire de Novarina, qui faisait à la question « Vous considérez-vous comme un auteur de théâtre ? », la réponse suivante, qui semble décrire les composantes de l’écoute radiophonique :

Non. Je pense que j’essaye de faire des pièces de théâtre, que je n’y arrive pas, parce que je suis un aveugle : quand j’écris je ne vois rien. J’entends absolument tout, j’entends comment les choses doivent être dites mais je n’ai pas de représentation de la scène, alors ça se passe complètement dans le noir. On crée les choses beaucoup à partir de ses infirmités. J’ai une situation d’infirme par rapport au théâtre [6].

1. Une scène radiophonique pour porter atteinte au théâtre

Tel fut le point de départ. Il fallait ensuite qu’ait lieu la rencontre avec la radio. À cet égard, la situation des auteurs dramatiques face à l’Atelier de création radiophonique est particulière, puisque l’année même où celui-ci est créé, en 1969, se crée également le Nouveau répertoire dramatique, sous l’impulsion de Lucien Attoun [7]. C’est d’abord ce dernier qui propose à Novarina, en 1972, de diffuser sa première pièce, L’Atelier volant, que vient de publier la revue Travail théâtral [8]. La mise en ondes est assurée par Georges Peyrou, dans une version remaniée pour la radio par Novarina, et la réalisation [9], bénéficiant d’une remarquable distribution [10], est à la hauteur de cette première pièce ambitieuse. Sans chercher à tirer parti des ressources propres du langage radiophonique, elle présente néanmoins une dramaturgie des voix qui déploie la parole novarinienne dans la pluralité de ses dimensions, qui travaille les écarts avec les intonations et les interprétations attendues, qui invente un équivalent spatial, sonore, vocal et rythmique à l’étrangeté d’un texte frayant déjà très loin des côtes réalistes et des conventions dramatiques. L’émission n’appartenant pas au corpus de l’Atelier de création radiophonique, il ne s’agit pas ici d’en analyser plus longuement les procédés. Notons simplement, mais c’est essentiel, qu’en l’occurrence la radio s’empare immédiatement d’une œuvre déroutante (dont Jacques Sallebert, alors directeur de la Radiodiffusion, interdit la diffusion le 22 avril 1972, parce que la pièce est trop brûlante et critique sur le plan politique !), de l’œuvre d’un inconnu, un auteur dramatique qui n’a encore jamais été mis en scène, et qu’elle va répondre au désir de Valère Novarina d’écrire hors de l’économie du théâtre, ou contre le théâtre.

On ne peut en effet dissocier l’aventure radiophonique de Novarina de sa trajectoire d’auteur et d’homme de théâtre. Or l’autre épisode fondateur de la relation de Novarina à la radio est la mise en scène de L’Atelier volant, sa première pièce donc, en 1974, par Jean-Pierre Sarrazac [11]. Elle est à l’origine d’un malentendu profond entre les deux hommes [12], et Novarina, ne supportant pas d’être chassé des répétitions, écrit alors en deux jours la Lettre aux acteurs [13] : ce pamphlet, qui fait le procès des metteurs en scène, énonce une nouvelle théorie de l’acteur qui remet celui-ci au centre du phénomène théâtral et au centre du texte lui-même. Le spectacle de L’Atelier volant connut ensuite un accueil particulièrement houleux et les rapports dégénérèrent à l’intérieur de la troupe.

Cette première expérience violente du passage de son texte à la scène conduit alors Novarina à écrire contre le théâtre, contre l’économie des spectacles dramatiques : économie temporelle (un spectacle ne doit pas excéder une certaine durée), économie de personnel (il doit comporter un nombre de personnages réduit), économie spatiale (peu de changements de lieux, comptabilité des entrées et sorties), etc. Le Babil des classes dangereuses, rédigé après L’Atelier volant, met en scène 257 personnages, dans des lieux impossibles, dans une longueur de texte impossible ; La Lutte des morts [14] nomme 1000 personnages et fait 200 pages, Novarina écrit aussi ce texte avec la volonté de produire une œuvre impossible à mémoriser ; enfin Le Drame de la vie [15] culmine à 2587 personnages – même si le terme de personnages ne convient plus, puisqu’il s’agit plutôt d’entités vocales surgissant le temps d’une réplique et disparaissant aussitôt. Ainsi s’ouvre la période des écrits utopiques de Novarina, des textes démesurés qui tournent le dos au plateau. Cette période correspond également pour l’auteur à une traversée du désert, à la fois scénique et éditoriale. Ses textes sont refusés partout, entre 1972 et 1978, et la véritable percée scénique de l’œuvre novarinienne n’interviendra qu’en 1984, lorsqu’André Marcon la fera entendre [16].

Ajoutons enfin, pour achever cette présentation du contexte général dans lequel se développent les relations entre Novarina et l’Atelier de création radiophonique, qu’au-delà du cas particulier de Valère Novarina, les années 70-80 correspondent à une époque sombre pour les auteurs dramatiques : d’une part les « grands » metteurs en scène entrent en action ; d’autre part, de Grotowski à Mnouchkine, le statut du texte sur scène change radicalement ; enfin le théâtre se voit placé sous le régime du visuel, au détriment de la dimension sonore, par la primauté donnée à la mise en scène et à la « co-présence active, physique, des acteurs et du public », comme l’a analysé Marie-Madeleine Mervant-Roux [17]. Durant cette période, la radio devient le refuge des auteurs et des textes, elle continue de la sorte à assurer sa fonction de laboratoire du théâtre contemporain, en y ajoutant celle d’éditeur, comme en témoigne Liliane Atlan :

Après 68, il s’est passé qu’on aurait pu mourir, il y a eu une série d’années noires pour les auteurs dramatiques, il suffisait d’être auteur dramatique pour être piétiné, et à ce moment-là, France Culture […] nous [a] permis de survivre, la diffusion sur France Culture était devenue une forme d’édition, et je dirais même la seule forme d’édition où on puisse encore jouir d’une vraie liberté [18].

Novarina entérine ces propos, déclarant : « C’était une époque où France Culture (avec Alain Trutat, Lucien Attoun) jouait un rôle important pour nous tous : la radio était le premier endroit où l’on pouvait faire entendre ses textes [19] ».

C’est donc dans ce contexte que l’Atelier de création radiophonique ouvre ses portes à Novarina, en 1980. Le compagnonnage entre l’ACR et l’œuvre de Novarina donnera lieu à huit émissions, échelonnées entre 1980 et 1994. Pourquoi s’arrête-t-il en 1994 ? En 1989, Novarina met en scène Vous qui habitez le temps au Festival d’Avignon ; puis en 1991 Je suis au Théâtre de la Bastille, et en 1995 il monte La Chair de l’homme au Tinel de la Chartreuse à Avignon. À partir de là, les créations s’enchaînent, d’autant qu’en 1998 la mise en scène de L’Opérette imaginaire [20] par Claude Buchvald conquiert soudain à Novarina un public élargi. Les créations radiophoniques cessent dès lors que l’auteur trouve à s’exprimer directement sur la scène. Si Novarina reste très présent sur les ondes (le catalogue de l’Inathèque affiche 290 notices lorsqu’on tape son nom), c’est désormais par le biais des entretiens, régulièrement programmés à l’occasion de la publication de ses livres ou de la création de ses spectacles.

La radio, et plus particulièrement le Nouveau répertoire dramatique et l’Atelier de création radiophonique, auront donc pleinement joué leur rôle de têtes-chercheuses, d’éclaireurs, de diffuseurs, de promoteurs, de tremplins d’une œuvre radicale qui a mis presque vingt ans à trouver son public au théâtre.

2. La radio comme laboratoire et mise à l’épreuve d’une écriture d’oreille

Comment Novarina s’est-il emparé du médium radiophonique ? Quelles fonctions la radio a-t-elle rempli à l’égard de l’œuvre novarinienne ? En réalité, sur les huit émissions réalisées, deux seulement sont le fait de Novarina lui-même, la première et la dernière. Elles se démarquent nettement des autres, et attribuent deux fonctions distinctes à la radio. En 1980, Novarina aborde la radio à la fois comme un lieu et un outil d’expérimentation, comme un laboratoire et une mise à l’épreuve de son langage. Carte blanche lui est donnée par Alain Trutat pour réaliser une émission qu’il intitule Le Théâtre des oreilles. Elle dure plus de deux heures et s’est constituée à partir de quatre séances d’enregistrement au studio 110 de la Maison de la Radio.

À cette époque, Novarina expérimente divers supports artistiques qui sont à la fois des prolongements et des dérivatifs de son activité d’écriture. Il a commencé à dessiner en 1978 mais c’est en 1980, la même année que cette première émission radiophonique, qu’il se livre à ses premières performances de dessin en public [21], performances qu’il appelle des crises de dessin. Or l’émission radiophonique va lui permettre de plonger plus avant dans l’univers sonore qu’il a déjà commencé à travailler par l’écriture, de développer ses recherches sur l’oralité et la voix, et de tâter du langage instrumental. Il s’enferme donc dans le studio 110 avec ses livres, La Lutte des mortsEntrée de l’homme de Valère dans le Théâtre des oreillesNaissance de l’homme de V., et des instruments : « piano, célesta, xylophone, violon, trompes, contrebasse, flûte, cor, guitare, clarinette, accordéon, voix, pieds, mains [22] ».

L’émission, expérimentale, se présente comme une immersion sonore dans un milieu – acoustique – où les frontières entre langage instrumental, langage verbal et langage vocal tendent à se dissoudre, où Novarina travaille les traversées de l’un à l’autre, les frottements : pour sortir la voix de son insularité, comme il œuvre dans ses textes à sortir le verbe de son carcan signifiant ; pour mettre en présence, comme les protagonistes d’une pièce, les différents régimes de la parole et de la voix, du bruit au son, du son au mot, du mot à la modulation, etc.

Dans La Lutte des morts, il a porté à son paroxysme une écriture visant à déstabiliser perpétuellement la lecture et l’audition, à maintenir lecteur et spectateur sur le qui-vive. L’idée centrale de ce texte était de supprimer toute perspective sémantique, sonore ou rythmique, en se fixant l’objectif fou d’écrire une langue faite d’hapax, une langue qui en finirait avec « ses refrains, son vieux système stupide d’écho [23] ». La méthode appliquée était la suivante : « […] une méthode à faire dire à sa bouche tout ce qu’elle veut. Il voulait la plier, la travailler, la soumettre tous les jours à l’entraînement respiré, l’affermir, l’assouplir, la muscler par l’exercice perpétuel – jusqu’à ce qu’elle devienne une bouche sans parole, jusqu’à parler une langue sans bouche [24] ». Son émission radiophonique prolonge et amplifie cette recherche méthodique, en tressant à ses textes sa propre voix et celle des instruments qu’il manipule, en explorant toutes les possibilités expressives et discordantes, c’est-à-dire échappant aux cadences et aux harmonies préétablies, de ces trois langages.

En somme Le Théâtre des oreilles élargit la pulsion expressive au corps entier de l’auteur, en prolongeant ses attributs (bouche, mains, pieds) par les instruments et en permettant à l’ensemble des sons émis de résonner dans l’espace. Le Théâtre des oreilles devient, matériellement, une scène et une mise en scène sonore où peut s’incarner la page écrite ; c’est l’unique possibilité offerte à Novarina de se faire homme-orchestre de son œuvre, et de lui donner, sans l’intermédiaire des acteurs et des musiciens, un corps sonore dans l’espace et le temps. On sait que Valère est un acteur empêché [25], un danseur empêché, peut-être un musicien empêché. Dans le cadre spatial, temporel et acoustique du studio 110, plus rien ne l’empêche. L’émission est une performance physique, à l’image des lectures-marathon que Novarina a inaugurées en 1972 et qu’il va poursuivre au long des années 1980. Le mot Théâtre du titre est donc à prendre au pied de la lettre, un théâtre de la dépense respiratoire et articulatoire, de l’athlétisme pulmonaire et vocal.

De fait, dans ses expériences sonores, Novarina s’inscrit sans aucun doute dans les pas de deux illustres devanciers. En explorant les possibilités expressives de la voix hors du mot, en conduisant l’oreille aux limites des cris et des bruits qu’il tire de son appareil phonatoire et des instruments, il évoque l’émission d’Artaud, Pour en finir avec le jugement de dieu : réalisée en 1947, elle est finalement diffusée en 1973 et Novarina n’a pu que l’écouter. On sait la place qu’occupe Artaud dans son œuvre, Artaud à qui il consacre une année entière et son mémoire de Master en 1965. L’autre grand aîné est Jean Dubuffet, avec qui Novarina engage une correspondance nourrie à partir de 1978 [26]. Dubuffet, grand défigurateur de l’image humaine, pour reprendre une expression chère à Novarina, s’est aussi aventuré du côté de la défiguration de l’écrit. En 1960 il fait paraître La Fleur de barbe [27], qu’il met en ondes en 1961, dans une émission [28] où on l’entend dire son texte, qu’il tresse déjà dans un réseau serré d’échos, d’improvisations musicales, de bruitages vocaux et de contrepoints sonores. Comme Le Théâtre des oreilles, La Fleur de barbe tient autant de la performance physique éprouvante que de l’émission radiophonique. Dubuffet, par ailleurs prévenu par Novarina de la diffusion du Théâtre des oreilles, lui en fera compliment :

Et le dimanche 22 juin la longue fête à France Culture, je l’ai trouvée excellente, très étonnante et régalante. Les séquences de musique m’ont paru de même farine que les musiques que j’ai faites moi-même naguère. Votre idée qu’on est jeté non dans un monde mais dans une langue, que c’est la langue et non un sang qui coule dans nos veines, est on ne peut plus fondée. Reste à tirer parti de ce faux sang [29].

On aura compris que Novarina s’intéresse de façon essentielle à ces questions de pratique du souffle, et de passage entre le souffle et la parole, entre le souffle et la pensée. Il ramasse sa pratique d’écrivain dans cette formule : « Écrire comme un expiré » et décrit ainsi le besoin qui le pousse à dire ses textes à haute voix :

Impression grandissante de folie, de forcer le monde à entendre une autre langue. Comme un sacrifice. J’offre une maladie. Besoin physique, après le livre qui s’écrit toujours en silence, de donner une lecture pour achever l’expulsion et réapprendre à souffler. […] Il ne s’agit pas d’interpréter, de diffuser oralement le texte écrit mais de pratiquer une expérience mentale d’expiration, comme un qui serait à chaque fois obligé de se nourrir de sa propre parole [30].

Cette théorisation intervient entre 1972 et janvier 1980, donc avant la réalisation du Théâtre des oreilles, dont on a vu que les enjeux dépassent de beaucoup la lecture des textes.

3. Le jeu radiophonique du théâtre novarinien : de l’expérimentation à l’affirmation d’un canon

En réalité c’est après 1980, dans les émissions suivantes, que l’Atelier de création radiophonique va réellement faire entendre l’œuvre novarinienne et donner la possibilité aux auditeurs de faire l’expérience, en temps réel, c’est-à-dire aussi en souffle et en oreille réels, de ces plongées dans une autre langue, de ces traversées respiratoires et verbales. Là où Novarina ne faisait entendre que des bribes de ses écrits, entrecoupées ou chevauchées par des compositions instrumentales, les émissions postérieures consacrées à son œuvre ont en commun de faire entendre les textes dans leur quasi-totalité et dans leur continuité, en dépit des coupes nécessaires pour ne pas excéder les heures d’antenne attribuées. Surtout, Novarina y procède en quelque sorte à une délégation de sa voix. Désormais, ce sont des acteurs qui prennent en charge ses textes. Sur les ondes vont s’élaborer les modes de jeu du théâtre novarinien qui s’imposeront ultérieurement sur les scènes.

En 1982, Jean-Loup Rivière crée Le Monologue d’Adramélech, tiré du Babil des classes dangereuses, dans une mise en ondes inégalée [31]. Cette fois les moyens propres de la radio sont exploités au profit du texte : la déformation des voix des acteurs, rendues enfantines, suraiguës et asexuées, leur « artificialisation » par la technique sonore, les effets d’échos et de superposition vocale, travaillent dans le sens de l’anti-réalisme du texte, de son refus de la représentation, de son tressage prosodique, et contrastent d’autant avec l’émergence de la voix d’Adramélech. À cet égard, l’émission de Rivière propose aussi un chef-d’œuvre de diction : entouré de Clothilde Mollet, Christian Rist et Gérard Wajeman, Alain Cuny y interprète Adramélech, ce roi biblique figurant aussi le roi du drame face à un monologue d’une longueur inhumaine. Son entrée a été annoncée en début d’émission par une musique de péplum digne des meilleures reconstitutions hollywoodiennes, qui vient rendre au Babil des classes dangereuses sa dimension burlesque et ludique. Mais la performance de Cuny constitue une sorte d’hapax historique de l’interprétation novarinienne, dans la mesure où il est le seul à avoir mis le texte à l’épreuve de la lenteur et des silences – prenant le contrepied du tempo virtuose, de la prouesse articulatoire et de la cadence étourdissante qu’adopteront par la suite les comédiens dans les spectacles de Novarina. Pas une syllabe qui ne soit investie de la masse physique de l’acteur, du grain de sa voix et de son souffle très audible, et ne s’en trouve prodigieusement incarnée, charriant avec elle toute une profondeur imaginaire. L’écriture de Novarina, soumise à cet inhabituel ralentissement qui équivaut à une mise à nu, ne perd rien de son rayonnement poétique et signifiant, de sa force d’étrangeté ni de sa puissance évocatrice. Au contraire, sa densité sonore et prosodique éclate.

Puis c’est en 1986 que René Farabet met en ondes Pour Louis de Funès [32], dans l’interprétation d’André Marcon, avant de réaliser en 1989 l’enregistrement radiophonique du Discours aux animaux [33], à nouveau interprété par Marcon (il s’agit en réalité d’une émission hybride, composée pour la première partie d’une captation de la performance de l’acteur à Saint-Émilion en juillet 1987, et pour la seconde partie d’un enregistrement de 1989 en studio). Pour ces deux émissions, Farabet se borne à capter et diffuser le jeu essentiellement vocal de Marcon, sans aucun recours à des procédés spécifiquement radiophoniques. Le canon du jeu novarinien « classique » se met en place, fait d’austérité (accentuée par un plateau absolument nu et par le pardessus sombre qui revêt Marcon et masque son corps) et d’une économie du geste tout entière tournée vers la mise en relief du seul texte, un jeu qui, curieusement, est presque un jeu radiophonique dans la mesure où il rejette tout effet scénique autre que la corporalité et la vocalité de l’acteur engagé dans la profération du texte. Sans cesse reprise au théâtre depuis sa création [34], la performance d’André Marcon dans Le Discours aux animaux est devenue un modèle d’interprétation du texte novarinien, une référence qui restera historiquement attachée à l’œuvre. Ici, voix du texte, voix de l’acteur à la radio et au théâtre ne font plus qu’une, formant un exemple assez rare de coïncidence des voix et de leur passation au travers des médias successifs.

Il convient d’ajouter à cette liste, bien que l’émission n’ait pas été réalisée dans le cadre de l’Atelier de création radiophonique mais du Nouveau répertoire dramatique, la création du Repas, en 1995, sous la direction de Claude Buchvald, dans une réalisation de Jacques Taroni [35]. À l’instar d’Adramélech, cette mise en ondes est remarquable, et la particularité du contexte radiophonique, la prise de risque de cette captation en direct et qui était jouée en public, ont permis aux comédiens de trouver un équilibre parfait entre fantaisie interprétative et virtuosité de la diction, splendeur sonore et vélocité rythmique, concentration et circulation des voix. Valère Novarina participe à cette création, endossant à nouveau sa casquette de lecteur, puisqu’il profère la longue liste liminaire et la liste finale. Dans ce dernier exemple, le dispositif de la dramatique réalisée en public et en direct démontre à nouveau que, dans le cas d’un théâtre de paroles comme celui de Valère Novarina, radio et théâtre tendent à se confondre : ici le théâtre se réalise pleinement dans la radio, et l’on se souvient de la définition que donne Novarina des acteurs et des spectateurs : « il y a ceux qui parlent et ceux qui viennent regarder parler, regarder la parole [36] ».

Dans le cas de Novarina, la radio aura ainsi permis aux textes, avant que le théâtre ne s’y risque, de déployer dans l’espace et le temps la parole comprimée sur la page, d’en faire entendre la force orale, le mouvement, la rythmique interne, la substance sonore. Or il faut l’avouer, sans ce passage par l’oral, sans la transmission de cette clé rythmique et intonative que Cuny, puis Marcon et la troupe de Buchvald ont su trouver, il est très difficile de s’aventurer dans la forêt novarinienne. L’Atelier de création radiophonique aura joué un rôle décisif, de courroie de transmission et de mise à l’épreuve des textes, entre l’auteur, les interprètes et les auditeurs, et elle est directement responsable de l’ouverture de Novarina à un plus vaste public, puisque c’est la réussite du Repas à la radio qui persuada la troupe de monter le spectacle l’année d’après à Beaubourg, et que cette mise en scène permit ensuite de monter L’Opérette imaginaire.

Il faut également saluer l’intrépidité de l’Atelier de création radiophonique qui, dans cette politique de promotion des auteurs contemporains, ne mit pas en ondes ce qu’il y a de plus facile à entendre mais au contraire, du moins dans le cas de Novarina, les morceaux de bravoure, et les plus indigestes : le monologue d’Adramélech, le plus long monologue de tout le théâtre français, écrit, selon Novarina, « dans la volonté d’épuiser l’acteur, de le pousser à bout [37] » ; Le Discours aux animaux, roman théâtral insaisissable se traduisant là encore par un immense monologue ; et la prodigieuse liste des choses à manger que développe Le Repas sur des dizaines de pages.

4. Un aperçu radiophonique de l’atelier du créateur

Ces réalisations diffèrent donc de celles que produit Novarina, en 1980 et en 1994, et j’en viens à cette dernière collaboration entre l’auteur et l’Atelier de création radiophonique. En 1994 Novarina crée Les Cymbales de l’homme en bois du limonaire retentissent, une émission de deux heures [38]. Comme pour Le Repas, le texte est issu de l’une des quatre gigantesques listes qui étayent La Chair de l’Homme, la rosace de la Loterie Pierrot. Il est égrené par Jean-Marie Patte, de façon délibérément lente et avec une platitude recherchée. À l’instar du Théâtre des oreilles, ce nouvel « essai radiophonique », comme le désigne Novarina, ne fait pas entendre le texte en continu. Novarina ne cesse d’y intervenir, d’en interrompre le déroulement, de la même façon qu’il tressait la lecture de ses extraits avec ses improvisations musicales et buccales dans la première émission. Cette fois, il insère dans la lecture de Jean-Marie Patte tout le matériau sonore dont il s’est inspiré pour nourrir et écrire cette liste. On entend tour à tour des chansons de Jean Liardet, homme du Chablais et grand ami de Novarina ; des bruits de la Foire de Crête ; les voix des animateurs de stand et notamment celle de la sœur de Gugusse qui faisait tourner la roue de la Loterie ; de la musique émanant des musiciens et des divers stands ; un accordéon ; des bruits d’animaux ; la voix du fameux Gugusse ; la musique du limonaire du manège Dufaud. Ce n’est donc pas tant le texte qui ressort, que ce matériau vivant, mouvant, cet écheveau de sons que l’écriture a entrepris à la fois de capter et de démêler. Loin de mettre en scène son texte pour en faire entendre la vertigineuse virtuosité, Novarina au contraire, via la lecture de Jean-Marie Patte, l’arythmise et l’aplanit volontairement, utilisant la radio pour remonter aux sources sonores de la liste, faire entendre l’univers bruissant de la foire de Crête. L’auditeur a ainsi l’impression d’entrer, concrètement, dans la fabrique du texte, et d’assister à l’incroyable processus de mise en mots silencieux de cette énorme masse sonore. La radio fait entendre l’arrière-plan de la langue de Valère, révèle les coulisses de son écriture, comme si elle faisait entrer dans son atelier.

Pour Novarina, la radio joue alors aussi le rôle d’un Conservatoire, ou d’un réservoir de ces bruits, de ces sons et de ces milliers de noms qu’il a si patiemment récoltés auprès des gens du pays, conservatoire des voix et des accents, des patois et des parlers des habitants du Chablais. Par la radio, il donne accès à des archives sonores qu’il n’a fait entendre nulle part ailleurs : dans une autre émission [39] on entend les chants des paysans de Trécout, la voix de sa mère, celle de Louis de Funès, le yiddish de Leile Fischer et de Léon Spiegelmann.

Novarina n’aura donc pas employé le médium radiophonique à seule fin de diffuser ses propres textes (on tombera d’accord, de ce point de vue, que Le Théâtre des oreilles était plutôt de nature à faire fuir l’auditeur ordinaire) : ce sont d’autres réalisateurs qui les auront fait entendre. Il n’aura pas exploité ou repris dans ses mises en scène les possibilités techniques du langage radiophonique dont certaines réalisations avaient démontré les ressources expressives, dramatiques et poétiques. Il n’aura pas non plus investi la radio pour développer une écriture spécifiquement radiophonique, à l’instar d’autres auteurs de cette époque, de Sarraute à Perec, de Butor à Prigent. Mais il a intégré la radio dans son processus d’écriture, soit pour confronter sa création verbale à d’autres expressions sonores, soit, en aval de ses textes, pour garder trace de leur genèse et remettre le texte à l’épreuve de la richesse phonique du réel. En cela, il a joué de la radio comme d’un instrument d’exigence et de vigilance à l’égard de sa propre écriture, s’appliquant à lui-même la mise en garde qu’il formule, en 1992, dans une émission qui n’est pas l’Atelier de création radiophonique mais Le bon plaisir : « On est naturellement sourd, naturellement redevenant sourd tous les jours, fabriquant nous-mêmes de la surdité et de la mort ; sans arrêt l’oreille doit être à nouveau conquise, l’oreille, c’est-à-dire l’ouverture d’un espace [40]. »

Notes

[1] Alain Berset (dir.), Valère Novarina, théâtres du verbe, Paris, José Corti, 2001, p. 353 ; Marion Chénetier-Alev et Valère Novarina, L’Organe du langage c’est la main [entretiens], Paris, Argol éditions, 2013, p. 10.

[2] V. Valère Novarina, Le Drame dans la langue française, Paris, Christian Bourgois, 1978 ; Le Théâtre des paroles, Paris, P.O.L, 1989.

[3] V. Valère Novarina, Le Drame dans la langue française, op. cit., p. 41 et 56 ; Pour Louis de Funès, dans Le Théâtre des paroles, op. cit., p. 124 et 127.

[4] Valère Novarina, Le Babil des classes dangereuses, dans Théâtre, Paris, P.O.L, 1989.

[5] Archive INA n° PHD99229601, « Démarches », émission produite par Gérard-Julien Salvy pour France Culture, enregistrée le 9 février 1978.

[6] Archive INA n° PHD98042222, « Du jour au lendemain », émission réalisée par Georges Haddadène, produite par Alain Veinstein et François Poirié pour France Culture, enregistrée le 1er janvier 1987.

[7] V. Pierre-Marie Héron, « Lucien Attoun, prospecteur du théâtre contemporain », dans Le Théâtre à (re)découvrir, Witold Wołowski (dir.), Peter Lang, 2 volumes, 2018, vol. I, p. 15-47.

[8] L’Atelier volant a été publié pour la première fois dans la revue Travail théâtral (Lausanne, Éditions La Cité), n°5, 1977.

[9] Archive INA n° PHD99218510, « L’Atelier volant », une émission du Nouveau répertoire dramatique, réalisée par Georges Peyrou, et produite pour France Culture par Lucien Attoun, enregistrée le 26 janvier 1972.

[10] Les interprètes en sont Tsilla Chelton, Marcel Maréchal, Jean Bolo, Colette Bergé, Bérengère Dautun, Rosy Varte, René Jacques Chauffard, Jean Martin et Denis Manuel.

[11] L’Atelier volant de Valère Novarina, mise en scène de Jean-Pierre Sarrazac, création le 25 janvier 1974 au Théâtre de Suresnes Jean Vilar.

[12] Pour un historique de cette première mise en scène, v. L’Organe du langage c’est la main, op. cit., p. 49-55.

[13] Lettre aux acteurs, dans Le Théâtre des paroles, op. cit.

[14] Valère Novarina, La Lutte des morts, dans Théâtre, op. cit.

[15] Valère Novarina, Le Drame de la vie, Paris, P.O.L, 1984.

[16] André Marcon interprétera Le Monologue d’Adramélech dans une mise en scène de Christian Rist, au festival de La Rochelle, création le 4 juillet 1984.

[17] Marie-Madeleine Mervant-Roux, « Pour une histoire des disques de théâtre », Le son du théâtre 1. Le passé audible, Théâtre/Public n°197, Gennevilliers, 2010, p. 69.  

[18] Liliane Atlan, archive INA n° PHD99236173, « Colloque Théâtre et radio », Nouveau répertoire dramatique, émission réalisée par Évelyne Frémy, produite par Lucien Attoun, diffusée le 13 novembre 1980 sur France Culture.

[19] Valère Novarina, Marion Chénetier-Alev, L’Organe du langage c’est la main, op. cit., p. 40.

[20] L’Opérette imaginaire de Valère Novarina, mise en scène de Claude Buchvald, création le 21 septembre 1998 au Quartz de Brest.

[21] À la galerie MEDaMOTHI à Montpellier le 2 avril 1980 ; à la galerie Art Contemporain-Jacques Donguy à Bordeaux, les 11 et 12 juin ; à la galerie Arte incontri, Fara Gera d’Adda, en Italie, le 14 décembre.

[22] Archive INA n° PHD86076547, « Le Théâtre des oreilles », émission réalisée par Valère Novarina pour l’Atelier de création radiophonique, produite par Alain Trutat, diffusée le 22 juin 1980.

[23] Le Drame dans la langue française, op. cit., p. 51.

[24] Valère Novarina, Entrée dans le théâtre des oreilles, dans Le Théâtre des paroles, op. cit., p. 67.

[25] Il échoue au Conservatoire en 1962, mais il écrit en 1972 : « Acteur, je n’ai jamais été que ça. Non pas l’auteur mais l’acteur de mes textes, celui qui les soufflait en silence, qui les parlait sans un mot » (« Carnets », dans Le Théâtre des paroles, op. cit., p. 85).

[26] Jean Dubuffet & Valère Novarina, Personne n’est à l’intérieur de rien, Paris, L’Atelier contemporain, 2014.

[27] Édition d’auteur limitée à 500 exemplaires, texte imprimé sur papier vélin Arches par l’imprimerie Duval.

[28] Archive INA n° PHD99280548, « La Fleur de barbe », émission produite et réalisée par Jean Dubuffet, diffusée le 1er janvier 1961.

[29] Jean Dubuffet & Valère Novarina, Personne n’est à l’intérieur de rien, op. cit., p. 17.

[30] « Carnets », dans Le Théâtre des paroles, op. cit., p. 86-87.

[31] Archive INA n° PHD98023935, émission « Abécédaire », produite et réalisée pour l’Atelier de création radiophonique par Jean-Loup Rivière, enregistrée le 1er janvier 1982.

[32] Archive INA n° PHD98038939, « Suite Valère Novarina », émission de l’Atelier de création radiophonique produite et réalisée par Monique Burguière et René Farabet, enregistrée le 1er janvier 1986.

[33] Archive INA n° 00388810, « Le Discours aux animaux de Valère Novarina », émission de l’Atelier de création radiophonique produite et réalisée René Farabet, enregistrée le 1er janvier 1989.

[34] La pièce a été créée par André Marcon au Théâtre des Bouffes du Nord, le 19 septembre 1986. Au moment où s’écrit cet article, en décembre 2018, la dernière représentation d’André Marcon dans Le Discours aux animaux date d’août 2018, au colloque Valère Novarina de Cerisy, plus de trente ans donc après sa création.

[35] Archive INA n° 00029342, « La Chair de l’homme : Le Repas », émission du Nouveau répertoire dramatique réalisée par Jacques Taroni et produite par Lucien Attoun, dans une dramaturgie de Claude Buchvald, diffusée le 13 mai 1995.

[36] Archive INA n° 00755749, Le Bon plaisir, émission produite et réalisée par Yvonne Taquet pour France Culture, enregistrée le 17 septembre 1992.

[37] « Abécédaire », émission citée.

[38] Archive INA n° 00599102, Les cymbales de l’homme en bois du limonaire retentissent, émission de l’Atelier de création radiophonique produite et réalisée par Valère Novarina, enregistrée le 20 mars 1994.

[39] « Le Bon plaisir », émission citée.

[40] Ibid.

Auteur

Marion Chénetier-Alev est maître de conférences en études théâtrales à l’École Normale Supérieure d’Ulm,  membre de l’UMR 7172 THALIM-Arias (CNRS). Ses recherches portent sur la stylistique et la dramaturgie des écritures dramatiques modernes et contemporaines ; sur la théorie et la poétique du travail de l’acteur ; sur l’histoire et les enjeux de la critique dramatique ; ainsi que sur les liens entre théâtre et radio, et l’histoire sonore du théâtre. Auteur de L’Oralité dans le théâtre contemporain (Éd. Universitaires Européennes, 2010), elle a également publié un livre d’entretiens avec le dramaturge Valère Novarina, L’Organe du langage, c’est la main (Argol, 2013) ; dirigé des collectifs sur la critique dramatique (PUFR, 2013), l’histoire sonore du théâtre (Éditions Ulm, 2017), et le jeu de Maria Casarès (RHT, 2018). Traductrice, elle a également co-publié l’édition scientifique et bilingue du Théâtre des Fous d’E. Gordon Craig (IIM/L’Entretemps, 2012).

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