Présentation. « … s’écrire le plus souvent possible pour savoir si l’on vit »


Les correspondances de Blaise Cendrars qui peu à peu se découvrent à nous offrent au lecteur un point de vue privilégié  sur son œuvre, sur la complexité de l’auteur également, qui fut tout autant « un  bourlingueur des lettres »  qu’un « parcoureur » de mondes. Il est désormais possible d’aborder ce massif aux frontières de l’œuvre, que Genette qualifie d’« épitexte public » et d’explorer les constructions de soi, les modalités d’être adaptées à chaque destinataire, Raymone Duchâteau, sa compagne, Jacques-Henry Lévesque, l’ami et l’interlocuteur littéraire, Guy Tosi, son éditeur ou encore Henry Miller. Une première journée d’étude, qui nourrit le présent numéro, s’est employée à dégager les caractéristiques des échanges cendrarsiens, les difficultés d’édition spécifiques liées à sa pratique épistolaire. On rencontrera au fil des articles les hantises, les blessures, les jugements critiques d’un homme qui ne mâche pas ses mots et construit son image pour un destinataire privé, sans souci du devenir de ses lettres. L’auteur livre aussi la clé des coulisses de l’écriture et certaines de ces correspondances sont un véritable journal de bord de l’œuvre in progress, que soutient le catalogue des sources et citations ou encore le détail des tractations souvent âpres avec les éditeurs ;  un inédit ou un poème oublié y resurgit parfois.

Pour replacer dans le contexte moderniste les pratiques épistolaires de Blaise Cendrars plusieurs articles étudient celles de ses contemporains les plus proches, Apollinaire, Le Corbusier, Cocteau, ou  encore Segalen, qui fut un poète et un voyageur bien différent dont les lettres retracent ici la  traversée de la guerre 1914-1918. Nous entendons par ce numéro ouvrir une série d’ateliers sur les correspondances des poètes des avant-gardes du XXe siècle qui invitent à infléchir ou à compléter l’historiographie.

As readers delve further into the letters of Blaise Cendrars, they discover privileged insight into the author’s complexity and work. Cendrars was at the same time a literary explorer and globe-trotter. Through this lens, we can approach the vast territory at the frontier of what Genette calls public epitext, and explore how Cendrars develops different representations of himself depending on his correspondents : Raymone Duchâteau, his companion, Jacques-Henry  Lévesque, his friend and trusted literary confidant, Guy Tosi, his publisher and, among others, Henry Miller. A first workshop, the results of which are published here, explored the characteristics of Cendrars’s correspondences as well as the editorial difficulties that arise when publishing them. One after the other, the articles reveal obsessive fears, wounds and critical judgments of a man who did not mince his words, without any care for the posthumous destiny of his letters. They also reveal the underpinnings of Cendrars’s creative process, some of which are true logbooks showing the author’s work in progress, cataloging sources and quotes and even often harsh editorial negotiations. Sometimes, an unpublished or forgotten poem arises.

Replacing Blaise Cendrars’s epistolary practices within the modernist context, several articles also examine letters by artists to whom he was close: Apollinaire, Le Corbusier, Cocteau, and for comparative purposes, Segalen, also a poet and world traveler, whose letters retrace his journey through World War 1.


À l’heure de l’ouverture des archives de nombreux écrivains du XXe siècle, de la publication des correspondances en ligne ou sur papier, la réflexion sur les pratiques épistolaires mais aussi sur les méthodes et la déontologie éditoriales, fort avancée en ce qui concerne les écrivains du XIXe siècle, est à compléter pour ceux dont les lettres sont plus récemment sorties au grand jour [1]. Dans le cadre d’une série de journées d’étude consacrées à l’édition des correspondances des poètes des avant-gardes du XXe siècle, une première rencontre s’est organisée autour des correspondances de Blaise Cendrars [2], avec une contextualisation élargie aux pratiques épistolaires de trois de ses contemporains : Cocteau et Apollinaire, ses amis et rivaux, et Segalen. À la différence de Cendrars, Segalen, comme Apollinaire, fait partie de ces écrivains qui écrivent abondamment pendant la guerre. Victor Segalen vient ici fournir l’exemple d’un poète qui, loin du petit milieu des modernistes parisiens, partage avec Cendrars l’expérience du voyage et celle de la première guerre. Il témoigne du passage entre deux mondes : ses voyages de médecin dans la marine coloniale s’engagent encore sous le signe de l’exotisme finissant mais l’amènent à formuler une théorie de la diversité comme valeur − pensée pour le moins inédite dans le monde colonial. Cendrars, lui, « part pour partir », sans entretenir ce qu’on pourrait appeler une « correspondance de voyageur ». À travers ces échanges, nous avons d’abord souhaité faire apparaître, au-delà des révélations privées qui attirent autant le lecteur que le chercheur vers les correspondances d’écrivains, la spécificité de l’écriture épistolaire de Blaise Cendrars et la contextualiser.

Le « nomadisme », consubstantiel à la lettre comme l’a souligné Brigitte Diaz, convient au mieux à la pensée bourlingueuse de Cendrars. Les lettres de Cendrars, parfois anodines, factuelles, laconiques et parfois truculentes dans leurs jugements sur le champ littéraire contemporain, riches de commentaires sur les écrits en cours, s’imposaient aussi à notre attention par les questions méthodologiques qu’elles permettent de poser ; Cendrars est connu du grand public pour ses autoportraits de bourlingueur, ses coups de gueule et ses récits emportés qui sont comme tous les masques à la fois révélateurs et protecteurs des secrets de l’être. Le poète pratique dans ses correspondances le cloisonnement, joue du déplacement et de la transposition, répartit entre ses destinataires des vérités fragmentées ; les élaborations mythiques autour de la genèse des œuvres et les histoires, fabuleuses ou non, des manuscrits perdus ou pillés, des malles volées, brouillent les pistes à dessein et laissent de multiples incertitudes. Les mythes d’écriture qui se constituent et se transmettent tant au fil des lettres que dans les récits forment ainsi un « épitexte public », selon la terminologie de Genette, qu’on aurait tort d’utiliser au premier degré comme un document pour écrire l’histoire, mais tort aussi de minorer. Si les correspondances sont des écrits « destinés » et servent aussi bien à dissimuler qu’à informer, elles permettent des recoupements, des vérifications de date, de lieu qui infirment ou confirment ; elles montrent sur le vif le processus d’élaboration des figures de l’auteur. Enfin et surtout, les lettres aux éditeurs, à Jacques-Henry Lévesque, à quelques amis écrivains (Miller, Poulaille, t’Serstevens) et directeurs de revue sont fécondes en réflexions métapoétiques, éclairant le lecteur sur l’art poétique, les techniques narratives, les principes de composition, les stratégies éditoriales. Brigitte Diaz résume ainsi les trois principales fonctions des correspondances auxquelles celles de Cendrars ne se dérobe pas : « la fonction génétique, la fonction médiatique, la fonction critique. La synergie de ces trois fonctions dote la correspondance d’une valeur littéraire, qui la fait participer activement et pleinement à la création et à la vie de l’œuvre ». Celles de Cendrars sont des objets littéraires à part entière ; que l’écrivain ait ou non l’intention d’en faire une vitrine du style, un mausolée ou un addendum posthume à l’œuvre ne décide pas du statut littéraire d’une correspondance.

          On ne s’est pas attardé sur ces deux questions préalables que suscitent inévitablement les publications des lettres privées des écrivains et des artistes en général: est-il légitime de s’intéresser aux correspondances et, comme le demandait Hughes Richard à Cendrars, « a-t-on le droit de publier les écrivains morts sans les consulter ? » ― ces deux questions de principe se posent à tout éditeur /lecteur de correspondance et n’ont rien de spécifique à Cendrars qui, d’ailleurs, a répondu à la deuxième : « Cela m’est bien égal de savoir le sort futur de mes manuscrits. Corbeille à papier ou éditeur ? Le sort en décidera. » Sans doute ne pensait-il pas seulement à ses lettres et par ailleurs n’était-il pas aussi indifférent qu’il le dit au sort des milliers de feuillets qu’il laissait derrière lui : sa correspondance montre son souci de la transmission de l’œuvre, sans fétichisme des manuscrits qu’il conserve toutefois quand il le peut… à moins qu’il ne se serve des versions inabouties et du verso des brouillons comme papier à lettres, ce qui est une autre manière d’assurer leur survie. Pour sa part, il détruit sauf rares exceptions les lettres reçues et demande parfois (rarement) à Raymone de brûler celles qu’il laisse derrière lui. À la question portant sur l’intérêt et la légitimité de la lecture des correspondances, Cendrars a délégué à Thérèse, un des personnages de Emmène-moi au bout du monde !… sa réponse :

Il y a quelques années, j’ai vendu toutes les lettres qu’il [son mari Maurice Strauss alias Marcel Schwob] m’avait adressées à son meilleur ami, un éditeur, qui les a publiées, ce que Kramer [personnage de critique littéraire et dramatique], qui est en train de bouder au fond du corridor et qui fait une drôle de bobine, ne m’a jamais pardonné. Je me demande pourquoi? J’adore connaître la vérité sur les gens et je comprends très bien qu’il y ait un public pour ce genre d’ouvrages. Bien sûr, la famille du mort n’est pas contente à cause des indiscrétions et ses amis les plus intimes crient au scandale. Alors, pourquoi le fréquentaient-ils de son vivant? On sait bien qu’on n’est pas des saints sur terre et je préfère un président de la République qui passe de vie à trépas dans les bras d’une gourgandine à un général qui meurt dans son lit [3].

Mais cette réponse qui plaide pour la divulgation posthume des secrets d’alcôve et la puissance de scandale d’une vie semble cantonner ce type d’écrit intime dans un intérêt anecdotique et voyeuriste. Elle laisse de côté « l’invention du sujet » qui passe par l’expression épistolaire et la construction du moi, comme les informations de génétique textuelle. Gérard Genette y voit un seuil de l’œuvre et le défend à une époque où « la mort de l’auteur » a balayé les sources biographiques – pour le meilleur et le pire largement réhabilitées au XXIe siècle; il place les correspondances parmi les épitextes privés, en opposition aux épitextes publics, comme les entretiens. Et il précise ainsi la curieuse position d’indiscret toléré qui est celle du lecteur :

Dans l’épitexte public, l’auteur s’adresse au public, éventuellement à travers un médiateur, dans l’épitexte privé il s’adresse d’abord à un confident réel, perçu comme tel, et dont la personnalité importe à cette communication jusqu’à en infléchir la forme et la teneur. Si bien qu’à l’autre bout de la chaîne le public finalement admis dans cette confidence ou cette intimité, « prend connaissance », d’une manière toujours différée, d’un message qui ne lui est pas adressé au premier chef, « par-dessus l’épaule » d’un tiers authentiquement traité comme une personne singulière […] [4]

Cette lecture oblique à laquelle convie la lettre sortie de l’espace privé implique un travail d’édition particulier : la connivence, l’allusion qui recréent dans la lettre l’espace commun implicite des deux locuteurs en conversation sont insaisissables pour le lecteur qui s’introduit en tiers – l’appareil des préfaces, annexes documentaires, notes de fin ou de bas de page, plus ou moins digeste, tente en général d’y remédier : se contentera-t-on d’élucider les références à des hommes, événements, ouvrages oubliés, de pallier les effets du temps, ou ira-t-on plus loin dans les éléments de contextualisation pour replacer tel jugement, telle analyse en perspective dans l’histoire des années trente ou de l’Occupation ? L’éditeur inévitablement sélectionne par ces choix les lecteurs d’une correspondance.

Que pouvons-nous attendre de la publication des correspondances d’écrivain? « Ces lettres sans littérature, écrites avec une rapidité fébrile, sont souvent sublimes de concentration, d’intensité, et d’un cri rattaché par une fibre musicale à quelque chose d’immortel » écrivait Thibaudet dans la NRF en janvier 1925. Mais ces lettres ne sont jamais tout à fait sans littérature – dès lors qu’on se fait de la littérature une conception moins classique que celle de Thibaudet ; elles engagent nécessairement une définition de la littérature et de ses enjeux vitaux.

*

Cendrars (1887-1961) a toujours fait partie des écrivains qui jouent de leur image publique, se fabriquant une identité au fil des années et des interlocuteurs. La figure du bourlingueur, aventurier et raconteur d’histoires qu’il s’est construite, anti-académique, a sans doute longtemps différé la reconnaissance littéraire de cette œuvre majeure de la modernité du XXe siècle. La publication des correspondances de Cendrars, confortée par l’entrée de l’écrivain dans la Bibliothèque de la Pléiade à partir de 2013 [5] et les multiples éditions et rééditions en poche, permet de découvrir sinon un « autre Cendrars », qui serait « le Cendrars privé » ou le « vrai Cendrars », plusieurs Cendrars qui ont pour dénominateur commun de s’ajuster à l’image qu’ont de lui chacun de ses destinataires : selon les interlocuteurs et les rapports de force, on le voit bourru, tendre, féroce, misanthrope, tantôt superstitieux, tantôt mystique sans foi, d’une lucidité sans compromis, vitupérateur de son temps, ascète résigné au pire, négociateur retors, ami à la dent dure ou chevalier servant. Cendrars se place en rupture avec le milieu littéraire qui accède à la notoriété dans les années trente et au statut de gloire nationale après la guerre – de Gide à Eluard ou Aragon –, mais il communique avec Henry Miller, Henry Poulaille, Robert Guiette, t’Serstevens, de nombreux écrivains, et éditeurs : c’est dire qu’avec lui se découvre un curieux paradoxe, spécifique des avant-gardes, celui d’écrivains en rupture de clan, qui revendiquent leur marginalité, dénoncent les processus de légitimation traditionnels et même l’activité littéraire qu’ils opposent à la vie et à l’action, non sans envoyer tous azimuts d’innombrables missives. On le découvre à la fois grand mécréant devant l’Histoire et démystificateur du champ littéraire, pourfendeur de la critique mais extrêmement attentif à son accueil et blessé de ses silences. La publication progressive des correspondances dans de nombreux numéros des revues cendrarsiennes (Continent Cendrars et Feuille de routes, Constellation Cendrars), dans les Cahiers du centre de recherches intertextuelles, puis dans Ritm, revues du Centre de recherches de l’Université de de Nanterre et, depuis 2013, dans la collection « Cendrars en toutes lettres » que dirige Christine Le Quellec Cottier [6] aux Éditions Zoé, à Genève, permet désormais d’envisager les figures multiples et mobiles de l’écrivain, dans la communication privée, en situation de confidence et d’amitié, de demande, de négociation ou de discussion entre pairs. L’auteur y évoque avec prudence sa situation personnelle, son regard sur son temps, commente le travail en cours, expose ses projets d’écriture : nous assistons à la « fabrique du texte », découvrons ses affinités, ses sources, ses jugements. Selon l’expression un peu galvaudée, la correspondance de Cendrars nous ouvre donc ce « laboratoire de l’œuvre », où un art poétique prend conscience de lui-même et trouve à se formuler. Les lettres à Jacques-Henry Lévesque donnent des renseignements précieux sur l’œuvre en cours d’élaboration, l’abandon, la reprise des projets d’écriture – ainsi de ce fantomatique John Paul Jones qui hante Cendrars au long des années trente pour s’effacer [7] devant la tétralogie. Elles constituent le banc d’essai de certaines scènes romanesques, risquent des idées techniques novatrices, et donnent des indications sur les lectures et les sources livresques ; elles permettent au premier éditeur des Poésies complètes, Jacques-Henry Lévesque, de comprendre l’architecture d’un recueil comme Feuilles de route et l’évolution d’un projet inachevé Au cœur du monde ; elles ont permis de retrouver trace d’un poème oublié, comme celui qui fut envoyé avec d’autres à Tarsila do Amaral pour accompagner son exposition à Paris, mais ne fut pas repris dans son catalogue et échappa ainsi aux premières éditions de Poésies (presque) complètes ; elles montrent sans fard comment l’auteur négocie avec ses éditeurs. Elles définissent, comme l’écrit Brigitte Diaz, le lieu de « l’élaboration d’une pensée critique de la littérature. L’échange épistolaire définit un espace critique privé à l’opposé de l’espace public de la presse, et c’est dans ce débat ouvert par et dans la correspondance que se forgent des valeurs esthétiques et que s’élabore une poétique [8] ».

L’étude de quelques-unes de ces correspondances de Blaise Cendrars montre qu’en toute cohérence avec son apologie de l’utile et sa conception de la communication moderne, qu’illustrent parfaitement ses échanges avec Le Corbusier, le poète, à la différence de nombre de grands écrivains depuis le XVIIIe siècle, ne cultive pas à travers ses lettres une autre modalité des Belles Lettres. La lettre n’est pas chez lui, écrite en toute conscience pour passer à la postérité dans un volume posthume – même si, comme on l’a vu, cette possible issue lui est indifférente puisqu’il appartient selon lui à chacun d’effacer les traces qu’il juge inopportunes, en temps voulu. Les courriers de Cendrars souvent brefs, sans fioriture, vont droit au but ; les marques visuelles et signes d’énonciation disent l’impatience, l’euphorie du retour à la création, la colère, soulignent à triple ou quadruple traits l’essentiel, conservent la trace du geste – tirets de toutes tailles, parenthèses, points d’exclamation multipliés. Parmi les lettres écrites à Jacques-Henry Lévesque celles envoyées du haras d’Élisabeth Prévost dans les Ardennes [9], avec leurs descriptions de forêts d’automne et les scènes villageoises croquées sur le vif, forment sur quelques mois, en 1939, un ensemble exceptionnel par leur longueur et la qualité des métaphores, les trouvailles expressives, une recherche stylistique des bonheurs d’écriture. On a privilégié ici les correspondances majeures avec Raymone, avec Jacques-Henry Lévesque, qui couvrent une grande partie de la vie du poète et sont en partie croisées. Blaise Cendrars détruisant les lettres reçues, ayant perdu pendant la guerre celles qu’il avait malgré tout conservées, les réponses des destinataires sont rares et erratiques. Les études qui suivent illustrent les principales fonctions de ces échanges : maintenir présents au cœur de l’absence les liens amoureux, amicaux, sociaux, donner des nouvelles de la santé des uns et des autres, de celle du monde : quand les journaux se taisent en temps de guerre, la poste, bien que capricieuse et soumise à la censure, reste le seul moyen d’avoir des informations sur les remaniements à Vichy, les débarquements, en Provence et en Normandie, de faire l’état du ravitaillement ou simplement de savoir si les proches ont survécu au dernier bombardement. Elles sont aussi les supports d’âpres négociations entre Cendrars et ses éditeurs (comme Tosi) et montrent comment peu à peu le combat s’instaure entre le poète et celui qui bon an mal an, doit s’il veut vivre de sa plume, exercer le « métier d’homme de lettres ».

Ces écrits périphériques au statut littéraire ambigu que sont les correspondances sont porteurs de présupposés critiques et théoriques majeurs. Cendrars, Breton dans « Clairement » (texte repris dans Les Pas perdus), et plus largement les écrivains d’avant-garde défendent tous le critère de la vie comme pierre de touche de la valeur littéraire ; cette conception de l’œuvre-vie, vérifiée, validée, légitimée par la vie vécue, a autorisé un regard nouveau sur la relation entre la biographie et l’œuvre, qui confère aux correspondances une valeur accrue. Si la correspondance est, comme on s’y attend, une fenêtre ouverte sur l’homme complexe, extrême, qu’est Cendrars, sur son regard sur la période d’Occupation et l’après-guerre, si elle nous confirme l’impatience du voyageur retenu au port, elle corrige aussi l’image physique du bourlingueur − qui apparaît d’une santé fragile, comme une plante sensitive toujours en alerte, neurasthénique et conscient de l’être −, et nous découvre sous le râleur bourru et misanthrope, une humanité généreuse et rugueuse. L’aventurier, flambeur et grand conteur qui détestait parler de littérature « parce qu’un homme de lettres pourrait manquer la vraie vie », se rêve aussi en ascète, en « stylite bien éveillé », sacrifiant sa vie à l’écriture de la vie, l’espace et le mouvement à l’invention de la « fragmentation du temps ». La complexité, la mobilité de Blaise Cendrars que manifestent les correspondances enrichit considérablement la figure élaborée dans l’œuvre, ne serait-ce qu’en révélant justement cette part construite d’un mythe de soi dont on arpente le chantier avec ses échafaudages, ses matériaux, ses extensions abandonnées, pour vérifier finalement ce que l’on devinait, mais sans soupçonner à quel point : que l’œuvre avait produit derrière ce nom un être, Blaise Cendrars, somme de ses avatars, habité par l’écriture, à chaque instant rongé et sauvé par elle : l’œuvre était le sujet, le sujet était l’œuvre.

La réflexion sur ces correspondances privées, adressées à des correspondants très divers, leur contextualisation, grâce aux chercheurs qui ont travaillé sur les lettres d’autres grands contemporains (Apollinaire, Le Corbusier, Cocteau, Segalen) permettront de se demander quel rôle joue une correspondance quant à la lecture de l’œuvre, quant à la réception de l’écrivain : l’éditeur doit-il tout publier ? Qui sont les lecteurs de correspondances ? Comment rendre lisibles ces échanges souvent chargés d’allusions et d’implicites – notamment quand on n’a pas en main une « correspondance croisée » ? Par quels moyens conserver l’émotion attachée à la graphie, aux supports ? Quel statut accorder à la lettre parmi les « péritextes » de l’œuvre ? Ce sont là quelques-unes des questions préalables qui se posent à tout éditeur de correspondance, mais les communications qui suivent en se concentrant sur Cendrars et ses contemporains ouvrent sur des questions plus spécifiques du XXe siècle.

Plus largement, nous avons souhaité au cours d’une série de journées d’étude recenser les questions méthodologiques, morales, idéologiques, voire juridiques que soulève au XXe siècle l’édition des correspondances et confronter les réponses que leur apportent les écrivains et leurs éditeurs. Est-il dans les correspondances des modernistes et des avant-gardistes des traits qui les distinguent ? Dans quelle mesure les rapports qu’entretiennent la poésie avec la littérature, l’écriture avec la vie, l’écrivain avec la société et le monde tels que les redessinent conflictuellement les avant-gardes définissent-ils des pratiques épistolaires spécifiques ? Il a paru légitime d’ouvrir cette série par Blaise Cendrars qui a voyagé en écriture plus encore que dans l’espace, et dont les lettres, partiellement éditées, occupent un nombre de boîtes impressionnant du fonds Cendrars de la Bibliothèque nationale de Berne. Qu’elle soit ici remerciée, ainsi que Miriam Cendrars, pour son accueil généreux de nos projets. Une pensée particulière, empreinte à la fois de reconnaissance et de tristesse, est ici dédiée à celle qui nous a quitté au printemps 2018, ainsi qu’à Maurice Poccachard, Président de l’Association des Etudes Internationales Blaise Cendrars, brutalement décédé en septembre 2018. Il avait généreusement ouvert pour nous sa collection de lettres de Guy Tosi, Blaise Cendrars et Henry Miller, dont les notes viennent ici comme un dernier signe d’amitié. À tous deux nous dédions cette publication.

Notes

[1] Les travaux de Gérard Genette notamment dans Seuils, de Brigitte Diaz (L’Épistolaire ou la pensée nomade, Paris, PUF, 2002, Stendhal en sa correspondance ou l’Histoire d’un esprit, Paris, Champion, 2003), de Françoise Simonet-Tenant (Journal personnel et correspondance (1785-1939) ou les affinités électives, Louvain-la-Neuve, Academia Bruylant, « Au cœur des textes », 2009), chaque numéro de la revue L’Épistolaire, publiée par l’A.I.R.E., ainsi que les nombreux volumes édités par Claire Paulhan ont prouvé s’il était besoin la légitimité de la lecture des correspondances d’écrivains ; leur apport fécond tient aussi, paradoxalement, à leur statut ambigu, entre document, journal de l’œuvre en cours, invention de soi ou construction d’une posture d’écrivain. Voir aussi L’Épistolarité à travers les siècles. Geste de communication et/ou d’écriture, M. Bossis et Ch. A. Porter (dir.), Stuttgart, Franz Steiner Verlag, 1990 et Alain Tassel, Valeurs et Correspondances, Paris, L’Harmattan, 2010.

[2] Sous la direction de Marie-Paule Berranger et Christine Le Quellec-Cottier à l’université Paris 3-Sorbonne nouvelle, le 27 janvier 2017.

[3] Emmène-moi au bout du monde !…, texte, notice et notes de Marie-Paule Berranger dans Blaise Cendrars, Œuvres romanesques, éd. sous la direction de Claude Leroy, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », II, 2017.

[4] « Ce qui distingue l’épitexte privé de l’épitexte public n’est pas exactement l’absence de visée du public et donc d’intention de publication : bien des lettres, bien des pages de journal sont écrites dans une claire prescience de leur publication à venir, et l’effet qu’exerce sans doute cette prescience sur leur rédaction n’entame pas leur caractère privé voire intime. Ce qui définira pour nous ce caractère, c’est la présence interposée entre l’auteur et l’éventuel public, d’un destinataire premier (un correspondant, un confident, l’auteur lui-même) qui n’est pas perçu comme un simple médiateur ou relais fonctionnellement transparent, une « non-personne » médiatique, mais bien comme un destinataire à part entière, à qui l’auteur s’adresse pour lui-même, fût-ce avec l’arrière-pensée de prendre le public à témoin de cette interlocution » (Gérard Genette, Seuils, Paris, Seuil, p. 341).

[5] Œuvres autobiographiques, sous la direction de Claude Leroy avec la collaboration de Christine Le Quellec-Cottier, Jean-Carlo Flückiger, Michelle Touret, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2013 ; Œuvres romanesques précédées des Poésies complètes, sous la direction de Claude Leroy avec la collaboration de Marie-Paule Berranger, Myriam Boucharenc, Christine Le Quellec-Cottier, Jean-Carlo Flückiger, Michelle Touret, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2017.

[6] Plusieurs volumes ont déjà paru : Blaise Cendrars – Henry Miller, Correspondance 1934 – 1959, « Je travaille à pic pour descendre en profondeur », édition critique de Jay Bochner, 2013 ; Blaise Cendrars –Robert Guiette, Lettres 1920 – 1959, « Ne m’appelez plus… maître », édition critique de Michèle Touret, 2013 ; Blaise Cendrars – Henry Poulaille, Correspondance 1925 – 1961, « Je travaille et commence à en avoir marre », édition critique de Christine Le Quellec Cottier, 2014 ; Cendrars – Raymone Duchâteau, Correspondance 1937 – 1954, « Sans ta carte je pourrais me croire sur une autre planète », édition critique de Myriam Boucharenc, 2015, Blaise Cendrars–Jacques-Henry Lévesque, Correspondance 1922 – 1959, « Et maintenant veillez au grain ! », édition critique de Marie-Paule Berranger, 2017.

[7] « Antérieure à la naissance de l’œuvre, la correspondance peut aussi témoigner d’une non-naissance : œuvres avortées dont ne subsistent parfois que ces traces indirectes et quelques ébauches » (Gérard Genette, op. cit., p. 344). Parmi ces branches mortes que sont les projets abandonnés, certains comme la Vie de John Paul Jones et La Carissima, poussés fort loin par des années de recherche documentaire et d’écriture, sont le terreau de nombre des récits majeurs ; leur importance n’est révélée que par les correspondances et les brouillons.

[8] Brigitte Diaz, Correspondances d’écrivains au XIXe siècle : la valeur critique ajoutée, consultable en ligne sur https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-00757742, janvier 2010.

[9] Les échanges avec Élisabeth Prévost ont été présentés par Monique Chefdor dans Madame mon copain. Élisabeth Prévost et Blaise Cendrars : une amitié rarissime, Nantes, éd. joca seria, 1997.

Auteur

Marie-Paule Berranger est professeur de littérature française du XXe siècle à l’Université Sorbonne nouvelle, au sein de l’UMR Thalim. Ses travaux portent sur le surréalisme (Dépaysement de l’aphorisme, Corti, 1988), la poésie de Robert Desnos, Blaise Cendrars, Frédéric Jacques Temple (Périples et parages, l’œuvre de Frédéric Jacques Temple, actes du colloque de Cerisy en collaboration avec Pierre-Marie Héron et Claude Leroy, Hermann, 2016), les genres dans la poétique des avant-gardes et l’histoire de la critique (Évolutions/Révolutions des valeurs critiques, Presses de la Méditerranée, 2015). Elle a édité en 2017 le  dernier roman de Blaise Cendrars Emmène-moi au bout du monde !… (Bibliothèque de la Pléiade) et la correspondance Blaise Cendrars ‒ Jacques-Henry Lévesque aux éditions Zoé.

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« Sans ta carte je pourrais me croire sur un autre planète »

Texte intégral

Plus d’un demi-siècle après sa rédaction, est parue la correspondance de Blaise Cendrars et de Raymone Duchâteau [1]. Quelques 700 missives (cartes, lettres, billets, télégrammes ou « pneus ») écrites par Cendrars entre 1937 et 1954, auxquelles s’ajoutent une quarantaine de lettres de Raymone ayant échappé à la destruction par le feu de la main même de son destinataire (conformément au vœu de sa destinatrice) – elles n’en sont que plus précieuses. Quatre années pleines – déduction faite des périodes de retrouvailles – d’échange épistolaire entre l’un des grands écrivains du XXe siècle, désormais « pléiadisé [2] », et une actrice dont la mémoire, quoique discrète, restera attachée à l’histoire du théâtre et du cinéma. Elle a joué sous la direction de Pitoëff, de Dullin, de Copeau et fait partie de la troupe de Louis Jouvet. Elle a connu les meilleurs dramaturges de son temps – Giraudoux, Anouilh, Guitry –, côtoyé les actrices les plus en vue de l’époque : Viviane Romance, Arletty, Marguerite Moreno – dont elle fut très proche. La Folle de Saint-Sulpice dans la mise en scène historique de La Folle de Chaillot par Louis Jouvet au Théâtre de l’Athénée en 1945, c’était elle ; elle encore que l’on peut toujours apercevoir dans Hôtel du Nord de Marcel Carné (1938), dans Remorques de Jean Grémillon (1939), dans La Fête à Henriette de Julien Duvivier (1952) … Raymone, donc (c’était son nom de scène) et, de son nom de plume, Blaise Cendrars.

Autant dire qu’il s’agit d’une correspondance exceptionnelle – du fait de la personnalité des deux épistoliers comme du lien, aussi essentiel que singulier, qui les unit. Une correspondance qui compte parmi les dernières de cette importance, en ce crépuscule du genre épistolaire – du moins postal et manuscrit – dont le XXIe siècle s’active à exhumer les ultimes spécimens. Exceptionnelle, elle l’est aussi par l’amplitude de sa portée documentaire. Précieux témoignage vécu sur la période de l’Occupation en Provence, elle se lit aussi comme un journal de l’œuvre et l’une des sources principales de la genèse des « Mémoires sans être des mémoires » que forme la tétralogie de L’Homme foudroyé (1945), La Main coupée (1946), Bourlinguer (1948) et Le Lotissement du ciel (1949). Elle jette sur la biographie de Cendrars, ses relations familiales, amicales et professionnelles, notamment, un éclairage de premier plan. Quant à sa relation avec Raymone, elle y apparaît sous ce jour ni tout à fait ordinaire, ni tout à fait extraordinaire, propre au romanesque hybride – mi-réalité, mi-fiction –, de ces « histoires vraies », dont Cendrars a toujours eu le goût, que ce soit dans le roman, comme dans le reportage. Elle est exceptionnelle, enfin, par son amplitude chronologique, qui nous découvre plusieurs visages, très différents selon les époques, du poète de La Prose du Transsibérien. Août 1937 : Blaise délaissé, trahi, « abandonné », comme il le dit, par Raymone, lui écrivant une poignante lettre de rupture. « Adieu ! Raymone, adieu !/Je te dis adieu, sans haine et sans reproche, en te plaignant de tout mon cœur : Adieu et que Dieu te protège [3] ! » : c’est sur ces mots que s’ouvre la correspondance. Des mots qui énoncent à point nommé, la loi du genre : pour s’écrire, il faut être séparé. Fin 1939 : Cendrars en uniforme de correspondant de guerre dans le corps expéditionnaire britannique pour son dernier reportage, à l’époque de la réconciliation avec Raymone. 1944 : l’écrivain « archi-mûr pour la Trappe [4] », immortalisé par l’objectif de Robert Doisneau dans sa bure d’hiver, rédigeant ses « Mémoires » dans la cuisine de la rue Clemenceau à Aix-en-Provence, d’où il écrit quotidiennement, quand ce n’est pas deux fois par jour à « Melle Raymone, 20 bis, rue Pétrarque – Paris XVIe ». Été 1954 : costume trois pièces, cravate et chapeau, comme il sied à l’auteur reconnu invité par la Guilde du Livre à séjourner sur les rives du lac Léman. À l’Hôtel du Château à Ouchy, il savoure sa villégiature et, en attendant l’arrivée de sa « Raymone bien-aimée », de sa « chère Minoune », rédige sans enthousiasme ce « satané bouquin », Emmène-moi au bout du monde !…, qui s’appelle encore « Emporte-moi au bout du monde [5] ! ».

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Ils se sont rencontrés le 26 octobre 1917 à Paris par l’intermédiaire du poète-capitaine italien, Riciotto Canudo. Raymone est une jeune comédienne de 21 ans qui, pour assurer son quotidien, joue les rôles de sottes au théâtre ; Blaise Cendrars vient d’avoir trente ans, il est manchot du bras droit qui, deux ans plus tôt, lui a été arraché sur le front de Champagne par une rafale de mitrailleuse. À peine l’a-t-il vue qu’il tombe foudroyé d’amour pour celle qui restera jusqu’à la fin sa « petite fille » et son fruit défendu, sa Muse d’écrivain et peut-être sa faiblesse d’homme. Elle, repousse – sans les repousser tout à fait –, les avances de ce « pouilleux », et néanmoins célèbre poète, avec femme, enfants et maîtresse. Pour s’attacher la fille, Blaise saura séduire la mère, Marie-Augustine, veuve Duchâteau, qu’il prénomme très vite, d’un surnom teinté d’éternité : Mamanternelle… « Vous auriez dû vous marier tous les deux ! », leur disait Raymone, avec un sens de l’humour qui n’appartient qu’à elle. Mais le 27 octobre 1949, c’est bien elle que Blaise épouse à Sigriswil, petit village de l’Oberland bernois, trente-deux ans et un jour après leur rencontre, à la grande satisfaction de celle qui rêvait de devenir suissesse. Tous ceux qui ont connu Cendrars dans les toutes dernières années, celles de la rue José-Maria-de-Heredia, savent que Raymone lui a alors « rendu son amour », comme elle aimait à dire [6]. L’histoire a beau être connue, il suffit de la raconter pour éprouver son inaltérable pouvoir de sidération. Quarante-trois années durant, ces deux-là se sont donc aimés sans s’aimer, d’un amour impossible et nécessaire, mystique et démoniaque, cruel et sublime : insondable.

La correspondance avec « la femme aimée [7] », que l’on ne saurait qualifier pour autant d’ « amoureuse », ne manque pas de jeter un éclairage capital sur l’énigme de ce couple. Elle laisse paraître la nature kaléidoscopique du lien qui unit Blaise à Raymone : la démone inconditionnellement chérie, qu’il protège et gronde comme une enfant qui n’en fait qu’à sa tête, dont il a besoin comme d’une mère, qu’il rêve de savoir, de sentir, d’avoir à ses côtés. Elle forme, en indivision avec Mamanternelle, une famille à elle seule. Mais une famille d’adoption, la seule, peut-être, à laquelle Cendrars puisse souscrire – car dès que les liens du sang s’en mêlent, qu’il s’agisse de son frère Georges ou de ses fils, Odilon et Rémy, il ne peut y adhérer, il les supporte mal, il les assume difficilement.

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« Tous les jours avant de me mettre au travail, j’ai besoin de me faire la main et j’écris des dizaines de lettres […]. Plus tard, mes amis seront étonnés de découvrir mon indépendance et s’imagineront que je me suis fichu d’eux », écrivait Cendrars dans le « Pro domo » de Moravagine (1926) en manière d’avertissement aux éditeurs futurs de ses correspondances. À bon entendeur salut ! L’épistolier n’est pas un mais plusieurs et se montre, au gré de ses destinataires, sous différents jours. Bien malin qui saurait reconnaître sous ces multiples visages, le « vrai Cendrars », cette chimère qui toujours hante, peu ou prou, l’amateur de correspondances. Et pourtant… Alors que les correspondances avec les écrivains, avec Robert Guiette, Henri Poulaille, Henry Miller, ou même avec le grand ami Jacques-Henry Lévesque [8] – toutes d’homme à homme – s’inscrivent dans le cadre de la sociabilité littéraire, avec Raymone il semble n’y avoir pas de cadre imposé, pas de limites, du moins, à la diversité des propos échangés sur le mode de la conversation familière, sans souci du « bien écrire », sans ségrégation entre le trivial et le sublime, l’intime et le public, le poétique et le politique : la météo, la santé, les finances, les bombardements et les déraillements, les visites des uns et des autres, la nécrologie (un véritable cimetière que cette correspondance – et Blaise a beau, comme il dit « envier les morts [9] », trop c’est trop : « j’ai eu vingt morts cette année, écrit-il à Mamanternelle en décembre 1945, cela suffit »), mais aussi les ragots (dont il sont tous les deux friands), les souvenirs, les prédictions, les superstitions, les états d’âme, sans compter les obsessions de Blaise : la nourriture qui attise son goût de la liste, la sciatique de Raymone, véritable serpent de mer de la correspondance, la crainte immaîtrisable du débarquement, l’angoisse de devoir rentrer à Paris…. Tout cela se mêle, sans hiérarchie, au journal de l’œuvre in progress dont Raymone est appelée à suivre les étapes, les revirements et le rythme d’écriture car il y a les jours où Cendrars exulte « ça gaze » et ceux, maussades, où il « écrit petitement », selon les termes dont il use pour renseigner la courbe de température de son inspiration.

Sitôt qu’un texte est paru, il attend avec impatience les impressions de Raymone, cochant en marge de ses trop rares réponses – comme il ne cesse de s’en plaindre – le moindre de ses commentaires, de ses encouragements ou de ses jugements. Ils sont parfois d’une étonnante fulgurance, car « même si elle ne sait pas écrire », comme elle l’affirme, il arrive à Raymone d’être inspirée. Ainsi dans cette lettre du 20 octobre 1945 : « On a l’impression d’être dans une forêt vierge d’où l’on sort à très grand mal, étouffé, le cœur en feu et serré pour le restant de sa vie, on est hors d’haleine, et à bout. Tout y est poésie, et c’est encore plus un poème qu’un “roman” comme le dit l’éditeur. Le public, s’il s’attend à un roman, sera désappointé bien que L’Homme foudroyé arpaille jusqu’à la dernière ligne. » « Avoir le cœur serré pour la fin de sa vie » : voilà « la trouvaille » qui frappe Blaise : « Je crois bien que c’est mon cas… mais, chut ! Je me suis déjà remis au travail pour ne penser à rien d’autre que mon travail [10]. »

Mais ce qui compte, avant tout pour cet épistolier ce n’est pas tant le contenu des lettres, que leur simple existence : il faut « s’écrire le plus souvent possible pour savoir si l’on vit », « Il faut s’écrire même si on n’a pas grand-chose à se dire » [11], répète-t-il inlassablement. Les lettres parlent avant même d’être été lues. Elles disent la continuité d’un lien qui fait de Cendrars un épistolier du besoin plus que du désir de l’autre. Pour nous lecteurs, elles attestent, à l’instar de ce que nous dit Roland Barthes de la photographie, un « ça a été ». Nous assistons aux minutes d’une vie dévorée par le « travail » – ainsi Cendrars nomme-t-il l’écriture. Nous suivons la genèse de L’Homme foudroyé (1945) et de La Main coupée (1946) jusqu’à la rédaction du « petit Saint Joseph », le futur « patron de l’aviation » du Lotissement du ciel (1949). Nous cheminons avec l’auteur dans ses moindres hésitations, ses revirements, impressionnés par la manière tout à la fois germinative et rhapsodique, dont s’élabore la création, mais aussi la façon dont Cendrars suit la réception critique de son œuvre, les rapports qu’il entretient avec ses éditeurs – véritable jeu du chat et de la souris, bien souvent !

« Le vrai Blaise, je crois que c’est celui que j’ai connu, moi », ne craignait pas d’affirmer Raymone [12]. On serait presque tenté de la croire, tant les lettres qu’il lui adresse donnent l’impression de s’approcher au plus près d’un Cendrars « mis à nu », qui laisse s’exprimer sans censure : son horreur des femmes enceintes, une sensiblerie qui contraste cruellement avec la froide indifférence dont il est parfois capable – comme lors qu’il annonce à Raymone la mort de Féla, la mère de ses trois enfants –, sa coquetterie, à l’occasion, et à d’autres sa mauvaise foi – qui peut être grande… et puis, en ligne de fond, cette difficulté d’être hors l’écriture – car « à part ça la vie ne vaut pas la peine d’être vécue [13] », confie-t-il à sa correspondante. Encore moins, sans doute, durant cette seconde guerre, qui en réveillant la blessure – physique et morale – de la première, semble avoir plongé l’écrivain dans une temporalité dédoublée. Déclenchant l’anamnèse dont sont issues les « Mémoires », la drôle de guerre a précipité Cendrars dans ce « présent du passé » (praesens de praeterito) qui, selon Saint-Augustin, serait le vrai temps de la mémoire.

La cuisine de la rue Clemenceau se fait alors la chambre d’écho depuis laquelle les nouvelles de l’œuvre nous parviennent sur fond de rumeur du monde. La monotonie d’un emploi du temps qui tient en quelques verbes : se chauffer, manger, dormir et « écrire », surtout écrire, contraste avec l’incessant afflux d’événements, mineurs ou majeurs, personnels ou historiques, qui confèrent à cette correspondance de reclus, une vivacité et un rythme paradoxaux. Ce rapport asynchrone au temps est aussi celui d’un Cendrars en décalage avec les événements, en déphasage avec l’époque (« Je m’éloigne de tout [14] »), comme si l’auteur d’Aujourd’hui (1931) avait cessé, dans les années quarante, d’être son propre contemporain : « Sans ta carte je pourrais me croire sur une autre planète [15]. »

Riche en informations factuelles, qu’il nous faut laisser découvrir au lecteur, la correspondance se referme sur une énigme : celle de la Carissima, le livre de la passion du Christ pour Marie-Madeleine, la pècheresse-pénitente, le livre auquel Cendrars songe depuis 1941, au moins, dont il détient un premier plan en 1943, qu’il fait évoluer en 1944. Ce livre capital, obsédant, intensément rêvé mais sans cesse ajourné, auquel il songe encore en 1948 ; alors même qu’il vient d’achever le dernier volume de ses « Mémoires », il ne l’écrira pas. Cette « plus belle histoire d’amour », ce devait être, à n’en pas douter la leur aussi, celle que l’épistolier n’aura cessé de promettre à Raymone, tandis que dans le même temps, l’écrivain la lui confisquait. Énigme de l’amour ou « Mystère du couple », selon l’expression de Cendrars dans L’Homme foudroyé. Mystère de l’œuvre, aussi, lorsque celle-ci suit d’autres chemins que ceux que trace la correspondance – même et peut-être surtout, la plus intime ; mystère de la lettre enfin, cette écriture de fuite, qui ne nous fascine peut-être tant, que parce l’être tout à la fois, s’y épanche et s’y dérobe, s’esquisse et s’esquive entre les lignes.

Notes

[1] Blaise Cendrars – Raymone Duchâteau. Correspondance 1937–1954. « Sans ta carte je pourrais me croire sur un autre planète », Myriam Boucharenc éd., Carouge-Genève, Zoé, « Cendrars en toutes lettres », 2015.

[2] Œuvres autobiographiques complètes I et II (2013) et Œuvres romanesques I (précédées des Poésies complètes) et II (2017), Claude Leroy dir., Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade ».

[3] Lettre de Cendrars du 2 août 1937.

[4] Lettre de Cendrars du [10 novembre 1943].

[5] Lettres de Cendrars des 15 et 18 [juin 1954].

[6] Voir Entretien de Raymone avec Michel Bory, 4 avril 1977, Archives de la Radio Suisse Romande, transcrit et reproduit dans Blaise Cendrars – Raymone Duchâteau. Correspondance 1937–1954, op. cit., p. 559-574.

[7] « La femme aimée » est le titre de l’une des nouvelles des Histoires vraies (1937).

[8] Toutes ces correspondances ont été publiées dans la collection « Cendrars en toutes lettres » aux éditions suisses Zoé.

[9] Lettre du 24 [mai 1945].

[10] Lettre du [23 octobre 1945].

[11] Lettres du [18 septembre 1943] et du [15 octobre 1943].

[12] Entretien de Raymone avec Michel Bory, op. cit.

[13] Carte du [15 mars 1944].

[14] Carte du [15 septembre 1943].

[15] Lettre du 25 [avril 1945].

Auteur

Myriam Boucharenc est Professeur de littérature française du XXe siècle à l’université Paris-Nanterre, co-directrice de l’axe « Interférences de la littérature, des arts et des medias » du CSLF (EA-1586). Elle coordonne l’ANR « Littérature publicitaire et publicité littéraire de 1830 à nos jours » (littepub.net). Dernières parutions : édition de Blaise Cendrars, Rhum dans la « Bibliothèque de la Pléiade » (2017) ; Portraits de l’écrivain en publicitaire (avec Laurence Guellec), La Licorne, n° 128 (2018) ; André Beucler à l’affiche (avec Bruno Curatolo), Éditions universitaires de Dijon (sous presse).

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« En marge de tout ce monde idiot ». Les Lettres de Blaise Cendrars à Jacques-Henry Lévesque

Texte intégral

Les correspondances, autant ou plus que les autres livres, sont guettées par la péremption : l’échange qui pendant 37 ans, de 1922 à 1959, a lié Cendrars et Jacques-Henry Lévesque, ne relève pas de l’exhumation d’un trésor caché, puisque Monique Chefdor a procuré la première édition, épuisée aujourd’hui, dans le cadre des Œuvres complètes parues chez Denoël en mars 1991 dont elle constituait le 9e volume, sous le titre « Je vous écris. Écrivez-moi ». Correspondance Blaise Cendrars – Jacques-Henry Lévesque, 1924-1959. On y découvrait 652 lettres, la plupart de Blaise Cendrars et quelques-unes des réponses de son destinataire, des reproductions des sommaires et couvertures de Orbes, revue que dirigea Lévesque, les prières d’insérer, complétés d’informations sur Jacques-Henry et sa famille. La source majeure de cette correspondance était en effet la femme du destinataire, Angèle Lévesque, dont la collection a rejoint le fonds Cendrars à Berne ; mais les archives nationales suisses ont, depuis, acheté certains lots passés en vente. Monique Chefdor, Olivier Brien, Claude Leroy, Maurice Poccachard et d’autres collectionneurs ont découvert des lettres depuis 1991, qui portent les échanges connus entre les deux écrivains à 740 lettres soit 666 lettres de Cendrars et 74 de J.-H. Lévesque (auxquelles s’ajoutent trois lettres seulement partielles de Cendrars).

Que peut apporter, au-delà de ces compléments au corpus, une nouvelle édition ? Quelques corrections de date, au vu des cachets postaux, conduisent à réviser la place de telle ou telle lettre, ce qui n’est pas sans incidence sur la biographie ni sur l’histoire des œuvres : les dates de certains déplacements, les premiers signes d’un projet d’écriture, les dates d’achèvement d’un ouvrage, tenus pour acquis sur la foi de la correspondance publiée, sont dès lors à vérifier ; l’accès aux originaux a aussi permis de rétablir une expression tronquée, un verso de lettre oublié dans les photocopies fournies autrefois par Angèle Lévesque, de déchiffrer des séquences illisibles, de corriger des leçons erronées en assez grand nombre – Cendrars par exemple se dit « retranché des vivants », non « des avants », et une mystérieuse « éthique de Raut » nous dissimulait celle de Kant, plus familière. Immanquablement, il sera nécessaire de reprendre un jour la nouvelle édition, on ne peut en la matière déclarer un ensemble clos, d’autant que ce qui périme sans doute le plus une édition critique, c’est la vie posthume de l’auteur, la masse des connaissances nouvelles qui ont enrichi la lecture et l’apport d’un nouveau lectorat dans une contemporanéité qui redéfinit sa littérarité et sa place. Ainsi, les strates successives de la critique cendrarsienne sur un quart de siècle ont profité à l’élucidation de nombre d’allusions laconiques et internet a permis d’identifier certains protagonistes obscurs. Le développement de la sociologie littéraire, la publication de nombreuses correspondances d’écrivains contemporains de l’auteur, l’apport des historiens [1], notamment le changement de regard induit par les travaux de Paxton sur l’histoire de la Seconde Guerre mondiale et de l’Occupation ouvrent l’appareil critique à des analyses renouvelées.

Je ne m’arrêterai pas sur les supports ni sur la graphie bien qu’ils soient la part directement émouvante pour le chercheur : ils n’ont rien de spécifique dans ces échanges avec Lévesque, sinon par le contraste qui se manifeste visuellement entre les deux interlocuteurs. Les cartes postales et les cartes de correspondance, les feuillets bleus adhésifs (du Tremblay, de Hyères, du Gelria au retour du Brésil, des Ardennes, de Biarritz, d’Aix-en-Provence, de Villefranche-sur-Mer, de la rue Jean Dolent à Paris, ou de l’hôtel d’Ouchy), se retrouvent d’un destinataire à l’autre, de même que les papiers à en-tête des Deux Garçons, le café-restaurant que fréquente Cendrars à Aix pendant la guerre, des grands hôtels de France, de Biarritz, de Rio, ou les blocs à petits carreaux écrits à l’horizontale à l’encre bleue ou violette sur des demi-feuillets. On retrouve dans la graphie toutes les couleurs de l’humeur du jour : l’écriture du Blaise pressé, pour une demande urgente avant la dernière levée, celle du Blaise exaspéré que signale une nette gradation vers l’illisible ; on suit le sismographe de la fatigue, les tremblements dans les périodes de création intense et dans les petits mots laconiques qui succèdent au premier AVC de 1956 ; on constate les progrès du retour à l’écriture, avant le grand silence qui suit le second AVC en 1958, que rompt seulement la signature déformée de la « main amie », au-bas d’une carte envoyée par Raymone. La lettre suit au plus près la voix dans une conversation qui lie les amis séparés ; l’intonation se marque dans la véhémence typographique : traits de soulignements – deux, trois, ou plus ; tirets démesurés (double ou triple cadratin), points d’exclamation en rafales, lignes de pointillés. Tantôt la phrase méandre, accueillant des énumérations, incises et détails d’une précision obsessionnelle ; tantôt la violence expéditive des jugements, le lexique cru, les émotions débordent et serpentent sur le bord, jusqu’en haut du feuillet. À l’éditeur d’assurer la lisibilité et une certaine régularité de la mise en page et des codes de transcription, sans sacrifier totalement le geste d’écriture, le tempo de l’humeur, que seul le fac-similé pourrait rendre fidèlement.

 En contraste, Jacques-Henry Lévesque sature ses pages – souvent deux ou plus – d’une écriture prolixe, régulière, avec des ajouts à la relecture et toutes sortes de marques d’intensité. Il signe invariablement « votre AMI » avec une naïveté d’enfant affectueux et le plus souvent, abonde dans le sens de Blaise, prodigue en actes d’allégeance. Il faut dire que le maître pratique méthodiquement l’assassinat thérapeutique et le coup de bâton zen. Cendrars a la dent dure avec ses correspondants – à l’exception peut-être de t’Serstevens : il se fait un devoir de dire à Poulaille ses réticences sur ses publications, de descendre en flèche le dernier livre de Guiette qui lui demandait son avis et de corriger longuement dans plusieurs lettres de suite le texte d’introduction aux Poésies complètes qu’il a sollicité de son ami Lévesque, un texte dont il s’était pourtant déclaré entièrement satisfait.

Le statut de document autobiographique d’une correspondance demande quelques précautions : si le cachet de la poste a valeur de preuve, une fois vérifié l’appariement de la lettre à l’enveloppe, le contenu ne lève pas tous les voiles et demande des recoupements [2] ; ainsi, les voyages en Espagne avant, pendant et après la guerre civile restent en partie mystérieux : certains s’éclairent grâce aux lettres à Louis Brun, ou à d’autres aficionados de corridas. D’autres non. La lettre, exceptionnellement espace de confidence où s’avoue, en prolongement d’une conversation nocturne à bord du Normandie, un désir suicidaire, protège aussi les secrets ou permet dans d’autres circonstances de nourrir la légende près d’un destinataire crédule qui la répandra. Comme toute correspondance celle-ci, surtout si nous la mettons en parallèle avec les lettres à Raymone, permet de combler quelques lacunes biographiques à la fin des années trente lors de la brouille avec la comédienne [3] et d’éclairer d’un autre jour la vie quotidienne à Aix. Dans les lettres à Lévesque, les détails d’intendance sont plus sobres, tandis que se précisent quelques zones douteuses de l’histoire, par exemple une escapade en Irlande où Cendrars prétend être allé boire un bon whisky pour justifier près de Maximilien Vox son silence, se trouve démentie par le cachet des courriers envoyés d’Aix à Jacques-Henry Lévesque aux mêmes dates, dans lesquels on lit un compte rendu de l’avancée de l’écriture quotidienne. Mais on attend des correspondances autre chose que ces « exploits d’huissier » comme dirait Breton, ou ces flagrants délits de (petits) mensonges. Tout au plus vérifie-t-on ici que la lettre permet de tendre au destinataire une image de soi conforme à son attente : celle de de l’homme viril, libre et imprévisible, qui peut braver la guerre pour aller boire un verre et qu’aucun éditeur n’enchaînera à sa table d’écrivain, mais pour Jacques-Henry celle du moine reclus qui sacrifie l’ailleurs à la cellule d’écriture. Le premier paradoxe de cette correspondance pourrait s’intituler « ne le dites à personne [4] », une phrase qu’on retrouve dans d’autres échanges de Cendrars, qui permet de constituer le cercle des intimes – ceux avec qui on partage des secrets – ou du moins ceux auxquels Cendrars veut faire savoir ou croire qu’il les distingue de tous les autres.

Après avoir rapidement dessiné la construction de la relation au fil des lettres – car la lettre n’est pas dans ce cas seulement un document qui témoigne, un support médiateur, elle est l’agent même de cette construction –, je m’arrêterai sur un aspect central de cette correspondance : le journal de bord de l’œuvre, riche en discussions métapoétiques. Cendrars s’adresse à Jacques-Henry Lévesque lui-même poète, lecteur sensible aux techniques de narration, de composition. Avec lui il peut parler des ficelles du « métier », congédier les images d’Épinal de l’écrivain baroudeur au profit d’une autre figure de soi, celle de l’ascète et du « constructeur ». Le refus de l’Histoire, l’angoisse de mort, le pessimisme misanthrope et la certitude du pire s’aggravent au fil de la guerre et, conjugués à la lecture des mystiques, montrent chez Cendrars, comme chez plusieurs poètes du XXe siècle, que l’attraction de l’espace a pu constituer une alternative au temps linéaire jugé hostile.

1. « Je ne puis compter que sur vous »

 Jacques-Henry Lévesque (1899-1971) est le fils d’un couple d’amis proches de Cendrars, Marie et Marcel Lévesque, un comédien reconnu, que Cendrars n’a pas pu manquer lorsqu’il jouait Judex dans Fantômas. Marcel Lévesque poursuit à la fois une carrière au cinéma et au théâtre – Cendrars ne manque pas de saluer chacun de ses retours à la scène et fait transmettre ses amitiés aux parents de Jacques en fin de lettre. Les archives conservent quelques lettres échangées entre Cendrars et Marcel ou Marie, qui partagent en voisins les loisirs et les apéritifs de Blaise et Raymone au Tremblay-sur-Mauldre où ils se sont installés pour les vacances et le week-end. Ils accueillent aussi Blaise et Raymone dans leur villégiature à Hyères. C’est justement dans le Sud, sur la Promenade des Anglais à Nice, que Cendrars a fait la connaissance du fils de son ami, un jeune homme de 19 ans, timide, porté vers la poésie et la littérature, fasciné par la liberté d’allure et de langage de cet ami de son père. La relation bienveillante de Cendrars avec ce jeune poète attiré par Dada devient au fil du temps une amitié en passant par toutes les couleurs du prisme affectif.

La correspondance de Blaise le montre enclin à « mettre le pied à l’étrier » aux jeunes poètes – quitte à se montrer sévère avec les écrivains « arrivés » : il s’entremet près des directeurs de revue pour faire publier les textes de Luc Elgidé (Luc Dietrich), de Raymond Lèques, répond aux sollicitations du jeune Guiette, et plus tard accueille à Saint-Segond Frédéric Jacques Temple et rue Jean Dolent Georges Brassens ou le jeune Jacques Roubaud. Il envoie volontiers ses textes à publier à ceux qui se lancent dans l’aventure d’une revue (Orbes, Réalités, Souffle…). Cendrars a manifestement pris sous son aile Jacques-Henry Lévesque, et lui confie de petites tâches de factotum – dépôt, récupération de manuscrits, recherche en bibliothèque quand il veut éviter de se déplacer, report de corrections sur les épreuves quand il est au Brésil. Puis, la formation du disciple préféré se poursuit par étapes dans les années trente : il rédige les prières d’insérer, les comptes rendus, les articles et présentations pour les journaux. Promu secrétaire de rédaction et chargé de presse, documentaliste, premier lecteur et conseiller technique, il est aussi éditeur : Blaise donne un texte presque dans chaque numéro de la revue Orbes co-fondée par son jeune ami. Ce dernier joue pendant la période d’Aix le rôle d’intermédiaire dans les négociations éditoriales, récupère les chèques, relance les radios qui diffusent sans payer [5] et la reconnaissance de Blaise se marque lors de l’édition des Poésies complètes chez Denoël en 1944 : le poète lui confie la redoutable tâche de réunir les poèmes et recueils épars [6], l’envoie à la chasse aux manuscrits, aux revues éphémères et lui confie l’écriture de l’introduction. Jacques-Henry Lévesque ayant passé l’épreuve avec succès se voit chargé d’écrire en 1946 le premier essai officiel sur le poète, proposé par Keller aux éditions de La Nouvelle Revue Critique. Avant même la publication de l’ouvrage en 1947 il est invité à constituer l’anthologie qui doit compléter l’essai de Louis Parrot chez Seghers, et s’en acquitte à marche forcée avant son départ pour New York où il rejoint Angèle, sa future femme. Désormais, le ton a changé. Cendrars met les formes à ses demandes : « Vous voilà encore avec du travail sur les bras, mon pauvre Jacques. Excusez-moi, mais je ne puis compter que sur vous. »

Le rythme des échanges dépend des aléas habituels. La moisson est très inégale selon les années, avec des années blanches comme 1934, une période où Blaise en plein marasme se terre, à moins que, plus simplement, les deux amis se voient assez souvent à Paris et au Tremblay pour n’avoir pas besoin de s’écrire. Toutefois ce silence total – pas même un billet fixant une date de rencontre – suggère plutôt qu’une partie des lettres reste enclose dans des collections privées ou a été détruite. Certaines périodes clairsemées de billets brefs et factuels s’expliquent par la dépression, la maladie, les abîmes psychiques dans lesquels Cendrars peut s’enfoncer par cycles, notamment lors de la rupture avec Raymone [7]. Dans ce désert des années trente, où il se réfugie dans l’écriture de reportages, presque aussitôt repris en livres (Rhum) ou constitués en recueils (Histoires vraies, La Vie dangereuse, D’Oultremer à indigo), le séjour dans les Ardennes chez Élizabeth Prévost, une oasis dans un moment de crise, se traduit par une exaltation lyrique sur fond de désespoir et de joie suicidaire. C’est aussi une parenthèse enchantée de la correspondance avec Lévesque, où Cendrars écrit des lettres de haut vol émaillées de descriptions sensorielles saisissantes de la nature, d’anecdotes de la vie locale lorsqu’il s’imagine un instant en gentleman farmer dressant les chevaux du haras. Ses lettres prennent de l’ampleur, y compris sur un registre rare, celui de la confidence personnelle. Jacques-Henry Lévesque est un des seuls destinataires auquel Cendrars ouvre un soupirail sur les caves piranésiennes de ses angoisses sans fuir aussitôt dans l’auto-dérision.

La courbe d’ensemble dessine bien la montée en puissance d’une amitié qui devient paternelle. Des lettres rares et circonstancielles des débuts de la relation épistolaire en 1922 jusqu’en 1938, on passe au début des années quarante à une ou plusieurs lettres chaque mois. Le rythme se précipite quand Cendrars rédige « Le Vieux port » pour une édition de luxe chez Vigneau. Lorsque s’engage la « Rhapsodie gitane » qui va ouvrir les écluses de L’Homme foudroyé, l’énergie de la création déborde dans l’activité épistolaire : deux ou trois lettres par semaine, et même parfois deux voire trois par jour, accompagnées parfois de listes de plusieurs feuillets : titres d’ouvrages à consulter en bibliothèque, corrections à reporter, titres des journaux qui ont assuré la réception du dernier livre, florilège de citations des critiques. La prolixité des années 44-46 vient aussi en partie de ce que, une fois revenu le flot de l’écriture, devant l’imminence du débarquement puis les destructions et les règlements de compte, le sentiment d’urgence s’est emparé de Cendrars qui demande à son ami d’accepter d’être son exécuteur testamentaire [8]; il s’agit d’aller au bout de l’œuvre, de rééditer ce qui n’est plus disponible avant de disparaître. Après la guerre, lorsque l’écrivain redevient visible pour les journaux, les revues et les radios, se multiplient les demandes de services divers au documentaliste-secrétaire-agent-attaché de presse. Par exemple une recherche de citation en décembre 1944, ou un service commandé en bibliothèque :

Pouvez-vous me trouver chez l’un des bouquinistes ecclésiastiques des environs de la place St -Sulpice (il y en a un bien achalandé rue de Rennes, un peu avant la rue du Vieux-Colombier, à droite en descendant) le bouquin signalé au dos. Payez-le n’importe quel prix. Je vous rembourserai par mandat.

voir au dos [9] :

En 1848 sortirent des fameux ateliers de l’abbé Migne, au Petit Montrouge, près de la carrière d’Enfer à Paris, deux in-quarto, intitulés : Monuments inédits sur l’apostolat de sainte Marie-Madeleine en Provence et sur les autres apôtres de cette contrée : S. Lazare, S. Maximin, Ste Marthe et les saintes Maries Jacobé et Salomé, — pour servir de supplément aux Acta Sanctorum de Bollandus, etc., etc.

L’auteur des Monuments inédits est FAILLON, un sulpicien; mais bien des catalogues portent ce bouquin sous le nom de MIGNE…

Bonne chance et merci.

Après le débarquement, Jacques-Henry devient le fil qui relie à la vue littéraire parisienne un Cendrars isolé à Aix, où les journaux arrivent erratiquement. Il envoie les revues, page à page dans la période où les courriers ne peuvent dépasser 100g. :

Merci, mon petit Jacques, du grand plaisir que vous m’avez fait en m’envoyant Les Lettres françaises, bien arrivé in extenso. C’est tout de même l’air de Paris. Ici on étouffe. — Continuez chaque semaine, voulez-vous ? Et envoyez-moi un no de Carrefour. Merci. — Quand vous aurez reçu L’Homme foudroyé, je vous dirai ce qu’il faut faire du manuscrit [10].

Mais il doit aussi être prêt à répondre dans l’instant à des billets comme ceux-ci : « Pouvez-vous me dire quelle est la date de naissance de Marcel Proust ? » (mardi 28 [11/44]), « Quelle était la lettre minéralogique de l’immatriculation des automobiles du département de la Somme avant 1914 ? / Vous pouvez trouver ce renseignement dans un vieil almanach Hachette (sur les quais) » (lundi 16 [7/45]).

Comme il est aussi le premier lecteur, critique et rédacteur publicitaire, Jacques-Henry Lévesque donne son avis, toujours enthousiaste, sur les manuscrits que Blaise lui adresse dès achèvement, un avis attendu avec insistance à partir de 1944 [11]. Cendrars, après avoir prodigué de sévères leçons de style et infligé ses corrections aux introductions de Jacques, peut désormais demander conseil :

Je voudrais avoir votre avis sur une question d’écriture : j’ai l’impression que les Rhapsodies fourmille de « mais » au début et dans la construction des phrases. De même beaucoup de «pour» dans l’emploi des verbes à l’infinitif. Cela vous a-t-il frappé ? Avez-vous remarqué d’autres faiblesses de style ou affaissements ? Je corrigerai sur épreuves. Cela est dû au fait que je reste des 15 jours sans parler. Il ne faut pas que le murmure intérieur déborde dans l’écriture. J’y mettrai le holà! Comme tout est difficile ! Embrassez Angèle si elle est encore là [12].

Si les débats sur le conformisme politique et l’auto-censure ou sur l’art romanesque sont passionnants en ce qu’ils obligent Cendrars à expliciter ses choix, le maître se rend rarement aux arguments d’un disciple qui, après tout, pourrait l’aimer pour de mauvaises raisons :

Mon cher Jacques,

[…]

Dites-moi en quoi ce livre est «pathétique » ? (qualificatif que vous employez). Je serais curieux de connaître vos raisons ?

Je vous enverrai la Rhapsodie III à la première occasion. C’est un sacré morceau.

[…]

Je suis assez d’accord avec ce que vous me dites de mon reportage Chez les Anglais. Un chapitre comme l’Avionnerie me réjouit encore. Mais, justement, ce chapitre n’est pas objectif. Tout au contraire. J’ai été le seul parmi mes confrères à noter ce « cri de bébé» qui fait de l’avionnerie une pouponnière. Eux, j’en ai eu le témoignage, ne l’avaient même pas entendu. Qu’est-ce donc l’objectivisme ? Une façon d’être et de sentir. La forme la plus intime du subjectivisme [13] ! —

Il le répète désormais régulièrement, il a besoin, dans sa solitude, de l’avis de son premier lecteur mais conscient de quémander des conseils qu’il ne suit jamais, Cendrars flatte parfois son interlocuteur : « Beaucoup de ces petites choses ne me seraient pas venues à l’esprit si je ne vous avais connu, mon cher Jacques, et tenu à vous faire plaisir. Ceci dit en toute simplicité » (vendredi 22 [12/44]) mais il doit revenir à la charge pour décider son destinataire à sortir d’un silence prudent devant les passages les plus agressifs de L’Homme foudroyé :

Mon cher Jacques,

A deux ou trois reprises vous m’avez annoncé que vous aviez encore beaucoup de choses à me dire au sujet des Rhapsodies. Je voudrais bien que vous m’envoyiez vos observations avant que je ne reçoive les épreuves. Vous savez bien que j’en tiendrai compte dans la mesure du possible et, qu’en tout cas, vos remarques intelligentes me font réfléchir [14]

Le rapport de forces semble peu à peu s’inverser, notamment quand Jacques-Henry peut enfin, en 1946, s’installer à New York : Blaise attend la visite de Jacques à chacun de ses séjours en France – et désormais le dit, même s’il use de l’alibi de la nostalgie du voyageur pour dissimuler la demande affective : « C’est gentil de m’envoyer ce petit mot ; naturellement, j’imagine bien que vous avez un monde de commissions à faire ! Mais quand vous serez un peu plus libre, poussez donc jusqu’ici pour me raconter N.Y. ! » écrit-il le mardi 1er avril (1947) ; le jeudi 10 il réitère son invitation : « Mon cher Jacques, / Merci de votre lettre. Je suis impatient d’entendre New York sortir de votre bouche ! […] Quand rappliquez-vous pour que j’entende parler d’un autre monde. Je suis impatient de N. Y. / Blaise ». On le voit se pencher avec sollicitude sur la santé de Jacques, ou s’inquiéter pour Angèle, le 5 mars 1940 : « P.S. Aperçu Angèle chez Raymone avant mon départ. J’ai été frappé de ce qu’elle avait mauvaise mine. Attention. Que se passe-t-il ? » Le 1er juillet 1942 : « […] Mais je me demande aussi pourquoi vous avez tant maigri ? C’est inquiétant. Êtes-vous bien sûr de ne pas être malade, mon cher Jacques, de ne pas couver un microbe de mauvaise fièvre ? Dormez-vous bien et suffisamment ? Et excusez mon indiscrétion. » Il propose ses remèdes de bonne femme, prodigue ses conseils : dès lors, Jacques et Angèle font partie de la famille d’élection et la correspondance prend un tour protecteur qu’on ne rencontre que dans les lettres à Raymone. On passe sans transition des nouvelles du monde des lettres à la recette médicinale – et cette brutalité du coq-à-l’âne est un trait constant des lettres de Cendrars, révélateur du statut de son écriture épistolaire : la lettre n’est pas un futur morceau d’anthologie mais un simple substitut conversationnel d’un locuteur qui se livre dans l’instant, à bâtons rompus.

Mon cher Jacques,

J’ai oublié de vous dire hier que Le Cheval de Troie, la revue du R.P. Bruckberger, paraît à la fin du mois. J’ai un gros paquet (80 pages) dans ce 1er no. Malheureusement ils [ils = la censure dominicaine] ont cru bon de faire sauter une quinzaine de pages tout de suite après le début de mon histoire si bien qu’elle est déséquilibrée et boite furieusement. Néanmoins procurez-vous le premier no. Je serai curieux de savoir ce que vous en penserez. Ce sera une surprise pour bien des gens. Je ne vous en dis pas plus —

La pyorrhée se rapporte souvent des États-Unis. Cela est dû neuf fois sur dix à une trop forte consommation de conserves ou de conserves de mauvaise qualité ou trop pauvres en vitamines B. Cela se soigne comme le scorbut. Mangez beaucoup de verdure. Frottez-vous les gencives avec du citron frais ou avec une pomme de terre crue. C’est ce que faisaient les baleiniers à Chiloé. / [15] […]

Jacques semble immunisé contre les accès de mauvaise humeur ; en bon fils, il rapporte de New York des cravates amusantes pour Blaise, qui le remercie par courrier.

2. Au foyer de la création

Au-delà des demandes de renseignement, des missions et comptes rendus de Jacques, qui confèrent à la correspondance une valeur documentaire, les lettres de Cendrars ont bien d’autres fonctions qu’informationnelles  –  d’expulsion, exécration, expression du désespoir et de l’euphorie, construction de figures vivables de soi. Elles sont en profonde capillarité avec les chantiers successifs, notamment dans les années quarante-trois à quarante-six, où le rythme des lettres s’accroît parce que Cendrars retrouve l’inspiration et que ce polygraphe se repose de l’écriture d’un récit en rédigeant des lettres; l’activité épistolaire n’est pas un substitut au tarissement de la fiction, ni à l’échec de John Paul Jones [16], elle suit les aléas de la pulsion d’écriture, elle est la mise en forme du matin et la récréation salubre du soir où s’ouvrent les vannes, après une écriture plus surveillée, tendue par la mise en jeu des souvenirs personnels et l’ambition d’un grand projet : « je travaille comme un possédé » écrit-il en décembre 1944, « […] et écrire 12-14 heures par jour, comme je le fais, congestionne le cerveau au point que je ne sens pas le froid ». Sans pouvoir toujours dire dans quel sens opère la transfusion entre les chantiers en cours et la correspondance, on lit dans les lettres à Lévesque des citations de Descartes, des spéculations sur le mysticisme, des discussions patristiques, des anecdotes et des réminiscences qui se retrouvent presque in extenso dans tel ou tel volume de la tétralogie – ce qui fait de la lettre cendrarsienne, comme l’ont depuis longtemps noté les spécialistes des correspondances d’écrivains, le « laboratoire de l’œuvre », et de Jacques-Henry le premier témoin et le premier destinataire du chapitre en cours.

Dès les années trente, où il s’adonne davantage à l’écriture journalistique, Cendrars reconnaît que quoi qu’il en ait, il lui faut choisir entre pêcher la truite, écouter les histoires des contrebandiers à la frontière espagnole ou assumer sa condition d’écrivain. L’Occupation précipitera dix ans plus tard la réalisation de la prophétie [17] : Diogène se fait moine et s’enferme à Aix dans son tonneau d’écriture : après un long temps de sidération devant la capitulation de la France et l’omniprésence de la langue allemande dans les rues de Paris, il vit comme une renaissance le retour à la création. L’emballement de l’inspiration et l’intensité de l’écriture se trahissent certains jours dans l’exaltation d’une lettre, d’autres jours au contraire par le laconisme des billets ‒ pas le temps d’en dire plus ! Ce que retrace aussi cette correspondance, c’est l’émergence de la conscience, à partir de 1943, que ce qui s’écrit est bien un monde à soi, à la merci du prochain bombardement [18] ; malgré les doutes et les échecs, la certitude d’être un écrivain appelle une résolution : assumer ce « sale métier » d’homme de lettres, qui passe aussi par la « gestion » des publications. Il lui faut à la fois achever les nouveaux chantiers et assurer la pérennité de ce qui précède, rééditer les anciens titres, rassembler les poèmes dispersés en urgence en ce temps où il doute de sa survie. La proposition que lui fait Denoël en 1943 de réunir ses poésies vient à pic en dépit des obstacles. L’éloignement de Cendrars qui le prive de ses exemplaires personnels, de ses manuscrits, de l’accès aux petites revues où dorment des poèmes qui n’ont encore jamais été recueillis, la perte de certains manuscrits font plus que jamais de Jacques-Henry Lévesque « la main » de Cendrars, qui téléguide les opérations dans des lettres qui nous dévoilent la fabrication du volume, les conflits avec Denoël sur le titre… C’est aussi l’occasion pour nous aujourd’hui de découvrir, au-delà des poèmes retrouvés et des recueils connus, la partie immergée de projets avortés, et parfois des références et des modèles insoupçonnés. Cendrars est conduit à préciser la place d’un poème dans un recueil resté en pièces détachées et à en exposer le plan initial :

La place du poème que je vous ai envoyé est bien après le « Ventre de ma mère», donc en queue de volume. Au cœur du monde est un long poème (ou Prose) dans lequel viennent s’inscrire ce que j’appelais à l’époque des poésies « à forme fixe » qui elles portent un titre : « Hôtel N-D », « Le Ventre de ma mère » et (la 1re strophe) « Hôtel des Étrangers ». Tout cela se suit et se tient. Il y en a 400 pages dont 175 poésies titrées. Un MS est au Tremblay, un autre à Biarritz, un troisième au Brésil. Tout cela dort depuis 1917, date à laquelle j’ai pris congé des poètes sans leur dire un mot, les laissant à leur « malentendu». Jugez si j’ai vu juste. Néanmoins, je suis responsable de leur gâchis… pour autant que je me suis tu. Merci de votre lettre [19].

Il précise le même jour :

Tout cela se tient, se suit. Dans aucun cas les poèmes fixes ne doivent être isolés de leur contexte. Un blanc serait trop brutal. Un numéro arrêterait l’écoulement du poème. Le titre de chaque « poème fixe » suffit pour marquer un temps d’arrêt et en même temps le titre me sert de tremplin imaginaire…

Vous ne pouviez saisir cet ensemble ni son agencement puisque vous avez ramassé ces fragments détachés dans différentes revues. D’où l’erreur de la mise en pages où tous ces fragments ne se tenaient pas épaule contre épaule. Je vais les bloquer. Nous n’aurons plus qu’un seul fragment : le début de l’ensemble : un seul morceau.

Vale

Blaise

N.B. à chaque point de chute ou domicile correspond également une femme ou tout au moins une aventure, qui n’est pas toujours amoureuse… comme vous vous en rendrez compte un jour quand cette tapisserie sera dépliée [20].

À la veille de l’impression, le poète envoie « un poème absolument inédit tiré de Au cœur du monde, si cela ne doit pas faire de complications avec la censure », à ajouter en fin de volume. Et il peut enfin décerner à son éditeur bénévole un satisfecit tempéré : « Tel quel le volume ne se présente pas mal. Il est un peu un Cendrars… des familles ! / Je vous remercie du mal que vous vous êtes donné. Mais en voici la fin ! »

Si Raymone reçoit aussi des nouvelles détaillées de ce « front » d’écriture, et des tractations éditoriales, Jacques-Henry Lévesque est le seul destinataire que Blaise laisse à ce point entrer dans le débat technique qu’il entretient avec lui-même ; à lui, Cendrars découvre ses intentions et ses présupposés poétiques. Il préfère souvent laisser croire au grand public et à ses confrères qu’il écrit à la hussarde, en voyageant librement dans ses souvenirs et en laissant s’enchaîner les anecdotes au fil des rencontres mémorables de sa vie. Mais vexé que les critiques [21] mordent à l’hameçon et que ses confrères [22], saluant sa facilité native, méconnaissent la part d’un art concerté, il tente dès cette époque de substituer au baroudeur des lettres l’image du travailleur acharné, du reclus dans la cuisine d’Aix, « en marge de ce monde idiot ». Si ses lettres ne sont pas destinées à un public posthume, Cendrars a donné explicitement à Jacques l’autorisation de s’en servir pour exposer ses conceptions de la création dans son essai en 1946. À Jacques-Henry, il se montre comme l’orchestrateur minutieux d’architectures novatrices ; il insiste sur son souci de la composition – s’étonnant que le titre des « Rhapsodies gitanes » n’ait pas averti la critique de L’Homme foudroyé de la structure subtile de son récit. Il revient sur ce principe de composition, et en fait un argument décisif quand son interlocuteur effrayé lui suggère qu’il faudrait retrancher ou atténuer certaines attaques : le texte apparemment décousu obéit à un ordre secret et la moindre intervention affecterait l’ensemble.

Je suis bien content que vous ayez reçu la Rhapsodie III. Vous ne pouvez pas vous rendre compte de la composition du livre tant que vous n’avez pas lu la IV où tous les personnages du livre et les thèmes traités viennent s’éteindre, mourir ou s’apaiser les uns après les autres sur un grand point d’orgue qui vous est nominativement dédié et qui entame cette IVe (et dernière !) Rhapsodie [23].

Modèle musical ou non ? Lui-même semble se contredire à ce sujet ― « La Rhapsodie n’a de la musique que dans le titre » écrit-il le 24 juin 1944 ― mais le 31 janvier 1945 :

Dans La Main coupée […] je n’ouvrirai aucune parenthèse ni ferai aucune interférence, dont j’ai abusé dans les Rhapsodies — par analogie avec la composition musicale, selon laquelle la composition des Rhapsodies progresse. —

À Jacques-Henry qui s’inquiète de le voir multiplier les prépublications, il expose sa conception de la structure rhapsodique, à géométrie variable, dans laquelle les significations de l’ensemble sont indépendantes de celles de chaque pièce. C’est finalement un art du temps qu’il dévoile à partir de l’agencement et de la combinatoire spatiale de séquences autonomes :

si les hebdos publient tout ce que je leur ai adressé, fragments qui représentent un bon tiers du livre, L’Homme foudroyé ne sera en rien défloré, et la surprise sera entière à la parution du bouquin ! Et cependant je n’ai pas tripatouillé ces fragments dont certains sont même très longs. Cela tient à la composition en contrepoint de ce livre et au rôle qu’y joue « le temps » — chaque histoire ou chaque fragment d’histoire peut faire une nouvelle « détachée » — et ce n’est que dans le livre qu’elles font un « tout ». J’ai tellement battu les cartes que dans la version finale du bouquin tout pourrait encore y être interverti sur une ultime épreuve sans que rien ne soit changé. C’est que je suis maître du temps. Et c’est pourquoi mon bouquin n’est pas linéaire mais se situe dans la profondeur. Et c’est pourquoi j’en suis content — [24]

D’un livre au suivant, la correspondance permet de comprendre comment se poursuit en dépit de la diversité des sujets et les ruptures formelles la même quête de la « profondeur », en lien avec la mystique – là encore Jacques-Henry, parce qu’il s’est ouvert tout jeune à Blaise de son attraction pour la mystique orientale, est le seul interlocuteur auquel Cendrars puisse exposer ses propres sources, opposer ses préférences pour la mystique chrétienne et débattre de l’expérience contemplative [25]. On voit ainsi se construire une image de soi en « stylite éveillé » qui s’assortit d’une profonde réflexion sur la vie monacale actuelle et ce que pourrait être une vie vraiment contemplative (lettre du lundi 27 [11/44]) ou, dans la lettre qui suit, sur l’écriture et la sainteté :

Les deux heures de travail à l’aube, je les consacre à la création. Si j’étais religieux et si j’avais la foi, je les aurais consacrées à la prière matinale, et je n’écrirais pas mais serais depuis des années à la Trappe pour laquelle je suis mûr, si j’avais un sou de foi. Mais, attention, ces deux heures du petit jour, et en vue de La Carissima, je les consacre d’ores et déjà à la contemplation. — C’est ainsi qu’une ligne de conduite se perfectionne ou s’avilit dans la pratique, de même que la pratique peut ennuyer à la longue et devenir une mauvaise habitude. La vertu est souvent un vice et tel saint trouve le diable au cloître. La vie n’a rien de théorique et se plaît à se contredire elle-même. Le plus gros danger pour un écrivain est la déformation professionnelle. La poésie n’est pas un métier. La création est une puissance. Et la magie n’est pas dans les recettes, aussi abracadabrantes soient-elles. Tout cela, c’est bon pour les cocos d’Académie et d’Université [26] !

Le travail sur le temps narratif et la fragmentation est ce qui assure le lien entre les lectures de Remy de Gourmont et celle des Pères de l’Église, entre l’écriture de L’Homme foudroyé et les projets de Vie des Saints – Marie-Madeleine (La Carissima, ouvrage inachevé) puis Saint-Joseph de Cupertino (chapitre du Lotissement du ciel) –, et implique un usage différent du dialogue dans le roman. C’est dans la correspondance qu’on saisit alors les enjeux fondamentaux de la construction romanesque de Cendrars qui, tirant parti d’autres modèles (le montage cinématographique et la composition musicale), attente à l’ordre narratif à chaque roman depuis Moravagine – ce dont seul Dos Passos s’était très tôt avisé, étonné de voir les Français le créditer de ce qu’il prétend avoir appris de Cendrars.

Le 22 février 1945 après sa journée d’écriture, Cendrars dresse ce bilan :

Le travail marche dur. Je suis tellement maître de la dislocation du temps que je l’applique jusque dans d’infimes détails, et ce matin pour la première fois dans un dialogue ! Cela m’amuse beaucoup. Mais je pense déjà à employer tout autrement le temps dans La Carissima, sur le sujet mystique, où le temps est supprimé et l’époque de Ste Madeleine, aujourd’hui, hier et demain, où le temps est sublimé… Mais, je n’en suis pas encore là [27] !

Cendrars éclaire sa conception du dialogue dans le roman dans des formulations qui annoncent ce qu’il ne réalisera que dans Emmène-moi au bout du monde !… (1949-1956), le dernier roman qui se déroule dans le monde du théâtre, et dont la protagoniste, une vieille comédienne, justifie une composition en longs monologues, arias, duos, récitatifs et a parte :

Mon cher Jacques. Je voudrais que vous me donniez votre opinion sur mes dialogues dans L’Homme foudroyé. J’en emploie beaucoup dans La Main coupée, non pas pour remplacer l’action comme au cinéma depuis qu’il est parlant, mais pour la précipiter et aussi pour remplacer les considérations psychologiques de l’Auteur sur ses personnages (encore une de ces conventions des romanciers qui me crispe parce qu’elle est fausse !). Sonnent-ils juste ? Est-ce nature ? Le dialogue fait si facilement théâtre. Vu le grand nombre de personnages qui grouillent dans La Main coupée je voudrais que chacun de mes dialogues ouvre au moins des lucarnes sur la vie intérieure de mes personnages en plus de ce qu’ils peuvent dire. En somme, on ne devine ses semblables que par ce qu’ils laissent entendre sous leurs paroles, même celui qui ne sait pas s’exprimer. Y a-t-il de cela dans les dialogues de l’H.F. [28] ?

La carte-lettre suivante, le 10 décembre 1945 poursuit cette réflexion sur la portée indicielle des propos anodins jusqu’à l’image de « ce son de cloche fêlée » qui éclaire avec finesse la partition du poète romancier, à l’écoute de ce que livre la langue :

(suite au sujet des dialogues) Je crois que seul dans un dialogue on peut marquer, sans avoir l’air d’y toucher (et sans faire un plat !) les qualités et les défauts essentiels d’un personnage, tels que la gentillesse, l’ignominie, l’honneur, l’avarice secrète, la grossièreté, la parfaite éducation, etc., etc., et jusqu’à l’atavisme et les tics individuels. Tout cela se sous-entend dans les paroles dites — et même dans les plus maladroites. Quelle économie d’écriture si l’on touche juste et quand l’on arrive à faire entendre ce son de cloche fêlée sous les propos ! Est-ce que j’y arrive ? Assurément pas à chaque coup. Mais je vais pousser ça [29]

S’il est un secret à extraire des lettres à Lévesque c’est bien celui de la cohérence de l’œuvre et de la solidarité formelle qui lie comme autant d’épisodes d’une même quête les récits disparates de l’après-guerre, sans « faire système » car il ne s’agit pas de répéter d’un roman à l’autre une technique brevetée ; là aussi il faut savoir quitter ce qu’on aime, selon l’éthique du voyage qui conduit son écriture.

Composition et décomposition du récit dans le temps : je viens de terminer un long chapitre où la dislocation du temps est poussée à l’extrême et se termine sur un enchevêtrement de toutes petites mesures qui se chevauchent — le passé après, le futur avant le présent — fragmentations qui tiennent souvent à quelques minutes ! Je crois qu’on ne peut pas aller plus loin sans en faire un système emmerdant —J’ai hâte de faire autre chose, La Carissima par exemple — mais ce ne sera hélas pas avant un an! Oui, je vais encore passer toute l’année 46 sur La Main coupée — [30]

La composition reste la préoccupation majeure de La Main coupée, mais le changement de registre passe toujours par la polyphonie et le travail sur les dialogues :

Tel que j’en ai établi le plan La Main coupée aura 50 chapitres. C’est peut-être beaucoup… […] La technique en est tout autre que celle des Rhapsodies. Tout en style direct. Je pense faire quelque chose d’absolument nouveau sur un vieux sujet comme la guerre. Je vous en dirai plus long d’ici un mois quand j’aurai terminé la première partie.

La Main coupée va bon train. Je suis mon programme d’assez près. Aucun problème de style. Aucun lyrisme. Toute mon attention est portée sur la composition du récit. Je voudrais arriver à faire plus vrai que vrai. Je suis assez content jusqu’à présent. Mes bonshommes sont dépouillés de toute gloriole ou vantardise, ce qui n’est pas toujours commode vu le genre du récit et son sujet : la Guerre. Mais je crois pouvoir y arriver. C’est, comme vous dites, un tour de force [31].

En réponse à une description topographique précise des bistros du quartier de la gare du Nord, de leur enseigne, de leur allure et du nom du patron longuement détaillée le 26 novembre 1945 par Jacques-Henry, Cendrars, qui n’utilisera aucun de ses renseignements directement, justifie la place qu’il accorde à l’exactitude de la fiche de terrain dans un usage fictionnel :

Merci, ces renseignements me sont très utiles. Grâce à vous je revois tous ces bistros pouilleux que je connais tous, mais où l’on entre habituellement sans prendre garde ni aux enseignes ni aux noms des patrons. On y ribote avant de reprendre le train et de prendre congé d’une donzelle. C’est plein de petites gens du Nord bruyants, fumeux, vazouillards… Merci [32].

De même qu’il a retourné la définition de « l’objectivisme », il place ici le réalisme non dans la fidélité à la référence mais dans la recréation de l’atmosphère et, pourrait-on dire, dans ce que les théoriciens des années soixante-dix appelleront « l’effet de réel ». Cela passe par l’emploi des « vrais noms » contre certaines hypocrisies ou prudences conventionnelles de la fiction :

L’écriture maya est une des plus anciennes du globe. D’où l’analogie dont vous parlez entre la caverne symbolique et chaque lettre de l’alphabet dit « des villes saintes». […] Mais ce passage n’est pas un hors-d’œuvre curieux. Son but est de pénétrer le plus avant possible dans la mentalité de Paquita (cf. la férocité mexicaine) et de faire assister à la formation de son caractère dès son enfance (Rhapsodie IV, les Poupées de Paquita) et donner la raison profonde de son suicide… (Paquita, encore un nom que je ne voudrais pas à avoir à changer car elle vit encore !) — Autre chose : puis-je laisser le terme dont je qualifie Cingria ? Et si je change son nom, tout le passage ne rime plus à rien ! Je voudrais pouvoir appeler tous mes personnages par leur nom. C’est tellement mieux. J’ai l’impression de tailler en pleine chair de la réalité. Je suis fatigué du fictif [33]

On suit d’une lettre à la suivante, le débat que l’écrivain a poursuivi dans la solitude. Ainsi, le lendemain, il ajoute de nouveaux arguments à son refus de la convention romanesque et semble envisager le « réalisme » du récit comme incrustation ou collage :

Vous souvenez-vous de mon article sur Paul Laffitte dans Les Nouvelles littéraires ? Il m’avait brouillé avec Laffitte (plutôt avec Madame). C’est cette réaction d’un ami à propos d’un article sympathique qui me fait tiquer sur la réaction possible des gens que je nomme dans mon MS. Comme vous le dites je les éclaire d’une lumière qui ne leur plaira pas (et à laquelle ils ne sont pas habitués). Alors, que faire ? changer les noms me dégoûte. Ne mettre que les initiales comme je l’ai fait pour « les 3 délicats » de banlieue, Rhapsodie III, c’est toc. Les laisser, c’est s’exposer à un procès perdu d’avance. Un nom, c’est encore de la réalité et je ne voudrais travailler que dans la réalité [34].

Cette correspondance est bien la grande correspondance littéraire de Cendrars que complètent les échanges très riches mais plus circonscrits dans le temps avec certains éditeurs comme Louis Brun, Maximilien Vox, Guy Tosi ou des amis proches comme Paul Gilson et t’Serstevens. Là où les lettres aux éditeurs les plus amicales sont toujours suspectes d’intentions stratégiques, celles qu’il adresse à Lévesque font entrer véritablement dans les coulisses de la création des textes majeurs de Cendrars ; chaque réédition des textes antérieurs lui permet d’éclairer ses intentions d’alors et de mesurer son évolution à la relecture de ses propres textes. Il expose ses lubies intérieures, ses procédés de fabrique, laisse apparaître les obsessions et les rituels, d’une vie en écriture, combat de Titan mené quotidiennement pour résister à l’attraction de la fuite, de la défaite et de la mort.

Notes

[1] Robert Paxton, Olivier Corpet, Claire Paulhan, Archives de la vie littéraire sous l’Occupation, Paris, Tallandier / Imec, 2009 ; Robert Mencherini, Midi rouge, ombres et lumières, Paris, Syllepse, t. 3, Résistance et Occupation (1940-1944), 2011 ; Henri Amouroux, La Grande Histoire des Français sous l’Occupation, Robert Laffont, rééd. « Bouquins », t.7, 1999 ; Jacques Semelin, Persécutions et entraides dans la France occupée, Paris, Seuil, 2013.

[2] Par exemple, sur un feuillet de petit format manuscrit à l’encre noire dans une enveloppe bleue à l’en-tête des Deux Garçons, avec cachet du jeudi 6 février 1941 : « Jeudi // Mon cher Jacques, // Je pars tout à l’heure pour Vichy, puis Madrid, puis Lisbonne ― Mme Duchâteau fera suivre votre courrier et j’ai donné des instructions au facteur. J’espère qu’il n’y aura pas d’anicroches. » De ce voyage Lévesque ne saura rien de plus… mais les recoupements nous apprennent que Cendrars, qui s’est rapproché de Raymone, l’accompagne lorsqu’elle s’embarque au Portugal pour sa grande tournée en Amérique du Sud avec la troupe de Louis Jouvet. Voir Blaise Cendrars – Jacques-Henry Lévesque, Correspondance 1922 – 1959, « Et maintenant veillez au grain ! », édition critique de Marie-Paule Berranger, Genève, Éditions Zoé, 2017, p. 174.

[3] Voir ci-dessus Myriam Boucharenc, « “Sans ta carte je pourrais me croire sur un autre planète” »…

[4] Cette carte postale d’avril 40 montrant le château de Tilloloy (Somme) en est l’archétype : « Samedi soir 13/4/40/ Mon cher Jacques, // Je suis rentré, ne le dites à personne et surtout pas chez Grasset — Et venez déjeuner mardi » (éd. cit. p. 164).

[5] Se faire verser ses droits, notamment pendant et après la guerre, devient un souci constant de Blaise qui dépend entièrement de sa plume et dresse souvent dans ses courriers la liste des sommes dont il attend la rentrée.

[6] Certaines archives que Cendrars conservait au Tremblay ont disparu avec le pillage de sa maison pendant la guerre et il en va de même de certains manuscrits et livres laissés à Biarritz chez Eugenia Errazuriz, qui accueillait libéralement les artistes – Cendrars et Picasso notamment – et chez laquelle il a souvent séjourné.

[7] Voir sur ce moment de rupture l’article déjà cité de Myriam Boucharenc dans ce numéro.

[8] Ce que Lévesque ne semble pas avoir accepté puisque c’est Paul Gilson qui s’en chargera.

[9] Lettre du 17 juillet 1943, éd. cit., p. 228. La suite est écrite horizontalement au verso.

[10] Lettre du samedi 11 [11/44], ibid.,  p. 309.

[11] Par exemple, le jeudi 9 (11/44) où il s’agit de stratégie littéraire en une période politiquement sensible : « […] Je suis curieux d’avoir votre impression de première lecture et votre sentiment sur l’opportunité de publication, non à cause de certains détails (et j’en ai biffé !) mais vu “l’esprit” de la chose » (ibid., p. 307).

[12] Lettre du jeudi 7 [12/44], ibid., p. 320.

[13] Lettre du lundi 27 [11/44], ibid., p. 313.

[14] Lettre du mercredi 21[3/45], ibid., p. 345.

[15] Lettre du vendredi 11 [4/47], ibid., p. 524.

[16] On suivra les épisodes majeurs de ce long combat d’écriture dans la notice de Jean-Carlo Flückiger dans le volume II des Œuvres romanesques, sous la direction de Claude Leroy, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2017.

[17] « ———— Je suis content de tout ce que j’ai fait jusqu’à présent, mais je crains fort en avoir encore pour six mois ! tellement le fignolage des documents est difficile dans sa minutie —— Quel sale métier que celui d’écrire ou plutôt quelle saloperie d’écrire quand ça devient un métier voilà où le bât me blesse, c’est si contraire à mon tempérament —— un jour je finirai peut-être comme Diogène dans un tonneau —— » [lettre du 14 mars 1933].

[18] « Poussez à la roue pour que je reçoive le bon à tirer. / Il ne faut pas perdre de temps, sinon, les événements… » écrit-il à Jacques le 13 janvier 44, à propos des Poésie complètes, éd. cit., p. 86.

[19] Lettre datée du jeudi [20/1/44], éd. cit., p. 249.

[20] Ibid., p. 250.

[21] « Lundi 21 [1/45]/ Mon cher Jacques, / Article sympathique d’Yves Gandon dans Minerve du 18. Mais lui aussi écrit textuellement “insouci complet de la composition”. Combien d’années mettront-ils pour découvrir la dislocation du temps et la technique musicale des Rhapsodies qui saute aux yeux rien que pour la division extérieure en 8 chapitres chacun et de même longueur… […] Ils me font pouffer » (ibid., p. 471).

[22] « Mardi 26 [26/12/44] / Mon cher Jacques, / Hier, Peisson, chez qui j’ai été manger le coq de Noël, qui ne connaît pas une ligne des Rhapsodies mais à qui j’ai fait lire comme je vous l’ai déjà dit, Le Vieux-Port, il y a six mois, Peisson m’a dit : “En somme Blaise, tu as trouvé la bonne formule. Tu racontes des histoires à tire-larigot et l’on sent que tu peux encore en raconter dix mille ; alors que nous, nous nous battons les flancs pour mener un roman à bout.” C’est bien ça ! Mais ils s’imaginent que c’est facile de se laisser aller à raconter des histoires, ils se trompent. Primo, il faut avoir vécu. Secundo, réagir. Tertio, etc., etc. Qu’en pensez-vous ? La remarque de Peisson est symptomatique » (ibid., p. 326).

[23] Lettre du 22 décembre 1944, ibid., p. 325.

[24] Lettre du 6 août 1945, ibid., p. 405.

[25] « […] et voici la citation complète et lisible de ce que je vous avais un jour, gribouillé sur une carte. Je regrette que dans votre introduction vous n’ayez jamais cité un Père de l’Église plutôt que tous ces mahométans et hindous. — C’est là le seul point faible (parce que frisant la mode littéraire) de votre introduction par ailleurs si remarquable. Les Pères ont tout dit concernant le Verbe — et plusieurs étaient d’immenses poètes. Nous leur devons le peu que nous sommes, nous, les poètes modernes, et, finalement, nous sommes chrétiens — de cœur, d’esprit, de corps, de sensibilité et d’intelligence — même si nous avons perdu la foi — » (ibid., p. 258).

[26] Mardi 30 [1/45], ibid., p. 346.

[27] Ibid., p. 358-359.

[28] Samedi 24 [11/45], ibid., p. 443.

[29] Ibid., p. 444.

[30] Lettre du 10 décembre 1945, ibid., p. 450.

[31] Lettre du 21 mars 1945, ibid., p. 358.

[32] Ibid., p. 447.

[33] Lettre du Jeudi 4 [1/45] ibid., p. 334-335.

[34] Lettre du vendredi 5 [1/45], ibid.

 Auteur

Marie-Paule Berranger est professeur de littérature française du XXe siècle à l’Université Sorbonne nouvelle, au sein de l’UMR Thalim. Ses travaux portent sur le surréalisme (Dépaysement de l’aphorisme, Corti, 1988), la poésie de Robert Desnos, Blaise Cendrars, Frédéric Jacques Temple (Périples et parages, l’œuvre de Frédéric Jacques Temple, actes du colloque de Cerisy en collaboration avec Pierre-Marie Héron et Claude Leroy, Hermann, 2016), les genres dans la poétique des avant-gardes et l’histoire de la critique (Évolutions/Révolutions des valeurs critiques, Presses de la Méditerranée, 2015). Elle a édité en 2017 le  dernier roman de Blaise Cendrars Emmène-moi au bout du monde !… (Bibliothèque de la Pléiade) et la correspondance Blaise Cendrars ‒ Jacques-Henry Lévesque aux éditions Zoé.

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Blaise Cendrars et Le Corbusier : villes et voyages utiles

Texte intégral

Rationalisme, fonctionnalisme, formalisme. La musicalité de cet accord parfait se rappelle souvent à nous comme l’une des symphonies majeures du langage architectural du vingtième siècle. Étiqueté comme l’un des chefs d’orchestre de la nouvelle esthétique industrielle apparue dans l’entre-deux-guerres, l’architecte de La Chaux-de-Fonds, Le Corbusier, fut inévitablement associé à ces notions comme à de nombreux autres « ismes ». Après-guerre, la critique de Le Corbusier contesta la formule de cette triade. Elle ne fit cependant que perpétuer une attention trop soutenue à ces notions, au détriment d’autres. De plus elle éclipsa le tissu complexe des associations verbales, des relations et de la circulation d’idées − entendons, au-delà du monde de l’architecture − dans lequel Le Corbusier était immergé.

Nous nous proposons de suivre une autre route et de mettre au jour des nuances qui ont profondément affecté le vocabulaire comme la vision du monde de Le Corbusier [1]. Parmi les idées mentionnées ci-dessus, la notion de fonction apparut au cœur des débats que suscita Le Corbusier dans les années 1920 [2].

Le point de départ de cet article réside dans le terme de fonction. Plutôt que de redéfinir Le Corbusier comme un simple fonctionnaliste, les pages qui suivent vont évoquer ses échanges avec le poète Blaise Cendrars, qui présentent l’intérêt d’exposer les méandres et le caractère confus, parfois, de la signification attribuée à ce terme. Ces correspondances mettent en lumière un autre ensemble lexical, autour du mot utilité, et le relient à une expérience incarnée du Nouveau Monde. Le ton et la cible des écrits de Le Corbusier subissent une mutation spectaculaire à la fin des années 1920 [3]. Ses rencontres avec l’Amérique des tropiques, non seulement par ses déplacements physiques mais aussi, et essentiellement, intellectuels, s’avèrent ici déterminantes pour cette métamorphose [4]. Mais comment un voyage peut-il avoir affecté le vocabulaire de l’architecte ? Un petit détour par une définition de notre approche du voyage s’impose.

1. Voyages immobiles

 Les voyages de Le Corbusier ont souvent fait l’objet d’études de la part des historiens qui ont examiné les effets de ses déplacements physiques sur sa pratique architecturale [5]. Il y a cependant un type de voyage en particulier qui a rarement attiré l’attention et sur lequel Le Corbusier lui-même reste muet. Au cours de sa vie Le Corbusier écrivit presque cinquante ouvrages et publia plus de deux cents articles, tout en exécutant soixante-dix-neuf [6] projets architecturaux. Il convient donc de prendre en considération le fait que l’activité littéraire faisait partie de la vie quotidienne de Le Corbusier et que cela ne devait pas être sans conséquence sur ses autres pratiques [7]. La bibliothèque considérable que Le Corbusier constitua reste sans doute le témoignage le plus évident du temps qu’il vouait à la lecture chez lui ou à l’étranger [8]. Nous pouvons donc suggérer que Le Corbusier voyageait aussi à travers les livres et les textes, « voyages immobiles [9] » qui défient l’idée d’un simple déplacement géographique. Au contraire, la notion de voyage peut être comprise comme un déplacement de la pensée et une manière autre de voir le monde.

Il semble donc approprié et justifié, si l’on considère que la myriade de livres que possédait Le Corbusier lui était importante et familière, d’analyser la bibliothèque privée de l’architecte afin d’examiner son discours. Cependant, hormis l’évaluation de l’influence de ces ouvrages sur l’architecture de Le Corbusier, que peuvent encore nous révéler ces documents sur sa pratique de lecteur, et que suggèrent-ils concernant les voyages de Le Corbusier et sa propre production en tant qu’écrivain ? Je n’ai pas l’intention de produire une interprétation linéaire, pas plus que causale, des textes que Le Corbusier peut avoir lus dans les années 1920. Il serait hors de propos d’extraire des fragments de ses livres et d’insister sur une illusoire influence sur ses œuvres personnelles. Je tenterai plutôt d’attirer l’attention sur la manière dont cette pratique continue de la lecture peut avoir affecté les autres activités de Le Corbusier, touriste, écrivain, architecte, avant et pendant son premier voyage sur le continent américain en 1929, au Brésil en particulier.

À cet égard, aucune autre figure ne fut plus cruciale en ce qui concerne le contact de Le Corbusier avec l’Amérique tropicale que celle de Blaise Cendrars. Le poète fournit à Le Corbusier l’occasion d’une double rencontre. Il fut l’acteur principal qui encouragea Le Corbusier à entreprendre un voyage outre-mer en lui présentant des figures de premier plan, brésiliennes entre autres. De plus, les propres textes de Cendrars, ses impressions et son affinité avec le Brésil, eurent un impact conséquent sur les perceptions et les attentes de Le Corbusier en ce qui concerne le voyage.

Le présent article invite à découvrir ces échanges peu communs entre Le Corbusier et Cendrars et met l’accent sur une constellation d’affinités intellectuelles qui jettent un pont entre plusieurs dimensions : esthétique, philosophique, politique et aussi historique. Nous avançons ici que cette vision partagée du monde est essentielle pour saisir leurs affinités et leur respect mutuel et même l’adoption des idées et du vocabulaire de l’un par l’autre. La notion de déplacement est donc cruciale parce qu’elle indique une exploration des rencontres physiques et intellectuelles, entre nos deux Chaux-de-Fonniers. De plus, elle rend compte d’une pluralité de mouvements transatlantiques qui traversent cartes, paysages, villes et gens. Il ne s’agit pas de prouver si, oui ou non, l’un lisait les livres de l’autre. Le défi consiste plutôt à extraire des textes − lettres, notes et livres – les éléments qui furent effectivement d’un intérêt particulier pour eux durant la période 1922-1929, et à situer les domaines qui purent contribuer à forger le jugement de Le Corbusier sur le Brésil et sa thèse sur la notion de fonction.

2. De La Chaux-de-Fonds à Paris : carrefours intellectuels

Tout a commencé à La Chaux-de-Fonds, ville du Jura dont la population a presque triplé en cinq décennies au dix-neuvième siècle [10] grâce, pour l’essentiel, au nouveau planning urbain et à la croissance économique due à la manufacture horlogère. Nés à l’automne 1887, au beau milieu de cette époque de plein essor industriel, Frédéric-Louis Sauser et Charles-Édouard Jeanneret-Gris vécurent pendant leur enfance à moins de deux cent cinquante mètres l’un de l’autre dans cette ville du canton de Neuchâtel. À l’instar de maints jeunes citadins de l’époque, Sauser et Jeanneret, tous deux stimulés par l’activité locale dominante, entamèrent leur vie d’adulte en s’essayant dans ces domaines liés à la production horlogère [11]. Après avoir étudié à l’École municipale des Arts appliqués avec Charles L’Éplattenier, éducateur en vue qui assura la transformation des méthodes pédagogiques et artistiques de l’École, le jeune Le Corbusier entreprit en 1907, un voyage d’étude, non pas à Rome, comme le voulait la tradition, mais en Toscane. Quatre ans plus tard, il traversait l’Europe centrale, les Balkans et la Turquie, pour aboutir dans les régions italiennes de la mer Tyrrhénienne, un voyage, selon ses propres mots, « vers l’est » que de nombreux chercheurs qualifient d’apogée des années de formation de Le Corbusier [12]. Pendant ce temps, le jeune Cendrars portait le regard vers des horizons plus lointains. Entre 1904 et 1912 il devait rencontrer différentes cultures ; ses voyages le firent s’aventurer dans diverses régions d’Italie, d’Allemagne, de Russie et des États-Unis [13].

La première rencontre effective entre Frédéric-Louis Sauser et Jeanneret devait se produire à des kilomètres des terres helvétiques et de l’industrie horlogère. Elle advint à Paris au début des années 1920, au centre des débats intellectuels français et des événements artistiques. Ce fut lors de l’un de ces événements, plus précisément au salon d’automne 1922 − comme Le Corbusier l’indiqua lui-même dans une lettre datée de 1960 − que les deux personnages se rencontrèrent par hasard, alors qu’à cette époque ils avaient déjà adopté leurs nouveaux patronymes, Blaise Cendrars et Le Corbusier [14] :

Cher Cendrars, toute mon amitié ! Souviens-toi : 1922 salon d’Automne devant un vaste diorama d’urbanisme, un type s’est dressé devant moi. « Bravo, magnifique ! Je suis Blaise Cendrars ! » Ce fut le premier encouragement que je reçus… Le Corbusier, 14 novembre 1960 [15].

À la fin des années 1910, Cendrars s’était déjà rapproché de plusieurs artistes, collaborant par exemple pour J’ai tué (1918) et La Fin du monde, filmée par l’ange Notre-Dame (1919) avec Fernand Léger, peintre avec lequel Le Corbusier établit aussi une solide amitié pour plus de quatre décennies [16]. En fait, dès 1922, Cendrars était connu sur la scène artistique parisienne, alors que Le Corbusier commençait tout juste sa vie publique dans la capitale.

Toutefois ce fut une année stimulante et décisive pour le développement de la carrière de Le Corbusier en tant qu’architecte et écrivain. Ce fut en 1922, en effet, qu’il commença à collaborer avec son cousin Pierre Jeanneret. Ce fut aussi à ce moment que Le Corbusier donna sa première conférence publique, qui se tint en Sorbonne. Et ce fut l’époque où il conçut la maison-atelier dessinée pour le peintre Amédée Ozenfant, avec qui il construisit une étroite collaboration. Tous deux cofondèrent le mouvement puriste et coéditèrent la revue L’Esprit nouveau qui faisait la publicité de toutes sortes d’activités industrielles, de la société des montres Oméga aux industries automobiles Peugeot et Voisin. Le Corbusier développa aussi les études de la maison Citrohan et exposa le projet de la Ville contemporaine de trois millions d’habitants au salon d’automne. Ce fut encore la période où Le Corbusier, businessman audacieux, dut affronter de graves problèmes financiers. Son projet visionnaire de gagner de l’argent dans la production industrielle de briques devait vite trouver sa limite [17]. Comme Cendrars, Le Corbusier choisit Paris comme champ de bataille principal, d’autant que la capitale française était la ville où, notait Le Corbusier, « on se bat pour être le premier [18]. »

La revue L’Esprit Nouveau, fondée avec Amédée Ozenfant et Paul Dermée, devait être une plate-forme importante pour la promotion du discours de Le Corbusier et la diffusion de plusieurs de ses pratiques qui recommandaient une attitude « moderne » dans les arts, la littérature et l’architecture. D’une manière typique, le premier volume débutait par des termes emphatiques en faveur d’une « esthétique mécanique » expérimentale (L’Esthétique mécanique) qui s’adressaient clairement à la fois au monde industriel et au monde artistique [19]. Non seulement Le Corbusier présentait ses positions, quitte à les publier ultérieurement sous forme de livres, mais il diffusait également les idées de ses pairs ou des entrepreneurs [20] qui s’efforçaient de partager leurs visions de la modernité. Dans les trois premières parutions de 1920, L’Esprit nouveau avait déjà publié des œuvres en nombre : Calligrammes d’Apollinaire, La Nouvelle Poésie allemande et L’Esthétique du cinéma d’Yvan Goll, des fragments de Ornament & Verbrechen d’Adolf Loos, La Danse futuriste de Marinetti, et un choix de peintures de Cézanne, pour n’en citer que quelques-unes [21]. Des textes de Cendrars n’allaient pas tarder à figurer dans le magazine. En avril 1921, le premier chapitre de L’Eubage était présenté, avec des publicités pour ce roman en cours. Bien que des réclames offrant des éditions à tirage limité de L’Eubage – « tirage de luxe » des éditions de L’Esprit nouveau – soient apparues dans plusieurs numéros de cette revue en 1921 et 1922, ce roman ne fut publié qu’en 1926 par les éditions Au Sans Pareil [22]. Les premières lettres entre Le Corbusier et Cendrars du début des années 1920 consistaient pour l’essentiel en formalités, en offres polies d’aide mutuelle. Dès le milieu des années 1920 toutefois, le ton et le thème de leur discours avaient changé de manière significative.

Outre l’échange de contacts, de clients potentiels et éditeurs des maisons influentes [23], ces lettres manifestent le partage d’une série de rencontres, intellectuelles aussi bien que sensorielles, avec des paysages, des topographies, des villes et des architectures [24]. Un exemple concret en est le récit que fait Cendrars de son expérience à la suite de sa visite au projet de la cité Frugès à Pessac, projet pionnier d’habitat collectif dans la banlieue de Bordeaux, conçu par Le Corbusier et financé par l’entrepreneur industriel Henry Frugès. En dépit du fiasco financier, Pessac fut un authentique laboratoire pour l’utilisation du béton armé ; et les idées avancées par Le Corbusier et Pierre Jeanneret pour améliorer la construction du logement social en France, en termes de qualité et de technique, étaient totalement soutenues par Henry Frugès :

J’ai visité, le mois dernier, le CHANTIER de Pessac. Ce qui m’a surtout ravi, c’est que l’ensemble est gai et non pas tristement monotone comme je le croyais. Je regrette pour vous que cette première démonstration ait été faite dans la banlieue de Bordeaux, en dehors de toute circulation, et non pas un peu plus bas sur la route de Biarritz. […] Je crois également que vu votre conception d’une maison vous vous adressez en France plutôt à une certaine élite qu’à la classe ouvrière. C’est pourquoi votre type villa doit réussir plus facilement que « la cité ». […] Ma main amie, Blaise Cendrars [25].

En quelques mots Cendrars réussit à exposer le contexte dans lequel Le Corbusier était immergé au milieu des années 1920 : le nombre croissant de commandes que l’architecte recevait pour bâtir des maisons individuelles pour des intellectuels, des entrepreneurs et des mécènes de l’art et la situation catastrophique à laquelle il dut faire face quand il tenta de faire passer ses idées dans les domaines du logement social ou de l’urbanisme. Les rencontres du milieu des années 1920 furent donc cruciales pour les deux personnages. Les problèmes relatifs au Nouveau Monde et aux villes de l’Amérique tropicale en particulier, n’étaient pas les seuls à émerger. Cependant, ce fut précisément ce thème qui devint le pivot de leurs échanges et de leurs transferts intellectuels.

3. Rencontres américaines et voyages utiles

 À la différence de Le Corbusier, la première rencontre de Cendrars avec les Amériques eut lieu à New York en 1912. Pour nombre d’auteurs qui ont étudié les relations du poète avec les États-Unis, cette Amérique que Cendrars rencontra en 1912 est en quelque sorte rejetée, ce qui se manifeste dans ses œuvres de jeunesse [26]. Yvette Bozon-Scalzitti, par exemple, éclaire non seulement l’aversion de Cendrars pour un tel « esprit mercantile [27] » une « hypocrisie puritaine [28] » et un paysage urbain atroce, mais aussi la manière dont ses textes initiaux comme Les Pâques et Séjour à New York mettent à mal l’idée du Nouveau Monde – son « rôle illusoire de pont [29] » vers le paradis – et l’arrachent à celle de la « nouvelle naissance [30] ».

Dans une analyse très pertinente, Bozon-Scalzitti met en évidence la situation plutôt assombrie des États-Unis dans l’œuvre du poète ; mais ce qui compte peut-être le plus pour nous est sa tentative de définir ce que les Amériques signifiaient pour l’auteur des Pâques à New York. Si, en 1912, Cendrars pouvait limiter l’Amérique à New York, avec les étonnements, les frustrations et les distanciations de rigueur, au milieu des années 1920 les Amériques de Cendrars étaient investies d’une complexité et d’une signification tout autres [31] qui transcendaient du même coup les frontières géographiques. Les deux exemples les plus fascinants en pourraient être les romans Moravagine et L’Or – tous deux en la possession de Le Corbusier et sur lesquels je souhaite m’arrêter un instant.

Dans Moravagine, publié par l’éditeur Grasset en 1926, Cendrars entremêlait différents lieux, époques et souvenirs [32]. Ses lecteurs sont familiarisés avec cette approche et je ne commenterai pas cet aspect. Disons simplement que notre globetrotter émaille Moravagine d’aventures et de héros qui traversent l’Atlantique et errent dans les Amériques (Nord et Sud) [33]. Dans ce roman, les Amériques, pour Cendrars, étaient auréolées d’un optimisme que suscitaient les nouvelles technologies et les avancées de la mécanisation ; et elles représentaient « l’affirmation de l’indépendance virile [34] » de l’homme blanc américain et son pouvoir sur les autres et les choses. À cette époque les Amériques étaient donc pour Cendrars – et nous pouvons lui adjoindre Le Corbusier – la terre où « les hommes d’action, optimistes et sûrs d’eux-mêmes, savent prendre des risques et réussir [35] » alors qu’ils « marchent, pensent et agissent en droite ligne [36] », selon les mots de Bozon-Scalzitti. Il est tentant de rapprocher les mots de Cendrars de ceux de Le Corbusier à la même époque. Et l’un des exemples les plus intéressants est sans doute la prépublication de Cendrars sous le titre « Le Principe de l’utilité » d’un texte qui devint ensuite « Nos randonnées en Amérique», de Moravagine [37], que l’auteur commenta aussi dans sa conférence [38] de 1924 à São Paulo [39]. A la différence de Cendrars, Le Corbusier construisit un discours où la notion d’utilité le cède à celle de beauté, ce qu’il développa de la manière la plus évidente dans Défense de l’architecture [40] :

La fonction beauté est indépendante de la fonction utilité ; ce sont deux choses. Ce qui est déplaisant à l’esprit, c’est le gaspillage ; car le gaspillage est bête ; c’est pour cela que l’utile nous plaît. Mais l’utile n’est pas le beau. » Si nous quittons le plan plastique pour rechercher les effets de la SACHLICHKEIT dans les bienfaits du confort ‒ en l’occurrence, pour voir à quel degré nous sommes satisfaits par les progrès du machinisme ‒ je puis raisonner ainsi : le luxe mécanique n’est pas fonction directe du bonheur. Voyez les riches qui possèdent tout : ils y sont automatiquement adaptés ; ils ne ressentent aucune joie de ce côté-là. […] En ce qui me concerne, je suis personnellement privé de tout confort. Mais je crée et je suis parfaitement heureux. J’apprécie d’autant ce bonheur et suis d’autant moins tenté par tout autre que, charrié par la vie pendant bien longtemps, j’en ai été durement privé. Si l’adaptation aux bienfaits de la machine est automatique, et, par-là, les joies qu’elle procure, éphémères, l’accession aux bonheurs spirituels est permanente et particulièrement ceux que nous devons à l’harmonie [41].

Quoique divergeant parfois sur certains thèmes d’actualité [42], le poète et l’architecte se saisirent des idées de machine et de fonctionnalité, décisives dans leurs essais, pour redéfinir leurs conceptions de la beauté à l’époque contemporaine. Produit le plus célèbre de leur époque, l’essor de la machine suscitait la controverse. Ancrée dans la précision et la rigueur, la machine, telle que la concevaient Cendrars et Le Corbusier, ne serait abordée ni dans l’euphorie, ni par des attaques aveugles, mais intégrée, ou même investie de sens d’une toute nouvelle manière dans plusieurs domaines comprenant la littérature, les arts et l’architecture. Cendrars, toutefois, alla plus loin dans son essai en liant de tels « principes d’utilité » à une vision de l’Amériques.

Le berceau des hommes d’aujourd’hui est dans l’Amérique centrale, et plus particulièrement sur les rives de l’Amazone. […] Et la marche actuelle de la civilisation, de l’est à l’ouest […] n’est qu’un retour aux origines.

[…] À cette nouvelle, les vieux peuples des cathédrales, les vieux pays d’Europe se réveillent […] De l’autre côté des mers, des pays tout neufs, dont chacun est plus grand que plusieurs pays d’Europe et dont plusieurs sont plus vastes que l’Europe tout entière, renoncent, déçus, aux formules étriquées du vieux monde.

[…] Dans ce désordre apparent une forme de société humaine s’impose et domine le tumulte. Elle travaille, elle crée. Elle transforme toutes les valeurs en pratiquant le krach et le boom. […] C’est une force formidable qui aujourd’hui étreint le monde entier, et le façonne, et le pétrit. C’est la grande industrie moderne à forme capitaliste. Une société anonyme. Elle n’a eu recours qu’au principe de l’utilité pour donner aux peuples innombrables de la terre l’illusion de la parfaite démocratie, du bonheur, de l’égalité et du confort. On construit des ports angulaires, des routes en palier, des villes géométriques [43].

Les spécialistes de Cendrars s’accordent à dire que Moravagine a été écrit à des époques diverses et en des lieux différents. Une part importante du livre prit effectivement forme alors que l’auteur traversait l’Atlantique en 1924. Cependant, l’autre roman écrit au retour de ce même voyage, présent dans la bibliothèque de Le Corbusier, L’Or, dévoile l’affinité de Cendrars avec l’histoire dramatique des aventures du général Suter, un Suisse en quête de fortune au-delà des mers. Cet homme de trente-et-un ans « abandonne sa femme et quatre enfants », traverse les Alpes, atteint le port du Havre, prend la mer pour la ville des immigrants, New York, traverse déserts et fleuves en caravane vers le Far-West californien, construit un « empire doré » et fonde la colonie de la « Nouvelle-Helvétie », pour finir affaibli et banqueroutier. L’Or est bien plus que le portrait d’un compatriote du milieu du dix-neuvième siècle ; il implique le lecteur dans une histoire entre fiction et réalité qui ne se confine pas à la description étendue et précise de villes comme New York mais expose également les espoirs et les misères qui sont au cœur de l’imaginaire collectif européen du début des années 1920.

Bien que les deux romans incluent des descriptions des États-Unis, Cendrars, à l’époque, découvrait d’autres contrées d’Amérique, plus particulièrement le Brésil ; et l’impact de cette rencontre semble avoir produit quelque écho dans la manière dont il appréhenda le Nouveau Monde. Les Amériques, dans les textes de Cendrars, ne signifiaient plus la déception ; pour lui, elles étaient devenues aussi un lieu d’espérance, de réalisation et d’action. Face à l’œuvre de Le Corbusier, l’écriture de Cendrars ne dévoile plus seulement une Europe décadente en crise dans la seconde moitié des années 1920 mais bien l’idée d’un avenir au-delà des mers, lieu de perspectives et de conquêtes. En ce sens, le fait que Cendrars lie le « rêve de faire fortune » au nouveau continent ne peut sembler accidentel, comme il en est question dans L’Or, et comme l’indique la genèse de Planaltina au Brésil, qui fut annoncée durant les pérégrinations du poète dans ce pays. Cendrars offrit un exemplaire de L’Or à son ami, le jeune Le Corbusier, en 1926, et sur la page de titre il inscrivit à l’intention de l’architecte des mots explicites d’encouragement et d’optimisme [44].

4. Nouvelle cartographie des villes américaines : le projet de construction de Planaltina

Planaltina était une « ville d’un million d’âmes [45] » et était encore une « zone vierge [46] » : tels étaient les mots de Cendrars, enthousiaste à l’idée de la construction de cette ville nouvelle au Brésil [47]. L’architecte de Moravagine tenta d’attirer l’attention de son ami sur le projet Planaltina parce que ce n’était pas un projet ordinaire d’urbanisme ultramarin. C’était sur cette terre, très loin apparemment de l’horizon de Le Corbusier, que le rêve d’une nouvelle capitale fédérale telle qu’elle était « prévue dans la Constitution [48] » devait se réaliser.

Le projet de transfert de la capitale vers l’intérieur du Brésil, sur une proposition initiale de José Bonifácio de Andrada e Silva en 1823 faite un an après que le Brésil avait arraché son indépendance au Portugal, fut enterré plusieurs fois pendant le dix-neuvième siècle et jusqu’au début du vingtième siècle [49]. Le projet de la nouvelle capitale réintégra l’agenda politique brésilien au début des années 1920. Le 7 septembre 1922, centenaire de l’indépendance du Brésil, fut posée la première pierre, témoignant que le rêve de la future capitale allait devenir réalité. Cette nouvelle ne passa pas inaperçue de Cendrars, dont le regard était tourné vers le continent américain, particulièrement après 1923, l’année où le poète fit la connaissance du cercle politique et artistique brésilien à Paris.

Le frisson du projet Planaltina n’a pas été seulement évoqué dans la correspondance de Cendrars, mais également dans d’autres documents, comme sur la couverture du roman L’Or, offert en 1926 par le poète à l’architecte [50]. « [L]e rêve de Planaltina » est de nouveau évoqué cette fois dans une lettre de Le Corbusier à Paulo Prado, l’ami Pauliste, qui parraina les voyages de Cendrars au Brésil, et qui promut aussi le séjour de Le Corbusier au Brésil [51]. Écrite en juillet 1929, c’est-à-dire trois ans après que Cendrars mentionne pour la première fois les plans brésiliens d’une nouvelle capitale, la lettre ne laisse aucun doute sur le grand intérêt de Le Corbusier pour ces nouvelles terres. En fait, le poète et l’architecte étaient tous deux obsédés par l’idée de la construction de Planaltina. L’occasion se présentait effectivement d’appliquer de nouvelles idées au Nouveau Monde. En dépit de leur engagement, l’idée ne rencontra pas les résultats escomptés. Cependant, le chemin était pavé pour de nouvelles avenues, avec en perspective des intérêts neufs pour Le Corbusier, et leur impact sera visible dans le discours qui suit immédiatement son séjour brésilien, notamment dans la publication de Précisions sur un état présent de l’architecture et de l’urbanisme de 1930. À travers les lettres à Le Corbusier qui nous restent, écrites au milieu des années 1920, on sent à ses mots que Cendrars est rempli d’excitation à propos du Brésil et des possibilités nouvelles qu’il est susceptible d’offrir aux deux globetrotters [52]. Le 26 juillet 1926, Cendrars encourage une fois de plus son ami à s’informer des projets en cours de l’autre côté de l’Atlantique. Cependant, comme Margareth da Silva Pereira [53] l’a montré, ce n’est pas avant la fin des années 1920, au moment où des opportunités particulières de construire en Amérique se présentèrent à Le Corbusier, que l’architecte daignera considérer avec intérêt l’aide de son ami, le poète :

Alors, votre amitié me managerait-elle au pays du café? c-à-d pourriez-vous en écrire utilement là-bas, obtenir un engagement, + des conditions (je veux dire : la peine du dérangement!) […]

Pour Buenos-Ayres, on m’attend en août-septembre voyage : pour mes aises, dites-moi donc quel paquebot, quelle ligne et en deux mots, comment on peut s’ébaudir sur la maison flottante.

Voilà ! Et merci de tout cœur

un type de Oklahoma City USA, nous demande des plans de maisons de série et demande “pour quelle somme on pourrait négocier avec nous”? Dites-moi donc combien nous valons là-bas.

Amitiés Ch.E. Jeanneret [54].

Satisfaisant aux requêtes de Le Corbusier, Cendrars s’engagea promptement à contacter ses relations afin d’organiser des conférences pour l’architecte à São Paulo et Rio, de sorte qu’il puisse être présenté au maire de Rio de Janeiro, lequel formait des plans pour la reconstruction de la ville [55]. En fait, tout en élargissant le réseau de Le Corbusier au-delà des mers, la relation entre les deux protagonistes va plus loin que la simple fréquentation des mêmes cercles sociaux. Plusieurs des pratiques de Cendrars − en tant qu’ami, voyageur et poète, naturellement − contribuèrent largement à former les idées de Le Corbusier sur le Brésil, pays qui s’avéra central dans l’agenda du parcours américain de l’architecte.

5. Géographies revisitées : les Amériques de Cendrars deviennent les Amériques de Le Corbusier

Lors de ses périples dans les Amériques tropicales, Cendrars découvrit São Paulo en voiture et visita les centres historiques des villes minières du Minas Gerais, par exemple, où il trouva une grande concentration des plus remarquables églises baroques brésiliennes, des bâtiments et des squares également, tandis qu’à Rio, il participa aux parades du carnaval et, tout comme Le Corbusier en décembre 1929, fréquenta la bohème des cercles de samba et s’égara dans les collines des bidonvilles de Rio, surtout le morro da favela [56]. Le poète fut profondément impressionné par ces excursions, le Brésil devenant une source très vive d’inspiration pour ses poèmes de Feuilles de route, de Sud-Américaines et de nombreux textes de prose pour toutes les années à venir, comme le notent bon nombre de chercheurs [57]. Le créateur de L’Or continuera à écrire, non seulement des ouvrages sur des histoires et des « héros brésiliens », par exemple sur l’artiste baroque Aleijadinho ou même sur le carioca prisonnier Febrônio Índio do Brasil, mais aussi à travailler sur un projet de film sur le Brésil.

Dans Moravagine, en 1926, il fait de l’Amérique du Sud la terre originelle de l’humanité :

Le berceau des hommes d’aujourd’hui est dans l’Amérique centrale et plus particulièrement sur les rives de l’Amazone. […] les shellheaps qui jalonnent toute la côte de l’Atlantique, les paraderos argentins, les sambaquis brésiliens sont là pour l’attester. Ces énormes accumulations de débris, amas de coquilles, d’arêtes de poissons, d’os d’oiseaux et de mammifères, hauts comme des montagnes, prouvent que des groupes humains très nombreux ont vécu là de très bonne heure, bien avant les dates historiques… Et la marche actuelle de la civilisation, de l’est à l’ouest, de l’orient vers l’occident, n’est qu’un retour aux origines [58].

Plusieurs des ouvrages de Cendrars présents dans les dossiers de Le Corbusier − publiés dans les années 1920 (et identifiés comme étant ceux que Le Corbusier avait reçus ou acquis à cette époque) − sont imprégnés de l’expérience personnelle des tropiques de son ami Cendrars, comme de beaucoup d’autres expériences tirées de ses voyages. Il est tentant d’avancer que l’appel de Cendrars à se tourner vers les Amériques, qui sont pour lui le « berceau des hommes [59] » − puisse avoir touché Le Corbusier :

Et voici à quoi je pensais dans la forêt de la San Martino, à douze heures d’express vers le centre du Brésil : « Il faut savoir être en état de jugement, toujours. Vous êtes aux tropiques du Brésil, à la Pampa argentine, à Asuncion des Indiens, etc. […] Expliquons-nous : Tout est conforme aux livres, aux récits de notre enfance : la forêt vierge, la Pampa. […] Il y a des jaguars : notre compagnon en a tiré un il y a huit jours ; mais on n’en voit pas! Il y a des serpents immenses […] L’étang est plein de crocodiles […] La forêt est silencieuse, immobile, touffue, impénétrable, peut-être menaçante. […] Tout est dans la forêt d’Amérique, mais on ne voit rien [60].

Cendrars pense en outre que les éléments organiques comme les os, coquillages et autres objets naturels sont en fait la preuve archéologique que tout provient en dernier ressort de la région du fleuve Amazone. Lecteur de Moravagine, Le Corbusier est susceptible d’avoir remarqué l’extrait cité plus haut, or nous savons que, quelques années plus tard, il se mit à collectionner précisément ces types de débris et restes que l’on trouve dans la nature, qu’il qualifiait d’« objets à réaction poétique [61] » et reconnaissait comme sources d’inspiration de ses peintures, de ses écrits et de son design. Cendrars publia deux textes dans les années 1920 qui, en dépit de leur absence dans la bibliothèque de l’architecte, furent très probablement connus de Le Corbusier. Il s’agit du poème Une nuit dans la forêt (1929) et du recueil Feuilles de route (1924), dans lequel figurent des illustrations de Tarsila do Amaral [62] :

Depuis, j’ai entendu de lui des histoires américaines, des histoires du Brésil, des histoires de serpents de quinze mètres de long, de crocodiles, de fleurs dangereuses, etc… Cendrars n’a jamais manqué d’idées. Il avait le don de la matérialité des faits émotionnels : « Le crocodile était là ; j’étais au bord de l’étang avec mon fusil. Je fais un mouvement ; le crocodile plonge, s’enfonce dans la rivière. J’en fais autant. Je le trouve au fond de l’eau. Je le tue net d’une balle… » Et pourquoi pas ! Il n’y a pas de type qui ait imaginé plus d’histoires solidement assises sur la fiction, mais cette fiction était toujours humaine, plausible, trépidante de vie, empoignante. Et Cendrars est devenu l’un des chefs de la littérature contemporaine. Plus que cela, un maître de la pensée. Plus que cela, un incitateur à l’action [63].

Les représentations cendrarsiennes des tropiques et des Amériques étaient assez différentes du lieu imaginaire qu’avaient construit les artistes européens durant le dix-neuvième siècle et au début du vingtième siècle. Cependant, des villes comme Rio de Janeiro et São Paulo ne semblaient plus si éloignées des villes européennes dont il était familier, comme Paris, Nice ou Londres. Au contraire, en dépit de sa localisation géographique à des milliers de kilomètres de l’Europe, São Paulo semblait moins distante que La Chaux-de-Fonds, comme Cendrars l’indique lui-même dans Feuilles de route.

Dans ses récits, Cendrars ne parle pas d’un Brésil exotique, primitif et sauvage, mais plutôt d’une terre plurielle, complexe et urbaine prise dans un constant processus de changement. Dans Feuilles de Route, Cendrars ne faisait pas réellement de distinction entre les Amériques et le Brésil, précisément parce que, pour lui, ces deux mots représentaient cette partie du Nouveau Monde où il pensait avoir vécu ses expériences les plus significatives.  Pour le poète, les Amériques ne se distinguaient pas des notions de beauté, d’utilité et de modernité. La question demeure : pourrait-on soutenir que la représentation cendrarsienne du Nouveau Monde a exercé une influence sur Le Corbusier ? Une fois de plus on peut trouver dans Précisions une réponse éclairante. Dès le premier chapitre du « Prologue américain », Le Corbusier révèle sa familiarité avec le vocabulaire puisé dans les récits de voyage de Cendrars, autour d’une vie errante, de la nostalgie poignante de la vie dangereuse et de la fascination pour la question de l’autre. Comme l’a montré Christine Le Quellec Cottier, la publication d’Éloge de la vie dangereuse en 1926 avec les confidences d’un assassin « préfigure la fascination de Cendrars [64] » pour le criminel afro-brésilien et indien Febrônio, dont la biographie et les crimes ont paru dans les journaux brésiliens en 1927 [65], et « dont l’histoire paraîtra dans le recueil La Vie dangereuse, en 1938 [66] ». Si l’on regarde les termes employés par Le Corbusier sur les « favellas des noirs [67]», décrites dans le chapitre conclusif du livre, la proximité de la description avec, par exemple, la nouvelle consacrée à Febrônio dans La Vie dangereuse semble révéler des croisements d’influences réciproques entre l’architecte et le poète [68] :

Quand on a escaladé les « Favellas » des nègres, les collines très hautes et très raides où ils ont accroché leurs maisons de bois et de torchis peintes en couleurs sonnantes, comme s’accrochent les moules aux enrochements du port : − les nègres sont propres et de stature magnifique, les négresses sont vêtues de calicot blanc toujours frais lavé ; il n’y a ni rues, ni chemins, c’est trop raide, mais des sentiers qui sont autant le torrent que l’égout ; il s’y développe des scènes de vie populaire animées d’une si magistrale dignité qu’une école de grande peinture de genre trouverait à Rio des destinées très hautes ; le nègre a sa maison presque toujours à pic, juchée sur des pilotis au-devant, la porte étant derrière, du côté de la colline ; du haut des « Favellas » on voit toujours la mer, les rades, les ports, les îles, l’océan, les montagnes, les estuaires ; le nègre voit tout cela ; le vent règne, utile sous les tropiques ; une fierté est dans l’œil du nègre qui voit tout ça ; l’œil de l’homme qui voit de vastes horizons est plus hautain ; les vastes horizons confèrent de la dignité ; c’est une réflexion d’urbaniste [69].

Ces Amériques que représente Le Corbusier n’étaient pas celles où technocratie et fonctionnalisme exerçaient le pouvoir d’une économie virile, mais celles d’autres complexités, d’autres possibilités. Elles étaient associées à l’idée d’utopie, avec romantisme et naïveté certes, sans aucune intention de contester le discours eurocentriste oppressant construit durant des siècles mais plutôt en lien avec une notion de modernité partagée par un groupe d’individus qui laissaient le champ libre à la création et au dialogue entre les deux continents.

Le poète, qui tendait toujours sa main amie en fin de lettre, et l’architecte, qui traduisit ultérieurement ce geste fraternel en architecture quand il construisit La Main ouverte sous l’Himalaya [70] −la principale sculpture du grand projet urbain de Le Corbusier pour la capitale de l’État indien du Pendjab− pratiquaient tous deux les « voyages utiles ». Ils voyageaient à travers les livres, les villes et les paysages. Ils étaient les vagabonds et les usagers des avancées technologiques de leur temps : la voiture, le train, le paquebot et l’avion. Cependant ils étaient loin d’être complètement fonctionnalistes. Hommes de l’âge de la mécanisation et de l’urbanisation, ces deux artistes se sont reconnus le devoir de créer à partir de l’homme et pour l’homme. En dépit de leurs différences, Cendrars et Le Corbusier partageaient, non seulement une grande et forte affection, mais aussi la vision de nouveaux mondes possibles.

Le nom « Utopialand », titre d’un chapitre dédié à Le Corbusier de Trop c’est trop, publié en janvier 1957, à la fin de la vie de Cendrars, semble parfaitement définir cet espace d’échange, d’exploration commune et d’aventure continue entre les deux hommes. L’expression Utopia + land n’obéit pas à une construction arbitraire. Cendrars manifestait-il une certaine admiration à son ami, « ce très gentil garçon mais […] doctrinaire dans son métier [71] », en accordant que les utopies en faveur d’un environnement urbanisé ne sauraient être arrêtées dès lors que quelqu’un de déterminé voulait poursuivre son rêve ? ‒ Sans doute. Le poète semble ainsi indiquer que lui aussi avait pris leçon de son ami architecte.

Traduit de l’anglais par Gérard Pécorari

Notes

[1] Je suis reconnaissante à Claude Leroy de m’avoir présentée aux chercheurs cendrarsiens notamment ceux qui sont associés au Centre d’études Blaise Cendrars et aux Archives Cendrars de la Bibliothèque Nationale Suisse à Berne. Leur enthousiasme et leur dévouement au service de la construction de nouvelles approches des études biographiques et poétiques de Cendrars est admirable. Je voudrais en particulier remercier Marie-Thérèse Lathion et Vincent Yersin pour avoir guidé avec générosité mon exploration des archives et Christine Le Quellec Cottier ainsi que Marie-Paule Berranger pour leur invitation à leur journée d’études autour de la correspondance de Cendrars et pour les commentaires qu’elles m’ont prodigués.

[2] Un article intéressant de Bruno Reichlin a nourri la question du mouvement moderniste et de la notion de fonctionnalisme : « L’infortune critique du fonctionnalisme », dans Les Années 30. L’architecture et les arts de l’espace entre industrie et nostalgie, Jean-Louis Cohen (dir.), Paris, Éditions du Patrimoine, 1997, 186-196.

[3] Stanislaus von Moos fut le premier à indiquer le changement de ton du livre que Le Corbusier publia juste après son voyage en Amérique du Sud, Précisions sur un état présent de l’architecture et de l’urbanisme, édité à Paris en 1930 par Crès et Cie. En résumé, Précisions comporte quatre parties : (1) « Prologue américain » ; (2) la série des dix conférences données à Buenos Aires ; (3) « Corollaire brésilien… qui est aussi uruguayen » ; (4) Appendice (« Température parisienne » et « Atmosphère moscovite »). Selon von Moos, l’introduction et la postface sont « le plus vivant compte rendu de voyage » de Le Corbusier, et de ce fait « considérablement plus puissants que la rhétorique déclamatoire et répétitive des conférences elles-mêmes » («Voyages en Zig-Zag », dans Le Corbusier Before Le Corbusier, Arthur Rüegg and Stanislaus von Moos (dir.), New Haven and London,Yale University Press, 2002, p. 23-44). Un autre critique, Tim Benton, qui a étudié en profondeur les conférences de Le Corbusier et le livre Précisions…, révèle que l’ouvrage a été écrit à quatre moments différents : à bord du navire de ligne Massilia, qui le conduit en Argentine en septembre 1929 ; pendant son séjour sur le Nouveau Continent d’octobre à décembre 1929 ; à bord du Lutetia au retour en Europe et à Paris en janvier et février 1930 (« An Introduction to Précisions », dans Precisions on the Present State of Architecture and City Planning, Zurich, Park Books, 2015, A7-A47).

[4] Le changement de ton de Le Corbusier à la fin des années 1920 tourne autour de la notion d’un « temps primitif », l’« ordinaire » et le « populaire » étant utilisés comme les notions clés d’un nouveau langage architectural. Au cours de ces mois de formation et juste avant son voyage, se fait jour chez lui une modification de son image des Amériques. Dans ma thèse sur la rencontre de Le Corbusier avec les deux Amériques (Routes of Modernity or the Americas of Le Corbusier : Voyages, Affinities and Anthropophagy, thèse de PhD, ETH Zurich, 2017), je démontre qu’il commence à situer le nouveau continent comme un lieu où la modernité s’était construite entre une sensibilité technologique et une autre, esthétique, remontant à ses origines, entre l’ordinaire et le populaire. Si cette nouvelle saisie de l’émergence des Amériques faisait écho aux idées partagées dans un vaste réseau de relations et d’œuvres littéraires à la fin des années vingt – émanant principalement des cercles artistiques –, il a été déjà montré qu’il avait été impressionné par le discours d’un petit nombre d’intellectuels plus particulièrement Blaise Cendrars, Paulo Prado, Oswald de Andrade et Tarsila do Amaral.

[5] Giuliano Gresleri, Jean-Louis Cohen et Yannis Tsiomis ont tous trois beaucoup traité des voyages de Le Corbusier et de leur impact sur l’architecture. Voir par exemple, Giuliano Gresleri, « Camere con vista e disattesi itinerari : Le “voyage d’Italie” di Ch. E. Jeanneret, 1907 », dans Le Corbusier. Il viaggio in Toscana (1907),Venezia, Cataloghi Marsilio, 1987, p. 3-26 ; Le Corbusier,Viaggio in Oriente. Charles Edouard Jeanneret fotografo e scrittore, Venezia, Paris, Marseille, FLC, 1995 ; Le Corbusier, Voyage d’Orient : Carnets, Giuliano Gresleri (éd.), Milano, Electa Architecture, Paris, FLC, 1987 ; Yannis Tsiomis, « De l’utopie et de la réalité du paysage » dans Le Corbusier – Rio de Janeiro : 1929, 1936, Yannis Tsiomis (éd.), Rio de Janeiro, Centro de Arquitetura e Urbanismo do Rio de Janeiro, 1998, p. 132-135 ; Conférences de Rio. Le Corbusier au Brésil – 1936, Paris, Flammarion, 2006 ; Jean-Louis Cohen, ed., Le Corbusier : An Atlas of Modern Landscapes, New York, The Museum of Modern Art, 2013 ; « Moments suspendus : le voyage aérien et les métaphores volantes », dans Le Corbusier. Moments biographiques, Claude Prelorenzo (dir.), Paris, Éditions de la Villette, 2008, p. 144-57.

[6] On trouvera la liste des projets réalisés et non réalisés par Le Corbusier sur la page d’accueil du site de la Fondation Le Corbusier.

[7] Pour plus d’informations sur Le Corbusier écrivain, voir Christine Boyer, Le Corbusier : homme de lettres, New York, Princeton Architectural Press, 2011 et Catherine de Smet, Vers une architecture du livre. Le Corbusier : édition et mise en pages, 1912-1965, Baden, Lars Müller, 2007.

[8] Sur la bibliothèque personnelle de Le Corbusier, voir le répertoire complet de ses livres dans l’ouvrage du Colegio Oficial de Arquitectos de Cataluña y Baleares, Le Corbusier et le livre : les livres de Le Corbusier dans leurs éditions originales, Barcelona, Actar, 2005.

[9] Le thème des « Voyages Immobiles » est développé dans ma thèse où je montre qu’une série de rencontres a lieu entre Le Corbusier et le Brésil avant que ne se concrétise le déplacement à destination de l’Amérique tropicale.

[10] En 1850 il y avait 13 268 habitants et 35 971 en 1900. Source : Bibliothèque de la Ville de La Chaux-de-Fonds.

[11] Le jeune Cendrars travailla pour l’horloger suisse Leuba à Saint-Pétersbourg entre 1904 et 1907. À cette époque Le Corbusier était inscrit à l’École des Arts appliqués de La Chaux-de-Fonds, institution fondée en 1873 qui se destinait à la formation d’horlogers et de graveurs. Pour plus d’informations biographiques sur Cendrars et la jeunesse de Le Corbusier, voir Miriam Cendrars, La Vie, le Verbe, l’Écriture, Denoël, 2006 ; H. Allen Brooks, Le Corbusier’s Formative Years : Charles-Édouard Jeanneret at La Chaux-de-Fonds, Chicago, University of Chicago Press, 1997 ; Le Corbusier Before Le Corbusier, op. cit.

[12] En étudiant les voyages du jeune Le Corbusier, Stanislaus von Moos a établi une analogie avec les traditionnels voyages qu’effectuaient les artistes et les architectes au terme de leurs études, et les a définis comme le « Grand Tour » de Le Corbusier. En complément sur le sujet, on lira la publication des minutes des « Rencontres de la fondation Le Corbusier » de 2013, consacrées au voyage d’Orient, dans Roberta Amirante, Yannis Tsiomis, Panayotis Tournikiotis and Burcu Kutukçuoglu, L’invention d’un architecte. Le voyage en Orient de Le Corbusier, Paris, ÉEditions de la Villette, FLC, 2013.

[13] Miriam Cendrars, op. cit.

[14] Dans le premier article sur l’architecture qui devait être publié dans la revue L’Esprit nouveau, Jeanneret avait déjà inventé le nom Le Corbusier-Saugnier et signera dorénavant ainsi tous les articles portant sur l’architecture ou l’urbanisme. Les textes sur l’art moderne et le purisme continueront cependant à être signés Jeanneret, même dans les éditions ultérieures de L’Esprit nouveau, en un temps où le nom de Le Corbusier était déjà bien connu au sein du milieu de l’art et de l’architecture. En ce qui concerne son œuvre plastique, la signature de Le Corbusier allait mettre quelques années de plus à apparaître. Jeanneret commencera à signer Le Corbusier en 1928, mais cela ne sera pas le cas pour toutes ses peintures (dont quelques-unes, datant de la même année, continueront d’être signées Jeanneret).

[15] Lettre de Le Corbusier à Blaise Cendrars depuis Chandigarh du 14 novembre 1960, Archives de la fondation Le Corbusier (E1-13-22).

[16] Sur les contacts artistiques de Cendrars lors de son arrivée à Paris, voir Miriam Cendrars, op. cit. et la préface de Claude Leroy à Partir : poèmes, romans, nouvelles, mémoires, Paris, Gallimard, 2011, p. 9-29. Grâce au travail remarquable sur la vie et l’œuvre de Cendrars réalisé par Miriam Cendrars et Claude Leroy, nous avons appris comment Cendrars entre en contact avec Guillaume Apollinaire à Paris en 1912, ce qui lui donnera l’occasion d’établir de solides amitiés et des collaborations avec plusieurs figures du milieu de l’avant-garde parisienne comme Robert et Sonia Delaunay, Marc Chagall, Amedeo Modigliani, Moïse Kisling, Joseph Csáky, Francis Picabia. Sa curiosité s’étendait aussi au cinéma et au monde du théâtre. En 1918, par exemple, Cendrars figurait au générique du film J’accuse, dirigé par Abel Gance et, avec le chorégraphe Jean Börlin, le musicien Darius Milhaud, le critique d’art Maurice Raynal, le peintre Fernand Léger et le directeur des Ballets suédois Rolf de Maré, il participa à La Création du monde donnée au Théâtre des Champs-Élysées en 1923.

[17] Par une enquête complète sur l’aventure de Le Corbusier entrepreneur briquetier malheureux (ce qui coïncida avec la période à laquelle il commença à écrire ses textes emblématiques sur l’architecture moderne), Tim Benton attire notre attention sur « le gouffre entre la réalité de la production industrielle et le symbolisme de la modernité » dans la vie de Le Corbusier pendant les années de L’Esprit nouveau (« From Jeanneret to Le Corbusier. Rusting iron, bricks and coal and the modern utopia », Massilia 3, 2003, p. 28-39).

[18] « À vingt ans j’étais un spectateur du monde. Aujourd’hui un soldat sur la ligne de feu. Et c’est dur. » Fragment de la lettre de Le Corbusier à ses parents du 20 mars 1921, FLC Archives (R1-6-184), publié par Rémi Baudouï, et Arnaud Dercelles dans Le Corbusier. Correspondance. Lettres à la famille 1900-1925. Vol. I, Gollion, Infolio, 2011, p. 617.

[19] L’Esprit nouveau, n°1, octobre 1920.

[20] Les études de Benton sur L’Esprit nouveau ainsi que les lettres de Le Corbusier des années 1920, nous apprennent que ce dernier utilisait aussi L’Esprit nouveau pour promouvoir des produits et des firmes – y compris la briqueterie dont il était propriétaire – liant ainsi l’imagerie de la vie moderne à la production technologique et industrielle. Certaines des publicités présentées dans L’Esprit nouveau seraient même des faux forgés par Le Corbusier en personne. D’autres auraient été publiées gratuitement par la revue, du simple fait qu’elles embrassaient les idées de Le Corbusier (v. « From Jeanneret to Le Corbusier », art. cit., p. 28-39).

[21] Les Calligrammes d’Apollinaire tout comme La Nouvelle Poésie allemande d’Yvan Goll paraissent dans L’Esprit nouveau n°1 (octobre 1920) ; Ornement et crime d’Adolf Loos, la lettre et les peintures de Cézanne figurent dans L’Esprit nouveau n°2 (novembre 1920) et le manifeste de Marinetti dans L’Esprit nouveau n°3 (décembre 1920).

[22] Bien que la première contribution écrite de Cendrars ne paraisse pas avant avril 1921, le poète était inscrit comme collaborateur dès le tout premier volume de la revue. On peut lire en complément, sur Cendrars et L’Eubage, l’analyse approfondie de Jean-Carlo Flückiger dans le deuxième numéro des Cahiers Blaise Cendrars : Blaise Cendrars, L’Eubage : aux antipodes de l’unité, Paris, Champion, 1995, et dans son édition du texte dans les Œuvres romanesques de Cendrars, Claude Leroy (dir.), Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », I, 2017, p. 1468-1496.

[23] Cendrars semble avoir joué un rôle significatif en présentant Le Corbusier à différentes figures des cercles qu’il fréquentait, au-delà de ses contacts avec des Brésiliens. On citera parmi elles Paul Otlet et de nombreux éditeurs en France et en Suisse, comme Au Sans Pareil. Voir la lettre de Blaise Cendrars à Le Corbusier (Archives fondation Le Corbusier, A1-18) et une lettre de Le Corbusier à M. Vogel, directeur de Vu, en date du 13 avril 1934 (documents personnels de Paul Otlet, Mundaneum Archives). Je suis reconnaissante à Andreas Kapalcki pour l’information concernant la correspondance d’Otlet.

[24] Le Corbusier a aussi tenté de présenter Cendrars à ses relations, comme le révèle clairement sa lettre à l’historien d’art et d’architecture Sigfried Giedion, qui fut le secrétaire général des Congrès internationaux d’architecture moderne (CIAM) ; il joua un rôle décisif dans la promotion et la légitimation de l’idée d’une architecture moderne dans la première moitié du vingtième siècle. Datée du 30 décembre 1928, c’est-à-dire six mois après la première rencontre du groupe du CIAM à La Sarraz en Suisse, la lettre mentionne le nom de Cendrars, de l’historien français Lucien Romier, du Maréchal Lyautey et d’un patron d’industrie, Gabriel Voisin. Le Corbusier encourageait à les inviter à assister aux congrès de la CIAM. Dans cette lettre, Le Corbusier écrit : « Mon cher Giedion, […] Nous, les représentants de toute l’Europe technique, nous voyons clair. Nous affirmons, nous réclamons, nous demandons, au nom de l’architecture. Nos voix ont le poids du monde professionnel, etc. Je pourrais d’autre part, vous donner les noms de hautes personnalités enthousiastes, telles que Mal Lyautey, Voisin, Cendrars, Romier etc., etc. et les articles déjà parus. Et qu’ainsi nous recommencions, cette fois-ci ensemble, sur un document bien établi, complet, sur lequel s’appuieraient les associations » (gta Archives/ETH Zurich). Effectivement, Romier, Lyautey et Voisin furent conviés aux débats de la CIAM à la fin des années vingt.

[25] Lettre de Cendrars à Le Corbusier du 15 novembre 1926, FLC Archives (E1-13-11).

[26] Yvette Bozon-Scalzitti, « L’Amérique invisible de Cendrars, » dans Cendrars et l’Amérique, Monique Chefdor dir., Paris, Lettres modernes, Minard, 1989, p. 145-171.

[27] Ibid., p. 151-52.

[28] Ibid.

[29] Ibid.

[30] Ibid.

[31] Miriam Cendrars, Claude Leroy, Yvette Bozon-Scalzitti et Maria-Teresa de Freitas ont été les premiers à déceler un tel changement dans l’activité littéraire de Cendrars, concernant les Amériques (Nord et Sud). Voir, par exemple, déjà cités, l’essai de Bozon-Scalzitti, « L’Amérique invisible de Cendrars » et la biographie de Miriam Cendrars ; Brésil, l’Utopialand de Blaise Cendrars, Maria Teresa de Freitas et Claude Leroy (dir.), Paris, L’Harmattan, 1998 ; Blaise Cendrars, Poésies complètes avec 41 poèmes inédits, préface de Claude Leroy, Paris, Denoël, 2001 ; Carlos Augusto Calil et Alexandre Eulálio, A aventura brasileira de Blaise Cendrars, São Paulo, Edusp, 2001.

[32] Pour une lecture approfondie de Moravagine, il convient de se reporter à l’analyse que Jean-Carlo Flückiger propose de la construction de ce roman dans la récente publication des Œuvres romanesques de Blaise Cendrars en Pléiade, vol. I, op. cit., p. 1405 ss.

[33] La Traversée de l’Atlantique et Nos randonnées en Amérique sont en fait les titres de deux sous-chapitres de Moravagine. Le Corbusier reçut de Cendrars un exemplaire de ce livre publié en 1926.

[34] Bozon-Scalzitti, « L’Amérique invisible de Cendrars », op. cit., p. 1-2.

[35] Ibid.

[36] Ibid.

[37] Le Corbusier possédait la première édition de Moravagine, publiée en 1926 chez Grasset ; c’est celle à laquelle se réfère la présente étude.

[38] Les notes de la conférence de Cendrars « Les tendances générales de l’esthétique contemporaine », tenue le 12 juin 1924 à São Paulo, ont été réunies et commentées par Augusto Calil, « Le Brasier brésilien de Blaise. Les conférences de Cendrars à São Paulo en 1924 » (cité dans Blaise Cendrars au cœur des arts, Gabriel Umstaetter (dir.), Milan, Silvana Editoriale, 2015, p. 247-285).

[39] Dans cette conférence, la thèse de Cendrars sur l’esthétique des ingénieurs, tout comme la liste des machines technologiques évoquées (l’automobile, le chemin de fer, le transatlantique, l’avion, etc.) correspondent aux idées que Le Corbusier développe dans la revue L’Esprit nouveau en 1920 et 1921. Ses articles « Esthétique de l’ingénieur, Architecture », « Les yeux qui ne voient pas : les paquebots, les avions, les autos » furent reprises en volume dans Vers une architecture (1923).

[40] Les dossiers de Le Corbusier à Paris contiennent une version préliminaire de Défense de l’architecture datant de 1929. Quoi qu’il en soit, l’essai ne fut intégralement publié que dans L’Architecture d’Aujourd’hui, vol.10, 1933, p. 38-61.

[41] Le Corbusier, 1929, p. 44-45.

[42] Quand, dans Défense de l’architecture, Le Corbusier défendait le rôle majeur et la paternité de l’architecte eu égard au processus de construction et de mécanisation dans la société occidentale, Cendrars attirait l’attention sur un certain « anonymat » de ce processus. Pour le poète, les machines comme le gratte-ciel, la voiture, le transatlantique, ou même l’avion sont essentiellement des œuvres anonymes faites par des gens anonymes et conçues pour les foules (« Œuvre d’art, œuvre d’esthétique, œuvre anonyme, œuvre destinée à la foule, aux hommes, à la vie, aboutissant logique du principe de l’utilité » (Cendrars, Moravagine, éd. cit., p. 350).

[43] Blaise Cendrars, « Nos randonnées en Amérique », Moravagine, éd. cit., p. 350.

[44] Comme mentionné ci-dessus, cet ouvrage figure aux archives Le Corbusier à la fondation Le Corbusier à Paris.

[45] Carte postale de Cendrars à Le Corbusier écrite au Tremblay le 13 juillet 1926, Archives de la Fondation Le Corbusier.

[46] Ibid.

[47] Dans les années 1920, dans sa correspondance avec Le Corbusier, aussi bien que dans les livres qu’il lui dédicace, Cendrars l’appelle soit par son vrai nom, Jeanneret, ou cher ami. Ce n’est qu’après les années 1930 qu’il change pour Le Corbusier, ou simplement Corbu.

[48] Carte postale de Cendrars à Le Corbusier du 13 juillet 1926, Archives de la Fondation Le Corbusier.

[49] Petrópolis et Brasilia étaient les noms suggérés pour la nouvelle capitale par De Andrada e Silva. Dans les années 1920, le nom de Planaltina fut également proposé dans les débats, mais Brasilia s’imposa et fut officiellement adopté sous le gouvernement de Juscelino Kubitschek (1956-1961) plus d’un siècle après la proposition originale de De Andrada. Pour une lecture détaillée concernant De Andrada et le projet de capitale fédérale, voir José Bonifácio de Andrada e Silva, O Patriarcha da Independência, Rio de Janeiro, Companhia Nacional, 1939 ; Mario Magalhães, « José Bonifácio’s Brasília in Between Brazil : Multiple Territorial Scales of Planning Collective Life », 16th International Planning History Society Conference, St. Augustine (USA), juillet 2014.

[50] Cendrars inscrit sur l’exemplaire de Le Corbusier : « Ce bouquin de L’Or en lui souhaitant d’[en gagner] en faisant Planaltina » Archives de la Fondation Le Corbusier à Paris

[51] « En effet, le rêve de “Planaltina” me trotte en tête […] J’aimerais pouvoir entreprendre dans vos pays neufs quelques-uns de vastes travaux dont je me suis tant occupé ici et dont la léthargie continentale ne provoquera certainement jamais la réalisation » (lettre de Le Corbusier à Paulo Prado datée du 28 juillet 1929, FLC Archives, C3-5-288).

[52] Bien que la relation entre Cendrars et Le Corbusier n’ait pas encore fait l’objet d’une étude, les matériaux conservés révèlent un échange fertile. Les deux lettres citées dans le présent article ont déjà été publiées et mentionnées par des chercheurs comme Da Silva Pereira, Augusto Calil et Pérez Oyarzún qui ont étudié les relations entre Le Corbusier et des figures brésiliennes. Voir Margareth da Silva Pereira, Le Corbusier e o Brasil, São Paulo, Tessela, Projeto, 1987 ; Fernando Pérez Oyarzún, « Le Corbusier in South America : Reinventing the South American City», dans Le Corbusier & The Architecture of Reinvention, Mohsen Mostafavi (dir.), London, AA Publications, 2003, p. 140-53 ; et l’ouvrage ci-dessus mentionné de Carlos Augusto Calil, A aventura brasileira de Blaise Cendrars.

[53] Da Silva Pereira, Le Corbusier e o Brazil, p. 33-34.

[54] Lettre de Le Corbusier à Cendrars du 7 mai 1929 (Archives de la Fondation Le Corbusier).

[55] Lettre de Cendrars à Le Corbusier de 1929 (Archives de la Fondation Le Corbusier). Dans cette lettre, Cendrars évoque aussi la requête de Le Corbusier concernant la question de l’Oklahoma. Il écrit : « Je n’ai aucune idée de ce que vous valez à Oklahoma. C’est une ville jeune, étant contraire d’ici – les jeunes y ont de l’argent. »

[56] Morro da favela est le titre d’une oeuvre de Tarsila do Amaral de 1924 présentée dans sa 1re exposition individuelle du 7 au 23 juin 1926 à la galerie Percier à Paris. Le titre fait référence au premier bidonvillede Rio de Janeiro. Situé dans le centre ville, ce quartier défavorisé était connu comme morro da Providência ou morro da favela. Pour une lecture plus approfondie sur le sujet, voir les publications de Paola Berenstein-Jacques, Les Favelas de Rio et de Rafael Soares Gonçalves, Les Favelas de Rio de Janeiro, publiées aux éditions L’Harmattan en 2001 et 2010, respectivement.

[57] Voir les ouvrages déjà mentionnés de Calil, A aventura brasileira de Blaise Cendrars et de De Freitas et Leroy, Brésil. Utopialand de Blaise Cendrars.

[58] Blaise Cendrars, « Nos randonnées en Amérique », Moravagine, éd. cit., p. 350

[59] Ibid.

[60] Le Corbusier, Précisions, op. cit., p. 13-14.

[61] Entre la fin des années vingt et 1935, le vocabulaire de Le Corbusier a été modelé par ses recherches sur les éléments organiques trouvés dans la nature et dans la vie quotidienne, qu’il nomme objets à réaction poétique et qui se sont montrés puissants et opératoires dans la construction du discours de l’architecte pendant toute cette période. Danièle Pauly, qui a publié un ensemble substantiel d’études sur les dessins de Le Corbusier, défend l’idée que ces objets ont prouvé qu’ils n’étaient pas seulement significatifs dans l’œuvre du peintre, mais aussi pour l’architecte, (« Objets à réaction poétique », dans Le Corbusier, une encyclopédie, Jacques Lucan (dir.), Paris, Centre Georges Pompidou, 1987, p. 276-277).

[62] Voir dans ce numéro l’article d’Adrien Roig, « Un poème oublié de Blaise Cendrars ».

[63] Le Corbusier, « Salut à Blaise Cendrars : Toi, au moins, tu crois à ce que tu fais », La Gazette de Lausanne, septembre 1960, Archives fondation Le Corbusier (U3-09-416).

[64] Christine Le Quellec Cottier, Blaise Cendrars Un homme en partance, Lausanne, Presses Polytechniques et Universitaires Romandes, 2010, p.80.

[65] Carlos Augusto Calil, « Aí vem o Febrônio », Teresa revista de Literatura Brasileira [São Paulo], 15, 2015, p. 101-116.

[66] Ibid.

[67] Le Corbusier, Précisions [1930], op. cit., p.235.

[68] Pour une lecture sur ce sujet voir Brésil, l’Utopialand de Blaise Cendrars, op. cit., et Anouck Cape, « Febrônio/Fébronio », Cahiers des Amériques latines [En ligne], 48-49 | 2005, mis en ligne le 15 août 2017, consulté le 30 octobre 2018. URL : http ://journals.openedition.org/cal/7868 ; DOI : 10.4000/cal.7868.

[69] Ibid.

[70] La main ouverte est le nom de la principale sculpture du projet urbain de Le Corbusier élaborée entre 1950 et 1965 pour Chandighar, la capitale de l’État du Penjab.

[71] « Content du succès de Jeanneret, c’est un très gentil garçon, mais un doctrinaire dans son métier. Je serai curieux d’avoir ses impressions quand il reviendra. Au fond, c’est un  “épaté” et un “timide”, c’est pourquoi il reste sympathique, malgré la doctrine » (lettre de Blaise Cendrars à Paulo Prado du 11 décembre 1929 citée par Augusto Calil et Alexandre Eulálio, A aventura brasileira de Blaise Cendrars, op. cit., p. 204, et par Yannis Tsiomis, Conférences de Rio : Le Corbusier au Brésil, 1936, op. cit., p.18.

Auteur

Daniela Ortiz Dos Santos est maître de conférences en histoire de l’architecture à la Goethe Université à Francfort-sur-le-Main et membre du laboratoire d’études urbaines de l’université fédérale de Rio de Janeiro. Ses thèmes de recherche portent sur les études culturelles de la ville, de l’architecture et des Amériques. La notion de voyage chez l’architecte Le Corbusier, ses visions sur le Brésil et ses interactions avec des écrivains tel Blaise Cendrars ont été abordés dans sa thèse de doctorat soutenue à l’École polytechnique fédérale de Zurich. Elle poursuit actuellement des recherches autour des relations entre architecture et littérature.

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Guy Tosi Blaise Cendrars Henry Miller. Un dossier de correspondances

Texte intégral

Guy Tosi (Erzange, 1910 – Paris, 2000) était professeur d’italien et de littérature comparée à la Sorbonne et le spécialiste en France de Gabriele d’Annunzio, qui fut le sujet de sa thèse d’État. De 1943 à 1952, lecteur puis directeur littéraire des Éditions Denoël, il fut à ce titre l’éditeur, entre autres, de Louis-Ferdinand Céline, Blaise Cendrars, Curzio Malaparte, Henry Miller. Nommé directeur de l’Institut français de Florence (1954-1962), il a retrouvé ensuite un poste de professeur à la Sorbonne. Guy Tosi connaissait beaucoup de monde dans les milieux littéraire et universitaire aussi bien en France qu’en Italie et le réseau étendu de ses échanges laisse de nombreux documents à découvrir et explorer.

Les années qui nous concernent ici sont celles où, chez Denoël et après son départ, Tosi est en correspondance avec « ses » écrivains : il ne se contente pas de les éditer mais entretient avec eux des relations très cordiales, à l’exception peut-être de Céline qui, comme on sait, avait des rapports difficiles avec ses éditeurs.

À la suite de circonstances qui ont tenu beaucoup au hasard, j’ai eu eu la chance de découvrir plusieurs de ces correspondances : au domicile de Guy Tosi, en 2008, son héritier sortit un jour d’un placard un dossier qui serait, disait-il, susceptible de m’intéresser puisqu’il connaissait mon intérêt pour Blaise Cendrars. La plus importante − plus de cent lettres − est celle qu’échangent Blaise Cendrars et Guy Tosi ; figuraient aussi dans cet ensemble plusieurs lettres d’Henry Miller (en français ou en anglais) qui toutes évoquaient Blaise Cendrars, qu’Henry Miller tenait en grande estime et affection, ainsi qu’une importante correspondance avec Curzio Malaparte (en italien) à laquelle nous n’avons pas eu accès et au moins trois lettres de Céline, envoyées du Danemark, adressées à « Guy Tosi, directeur littéraire de la maison de l’assassiné Denoël, rue Amélie », donc postérieures au 2 décembre 1945. Nous avons privilégié les échanges avec Blaise Cendrars et Henry Miller.

Ce dossier contenait, outre les lettres de Cendrars, en nombre, un dossier d’hommages à Blaise Cendrars que Guy Tosi avait sollicités pour une exposition organisée en février 1961 à l’Institut français de Florence après le décès de Blaise Cendrars survenu le 21 janvier. Parmi les signataires figuraient des lettres d’écrivains ou d’artistes français, notamment de Jean Cocteau, Philippe Soupault, Maurice Fombeure, Paul Gilson, Pierre Albert-Birot, Pierre Mac Orlan, Nino Frank, Édouard Peisson, Gérard Bauer, Barjavel, Albert t’Sterstevens, Cassandre, Yves Brayer, Robert Doisneau, Darius Milhaud, et parmi les étrangers Carlo Bò, John Dos Passos, Ardengo Soffici, Lionello Fiumi, Libero De Libero, Orfeo Tamburi, etc. Tous ces hommages ont donné lieu à une publication dans la revue italienne « Litteratura » (XXVe année, juillet-août 1961, n°52) et un tiré à part publié par l’Institut français de Florence en 1961, « Hommage à Blaise Cendrars », publié la même année (Éditions De Luca, Rome, 1961). L’ensemble de ces documents, grâce à la générosité des ayants-droit de Guy Tosi et avec l’accord du Ministère de la Culture, a été déposé dans le Fonds Blaise Cendrars à la Bibliothèque nationale suisse à Berne.

1. Passage de main : de Robert Denoël à Guy Tosi

Le dossier comprenait également trois lettres de Blaise Cendrars adressées à Robert Denoël, avant l’arrivée de Guy Tosi dans la maison. Manifestement, leurs rapports étaient déjà très cordiaux – et si Cendrars ne baisse jamais tout à fait sa garde devant ses éditeurs, il témoigne plus d’une fois sa joie devant la lecture enthousiaste de Denoël : il accorde un grand prix à son jugement et en fait état auprès de ses destinataires familiers, Raymone et Jacques-Henry Lévesque.

La première lettre, envoyée d’Aix-en-Provence où Cendrars résidait depuis 1940, est datée du 29 octobre 1942 :

Mon bon vieux,

Peux-tu me faire adresser les Décombres [1], que je ne puis trouver ici, ni à Marseille. Merci.

Et à part ça, que deviens-tu et comment va ?

Ma main amie

Blaise

En février 1943, Robert Denoël propose à Blaise Cendrars une édition de ses Poésies complètes qui paraîtront en 1944. La réponse de Blaise, le 26 février, permet de dater exactement la proposition de l’éditeur :

Mon bon vieux, ta carte du 20 me fait d’autant plus plaisir que voici des années que j’attendais cette proposition, et je suis ravi que ce soit toi qui prenne cette initiative. Donc d’accord, envoie un contrat. Pour la notice préliminaire, j’ai sous la main un ami [2] qui non seulement connaît tous ces poèmes par cœur mais les possède à peu près tous, en plaquettes et en revues ! Comme il va rentrer très prochainement à Paris je lui dirai d’aller te voir pour se mettre d’accord avec toi. Cela fera un très beau volume – et je te donnerai des inédits ! Je t’embrasse

Blaise

Dans une autre lettre à Robert Denoël datée du 2 mars 1943, Blaise Cendrars recommande Jacques [-Henry] Levesque pour l’introduction [3] et le charge d’expliquer comment il conçoit le livre ; il conclut la lettre en ces termes :

Je me réjouis beaucoup de voir ce beau livre, qui, tout à coup, à moi qui l’attendais depuis des ans, me paraît urgent, urgent.

Tibi

Blaise.

Les Poésies complètes ont paru en mai 1944 en édition à tirage limité et numéroté. À la demande de Blaise Cendrars, une autre édition (ordinaire) paraîtra en 1947 [4].

Nous n’avons pas trouvé dans ce lot d’autres lettres entre Cendrars et Denoël, qui fut assassiné le 2 décembre 1945, alors qu’il se rendait au théâtre avec Jeanne Loviton (Jean Voilier). Cette dernière, déjà administratrice provisoire, devint ensuite propriétaire de la maison Denoël qu’elle revendra en octobre 1951 à la société ZED (Gallimard) [5]. Guy Tosi, en 1945, était devenu le directeur littéraire de la maison d’édition et les échanges que nous avons retrouvés sont d’abord des correspondances administratives. Le registre n’est évidemment pas le même : la familiarité, l’amitié affectueuse, qui autorisent des demandes à l’impératif ne sont plus de saison. Le 15 août 1946, Guy Tosi envoie de Sérénange en Moselle, dont il est originaire, une lettre manuscrite à Blaise Cendrars :

Cher monsieur et ami,

Vous avez dû recevoir – ou vous allez recevoir – ces jours-ci une lettre de Madame Voilier en réponse à celle que vous m’avez adressée vers le 20 juillet au sujet de La Main coupée.

Vous pouvez lui faire confiance. Je suis convaincu que, sous son impulsion, Denoël va faire un grand bond en avant. Sachez en tout cas que vous n’avez cessé d’occuper rue Amélie, dans [les pensées] et les projets de tous, la première place.

Je souhaite que Madame Voilier sache vous convaincre de venir à Paris cet automne afin que je puisse enfin vous connaître.

Très amicalement votre

Guy Tosi

PS. L’article de Miller sur vous est virtuellement placé, dans Gavroche pour septembre-octobre. Vous l’avais-je dit ?

Nous n’avons pas pu établir la date précise de la première rencontre entre Guy Tosi et Blaise Cendrars. Mais dans une lettre manuscrite de Cendrars qui lui est adressée en date du mardi 11, sans autre précision sur le millésime, Cendrars le remercie pour une gerbe de glaïeuls envoyée à Raymone, et se dit enchanté d’avoir fait sa connaissance. En l’absence d’une enveloppe et du cachet de la poste il nous a été impossible de la dater avec précision : le 11 tombe un mardi en septembre et en décembre 1945, ainsi qu’en juin 1946 et en février 1947. Guy Tosi situait leur rencontre en 1945, mais la lettre citée ci-dessus, du 15 août 1946, permet d’en douter. Il arrive que la correspondance, dans sa fonction documentaire, soit une source plus fiable que la mémoire – le cachet de la poste faisant foi. En revanche, c’est explicitement à la date du 27 septembre 1946, que Blaise Cendrars adresse une lettre manuscrite à Guy Tosi au sujet de Kaputt de Malaparte qui vient de sortir. Son regard sur son temps ne s’est pas adouci et il se reconnaît dans l’âpreté du romancier italien :

Cher Monsieur,

…J’ai beaucoup aimé Kaput [sic] de Malaparte. C’est un grand livre, assez dégueulasse, comme je les aime, reflétant bien l’époque.

Ma main amie

Blaise Cendrars

Blaise Cendrars persiste et signe dans sa dédicace en 1948 d’une nouvelle de Bourlinguer « Naples », « Au dégueulasse et génial Curzio MALAPARTE, l’auteur de Kaputt, en souvenir de la Légion, en hommage au jeune garibaldien en chemise rouge de la forêt d’Argonne, au fantassin de la montagne de Reims, et ma main amie au déporté des Lipari. Blaise Cendrars (Napolitain d’occasion). »

À la fin de 1946, en novembre, paraît La Main coupée. Dans une lettre datée du 20 février 1947, Guy Tosi dresse un premier bilan pour son auteur qu’il ménage courtoisement, accusant l’état de la librairie de la mollesse des ventes :

…L’actuelle grève des journaux qui risque de durer jusqu’au 1er Mars ne nous permet pas de savoir si les critiques les plus importants ont déjà fait leurs articles.

Commercialement, le livre se vend un peu plus lentement que d’habitude, en raison de l’actuelle crise de la librairie, aggravée par l’état d’esprit des libraires qui attendent, pour passer leurs commandes, la nouvelle baisse imminente de 5%.
Inutile de vous dire que nous sommes sans inquiétude sur le succès final de La Main coupée.

Guy Tosi ajoute en post-scriptum :

D’une lettre de Henry Miller à l’un de nos collaborateurs, nous extrayons le passage suivant qui vous concerne : « récemment j’ai lu une interview de mon ancien ami Blaise Cendrars par Maximilien Vox (dans Opéra 8 janvier 1947). Je voudrais bien savoir comment communiquer avec Cendrars. Est-ce que vous pourriez me renseigner là-dessus… quand j’ai vu “sa gueule” j’ai été ému, parce que je l’ai cru mort ».

Miller a redoublé le 28 mars sa demande directement près de Guy Tosi [6] comme l’atteste cette lettre citée par Jay Bochner : « […] j’ai écrit sur lui un texte très élogieux intitulé “Hommage à Blaise Cendrars” qui a d’abord paru dans un magazine chinois de Shanghai ou Honk Kong et par la suite dans un livre de morceaux choisis intitulé Wisdom of the Heart (New directions, 1947). Je crois qu’il a été également introduit dans l’édition originale anglaise de Max and the White Phagocytes […] [7] ». Tosi ayant fait suivre la lettre, Cendrars met ses amis Lévesque qui habitent New York sur la piste et reçoit le 13 juin le livre de Miller où figure « Tribute to Blaise Cendrars », ce dont il informe son éditeur le même jour. Et Guy Tosi de demander le 16 juin à Cendrars de lui envoyer le livre pour traduction afin de placer le texte dans « quelque revue ou hebdomadaire de quelque importance ». Il approuve les arguments stratégiques de Blaise Cendrars : « “A Tribute to Blaise Cendrars” est certainement appelé à un grand retentissement et, comme vous le dites, ce sera en outre une excellente publicité au moment où va sortir la réédition de L’Homme foudroyé. Envoyez-nous donc le livre le plus tôt possible [8] […] » Tosi reproduit aussi le post-scriptum de la lettre de Miller : « Hier j’ai achevé la lecture de L’HOMME FOUDROYÉ de Cendrars. Je vais lui écrire très bientôt. C’est un grand livre. Je suis ému. Dommage qu’il ne soit pas aux environs. J’ai tellement envie de prendre “sa main amie”, comme il dit, et dire “Merci, bravo !” ». Le mercredi 18 juin, Cendrars écrit à Miller pour le remercier. La relation épistolaire, qui s’était interrompue le 30 novembre 1938 avec Miller peut reprendre, dix ans plus tard : Guy Tosi a rétabli le contact et joué, là encore, son rôle de passeur. C’est ainsi que le texte de Miller traduit en français peut figurer dans le bulletin publicitaire Le Courrier Denoël en même temps que dans Gavroche en décembre 1947.

Parallèlement se déroulent des négociations plus serrées : en mars 1947, les Éditions Denoël, envoient une proposition de contrat pour le prochain livre de Cendrars, Le Lotissement du Ciel, qui paraîtra en 1949. Dans sa lettre d’accompagnement, Guy Tosi signale que le titre prévu par Cendrars, « La Possession du monde », appartenait déjà à Georges Duhamel et, d’autre part, qu’aucun à-valoir n’est prévu dans le contrat. Le 20 mars 1947, par une lettre manuscrite adressée d’Aix-en-Provence à Guy Tosi, Blaise Cendrars, pas très content, réagit à la proposition de contrat :

Cher Monsieur Tosi,

J’ai bien reçu le contrat du 14 mars. Merci beaucoup. Mais excusez-moi je ne vous le renvoie pas et ne le signe pas. En effet, ce que je demandais en insistant pour l’obtenir, c’était une sérieuse avance. […] Comme je l’écrivais ce matin à l’ami Vox, mon travail est mon capital et mon intérêt n’est pas de l’engager longtemps à l’avance – surtout par les temps qui courent.

Pour le titre, vous avez raison – j’en trouverai un autre. […]

Ma main amie

Blaise Cendrars

Dès le 4 avril 1947, Guy Tosi assure Cendrars que la maison Denoël s’emploie à trouver les moyens de lui donner entière satisfaction dès que Denoël aura retrouvé une stabilité financière définitive et, en gage de bonne intention, lui demande de bien vouloir accorder à Denoël la préférence pour « trois œuvres à venir ».

Dans sa réponse manuscrite à Guy Tosi datée d’Aix-en-Provence, le 15 avril 1947, Blaise Cendrars se radoucit mais sans se laisser séduire par des promesses, il cherche des garanties, rappelant au passage qu’il a aussi d’autres sources d’information et qu’il n’a pas à faire les frais d’une crise qu’il aurait été possible d’anticiper :

…Je sais quelle est la crise que traversent actuellement la librairie et l’édition – elle était à prévoir – rien ne presse, prenez votre temps et dès que votre trésorerie sera à l’aise, je suis votre homme.

Cette crise générale se double chez vous d’une crise intérieure, un changement de direction ou d’administration, je ne sais quoi – Vox vient de m’écrire qu’il a donné sa démission d’administrateur provisoire, ce qui m’ennuie beaucoup. Avant de m’engager pour trois autres bouquins je voudrais savoir qui sera à la tête de la maison Denoël, d’autant plus qu’en 1948 j’espère pouvoir me mettre à écrire mes grands romans annoncés depuis si longtemps et dont chacun me prendra deux ou trois années d’écriture. C’est vous dire que je voudrais être tranquille durant tout ce temps-là, soutenu par mon éditeur et ne pas être à la merci de changements de direction plus ou moins provisoires. […]

Croyez-moi très fidèlement vôtre. À vous

Ma main amie

Blaise Cendrars

La négociation, comme souvent, tourne à la satisfaction de Cendrars : par une lettre du 16 mai 1947, de « Guy Tosi, Directeur Littéraire », la maison Denoël se dit prête à signer le contrat aux conditions souhaitées par Blaise Cendrars. Le 4 janvier 1948, s’ouvre un nouveau chapitre de ce « roman » éditorial : Blaise annonce à Guy Tosi l’envoi de Bourlinguer dans une lettre manuscrite envoyée d’Aix-en-Provence [9] ; on note que Tosi est passé du côté des « amis » à la faveur de sa visite − rien de tel que la présence et la conversation de vive voix pour que s’installe chez Blaise un ton familier et direct :

Cher ami Tosi,

Hier, je vous ai adressé le manuscrit de Bourlinguer. Veuillez m’en accuser réception par télégraphe. Merci. C’était là la grosse surprise que je vous réservais. Votre visite ici n’y est pas étrangère.

Cela fait plus de 400 pages et des pages pleines ! c’est de la même veine que L’homme foudroyé, et je crois plus fort, vous verrez. Si vous corrigez des fautes d’orthographe et autres à la lecture (certains refrains d’une chanson napolitaine), je ne serai nullement vexé, au contraire, je vous en remercie d’avance.

À quand les épreuves ? grouillez-vous ! … et

De tout cœur

Vôtre

Blaise Cendrars

Juste après l’accusé de réception du manuscrit de Bourlinguer, auquel Guy Tosi, le 7 janvier 1948 [10], répond par un éloge nuancé (« presque toujours enthousiasmé »), les échanges se resserrent sur les détails techniques de la fabrication, du calendrier, des textes d’escorte. Trois jour plus tard, Blaise Cendrars répond à Guy Tosi, en homme toujours pressé de voir se concrétiser les projets, dans une lettre envoyée de Villefranche-sur-Mer où il vient de déménager avec Raymone et sa mère, « mamanternelle » :

Samedi 10

Cher ami – Merci d’avoir donné le MS à la composition. Il faut se grouiller et tâcher de ne pas avoir de retard. Je vous ai fait une belle surprise, pas ? Mais c’est aussi parce que vous disiez pouvoir faire imprimer le livre en deux mois. Que Dieu vous entende ! De mon côté je ne vous mettrai pas en retard […]

N’oubliez pas que la couleur de ma couverture est le bleu.

[…]

Tâchez de trouver un bon texte pour la bande.

[…]

Ma main amie

Blaise Cendrars

Bourlinguer est présenté encore une fois comme un cadeau inattendu, qui suppose en retour un service rapide, et autorise à l’auteur de la lettre beaucoup d’injonctions à l’impératif. Une autre lettre du 22 janvier 1948 manifeste des exigences précises – et un refus non moins clair de faire ce qui pourrait être la présentation pour le Bulletin Denoël, ou un dossier remis à la presse :

Mon cher ami Guy Tosi,

…Dites à Mr. Chevalier que la date du 1er avril me convient (si ce n’est pas un poisson d’avril !) ; enfin, qu’il fasse pour le mieux, et presse l’imprimeur, et veille au grain en cas de nouvelles grèves ! je désirerais recevoir mes épreuves en double jeu, un que je renverrais et l’autre que je garderais pour moi comme guide-âne. Et qu’on brosse ces épreuves sur un papier potable qui supporte les corrections à l’encre, et non sur papier buvard ou macules. Deux épreuves suffiront, typographiques et de mise en page. Il n’y aura pas de retard car je ne fais guère de corrections d’auteur, si bien que je pourrai donner le bon à tirer sur le deuxième jeu. [….]

Mais je ne puis écrire les 50 lignes que vous me demandez pour votre Bulletin de mars. Demandez-les à quelqu’un d’autre qui le signerait (à un Thierry Maulnier par exemple, qui a fait plusieurs bons papiers sur L’homme foudroyé). Moi je m’en sens pour l’instant incapable. Et puis, j’ai autre chose à écrire… Ce livre est déjà derrière moi.

[…] Je me suis déjà remis au travail.

N’oubliez pas qu’on vous attend un jour (prochain !) au

Clair Logis

Avenue St Estève

Villefranche-sur-Mer

A.M.

Ma main amie

Blaise Cendrars

La hantise de l’orthographe s’expose dans une lettre envoyée à Guy Tosi de Villefranche-sur-Mer cette fois à la date du 16 février 1948, une lettre manuscrite que nous aimons tout particulièrement :

Cher ami Tosi,

J’envie les gens qui possèdent l’orthographe. Je n’ai jamais pu me la fourrer dans la tête ; probablement parce qu’elle figure dans les dictionnaires et que tout ce que l’on note, on l’oublie. Aussi, jugez de ma joie de me sentir épaulé par un correcteur plein de tact et de science. Ou l’avez-vous déniché ? […] Ce garçon mérite une belle dédicace et un grand papier quand le bouquin sortira. Je ne sais comment le remercier. C’est un véritable soulagement pour moi, beaucoup de travail en moins et du temps gagné […]

 Je travaille beaucoup

Ma main amie

Blaise Cendrars

À la demande de Jean Voilier (Jeanne Loviton) qui invitait Cendrars à venir à Paris pour le lancement de Bourlinguer, Blaise Cendrars répond par une fin de non-recevoir – le roman suivant le requiert entièrement [11]. Il réitère son refus le 15 mars 1948 auprès de Guy Tosi :

Mon cher ami Tosi,

Je vous confirme ce que j’ai écrit samedi à Mme Voilier : excusez-moi, il m’est absolument impossible de venir actuellement à Paris : j’ai trop de travail ; je ne veux pas risquer d’interrompre mon horaire de travail et la rédaction du Lotissement du Ciel dans laquelle je suis en plein ; un séjour à Paris comprend trop de risques pour moi actuellement après tant d’années d’absence : affaires à liquider, gens à aller voir, 2-3 déménagements, etc., etc… L’avant-dernière fois que j’étais venu à Paris, pour 3-4 jours, histoire de signer un contrat de cinéma, j’y suis resté 4 ans ! – et je ne veux pas m’exposer aujourd’hui au même risque, surtout que les gens de cinéma me relancent une fois de plus et m’ont déjà envoyé ici 3 fois une voiture pour m’enlever ! Et je tiens bon car je dois écrire… Aller aujourd’hui à Paris c’est m’exposer délibérément à une catastrophe.

Par contre, je viendrai cet automne en vous remettant le MS du Lotissement du Ciel et je serai encore là pour le lancement de ce dernier bouquin, je corrigerai les épreuves à Paris et ferai enfin personnellement le service dédicaces et autres corvées, presse, interviewes, cocktails, photographes, etc., etc., − et sans rechigner car je passerai alors le temps qu’il faudra à Paris pour vous donner satisfaction dans tous les domaines et prendrai le temps de mettre en ordre toutes mes autres affaires. Mais aujourd’hui c’est impossible à cause de mes écritures….

Excusez-moi

Content d’apprendre que la couverture sera identique aux précédentes. Quand recevrai-je les prochaines épreuves ? je vous donnerai le bon à tirer. Quand pensez-vous que nous pourrons paraître ? Vers le 15 avril ? C’est magnifique et merci de votre diligence.

Ma main amie

Blaise Cendrars

Guy Tosi prend acte, non sans avancer une objection stratégique de poids, le 19 mars, une de celles auxquelles Blaise est généralement sensible :

Cher Monsieur et ami,

Je reçois votre lettre du 15 mars. Nous comprenons vos raisons ; il n’en reste pas moins que votre absence de Paris, au moment du lancement de Bourlinguer, sera pour le succès commercial du livre une semi-catastrophe : j’estime que la différence dans la vente est au moins du simple au double. C’est dommage mais nous aurions mauvaise grâce à insister [12].

[…] René Barjavel nous donnera dans quelques jours son papier sur Bourlinguer ; il paraîtra en bonne place dans notre bulletin. Le livre sortira vers le 15 avril. […]

Très amicalement votre

Guy Tosi

Devant la menace de manque à gagner brandie par son éditeur Cendrars, dans une lettre en date du samedi 20 mars, se laisse finalement convaincre, en bougonnant.

 Maurice Poccachard_Fig 1aMaurice Poccachard_Fig 1b

Doc. 1 ‒ Fac-similé lettre de Blaise Cendrars à Guy Tosi, samedi 20 mars 1948. Transcription en note [13].

On note que, non sans malice, il prétend céder pour ne pas le léser – et non dans son intérêt personnel… mais il médite de « rentabiliser » sa concession en faisant du pot organisé par Denoël une fête pour les amis avec lesquels il veut trinquer avant de redescendre travailler : le jour même de sa réponse à Tosi, Cendrars écrit à Jacques : « Motus ! Je pense passer quelques jours à Paris pour la sortie de Bourlinguer, fin avril. Alors, on se verra. Quelle joie !… », mais les retrouvailles seront différées. En effet le 6 avril 1948, Blaise Cendrars annonce à Guy Tosi qu’il a signé le bon à tirer et qu’il l’a envoyé à M. Chevalier. Il ajoute avec peut-être un brin d’ironie : « C’est merveilleux nous aurons à peine 15 jours de retard. » Et un peu plus loin il s’informe :

Maintenant, autre chose : veuillez me faire connaître le programme des réjouissances que vous me promettez lors de mon séjour à Paris ? La date ne pourrait-elle pas être fixée après le 15 mai ? donc après la Pentecôte. J’ai une dernière séance à Radio Monte-Carlo le 13 mai. Qu’en pensez-vous ? La presse battera [sic] alors son plein. MM. les critiques sont souvent lents à se mettre en branle.

À bientôt

Blaise Cendrars.

Toutes ses lettres confirment alors qu’il est pris dans une frénésie d’écriture, et que ce voyage express à Paris perturbe la lévitation de son Joseph de Cupertino, mais le retard de Denoël lui permet d’avancer et le 16 mai, il précise à Jacques-Henry Lévesque : « Serai à Paris du 1er au 7 juin pour la sortie de mon livre et cocktail chez Denoël vendredi 4, où je vous ai fait convier. Tout cela m’embête, à part de revoir quelques amis et de vous embrasser car je suis en train de terminer Saint Joseph de Cupertino [14]. » L’achevé d’imprimer de l’édition originale de Boulinguer est daté de la veille, le 15 mai 1948. Une nouvelle édition revue et corrigée suivra fin septembre de la même année. La réception pour le lancement du livre a lieu dans les locaux de la rue Amélie le vendredi 4 juin 1948 et, selon Guy Tosi, ce serait à cette occasion que Blaise Cendrars aurait rencontré pour la première fois Curzio Malaparte.

Maurice Poccachard_Fig 2_Lancement de Bourlinguer le 4 juin 1948

Doc. 2 ‒ Lancement de Bourlinguer le 4 juin 1948 dans les locaux de la rue Amélie. Sur la photo de gauche à droite : Guy Tosi, Blaise Cendrars et Jean Voilier (Jeanne Loviton).

La première édition de Bourlinguer se vend bien : dès le 25 juin Guy Tosi annonce à Cendrars que l’édition originale sur pur fil et alfa est épuisée et que 4 000 exemplaires de l’édition ordinaire (sur un tirage de 10 000) ont déjà été vendus. En marge de cette lettre, Blaise Cendrars a inscrit le calcul des droits d’auteur qu’il pourrait encaisser.

Maurice Poccachard_Doc 3_Guy Tosi, lettre à Cendrars du 25 juin 1948

Doc. 3 ‒ Guy Tosi, lettre à Blaise Cendrars du 25 juin 1948.

Le 26 juin 1948 il envisage une nouvelle édition et écrit à Guy Tosi :

…. Et si l’on fait un nouveau tirage, prévenez-moi à temps, j’ai des corrections à faire, dont deux de taille !

[….]

Amitiés de Raymone. À vous

Ma main amie

Blaise

En même temps que se prépare la sortie en fanfare de Bourlinguer, Cendrars continue de chercher des cautions outre-Atlantique : Dos Passos et Henry Miller, qui ont chanté ses louanges avant la guerre, ne sont-ils pas désormais portés au pinacle par la nouvelle génération d’écrivains ? Cendrars presse son éditeur de faire traduire et publier ces grands écrivains qui l’ont salué comme un maître et un précurseur en un temps où la critique française le plaçait encore dans l’ombre d’Apollinaire.

Nous avons retrouvé dans les archives de Guy Tosi une traduction de « L’Homère du Transsibérien » avec des corrections et des précisions manuscrites apportées par Blaise Cendrars. Le document n’est pas daté. En ce qui concerne les illustrations de Dos Passos pour le livre, Cendrars indique que ce sont « des reproductions d’aquarelles absolument quelconques » ; il juge « les poèmes bien traduits malgré quelques grossières erreurs de glossaire, et une préface dont je ne me souviens pas, comme je vous le disais » (lettre datée du 7 mars 1948). Cendrars vise autre chose et dès le 24 mars 1948 revient à la charge :

Mon cher ami Tosi,

Bien reçu le PANAMA. Merci beaucoup.

Mais comme je vous le disais (et comme j’en avais gardé le souvenir) la préface de John Dos Passos est anodine. Ce qu’il faut trouver maintenant et faire traduire c’est son fameux chapitre de l’Orient-Express.

Ma main amie

Blaise Cendrars

Toujours attentif aux livres d’Henry Miller et à ce qu’on écrit sur lui, Blaise Cendrars sollicite Guy Tosi le 5 juillet 1948 :

Par votre intermédiaire ne puis-je recevoir Le Colosse de Maroussi de Henry Miller, qui vient de paraître aux éditions du Chêne. Mais les éditeurs fcs [français] de Miller ne m’envoyent [sic] jamais un bouquin. Il paraît qu’il parle encore de moi. Merci

En août 1948, ce sont les vacances et voici Guy Tosi à Gardone, où il poursuit ses recherches sur Gabriele d’Annunzio au Vitttoriale, d’où il écrit à Cendrars une lettre sur papier à en-tête de la Pensione Hohl, Gardone Riviera , le 10 août 1948 :

Cher ami,

[…] J’ai eu une petite émotion ce matin, en feuilletant des lettres au Vitttoriale de tomber sur une lettre de Félicie Cendrars à d’Annunzio où il est question de vous, de l’envoi d’une de vos plaquettes de vers. […]

Bien à vous

Toute mon amitié à Madame Raymone

Guy Tosi

Blaise Cendrars répond le 9 septembre par une lettre d’invitation qui lui attire cette leçon de géographie le 14 septembre 1948 :

Mon Cher Cendrars,

[…] Madame Voilier est tombée malade et j’ai dû rentrer quelques jours plus tôt. Elle est actuellement en convalescence à Béduer [15] pour tout le mois de septembre.

Je dois ajouter, à ma décharge et à votre confusion, ô grand bourlingueur, que Gardone ne se trouve pas sur la Riviera mais sur le Lac de Garde. Je n’étais donc pas votre voisin cet été. Ceci dit, mon intention était bien de rentrer d’Italie par Nice et de m’arrêter à Saint Segond. Tous les regrets sont pour moi.

Le reste de la lettre traite essentiellement des aspects financiers entre la maison Denoël et Blaise Cendrars et juxtapose sans transition, ce qui est fréquent dans la correspondance de Blaise avec ses éditeurs, le registre de l’amitié ou d’une intimité presque « familiale » aux négociations parfois âpres. Le 15 septembre 1948, Blaise Cendrars qui trouve souvent exaspérants les silences de ses correspondants, et particulièrement les vacances de ses éditeurs, répond à Tosi :

Mon cher Tosi,

Quelle joie de reprendre contact. Sous prétexte d’aller prendre l’air, les gens asphyxient le pays ! car partant tous ensemble, tout s’arrête – et l’on ne sait plus rien. Je suis navré d’apprendre la maladie de Jean Voilier. J’espère que ce n’est pas grave. Faites-lui mes amitiés et dites-lui que je vais lui écrire. Bien sûr Gardone doit être sur le Lac de Garde, son nom l’indique, mais l’en-tête de votre hôtelier portant la mention RIVIERA, je n’ai pas pensé plus loin que ma voisine, voisin ! – et surtout pas à cette Riviera alpestre des lacs italiens. [….]

Je vous signale que j’ai signé hier le contrat Seghers pour l’anthologie à paraître dans sa collection des « Poètes d’Aujourd’hui » et dans les conditions que je vous avais annoncées précédemment. Nous aurons donc un premier à-valoir à toucher au 15 oct.

Merci pour les coupures, les nouvelles de l’émission et tout.

Jamais reçu la Volga [16], ni les autres livres annoncés.

Si vous voyez Robert Doisneau, dites-lui de vous montrer les photos extraordinaires qu’il a faites des banlieusards et de la banlieue parisienne. Il y aurait de quoi composer un très bel album, pour lequel j’écrirais volontiers un texte. Est-ce que cela intéresserait éventuellement la maison ?

Ma main amie

Blaise Cendrars

Ainsi naissent les projets : celui-ci sera réalisé puisque La Banlieue de Paris paraîtra simultanément à La Guilde du Livre (Lausanne) et chez Pierre Seghers (Paris) en 1949, avec les photos de Robert Doisneau et un texte de Blaise Cendrars, − mais pas chez Denoël ! Quelques jours plus tard, le 23 septembre Guy Tosi fait le bilan des envois de part et d’autre, des retards et ne manque pas de signaler à l’écrivain que sa notoriété s’étend en Italie :

Je vous fais parvenir un autre exemplaire de La Volga naît en Europe [de Curzio Malaparte], puisque vous n’avez pas reçu le précédent. Quant aux beaux papiers de Bourlinguer vous nous en avez accusé réception dans votre lettre du 10 juin dernier.

Je ne me suis pas encore mis en rapport avec Robert Doisneau à qui j’écris aujourd’hui sans faute. En ce qui concerne l’album photographique et banlieusard, il faudrait attendre le retour de Madame Voilier vers le début d’octobre.

Tamburi [17] me charge de vous dire que l’interview d’Aniante a paru presque simultanément dans Il Tempo de Rome et dans le magazine Oggi. D’autre part, un des meilleurs poètes de l’Italie actuelle, Libero de Libero, que j’ai vu à Rome cet été, prépare sur vous et sur l’influence de votre poésie en Italie, une importante étude qui sera achevée dans un mois environ. […] M. Tamburi ajoute « Faites-moi le plaisir de dire à Cendrars que je me sens pour lui beaucoup d’affection et une grande estime ».

Très cordialement vôtre.

Guy Tosi

Maurice Poccachard_Doc 4_Portrait de Cendrars, Orfeo Tamburi

Doc. 4 ‒ Portrait de Cendrars, Orfeo Tamburi, 1948

Ce n’est pas ce portrait mais une lithographie abstraite de Tamburi, qui illustrera la couverture de l’essai qu’Henry Miller consacre à Blaise Cendrars lors de sa publication en français en 1951. Le 30 septembre 1948 Bourlinguer fait l’objet d’une nouvelle édition « revue et corrigée ». Blaise Cendrars accuse réception le 28 décembre 1948, mais ne laisse rien passer :

Cher ami Tosi,

Bien reçu 10 exemplaires de Bourlinguer. Merci beaucoup. Mais il y erreur. Vous m’envoyez des anciens tirages et c’est 10 exemplaires du nouveau tirage que je vous avais demandés. Veuillez faire le nécessaire pour rectifier.

Le Bulletin est amusant, dommage qu’il ne paraisse pas plus souvent. Veuillez me donner l’adresse du libraire dont vous donnez la vitrine en photo, je lui enverrai un mot de félicitation. Le texte de John Dos Passos est bon, mais c’est le chapitre sur l’Homère du Transsibérien que je voudrais voir reproduit. J’ai encore une fois écrit en Amérique pour me procurer L’Orient Express !

Le petit volume de Seghers vient de paraître [18]. L’avez-vous reçu ? Il est très bien.

Dan Yack vient de paraître en Angleterre. Dommage que l’édition française soit foutue. J’aurais bien désiré que les Éd. Denoël reprennent cette édition, il doit en rester 2-3.000 expl. dans la faillite de la Tour qui vont tomber entre les mains des revendeurs [19] !

Et c’est dommage…

Mes bons vœux, mon cher Tosi, à vous, à Mme Voilier, aux Éditions Denoël – et à nos livres.

Ma main amie

Blaise Cendrars

Le 30 décembre 1948, Blaise Cendrars reçoit ses droits d’auteur arrêtés au 30 juin 1948, droits amputés de l’à-valoir du Lotissement du Ciel en cours de rédaction. Il n’est manifestement pas très content de cette rigoureuse gestion, et demande à Guy Tosi qu’on lui envoie ses droits arrêtés au 31 décembre 1948. Il médite une manœuvre de rétorsion, la proximité amicale avec l’éditeur n’empêchant pas de constants bras de fer :

Selon le résultat je jugerai si je puis reprendre immédiatement la rédaction du Lotissement du Ciel interrompu lors de la réception de votre lettre du 14 sept. Ou si je dois me plonger dans de nouvelles besognes pour assurer mon budget de l’année qui vient.

Quelle sale époque ! ne pas même pouvoir compter sur un minimum pour vivre…

Avec mes bons vœux et ma main amie

Blaise Cendrars

Ce leitmotiv est fréquemment entonné et il est parfois contraint de mettre sa menace à exécution, différant l’œuvre en chantier le temps d’une adaptation radio, ou d’une édition « alimentaire ». Dans ce cas, le malentendu semble vite dissipé puisque dans sa lettre du 7 janvier 1949, Cendrars reprend le fil de son projet, non sans déplorer le temps perdu :

Mr Logerot (le comptable de Denoël) m’a écrit et je suis très sensible après sa mise au point à sa compréhension. Il n’y avait également aucune mauvaise volonté ni d’impatience de ma part, mais la constatation d’un fait, fait qui m’a fait perdre trois mois dans mon travail.

Je reprends le Lotissement du Ciel lundi 10 et j’espère bien le mener à sa fin pour la mi ou la fin février. Il ne me reste plus qu’une quarantaine de pages à écrire…

Je vous écrirai dimanche au sujet de Dan Yack.

Ma main amie

Blaise Cendrars

Le 4 avril 1949, c’est Jean Voilier qui prend le relais près de Cendrars sur un registre qui commence et finit presque tendrement, mais qui entre-temps en appelle à la compréhension, passe par tous les arguments commerciaux, essaie de toucher la pitié, la vanité, les espérances de marché américain, rappelle à l’écrivain les difficultés de l’heure et son manuscrit en retard :

Mon cher Cendrars,

Me voici près de vous de façon tangible.

Rien ne ressemblait moins au détachement ou à l’indifférence que ce silence qui, de mon fait, s’était établi entre vous et moi.

Je n’ai cessé, cher Blaise, de vous parler intérieurement et de penser à vous… Car moi je vous aime bien.

Je ne pense pas que, d’où vous êtes, vous puissiez vous rendre compte des difficultés énormes qu’il faut surmonter dans l’édition. Je mène une vie de forçat. Les ventes sont ralenties au-delà de l’imaginable, les acheteurs ayant laissé leur fric entre les mains du fisc. Les libraires ne paient qu’après de nombreuses lettres de rappel et au bout d’un long délai.

Nos représentants font toujours pour vous les mêmes efforts, mais vous le savez, il est difficile de concilier le talent, la réputation que vous avez acquise, et les gros succès de librairie. Vos tirages n’atteindront sans doute jamais les grands chiffres, mais en France et dans le monde, vous avez de fervents admirateurs. Le cher Miller ne passe pas de mois sans qu’il me tienne au courant de ses tentatives de vous imposer en Amérique.

Mais là-bas, comme ici, l’édition est touchée, les imbéciles et les analphabètes font des petits.

J’attends avec impatience le Lotissement du Ciel, d’abord parce que je suis curieuse de le lire mais aussi parce qu’il commence à être temps de sortir une nouvelle œuvre de vous.

Vous avez reçu un chèque de 100.000 frs, croyez que je ne perds pas de vue un instant vos nécessités matérielles et qu’à chaque fois qu’il sera possible, nous vous enverrons des droits d’auteur.

Mais « livres vendus » ne signifie malheureusement pas pour nous « livres réglés » ce qui rend souvent difficile notre trésorerie.

J’aimerais, mon cher Blaise, savoir comment vous êtes maintenant, j’avais été désolée de vous savoir souffrant en janvier et février. Je pense que le printemps méditerranéen vous verra tout à fait rétabli et joyeux. Pour ma part je vis « surmenée » et sans espoir d’en sortir.

Excusez cette longue lettre et croyez-moi très amicalement vôtre.

Jean Voilier [20].

Le 8 avril Cendrars temporise près de Tosi ; cette réponse annoncée ouvre avec Jean Voilier une série d’échanges qu’on lira dans Cendrars le bourlingueur des deux rives ; sous le couvert de protestations d’amitié leur correspondance relève de la négociation subtile, avec chantage de part et d’autre – pour l’une à la faillite, pour l’autre à l’abandon du livre, un jeu d’amabilités au second degré auquel les deux interlocuteurs semblent prendre un certain plaisir. Ici affleure la menace de suspendre la copie :

Cher ami Tosi,

Dites à Mme Voilier que je répondrai dimanche à sa bonne lettre.

Je ferai l’impossible pour vous donner satisfaction, mais comme je vous l’ai dit, je ne suis pas adversaire de voir Le Lotissement du Ciel [ne] paraître qu’en septembre-octobre.

Ma main amie

Blaise Cendrars

 L’achevé d’imprimer du Lotissement du Ciel sera cependant daté du 20 juillet 1949.

Le 1er juillet 1949, Guy Tosi s’était permis de suggérer quelques corrections à apporter aux citations italiennes et espagnoles du texte. Il mentionnait également le dernier numéro de La Table Ronde qui contenait un « long article d’Alberto Savinio auquel vous faites allusion dans Bourlinguer ». Le lendemain, c’est au tour de Cendrars de donner à Tosi une petite leçon, d’histoire littéraire cette fois :

 Cher ami Tosi,

Bien reçu le N° de la Table Ronde. Savinio ne raconte pas tout. Dans le dernier ou l’avant-dernier N° des Soirées de Paris, juin ou juillet-août 1914 il y a un compte rendu de Savinio au piano chez la Barone [sic] ― qui n’était fille de l’Empereur !… Savinio s’est laissé bluffer (j’avoue qu’il y avait de quoi !). La seule batarde [sic] de l’Empereur qui ait fait sensation dans le monde à Paris, était la marquise Casati (morte à Londres durant la dernière guerre).

Ma main amie

Blaise Cendrars

Habitant Villefranche-sur-Mer, depuis janvier 1948, Cendrars a quitté Saint-Segond pour la Villa André, avenue Foch, mais à la fin de cette année 1949, il cherche à revenir habiter à Paris et Guy Tosi s’active pour lui trouver un logement. Dans une lettre datée du 28 décembre 1949, l’écrivain repousse l’offre de son éditeur qui conduit assez loin, pourtant, la prévenance, dans la plus pure tradition des Maisons d’édition d’avant-guerre choyant les écrivains de leur écurie :

Cher ami Tosi,

Merci de votre télé [21] nous signalant ces 3 pièces libres dans un petit hôtel de l’Isle St Louis. Ce serait provisoirement parfait si l’Isle ne me fichait le cafard et comme d’autre part je me suis remis au travail, je ne viendrai pas à Paris avant Pâques.

Merci de penser à nous et bonnes fêtes.

Raymone et Blaise

La correspondance, dans le dossier Tosi, ne reprend qu’un an plus tard, par une lettre de Cendrars datée du 10 novembre 1950. Il réside alors à Paris, rue Jean Dolent, depuis le 1er septembre, et reçoit chaque jour une foule d’amis, après les déjeuners qui plusieurs fois dans la semaine réunissent les plus proches. Cette lettre n’est pas simplement un billet d’invitation mais répond à ce qu’il juge être une erreur d’analyse répandue auprès des écrivains et de leurs éditeurs : non, l’adaptation radio ne profite pas au livre !

Ce que Mr Tagerot me dit de la Radio me navre, mais ne me surprend pas. J’ai toujours prétendu que ce n’était pas le même public qui lisait les livres ou qui écoutait les ondes. Néanmoins, les gens sont moches. Ils sont tellement paresseux qu’il faudrait leur apporter les livres à domicile quand ils écoutent la Radio car pas un ne descendrait chez un libraire.
Quand vous voit-on ? Venez boire un verre un soir après le bureau.

Ma main amie

Blaise

Il réitère son invitation le 21 novembre :

Cher ami Tosi,

Veuillez noter que c’est vendredi 24 que nous vous attendons à déjeuner avec Orfeo [Tamburi] et la belle Edmonde de Charles-Roux.

Ma main

Blaise

Les lettres ensuite se raréfient. Guy Tosi explique pourquoi : « C’est entre 1950 et 1954 (date de ma nomination à l’Institut Français de Florence) que j’ai rencontré le plus souvent Blaise Cendrars et dès lors nous avions moins besoin de nous écrire. » Nous avons cependant une lettre datée du 9 octobre 1952, qui montre qu’une longue fréquentation ne dispense pas de toute précaution… mais Cendrars, comme on l’a vu reste en affaires toujours vigilant :

Mon cher Tosi,

Bien reçu votre lettre du 7 m’accusant réception de mes MS et autres ouvrages.

Je désirais un mot de la maison me disant que les MS reçus sont enregistrés sous les N°-N°- tant et tant, sont acceptés et entrent de ce fait dans le circuit de mon contrat général comme prévu pour les inédits.

Et que les ouvrages corrigés entrent dans le circuit comme prévu pour les réimpressions.

Ceci afin d’éviter les malentendus. Ce n’était donc pas un simple accusé réception que je demandais. Je me suis mal exprimé.

C’est avec un très grand plaisir que j’ai lu le Paris Insolite de l’ami Clébert. C’est très bien – et mon influence est moins apparente que vous me disiez. Il faut le soutenir et le pousser. Il a du coffre.

Ma main amie

Blaise

Nous ne savons pas à quelle date exactement Guy Tosi a quitté les Éditions Denoël, probablement fin 1952 ou 1953. Cependant leurs échanges continuent le 15 novembre 1953 par cette invitation :

Cher ami Tosi,

Voulez-vous noter qu’on vous attend à la maison lundi 30 vers 17h. On boira en l’honneur de la Croix de l’ami Seghers et nous bavarderons un peu, depuis le temps…

Ma main

Blaise

Lorsqu’en 1954 Guy Tosi est nommé directeur de l’Institut français de Florence, il n’a pas pour autant renoncé à ses préoccupations de passeur de textes et s’implique dans le volume d’hommages, comme le prouve cette lettre du 10 mai :

Mon cher Tosi,

Je ne sais pas ce que sont ces poèmes des Soirées de Paris !

Si cela convient à Risques qu’ils les publient.

À bientôt chez Janine.

Comment va votre maman ?

Ma main amie

Blaise

Maurice Poccachard_Doc 5_Risques 9-10

Doc. 5 ‒ Couverture de Risques numéro 9-10, qui publie un hommage à Blaise Cendrars, dont « À un autre immortel avec fifres et clairons », par Henry Miller.

Les quelques lettres que nous réserve encore ce dossier montrent que si le fil des échanges s’est distendu, l’éditeur est fidèle à son admiration pour l’écrivain et que leur amitié, encore et toujours, reste fondée en littérature : « J’ai bien reçu la Vie de Jérôme Cardan et vous en remercie. Votre portrait éclaire et domine toute l’exposition Tamburi qui a lieu en ce moment à Rome./Nous vous embrassons de tout cœur [22]. » Et le 26 janvier 1956 lorsque paraît, toujours chez Denoël, où Blaise Cendrars a traité avec Philippe Rossignol, ce qui est devenu le « dernier roman », Emmène-moi au bout du monde !…, Guy Tosi à Florence félicite son ami le 26 février 1956 :

Mon cher Blaise,

Nous venons de lire d’une traite, en même temps, car nous en avons deux exemplaires Emmène-moi au bout du monde. Comme tout ce qui sort de votre main amie, c’est brutal, puissant, entraînant.

Je n’ai rien lu depuis longtemps, je crois bien depuis Lotissement du Ciel qui fasse circuler le sang aussi vite. Bravo, mon cher Blaise !

C’est un regret constant que celui de ne plus vous voir. Ne vous accorderez-vous pas un peu de repos pour venir jusqu’ici ? Une chambre d’hôte vous y attend.

Je vais relancer quelques éditeurs à votre sujet : mais quel traducteur il vous faudrait ! « Emmène-moi » me paraît pratiquement intraduisible.

Mes hommages les plus affectueux à Raymone. Nous vous embrassons tous les deux.

Guy Tosi

On a pu constater que Emmène-moi au bout du monde !… n’a jamais été traduit jusqu’à ce jour en Italie [23] ou nous avons recensé pourtant environ quarante traductions de textes de Cendrars. Mais le livre a quand même été traduit en allemand, en anglais et en espagnol. La réponse de Cendrars le 19 mai 1956 trahit son épuisement, au printemps 1956, après les six année de combat que lui a coûté ce roman écrit entre les adaptations radiophoniques, les rééditions et recueils de textes dispersés qui « assurent la matérielle » ; on le voit partagé entre le désir de l’Italie et les obligations du « métier d’écrivain » auquel il ne parvient plus à s’arracher – en proie à une fatigue qui aboutit à l’attaque cérébrale de l’été 1956 :

Cher ami Tosi,

Merci de vos mots si gentils. Si Dieu le veut, nous viendrons cette année en Italie. En tout cas j’en ai grand envie, mais je ne fais plus de projets… Quand Raymone aura terminé la saison de Paris, nous partons à Lausanne ou nous avons une grande émission fin juin. Après, je ne sais pas. Je dois travailler. 8 volumes sont sortis depuis le début de l’année et Denoël doit en sortir encore quatre à la rentrée… Et je dois travailler. Mais j’ai promis à Raymone de la mener à Naples, ou je voudrais bien passer l’hiver, le dernier a été terrible…

On vous embrasse tous les deux

Blaise Cendrars

PS. Il m’arrive de donner votre adresse à des amis. Viennent-ils vous voir ou vous embêter ?…

Car les gentils Français sont bien ennuyeux à l’étranger, avant tout en Italie, où ils passent à côté. Montaigne, Rabelais, le Président de Brosses sauf Stendhal à Parme et Milan et Saint Benoît Labre à Rome.

Quelques billets factuels témoignant de leur proximité quasi familiale jalonnent encore les dernières années où Cendrars peut encore écrire quelques mots :

Le 4 avril 1957,

Mon cher Tosi,

J’ai écrit un mot à Malaparte. Son cas est tragique [24].

Nous serons à partir du 15 avril à Biot (A.M.) au Musée Fernand Léger.

Quelle joie de vous voir.

Bonnes amitiés à vous deux

Blaise

À l’annonce du décès de la mère de Guy Tosi, le 24 juin 1958 les condoléances sont tracées d’une écriture très maladroite ; quelques jours après une hémorragie se déclare, que suivra un accident cérébral à l’été 1958.

Cher ami Guy et chère Jeanne-Marie,

Suis de tout cœur avec vous. Suis très malade. Je sais qu’on s’occupe des traductions italiennes.

Merci de tout cœur

Blaise

Le 27 décembre 1958, les remerciements et l’annonce du dernier livre ne peuvent faire illusion. La douleur retenue se dit sobrement, en post-scriptum, sur un rythme agonique :

Chers amis,

Jean-François est venu hier nous apporter vos cadeaux de Noël et Raymone, qui adore les cadeaux s’amuse depuis avec les napperons et la boîte en citronnier fait sa joie.

J’espère que vous avez reçu Trop c’est trop avec

Ma main amie

Blaise

Cela va mal, cela va bien, c’est horrible.

2. À propos de Blaise : les échanges entre Guy Tosi et Henry Miller

Cendrars a été le premier écrivain français à consacrer un article dans la revue Orbes (été 1935, 2e série, n°4) à Henry Miller « Un écrivain américain nous est né HENRY MILLER, auteur de Tropic of Cancer » (The Obelisk Press, 238 rue Saint-Honoré, Paris 1934). « Livre royal, livre atroce, exactement le genre de livre que j’aime le plus », s’exclame-t-il alors. Très touché, Henry Miller, de son côté avait écrit sur Blaise Cendrars un essai qui paraît en 1936 dans une revue chinoise [25].

Si nous bénéficions de deux éditions françaises de la correspondance entre Blaise Cendrars et Henry Miller, sans compter les traductions : 1934-1979 – 45 ans d’amitié par Miriam Cendrars en 1995 [26] , puis Blaise Cendrars – Henry Miller 1934-1959 par Jay Bochner [27], les échanges entre Miller et Tosi qui presque toujours parlent de Cendrars restent à découvrir.

On l’a vu, Henry Miller vouait une véritable passion à Cendrars, bataillant avec ardeur pour que les livres de Cendrars puissent être édités aux États-Unis, ce qui était depuis longtemps le grand rêve de l’auteur de L’Or : conquérir le public américain ! Voici quelques extraits de sa correspondance avec Tosi, dont nous avons tenu à conserver la syntaxe, pour les lettres en français.

Cher Monsieur Tosi,

[…]

Quant à Cendrars – ce chapitre sur lui – oui, je serais content de le voir dans une revue, seulement, et encore une fois (et merde alors !), tout dépend de Girodias à qui j’ai donné le droit de distribuer toutes mes choses aux éditeurs. Mais j’espère qu’il n’offre pas de résistance. C’est lui aussi qui a les droits sur tous mes livres, y compris « The Wisdom of the Heart »*

Henry

Excusez l’écriture, la hâte et tout ça. Ma tête tourne avec la chaleur accablante – et la corvée (correspondance) qui reste à faire.

Bien à vous tous

HM [28]

*The Wisdom of the Heart (La Sagesse du cœur) 1941

À la suite de cette lettre, Henry Miller ajoutait, malgré son vertige devant les correspondances du jour, une longue note où on le voit prêt à diffuser les feuillets de la présentation Denoël en militant passionné de la cause cendrarsienne :

Si le chapitre paraîtra dans une revue ou quoi, j’aimerais beaucoup si l’éditeur aurait la gentillesse – pour mes amis Chinois – de signaler que cette éloge à un grand écrivain français, comme partout au monde, n’avait pu trouver un éditeur obligeant qu’en Chine – chez la revue T’ien Haia (Shanghai ou Hong Kong) où il était rédigé en anglais comme écrit. Et que c’était en 1936 ou 37 – au moins je crois – bien avant que j’aie lu tous les livres de Cendrars). Aujourd’hui, si seulement j’avais du temps et la tête et quoi (du génie peut-être) je pourrai ajouter bien plus que ça. Je répète et je ne puis que répéter assez souvent – pour moi Cendrars est un grand homme, grand écrivain, et un ami incomparable. Avec chaque phrase il me touche profondément. Ce n’est pas un être humain c’est un titan. Que le Dieu bénisse et protège !

(et de penser qu’ici aux E.U. en pleine guerre on l’a traité comme « un collaborateur » (sic !).)

Je viens d’achever la lecture de La Main coupée. Je vais lui écrire encore une fois. Et merci pour les  que je viens de recevoir. Envoyez-moi s.v.p. une centaine de feuilles (pour les deux livres – L’Homme foudroyé et La Main coupée – que vous insérez dans les bouquins. C’est pour mes amis et éditeurs américains).

À l’automne de l’année suivante, Miller continue d’assurer la promotion des dernières publications :

Mon cher Guy Tosi,

Un petit mot pour vous dire que j’aurai le MS. (Préface) du livre de Mme Ross dans vos mains avant le 15 mai [29].

Je n’ai pas encore reçu les (6) derniers exemples [sic] de L’Homme foudroyé que j’ai demandé il y a bien des semaines. [dans la marge, au crayon, il est indiqué : envoyé une 2ème fois il y a quelques jours].

Voulez-vous faire encore une commission pour moi ? Envoyez une exemplaire, je vous en prie, à Mr Robert Finkelstein – 4875 n.Magnolia St. – Chicago (40) Illinois de « Blaise Cendrars » par J.H. Lévesque (Éd. de la Nouvelle Revue Critique – 17 rue de Sèvres, Paris) et mettez les frais sur mon compte, oui ?

Je plante des arbres, des arbres, des arbres maintenant – et lutte contre la brousse et le « poison oak ».

Pas de nouvelles de Monsieur Laleure. J’espère qu’il n’est pas facheux contre moi !

Bien cordialement

Henry Miller [30] .

 Maurice Poccachard_Doc 6_The Stranger-A Novel of the Big Sur

Doc. 6 ‒ The Stranger : A Novel of the Big Sur (1942) traduit par François Villié, avec une préface d’Henry Miller, édité par Denoël en 1948.

Probablement informé par Guy Tosi des projets de Jean Voilier, qui s’apprête à publier sous le titre Blaise Cendrars l’essai d’Henry Miller dont nous avons parlé manifestement sans l’en avoir averti, ce dernier s’adresse à elle à plusieurs reprises pour soutenir son « obsession » cendrarsienne :

Dear Madame Voilier,

Cendrars writes me to my great surprise, that you are bringing on my chapter on him “dans un petit volume”. I look forward to seeing it eagerly.

I think I now have a title for this book about books, from which the Cendrars piece is taken – The Quick and the Dead [31].

New Directions (James Laughlin) will bring it out next spring, I understand.

Incidentally, I make reference to Cendrars a number of times in this book. He pops up like an obsession !

Cordial greetings !

And best to Monsieur Tosi too !

Henry Miller [32]

 

Dear Madame Voilier,

I learned just a day or two from Monsieur Tosi that you are putting out my chapter on Cendrars, together with – according to the newspaper – “un hommage” de sa part, which, if true, sound fascinating to me. If you had only let me know I would have sent you a better photo, of the same studio, than the one Cendrars gave you. (I got it much later, or I would have sent it to Cendrars originally).

However, the main purpose in writing you to-day is to tell you about the enclosed pages, which represent the last chapter of Volume one of The Quick and the Dead. They are meant for Cendrars, and I would have sent them to him direct except for the fact that the last message I had from him was that he had buckled down to work again – and I did not wish to disturb him. So I send them to you, trusting that one day when there is a let up, when you meet him for lunch or for an aperitif, you will hand them to him. The part I think he will be most interested in, is from page 29 on. In the opening pages of the book I mentioned his name, and as you see, I close with it. Proof that I am constantly thinking of him, constantly rendering him my homage. In these pages there are passages, once again, about “The Tailor Shop”, which I know Cendrars enjoys reading about.

I do not know whether this chapter is a good one but I do know I worked on it considerably ; there was so much material and I had to be so condensed that I am not sure if I carried it off successfully. The title, in English, of one of Nerval’s books – Dream and Life – has always stuck in my head. I mention it once, without quotes. But what I have been thinking all the time I have been working on this book about books is – “Books and Life”. And the last pages of the enclosed end on – Life. Another reason why I wanted Cendrars to read it.

I might, of course, have waited until this book came out, but more and more lately I live in the thought that none of us know when the end may come. Please anyway, be sure to tell him, when you do hand him the pages, that he is not to bother to give me his impressions of reactions – I merely want him to read them. It is a little souvenir of “little ole’Manhattan” which he, of all Frenchmen, can appreciate best.

Valentin, our little girl, was five yesterday. She had a wonderful party, despite the fact that it has been raining cats and dogs here for a whole week steady ! My wife Lepska sends you warm greetings, as do I.

Cordially yours

Henry Miller [33]

Dans une lettre de fin de l’année 1950 (que nous n’avons pas, mais à laquelle Miller faisait allusion dans sa lettre à Mme Voilier), Guy Tosi demandait à Henry Miller de lui donner des ouvrages que Denoël pourrait publier. Henry Miller s’est visiblement exécuté et réagit quelques mois plus tard, dans une lettre manuscrite envoyée de Big Sur datée du 1er mai 1951− plutôt juin en fait, si la lettre du 9 mai porteuse du refus date de 1951 :

Cher ami Guy Tosi,

Bien reçue, votre lettre du 9 mai à propos du refus de mes deux ouvrages. M. Laughlin mon éditeur, vous écrira à très bientôt, sans doute de vous demander de donner ces deux livres à Raymond Queneau chez Gallimard.

Je commence à croire que le grand public français ne s’intéresse qu’aux livres sensationnels de ma main [34]. Dommage ! En tout cas la guerre III détruira tout en peu de temps. Ceux qui survivront la catastrophe demanderont des auteurs (s’il y aura des livres !) bien différents que nous vivants.

Quant à l’article sur Cendrars, vous avez bien raison. Coupez tous les noms que vous voudrez. Je serai bien content d’avoir une pour moi-même.

« Ma main amie »

Henry Miller

PS – L’aquarelle viendra ! Faut pas se désespérer !

L’année suivante se confirme une certaine amertume à l’égard de la politique éditoriale des éditions Denoël :

Big Sur – 2/20/52

Cher ami Guy Tosi,

Merci pour l’envoi des livres et votre message Tropiques – Cendrars – mystère.
À propos des livres à faire – je vous ai donné 3 ou 4 chances, mais rien ne vous a plu. Que faire ? Il y aurait 5 ou 6 nouvelles traductions faites à Paris maintenant. Vous ‒ ou Madame Voilier – êtes difficile à plaire.

Je suis toujours ami, comme vous le savez

Bien à vous

Henry Miller

Tropic of Cancer publié en 1934 à Paris par Obelisk Press, traduit en français par Henri Fluchère, était sorti chez Denoël en 1945. Le livre, qui avait fait scandale, ne sera autorisé aux États-Unis qu’en 1964 et sa version française reste bloquée aux frontières. Henry Miller dans une lettre manuscrite à Guy Tosi datée du 6 juin 1952 semble résigné :

Cher ami,

Prière de m’expédier 6 exemplaires de Cendrars vous parle et 3 de Les Fainéants par Cossery.

Les Cancer étaient saisis par la douane américaine. On ne peut rien contre cela. Dommage !

Ce dernier de Cendrars est épatant. Tachez encore une fois de trouver un éditeur américain (ou anglais) pour cela.

Amitiés

Henry Miller

« Le dernier » de Cendrars, désigne les entretiens avec Manoll qui viennent d’être publiés en avril 1952 par Denoël sous le titre Blaise Cendrars vous parle… ; Henry Miller espère une traduction aux États-Unis, et revient à la charge dans une carte postale du 2 juillet 1952, pour assurer la promotion, plus optimiste pour les livres de son ami que pour les siens :

Cher ami,

Est-ce que vous pouvez m’envoyer un paquet de petites annonces (vient de paraître) du livre de Cendrars – Cendrars vous parle… – ?

Cette fois-ci, il me semble que nous devrions trouver un éditeur américain. Ce livre-ci est plein de dynamite, même pour les étrangers et ignorants.

Henry Miller

À ce jour, aucune traduction n’a encore été faite en Angleterre de ce livre d’entretiens. En revanche, The Paris Review en a publié des extraits dans le n°37 de la revue en 1966 et dans le livre « Writers at Work », édité par The Paris Review Publishers en 1967. Il faudra attendre 2016 pour voir une traduction intégrale chez Ekstasis Publishers au Canada sous la plume de David J. MacKinnon.

Maurice Poccachard_Doc 7_Blaise Cendrars Speaks-2016

Doc. 7 ‒  Première traduction intégrale en anglais de Blaise Cendrars vous parle, chez Ekstasis Publishers au Canada, 2016.

La relation posthume d’Henry Miller avec Cendrars ne s’achève qu’à son décès en Californie le 7 juin 1980. Le dossier de Guy Tosi se clôt sur la dernière carte postale reçue de lui le 28 novembre 1979 représentant un tableau d’Henry Miller et Cendrars reste au cœur de leur relation :

Cher Guy Tosi,

Excusez-moi si je ne réponds pas gentiment à votre bonne lettre. Ma santé n’est pas bonne, ni mes yeux, et je n’est pas d’énergie de vous écrire décemment. Cendrars est toujours avec moi !

Henry Miller

Maurice Poccachard_Doc 8a_ Henry Miller à Guy Tosi, dernière carte postale (28 novembre 1979) Maurice Poccachard_Doc 8b_ Henry Miller à Guy Tosi, dernière carte postale (28 novembre 1979)

Doc. 8 ‒ Henry Miller à Guy Tosi, dernière carte postale (28 novembre 1979)…

Notes

[1] Ce livre de Lucien Rebatet, publié en 1942, auxquels s’ajoutent les textes de Céline – roman et pamphlets, explique la mise sous tutelle de la Maison Denoël, mais surtout le fait que la moitié des parts sociales de la maison appartiennent à un éditeur allemand, ce qui fait d’elle un « bien ennemi ». Les Éditions Denoël sont mises sous séquestre par l’administration des Domaines le 19 août 1944 et le 30 août Robert Denoël est officiellement suspendu de ses fonctions. Maximilien Vox est nommé administrateur provisoire en octobre 1944.

[2] Le lecteur aura reconnu Jacques-Henry Lévesque (voir dans ce numéro l’article de Marie-Paule Berranger sur les lettres de Blaise Cendrars à Jacques-Henry Lévesque).

[3] La correspondance avec Lévesque éclaire non seulement le travail de rassemblement des recueils et poèmes mais aussi leur chronologie, les circonstances de leur écriture et surtout le plan initialement prévu de certains recueils (Au cœur du monde, Feuilles de route) ; elle constitue une sorte de journal de bord de la préparation de l’édition des Poésies et montre le désaccord sur le titre du volume entre l’auteur et son éditeur.

[4] Voir Claude Leroy, présentation du recueil dans  Œuvres romanesques précédées des Poésies complètes, sous la direction de Claude Leroy avec la collaboration de Marie-Paule Berranger, Myriam Boucharenc, Christine Le Quellec-Cottier, Jean-Carlo Flückiger, Michelle Touret, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2017, p. 1185-1188.

[5] La maîtresse de Denoël Jean Voilier, pseudonyme de Jeanne Loviton (1903-1996), assume les responsabilités directoriales lorsque Robert Denoël est « déposé » en attendant son procès à la Libération. À Raymone, le 6 décembre, Cendrars écrit avec affection : « Pauvre Denoël, tu sais, il a été très chic avec moi. Il venait de m’écrire il y a deux jours. Sa mort est bien suspecte. » Cet épisode toujours obscur a fait l’objet d’un ouvrage d’Anne Louise Staman, With the Stroke of a Pen, Thomas Dunne Books, St Martin Press, New York, 2002, traduit avec certaines suppressions sous le titre Assassinat d’un éditeur à la Libération. Robert Denoël (1902-1945), trad. Jean-François Delorme, Paris,  E-dite, 2005.

[6] Voir plus loin les échanges Miller-Tosi.

[7] « Tribute to Blaise Cendrars » parut pour la première fois à Shangai en 1938 puis fut repris dans The Wisdom of the Heart, en 1941 et 1946. Jay Bochner a donné le détail de cette reprise de contact dans l’édition de la correspondance Blaise Cendrars-Henry Miller, p. 54, note 1, qui montre bien ce rôle de pivot que joue l’éditeur Guy Tosi entre les deux écrivains et donne à lire cet hommage dans sa version française en annexe (voir Blaise Cendrars-Henry Miller, 1934-1959. « Je travaille à pic pour descendre en profondeur », édition établie, établie, présentée et annotée par Jay Bochner, Genève, Zoé, 2013, p. 54 et p. 289-298).

[8] Cette partie de la lettre figure dans les notes de l’édition de Jay Bochner, op. cit. p. 54.

[9] Une carte postale d’Aix portant le cachet du 3 janvier 1948 annonce fièrement à Jacques-Henry Lévesque la nouvelle « J’ai remis aujourd’hui Bourlinguer à son éditeur. Un Ms de plus de 400 pages. Ouf ! » (éd. cit. p. 275).

[10] « Cher Monsieur et ami,/Je viens de passer deux heures à lire Bourlinguer, et pour gagner du temps, je le donne à la fabrication aujourd’hui même. Je le lirai plus attentivement sur épreuves. […] / Ce que j’en ai lu m’a presque toujours passionné et j’ai retrouvé derrière chaque mot, derrière chaque phrase, l’écho de votre voix. Vos dédicaces sont excellentes. […]/ Je fais établir votre contrat. Il vous sera envoyé dans quelques jours./ En hâte, mais très cordialement vôtre./Guy Tosi. »

[11] On trouvera des pièces de cette correspondance à fleurets mouchetés dans Claude Leroy et Jean-Carlo Flückiger (dir.), Le Boulingueur des deux rives, Armand Colin, 1995.

[12] Ces stratégies éditoriales de lancement on fait l’objet d’une communication au colloque Marketing et stratégies éditoriales organisé à l’Imec à Caen par Brigitte Diaz et Julie Anselmini les 26-27-28 avril 2018 (Marie-Paule Berranger, « Les stratégies éditoriales de Blaise Cendrars : “Parlez de mes livres” »).

[13] Transcription de la lettre de Blaise Cendrars à Guy Tosi du samedi 20 mars 1948 :

Mon cher ami Tosi,

Je reçois à l’instant votre lettre du 19.

Je ne vois pas très bien en quoi la présence physique de l’auteur peut faire monter la vente d’un livre de 50%, mais comme vous parlez d’une baisse éventuelle de 50% sur la vente, cela m’épouvante, ne tenant pas à vous faire le moindre tort. Si donc vous ne voyez pas d’autre moyen de publicité et de lancement, comme je ne suis pas entêté, je suis prêt à venir à Paris, mais à vous d’organiser la chose de façon que mon séjour à Paris ne dépasse pas 48 heures (trois jours au grand maximum) et que durant ce court laps de temps je satisfasse à tous vos désirs. Mais je vous supplie, réduisez les corvées au strict minimum ! […] inutile n’est-ce pas de me déranger si le livre n’est pas encore en vente. À vous à fixer la date – et de me donner le détail des corvées auxquelles vous allez m’astreindre.

Le service de presse ? – bon je le ferai.

Un cocktail ? – bon, j’y serai, mais je demande la permission d’y inviter les amis que je n’aurai pas le temps d’aller voir et avec qui je me brouillerais si je ne leur faisais signe lors de mon passage à Paris. Ce sont de vilains jaloux. […]

La radio ? – cela m’embête. Et vous pouvez faire quelque chose à la radio sans ma participation. Mais si vous croyez que cela est indispensable, on peut improviser quelque chose avec Paul Gilson qui est un ami personnel et que j’inviterai d’ici.

Mais ce qui me fait le plus rechigner, c’est une séance chez un libraire. Je vous prie de m’en dispenser. C’est toc et je n’ai jamais encore signé mes exemplaires en public et au public comme un chimpanzé qui saurait tenir une plume.

Ne m’en demandez pas plus s.v.p.

Envoyez-moi copie de l’article de Barjavel. Merci.

Et merci de la préface de John Dos Passos que vous m’annoncez. Je n’en ai pas gardé souvenir. C’est « L’Homère du Transsibérien », un chapitre de L’Orient Express de John Dos Passos qui compte et qu’il faudrait traduire et republier.

[…]

À bientôt donc et je me réjouis de rencontrer enfin Mme Voilier. Dites-le-lui.

Vôtre

Blaise Cendrars.

[14] Correspondance avec Jacques-Henry Lévesque, éd. cit. p. 566.

[15] Le château de Jeanne Loviton se trouve dans le Lot près de Figeac.

[16] Il s’agit de La Volga naît en Europe de Malaparte.

[17] Le peintre Orfeo Tamburi (1910-1994), ami de Curzio Malaparte, s’est installé à Paris en 1947. On connaît de lui plusieurs portraits de Cendrars.

[18] Il s’agit de l’essai de Louis Parrot complété de l’anthologie et de la bibliographie préparées par Jacques-Henry Lévesque dans la collection « Poètes d’aujourd’hui ».

[19] Cendrars avait préparé avec soin la republication des deux volumes de Dan Yack en un seul pour Les Éditions de La Tour, anciennement Nouvelles Éditions Françaises, qui avaient peu après fait faillite – elles appartenaient à Robert Denoël, via des prête-noms puisqu’il ne pouvait plus exercer avant que son procès n’ait lieu.

[20] Le Bourlingueur des deux rives, éd. cit., p. 300.

[21] Abréviation de télégramme en un temps où la télévision n’a pas encore de petit nom familier.

[22] Lettre du 26 mai 1955 adressée de Florence par Guy Tosi à Blaise Cendrars, rue Jean Dolent.

[23] Seuls des extraits ont été donnés dans Capo dei quattro venti traduction et choix de Claudio Savonuzzi, Milan, Il Saggiatore, « Biblioteca delle Silerche », 1962.

[24] Allusion probable à l’agonie de Malaparte, atteint d’un cancer, qui meurt le 8 juin 1957, après avoir obtenu son adhésion au Parti communiste et s’être peu de temps après converti au catholicisme en abjurant certains de ses écrits.

[25] Ce texte, après les échanges qu’on a vus plus haut entre Blaise et Guy Tosi, en 1948 sera enfin traduit chez Denoël ; Jean Voilier en publie une édition de luxe en 1951 : Blaise Cendrars, d’Henry Miller, sort sous une couverture illustrée d’une lithographie abstraite d’Orfeo Tamburi, assortie en frontispice d’un portrait de Cendrars par Albert Riéra ; la traduction est de François Villié.

[26] Blaise Cendrars, Henry Miller, Correspondance 1934-1979 : 45 ans d’amitié ; établie et présentée par Miriam Cendrars ; introd. de Frédéric Jacques Temple ; notes de Jay Bochner, Paris, Denoël, 1995.

[27] Blaise Cendrars, Henry Miller, Correspondance 1934 – 1959, « Je travaille à pic pour descendre en profondeur », texte établi, annoté et présenté par Jay Bochner, avec la collaboration de Christine Le Quellec Cottier ; traduction des lettres de Henry Miller par Miriam Cendrars, Genève, éditions Zoé, « Cendrars en toutes lettres », 2013.

[28] Lettre manuscrite en français à l’encre verte d’Henry Miller à Guy Tosi, datée du 7 août 1947, Big Sur, California.

[29] Lillian Bos Ross, The Stranger : A Novel of the Big Sur [1942], Denoël, 1948.

[30] Lettre manuscrite d’Henry Miller à Guy Tosi, datée de Big Sur, 4 novembre 1948.

[31] Mort ou vif. Nous ne connaissons aucun livre d’Henry Miller correspondant à ce titre, mais nous pensons qu’il s’agit du livre Les livres de ma vie qui sera publié par Gallimard en 1957.

[32] Lettre manuscrite du 15 novembre 1950, adressée à Madame Voilier.

[33] Lettre à Madame Voilier datée November 20 th, 1950, Big Sur, California.

Auteur

Maurice Poccachard, parallèlement à une vie professionnelle remplie de chiffres, a été un lecteur passionné et un collectionneur des œuvres de Blaise Cendrars. Trésorier et président de l’Association des études internationales Blaise Cendrars, il a régulièrement nourri les rubriques publications, manifestations, films, expositions, des revues et sites cendrarsiens et, grand voyageur lui-même,  achevait, lors de sa disparition le 5 septembre 2018, un ouvrage richement documenté repérant les traductions de Blaise Cendrars partout dans le monde qui devrait paraître prochainement.

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Un poème oublié de Blaise Cendrars

Texte intégral

Blaise Cendrars fit tout son possible pour assurer un plein succès à Paris, en juin 1926, à l’exposition de peinture de Tarsila do Amaral [1], l’amie d’Oswald de Andrade [2]. Il composa même des poésies en guise de préface au Catalogue de l’exposition. Grande a été notre surprise lorsque nous avons constaté que l’un de ces poèmes, non retenus pour le catalogue, était également absent des Poésies complètes de Cendrars [3].

Situons tout d’abord l’organisation de cette exposition dans les relations de Blaise avec le couple Tarsila-Oswald, Tarsival, selon l’heureuse expression de Mario de Andrade.

Depuis leur première visite au domicile de Raymone, rue du Mont-Dore, le 23 mai 1923, Tarsila et Oswald étaient devenus de grands amis de Cendrars. Pendant plusieurs années leurs trois existences seront intimement liées et leurs activités artistiques dépendront étroitement les unes des autres [4]. En effet, c’est à la suggestion d’Oswald que Cendrars fut invité au Brésil par Paulo Prado de janvier à septembre 1924. A l’aller, il écrit des poèmes sur le vapeur Le Formose dont le nom donnera le sous-titre de la première livraison de Feuilles de route. Tarsila et Oswald font partie du groupe qui accompagne Cendrars « à la découverte du Brésil » : Carnaval de Rio et voyage aux villes historiques de la province de Minas Gerais.

Au cours du voyage, Oswald publie, en mars 1924, le manifeste Pau Brasil, au Sans Pareil, l’éditeur de Cendrars. Tarsila fait de nombreux croquis. Dès son retour à Paris, Cendrars publie Feuilles de route I, Le Formose, avec des dessins de Tarsila (décembre 1924) [5] Il est enchanté de ces illustrations. C’est lui qui présenta l’élégante Brésilienne à M. Level, le propriétaire de la galerie Percier, qui accepta d’organiser une exposition des œuvres de Tarsila.

Cendrars repart au Brésil pour un deuxième voyage, de janvier à juin 1926. De Lisbonne, à bord du Flandria, il envoie une carte postale à Tarsila : « en vous souhaitant de beaucoup travailler ». De Las Palmas, il lui adresse des poèmes… qui se sont perdus, comme il apparaît d’après une lettre de São Paulo, datée du 1er avril 1926 [6] :

Dommage que vous n’ayez pas reçu les poèmes que je vous ai adressés de Las Palmas. Ils seront perdus. Je vais vous en faire d’autres que vous recevrez par le prochain courrier.

Il me faut quelques jours pour en faire d’autres et St Paul ne m’inspire pas cette fois que vous n’y êtes pas, ni vous, ni Oswald.

Je pense rentrer prochainement. Donnez-moi tout de même de vos nouvelles.

Je suis sûr de votre succès et je vous souhaite beaucoup, beaucoup de joie.

Ma main amie

Blaise

Dans une lettre jointe, adressée à Oswald, il lui donne des conseils précis pour l’organisation de l’exposition et confirme  le nouvel envoi de poèmes : « Tarsila recevra mes poèmes dans quelques jours, ils arriveront à temps… »

La promesse fut tenue. Le 25 avril 1926, dans une même enveloppe, quatre feuilles dactylographiées : sur une feuille, une lettre pour Tarsila suivie d’une lettre pour Oswald et sur les trois autres feuilles, les poèmes promis [7]. Voici la transcription des deux lettres :

Ma chère Tarsila

Ci-joints les quelques poèmes promis pour le catalogue de votre exposition. Publiez-les tous ou deux ou trois, à votre choix. Ce que vous ferez sera bien. En vous souhaitant tout le succès que vous méritez et que je vous donne.

Ma main amie

Blaise

Mon cher Oswald

J’aurais pu en faire une préface pour le catalogue de Tarsila. Voici quelques poèmes. Fais-en d’autres et signe-les (de mon nom) si ceux-ci ne conviennent pas. Tout ce que vous ferez sera bien.

Je n’ai pas fait de préface me réservant à mon retour d’ENGUEULER tout le monde si tout Paris n’a pas dit que Tarsila a du génie, qu’elle est la plus belle et le plus grand peintre d’aujourd’hui. QUI T’AIME DOIT AIMER TARSILA DO AMARAL.

(Tu parles d’un sonnet ! Fais-le)

Je t’embrasse

Blaise

Sur la première feuille de poèmes, il y avait les six compositions intitulées : « Debout », « La ville se réveille », « Klaxons électriques » « Menu fretin », « Paysage », « Saint-Paul » ; en haut le titre général São Paulo. Sur la deuxième feuille, il y avait un seul poème : « Promenade matinale ». Sur la troisième feuille, il y en avait trois : « Promenade nocturne », « Bahia », « Pernambuco ». Soit dix poèmes EN TOUT. Quel fut le choix du couple Tarsival ? Seuls furent retenus pour le catalogue [8] les six poèmes de la première feuille, en bloc, dans l’ordre où les avait présentés Cendrars et avec le titre général qu’il leur avait donné,  São Paulo. Ce choix paraît judicieux. Les six poèmes retenus, composés à São Paulo, constituent un tout : les cinq premiers évoquent des aspects particuliers de la ville, le dernier en donne une vision synthétique. Ils sont en parfaite corrélation avec les tableaux exposés, peints par Tarsila, peintre de São Paulo. Les poèmes de Cendrars présentent donc les tableaux avec pertinence et originalité.

Dans les éditions postérieures des Poésies de Cendrars les six poèmes du catalogue ont été republiés, dans le même ordre, avec le titre commun. Ils forment la totalité de Feuilles de route São Paulo. En d’autres termes le catalogue constitue l’édition originale de ce recueil.

Mais que sont devenues les autres poésies écrites pour Tarsila et non imprimées dans le catalogue ? Nous avons procédé à l’examen des diverses éditions des Poésies complètes de Cendrars ainsi que des pré-publications de ses poèmes. Des trois compositions de la 3e feuille originale, deux ont été publiées avec quelques variantes, dans le 3e cahier de Feuilles de route, « Bahia » et « Pernambuco » [9], et l’autre « Promenade nocturne », dans Sud-Américaines dont elle constitue la première poésie, sans titre. Quant au poème intitulé « Promenade matinale », dactylographié sur la 2e feuille originale, nous ne l’avons retrouvé dans aucune des éditions ou publications examinées [10].

Promenade matinale

Pirituba est un passage à niveau

Défile un train se composant exclusivement de wagons blancs avec cette inscription

Soracoba Soracoba Soracoba Soracoba Soracoba Soracoba Soracoba

Le train passé il y a une petite hutte en pisé

Et sur le seuil

Une femme enceinte jaune ravagée

Deux gosses

Et un chien à longs poils brunâtres

Le chien est typique me dit mon ami quand vous voyagerez

à l’intérieur vous rencontrerez des milliers de huttes

semblables et toujours un chien similaire devant la porte

quand il y a une porte

Et ce chien n’a pas de race

Ces huttes sont fort petites extrêmement basses obscures bâties avec de

la terre battue et des bâtons entrecroisés

Il n’entre dans leur charpente ni tenons ni mortaises ni chevilles ni clous

Les filières étant supportées par quatre poteaux terminés par une fourche et toutes les pièces de bois sont attachées avec des lianes

La route monte et descend

Terre rouge

Ciel bleu

Les agents voyers sont munis d’un petit drapeau orangé ils nivellent

la route à l’aide d’un gros tronc tiré par deux taureaux zébus

On traverse quelques rares hameaux

De toutes petites colonisations de petits colons italiens et des

plantations d’arbres fruitiers minutieusement soignées et

enfantinement entretenues qui appartiennent à des Japonais

Dans un virage c’est tout à coup la forêt vierge

Des arbres géants aux branches desquels pendent des lichens

blanchâtres qui ressemblent à la barbe des vieillards et que

la plus légère brise balance

Barbe fleurie de Charlemagne

C’est plein d’arbrisseaux dont le fruit s’appelle vulgairement

camboui

Par sa disposition typographique, le poème, essentiellement descriptif et où prédominent les sensations visuelles, est divisé en trois grandes parties. Seule la partie centrale nettement séparée des deux autres développe un sujet unique : les huttes. Le reste est constitué par une série de « tableaux » qui se succèdent tout au long du trajet en auto. L’ordre de déroulement du poème correspond à la succession chronologique des choses vues. Nous pouvons donner des titres à ces divers « tableaux » en indiquant les principaux éléments constitutifs :

  • passage à niveau
  • huttes et personnages (femme enceinte, gosses, chien)
  • huttes (ensemble, détails, murs, charpente)
  • paysage (terre, ciel, route, hameaux, plantations)
  • forêt vierge (arbre à lichens, camboui)

Une correspondance s’impose avec certains tableaux de Tarsila dont la liste est imprimée sur la page intérieure de la dernière couverture du catalogue. Le premier « tableau » du poème correspond parfaitement à la toile n°3 « Passage à niveau » ; les gosses du deuxième évoquent la toile n° 16 « Les Enfants du sanctuaire » (As Meninas). Les divers paysages décrits par Cendrars peuvent être rapprochés des trois tableaux de même titre : 4− Paysage n°1, 5− Paysage n° 2 et 12− Paysage n°3. Cendrars accorde trois vers (6 lignes) au chien : c’est qu’il fait partie de la réalité brésilienne et que, les deux choses étant une fois de plus liées, Tarsila dessinait des chiens.

Dès le début du poème, les noms propres Pirituba et Soracoba plongent le lecteur dans la réalité brésilienne. Ils désignent des lieux réels : Pirituba était, en 1926, un passage à niveau où la route traversait la voie ferrée reliant São Paulo à Soracoba, localité à l’Ouest de São Paulo, aujourd’hui intégrée à la grande métropole. Dépaysement encore par les sonorités exotiques de ces noms provenant de la langue primitive tupi-guarani. La réitération, sept fois, de Soracoba amplifie l’effet phonique. Elle crée une onomatopée reproduisant le bruit rythmé des wagons qui passent devant l’observateur. C’est aussi une façon de concrétiser le mouvement du train et la durée du passage du convoi. Enfin, la vision globale du vers, disposé sur une seule ligne, formé de la juxtaposition de sept substantifs identiques, restitue l’image linéaire du train composé de sept wagons semblables. Cette réussite  ne nous surprend guère de la part du poète de la Prose du Transsibérien et du co-scénariste de La Roue de son ami Abel Gance.

L’utilisation des couleurs appartient également à l’art du peintre : les rectangles d’un blanc cru des wagons, le rouge et le bleu, fréquents dans les tableaux de Tarsila comme dans le paysage brésilien. Le parallèle « Terre rouge/ciel bleu » [substantif (élément)/adjectif (couleur)] évoque l’automatisme du geste de va-et-vient du peintre portant la couleur de la palette au tableau. La réalité brésilienne est transcrite avec fidélité et minutie, jusqu’au « petit drapeau orangé » digne de la technique d’un peintre naïf qui n’oublie pas non plus la bosse des « taureaux zébus ». La présence des Italiens et des Japonais s’adonnant à l’agriculture est également  conforme à la réalité brésilienne, surtout dans la région de São Paulo, où l’immigration d’étrangers de ces deux  nationalités a été très importante.

Et la forêt vierge ? Bien sûr, depuis São Paulo une « promenade matinale », serait-ce dans l’Alfa Romeo de Cendrars ou dans la Cadillac découverte d’Oswald, ne permet pas de l’atteindre ! On ne peut la rencontrer, inopinément [11], au détour de la route entre São Paulo et Soracoba ! Mais elle faisait déjà partie du paysage intérieur brésilien de Blaise Cendrars et il a voulu lui faire sa place, à la fin du poème. Tarsila a d’ailleurs peint un tableau intitulé Floresta (Forêt).

Le Brésil,  c’est également les fruits exotiques, comme ceux représentés dans le tableau n°13 de l’exposition de Tarsila, « Marchand de fruits ». Le substantif final « camboui », crée un calembour inattendu par son homonymie avec cambouis, mais c’est aussi la transcription phonétique du nom « cambui », désignant divers arbustes de la flore brésilienne et leurs fruits.

Tarsila avait fait des dessins pour les poèmes de Cendrars qui composa des poèmes pour les tableaux de Tarsila. « Promenade matinale » aurait pu servir de préface au catalogue de l’exposition ; mais cette composition n’a pas été retenue et elle est tombée dans l’oubli [12]. Nous y trouvons un syncrétisme frappant avec les tableaux de Tarsila : Cendrars les connaissait bien et c’est spécialement pour eux qu’il a composé le poème. Poème et tableaux sont la manifestation d’une même réalité brésilienne par deux artistes qui ont su établir une sympathie jamais démentie dans leurs relations et une harmonie dans leurs arts respectifs, différents mais complémentaires. Ce beau poème complète et précise la vision que Cendrars avait du Brésil, pays cher à son cœur au point qu’il le considérait comme sa « deuxième patrie spirituelle ».

Notes

[1] Voir Aracy A. Amaral, Tarsila, sua obra e seu tempo, São Paulo, Editoria Perspectiva, 2 vol., 1975.

[2] Voir Adrien Roig, « Une nouvelle “rencontre”, Oswald de Andrade-Blaise Cendrars : interprétation du poème “Morro Azul”, Cahiers du Monde hispanique et luso-brésilien (Caravelle) [Université Toulouse-Le Mirail], n°33, 1979, p. 133-156.

[3] Dans ce texte d’abord donné en avril 1981 dans le bulletin des études cendrarsiennes Feuille de routes n°5, repris dans Feuille de routes n°42-43 en 2004, Adrien Roig publiait « Promenade matinale », un poème envoyé à Tarsila, qui a retrouvé depuis sa place dans les éditions des Poésies de Blaise Cendrars. En 2004, il ajoutait : « Il s’agit évidemment des éditions antérieures à celle de la série “Tout Autour d’Aujourd’hui” ; ce poème figure dans une version plus longue sous le titre “Première promenade matinale”, à la page 259-260, sous la rubrique “Poèmes inédits de Feuilles de route” » (Note de l’éditeur).

[4] Voir A. Eulálio, A Aventura brasileira de Blaise Cendrars, São Paulo, éd. Quiron/M.E.C., 1978 ; et la réédition de l’ouvrage d’Eulálio par Carlos Augusto Calil, édition revue et augmentée, Edisup, São Paulo, 2001.

[5] Ce sont ceux qui illustrent à présent la nouvelle édition Denoël (collection TADA).

[6] Aracy Amaral, op. cit., vol. 1, p. 196-197, donne la reproduction des deux lettres dactylographiées.

[7] Heureusement ces documents ont été conservés. Ils sont actuellement à São Paulo (Arquiva Oswaldo Estanislau do Amaral), v. Alexandre Eulalio, A Aventura brasiliera de Blaise Cendrars, op.cit., éd. 2001, p. 309.

[8] Nous avons pu localiser deux exemplaires du catalogue. La couverture, ornée de l’autoportrait du peintre, porte les indications : « Tarsila/ du 7 au 23 juin 1926/38, rue de La Boëtie/ Paris ». Ils se trouvent l’un au Museu de Arte Contemporánea de l’Université de São Paulo (cote 02414), l’autre à Paris à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet.

[9] La variante la plus importante est au dernier vers : « Du bagne de la chaleur et de la tôle » qui a été édulcoré en « Du soleil de la chaleur et de la tôle ondulée ».

[10] Outre les éditions complètes disponibles au moment de sa recherche, Adrien Roig mentionne les prépublications Sud-Américaines dans Les Feuilles libres, Paris, n°44, novembre-déc. 1926, p. 81-84 ; « Feuilles de route inédites de Blaise Cendrars » dans Montparnasse, n°49, février-mars 1927 et n°51, mai-juin 1928, « Poèmes de Feuilles de route II ». Ce poème a désormais rejoint le recueil intitulé Du Monde entier au cœur du monde en Poésie Gallimard et Œuvres romanesques  précédées des  Poésies complètes, vol. 1, édition de Claude Leroy, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2017 (Note de l’éditeur).

[11] Cendrars a traduit en français, sous le titre Forêt vierge, le roman A Selva de Ferreira de Castro, livre que lui avait fait connaître Paulo Prado.

[12] Rappelons que Aracy A. Amaral, la nièce de Tarsila, avait donné une première version de ce poème en 1970 dans  Blaise Cendrars no Brasil e os modernistas, São Paulo, Martins, 1970, p. 144 (Note de l’éditeur).

Auteur

Adrien Roig, agrégé d’espagnol, est professeur émérite de littérature portugaise à l’Université Paul-Valéry Montpellier 3. Ses domaines de recherche sont les littérature du Portugal et de l’Espagne au XVIe siècle (António Ferreira, Camões, Sá de Miranda, Diogo Bernardes, Gil Vicente, Garcilaso) ; Inés de Castro, la Reine morte ; la  littérature brésilienne du XXe siècle (Manuel Bandeira, Oswald de Andrade, Mário de Andrade, Raúl Pompeia, Ferreira de Castro) et les artistes O Aleijadinho, Tarsila do Amaral ; Blaise Cendrars, en particulier ses rapports avec le Brésil auxquels il s’est attaché dans  « Présence de Blaise Cendrars à la Bibliothèque Municipale de São Paulo (manuscrits et imprimés) », Quadrant (1987), p. 93-113.

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Cocteau en correspondance. Les lettres de Grasse (janvier-février 1918)

Texte intégral

J’ai choisi, dans cet article, de prendre un objet d’étude bien délimité : la correspondance de Cocteau durant son séjour à Grasse du 30 décembre 1917 au 9 février 1918 dans la villa des Croisset, soit un petit mois et demi, et de voir ce qu’on peut en dire de deux points de vue : l’édition et la posture d’auteur. Combien de lettres, à qui et de qui ? Lesquelles éditées, depuis quand et comment, lesquelles inédites ? Que nous apprennent-elles de Cocteau et de sa stratégie d’auteur à ce moment ? Parmi les lettres reçues, deux sont de Cendrars et encadrent la rencontre des deux poètes à Nice lundi 28 janvier 1918 qui met en route la collaboration de Cocteau aux éditions de la Sirène. Mais il est loin d’être le seul correspondant : Cocteau est de ceux qui ne peuvent vivre sans conversation et que l’éloignement de Paris stimule à écrire des lettres de longueur variable et surtout nombreuses à de multiples destinataires (et d’abord à sa mère), comme pour maintenir par ce flux de correspondance le crépitement vivifiant des conversations interrompues et le tempo des projets en cours. À distance aussi, le travail et les affaires continuent, le besoin de plaire mais aussi de séduire, d’entreprendre vrais amis et relations utiles du milieu artistique parisien pour faire avancer ses projets, toujours dans le même sens, assez exactement exprimé quand même par Gide dans Les Faux-Monnayeurs : passer devant [1]. Car Cocteau après Parade, est habité d’un besoin de parvenir (mot qu’il prendrait comme une insulte) et d’être traité de pair à pair par les grands hommes du moment. De là une posture d’auteur en adaptation permanente et jamais vraiment détachée de son image publique, jusque dans sa correspondance la plus amicale.

1. Édition

Que connaît-on actuellement de la correspondance de Cocteau durant son séjour à Grasse ?

1.1. Repérages

 Un premier instrument d’enquête est l’édition des lettres du poète à sa mère, véritable journal de ses occupations au jour le jour loin de Paris sur trente ans, publiées en deux volumes en 1989 et 2007, le premier (1898-1918) par mon collègue Pierre Caizergues aidé de Pierre Chanel [2]. L’édition choisit de ne pas donner les lettres maternelles, mais seulement d’en citer certaines en note. Pour le séjour à Grasse, elle donne une série apparemment complète de douze lettres, cartes ou cartes-lettres du poète (1 en décembre, 9 en janvier, 3 en février), et cite en note trois lettres maternelles, dont elle signale aussi une lettre non retrouvée. Une des difficultés qu’on rencontre avec Cocteau est son utilisation des marges (soit pour continuer une lettre quand il arrive au bout, soit pour y piquer ici et là des ajouts) et du dessin, autour duquel alors l’écriture s’organise. Ici pas de dessin, mais des suites en marge dans cinq lettres, que l’éditeur, à défaut de fac-similé, a choisi de transcrire en fin de lettre, dans l’ordre des feuillets, précédées de mentions entre crochets du type « [En marge droite deuxième feuillet] », « [En marge gauche quatrième feuillet] [3] ».

Au fil de ces lettres donc, Cocteau énumère les lettres et dépêches envoyées ou reçues, se plaint du silence prolongé de certains (Valentine Gross, Léon-Paul Fargue, Georges Auric), se réjouit quand il cesse, utilise sa mère pour relancer certains « coupables ». Le 7 janvier : « Les lettres sont bouteilles à la mer. Qu’est-ce qui vous arrive ? / Jamais je n’ai plus souvent écrit à tous et je ne reçois rien de personne. Ta lettre seule (du 4) me renseigne. […] Téléphone à Lhote que je lui ai envoyé dépêche de Jour de l’An et cinq pages le 2 [4]. » Le 13 janvier (lettre inexactement datée du dimanche 11, qui n’existe pas) : « Je veux bien que Valentine n’écrive jamais. Tout de même huit lettres méritent une réponse et Fargue pourrait bien aussi me mettre une carte. Sois un ange. Téléphone à six heures et demie à la N.R.F. Fleurus 12-26 et demande à Fargue si tout le monde est mort [5]. » Le 22 janvier : « Toujours aucune nouvelle de Auric ni de Satie malgré des dépêches pressantes. […] Si j’avais une lettre de mes musiciens rien ne manquerait à mon calme. / Je renonce à nouvelles de Fargue, rien de Valentine, sauf une longue lettre après Carentec [6]. »

On dénombre 27 correspondants, dont on peut, en laissant de côté le cercle familial [7] et des démarches liées au procès en diffamation de Satie alors en cours [8], extraire une première liste mondaine et artistique où se mêlent les attaches rive droite et rive gauche de Cocteau, certaines anciennes, d’autres récentes. Peintres : André Lhote, Jacques-Émile Blanche, Valentine Gross, Roger de La Fresnaye ; ajoutons Jean Hugo, pas encore connu de Cocteau comme peintre cependant. Musiciens : Lucien Daudet, Georges Auric, Erik Satie. Écrivains et poètes : Léon-Paul Fargue, Jean Le Roy, rencontré l’année précédente par l’entremise d’Apollinaire [9], André Gide, Drieu La Rochelle, qui vient de publier en décembre à la N.R.F. Interrogation, un livre de guerre. Plusieurs amies de sa mère, devenues les siennes aussi, la plupart tenant salon à Paris : la princesse Marie Murat (1876-1951), Madeleine Le Chevrel, la comtesse Jacqueline de Pourtalès, Clotilde Legrand, dite « Clothon » (voisine et amie d’Anna de Noailles, un des modèles proustiens de Blanche Leroi dans La Recherche). Ajoutons Misia Edwards [Sert] (il se plaint de son silence), l’impérieuse mécène des Ballets russes ; son demi-frère Cipa [Cyprien] Godebski, ami de la famille Hugo ; Reginald Bridgeman, secrétaire d’ambassade, un ami anglais qui lui rend visite à Grasse.

Il y a aussi, pour terminer, deux correspondances d’édition : avec Draeger, éditeur d’une plaquette publicitaire pour l’avion Spad dont il rédige le texte « Dans le ciel de la patrie » (envoi du texte le 1er janvier, réponse le 13) ; avec François Le Gris (envoi des épreuves du Potomak le 1er janvier, réponse le 19).

1.2. Constats

Premier constat : la majorité de ces correspondances sont encore aujourd’hui inédites. Ce qui nous prive de mieux connaître, du côté « rive gauche » de Valentine Gross ou d’André Lhote comme du côté « rive droite » de Lucien Daudet ou des comtesses Murat et de Pourtalès, non seulement les « potins » du moment, mais certains détails ou aspects des œuvres et projets en cours du poète. L’impatience de Cocteau, par exemple, à obtenir réponse de Valentine Gross, relancée deux semaines durant par une dizaine de lettres et dépêches, semble bien liée aussi au rôle de copiste qu’elle a accepté de jouer de son grand poème en cours, Le Cap de Bonne-Espérance. De même, ses plaintes répétitives du silence de « Fargue le paresseux » (9 janvier) semblent liées à son rôle d’intermédiaire-clé auprès de Gallimard pour faire publier le même poème aux éditions de la N.R.F. où il travaille et est influent.

A contrario, depuis l’édition de la correspondance avec Auric à Montpellier en 1999, incluant une série de deux cartes-lettres de Cocteau des 1er et 15 janvier 1918, d’une lettre de réponse d’Auric datable du 24 janvier [10] et de l’immédiate réponse du poète le 27 janvier, on en sait plus sur leur projet de ballet après Parade (une « Symphonie américaine »), sur les occupations de la bande d’amis laissée à Paris et sur la mise en route d’un « petit livre… sur la musique [11] », qui sera Le Coq et l’Arlequin, dédicacé à Auric précisément.

Deuxième constat : pour la série des lettres de Grasse, toutes les correspondances 1917-1918 de Cocteau éditées comportent des lacunes documentaires ou des erreurs de datation, avec ce que cela entraîne de « lettres baladeuses », insérées au mauvais endroit. À savoir (dans l’ordre de parution) : correspondances avec André Gide (1970), Blaise Cendrars (1989), Apollinaire (1991), Jacques-Émile Blanche (1993), Jean Hugo (1995) et Georges Auric (1999) ; sans oublier les lettres à sa mère (tome 1 en 1989). Les lacunes nous sont connues soit par les notes des éditeurs eux-mêmes, soit par le croisement d’informations des correspondances de l’époque à mesure de leur publication, soit par d’autres sources. On met aussi dans la rubrique « lacunes » l’omission de documents joints à une lettre, pour des raisons éditoriales ou non.

Par exemple, on connaît depuis 1970 une lettre de Cocteau à Gide du 19 janvier 1918, répondant à une carte postale de Gide quant à elle égarée. Mais l’édition ne signale pas l’existence probable d’une ou plusieurs autres lettres de Cocteau après cette carte, que nous apprenons par une lettre du poète à Blanche du 4 février : « Savez-vous si Gide a reçu mes lettres en réponse à son chamois rose [12] ? » Par ailleurs, la lettre juste évoquée du 19 janvier annonce une « photo miracle » jointe : « Moi l’ange en peignoir éponge et la vierge Madame de Beaumont [13] », dans les jardins de la villa Croisset. Or l’éditeur ne la reprend pas, et choisit de renvoyer en note à sa publication séparée par Pierre Chanel la même année, dans l’Album Cocteau chez Tchou [14]. Ce qui est d’autant plus dommage que ladite photo n’est pas seulement amusante, mais fait sens dans l’envoi après le dessin d’Eugène du début de la lettre (premier feuillet repris en fac-similé) : après un Eugène de la guerre, une Annonciation, messagère de paix… De même, deux autres photos de Grasse envoyées par le poète à sa mère dans une lettre du même jour pour témoigner de sa bonne mine, pourtant publiées en 1989 par Pierre Caizergues dans Jean Cocteau et le Sud, n’ont pas été reprises dans l’édition des Lettres à sa mère parue la même année.

Quant à la correspondance avec Cendrars, d’une part on n’en connaît toujours que le volet « passif », pas « actif », d’autre part les deux lettres de Cendrars qui entrent dans notre corpus sont malheureusement mal datées, l’une de « décembre 1917 », l’autre de « fin décembre 1917 ». L’élément manquant ici est la date de la rencontre des deux poètes à Nice, que la première lettre envisage comme prochaine (« Je reçois à l’instant ta lettre. Donc tu peux venir ») [15] et la suivante comme survenue peu auparavant (« Comment es-tu rentré l’autre jour ? Pas trop fatigué ? »). Or une lettre à Auric du dimanche 27 janvier 1918, publiée par Pierre Caizergues dix ans plus tard, nous apprend que la rencontre en question aura lieu le lendemain 28 janvier : « Vais voir demain Cendrars à Nice – Voyage Jules Verne – J’emporte des bouteilles de digestif et des boules d’eau chaude – et la bavette rouge [16] ! » Partant de là, la mention « mercredi » en en-tête de la première lettre peut raisonnablement être rapportée à l’un des deux mercredis précédents, 16 ou 23 janvier, et la deuxième au début de février. Ce qui peut permettre aux spécialistes de Cendrars d’utiliser plus finement :

– dans la première lettre à Cocteau, les quatre phrases relatives à L’Eubage et à Moravagine : « Je viens de terminer mon livre sur le ciel. “Aux antipodes de l’Unité”. Le roman par contre ne marche pas du tout. Il faut que je le recommence » ;

– dans la deuxième, ce qui a trait à l’édition du Panama et à l’implication de Cocteau aux côtés de Cendrars dans la librairie maison d’édition La Sirène ouverte par Paul Laffitte en mars 1917 boulevard Haussmann à Paris et juste transférée, en décembre, rue La Boétie [17]. Lesquelles éditions vont imprimer en 1918, dans la foulée de cet accord de coopération en quelque sorte, Le Coq et l’Arlequin [18] et le fameux long poème confié d’abord à Fargue pour la N.R.F., Le Cap de Bonne-Espérance [19].

2. Cocteau en conversation : le « voyage vers la gauche [20]»

2.1. Relations « rive gauche » et relations « rive droite »

Si beaucoup de correspondances encore inédites nous sont inconnues et peuvent nous ménager des surprises, on peut avancer, d’après celles qui nous sont connues, que le comportement épistolaire du poète tient compte assez systématiquement de l’appartenance « rive gauche », comme Auric ou Apollinaire, ou « rive droite » (artistiquement parlant) de ses amis ou relations : aux uns Cocteau, tout simplement, ne parle pas des autres. Dans ses lettres à des destinataires comme Auric ou Apollinaire, il ne parle pas de Paul Morand, Proust ou de son vieil ami peintre et critique d’art Jacques-Émile Blanche (à qui il reproche de ne rien comprendre à Satie), encore moins de ses relations proprement mondaines, et inversement. À Auric par exemple, il va parler du Flore, ce café du boulevard Saint-Germain où Apollinaire donne rendez-vous le mardi de 5 à 7 depuis mars 1917, mais pas de Mlle le Chevrel ou de Marie Murat. Cela avec des degrés, des nuances, et parmi ses destinataires des amis qui comme lui font plus ou moins trait d’union entre les deux mondes, comme Valentine Gross (future Valentine Hugo). Mais le fait reste très significatif. Il illustre bien ce « génie de plaire » que Paul Morand lui reconnaît par excellence, qui est un génie de l’adaptation aux situations et aux personnes, un sens tactique (diplomatique) de « ce qui convient » ‒ vertu combien classique de l’art de plaire ‒. Un génie que Cocteau applique à sa conception de la communication littéraire et de la relation aux médias comme, on le vérifie ici, de ses conversations épistolaires [21].

2.2. Destinataires « oubliés » dans les Lettres à sa mère

De cela, la correspondance du poète avec sa mère, pourtant si détaillée sous son aspect de rapport d’activités tri-hebdomadaire, donne une illustration intéressante, par les silences apparemment délibérés qu’elle observe sur au moins trois destinataires « rive gauche » des lettres de Grasse : Albert Gleizes, Apollinaire et Cendrars. Du peintre cubiste Albert Gleizes, collaborateur du journal Le Mot en 1915, émigré aux États-Unis depuis, Cocteau reçoit une lettre envoyée à son adresse à Paris et y répond le 30 janvier. La lettre est citée par Francis Steegmuller dans sa biographie de l’auteur parue en 1970 : « De plus en plus je mets en garde contre la décadence impressionniste […] Oui certes Renoir, mais je dis à bas Renoir comme à bas Wagner. J’ai fini le Cap. Je travaille au Secteur 131 et à un petit livre sur la musique [22]. » La veille, le 29 janvier, Cocteau a écrit une lettre assez brève à Apollinaire qu’on lira plus bas, publiée en 1991 avec leur (maigre) correspondance par Pierre Caizergues et Michel Décaudin, et apparemment restée sans réponse, au lendemain de sa visite à Cendrars [23]. Enfin, comme on sait, le poète a aussi eu un échange de lettres avec Cendrars avant cette rencontre, et reçu une lettre de son ami peu après, avant son départ pour Paris le 9 février.

Pourquoi ces « oublis » ? Sans doute parce que, quand il s’agit de ses relations artistiques « rive gauche », Cocteau se montre prudent avec sa mère, très « rive droite ». Il a déjà eu droit, au moment de son rapprochement avec Satie en 1916, puis de la préparation de Parade, en mai 1917, à des remarques sceptiques et des mises en garde de sa part, confortées chez elle par les jugements d’amies du Tout-Paris. Dans une lettre du 8 juin 1916, le poète avait longuement et vertement répondu à des jugements de leur amie commune Madeleine Le Chevrel sur la musique de Satie, que sa mère lui rapportait :

« Tu t’embrouilles, à travers Madeleine, bien gentille, mais nulle. […] Ne t’imagine pas que je me trompe. Je renifle sans commettre une erreur et un jour, pour te rassurer tout à fait, tu entendras peut-être Mlle Gross la bien portante qui n’est sensible ni à ces peintres cubistes ni à la littérature (surtout la poésie) en général, parler de l’œuvre que je prépare. C’est un bon juge, bien public et sa vie en est transformée [24]. »

L’année suivante, début mars 1917, depuis Rome où il préparait Parade, parlant de la princesse [Lucien] Murat et de « la pauvre Made » [Madeleine Le Chevrel], Cocteau renchérissait :

Ils considèrent tout art comme un passe-temps, ce qui est légitime au lieu d’y lire une marche de la culture européenne. Ils trouvent par exemple la musique de Satie “drôle” alors que sa Parade est plus importante que Pelléas [de Debussy]. Ils trouvent Picasso un farceur de talent alors que c’est un maître […] [25]

Tous ces mondains amateurs d’art devraient en somme se borner à suivre ceux qui savent, comme Cocteau l’écrit à Auric le 27 janvier 1918 après avoir annoncé qu’il écrit sur la musique et cité un passage du prologue de Secteur 131 invitant les lecteurs au respect devant son « psaume » : « Nous sommes nés pour qu’on nous suive et pas pour suivre. S’ils ne le sentent pas tant pis pour eux [26]. » Il fera de cette conviction le principe de la série de presse Carte blanche l’année suivante, dont le but avoué est de renseigner un grand public amateur sur les « valeurs nouvelles » de l’art (écrivains, peintres, musiciens…), et notamment la « petite élite bien intentionnée » qui suit les manifestations d’Esprit nouveau mais manque de repères pour bien juger et « demande qu’on la dirige [27] ».

Dans cette perspective, on comprend pourquoi lors de son séjour à Grasse, s’agissant de ses relations « rive gauche », Cocteau préfère parler à sa mère, non d’Apollinaire ou de Cendrars, mais de ceux qu’il lui a déjà « imposés », de plus ou moins bon gré : Satie donc, Auric, Valentine (qu’elle apprécie beaucoup et comme personne et comme peintre), ou André Lhote, avec qui le poète a passé une partie de l’été 1917 près d’Arcachon.

3. Une posture de grand homme : éclats et miroitements

Cette gestion diplomatique de la conversation épistolaire se manifeste aussi dans la manière dont Cocteau parle aux uns et aux autres de son travail en cours, c’est-à-dire dont il se présente à eux comme auteur [28]. Sachant qu’il ne faut pas seulement, pour l’apprécier, chercher des déclarations en forme (ou pas), des attitudes tranchées, éclatantes, comme y poussent les interviews de presse qui imposent de mettre les points sur les i, mais plutôt lire entre les lignes, sentir les sous-entendus, identifier des allusions, et tout ce qui relève du mine de rien et du miroitement allusif… Voyons ce qu’il en est avec Jean Hugo, Georges Auric, Gide, Apollinaire et pour finir Cendrars.

3.1. Avec Jean Hugo

Jean Hugo (né en 1894, 23 ans) : Cocteau (né en 1889, 28 ans) l’a rencontré six mois plus tôt à peu près, le 24 juillet 1917, lors d’une soirée chez Valentine Gross. Six mois plus tard le cadet n’est encore pour l’aîné qu’un ami, pas encore le dessinateur aigu et « sage » dont il découvre les dessins chez Valentine en avril 1918… et dont il pourrait tirer profit pour ses propres projets, comme il le fera trois ans plus tard en lui confiant les masques et costumes des Mariés de la Tour Eiffel (1921). Aussi la lettre de Cocteau à Hugo du 15 janvier 1918 reste-t-elle purement amicale et ne souffle mot des travaux en cours, seulement des lettres et nouvelles qui n’arrivent pas et des ennuis de la guerre :

Neiges et buffles Rio Jim arrêtent les trains de poste et on reste imbécile, loin de tout ce qu’on aime à recevoir un soleil qui ne chauffe pas le cœur. […] L’engagement de François [demi-frère de Jean Hugo] ajoute une dose d’amertume à l’énorme drogue. Ce monstre informe qui sautille patauge écrase du monde par maladresse en mange par gourmandise et vomit de droite et de gauche offre un joli spectacle ! […] Quand je pense qu’on aurait pu se connaître, toute la tribu des cœurs fidèles sous “le rire” dont parle Nietzsche, “comme une tente multicolore” – et ce demi-sommeil sous les bâches [29].

L’amitié, la guerre, mais pas l’œuvre : le poète ne prend pas la peine de se montrer ; l’enjeu est nul.

3.2. Avec Georges Auric

C’est tout le contraire avec le jeune musicien prodige Georges Auric (18 ans et demi en 1918), lui aussi rencontré, en 1915, par l’intermédiaire de Valentine. Avec lui, comme en littérature avec le jeune poète Jean Le Roy, connu par Apollinaire, avec qui il a une correspondance suivie depuis Noël 1917 – donc à Grasse – et avant que Radiguet ne surgisse dans sa vie en 1919, Cocteau commence à rêver d’une relation de maître à disciple où il serait le maître, après avoir lui-même beaucoup admiré et imité (tour à tour Rostand, Oscar Wilde, Montesquiou, Anna de Noailles, Gide, Apollinaire). Auric s’y prête volontiers, qui lui écrit le 24 janvier, pudiquement emphatique : « Vous êtes mon Schiller et moi je suis Beethoven [30]. » Durant l’été 1917 il a composé plusieurs mélodies sur des poèmes de Cocteau. Six mois plus tard ils s’appellent encore par leurs noms, mais une grande complicité les réunit, une même admiration pour Satie, et les mêmes idées sur la musique, que ratifie la dédicace à Auric du Coq et l’Arlequin rédigée un mois après le retour de Grasse (elle est datée du 19 mars 1918).

Début 1918, à Grasse, ce qui occupe Cocteau est un projet de ballet qui ferait suite à Parade, et ses trois lettres sont des lettres de travail, pressant gentiment Auric d’écrire sa partition, tout en donnant lui-même l’exemple d’un poète au travail, même et surtout loin de Paris :

– Lettre du 1er janvier :

Je pense à vous et au travail. Avez-vous vu Bertin ? Il faut qu’il cherche des « techniciens » du guignol et qu’il les trouve avant mon retour. Rasez-le. Mais qu’il vous laisse écrire la Symphonie américaine. U.S.A. comme titre serait pas mal. Que croyez-vous ? Ici j’ai une chambre chaude qui donne sur une énorme carte en couleurs. Je corrige les épreuves [du Potomak] et vais me mettre au « Poème » [Secteur 131]. Je suis sans patience pour votre œuvre [31].

« Poème », avec majuscule à l’initiale et entre guillemets, affirme (toujours sur cet air d’emphase qui se veut drôle quand il est question de choses graves) le profil majeur, celui par lequel Cocteau veut être connu après Parade, et annonce un poème long, une « grande œuvre » pouvant prétendre au format d’un livre, au lieu des petits poèmes que privilégient les revues d’avant-garde. Un poème long comme en ont donné ses deux modèles du moment, Apollinaire avec « Zone » (1912) dans Alcools, Cendrars avec « Les Pâques » la même année, « Prose du Transsibérien », et bientôt Le Panama, à paraître aux éditions de la Sirène après de nombreux déboires en juin 1918.

– Face au silence d’Auric, la carte-lettre du 15 janvier se concentre sur le ballet en souffrance et le motif du travail : « Pourquoi ce silence ? Si votre excuse est le travail, tant mieux – Si les trains arrêtés par buffles, neige et Sioux perdent vos lettres j’enrage – Si vous n’écrivez pas, ne composez pas et ne poussez pas [Pierre] Bertin à voir des spécialistes, Lhote, etc… vous êtes un monstre [32]. »

– La longue et bonne réponse d’Auric le 24 janvier est pleine d’excuses, de contrition, de bonne volonté et de bonnes nouvelles du ballet et de la bande, tout cela sur un ton joueur :

‒ Travaillé à l’ANGE [la « Symphonie américaine »]

Cela « part » je suis assez content.

Mais je crois que ce sera plus long que la IXe.

Vous êtes mon Schiller et je suis Beethoven.

Où allons-nous [33]

– Trop heureux, Cocteau répond le 27 par retour de courrier en donnant libre cours à une scénographie d’auteur mêlant étroitement musique et littérature, encadrée par deux références à leur admiration commune en musique, Erik Satie, et dans laquelle s’ébauche déjà un nouveau projet de conquête du champ littéraire et artistique [34]. Il s’agit pour le poète d’occuper une place laissée libre par un Apollinaire ami des peintres, comme il l’écrira très directement à sa mère le 17 juin 1920 : « Ne crois pas que je m’occupe des musiciens par esprit de sacrifice. Ma situation parmi eux ajoute beaucoup à ma figure de poète. J’y tiens énormément. Elle me donne une force d’action qu’on ne trouve jamais dans son propre domaine [35]. » Au cœur de la lettre, le Poète prend (involontairement ?) la pose biblique, celle de Moïse descendant de la montagne après ses 40 jours de solitude avec Dieu : « Triste loin de la bande – c’est nécessaire – J’ai des choses à dire – […] Quand je redescendrai parmi vous j’aurai du calme – je verrai juste [36]. » Le grand Poème en cours, Secteur 131, devrait, lui annonce-t-il « dégoûte[r] la faune de Flore – peu importe – Je ne peux pas jouer toute ma vie de la guitare, de la pipe et de l’arlequin ». La référence au Flore, quartier général d’Apollinaire, indique bien la cible à atteindre et sans doute à déranger pour mieux s’imposer par ce « psaume » qui devrait être un grand coup, « car il y a des chants qui défoncent l’écorce / un souffle si dur qu’il imprime / sa forme aux trompettes », affirme-t-il à Auric en recopiant un passage du prologue du poème. Après Moïse, voici le sonore cocorico de l’ange joueur de trompette de l’Apocalypse, complété d’une référence à un thème pictural fétiche des cubistes, dont Picasso se serait grâce à lui émancipé en devenant décorateur de scène pour Parade :

habituez vous à ce psaume

ici le souffle est aussi naturel

que cette sainte famille

un litre un jeu de cartes une pipe

un paquet de tabac

Conclusion : « Nous sommes nés pour qu’on nous suive et pas pour suivre. S’ils ne le sentent pas tant pis pour eux. »

Cocteau abat donc très librement son jeu devant Auric. Il le fait aussi en lui révélant qu’il est en train d’écrire « un petit livre… sur la musique [37] ». Telle est bien la carte à jouer pour espérer « prendre la direction » des musiciens gravitant autour de Satie avec qui il est en contact régulier depuis les premières manifestations « poésie et musique » lancées par Cendrars rue Huyghens en 1916 avec Auric, Durey, Honegger, le noyau originel des Nouveaux Jeunes.

La troisième partie de la lettre flatte en ce sens le jeune disciple, dont il a vitalement besoin pour conquérir non seulement le Flore mais Paris… et tenter de garder la main sur Satie : « Très inquiet de savoir votre avis sur les axiomes Musique » ; « Dites à nos belles pianistes et violonistes que je les aime et qu’elles devraient “établir un piano dans les Alpes [38]” – Je crève sans musique. Essayez de faire comprendre à la Païva [Satie] que je lui “recommande” les petits poèmes Intermezzo U.S.A. [Usage Satie Auric] [39]. »

Dans tout cela, on peut se demander si la mention en passant d’une visite à Cendrars le lendemain à Nice, en fin de lettre, ne vise pas à souligner leur bonne entente et l’absence de mauvais coup en préparation dans tous ces beaux projets de littérature et musique. Il est certain en tout cas, comme la lettre de 1920 à sa mère citée et d’autres avant elle en témoignent, que Cocteau a senti là sa chance de percer dans le champ artistique de la fin de la guerre [40].

3.3. Avec André Gide

Avec Gide, les relations sont depuis plusieurs années compliquées : Gide est fasciné par l’aisance de Cocteau, son brio, sa drôlerie aussi, mais très mis en garde par ses amis de la N.R.F. contre sa mondanité et son arrivisme. La correspondance des deux écrivains montre que le plus jeune ne cesse de revenir à leur rencontre de 1913 en Normandie, chez Blanche, où sont nés les Eugènes du Potomak (livre de ton par ailleurs très gidien, très Paludes), comme au moment fondateur de leur (fragile) amitié. Les Eugènes, voilà par où il plaît à Gide, et voilà pourquoi les lettres de Cocteau ne cessent d’y faire allusion.

Celle du 19 janvier 1918 surenchérit en faisant cadeau d’un dessin d’Eugène. Il faut dire que depuis Parade la relation s’est refroidie, Gide ayant (malgré l’insistance de Cocteau) boudé les représentations. Veut-il se faire pardonner en prenant l’initiative de la carte postale à laquelle la lettre-dessin répond ? Le cadeau du dessin, souligné d’un « Pensez à l’Eugène d’Offranville ! », vaut en tout cas remerciement spécial du poète, qui précise : « Je pense à vous avec tendresse et mélancolie. Si loin l’un de l’autre toujours et pourtant à chaque rencontre le bon fluide circule et la main réchauffe la main. / Votre chamois saute dans ma chambre et apporte l’odeur alpicole [41]. »

Autre enrichissement, la « photo miracle » jointe, qui montre Cocteau et Mme de Beaumont posant en ange Gabriel et en Vierge Marie, propose une drôle de mise en scène du poète, saugrenue, frivole dans le contexte de guerre rappelé par l’Eugène. Mais c’est encore pour toucher Gide par cet autre côté qui l’agace et l’attire à la fois dans son cadet, son côté pitre et gavroche, insouciant, peut-être même « incapable de gravité [42] », écrivait l’aîné dans son journal après une rencontre dans un café de Paris en septembre 1914, et dont il se sait, lui, incapable.

Au centre de cette scénographie, comme dans la dernière lettre à Auric, Cocteau se risque à parler de « choses sérieuses » et à se montrer sous un profil plus grave : « Que faites-vous ? Travaillez-vous ? Moi j’achève le prologue ou préambule du Secteur 131, suite du Cap, et j’essaye de guérir mes rhumatismes [43]. » Les autres correspondances ne nous parlent pas de ces rhumatismes, motif mis là sans doute pour excuser sa villégiature de luxe à Grasse – à 20 km de Cendrars séjournant à Nice avec les siens dans une quasi misère [44]. Il n’est plus question du Potomak, que Gide, cédant à l’entreprenant et persuasif auteur, avait mollement proposé aux éditions de la N.R.F. en 1914. Pas question non plus du projet de ballet faisant suite à Parade, qu’il a snobé l’année précédente, mais seulement du long poème en cours, de guerre visiblement d’après son titre, Secteur 131, présenté comme suite du Cap de Bonne-Espérance, c’est-à-dire du livre que Cocteau essaie au même moment, via Fargue notamment, de faire accepter par Gallimard [45].

On voit donc par cette lettre du 19 janvier que Gide n’est plus pour Cocteau la clé à utiliser pour entrer dans la maison si convoitée, devenue depuis sa création en 1910 « la position dominante dans la hiérarchie interne du champ [46] » (129-130). Mais aussi que son opinion compte toujours : les quelques lignes sérieuses au centre de la lettre signifient que l’inquiétant auteur des Eugènes, l’amusant gavroche mondain, est aussi un poète qui a du fond, un poète « capable de gravité » et de continuité, travaillant à un grand poème de guerre d’ambition égale à celle du Cap de Bonne-Espérance dont Cocteau a fait déjà plusieurs lectures-test en 1917 et que cette fois, moyennant une ruse de bonne guerre racontée par Adrienne Monnier dans ses souvenirs, il lira rue de l’Odéon en présence de Gide en février 1919, peu après sa sortie [47].

Dans ces lignes « sérieuses », le propos est sobre, Cocteau se surveille. Il ne s’abandonne surtout pas, comme dans la lettre à Auric, à prophétiser l’importance de ce Secteur 131 pour la poésie moderne et l’ensemble du champ littéraire. Mais il lui suffit de traiter Gide d’égal à égal, en restant lui-même, et de lui tendre encore et toujours la main.

3.4. Avec Guillaume Apollinaire

La lettre à Apollinaire du 29 janvier 1918, qui n’est pas une réponse mais une initiative de Cocteau, n’est pas moins tactique que celle à Gide. Elle est très brève, la voici :

Mon cher Guillaume – je pense souvent à vous et au “livre de l’olive [48]”. Vu Cendrars qui me parle d’une brochure avec Rouveyre [49].

Pourriez-vous dire à Morisse de me la faire envoyer ?

Je travaille et j’essaye de reprendre des forces.

[dessin d’un cœur]

Villa Croisset

Grasse A.M. [50]

Cocteau a nourri de grands espoirs en mars de l’année précédente quand, répondant à un projet qu’il avait de créer un « journal de l’Ordre », Apollinaire lui avait envoyé une lettre on ne peut plus aimable et même courtisane [51], assortie d’une promesse de présenter Le Potomak au Mercure de France, lettre interprétée par le cadet comme une proposition d’« assurer ensemble la direction morale de notre milieu », ainsi qu’il l’écrit à André Lhote peu après [52]. Or rien de concret n’a suivi, sinon l’article d’Apollinaire au moment de Parade, dont Cocteau, qui n’est pas aveugle, a bien vu qu’il ne le mentionnait qu’à peine et n’en avait que pour Satie, Picasso et Massine [53]. Depuis, les deux poètes se regardent en rivaux, mais en rivaux qui ont besoin l’un de l’autre, et donc se font des amabilités [54].

Dans ce contexte, la lettre du 29 janvier semble s’expliquer surtout par les projets agités par Cocteau la veille à Grasse avec Cendrars autour de la Sirène. Le poète y évoque d’emblée un projet de roman ancien d’Apollinaire qui, brodant sur la fin du monde, serait sans doute assez d’actualité en cette quatrième année de guerre, La Gloire de l’olive, toujours inédit. Il glisse aussi le nom de Cendrars, figure indiscutable du milieu « rive gauche » dont le défenseur de l’Esprit nouveau s’efforce depuis son retour du front en 1916 d’être le rassembleur [55]. « Brochure », à propos de la dernière plaquette de vers du grand homme, au titre latin bien peu « Esprit nouveau » lui, et pudiquement esquivé par Cocteau, paraît quelque peu condescendant, alors que le cadet a lui-même le projet, avec Secteur 131, d’étonner le Flore et les milieux de l’art moderne. Pas un mot bien sûr à ce sujet, non plus que du ballet avec Auric dans lequel Cocteau veut embarquer Satie pour continuer après Parade la « série de manifestations » de l’Esprit nouveau dont son ballet était en 1917, de l’aveu d’Apollinaire, « le point de départ [56] ».

Pas un mot non plus, à vrai dire, des éditions de la Sirène et de leurs intentions, à Cendrars et lui, d’y publier Apollinaire tant qu’il le voudra, comme il apparaîtra par la suite.

C’est donc un Cocteau masqué, cachant ses batteries et ses intentions, qui écrit à Apollinaire une lettre utile : il s’agit avant tout de redonner signe de vie et de se montrer en compagnie de Cendrars, pour préparer le terrain des projets éditoriaux à venir.

3.5. Avec Blaise Cendrars

Quant à Cendrars, que dire en l’absence des lettres de Cocteau ? Les cartes et lettres que Cendrars lui adresse en 1917 montrent toute la chaleur de l’amitié qu’il a alors pour le poète, et son désir sans cesse redit de le voir plus souvent [57]. La capitale lettre du 1er septembre 1917 sur le « monstre » littéraire dont il a accouché pour ses trente ans [58], bien connue des spécialistes de Cendrars, témoigne de l’exceptionnelle confiance du poète des Pâques et du Transsibérien envers son ami. Mais cette confiance a-t-elle été partagée au même degré ? Dans ce cas, pourquoi ces questions dans la lettre de Cendrars qui suit leur rencontre du 28 janvier à Nice : « Si je fais mon affaire avec Laffitte il me faut une liste de bouquins à lui soumettre. Qu’as-tu de prêt pour l’édition ? / Et les autres, qui parmi les autres [59] ? » Mais de quoi ont-ils donc parlé exactement ? « Qu’as-tu de prêt pour l’édition ? » : la question revient à dire que Cocteau n’aurait parlé à Cendrars ni du Coq et l’Arlequin – achevé d’imprimer par la Sirène en juin suivant, ni du Secteur 131 – annoncé à paraître, sous le titre : Secteur calme, dans l’édition du Coq et l’Arlequin, ni du Cap de Bonne-Espérance – dont les premiers essais de mise en page commencent à la Sirène en juin. Cela fait donc trois titres prêts à éditer ou en bonne voie, et Cendrars peut demander après leur rencontre à Nice : « Qu’as-tu de prêt pour l’édition ? » ! Comment expliquer cette incohérence, sachant les grands projets de Cocteau pour cette maison dès l’été suivant [60] ?

Une explication peut-être se trouve dans une lettre du poète à son vieil ami « Blanchie » (Jacques-Émile Blanche), datant du printemps 1918 :

Ne me reprochez pas de montrer mon œuvre à quiconque. Personne ne connaît une ligne de moi sauf huit amis (dont un seul artiste) auxquels certaines circonstances très spéciales m’ont fait lire Le Cap de Bonne-Espérance.

(Même Cendrars, Apollinaire, etc., etc., n’en connaissant RIEN.)

La raison de ce silence est la crainte timide que le poème ne touche pas ceux que je souhaite le plus atteindre – ne livre pas d’un seul coup son architecture nouvelle et ses perspectives. Quel gros jeu ! On tourne autour de la table, on a la somme dans sa main et la main dans sa poche, on fixe de l’œil un chiffre entre tous, le cœur bat à se rompre [61]

Cocteau le timide : voilà une image inattendue, exagérée sans doute comme l’affirmation que le poème n’est connu que de « huit amis (dont un seul artiste) ». Et en même temps admissible, si l’on songe que les quatre lectures du Cap de Bonne-Espérance en 1917 ont lieu chez des amis plutôt ouverts aux idées modernes, mais tous ancrés « rive droite » (Edith et Étienne de Beaumont, Paul Morand, Valentine Gross) [62]. Parmi les auditeurs de ces séances ne figure aucun de ceux que Cocteau « souhaite le plus atteindre » et que les seuls noms de Cendrars et d’Apollinaire suffisent ici à désigner : tout le milieu « rive gauche » des poètes amis et/ou rivaux dont Cocteau ambitionne de devenir un des chefs. « Qu’as-tu de prêt pour l’édition ? » Le possible silence de Cocteau à Nice le 28 janvier nous laisse imaginer un poète d’autant plus hésitant sur la scénographie de sa révélation en poésie que son ami Cendrars est un de ceux dont l’avis compte le plus pour lui à ce moment. Pourtant, c’est sans doute à cette date qu’il va décider de miser « gros jeu » sur la Sirène, avec l’idée d’en faire la maison d’édition des poètes et de tous ceux qui, de Picasso très vite démarché à Satie, incarneront l’Esprit nouveau dans « toutes les branches de l’art [63] ».

Conclusion

Il est intéressant de repérer, en lisant les lettres de Grasse, la diversité des facettes qu’un auteur comme Cocteau peut composer ou laisser voir selon ses destinataires et les biais sociaux et artistiques par lesquels ils sont en relation. Le profil d’artiste multiple dessiné globalement par les lettres de Grasse (roman, poésie, danse, musique) et qui va bientôt marquer sa posture de poète durant le siècle, Cocteau le décline exprès très différemment selon les destinataires, de l’elliptique « Je travaille » (à Apollinaire) aux confidences à cœur ouvert (à Auric) en passant par les listes plus ou moins exhaustives de travaux en cours (à Gleizes, Gide, Blanche…) [64]. Avec chacun, même avec les plus proches, il y a un rôle à tenir, des choses à dire et à ne pas dire et des manières différentes de le faire, tout spécialement quand il s’agit de parler de son œuvre en cours. La polarité esthétique rive droite / rive gauche qui organise le territoire de ces relations agit là fortement, comme on l’a souligné, mais aussi les degrés de camaraderie et/ou de rivalité, qui situent par exemple Auric et Cendrars mais aussi Valentine Gross et Jacques-Émile Blanche à l’opposé de Gide ou Apollinaire. Ainsi, en lisant la lettre à Auric du 27 janvier 1918, on voit se dévoiler sans fard, après quelques propos mi-lyriques mi-amusants, la posture quasi hugolienne [65] de Poète-prophète qui se cache derrière le projet du Secteur 131 (« J’ai des choses à dire »… « Je ne peux pas jouer toute ma vie de la guitare, de la pipe et de l’arlequin »… « il y a des chants qui défoncent l’écorce »…). Dans la lettre à Gide du 19 janvier en revanche, qu’accompagne une photo amusante (Cocteau déguisé en ange, Mme de Beaumont en vierge), il faut une certaine sagacité pour deviner la posture prophétique dans la rapide mention – au centre de la lettre – du Secteur 131 comme « suite du Cap », le long poème épique déposé chez Gallimard, et dans le « jeu » de l’Annonciation interprété sur un mode si enfantin. Mais soulignons aussi que, s’il y a un point commun entre toutes ces lettres, c’est la coexistence du badinage et du sérieux, toujours ; ce qui varie est leur dosage, tout comme celui du drôle et du douloureux dans l’œuvre même d’un poète assumant d’être un « faux frivole type » à la manière de Stendhal [66]. Car si la scénographie d’auteur de Cocteau s’inscrit dans un certain héritage romantique, les enfantillages y jouent un rôle d’ingrédient bien plus que de masque : la version du génie que le poète veut incarner est à la fois prophétique et amicale, sociable, gentille, capable de drôlerie [67]. Quant à sa manifestation dans des œuvres et dans le champ littéraire et artistique en ce début de l’année 1918, elle est encore à venir : Le Cap de Bonne-Espérance, lu ici et là par l’auteur courant 1917, est en panne d’éditeur, Secteur 131 n’est pas achevé, les épreuves du Potomak tout juste corrigées (début janvier) et Le Coq et l’Arlequin tout juste écrit (fin janvier). Du côté des projets en collaboration, c’est le flou : Auric commence à travailler à la musique du ballet qui doit faire suite à Parade, mais Satie ne semble pas se laisser convaincre. Quant à l’association avec Cendrars à la Sirène, elle vient tout juste de se décider lors de la rencontre des deux écrivains à Nice le 24 janvier. Bref, Cocteau travaille à sortir de l’ombre, mais il est encore, littérairement, dans l’ombre. Or, tous ces calculs d’image et de stratégie de réussite n’ont-ils pas des résultats bien souvent imprévisibles ? L’année suivante, ce n’est pas du tout par sa « poésie de poésie » (Le Cap de Bonne-Espérance, Secteur 131), à quoi il attache alors le plus d’importance, que Cocteau va se faire un nom, mais par un petit « tract » sur la musique, Le Coq et l’Arlequin, et ses talents de promoteur d’une esthétique musicale passagèrement incarnée par le « Groupe des Six ». Le Poète devra attendre encore quelques années (Plain-Chant, en 1923) avant de s’imposer par le poème…

Notes

[1] Passavant est dans ce roman le nom du personnage inspiré par Cocteau. Il est frappant de voir combien de relations de Cocteau avec des personnalités de l’époque sont placées sous le signe du malentendu, de Gide à Apollinaire en passant par Reverdy ou peu après par Aragon, sans oublier Satie ou Picasso.

[2] Jean Cocteau, Lettres à sa mère, I (1898-1918), texte établi et annoté par Pierre Caizergues ; avec le concours de Pierre Chanel, Paris, Gallimard, 1989.

[3] Ibid., p. 348.

[4] Ibid., p. 347.

[5] Ibid., p. 350-351.

[6] Ibid., p. 353-354.

[7] Sa sœur Marthe, mariée, vivant à Londres (une lettre en bas d’une lettre à sa mère, les autres inédites) ; son frère Paul, aviateur, au front (quelques lettres, inédites).

[8] Une lettre au romancier Paul Adam, intervenu dans le procès de Satie en cours, une autre à Straus l’avocat du musicien, une troisième à José Théry l’avocat de son adversaire, toutes inédites. Des remerciements aussi à Mme Casella, pour avoir été cité dans la revue de son mari le pianiste et compositeur Alfredo Casella.

[9] Claude Arnaud, Jean Cocteau, Paris, Gallimard, 2003, p. 195.

[10] D’autant plus circonstanciée (et quelque peu flagorneuse) qu’elle a « lâchement » traîné (s’accuse-t-il), puisqu’elle répond à sa carte… du Jour de l’An.

[11] Georges Auric, Jean Cocteau, Correspondance, Pierre Caizergues (éd.), Montpellier, Centre d’étude du XXe siècle, Service des publications de l’Université Paul-Valéry, 1999, p. 25 (lettre de Cocteau du 27 janvier).

[12] Jacques-Émile Blanche, Jean Cocteau, Correspondance, Maryse Renault-Garneau (éd.), Paris, la Table ronde, 1993, p. 124.

[13] Jean Cocteau, Lettres à André Gide. Avec quelques réponses d’André Gide, Jean-Jacques Kihm (éd.), Paris, la Table ronde, 1970, p. 64.

[14] Pierre Chanel, Album Cocteau, Paris, Tchou, 1970, p. 40. Photo communiquée à l’auteur par le comte Henri de Beaumont (héritier d’Étienne de Beaumont).

[15] Elle répond à une lettre précédente de Cocteau visiblement déjà arrivé chez les Croisset.

[16] Georges Auric, Jean Cocteau, Correspondance, op. cit., p. 25.

[17] Le Panama sort en juin 1918.

[18] « Tracts », n°1, achevé d’imprimer en juin 1918, distribué en janvier 1919.

[19] Premiers essais de mise en page en juin 1918, achevé d’imprimer le 7 décembre 1918, mise en vente le 25 janvier 1919 (v. Georges Auric, Jean Cocteau, Correspondance, op. cit., p. 9 et 53).

[20] Titre d’un projet de livre de Cocteau évoqué dans le « Prospectus » du Potomak, daté de 1916, qui aurait raconté sa découverte de la « bohème neuve » d’Apollinaire, Max Jacob, Picasso, Braque et offert à « toute une jeunesse un itinéraire afin de gagner du temps » (Jean Cocteau, Œuvres romanesques complètes, Serge Linarès (éd.), préface de Henri Godard, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2006, p. 13).

[21] V. Pierre-Marie Héron, Cocteau. Entre écriture et conversation, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, « Interférences », 2010.

[22] Francis Steegmuller, Cocteau: A Biography, Boston, Atlantic-Little, Brown, 1970, puis Cocteau, traduit de l’anglais par Marcelle Jossua , Buchet/Chastel [1973], 1997, p. 150.

[23] Correspondance Guillaume Apollinaire, Jean Cocteau, Pierre Caizergues et Michel Décaudin (éd.), avec le concours de Gilbert Boudar, Paris, J.-M. Place, 1991.

[24] Jean Cocteau, Lettres à sa mère, I, op. cit., p. 261.

[25] Id., p. 302. Début novembre 1917, Cocteau ferraillait de même avec son vieil ami « Blanchie » (Jacques-Émile Blanche) dont il ne comprenait pas l’opinion sur la musique de Satie (« Pour moi c’est nul, à part de petites gentillesses […] que d’autres ont mises en œuvre », lui écrivait ce dernier le 5 novembre).

[26] Georges Auric, Jean Cocteau, Correspondance, op. cit., p. 24.

[27] Carte blanche, article 12 du 16 juin 1919, Paris, Éditions de la Sirène, juillet 1920, p. 65-66. La série compte vingt articles hebdomadaires, publiés du 31 mars au 11 août 1919, le lundi dans Paris-Midi, le lendemain dans Le Siècle. V. Pierre-Marie Héron, « Les “articles de clan” dans la série de presse Carte blanche », dans Cocteau journaliste, P.-M. Héron et M.-È. Thérenty (éd.), Rennes, Presses universitaires de Rennes, « Interférences », 2014, p. 49-70.

[28] Pour mémoire, début janvier il expédie la petite besogne d’un texte pour une plaquette publicitaire, corrige les épreuves du Cap et les envoie à l’éditeur. Courant janvier il termine le prologue de son deuxième grand poème, Secteur 131. Fin janvier, il écrit, assez vite, les notes sur la musique du Coq et l’Arlequin. Durant tout le mois il relance Auric sur un projet de ballet lancé en novembre ou décembre précédent, et qui traîne, USAnge de New York.

[29] Jean Cocteau, Jean Hugo, Correspondance, Brigitte Borsaro et Pierre Caizergues (éd.), Montpellier, Centre d’étude du XXe siècle, 1995, p. 31.

[30] Georges Auric, Jean Cocteau, Correspondance, op. cit., p. 22.

[31] Ibid., p. 20.

[32] Ibid., p. 21.

[33] Ibid., p. 22.

[34] Lequel, après le retrait de Satie en novembre 1918 du groupe des « Nouveaux Jeunes » créé par lui en 1917, aboutira en janvier 1920 au label « groupe des Six » dont on connaît la fortune publicitaire.

[35] Cocteau, Lettres à sa mère, Gallimard, II (1919-1938), Jean Touzot éd. (avec le concours de Pierre Chanel), 2007, p. 55. Voir aussi la lettre de Cocteau à sa mère du 31 août 1918 : « J’ai décidé avec Madame Bathori et nos camarades (ils me l’ont demandé) de prendre la direction du ou des spectacles consacrés aux jeunes. »

[36] Georges Auric, Jean Cocteau, Correspondance, op. cit., p. 24 pour cette citation et les suivantes.

[37] Ibid.

[38] Citation des Illuminations, « Après le Déluge ».

[39] Cocteau veut donc croire Auric capable d’associer Satie à son projet de nouveau ballet post-Parade.

[40] V. Hervé Lacombe, « Posture de Cocteau au fil du siècle », dans Jean Cocteau, Serge Linarès (dir.), Paris, Éditions de l’Herne, « L’Herne », 2016, p. 380-381.

[41] Jean Cocteau, Lettres à André Gide. Avec quelques réponses d’André Gide, op. cit., p. 64.

[42] André Gide, Journal, Éric Marty (éd.), Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », I (1887-1925), 1996, p. 846.

[43] Jean Cocteau, Lettres à André Gide. Avec quelques réponses d’André Gide, op. cit., p. 64.

[44] Une lettre de Blaise Cendrars à Féla du 5 mai 1918 (l’écrivain est revenu à Paris) donne une bonne idée de ses conditions de vie à cette époque (citée par Miriam Cendrars dans Blaise Cendrars : la vie, le verbe, l’écriture, Paris, Denoël, éd. revue, corrigée, augmentée, 2006, p. 408-409).

[45] Affaire peut-être déjà classée, Gaston Gallimard ayant assisté à une lecture du poème chez Valentine Gross le 4 août précédent ?

[46] Anna Boschetti, La poésie partout. Apollinaire homme-époque (1898-1918), Paris, Seuil, « Liber », 2001, p. 130.

[47] V. son récit dans Jean-Jacques Kihm, Elizabeth Sprigge, Henri Behar, Jean Cocteau, l’homme et les miroirs, Paris, La Table ronde, « Les Vies perpendiculaires », 1968 p. 411-414.

[48] La Gloire de l’Olive, projet 1902-1903 de roman sur la fin du monde, inachevé ; des fragments en ont été utilisés pour les chapitres 15 à 17 du Poète assassiné.

[49] Vitam impendere mori, plaquette de vers publiée en novembre 1917 au Mercure de France.

[50] Correspondance Guillaume Apollinaire, Jean Cocteau, op. cit.

[51] Ibid. Lettre du 13 mars 1917 : « Votre lettre m’a paru être dans un accord merveilleux avec tout ce que j’aime, tout ce que je sens, tout ce que je pense » ; « le choix même du titre du journal est une preuve heureuse d’une entente et d’une amitié désormais indissolubles », etc.

[52] Lettre datée de mars 1917, citée par Ornella Volta dans Satie / Cocteau, les malentendus d’une entente, Bègles, Le Castor astral, 1993, p. 40.

[53] Apollinaire, « Parade et l’Esprit nouveau », Excelsior, 11 mai 1917, texte repris dans le programme du ballet. Cocteau, à peine mentionné, réagit en publiant la semaine suivante dans Excelsior un article qui met en lumière son rôle d’auteur dans la création du ballet (« Avant Parade », 18 mai 1917), suivi d’un autre dans Nord-Sud (« La Collaboration de Parade », Nord-Sud, n°4-5, juin-juillet 1917).

[54] Courant 1917, Cocteau espère trouver un point de chute à son livre au Mercure de France après le refus de la N.R.F., et Apollinaire a besoin de lui pour atteindre Diaghilev, à qui il veut faire passer un projet de ballet et du même coup « quitter les petits théâtres d’avant-garde pour être joué, lui aussi, dans un cadre prestigieux » (Ornella Volta, Satie / Cocteau, les malentendus d’une entente, op. cit., p. 42).

[55] La conférence au Vieux-Colombier sur « L’Esprit nouveau et les poètes » date du 26 novembre 1917, un mois avant le séjour de Cocteau à Grasse.

[56] Apollinaire, « Parade et l’Esprit nouveau », op. cit.

[57] Correspondance publiée par Pierre Caizergues en annexe de son article « Blaise Cendrars et Jean Cocteau », Cahiers Blaise Cendrars, n°3 : « L’Encrier de Cendrars », 1989, p. 121-141. Repris dans Pierre Caizergues, Apollinaire & Cie, Montpellier, PULM, 2018.

[58] Id., p. 129-130.

[59] Id., p. 134.

[60] V. la lettre à sa mère du 10 septembre 1918, in Lettres à sa mère, I, op. cit., p. 429.

[61] Jacques-Émile Blanche, Jean Cocteau, Correspondance, op. cit., p. 126-127.

[62] Claude Arnaud ne date pas la première séance de lecture, chez les Beaumont, en présence d’Anna de Noailles (Jean Cocteau, op. cit., p. 187). Les suivantes ont lieu le 15 juin 1917 chez Paul Morand (présents : les Beaumont, Jacques Porel et Louis Gautier-Vignal – deux amis de Proust –, Valentine Gross) ; le 4 août chez Valentine Gross (présents, entre autres : Valery Larbaud, Gaston Gallimard, Proust – en retard –) ; le 13 août chez l’auteur (en présence de Mauriac et de Picasso) : le 15 août chez Valentine Gross à nouveau (ibid., p. 188-190). Les autres lectures connues accompagnent la sortie du livre, mis en vente à la mi-janvier 1919 : le 3 décembre 1918 chez Valentine Gross, devant un auditoire plus composite allant de Misia Sert à… André Breton, encore inconnu de Cocteau ; le 26 janvier 1919 chez le comte Étienne de Beaumont ; le 21 février dans la librairie d’Adrienne Monnier ; le 27 avril à la galerie de Léonce Rosenberg « L’Effort moderne ». On notera, d’une lecture à l’autre, le déploiement du territoire d’action de Cocteau, de la « rive droite » à la « rive gauche ».

[63] Jean Cocteau, Carte blanche, article du 31 mars 1919, op. cit., p. 10. Ce premier article de la série contient tout un paragraphe promotionnel sur les prochains livres à paraître aux Éditions de la Sirène (p. 8-9). Pour une évaluation du rôle effectif de Cocteau auprès de Cendrars à la Sirène en 1918 et 1919, v. Pierre Caizergues, « Blaise Cendrars et Jean Cocteau », op. cit., p. 112-114 (« À Cocteau semble revenir, […], à plusieurs reprises, le rôle de démarcheur auprès des écrivains et des artistes : il pouvait utiliser alors relations et entregent dont Cendrars ne disposait pas toujours »).

[64] À Gide par exemple, Cocteau ne parle que du Secteur 131, pas du projet de ballet, comme à Auric ou à Blanche. Cela s’explique sans peine.

[65] « Quasi hugolienne » : on pense ici à la réaction du poète face au silence de Breton, convié par Valentine Gross à une lecture du Cap de Bonne-Espérance le 4 décembre 1918. « Cocteau, comprenant de quelle réprobation ce silence était gros, cru bon de répondre à sa place : “Mais… ce n’est plus ça qu’il faut faire” – avant de se tourner vers Jean Hugo […] : “Ça fait trop sublime, trop Victor Hugo » (Claude Arnaud, Jean Cocteau, op. cit., p. 190).

[66] Jean Cocteau, Lettres à sa mère, II, op. cit., p. 223-224. Lettre du 3 novembre 1922. Discours du grand sommeil (version définitive du Secteur 131) contient de nombreuses notations drôles.

[67] V. Pierre-Marie Héron, « Posture de Cocteau au fil du siècle », dans Jean Cocteau, Cahier de l’Herne, op. cit., p. 493-508.

Auteur

Pierre-Marie Héron est professeur de littérature française à l’université Paul-Valéry Montpellier 3 et membre de l’Institut universitaire de France. Il anime à Montpellier, au sein du Centre de recherche RIRRA 21, un programme de recherche sur Cocteau et les écrivains de son temps, dans le cadre duquel il coordonne la publication d’ouvrages sur le sujet. Prochains titres à paraître, en 2019 : Cocteau d’une guerre à l’autre aux Presses universitaires de Rennes (avec Michel Collomb et David Gullentops) ; Douze ans de journal posthume : Le Passé défini de Jean Cocteau aux Presses universitaires de la Méditerranée (avec Pierre Caizergues). Il a récemment réuni et préfacé, sous le titre Apollinaire & Cie, un riche choix d’articles de Pierre Caizergues sur Apollinaire, Cendrars, Cocteau et Jean-Claude Renard (PULM, 2018, 504 p.).

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Un océan de lettres. Éditer la correspondance d’Apollinaire

Texte intégral

La correspondance d’Apollinaire tient du paradoxe. Publiée par pans à partir de la fin des années 1940, elle représente actuellement plus d’une vingtaine de volumes. En 2015, la correspondance générale en cinq tomes, éditée par Victor-Martin Schmets, dénombre plus de deux mille lettres [1]. La BnF, quant à elle, conserve dix-neuf volumes de lettres reçues, soit des milliers de folios, du simple pneu aux missives les plus copieuses. Le fonds, d’ailleurs, demeure incomplet : certains ensembles restreints ou lacunaires sont conservés dans d’autres bibliothèques, comme les lettres à Georgette Catelain du fonds Adéma de la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris. Et l’on a perdu la trace de la plupart des lettres de femmes (dont Lou et Madeleine), passées en vente publique il y a plus de vingt ans [2].

Malgré cette ampleur exceptionnelle, Apollinaire n’est pas un « grand » épistolier au sens où peuvent l’être les membres du groupe de la NRF, Gide, Schlumberger, Rivière, Alain-Fournier, lesquels vivent la plume à la main et, selon la belle expression de Brigitte Diaz, « dans les plis des livres ». Le poète n’a rien non plus de commun avec un Joë Bousquet, que sa blessure condamne à l’immobilité et qui fait de l’écriture, partant épistolaire, un prolongement, un élargissement de sa vie. Apollinaire ne procède pas non plus comme Cendrars, qui a des correspondances suivies avec plusieurs interlocuteurs (Jacques-Henry Lévesque, Henry Miller), dont la vie et les voyages l’éloignent, et qu’il entretient de son travail d’écrivain.

Le paysage épistolaire d’Apollinaire est tout autre, dans ses formes comme dans sa teneur.

On connaît les grands massifs amoureux que sont ses lettres à Lou et à Madeleine [3]. Ils se sont formés grâce à la distance et aux conditions imposées par la guerre. Conservées par les destinatrices, les lettres du poète ont fait l’objet de publications relativement précoces ; au lieu d’être démembré par les ventes sauvages et les héritages, l’ensemble reçu par Madeleine a été cédé à la Bibliothèque nationale qui en a préservé l’intégrité. La quantité, la qualité, la cohérence et la thématique sentimentale de ces deux correspondances ont toujours eu les faveurs du public, que séduit la vogue des transpositions scéniques de la littérature (spectacles, lectures, mises en musique, festivals des correspondances de Manosque et de Grignan).

Dans ce paysage se trouvent aussi des collections plus modestes, fragmentaires, comme les lettres éparses citées dans les récits des amis et témoins (Toussaint-Luca, André Billy, Eugène Montfort, André Rouveyre, Louise Faure-Favier) ainsi que dans les travaux des chercheurs, publiés en revue, en album ou en volume [4]. Ces lettres sont tantôt données pour elles-mêmes, sans guère de précision, tantôt pour supports de développements critiques ou biographiques. L’édition scientifique proprement dite des correspondances prend son essor à partir du moment où Apollinaire entre dans la collection de la Pléiade et, plus précisément, dans le sillage des tomes II et III des Œuvres en prose [5]. De fait, la correspondance intègre vraiment l’œuvre en même temps que la critique d’art, les chroniques et les écrits journalistiques du poète. Enfin, le passage de l’écrivain dans le domaine public en 2013 a fait grossir le flux des publications épistolaires.

Plus qu’un paysage, la correspondance d’Apollinaire forme une constellation, ou un kaléidoscope, à l’image de sa personnalité et de sa poésie. Aux yeux du chercheur, elle est un espace à cartographier ou un puzzle à reconstituer. Grâce aux échanges amicaux et professionnels, on peut repérer les réseaux de sociabilité, la fabrique des réputations et les stratégies de reconnaissance. Grâce à la correspondance amoureuse, on en sait plus sur les relations du poète avec les femmes et sur la figure de mal aimé que l’intéressé s’est lui-même construite. Mais il est rare que l’écrivain se livre à la confidence et plus rare encore qu’il le fasse continûment à un même destinataire. Sa capacité d’adaptation, voire son mimétisme, et son désir constant de séduction le rendent bien souvent ondoyant, sinon insaisissable.

C’est un personnage protéiforme aux relations multiples. De même qu’il compose ses textes par collage, recyclage et marqueterie, de même se présente-t-il aux autres en mouvement, n’hésitant pas à cloisonner ses relations et à moduler sa pensée en fonction de son interlocuteur. Voici qui le distingue de Cendrars, caractère plus entier, animé par la passion, la rage de l’écriture. Mais sans être à proprement parler un graphomane, Apollinaire n’en construit pas moins son identité par l’écriture, quelque forme qu’elle prenne. Sa correspondance occupe donc une place légitime dans son œuvre et dans la connaissance qu’on peut en avoir.

Certes, l’épistolier s’attarde assez peu sur son esthétique et sa poétique. Quand il le fait, c’est avant tout pour répondre à des critiques, par exemple quand on lui fait reproche de ses calligrammes [6]. Intuitif, réfractaire aux systèmes intellectuels, peu enclin à la réflexivité, il agit plus qu’il n’analyse. Si l’on peut suivre l’élaboration matérielle du recueil Case d’armons et les aventures de sa diffusion, il faut lire entre les lignes, confronter les bribes et les sources, pour en approcher les arcanes créateurs. Dans ses lettres à Lou, Apollinaire passe avec aisance de la prose au vers, de l’écriture au dessin, sans justifier, encore moins théoriser son geste. La lettre n’est pas pour lui un laboratoire ou un « arrière-pays » (B. Diaz) de la création. Elle en est un lieu même. À une époque où le cubisme se saisit des objets quotidiens, où les hiérarchies et les frontières s’effacent, où l’on expérimente toutes sortes de supports et de matériaux poétiques et plastiques, Apollinaire opère des translations intuitives audacieuses. Ainsi, le fragment (réel ou reconstitué) d’une lettre à son frère Albert au Mexique devient-il la matière première du poème calligrammatique « Lettre-Océan ». Dans un double mouvement centrifuge et centripète, la lettre se fait vecteur d’une rénovation radicale des codes de communication. La forme et la pratique épistolaires classiques (une missive écrite sur papier et postée) éclatent en cercles tournoyants sous l’influence de la communication sans fil et de la transposition générique.

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Doc. 1 ‒ Guillaume Apollinaire, « Lettre-Océan », Soirées de Paris, n° 25, juin 1914.

Comment respecter et valoriser toutes ces caractéristiques dans l’édition ? Quels sont le rôle et la place de l’éditeur scientifique dans cette élaboration ?

Dans le cas des lettres à Lou et à Madeleine, j’ai choisi de montrer la matérialité des lettres par le recours aux fac-similés, qui permettent au lecteur de saisir dans un même mouvement le double geste épistolaire et créateur du poète [7]. Pour sa première édition des lettres à Madeleine, Pierre-Marcel Adéma avait pris le parti de retoucher la disposition des lettres afin de répondre aux critères éditoriaux de son temps (ajout d’alinéas, suppression des dessins marginaux). Pressé de recopier les manuscrits, il a laissé plusieurs erreurs de transcription. À la demande de Madeleine, il a soustrait certains passages qui impliquaient des personnes encore vivantes ou livraient une image du soldat peu conforme aux attentes du public et à la mémoire combattante des années 1950. Enfin, le choix du titre, Tendre comme le souvenir, tiré d’un des poèmes, donnait au recueil une tonalité sentimentale et mélancolique, réelle mais partielle. En choisissant de réintituler l’ensemble, j’ai voulu simultanément adopter une forme de neutralité et faire pendant aux Lettres à Lou, dont la notoriété et la popularité étaient alors plus grandes. Mais j’ai conservé l’ancien titre comme sous-titre pour prolonger la tradition éditoriale. Plus fidèle à la lettre des textes, plus conforme aux critères actuels d’authenticité et aux évolutions historiographiques sur la Grande Guerre, la réédition entend renouveler la lecture et la place que ces lettres occupent dans l’œuvre d’Apollinaire.

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Doc. 2 ‒ Dédicace d’Apollinaire à Lou sur un exemplaire de L’Hérésiarque et Cie  (1910), fin octobre – début novembre 1914 (coll. part.).

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Doc. 3 ‒ Poème à Lou du 9 février 1915 (coll. part.).

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Doc. 4 ‒ Poème à Lou du 11 mars 1915, verso (coll. part.).

La correspondance du poète avec les artistes réunit tous les échanges croisés qui ont pu être retrouvés. Sa dimension textuelle s’assortit d’éléments graphiques et iconographiques de première importance et valorisés comme tels. Picasso, Delaunay et Picabia ont adressé au poète des cartes et des lettres illustrées, reproduites dans l’édition. Moyens d’expression à part entière, éléments de dialogue avec l’écrit, elles viennent enrichir l’œuvre de chacun et donner tout leur sens aux échanges. Elles sont complétées par la reproduction de certains rectos de cartes postales particulièrement significatifs. Dans cette perspective, les images ne sont pas de simples illustrations mais de véritables composantes de la correspondance.

Il y avait plusieurs manières de présenter les échanges. Plutôt qu’une organisation classique, par destinataire ou par ordre chronologique, nous avons, avec Peter Read, élaboré une structure complexe par ordre d’« entrée en scène ». Le premier correspondant d’Apollinaire, Carl-Edvard Diriks, est aussi le premier ami artiste du jeune poète ; suivent Paul-Napoléon Roinard, Henri Frick, Max Jacob, Picasso, Edmonde-Marie Poullain, etc. Certes, l’état des archives ne correspond pas toujours aux données biographiques. Les échanges retrouvés entre Apollinaire et Van Dongen datent de 1918 alors que les deux hommes se connaissent depuis plusieurs années. Mais le premier ayant peu de goût pour l’art du second, il n’est pas étonnant que les traces épistolaires soient tardives et correspondent au rapprochement dû à l’exposition Van Dongen de mars 1918 chez Paul Guillaume, le marchand pour lequel Apollinaire travaille à ce moment-là. Quant aux échanges avec Duchamp, ils ont tous disparu si bien que l’artiste n’apparaît pas dans le volume alors qu’on connaît bien la nature de sa proximité avec Apollinaire à partir de 1912. Quoi qu’il en soit, la double structure, nominative et chronologique, propose une image globalement fidèle des relations d’Apollinaire avec les artistes, le nombre des correspondants augmentant avec le temps et la renommée croissante du critique d’art. Une telle architecture interprète le corpus et en oriente la lecture.

Le cas des correspondants étrangers était problématique. Si la plupart s’expriment en un français correct, relevé de l’accent singulier qui fait leur charme, certains maîtrisent mal la langue. Nous avons respecté l’orthographe, la ponctuation et la syntaxe de chacun et ne les avons retouchées que si elles nous semblaient relever de l’inadvertance ou quand, trop erratiques, elles contredisaient nettement les lois de l’écrit et mettaient en péril la lisibilité des textes. Autrement dit, nous avons choisi de rester fidèles aux idiosyncrasies tout en sachant que les retouches formelles tenaient de la reconstruction et proposaient une convention fondée sur quelque artifice.

Mais au fond, faut-il tout publier le plus fidèlement possible ? Pour la correspondance avec les artistes, nous avons voulu présenter le moindre billet, fût-il anecdotique ou par trop ténu. À partir du moment où l’on tient compte de la valeur archivistique et documentaire de la correspondance, aucune date, aucun lien, aucun signe ne saurait être négligé, même si la densité et l’intérêt du continuum épistolaire peuvent s’en trouver amoindris.

Plusieurs éditions de la correspondance d’Apollinaire sont des monodies. Si elles font souvent de nécessité vertu – impossibilité de retrouver ou d’éditer l’autre versant des échanges –, elles privilégient de facto la voix de l’auteur ; dès lors, elles en déterminent la lecture. Or une telle pratique correspond de moins en moins à la demande du public actuel qui, se projetant dans l’échange, cherche la sensation de la réalité et demande de combler les lacunes du monologue, d’éclairer la nature de la relation. Cependant, le passage au duo ne va pas de soi. Dès lors qu’on livre la parole du destinataire, ce dernier devient auteur à part entière, change le statut et l’image de l’œuvre, de même que le régime de lecture. La nouvelle correspondance est une autre œuvre qui déborde les œuvres complètes de l’écrivain. Si les Lettres à Madeleine sont encore lues comme une œuvre littéraire d’Apollinaire, elles vont retourner dans le champ spécifique de la correspondance si les lettres de Madeleine sont publiées. Se posent alors d’autres problèmes, car ces dernières n’ont pas toutes été retrouvées si bien que de nouvelles brèches s’introduisent dans l’ensemble ainsi constitué.

À n’en pas douter, la correspondance générale croisée correspond à un fantasme encyclopédique pour le moins séduisant. Mais un tel ensemble formerait-il un livre ? Dans le cas d’Apollinaire, ce n’est pas certain. La quantité incommensurable des échanges, leur hétérogénéité, leurs fréquentes lacunes produiraient davantage une cacophonie qu’un chœur. En définitive, il s’agirait plutôt d’une base documentaire, à laquelle une formalisation et une diffusion numériques donneraient tout son sens et toute son efficacité. Aujourd’hui, l’éditeur scientifique a plus que jamais le choix ; ses responsabilités intellectuelles et esthétiques s’en trouvent accrues.

 

Annexe 1

Chronologie des volumes de correspondances d’Apollinaire

Lettres à sa marraine, 1948

Œuvres complètes, t. IV, Balland & Lecat, 1965-1966

Letere a F.-T Marinetti, 1975

Correspondance avec André Level, 1976

Lettres aux poètes naturistes, 1982

Correspondance avec sa mère et son frère, 1987

Correspondance avec Cocteau et Jean Le Roy, 1991

Correspondance avec les Italiens, 1991 & 1992

Index de la correspondance d’Apollinaire, 1992

Correspondance avec Pablo Picasso, 1992

Correspondance avec Jules Romains, 1992

Correspondance avec Faï Beg Konitza, 1998

Correspondance avec Riciotto Canudo, 1999

Correspondance avec Mireille Havet, 2001

Correspondance avec Herwarth Walden, 2007

Correspondance avec les artistes, 2009

Lettres à André Dupont, 2014

Correspondance générale, 5 vol., 2015

Lettres à Georgette Catelain, 2016 Correspondance avec Paul Guillaume, 2016

Annexe 2

Chronologies des éditions des lettres et poèmes à Lou

Ombre de mon amour, 1947

Poèmes à Lou, 1955

Lettres à Lou (fac-similé), 1956

Poèmes à Lou, 1957

dans Œuvres complètes, Balland & Lecat, 1965-1966

dans Œuvres poétiques, La Pléiade, 1956 & 1965

Lettres à Lou, 1969

Je pense à toi mon Lou, 2007

Lettres à Lou, 2010

Annexe 3

Chronologie des éditions des lettres à Madeleine

Tendre comme le souvenir, 1952

dans Œuvres complètes, Balland & Lecat, 1965-1966

Lettres à Madeleine. Tendre comme le souvenir, 2005 et 2006

Notes

[1] Voir l’annexe 1 à la fin de cet article.

[2] Une synthèse a été faite avant la vente par Pierre Caizergues, « Wilhelm de Kostrowitzky, le très aimé : inventaire de la correspondance sentimentale d’Apollinaire – Documents inédits », La Quinzaine littéraire, n°  276, 1er novembre 1997, repris dans Pierre Caizergues, Apollinaire & Cie, Montpellier, PULM, 2018.

[3] Voir les annexes 2 et 3.

[4] Citons les travaux du premier biographe d’Apollinaire, Pierre-Marcel Adéma et les documents publiés dans sa revue Le Flâneur des deux rives et dans l’album Apollinaire de la Pléiade. Pensons également aux nombreuses publications de Michel Décaudin et aux recensions minutieuses de Victor Martin-Schmets.

[5] Œuvres en prose complètes, t. II et III, Pierre Caizergues et Michel Décaudin (éd.), Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1990 et 1991. La convergence de dates se perçoit nettement dans l’annexe 1.

[6] Voir ses réponses à Fagus du 22 juillet 1918 et à Billy du 29 juillet 1918 (Claude Debon commente Calligrammes de Guillaume Apollinaire, Gallimard, « Foliothèque », 2004, p. 185-189) ainsi que sa lettre ouverte à Maurras du 15 mars 1918 (Œuvres en prose complètes, t. II, op. cit., p. 996-1000).

[7] Ainsi dans Je pense à toi mon Lou, Textuel, 2007, qui s’inspire en la renouvelant de la première édition inaboutie des Lettres à Lou entreprise en Suisse par Pierre Cailler en 1956. Voir également les reproductions incluses dans les Lettres à Madeleine. Tendre comme le souvenir, Gallimard, « Blanche », 2005 et « Folio », 2006.

Auteur

Laurence Campa est professeur de littérature française à Paris Nanterre. Elle consacre ses travaux à Guillaume Apollinaire et à la poésie de la première moitié du XXe siècle dans ses rapports aux arts plastiques, à l’écriture de l’Histoire et à la Première Guerre mondiale en particulier. Elle a édité plusieurs volumes de correspondance d’Apollinaire (Correspondance avec les artistes (1903-1918), avec Peter Read, Gallimard, 2009). Elle est auteur de l’Album Cendrars dans la collection de la Pléiade (Gallimard, 2013). Dernier ouvrage paru en octobre 2018 : Tout terriblement, anthologie illustrée de poème d’Apollinaire en Poésie / Gallimard.

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La correspondance de guerre de Victor Segalen (1er août 1914 -20 mai 1919)

Texte intégral

En août 1914, Victor Segalen, Jean Lartigue et Auguste Gilbert de Voisins, après avoir terminé leur fructueuse mission archéologique, exploraient la grande boucle du Yangzi, « un joli blanc sur la carte du Yunnan », au Sud-Ouest de la Chine, près de la frontière tibétaine. Tandis que ses deux compagnons effectuaient des relevés topographiques le long du fleuve, Segalen a emprunté, seul avec le gros de la caravane, un chemin déjà connu, par les montagnes. Il marchait en pleines futaies de pins, « hautes d’altitude et de sève », accueilli le soir par des Mossos « aux gestes doux » (5/8/1914, 515 [1]). À l’étape, au calme, il se consacrait à ses manuscrits et à sa correspondance. Il était heureux. Le jour de la mobilisation générale, le 1er août, il écrit à son fils Yvon : « Mon cher petit Yvon, Nous ne sommes plus dans un vrai pays chinois, mais dans un pays habité par des gens que les chinois appellent des sauvages, et qui ne sont pas sauvages du tout. Ce sont les Lolos et les Mossos. » (1/8/1914, 509) « Tout bien » ­—­ tels sont les derniers mots de son télégramme à Yvonne du 7 août (516) — pour lui, à cette date, la guerre n’a pas commencé.

Il aurait dû rejoindre Yvonne à Hanoï vers le 15 octobre. Ils seraient arrivés en France vers le 1er décembre pour un long congé, une installation à Paris, espérait-il. De Chine, il préparait sa carrière de sinologue en envoyant des rapports à l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres et sa vie littéraire en prenant contact avec des écrivains ; le 10 août, sa dernière lettre de voyageur paisible est adressée à Gide (518). Il envisageait un long séjour parisien consacré à la  littérature, à la musique et à des conférences sur la statuaire chinoise, puis un « retour à Péking, vers Février ou Mars 1915 […]. Et nous bâtissons notre vie, autant que possible sur ce thème : 8 mois en Chine, 1 mois (aller et retour) de voyage, et 3 mois tous les hivers à Paris » consacrés à la sinologie et à la création littéraire. (19/9/1913, 237) Il précise à Yvonne le 9 avril 1914 que la « chose désirable » est une « installation prolongée » à Paris, « rive gauche, près du Luxembourg » dans un petit appartement « meublé avec nos meubles de Brest ». (9/4/1914, 388) Le « bon voyageur » organise sa vie selon son principe d’exotisme entre Paris et Pékin où il sera soit directeur d’une Fondation sinologique française, appelée aussi « Mission archéologique permanente de Pékin », soit « Inspecteur des Antiquités » pour le gouvernement chinois. Quoi qu’il en soit, il fera de la sinologie son « bouclier définitif contre l’abominable médecine. Au moins, écrit-il, me conduit-elle tout droit à la Terre promise de l’art des âges anciens » (19/2/1914, 316). Pour ajouter une dimension « exotique » à ce programme, il envisage une croisière en Polynésie avec Yvonne, Lartigue et Gilbert de Voisins, et leurs épouses. Mais voilà que l’irruption de la « guerre moderne », dans sa sauvagerie, brise tous ces projets.

Segalen reçoit la nouvelle de la guerre « le 11 Août, à 8 h du matin, seul, au sommet d’un col, dans la brume » écrit-il à Yvonne (Haiphong, 28/8/1914, 519). De Lijiang, Augusto lui avait envoyé un messager porteur de ce billet : « Mon vieux. La guerre est déclarée depuis le 5 août entre la France, l’Angleterre et la Russie contre l’Allemagne et l’Autriche. Augusto [2]. » Segalen rejoindra Yvonne à Saigon le 7 septembre, ils arriveront à Marseille le 6 octobre. Il avait demandé à être envoyé dans les « régiments de marins qui se battent dans l’est » (à ses parents 11/10/1914, 520), mais il est d’abord affecté à l’hôpital de Rochefort, puis en novembre retourne à Brest. L’administration militaire avait besoin de médecins dans les hôpitaux pour soigner les dizaines de milliers de blessés des terribles combats d’août à novembre 1914 [3].

Après qu’il eut arpenté, libre, les sublimes paysages du Yunnan, le retour à l’hôpital militaire de Brest fut pour Segalen une chute très brutale. Écrire à ses compagnons de la mission archéologique (Gilbert de Voisins et surtout Lartigue), à ses maîtres en sinologie (Édouard Chavannes et Henri Cordier) et en philosophie (Jules de Gaultier), à son éditeur Crès, à des écrivains (Claudel, Saint-Pol-Roux), à ses amis proches (Georges Daniel de Monfreid, Henry Manceron, Jean Fernet) lui permet de penser en dialogue avec eux, de faire vivre ses projets. Depuis sa jeunesse, les conversations avec ses amis, parfois accompagnées de la pipe Tibétaine ou d’une de ses sœurs aînées, stimulaient son imagination créatrice et ont parfois aidé à faire surgir des idées d’œuvres nouvelles. Si solitaire qu’il soit pour créer, à l’aube, « aux heures thibétaines, aux heures du soi-même » (à Hélène Hilpert, 31/10/1918, 1162), Segalen a besoin d’échanger avec ses proches, particulièrement avec Yvonne, devenue une véritable collaboratrice de son entreprise littéraire. Elle s’intéresse aux ébauches, écoute les premières lectures, copie des manuscrits, s’occupe des épreuves, de la diffusion des textes. Quand Segalen se trouve loin d’elle, sur le front ou en Chine, elle est de loin la destinataire principale de ses lettres. Elle constitue le point central qui le relie aux siens et à lui-même — en tant qu’artiste. Or c’est en tant qu’artiste qu’il fait face à la guerre. Nous allons assister à travers ses lettres à la confrontation entre les dévastations de la  guerre industrielle et un artiste qui affirmait son « désir permanent de tendre partout à la beauté, d’en réaliser un reflet dans ses pensées, dans ses actes et surtout dans ses œuvres » (à Claudel 15/3/1915, 565).

Dans un premier temps, il prend le parti de maintenir la guerre à distance : il se désintéresse des événements, s’efforce de continuer son œuvre. Ses lettres tentent de raffermir le réseau de ses amis et de renforcer ses liens avec le milieu intellectuel et artistique. Mais l’expérience du front à Nieuport l’amène à  changer sa vision de la guerre en cours, ce qu’il exprime de manière diverse en fonction de ses destinataires. Après la gastrite aiguë qui l’a épuisé, il retourne à l’hôpital militaire de Brest. Il s’efforce à nouveau de reprendre le fil de son œuvre et de sa vie d’artiste, correspond avec ses amis et ses relations du milieu littéraire. Il soutient de plus en plus fermement que son combat essentiel se situe hors de la guerre, c’est « la bataille de l’homme contre les Puissances des Ténèbres » pour « la Connaissance » (à Yvonne, 15/1/18, 1057). Son long voyage pour examiner des travailleurs chinois, du 25 janvier 1917 au 6 mars 1918, lui permet de compléter ses recherches sur la « Grande Statuaire » chinoise et de se consacrer davantage à l’écriture, c’est là qu’il commence son dernier poème Thibet. Ses lettres à Yvonne prennent alors une importance primordiale tant par leur nombre que par leur contenu. Elle apparaît non seulement dans son rôle de collaboratrice efficace mais surtout elle rattache Segalen à la possibilité d’un avenir après « la Grande Chose ». Sa troisième installation à l’hôpital de Brest a été encore plus difficile que les deux précédentes. Il est amaigri, physiquement affaibli par son séjour en Extrême-Orient, désespéré par la guerre, une nouvelle correspondance tente de briser, un temps, la gangue qui l’enserre : Hélène Hilpert prendra de plus en plus de place.

1. « Embaumé » à Brest, novembre 1914-fin avril 1915 (p. 526-584)

Les lettres les plus importantes de cette époque sont adressées à Lartigue, lieutenant de vaisseau (capitaine) sur le front à Nieuport en Belgique. Segalen souhaitait alors être lui aussi affecté sur le front. Il n’était pas resté insensible au vaste mouvement patriotique de l’été 1914. Beaucoup d’intellectuels et d’artistes attendaient de la guerre une régénérescence morale et spirituelle opposée à l’Allemagne impériale, tenue pour autoritaire et matérialiste, et à la société marchande en général. L’héroïsme des chevaliers médiévaux (pour Maurras et Psichari) ou des soldats de l’An II et de l’Empire (pour Barrès et Péguy) renverserait la mollesse de la république bourgeoise prosaïque, matérialiste, positiviste. « Selon une vue toute intellectuelle qui ne s’encombrait ni de problème moral ni de considérations sociales, violence et destruction devaient être la source de renaissance créatrice propre à balayer les scléroses de l’avant-guerre et à en faire épanouir les promesses [4] ».  Segalen fait plusieurs fois allusion au Tête d’Or de Claudel dans sa correspondance avant et pendant la guerre [5]. Tête d’Or explore le monde « avec le feu et l’épée » :

Si vous songez que vous êtes des hommes et que

Vous vous voyez empêtrés de ces vêtements d’esclaves, oh criez

De rage et ne le supportez pas plus longtemps ! Venez ! Sortons !

Et je marcherai devant vous, tenant l’épée à mon poing, et déjà il y a du sang sur la lame [6].

Dans un texte préparatoire à la deuxième version de cette pièce, Claudel note : « j’ai voulu montrer le triomphe de la volonté individuelle, sauvage, furieuse, enivrée du désir surhumain, de la toute-puissance [7]. » La guerre semblait située du côté de l’énergie vitale comme dans  Salammbô, que Flaubert opposait à la morosité du « monde moderne » de Madame Bovary — Salammbô que Gauguin et Segalen ont médité quand ils cherchaient des « vrais sauvages » jusqu’aux Marquises. Mais Segalen est d’abord attaché à la réalisation de son œuvre qui exige la liberté de l’artiste entravé par la réalité de la guerre.

Si ses lettres témoignent de son désir de participer au « grand effort national » conformément au patriotisme en cours, il exprime aussi son amertume : l’esprit, « occupé » par l’angoisse de la guerre, il ne s’appartient plus entièrement, il a perdu une partie de sa liberté créatrice. Son service l’astreint à des horaires et des contacts qui l’éloignent de ce qui importe vraiment pour lui : « sa vie intérieure », ses lectures, son travail d’écrivain, les échanges avec ses amis : « Quand serons-nous libres et nous ? » (à Lartigue 6/11/1915, 542). Il exprime sa déception de ne pas être envoyé dans les Dardanelles : « J’ai vu en effet partir d’ici deux de mes plus inodorants confrères, embarqués sur des transports de troupes. Je suis encore cinquième sur une liste de départ à raison d’à peine une désignation par mois. » (16/4/1915, 579) Il souffre d’être enregistré dans une bureaucratie militaire étouffante : « je ne suis plus à la source, mais immatriculé » écrit-il à Lartigue (6/3/1915, 560) et à Louise de Heredia : « Mon Amie, y a-t-il une Croix-Rouge spécialiste des soins à donner aux plaies blanches d’un désir guerrier insatisfait ? » (20/3/1915, 562) De fait l’urgence était de prendre en charge les blessés ; selon le site officiel du Service de Santé des Armées, « l’inadaptation des services de santé aux conditions de la Grande Guerre est totale et le désastre sanitaire des premiers mois oblige le service de santé à procéder à une vaste réorganisation dès septembre 1914 [8]. »

Quand on rêve de Tête d’Or, il est difficile d’accepter de se trouver enfermé dans une salle d’opération ou dans des chambrées d’hôpital, occupé à « recoudre les dégâts » de la guerre  (à M. de Lesquen 15/1/1915, 555) : « moi, la chirurgie me condamne au lit… du malade, et ne me laisse que les restes à réparer » (à Monfreid, 26/11/1914, 532). Son service à l’hôpital renforce le rejet de la pratique médicale qu’il a souvent exprimé, ainsi quand il évoque « la besogne ignoble et sanglante » qu’il lui fallait accomplir à l’Imperial Medical College de Tientsin (à Yvonne, 4/7/1917, 925). De plus, il ressent comme humiliant son « embaumement [9] » dans cet hôpital et cette ville qu’il cherche à quitter depuis l’adolescence.

Cette déception se manifeste par un épisode dépressif, un « à-plat physique » à l’origine « pityriasis versicolore » qui couvre le corps de  « plaques rouges — et les idées d’un voile de gris », écrit-il à Lartigue (9/12/1914, 534) — l’heureux bénéficiaire d’une plaie au bras soignée par un « séton ». Segalen réagit cependant contre le « voile gris » : d’abord il décide « d’ignorer la guerre » puisqu’il n’y participe pas (à Lartigue 6/1/1915, 541), ensuite il a quelques satisfactions à être utile :

De 8 à 11 h, je panse et opère. Le Ceylan et le Duguay-Trouin ont rempli jusqu’aux recoins de mes salles, et j’ai 122 blessés qu’il importe de ne pas délabrer davantage. La rancœur diminue devant un certain succès technique, et j’accepte enfin l’inévitable. Parfois au prix d’une fatigue physique lourde au regard de celle des soirées de grande étape, et des visions anatomiques me poursuivant dans les moments de créâtions (sic). » (à Lartigue, 6/1/1915, 540)

Le Ceylan et le Duguay-Trouin transportaient les fusiliers-marins blessés dans les combats de Nieuport (où se trouvait Lartigue). Il tente de s’évader en rêvant de voyage : il prend des contacts à Papeete pour louer une goélette après la guerre (à M. Lemasson, 1/3/15, p. 555). Il voudrait surtout recréer l’intimité avec son ami Jean, mais il a conscience qu’il est inutile de chercher à « étirer à l’avenir la trame soyeuse mais arrêtée de [leur] passé chinois » (à Lartigue 4/2/1915, 552). Dès janvier 1915 en effet, Segalen a constaté une différence avec Lartigue dans le rapport à la guerre : « depuis le 11 août, aux antipodes d’ici, tu désirais tout ce qui s’est passé depuis ». Segalen admire son ami resté fidèle à la grande aventure virile et chevaleresque qu’il avait souhaitée, malgré la « grossièreté » de la guerre que Segalen, lui, doit affronter chaque jour sur le corps des blessés :

Tu n’as jamais varié ton vouloir, et, par un miracle dont j’admets en ta faveur la surhumanité, tu as imposé aux choses grossières cela exactement qui te plaisait. Je te déclare heureux à l’extrême, mais d’un bonheur qui pour la première fois, nous sépare plus qu’il nous réunit : les risques n’ont pas été communs. Tu as les deux bras traversés et les miens intacts. Tu sentiras comme moi le discord, le premier, que toute autre confidence ou sophisme ne parviendrait à rabrouer  (6/1/1915, 541).

Médecin sur le front, Segalen précisera sa position dans une lettre à Jules de Gaultier. À l’hôpital, il avait la sensation d’étouffer, « une limite à l’ample respiration. Non pas, écrit-il, que j’aie jamais désiré la guerre ; mais la chose étant, je ne pouvais admettre de m’en voir ainsi exclu. » (17/5/1915, 596). En août 1914, Lartigue et Segalen n’avaient pas le même imaginaire de la guerre : tandis que le premier y voyait une occasion de se dépasser, de grandir dans l’épreuve, le second n’associait pas l’imaginaire de la puissance et de l’énergie à la réalité de la guerre. Il mettait au-dessus de tout la réalisation d’une œuvre consacrée à la beauté, la guerre n’entrait pas dans son champ visuel…

Elle y entre, et avec quelle force ! quand il arrive à Nieuport.

2. Sur le front à Nieuport, 10 mai – 5 juillet 1915 (p. 585-694)

Attaché au 2e bataillon du 1er Régiment de fusiliers-marins, Segalen écrit presque chaque jour à Yvonne de longues lettres (quarante-huit) souvent rédigées sur plusieurs jours en fonction des possibilités d’envoi. Elles constituent un journal adressé à l’épouse, qu’il convient de rassurer, en même temps qu’elles dressent un tableau de la vie au front. Segalen décrit les paysages : « de longues ondulations blanc de sable et herbes vertes. […] C’est bien la Belgique imaginée dans sa douceur provinciale. Il n’y manque que des habitants et aussi des murs et des toits aux maisons » (11/4/1915, 587). Il donne des détails sur son installation en insistant sur la solidité de son abri, « dans la cave puissamment voûtée, somptueuse, garnie, meublée, qui, depuis quatre ou cinq mois, abrite l’ambulance du bataillon » (11/4/1915, 587). Il habite cette cave dans les ruines de Nieuport quand son bataillon est en première ligne pendant deux jours, puis il va trois jours en réserve aux fermes de Groote-Laber, suivis de trois jours de repos au « camp Gallimard » près de Coxyde, où il retrouve ses amis, Lorin [10], Lartigue et Quinton, commandant d’artillerie [11]. Il a la joie d’échanger souvent avec Lartigue aussi ne lui écrit-il pas ; ce vide dans la correspondance permet de mesurer la profondeur des analyses qui lui étaient adressées auparavant.

Après la bataille autour de la ferme de l’Union, Segalen fait le bilan des officiers tués et blessés (à Yvonne 14/5/1915, 591). Il précise à une amie : « coût 400 hommes » (à Gabrielle de Fourcault 15/5/15, 593). L’attaque allemande, repoussée avec ces pertes importantes, a eu lieu dès l’arrivée de Segalen. Il voulait voir la guerre, elle est là : « Mes deux premières nuits au poste de secours ont été blanches et rouges, tragiques et belles. Une splendide tenue de tous » écrit-il à Jean Fernet [12] (19/5/1915, 599). Il donne dans plusieurs lettres (à Yvonne, à Gabrielle de Fourcault, à Fernet) les noms des jeunes enseignes de la marine (lieutenants) tués ou gravement blessés. Il insiste sur les spécificités de la guerre dans les polders : les Belges ont rompu les digues pour arrêter l’invasion allemande ; les soldats se battent dans des marécages, les chaussées et les ponts sont constamment bombardés.

Pendant cette première période, il exprime sa satisfaction d’être engagé dans l’action : « Pour la première fois sans doute mon métier m’agréera sans dégoût : la Maideucine (sic) est réduite à sa plus simple expression : l’organisation, la décision, l’action y ont enfin quelque importance » (à Yvonne, 14/5/1915, 592). À la différence de la routine de l’hôpital, il doit faire face ici à des situations d’urgence, son rôle essentiel consiste à trier les blessés et à ordonner les premiers secours les plus appropriés. Il éprouve une certaine fierté à participer à « la Grande Chose », d’autant plus qu’il estime la victoire proche : « je ne veux pas trop m’attacher à cette cave pour n’avoir pas de mélancolie à la quitter bientôt en marche vers le nord » (à Yvonne, 11/5/1915) ; il imagine qu’il suivra son régiment repoussant les Allemands le long de la côte belge, Yvonne pourrait alors le retrouver dans l’armée d’occupation à Ostende ou à Anvers (à Yvonne, 23/6/1915, 661).

Y croit-il ? Le 23 juin, ce n’est pas sûr. Le 15 juin, il avançait une condition « si la percée d’Arras réussit… » Le 17 juin, il espérait que la percée réussirait : « Il est vraisemblable que l’automne verra notre libération » (à Yvonne, 17/6/1915, 651). Fin juin, l’échec est évident en dépit des communiqués victorieux : certes les villages de Carency et d’Ablain-Saint-Nazaire ont été pris, mais les Allemands ont gardé la crête de Vimy, donc le contrôle sur la plaine minière. Le coût humain de cette grande offensive, sans résultat stratégique majeur, fut tragique pour l’armée française : 102 000 pertes. Sans doute Segalen n’avait-il pas une vision aussi claire du désastre car le nombre des tués était minimisé et la surface des territoires « libérés » mise en valeur, mais il a compris la spécificité de cette guerre : l’échec des offensives successives qui ne tiennent pas compte des armes de plus en plus puissantes de la guerre industrielle. Sur le plan personnel, il en tire quelques conclusions : d’abord l’expérience de la guerre lui donne le droit de « poser sa pensée » sur la guerre dans le contexte intellectuel (à Jean Fernet 19/5/1915, 600). Il peut légitimement prendre position sur la propagande patriotique par exemple. Le 27 mai, il écrit à Jules de Gaultier qu’il « poursuit la tâche illusoire et énorme d’une “Introduction au Sottisier de la Guerre” » (27/5/15 615). Il s’intéresse à un poème de Benjamin de Cassères traduit par Remy de Gourmont dans le Mercure de France ; ce poète américain « s’est fait le juge de Dieu et lui reproche violemment les crimes sur lesquels s’achève l’année 1914 [13]. » Segalen l’apprécie: « Oui, j’ai lu, vraiment lu et jusqu’au fond les Directives de Benjamin de Cassères. Elles sonnent avec un si beau métal dans les plâtras, les stucs et les cartons — pâtriotiques (sic) à un sou. » (à Jules de Gaultier, Nieuport, cave, 27/5/1915,  616).

Par conséquent, il se met en retrait, à distance de l’excitation générale de ses compagnons, suspendus aux communiqués, à l’attente de la « percée » :

Je ne prophétise rien du tout ; mais devant les deux coups de bélier jusqu’alors infructueux devant Arras, je décide de ne m’occuper que des jours qui se suivent sans tabler sur un lendemain sur lequel je n’ai point de prise. Je ne prépare ni la campagne d’hiver, ni la grande issue soudaine ; mais je reporte mon attention sur ce qui ne relève que de moi. Et d’abord sur une forte vie intérieure (à Yvonne 25/6/15, 664-665).

La guerre n’est qu’un « phénomène » humain trop humain, loin d’exalter les énergies les plus nobles, elle n’est que « tonitruante grossièreté » : « La guerre n’est rien de plus qu’un autre phénomène, et beaucoup moins que certains phénomènes que nous plaçons très haut » écrit-il à Jules de Gaultier (27/5/1915, 615).

Aussi souhaite-t-il finalement quitter le front, et puisqu’on ne peut faire aucune « prévision générale », il en fait de personnelles : « c’est que le Petit Dieu noir de cristal fumé, qui m’a fait partir un beau jour, juste à point, me ramènera de même, un autre beau jour, à point encore ; je suis décidé à lui obéir à nouveau, en sens inverse, dès qu’il me fera signe » (à Yvonne, 1/7/1915, 671). Le 3 juillet, ce n’est plus la marche vers le nord qu’il envisage, mais le « repos complet des marins envoyés à l’intérieur » (à Yvonne 3/7/1915 675). Il ne retrouvera pas Yvonne à Ostende, mais n’importe quelle garnison française sera bienvenue car il se lasse de « la guerre usinière », selon l’expression  de Cendrars…

 Le 11 juin, il écrivait au sinologue Édouard Chavannes :

C’est tantôt le « coup de feu » ininterrompu nuit et jour, et le défilé de brancards, et le bruit — tantôt le plus grand calme, le bord de mer, le silence. Le silence me ramène en Chine, au désir de reprendre vite ce que nous commençons à peine : — enfin à une œuvre qui ne soit pas de destruction (11/6/1915, 642).

La réalité de la guerre lui apparaît dans toute son horreur, comme une entreprise de destruction de corps fragiles et d’œuvres humaines. 1915 a été l’année la plus meurtrière : 333 700 morts et 1 600 000 blessés. Segalen en a évacué quelques centaines.

Il est évacué lui-même le 5 juillet pour une « gastrite aiguë » — un ulcère à l’estomac.

3. À Brest « si loin de tout », mi-août 1915 – mi-janvier 1917 (p. 695-769)

Après un séjour d’un mois (du 5 juillet au 3 août) à l’hôpital de Zuydcoote, il attend avec impatience sa convalescence d’une dizaine de jours à Rouen  « la joie enfin de regarder sans voir seulement des trous, des décombres, toute la ferraille guerrière » ; il pourra admirer « le tumulte flamboyant de la cathédrale » (à Claudel, 27/7/1915, 692). De retour à Brest, il est nommé sur un poste administratif, adjoint au Directeur gouverneur sanitaire des Hôpitaux et Formations médicales de l’Hôpital de Brest. Si cette fonction le dispense du contact avec les hommes souffrants et avec leurs terribles blessures (au moins, « les papiers sont propres », à Lartigue 13/9/1915, 709), il supporte mal une situation d’Assis, pénible à l’admirateur de Rimbaud.

Yvonne est à ses côtés. Lartigue devient à nouveau le destinataire principal, lui qui est toujours au combat à Nieuport :

Mon vieux Jean, tant d’efforts, trente-sept ans d’héroïsme, deux grands Voyages et la Prédication du Divers, vingt blessures… pour arriver à m’asseoir sur le cuir élimé du Siège quasi directorial de la Santé… (à Lartigue, 13/10/15, 709).

La déception, une certaine amertume même, sont sensibles. Après la dissolution de la brigade des fusiliers-marins, le 9 décembre 1915, Lartigue est nommé commandant d’un navire qui fait la chasse aux sous-marins allemands. Il est en pleine action, tandis que Segalen attend sur son siège une affectation anywhere out of Brest, mais « rien ne bouge de la liste où je suis, et mon cuir continue à tourner, comme les choses, en rond » (à Louise Gilbert de Voisins, 30/5/1916, 746). Ses positions à l’égard de la guerre sont complexes : s’il est vexé d’être tenu à l’écart des combats, l’artiste en lui méprise la bassesse de la guerre elle-même : « Je ne me plains pas amèrement du temps dont j’aurais mauvais gré à découvrir la tonitruante grossièreté, et je porte tous mes efforts sur les seuls points où je puisse intervenir activement, — mon œuvre littéraire » (à Manceron, 5/4/1916, 739).

Ce qu’il fait pendant l’été 1916 : il est requis par son service à l’hôpital dans la journée, mais habite avec Yvonne, leurs enfants, et ses amis Augusto et Louise Gilbert de Voisins dans une belle villa qu’ils ont louée au bout de la ligne de tramway. « Ce temps de douceur et d’amitié, malgré la Grande Chose » (à Louise Gilbert de Voisins, 21/6/1916), est favorable à la création ; il s’occupe de Peintures qui vient de paraître, travaille à René Leys, entreprend L’Hommage à Gauguin dont il rêvait depuis trois ans. La correspondance ne comprend aucune lettre entre la mi-juillet et le 4 octobre, date à laquelle il adresse à Édouard Chavannes les tirés à part de deux articles sur la statuaire chinoise publiés dans le Journal asiatique [14].

À l’automne, revient la routine oppressante, « une année d’Assis par ce temps est collante à la peau » (à Saint-Pol-Roux, 17/11/1916, 155). Il cherche à embarquer « sur un Hôpital-bateau, qui lui du moins, [le] met officiellement à pied d’œuvre » écrit-il à Lartigue le 28 novembre 1916 (758). Il lance un peu partout des « télégrammes de permutation » — en vain. La délivrance arrive par la voie de la sinologie : sur les conseils de Paul Chavannes, Segalen est désigné comme médecin pour une « mission militaire en Chine où l’on recrute des travailleurs pour les usines » (à J. de Gaultier, 11/12/1916, 764). Il espère poursuivre jusqu’au Yunnan ses recherches archéologiques, prépare son matériel. Il part « plein d’ardeur et de joie » (à Lartigue, 7/12/1916, 762).

4. « Tourisme de guerre », 23 janvier 1917 – 6 mars 1918 (p. 770-1067)

Ainsi débute ce qu’il appelle le « tourisme de guerre » dans sa première lettre à Yvonne, envoyée de Londres le 25 janvier 1917. Yvonne est la principale destinataire pendant cette mission, prolongée bien au-delà des six mois initialement prévus à cause de divers imbroglios administratifs et d’une collusion entre navires pendant le voyage de retour, si bien que Segalen n’arrivera en France qu’en mars 1918. À la différence de l’expérience du front, il s’agit d’un voyage solitaire, parfois avec Paul Vitry, conservateur au Louvre, mais le plus souvent seul. Il fait allusion à sa situation avec une certaine distance : « L’absence complète de nouvelles et d’autre part cette vie de travail et de lectures intenses me donnent des jours où le vide et le plein se confondent sans savoir le goût du résultat » (à Yvonne, 6/5/17, 862)

En effet, le destinataire reste des semaines sans nouvelles et l’expéditeur doit attendre l’opportunité d’un courrier pour envoyer ses lettres, si bien que certaines d’entre elles, écrites sur plusieurs jours, prennent la forme d’un journal de plus de dix pages. De plus, les aléas de la mission entraînent de nombreux retards dus à l’incertitude des adresses auxquelles Yvonne doit adresser ses lettres. Une nouvelle difficulté apparaît après la Révolution d’Octobre : la voie la plus rapide, le transsibérien, est coupée, les lettres doivent transiter par l’Indonésie ou par l’Amérique : « La Poste Anglaise prévient ici que les courriers ne passent plus par la Sibérie mais par le Canada » (à Yvonne, 6/5/17, 860). Le 14 Janvier 1918, Segalen écrit de Singapour à Yvonne : « J’ai là un précieux paquet : tes lettres enfin, Mavone aimée, que l’Atlantique m’apporte de Colombo. Il a fallu, pour que je les obtienne ici, deux télégrammes et un abordage. Mais je les ai. D’anciennes, du 11 Juin, adressées à Tientsin! La dernière, de Tercis, 11 Octobre » (1053). Six mois, c’est long pour acheminer une lettre !

Ce voyage de plus d’un an, partie la plus importante de la correspondance de guerre, occupe près de trois cents pages sur les sept cent cinquante de l’ensemble compris entre août 1914 et le 20 mai 1919, veille de la mort de Segalen (la correspondance de l’année 1916 atteint seulement quarante-six pages). Ce n’est pas une « équipée » car les multiples trajets en train ou en bateau entrecoupés de longues attentes obéissent à des « feuilles de route » au sens propre, c’est-à-dire les indications des étapes d’une troupe selon des ordres militaires.

Partir loin de l’hôpital et de la guerre se présente d’abord comme une agréable diversion touristique et culturelle : à Londres, Segalen rencontre le grand sinologue Laurence Binyon ; il traverse la Norvège, la Suède, arrive en Russie, reste une dizaine de jours à Petrograd où il visite, émerveillé, L’Ermitage, assiste, heureux, à une représentation de Boris Godounov de Moussorgski, s’entretient longuement de poésie chinoise avec Basile Alexeieff, sinologue « entièrement épris du WEN. Il en parle avec une flamme dans les yeux, et récite les vers comme la plus vieille bouche chinoise » (à Lartigue 10/2/1917 [15], 787). Le 14 février, il embarque sur le transsibérien, le 22 le voici « enfin en terre chinoise », le 23 à Harbin d’où il prend un train pour Pékin. Harbin, en russe Kharbine, la « dernière station » du transsibérien imaginé de Cendrars — et c’était déjà la guerre, celle de 1904-1905 entre la Russie et le Japon [16] !

Je ne chercherai pas à retracer l’itinéraire erratique de Segalen entre Pékin, Tientsin, Nankin, Shanghai, Haiphong, Saigon ; loin de la belle diagonale de la Grande Traversée (février-août 1914), les feuilles de route successives de Segalen lui ont fait accomplir tellement d’allers et retours que son périple en zigzag aurait découragé les mauvais esprits chinois (qui ne se déplacent qu’en ligne droite). Ainsi on le trouve à Pékin le 1er mars, il évoque pour Yvonne les lieux qu’ils aimaient, parcourt les antiquaires, achète une petite boîte ronde de l’époque Kangxi (fin du xviie siècle) : « Elle est sur ma table et tient cette présence étrange d’être inhumaine, qui, lorsque les êtres humains que j’aime sont absents, me satisfait, m’environne, me calme » (à Yvonne, 4/3/1917, 804). À Tientsin, il s’occupe d’emballer leur mobilier, leurs collections, leurs livres et leurs vêtements, quelques manuscrits. À Nankin, il examine des travailleurs chinois, « en somme, j’accomplis un travail réglementaire, et ma conscience médico-militaire est, pour longtemps, à l’abri de tous scrupules » (à Yvonne 20/4/1917 820). Aussi peut-il consacrer ses larges loisirs à la statuaire. Le 13 mars, il écrit à Jules de Gaultier qu’il découvre « de grandes et sauvages statues funéraires des 5e et 6e siècles de l’ère chrétienne » et qu’il commence un nouveau manuscrit intitulé Sites (816). Il reprend son combat à lui avec une énergie renouvelée en contemplant les « statues les plus belles qu’[il] connaît sur le territoire chinois » (à Chavannes, 6/4/1917, 829).  Il éprouve la satisfaction de « sauver » des « gestes antiques » par ses descriptions et ses photographies. Il ajoute à la fin de quelques lettres un sceau qu’il a réalisé :

 Colette Camelin_doc 1_Sceau Segalen

Doc. 1 ‒ « Ce qui veut dire : Aimer le Passé est chemin de joie » (à Lartigue, 4/3/1917, 808 ; à Fernet, 10/3/1917, 814).

« Arriverai-je à retrouver une trace de ce passé si loin, si mystérieux ? Et le présent ne me disait rien qui vaille. Retrouver l’ancien foyer, raviver le feu sous toutes ces cendres [17] », écrivait Gauguin à Tahiti. Segalen poursuit la voie qu’il avait commencé à emprunter en Polynésie, sur les pas de Gauguin. Son projet était alors d’« exalter le prodigieux profond passé inconnu [18] » des Maoris contre le monde moderne. Il résume sa démarche dans son Essai sur l’Exotisme : « Fuite du présent misérable et mesquin. Les ailleurs et les autrefois [19]. » Les belles statues du « Passé »  l’émeuvent, le ramènent à ses propres forces créatrices ; sans doute serait-il plus exact de dire « aimer les œuvres d’art du passé est chemin de joie… » en contraste avec les horreurs de la guerre industrielle :

Et j’enrage de voir passer le temps et que des choses croulent et que d’autres qui devraient être dites sont tues.

Et j’attends avec ferveur la reprise du temps libre, de libre pensée retrouvée… car la grandeur de quelques moments de guerre n’en a pu me faire accepter la « servitude [20] ». Les hommes oublieraient-ils que la Connaissance est un autre combat, et de tous les instants, contre les puissances aveugles et taciturnes (à Jules de Gaultier, 13/3/1917, 815).

Le terme « Connaissance » rappelle Connaissance de l’Est (1900) de Claudel et son Traité de la Co-naissance au monde et de soi-même (1907), où il s’agit de déchiffrer le « tableau » de l’univers pour y intégrer la vie et la conscience [21]. Ce combat recourt aux facultés intellectuelles, à l’imagination apte à découvrir les rapports entre les choses elles-mêmes, entre elles et nous, et à « l’énergie spirituelle » tendue vers « le mystérieux ». Ce combat est mené contre la « grossièreté » en cours, contre « ces puissances aveugles et taciturnes » qui étouffent, à la fois la clarté de la raison, la « libre pensée » et la voix qui travaille à exprimer « ce qui n’a pas été dit ». Les travaux archéologiques de Segalen participent du combat de la Connaissance. En mai, à Shanghai, ville coloniale qu’il n’aime pas, il se lie d’amitié avec le grand spécialiste du Tibet, Gustave-Charles Toussaint [22]. Il donne une conférence en anglais sur la grande Statuaire chinoise à  la Royal Asiatic Society. Il lit beaucoup, trouve la Correspondance de Flaubert, « pleine de saveur » (à Yvonne, Shanghai, 27/4/1917, 856) ; Flaubert est « passionnant quand il se montre tout entier, divers, jouissant, souffrant… » (à Yvonne, 9/5/1917, 867) ; « Saint Flaubert devrait être le patron efficient de tous les écrivains »  (à Yvonne 30/6/1917, 919). Il conseille à Yvonne et à Lartigue de lire cette correspondance qui a dû prendre un relief particulier pour lui quand seules les lettres le relient de temps à autre à ses proches.

Segalen s’occupe aussi d’enrôler des « spécialistes-mécaniciens » pour les usines françaises (à Yvonne 14/4/1917 835). Il espère pouvoir poursuivre sa mission de recrutement dans le Yunnan puis voyager en Annam. « Du Yunnan (dont les troubles sont purement politiques), j’espère remonter un peu vers Tali, ou donner une pointe vers le Kouei-tcheou. Je ne sais, et me réserve tout droit d’aventures. Mais l’espace est plus grand. Le Fong-chouei [fengshui] est celui des grands vents libres » (à Yvonne 24/5/1917, 887). Le Yunnan, quitté précipitamment en août 1914, continue de le hanter, mais plus sa mission se prolonge, plus l’Ouest chinois s’éloigne, devenant aussi inaccessible que le Royaume de la Reine de l’Ouest et les neiges du Tibet.

Le médecin de 1ère classe est agacé par l’indécision de ses « chefs » et par les lenteurs des bureaucraties françaises et chinoises en désaccord sur le contrat concernant les travailleurs chinois :

J’appartiens à une sorte de cirque ambulant – Mission de recrutement de main-d’œuvre chinoise – dont le premier travail dut être de concilier à Paris le Ministère du Travail et celui de la Guerre ; puis, en Chine, divers départements encore plus distants, divers, inexistants (à C. de Polignac, Pékin, 20/6/1917, 907).

Il est de plus en plus fatigué par les incertitudes sur sa mission. L’attente nuit à sa liberté d’esprit. S’il reprenait du service sur un navire de la Marine, ses chefs « disposant de [s]on corps et de  [s]es gestes apparents », il reprendrait l’essentiel : « son indépendance de pensée » (à Yvonne, Tientsin, 9/6/1917, 900). Il écrit à Lartigue que son séjour en Chine est « abusif, illusoire et honteux » ; il a le sentiment d’y être « à l’abri » en « fils de famille payé de rançons louches » (à Lartigue, 10/6/1/1917, 903). Il souffre de passer pour « embusqué », il se sent éloigné de l’action collective, isolé aux antipodes. Comme il l’était à Brest en 1914 puis en 1916, il est dépité d’être tenu à l’écart de la « Grande Chose » :

Ces temps d’esclaves où l’on vit, où l’on piétine, où des gens mangent ici cependant que d’autres se battent, me pèsent. Tels les vieux numéros de Revues Littéraires, nés du temps « où il n’y avait pas la guerre », sonnent un autre son – tel je voudrais me replonger dans la guerre pour avoir le droit physique de l’oublier, de la négliger de nouveau ; – de revivre (à Yvonne, 22/6/1917, 910).

La guerre l’obsède, pèse sur son esprit plus qu’elle ne le ferait, croit-il, s’il l’affrontait dans le « Réel ». Mais, par un mouvement de balancier, il se libère de cette obsession, reprend sa liberté intérieure :

J’essaierai d’oublier la guerre, décidément illogique, imprécise, – plus que grossière : populaire. Je ne vois pas pourquoi, récusant le suicide, je suiciderai nationalement chacun de mes jours après l’autre. Il y a trois ans, presque, que j’attends d’impatience la liberté et l’ampleur. Elle ne vient pas, et l’on se doit de vivre. Je me déciderai à vivre jusqu’au bout… (à Yvonne 25/5/1917, 887)

« Vivre jusqu’au bout », c’est continuer son œuvre d’archéologue et de poète, c’est aussi préparer la vie « après la Grande Chose ». Il raconte à Yvonne comment il prépare l’embarquement de leur mobilier laissé à Tientsin en 1914 ; il fait mettre les livres en caisse zinguée, emballe les antiquités dans plusieurs boîtes. Les caisses seront expédiées dès qu’un bateau pourra les charger. Il espère alors que ces objets, qui sont pour lui des présences vivantes, habiteront avec Yvonne et lui à Paris. Les caisses arriveront à Brest en octobre 1918. Segalen vivant, leur contenu n’ira pas plus loin.

Sa situation en Chine lui devient insupportable. Il tente de soumettre sa démission de la mission, d’abord en juillet 1917 puis en septembre, afin d’être réintégré dans la marine, mais ses démarches se perdent dans les bureaux. Finalement la mission est compromise parce que Paris refuse la clause des retours des ouvriers chinois (945) Il doit attendre des « ordres » à Hanoi, puis à Saigon jusqu’à ce qu’enfin il reçoive celui d’accompagner en France un convoi de travailleurs chinois que son navire embarquera à Nankin. Mais ce navire a proprement « expédié par le fond le paquebot anglais Laertes » le 14 décembre 1917 (1031). En attendant l’envoi d’un autre bateau, il doit supporter jusqu’au 28 janvier une longue attente à Singapour, pendant laquelle il écrit beaucoup de lettres, à Yvonne surtout, à Yvon, à Manceron, à Lartigue. Il travaille chaque jour à son poème Thibet. Au crépuscule, il « emmène Baudelaire par les routes rouges » (à Yvonne 2/1/1918, 1047).

Il débarque enfin à Marseille le 6 mars 1918.

5. Le dernier retour à Brest, mars 1918-mai 1919 (p. 1096-1261)

Il revient donc à Brest ; ces treize mois de voyage solitaire l’ont éprouvé physiquement, il a souffert d’une entérite, fumé pour soulager la douleur et l’angoisse. Il est las de la guerre, de l’hôpital, de Brest et peut-être de lui-même. À peine rentré, il combat une mauvaise grippe. Mais il profite de  « la tiédeur du chez-soi » pour s’atteler à la rédaction de sa Grande statuaire (1078). Il poursuit le matin l’écriture de Thibet. Yvonne est près de lui ; Lartigue commande L’Espiègle, il chasse des sous-marins allemands. Il se montre distant envers Victor. Une nouvelle destinataire prend une place considérable, Hélène Hilpert, une amie d’enfance d’Yvonne dont le mari a « disparu » le 29 septembre 1915 pendant l’offensive de Champagne [23]. Segalen la voit rarement, il développe avec elle un espace imaginaire, l’emmène « dans les chemins féodaux du château de [s]on âme » (24/10/1918, 1156). Quand il est loin d’elle, au repos en Algérie, il évoque le « fantôme amical, [le] Double » de son Amie (25/3/1919, 1226). Chrétienne fervente, elle reçoit ses messages de plus en plus ardents et désespérés : « Donc j’ai tout ici de ce que l’humaine vie a l’usage de jouir. Et j’ai tant soif de ce qui n’est pas l’humaine vie… » (12/3/1919, 1221).

La fin de la guerre le hante. La mort d’Édouard Chavannes, son maître en sinologie, le 29 janvier 1918, et celle de Debussy, l’ami musicien très cher, le 25 mars 1918, l’affectent douloureusement. Même si Segalen avait renoncé à la perspective d’une collaboration, il était attaché à ce  très grand musicien qui  l’avait compris et apprécié en tant qu’artiste. Il espérait renouer avec ses projets artistiques pendant son séjour à Paris, du 17 mai au 30 juin 1918, obtenu grâce à un stage de spécialisation à l’hôpital Saint-Louis. Mais la violence de l’offensive allemande terriblement meurtrière et la mort de son beau-frère Georges Hébert devant Reims le 3 juin l’atteignent profondément. Ces terribles nouvelles et l’angoisse de savoir Paris menacé à nouveau brisent l’espoir de renouer avec ses projets. « Las et meurtri », il renonce à prononcer sa communication. Il écrit à Hélène Hilpert :

Notre séjour à Paris qui aurait dû se développer abondant et opérant se restreint à l’exercice du « devoir » social. J’ai reculé ma communication trop personnelle à l’Académie, n’étant point d’humeur à dire « je » quand « ils » se battent si près de nous, et pour nous. Je ne puis rien écrire et ne veux rien lire. Je ne veux rien faire pénétrer qui ouvre les portes et retentisse… (8/6/1918, 1089)

Il écrit à Lartigue qu’il remet aussi à plus tard la parution son « Hommage à Gauguin », longue préface aux Lettres de Gauguin à Monfreid [24] : « je renonce moi-même à paraître en Gauguin avant l’automne, peut-être plus accalmisé que l’été plein de menaces » (9/6/18, 1089). Il précise qu’il « ne peut se résoudre à dire “je” dans les moments où l’impersonnel et le hagard se disputent l’espace » (9/6/18, 1090). Il parvient cependant à présenter le compte rendu de l’avancée de ses découvertes sur la statuaire chinoise « devant le cénacle octogénaire des Vieux de la Montagne Académique » (24/6/1918 1094). Malgré cela, il revient à Brest déçu de son séjour, « angoissé par le tumulte de la Marne, hanté du viol de Paris » écrit-il à Jules de Gaultier (16/6/1918, 1093). Le 10 juillet, il écrit au même destinataire : « J’entame aussitôt les dix publications qui attendent, les vingt projets qui se bousculent » (1099).

Il est nommé chef de service de dermatologie et de vénérologie à l’hôpital maritime de Brest et il consacre les loisirs de ce qui sera son dernier été à de nombreux projets : Chine la grande Statuaire, sa pièce Combat pour le sol, en réponse au Repos du Septième Jour de Claudel et, pour se « venger de [s]a chair moins robuste », Thibet, son « poème lyrique d’escalade et d’effort » (à J. de Gaultier 29/4/1918, 1080).  Il veut en faire un « chef d’œuvre », conscient que Thibet « marque un pic dans [s]a vie » (à Hélène, 9/9/1918, 1127). Pendant ce temps, il continue à tenter de réparer les corps des innombrables victimes de l’offensive allemande de l’été 1918.

Nietzschéen impénitent, il dit à Hélène son aversion envers les malades au nom de l’énergie vitale : « J’ai plus de pitié de ceux qui sont morts en désirant toujours que de ceux qui souffrent sans désirs. Voilà pourquoi j’entends peu et n’aime point le malade ; il vit ; j’ai grand’ pitié des vampires errants » (12/8/1918, 1111). Dès la fin du mois d’août, les malades de la « grippe infectieuse[25] » affluent par centaines. En dépit de ces propos (qui s’adressent peut-être à lui-même ?), le médecin se donne alors entièrement à sa tâche, il s’occupe même des cuisines, fait ouvrir de nouvelles salles, se consacre aux malades : « cela fait six ou sept heures d’auscultation » par jour (à Hélène 3/9/1918, 1023). Il éprouve une certaine satisfaction à avoir agi : « j’ai tenté de faire ce qui se devait : même en médecine » (ibid.). Il exprime de la compassion envers les jeunes gens de l’École des Mousses :

Six de mes soixante petits bretons sont morts. Le septième m’a dit hier matin avec le pur accent touchant et navrant des gars de Lannilis « Je serai mort aussi donc, ce soir ! » Et il le fut. D’autres arrivent (à Hélène 5/9/1918, 1126).

Le médecin qui signe « les papiers de décès » est touché par cette nouvelle offensive de la Mort dans les casernes, les villes et les villages, les champs de bataille. Elle emporte le « petit Jacques Andlauer [26] » (à Hélène, 29/10/18), fils d’amis proches. Dans des conditions très difficiles, il tente de mener de front  son service à l’hôpital, l’écriture de ses manuscrits et sa correspondance avec Hélène, au prix d’une fatigue intense qu’il combat parfois avec de l’alcool.

Quand « la bête monstrueuse » plie enfin (1141), l’avenir s’ouvre ; il écrit à Marie Manceron : « Dès que le projet sera décent à reprendre, je préparerai mon émigration sur Paris, pour aussi longtemps que le demanderont mes publications et bien d’autres désirs… celui de musique, entre autres ! » (4/11/1918, 1168). Le 11 novembre il envoie une longue lettre à Henri Cordier [27] : « L’armistice est signé aujourd’hui. Nous devenons libres » (11/11/1918, 1170). Après cette entrée en matière énergique, il sollicite un poste auprès de l’Institut ou du Ministère de l’Instruction publique, présente des plans de fouilles et il esquisse la fondation d’une « Action Sinologique Française permanent en Chine ». Il précise ses projets dans plusieurs lettres en novembre et décembre. Il s’occupe de préparer une édition américaine de Chine. La Grande Statuaire (1190). Il envoie un dossier détaillé à Philippe Berthelot [28] après leur entretien, il revient de Paris plein d’espoir : « le moment est propice aux renouveaux », écrit-il à Lartigue. La Fondation semble en bonne voie, mais le 10 janvier 1919 la réponse est dilatoire : « La Marine ne veut pas se séparer du Dr Segalen avant 7 ou 8 mois » (1203). Il reste trop de grands blessés, de gazés, de mutilés dans les hôpitaux…

Segalen souffre d’être amarré à l’hôpital de Brest, alors qu’il voudrait se consacrer à ses recherches, à son œuvre, à ses amis ; « dans le nouvel état des choses, la liberté retrouvée », il ne peut plus accepter « le harnais des jours et des lieues » (à Hélène 19/12/1918, 1204). Fin décembre, il tombe « gravement malade » — « une crise aiguë de neurasthénie avec des désespoirs atroces » écrit Yvonne le 31 décembre (1209). Il attribue cette crise au « surmenage » (1213). Il précise à Hélène : « une vie double, si ce n’est triple, menée pendant combien d’années, m’a conduit au point d’un repos total nécessaire » (à Hélène 10/1/1919, 1210). Les examens médicaux approfondis à l’hôpital de Brest et au Val-de-Grâce ne « révèlent aucune anomalie somatique » (1212).  Il obtient un congé de deux mois, en passe un avec Yvonne un chez un ami en Algérie sans que ce séjour n’améliore son état. Dans la solitude de ce bordj, il écrit à Hélène : « Chose plus lourde que la guerre, cet après-guerre pour les nôtres et nous… » (22/2/1919, 1217). Après la tension extrême de l’action, après l’attente, l’angoisse et les deuils, les réserves d’énergie psychique cèdent — sans doute aussi, en ce qui le concerne, son « amitié » pour Hélène associée à une recherche spirituelle intense, le laisse de plus en plus insatisfait. Il lui écrit de très longues lettres sur plusieurs jours, comme un journal.

À Paris, en mars, il apprend que ses démarches n’ont pas abouti car « la marine, à court de personnel, refuse de [le] lâcher » (1228) : « Tout est remis en question… mes beaux projets d’automne à Paris où vous serez… TOUT. Demain, je vais voir si mes chefs feront quelque chose de moi […] Mon voyage, vous le savez presque seule au monde, Hélène, ma confidente, mon voyage n’est pas de ce monde » (25/3/1919, 1227). En avril, son congé est prolongé de « quarante-cinq mornes jours », il en vient à regretter l’hôpital. Avec Lartigue, il est direct : « Je suis lâchement trahi par mon corps », que trop d’efforts ont épuisé, « je constate simplement que la vie s’éloigne de moi », ajoute-t-il (21/4/1919, 1239). C’est la dernière lettre qu’il écrit à son ami le plus cher [29].

Le 26 avril, il part se reposer au Huelgoat où le froid, la pluie, le grésil et le vent l’empêchent de sortir. Il renonce à répondre à l’invitation de Claudel : s’il admire « la puissance mystique des mots » du grand poète, « ses Arguments demeurent vains » (à Hélène, 7/5/1919, 1249). Il relit « l’immense Hamlet si humain » (à Yvonne 12/5/1919, 1255). Il tente de rassurer Yvonne : « je continue ma végétation, du matin au soir, dans les arbres » (14/5/19, 1256). Yvonne est venue passer quelques jours avec lui. Il la raccompagne à Morlaix le 18 mai. Le 19, il lui écrit : « Tes deux séjours ici auront été les grands moments de lumière, maintenant si vive qu’elle déborde et noie les ombres… » (1259). Ses lettres à Hélène expriment davantage son angoisse : « C’est à cette heure où j’allais atteindre la Possession du moi lucide et aimant qu’il me faut constater les dérobées de cette Bête qui m’avait toujours bien mené, parfois emporté… » (20/5/1919, 1260). C’est sa dernière lettre. Le même jour, il s’efforce de redonner confiance à Yvonne : « Je respire avec prudence encore, mais pour calmer ma hâte, je me réfugie près de mon amante aimée, qui sait vivre si fortement, si courageusement pour nous deux… » (1261). Le 21 mai, il ne rentre pas de sa promenade. Le 23, Yvonne et Hélène le retrouvent mort dans la forêt, après qu’il a été blessé à la cheville. A-t-il trouvé sous les hêtres et les chênes du Huelgoat l’apaisement qui l’avait rendu si heureux dans les forêts du Yunnan ?

Place au poète :

Certes la mort est plaisante et noble et douce. La mort est fort habitable. J’habite dans la mort et m’y complais.

o

Cependant, laissez vivre, là, ce petit village paysan. Je veux humer la fumée qu’ils allument dans le soir.

Et j’écouterai des paroles [30].

Notes

[1] Victor Segalen, Correspondance II, 1913-1919, texte établi et annoté par Annie Joly-Segalen, Dominique Lelong et Philippe Postel, Paris, Fayard, 2004. (Date et numéro de page entre parenthèses). 1er août 1914 p. 509 au 20 mai 1919 p. 1261.

[2] Archives Jean Lartigue, Philippe Rodriguez, Jean Lartigue, Une vocation, la Marine. Une passion, la Chine. Une amitié, Victor Segalen, Les Indes Savantes, 2012, p.194.

[3] Pour la seule journée du 22 août 1914, on compte 25 000 morts et 50 000 blessés.

[4] Christophe Prochasson, Au nom de la Patrie : Les Intellectuels et la Première Guerre mondiale : 1910-1919 (avec Anne Rasmussen), La Découverte, « L’Aventure intellectuelle de la France au XXe siècle », 1996, p. 123.

[5] Le 18 juin, il écrit à Yvonne qu’il « compare mot à mot les deux versions de Tête d’Or et qu’il a « acquis sur le front le droit de préférer Tête d’Or à L’hymne au Saint-Sacrement » (18/6/15 656)

[6] Paul Claudel, Tête d’Or [1889 et 1894, L’Arbre, Mercure de France 1901, p. 145 (volume appartenant à Segalen).

[7] Paul Claudel, Théâtre, I, la Pléiade, Paris, Gallimard [1948], 1985, p. 1248.

[8] Service de santé des armées, « Trois cents d’histoire », en ligne : https://www.defense.gouv.fr/sante/le-ssa/trois-cents-ans-d-histoire/trois-cents-ans-d-histoire.

[9] « C’est mon embaumement actuel qui peut avoir pour toi la valeur d’un exotisme » (à Lartigue 13/3/1915, 563).

[10] Marie-Alphonse Lorin était capitaine adjudant-major (c’est-à-dire adjoint du commandant) du 1er Régiment de la Brigade. Il admirait l’œuvre de Segalen.

[11] René Quinton, biologiste, a mis au point le fameux « plasma de Quinton » à base d’eau de mer qui eut un succès considérable en Europe à l’époque. Segalen rêvait de le commercialiser en Chine…

[12] Jean Fernet, officier de marine proche de l’Action française, ami de Lartigue et de Gilbert de Voisins, ami aussi de Martin du Gard, il sera vice-amiral en 1940 puis conseiller du maréchal Pétain.

[13] Remy de Gourmont, « Épilogue », Mercure de France, 1er mai 1915, p. 93.

[14] Premier exposé des résultats archéologiques obtenus dans la Chine Occidentale par la Mission Gilbert de Voisins, Jean Lartigue et Victor Segalen (1914), Journal Asiatique, mai-juin 1915.

[15] « Petrograd – 10 février 13 » (sic) corrigé par les éditeurs en 1917 ! (p. 787) Est-ce un retour tant désiré au temps d’avant la « Grande chose » ?

[16] « Je débarquai à Kharbine comme on venait de mettre le feu aux bureaux de la Croix-Rouge » Blaise Cendrars, Prose du transsibérien et de la petite Jehanne de France [1913], Claude Leroy éd., TADA, Denoël, 2001, p. 32.

[17] Paul Gauguin, Noa Noa, Jean Loize éd. Paris, Balland 1966, p. 37.

[18] Victor Segalen, Essai sur l’exotisme, Œuvres complètes I, H. Bouillier éd., Paris, Robert Laffont, 1995, p. 776.

[19] Victor Segalen, ibid., p. 753

[20] Alfred de Vigny, Servitude et grandeur militaire [1835], Folio classique, 1992.

[21] Paul Claudel, Art poétique, Œuvres poétiques t. 1, J. Petit éd., la Pléiade, Gallimard, 1957, p. 154.

[22] Gustave-Charles Toussaint (1869-1938), magistrat colonial, est chargé en 1917 à Shanghai d’une mission judiciaire pour le compte du Ministère des Affaires étrangères. Il a rapporté du Tibet en 1911 le manuscrit du Dict de Padma qu’il a traduit. Il en a lu des extraits à Segalen et, quelques années plus tard, à Alexis Léger en poste à Pékin. Ce texte a eu une influence sur Thibet de Segalen et sur Anabase de Saint-John Perse. Voir la lettre à Yvonne, p. 919.

[23] Maurice Hilpert, né en 1878, caporal au 402e Régiment d’Infanterie, « disparu au combat » le 29 septembre 1915 à Sainte-Marie-à-Py (Marne). Jugement rendu le 9 septembre 1920.

[24] Lettres de Gauguin à Monfreid, Paris, Crès, 1919 (sur la couverture), 1918 (sur le copyright).

[25] Il s’agit de la « grippe espagnole », originaire de Chine (pour le « virus père ») et d’Amérique (pour sa mutation génétique). La pandémie a fait dans le monde entre 50 millions et 100 millions de morts, plusieurs centaines de milliers en France, essentiellement des jeunes adultes.

[26] Jacques Andlauer, né le 10 mai 1899, aspirant, Régiment d’Infanterie Coloniale du Maroc, mort à l’ambulance de Villers-Daucourt (Marne), le 22 octobre 1918.

[27] Henri Cordier, sinologue, était professeur à l’École spéciale de langues orientales, spécialiste de l’histoire de la Chine.

[28] Philippe Berthelot était alors Directeur-adjoint des affaires politiques au Ministère des Affaires étrangères.

[29] Le contre-amiral Jean Lartigue sera tué le 22 août 1940 par un bombardement allemand sur l’aéroport de Rochefort. Son fils François, Jean, Victor mourra le 8 novembre 1942 dans un sous-marin au large d’Oran.

[30] Victor Segalen, « Édit funéraire », Stèles, Œuvres Complètes, II, op. cit., p. 60.

Auteur

Colette Camelin, professeur émérite de littérature française du xxe siècle à l’université de Poitiers, a enseigné les humanités à Sciences Po Euroamerican College (Reims) de 2012 à 2017. Elle a publié notamment : Éclat des contraires, la poétique de Saint-John Perse (CNRS éditions, 1998) ; L’imagination créatrice de Saint-John Perse (Hermann, 2007) ; une édition critique des Premiers écrits sur l’art (Gauguin, Moreau, la sculpture) de Segalen (Champion, 2011). Elle a organisé, avec Marie-Paule Berranger, le colloque 1913 cent après : enchantements et désenchantements  au CCI de Cerisy (Hermann, 2015). Elle est actuellement présidente de l’Association Victor Segalen.

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