Présentation

Issu d’un colloque consacré au documentaire de création les 15 et 16 novembre 2021 à l’université Paul-Valéry Montpellier 3, en partenariat avec l’Ina et l’Addor, ce numéro 18 prend la suite d’un précédent dédié à la fiction, dans la perspective commune de favoriser réflexions, écoutes et discussion autour de la « belle radio » aujourd’hui. Dans le cas du genre documentaire [1], cette attention à l’époque contemporaine est d’autant plus explicable que les années 2000 peuvent être considérées comme les grandes années de reconnaissance et d’explosion du genre, symboliquement signifiées par la création en 2009 de l’Addor, Association pour le développement du documentaire radiophonique. Aujourd’hui, quel auditeur un peu régulier ne se souvient pas des premiers podcasts d’Arte Radio, ou des émissions de Sur les docks à France Culture ? Qui, parmi les programmes contemporains francophones toujours diffusés, n’a pas entendu parler au moins des émissions Par Ouï-dire (La Première) en Belgique [2], Le labo (RTS) en Suisse ou des productions de Magnéto au Canada ? Mais le documentaire de création se retrouve aussi dans les « soundwalks » et « soundscapes » de Phaune Radio, dans des émissions de reportage aux visées artistiques moins explicites comme LSD, la série documentaire ou Les Pieds sur terre sur France Culture, ou des émissions de création où la visée documentaire n’est pas centrale : Récréation sonore sur Radio Campus Paris ou, sur France Culture encore, Les Passagers de la nuit (2009-2011), Création on Air (2015-2019), L’Expérience (depuis 2019). Dans un genre fortement soumis au formatage et aux processus collectifs, des auteurs, producteurs, réalisateurs arrivent à affirmer des styles propres, identifiables d’une émission à l’autre. 

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Dans les premiers articles de ce numéro, le lecteur est invité à écouter-voir la situation actuelle en profitant du recul et/ou de l’expérience de quelques figures inspirantes qui ont connu celle des décennies passées.

Dans un bref et incisif préambule, Irène Omélianenko, qui a connu les conditions à la fois très libres et très protégées de fabrique des documentaires à France Culture dans les vingt dernières années du XXe siècle, s’interroge sur la « forme de bêtise » qui, à côté de nouveaux champs d’expérimentation ouverts par le webdoc ou le son multicanal, accompagne la pression financière et industrielle pesant sur le genre et ses artisans depuis le début des années 2010. À titre d’exemple de comment cela se passait « avant », Marion Chénetier-Alev s’intéresse aux grandes créations camerounaises de José Pivin des années 1970 (Un arbre acajouOpéra du Cameroun et Le Transcamerounais) et à la manière dont, marginalisant la voix narratrice et le schéma de l’enquête, travaillant sur le pouvoir d’énigme ou d’exotisme des sons, immergeant délibérément l’auditeur dans l’écoute d’événements qui durent (un train qui roule, un arbre qu’on abat…), elles font « valser les codes » du genre pour mieux faire chanter le monde et l’homme. Initiée à l’art d’écrire avec des sons par les émissions de l’Atelier de création radiophonique de France Culture, cultivant aussi depuis les années 1980, pour connaître d’autres façons de faire, des collaborations avec plusieurs radios en Europe, Kaye Mortley s’interroge de son côté sur ce que veulent dire « désir », « beauté », « radio », « documentaire » et ce que le geste de création vient ajouter à une documentation du monde qui la plupart du temps, chez elle, part de presque rien (un détail, une intuition, un « sensation vraie ») pour faire entrer l’auditeur dans un espace-temps à la fois semblable et autre.

La deuxième section du numéro nous plonge plus directement dans le champ radiophonique contemporain. Avec Élise Andrieu, Sophie Simonot et Marc-Antoine Granier, réunis autour d’une table ronde animée par Irène Omélianenko, le lecteur découvre les itinéraires, réalisations, univers de prédilection et sensibilités de trois quadras d’aujourd’hui, « producteurs délégués » (dit-on à Radio France) à France Culture, Arte Radio, la RTBF, et comment ils voient leur rapport au vivre-ensemble et leurs conditions de travail. Mais jusqu’où un producteur délégué peut-il être désigné comme auteur du « prêt à diffuser » résultant de son projet initial ? Séverine Leroy s’empare de la question dans une passionnante enquête sur le système de production des documentaires de création à France Culture, faisant intervenir six acteurs du champ occupant ou ayant occupé des fonctions de coordination, réalisation, production déléguée pour l’Atelier de création radiophonique, L’Atelier de la création, Création on Air et L’Expérience : Irène Omélianenko, Nathalie Salles, Véronique Lamendour, Éric Cordier, Laure-Anne Bomati et Kaye Mortley. Fanny Dujardin choisit d’analyser, en prenant appui sur des productions de Raphaël Krafft, Mehdi Ahoudig et Anouk Bâtard, Sylvie Gasteau, illustrant des postures variées (reporter, détective, ami ou camarade), les enjeux éthiques de l’utilisation des voix des personnes enregistrées dans l’écriture d’un documentaire sonore en général, de création en particulier. Antoine Chao, ancien collaborateur de Là-bas si j’y suis, récemment recruté par l’université de Poitiers pour co-animer le Master professionnel « Documentaire de création » (CREADOC), insiste pour sa part sur l’enjeu de faire bouger la répartition très française des tâches entre producteur délégué, réalisateur et techniciens du son : dans un contexte d’engouement des majors de l’industrie culturelle pour le podcast, il s’agit aujourd’hui plus que jamais, comme cela se fait au CREADOC, de former tous les futurs acteurs du champ (au moins de les initier) aux aspects techniques de l’écriture documentaire, en leur transmettant les savoir-faire irremplaçables de Radio-France. Un enjeu que nous avons choisi d’aborder aussi depuis un point de vue nord-américain, avec l’intervention de Marie-Laurence Rancourt, directrice générale et artistique de Magnéto, organisme québécois de création et de production de « belle radio ». On écoutera avec intérêt ses réflexions sur l’alliance objective des pratiques d’auteur et du podcast standardisé au Québec, mais aussi sur le besoin d’opposer à la posture du récit de soi et de la « sentimentalisation du monde » omniprésente dans le podcast industriel, une pensée tout à la fois esthétique et critique du montage et des formes du vivre-ensemble, une expérience heureuse et/ou vigoureuse de pensée et de beauté sur « le monde tel qu’il va et le monde tel qu’on le souhaite ».

La dernière section de ce numéro invite à confronter le désir de « belle radio » documentaire à quelques-unes de ses frontières, anciennes ou plus récentes : frontières du genre documentaire lui-même face aux séductions de la fiction (Ella Waldmann) ; défis des médias sonores en général quand il s’agit de donner à entendre le non-sonore (Simone Douek) ; limites de la diffusion radiophonique en particulier, qu’elle soit hertzienne ou numérique, quand, comme Benoit Bories et Stéphane Marin, on travaille sur les espaces sonores de la création documentaire. Ella Waldmann propose une fine analyse de l’utilisation des codes du roman dans « une des créations documentaires les plus abouties de la décennie », le podcast américain S-Town (2017), de Brian Reed et Julie Snyder ; elle la resitue dans la tradition américaine de la narrative nonfiction et aujourd’hui du storytelling, qui est aussi une pratique d’auteur, et s’interroge sur le pacte documentaire noué avec les auditeurs ; elle examine aussi l’impact de la conception native de l’œuvre pour une diffusion numérique sur sa composition et le rapport à l’auditeur. Autre frontière avec l’article de Simone Douek : puisant dans la mémoire de la radio et dans ses propres travaux, nés souvent, indique-t-elle, d’une « première impression visuelle », l’ancienne productrice de France Culture explore les manières possibles de faire entendre des « objets » visuels qui parfois semblent déjà contenir en puissance une existence sonore à déployer, parfois appellent une transposition sonore, comme « un tableau accroché à un mur, un sourire énigmatique, des montagnes qui se dessinent sur l’horizon, un panneau annonçant l’entrée d’une ville, une friche au milieu d’une rivière, un film muet qui défile sur un écran ». Benoit Bories, multiprimé pour ses documentaires de création, produits/réalisés depuis le début des années 2010 pour Arte Radio, France Culture ou des radios étrangères (la RTBF, la RTS, RFI, l’ABC Radio Australia, la Deustchland Radio Kultur…), a choisi ici de parler surtout de ses compositions acousmatiques pour le spectacle vivant. Son intervention lui donne l’occasion d’expliquer comment il en est venu à proposer des créations sonores en multicanal et en live, pourquoi la diffusion radio ne le satisfait pas, ni la diffusion numérique, et de nommer quelques principes-clés et quelques possibilités esthétiques et ludiques de l’écriture et de la diffusion en son spatialisé. Stéphane Marin, qui a lui aussi produit des documentaires pour le médium radiophonique pour lui aussi se situer désormais « plutôt hors les murs, et radicalement hors La Radio », évoque pour finir ses « attractions-répulsions avec la radio » (Radio Grenouille, Arte Radio, des radios internet, France Culture…), mais surtout les facettes de son œuvre sonore actuelle, guidée par un désir d’écouter et faire écouter, dans des espaces ouverts, publics ou naturels, « tout le monde sonnant », dans ses multiples couches, à l’exception remarquable des voix. Son intérêt pour les sons banals, pour les sons « discrets » (micro-sons, infra-sons, sons rares, furtifs…) compose avec une vision de ce monde sonnant qu’on pourrait dire engagée : à l’heure des crises écologiques, il ne s’agit pas d’entretenir ou nourrir des rapports idylliques au monde, mais d’in-quiéter.

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Pour diverses raisons en partie liées aux techniques d’enregistrement et de montage et à leur évolution à partir des années 1930 (des camions-sons et des gravures sur disques souples, à l’apparition du Nagra et la généralisation de la bande magnétique), c’est de la fin des années 1960 que date vraiment, en France, l’essor du documentaire radiophonique de création, avec, dans les années 1970-1980, une pléiade de grands auteurs : José Pivin, René Jentet, Andrew Orr, Jean Couturier, Yann Paranthoën, René Farabet… Plusieurs d’entre eux ont associé leurs noms aux mémorables « films radiophoniques [3] » de l’Atelier de création radiophonique (1969-2011… 2018), peaufinés en équipe ou en solitaire des semaines durant. Ont suivi ceux de Nuits magnétiques (1978-1999) avec la collaboration d’écrivains néophytes du micro (Jean Daive, Olivier Kaeppelin, Franck Venaille, Jean-Pierre Milovanoff…), aidés de Pamela Doussaud, Mehdi El Hadj et quelques autres, qui en prenaient le contrepied, en quête de mondes sonores plus librement composés, plus improvisés parfois, et de relations avec les auditeurs plus directes, familières et « magnétiques ». En Arles à partir de 1989, avec Kaye Mortley qui venait de l’ACR, des ateliers de « documentaire sonore de création » organisés par Phonurgia Nova, promeuvent la pratique du genre (ça continue aujourd’hui).

Un peu partout se développe alors un désir de belle radio documentaire, qui explore et fasse entendre le monde à travers des formes originales ou du moins élaborées. Des émissions à visée artistique, lieux d’hybridation entre exploration du monde et affirmation d’une forme originale, la font vivre. Certaines expériences-limite s’éloignent des conditions de production traditionnelles : l’enregistrement d’interviewés durant plusieurs années (Valérie Nivelon, Les voix du goulag, RFI, 2021), ou un parti-pris affirmé quasi anti-documentaire comme dans l’essai radiophonique et ethnographique de Floy Krouchi et Nathalie Battus Rien que les os, ACR du 9 juillet 2016, qui raconte à sa manière l’histoire de la tribu aborigène des Irulas (Inde du Sud) et de sa confrontation avec le monde moderne. Parfois même, le « beau documentaire » est un son brut, qui marque par sa valeur de document, ou par sa force évocatrice : L’homme au magnétophone, enregistrement privé en forme de prise d’otage d’un psychanalyste par son patient, diffusé dans le cadre de l’Atelier de création radiophonique en 1972 et aujourd’hui ultra-célèbre [4] ; Good morning, Vietnam de Claude Johner et Janine Antoine la même année, travail documentaire sur la guerre du Vietnam ; Escalader la nuit. Notre-Dame de Paris à la recherche d’un peu de poésie par Sophie Nauleau et Véronique Lamendour en 2011… Le « beau documentaire » peut aussi témoigner de nouvelles formes de narration, qui s’imposent soudainement alors qu’elles étaient peu utilisées jusqu’alors, comme le recours au « je » et à l’autobiographie, d’abord aux États-Unis puis sur Arte Radio [5], ou la tentative de mêler la fiction au documentaire dans les docu-fictions de France Culture. Mais alors qu’il était encore assez répandu, dans le dernier tiers du XXe siècle, de voir des écrivains du livre se lancer ou risquer dans la production de documentaires radiophoniques, le lien semble s’être distendu ou relâché aujourd’hui. Pourquoi une telle raréfaction du type de « l’écrivain documentaire » à la radio, cela demanderait évidemment à être éclairci, alors même que depuis les années 1960, au théâtre comme en littérature écrite, fleurissent les « pactes documentaires problématiques » (Marie-Jeanne Zenetti, 2014), au croisement des arts, du journalisme et des sciences humaines : voir les travaux d’Erica Magris pour le théâtre, de Lionel Ruffel, Marie-Jeanne Zenetti, Laurent Demanze sur les « narrations documentaires », la « littérature de l’enregistrement » ou « l’écriture de l’enquête » [6].

Caractérisées par le développement du numérique dans tous les domaines médiatiques, les années 2000 ont préparé l’engouement des années 2010 pour le webdocumentaire, les formes courtes, le son en binaural et en multicanal. Le boom du podcast en France, avec sa prétention à révolutionner le domaine de l’audio (Biewen et Dilworth, 2017), invite à s’interroger sur la place du documentaire de création dans cet univers (les formes qu’il favorise, les modes de production qu’il redéfinit). En même temps, le documentaire audio contemporain déborde largement les formats et les frontières du documentaire de création tel qu’il était conçu et diffusé dans les années d’essor (années 1960) comme dans les années d’explosion (années 2000) du genre à la radio. Les performances live de deux créations sonores documentaires de Benoit Bories et Stéphane Marin (Bouilleur de crû, en version concert multicanal 8.1 et Amazonas PhoNosynthesis) ont été des moments de grande intensité au colloque de Montpellier. L’avenir nous dira comment le documentaire de création proprement radiophonique va garder, trouver ou réinventer sa place dans les bouillonnements actuels de l’art sonore.

Bibliographie

Barreau-Brouste, S., Arte et le documentaire. De nouveaux enjeux pour la création, Bry-sur-Marne / Lormont, Ina Éditions / Le bord de l’eau, 2011.

Biewen, J. et Dilworth, A., Reality radio. Telling true stories in sound, The University of North Carolina Press, 2017 (2nd revised edition).

Deleu, C., Le documentaire radiophonique, Paris, Ina-L’Harmattan, 2013.

Deleu, C ; Héron, P-M. ; Le Bail, K. (textes réunis par), « Atelier de création radiophonique (1969-2001 : la part des écrivains », Komodo n°10, 2019.

Deleu, C ; Héron, P-M. ; Le Bail, K. (textes réunis par), « Nuits Magnétiques (1978-1999) : la part des écrivains », Komodo n°13, 2021.

Gauthier, G., Le documentaire, un autre cinéma, Paris, Nathan Université, 1995.

Guynn, W., Un cinéma de non-fiction, Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence, 2001.

Lugon, O., Le style documentaire d’August Dander à Walker Evans, 1920-1945, Paris, Éditions Macula, 2011 (troisième édition).

Niney, F., L’épreuve du réel à l’écran. Essai sur le principe de réalité documentaire, Bruxelles, De Boeck, 2e édition, 2002.

Veyrat-Masson, I., Télévision et histoire, la confusion des genres. Docudramas, docufictions et fictions du réel, Bry-sur-Marne, Ina/Bruxelles, De Boeck, 2008.

Notes

[1] On peut décrire le documentaire comme un programme didactique visant à expliquer le monde, et qui s’appuie sur des documents authentiques. Contrairement au secteur cinématographique où il est bien identifié depuis plus d’un siècle (Gauthier, 1995 ; Guynn, 2001 ; Niney, 2002), et notamment en tant que genre concurrent de la fiction (Veyrat-Masson, 2008), il est volontiers considéré comme un format radiophonique parmi d’autres (fiction, magazine, jeu, journal d’information, débat, émission musicale…), et sa définition elle-même est au centre de débats (Deleu, 2013). C’est cependant un genre reconnu, y compris par des institutions comme la SCAM (Société civile des auteurs multimédia). Dans ce numéro, il ne sera pas question du type courant de documentaire, à savoir une production standardisée de flux à visée principalement informative et/ou explicative du monde, mais du type artistique, combinant visée documentaire et visée esthétique, comme on l’observe dans le domaine de la photographie (Lugon, 2011) ou du documentaire image (Barreau-Brouste, 2011).

[2] En Belgique aujourd’hui, un mode de financement spécial favorise la production de documentaires indépendants, souvent accompagnés par l’Atelier de création sonore radiophonique.

[3] Si les producteurs de l’ACR ont eu tendance à préférer l’expression « film radiophonique » au terme « documentaire », carrément banni de l’émission Nuits magnétiques, une analyse rétrospective (Deleu, Héron, Le Bail, 2019 et 2021) montre que les deux émissions ont offert aux auditeurs de nombreux documentaires de création au sens qu’on lui donne aujourd’hui. Sans surprise, l’explosion des années 2000 a favorisé l’adoption du terme par les acteurs du champ radiophonique et audio. On le trouve alors utilisé sur Arte Radio, site pionnier du podcast en France, à partir de 2003 ; à partir de 2008 au Festival Longueur d’ondes, à l’occasion d’une journée spéciale du documentaire suivie depuis de rendez-vous réguliers autour du genre ; sur France Culture dans les émissions Sur les docks (2011-2016), puis LSD, la série documentaire (depuis 2016), notamment. Cela dit, on observe aussi depuis le milieu des années 2010, en lien avec l’essor du podcast, une invisibilisation progressive du terme, absent aujourd’hui des nouvelles plateformes de ce type de flux.

[4] V. Jean Bourgault, « À propos de “L’homme au magnétophoneˮ, Les Temps Modernes, n°674-675, mars-avril 2013, p. 319-331.

[5] V. Christophe Deleu, « Arte Radio : dix ans d’intimité radiophonique », Syntone, septembre 2012, en ligne ici.

[6] Erica Magris et Béatrice Picon-Vallin (dir.), Les théâtres documentaires, Montpellier, Éditions Deuxième, 2019 ; Lionel Ruffel, « Un réalisme contemporain : les narrations documentaires », Littérature, n°166, février 2012, p. 13-25 ; Marie-Jeanne Zenetti, Factographies : pratiques et réception des formes littéraires de l’enregistrement à l’époque contemporaine, Paris, Classiques Garnier, 2014 ; Laurent Demanze, Un nouvel âge de l’enquête. Portraits de l’écrivain contemporain en enquêteur, Paris, Éditions José Corti, 2019.

Auteurs

Christophe Deleu est professeur à l’université de Strasbourg, et directeur du Cuej (Centre Universitaire d’enseignement du Journalisme). Il a publié plusieurs ouvrages, dont Le documentaire radiophonique (Ina-L’Harmattan, 2013). Il est aussi auteur radio, notamment pour France Culture et la RTBF. Il est président de la commission radio de la Société des Gens de Lettres.

Pierre-Marie Héron, ancien membre de l’Institut universitaire de France, est professeur de littérature française à l’université Paul-Valéry Montpellier 3. Il y impulse depuis de nombreuses années des recherches sur les écrivains et la radio en France (XXe et XXIe siècles), au sein du Rirra 21. Titres parus en 2021, dans la revue Komodo 21 : Nuits magnétiques (1978-1999): la part des écrivains  (co-dir. Christophe Deleu et Karine Le Bail) ; Michel Butor et la radio (co-dir. Patrick Suter) ; Le désir de belle radio aujourd’hui / la fiction (co-dir. Éliane Beaufils et Florence Vinas).

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Préambule : documentaire podcasté, usiné, compressé et pourtant !

Le beau documentaire existe, il a un pouvoir énigmatique, comme le chat dans Alice au Pays de merveilles il apparaît et disparaît, n’est pas toujours là où il devrait. Pourtant, tel le phœnix, il résiste aux turbulences et demeure désirable. Je laisse aux participantes et participants de ce numéro le soin de l’aborder frontalement.

Le documentaire, je l’ai découvert à France Culture. Il semble qu’en France il ait longtemps vécu en vase clos, cultivé et protégé par un service public qui a fécondé maintes expériences sonores en grande liberté. Quand la stéréo apparaît, José Pivin fait dire au directeur de France Culture, Yves Jaigu, que le son spectacle est né. Je cite : « La différence entre la stéréo et la mono est aussi grande qu’un poisson au marché et un poisson dans l’eau. » Aujourd’hui il dirait peut-être qu’avec le son spatialisé nous nageons avec les poissons.

Quand je suis arrivée à France Culture en 1983, le cinquième étage de la Maison de la Radio était le centre de la fabrique du documentaire. Nous recevions de l’argent en liquide quand nous partions en mission et tout pouvait se négocier, que ce soit une journée de plus, la location d’un hélicoptère ou (comme a fait René Jentet) la garde républicaine. Mais je ne vais pas retracer l’histoire de l’ACR ou des Nuits magnétiques en ces temps où Médiamétrie ne créait pas l’effervescence.

Quand je fus nommée conseillère de programmes, une forme d’industrialisation était déjà organisée : des dossiers de production prévoyaient une normalisation des moyens : pour une heure d’antenne, x jours d’enregistrement, x jours de montage, x heures de mixage. Pour des raisons financières sont arrivées ensuite des rediffusions obligatoires ; pour essayer de contourner cela je me suis appuyée sur l’offre d’échange avec la Belgique et la Suisse baptisée pink offer, concernant les radios de service public francophones ; le Canada était aussi associé mais très vite il n’a plus eu de documentaire à proposer. Comme dans nos radios de service public l’argent était de moins en moins fléché vers le documentaire, avec Pascale Tison (Par Ouïe dire / RTBF) et David Collin (le labo / RTS) nous avons mis en place des coproductions.

En parallèle la belle endormie du monde sonore se réveillait. Avec la diminution du coût des appareils d’enregistrement démarrait un fort engouement pour la prise de son et le sonore. Longueur d’ondes est créé en 2002, Addor en 2009, année où le festival de Mellionec dans les Côtes d’Armor inventait la yourte à sons. Les musées diffusaient des œuvres produites par France Culture, le design sonore prenait ses lettres de noblesse. Au même moment je recevais beaucoup de demandes d’écoutes en public ou d’extraits de documentaires pour la fabrication de DVD (car après la cassette et avant le podcast il y a eu la période DVD).

Puis en 2010, avec Prison Valley, le webdoc a fait son entrée. En 2011, À l’abri de rien, une enquête sur le mal-logement en France réalisée par Samuel Bollendorff et Mehdi Ahoudig, obtient le prix Europa dans la catégorie « documentaire radio ». Radio France ouvre un portail du web-documentaire.

La suite, vous la connaissez. À l’extérieur de la « maison ronde » aujourd’hui, la fabrique du documentaire se fait avec de nouvelles structures, de nouveaux acteurs. Un article récent de Mediapart indique que les conditions de travail ne sont peut-être pas celles qu’on espère pour un documentaire de création. Une forme de bêtise conduit à demander à des créateurs ou producteurs ou artisans sonores ou encore œuvriers du son – comme disent Les Sons Fédérés – le plan, le synopsis, le déroulé du documentaire à venir. Comme si les paroles pouvaient se prévoir, les émotions s’organiser, les paysages sonores s’anticiper, comme si nous devions renoncer à découvrir ce qui va surgir au cours d’une alchimie longue et exigeante.

La société du spectacle est vorace et demande sa pâture quotidienne. le talent s’estime au nombre de clicks. Les sociétés de droits d’auteur pourraient en tenir compte pour des répartitions concernant le délinéarisé qui ne tiendront plus compte du genre. Autant dire que le label beau documentaire n’y a pas sa place.

MAIS PEUT- ÊTRE FAUT IL NE PAS S’INQUIÉTER ?

Pour finir sur une touche plus heureuse en ce qui concerne le documentaire de création, j’ai pu observer comment la diffusion en multicanal a ouvert un nouveau champ. Sous le titre « Cinéma pour vos oreilles », c’est au studio 105 spécialement équipé à demeure qu’ont été diffusées des créations documentaires spécialement travaillées pour ce support. Le 24 octobre 2005, la Maison de la Radio proposait dans le cadre de la FIAC Hors les Murs, en son immersif, Douze millions d’années-lumière d’ici de Bernard Moninot, Blue blue electric blue de Romain Kronenberg, Drive in d’Olivier Cadiot et Madeleine d’entre les morts de Bertrand Bonnello. Ces expérimentations basées sur la technologie Sonic Emotion ont permis par la suite de nombreuses écoutes à la Maison de la Radio, jusqu’à la fermeture pour travaux du studio 105. Ce multicanal et ce qu’il permet en termes de création et de partage, nous l’avons expérimenté avec Benoit Bories et Stéphane Marin lors du colloque de Montpellier d’où a été tiré ce numéro.

Pour conclure, tout comme Rimbaud parlant du poète, je crois que le documentariste se doit d’être un voleur de feu. « Il est chargé de l’humanité, des animaux même, il devra faire sentir, palper, écouter ses inventions ; si ce qu’il rapporte de là-bas a forme il donne forme, si c’est informe il donne de l’informe. » Il doit trouver une langue.

Auteur

Entrée à Radio France en 1982, Irène Omélianenko rejoint les Nuits magnétiques en 1983 et y reste fidèle jusqu’en 1998. Co-productrice avec Jean Couturier de Clair de nuit sur France Culture (1986-1997 ; 1999-2001), puis productrice de L’Atelier de la création (2011-2015) et de Sur les docks (2011-2016), elle est nommée en 2011 conseillère de programmes au documentaire et à la création radiophonique. Elle est conduite à prendre sa retraite en 2018. Membre de nombreux jurys (Italia, Europa, Creadoc, Scam, Phonurgia Nova, Longueur d’ondes…), elle a co-fondé en 2009 l’Association pour le développement du documentaire radiophonique (Addor).

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José Pivin : au cœur ou aux limites du documentaire ?


Cet article présente les trois grandes créations camerounaises de José Pivin : Un arbre acajou (1975), Opéra du Cameroun (1976) et Le Transcamerounais (1977). Ces œuvres sont d’un apport considérable à la réflexion documentaire. José Pivin est en effet l’un des rares metteurs en ondes des années 60-70 à se tourner vers l’Afrique, ce qui suffirait en soi pour que l’on consacre une étude à ses pièces africaines. D’autre part ces trois créations se présentent comme l’aboutissement de sa carrière, à la fois au plan biographique – José Pivin meurt en 1977 – et au plan artistique : en elles se concentrent les différentes facettes de son travail radiophonique, récompensé par le prix de l’Académie Charles Cros pour Opéra du Cameroun. Enfin et surtout, José Pivin n’aura cessé d’interroger la forme documentaire, pour lui apporter dans ces trois œuvres une réponse radicale et singulière.

This article presents José Pivin’s three major Cameroonian works: Un arbre acajou (1975), Opéra du Cameroun (1976) and Le Transcamerounais (1977). These works have made a considerable contribution to documentary reflection. José Pivin was one of the few directors of the 1960s and 1970s to turn to Africa, which in itself would be sufficient reason to devote a study to his African plays. Furthermore, these three creations are the culmination of his career, both biographically – José Pivin died in 1977 – and artistically: they concentrate the different facets of his radio work, which was awarded the Académie Charles Cros prize for Opéra du Cameroun. Last but not least, José Pivin never ceased to question the documentary form, and in these three works he offers a radical and singular response.


Texte intégral

José Pivin fait partie de cette liste des grands créateurs radiophoniques dont la réputation est inversement proportionnelle à l’information disponible sur leurs parcours [1] ou aux études consacrées à leurs œuvres. Pourtant, au fil des recherches dans les archives de l’INA, leurs noms reviennent, associés aux projets originaux, aux écritures expérimentales, aux entreprises sonores aventureuses. Et leurs apparitions successives aux génériques des émissions finissent par dessiner le portrait en creux d’auteurs énigmatiques et passionnés, qui ne nous sont saisissables qu’à travers la tentative fragile de reconstituer leur quête, dont leur répertoire inattendu indique la trajectoire en pointillés.

Une telle tentative excèderait les limites d’un numéro consacré au « beau documentaire », mais j’ai saisi cette occasion pour proposer une première approche de l’œuvre de José Pivin, qui essaie d’en cerner la spécificité, tant au regard des thèmes abordés que des formes déployées, en m’intéressant, dans son répertoire documentaire, à son corpus africain, et plus particulièrement aux trois grandes créations camerounaises : Un arbre acajou (1975), Opéra du Cameroun (1976) et Le Transcamerounais (1977). Trois raisons à ce choix : José Pivin est d’une part l’un des très rares metteurs en ondes des années 60-70 à se tourner vers l’Afrique, ce qui suffirait en soi pour que l’on consacre une étude à ses pièces africaines. D’autre part ces trois créations se présentent comme l’aboutissement de sa carrière, à la fois au plan biographique – José Pivin meurt en 1977 – et au plan artistique : en elles se condensent, se décantent et s’équilibrent les différentes facettes de son travail radiophonique, récompensé en 1976 par le prix de l’Académie Charles Cros pour Opéra du Cameroun, cette œuvre et Le Transcamerounais ayant en outre été sélectionnées pour le prix Italia dans la catégorie Documentaire. Enfin et surtout, José Pivin n’aura cessé, au cours de sa carrière radiophonique, d’interroger la forme documentaire, pour lui apporter dans ces trois œuvres une réponse radicale et singulière.

1. Une veine documentaire tôt nourrie par l’expérience algérienne

Commençons par préciser le contexte et le parcours – historique, biographique, radiophonique et culturel – au sein desquels ces pièces ont vu le jour. Ils expliquent pour quels motifs circonstanciels et personnels José Pivin est d’emblée confronté à la question documentaire. Dès 1940, à vingt-sept ans, il est envoyé pour raisons professionnelles à Alger, et c’est en 1943 qu’il entre à l’Antenne Radio-Alger de Radio France comme metteur en ondes. Cette période algérienne va durer longtemps, de 1940 à 1958, avec une brève interruption après la guerre, et sera décisive à plus d’un titre. Sur place en effet José Pivin rencontre la culture algérienne non européenne, et dès lors s’efforce de faire connaître, aux Pieds-noirs en premier lieu, sinon à l’ensemble des auditeurs ayant accès à Radio-Alger, la noblesse et la richesse des civilisations antérieures à la colonisation. Dans cette perspective, et parce qu’il est d’abord, et restera toujours, un homme de lettres, il crée en 1950, avec Jean Sénac, Emmanuel Roblès et Jean Grenier, la revue littéraire Soleil [2]. Huit numéros paraîtront, publiant les textes d’auteurs algériens comme Mohamed Dib, Mouloud Feraoun, Kateb Yacine, Ahmed Sefrioui, mais aussi ceux de Senghor ou de Sénac et de Pivin eux-mêmes. José Pivin retrouvera ces auteurs à son retour en France, en y créant sa première émission, Tous les plaisirs du jour sont dans la matinée, qu’il réalisera de 1959 à 1963. Nous y reviendrons.

José Pivin s’éprend également du Sahara et de la Kabylie où il séjourne chaque année pour partager la vie des Kabyles et des Touaregs. Cela le conduit à produire en 1955, chez Chant du monde, deux disques 33 tours des chants des Touaregs Ajjer du Sahara [3], dont la BnF conserve un exemplaire et qu’on peut écouter sur Gallica. Consacrés entièrement à la musique des Kel-Ajjer, une confédération de tribus touareg, ces disques font entendre, déjà, l’arrivée au campement des hommes venus du désert, la soirée et la fête qui les attend, et enregistrent des morceaux de tindé et d’imzad, instruments dont seules les femmes peuvent jouer ; une berceuse ; un chant de piste, et un de Sebeïba, la grande fête traditionnelle touareg ; un chant de forgerons : autant de motifs qui scanderont les pièces africaines. Parallèlement le numéro 3 de la revue Soleil avait permis de découvrir la poésie des Touaregs Azguer. Ces enregistrements sont suivis de la réalisation en 1956 d’un film documentaire sur le Sahara, Le Tassili des Ajjers, diffusé à Alger et à Paris. Mais il semble que le film suscite peu de réactions, et que Pivin renonce alors au médium cinématographique.

C’est en Algérie aussi que Pivin commence son activité d’écriture, en composant une série de contes pour enfants dans le cadre de L’Émission Enfantine de Polène [4] qui voit le jour en 1947 et dont il assurera la réalisation jusqu’en 1955.

José Pivin retourne en France en 1958, lorsque tout espoir d’une solution pacifique au conflit entre la France et l’Algérie est perdu, mais ses deux gestes fondamentaux en tant que créateur radiophonique sont déjà posés : le geste d’écriture d’une part ; le geste documentaire et politique de l’autre. En tant que responsable des émissions dramatiques de l’ORTF d’Alger, il a produit et réalisé une série d’émissions sur les peuples et la culture algérienne ; il est durant cette période activement engagé dans la découverte, le partage, la promotion de la littérature et de la culture arabes, et pour cela, déjà inscrit dans une démarche de collecte et d’enregistrement. De ces deux gestes découlera la singularité de son œuvre africaine.

2. La production radiophonique française de José Pivin

C’est à ce moment, au retour en France de José Pivin, que commencent les archives de l’INA dont je tire les éléments à partir desquels j’ai établi mon étude, à défaut d’autres sources d’information sur son travail. Les premières émissions conservées datent de 1959, à l’exception, essentielle, d’une série d’enregistrements dont la datation est inconnue, qui constitue une collection de sons purs, livrés bruts, sans opération de montage et sans autre cadre d’écoute que les titres sous lesquels ils ont été référencés, dont voici quelques exemples : « Grande gare italienne », « Poules, « Bruits d’auberge de France », « Cigale, mouche, tracteur », « Vent », « Pluie », « Chiens méchants ». Dans ce corpus de documents sonores se trouvent aussi des matériaux liés à la culture du continent africain : « Chants de Kabylie », « Tindé », « Tam tam et flûte », etc. Ce précieux répertoire de matières sonores nourrira nombre d’émissions françaises de José Pivin.

En France, Pivin poursuit le travail commencé à Alger. D’un côté court la veine documentaire, très fournie, avec trois types d’émissions. Un premier ensemble contient Tous les plaisirs du jour sont dans la matinée (qu’il anime de 1959 à 1963), émission relayée de 1963 à 1968 par Au cours de ces instants. Il y fait entendre sur les ondes tout ce que l’époque compte d’écrivains engagés dans le combat artistique et/ou politique contemporain. Le documentaire prend ici la forme, bien identifiée, des entretiens avec les auteurs, questionnés sur leurs origines et les événements marquants de leur vie, et dont les propos sont entrecoupés de lectures d’extraits de leurs œuvres. À cet égard, l’une des émissions les plus marquantes est celle qu’il consacre à Jean Rouch, en juin 1961. À cette date, Rouch a déjà produit plusieurs de ses longs métrages documentaires, dont Moi un noir en 1958, qui reçoit le Prix Louis Delluc, et son corpus de courts métrages sur la culture songhaï, ainsi que Les Maîtres fous en 1954. « Ces moments que nous allons passer avec Jean Rouch nous feront découvrir d’autres limites que les nôtres. […] Nous entrerons ainsi dans un monde nouveau où pourtant nous ne nous sentirons pas étrangers [5] » : Pivin est à l’évidence marqué par la démarche de Rouch, par rapport à laquelle il va se positionner dans ses propres réalisations. Au cours de ces instants reprend les mêmes principes. Les auteurs maghrébins, sub-sahariens, néo-calédoniens, martiniquais sont nombreux à se succéder au micro de José Pivin (Driss Chraïbi, Mohammed Dib, Jean Mariotti, Albert Cossery, Aimé Césaire, Malek Ouary, les époux Schwarz-Bart…), mais aussi les auteurs québécois, les dramaturges, les penseurs et les poètes de son temps.

Un deuxième ensemble regroupe des émissions à caractère d’enquête : une enquête de type historique dans Analyse spectrale de l’Occident (1959-1962), où est interrogée l’histoire sociale, philosophique et économique de l’Europe à partir de textes littéraires mis en voix ; et une enquête sur les réalités et les grandes problématiques contemporaines dans Recherche de notre temps (1963-1964). Il s’agit là encore de s’entretenir avec des personnalités représentatives de la société civile : philosophes, médecins, ingénieurs, chefs d’entreprise, directeurs d’institutions, étudiants, professeurs, délégués du personnel, membres du clergé etc., sur des thèmes aussi divers et vastes que la souffrance, la délinquance, la religion, le sentiment du temps, la vieillesse, la famille, l’homme et l’objet, le bonheur…

Un dernier apport de Pivin à cette veine documentaire est sa participation à l’ample et remarquable émission de recherche historique et archivistique sur le théâtre, animée initialement par Jouvet puis par Léon Chancerel, Prestige du théâtre. José Pivin y succède en 1963 à René Guinard et Alain Trutat en tant que réalisateur.

Cet ensemble d’émissions documentaires ne se signale ni par un format novateur, ni par une mise en ondes qui se démarque des pratiques de l’époque. En revanche, il frappe par l’attention que José Pivin y porte à situer méthodiquement son auditeur dans la perspective précise d’une construction intellectuelle et culturelle européenne dont le réalisateur s’attache à poser les grands jalons idéologiques et techniques, ainsi que par son souci à faire dialoguer cet Occident avec des porte-paroles d’autres sociétés et d’autres systèmes de pensée. Ce faisant, il prépare la voie au décentrement que mettront en œuvre ses créations camerounaises.

De l’autre côté de la veine documentaire se constitue la production écrite, dramatique et poétique, qui emprunte principalement deux axes. Le premier est celui des pièces unitaires : c’est d’une part la reprise des contes pour enfants composés en Algérie, avec l’émission Fermez vos cahiers qui démarre en 1964 et propose des univers inspirés tant de la tradition des contes européens que de traditions africaines, comme en témoignent les contes du « Chacal de la forêt de Baïnem », de « La Djinnia du djebe Ouahch Ouahch », ou de « La petite sirène du Saraha » ; c’est d’autre part la production des vignettes d’Aquarium (1971-1977) où l’écriture de Pivin se libère de toute trame narrative et de toute contrainte de sens, donne libre cours à la fantaisie, et fait la part belle à l’expérimentation vocale, sonore, rythmique, servie par la voix de grands interprètes dont le grain met le son au premier plan.

Le second axe concerne la production des feuilletons. En 1963 naît Le merveilleux voyage de Suzanne Michel qui donnera lieu à huit épisodes, puis Jean Loup la pipe (1971), le retentissant À la poursuite des Maillots Noirs (1973), suivi du Chevalier à la charrette (1975). Dans l’intervalle, entre 1964 et 1969, Georges Godebert réalise dans son émission engagée Théâtre Noir la mise en ondes d’œuvres littéraires d’auteurs africains, interprétées par les comédiens de la Compagnie des Griots (troupe étudiante qui se constitue en 1956 et se fédère bientôt autour de Roger Blin et de Toto Bissainthe, puis de Jean-Marie Serreau), entièrement constituée de comédiens des territoires ultramarins, africains, caribéens, réunionnais. Or Godebert met déjà en place ce que Pivin va radicaliser, en faisant alterner les séquences parlées des dialogues entre les personnages, sans aucun fond sonore ou très rarement, avec des séquences musicales constituées d’authentiques documents prélevés dans la réalité africaine dont ils font entendre les voix, les rythmes, les instruments, les bruits de la nature, ou des moments privilégiés de fête et de rassemblement.

Pivin va ainsi concevoir ces objets hybrides que sont ses grands feuilletons radiophoniques, notamment À la poursuite des Maillots Noirs et Le Chevalier à la charrette, dans lesquels il systématise, à contre-courant des productions de l’époque, le principe de la juxtaposition des séquences parlées et des séquences bruitées : rejetant le mixage, il insère, entre les plages de texte qui restent majoritaires, les enregistrements de sons pour eux-mêmes dont l’isolement, souligné par les silences qui les introduisent et les concluent, intensifie et dilate l’expressivité.

Ces séquences qui s’autonomisent de la narration, que Pivin qualifie d’enluminures sonores [6], créent une profondeur de champ qui ne repose pas sur la superposition des strates sonores, mais à l’inverse sur le parti pris de ne faire écouter qu’une seule chose à la fois, de dissocier les écoutes. Elle se renforce du contraste avec le plan textuel, sa linéarité, sa logique causale, ses rails cognitifs. L’alternance de ces séquences en studio et hors studio, par la gymnastique qu’elle impose à l’esprit de l’auditeur, fait prendre conscience de la différence de ces modes d’écoute, constituant une sorte d’application en direct de la théorisation des écoutes schaefferiennes.

Le procédé finit par faire basculer la production, et le genre de l’émission : on a l’impression que la narration devient, à la fin des Maillots Noirs, pur prétexte à diffuser ces « objets sonores » autour desquels la trame se fait de plus en plus lâche, et qui déséquilibrent le feuilleton au profit du documentaire. Mais peut-être serait-il plus juste de dire que la visée des Maillots Noirs était d’emblée documentaire. Le feuilleton en effet se fonde sur le premier voyage de José Pivin au Mali et au Bénin, dont il rapporte une impressionnante collecte de vignettes sonores, répertoriées à l’INA : « Gao : Landrover sur tôle ondulée », « Ansongo : bruit de poissons et de vagues », « Mali : entre Gohsi et Gourma-Rharous », « Ambiance : Circulation sur la route de Porto Novo et marché de Sakété au Bénin », « Porto Novo n°2 : enfants et revenant », « Bourdonnements de roussettes, tam tam, marché de Cotonou », « Abomey : Tapisseries et feux de brousse »…

Pivin ne se lasse pas d’écouter et de capturer ses écoutes, afin de les transmettre, du même geste qui le poussait avant à diffuser les éléments de la culture algérienne dans laquelle il se frayait un chemin selon ses moyens. Le saisissement de l’oreille par ces sons « nouveaux » vis-à-vis desquels elle ne se sent pourtant pas « étrangère », et leur ressaisie grâce à l’enregistrement puis aux diffusions radiophoniques, semblent avoir été pour Pivin l’outil même de l’entrée sensorielle, moins affectée idéologiquement, dans les autres cultures. À la fois une manière de passer le barrage de la langue et des préjugés, d’entrer de plain-pied dans la réalité de l’Autre ; et une manière d’apporter cette expérience et cette plénitude sensibles jusqu’à ceux qui ne peuvent ou ne veulent pas voyager : il n’est pas fortuit que le feuilleton des Maillots Noirs mette en scène monsieur et madame Terril, devenus marchands de bois tropicaux par amour des parfums que dégagent ces arbres (dont l’acajou), mais qui « n’avaient pas foulé l’Afrique, car ils n’osaient pas, même les noms leur faisaient peur [7] ». L’intrigue permet de parcourir le territoire africain, tandis que Pivin déroule un récit quelque peu décousu qui puise largement à la réalité biographique puisque Sandar, le fils adopté par les Terril, est interprété dans l’épisode 1 par Sony Labou Tansi, « adopté » amicalement et familialement par José et Suzanne Pivin en 1973 : c’est le témoignage de Labou Tansi, long et très frappant, sur son arrivée en France, qu’on entend dans cet épisode liminaire.

De là découle la composition rythmique et chromatique très particulière des feuilletons de Pivin, où le geste d’insertion documentaire dans le tissu narratif, loin de chercher à se fondre, s’exhibe au contraire, rompant brutalement – politiquement, au sens que Rancière a conféré à ce mot – le rythme et la texture de l’échange verbal en studio pour imposer sa matérialité sonore, sa spatialité et sa temporalité propres. L’hétérogénéité des deux régimes est soulignée, revendiquée, dans un geste qui renverse la hiérarchie des genres. Ce qui était illustration devient la substance même du langage radiophonique, et la fiction bascule dans l’anecdotique. Ces ruptures répétées produisent à l’écoute un inconfort, assumé par Pivin qui s’amuse avec désinvolture, irrévérence, de l’incongruité qui troue la fiction : ainsi des séquences documentaires où on l’entend lui-même interroger ses interlocuteurs africains pour se faire expliquer les traditions et les agissements des tribus ou villages qu’il traverse.

À ce stade la production de Pivin met en place une esthétique du contraste et du déséquilibre, dont la radicalité vient problématiser le positionnement de l’auditeur : pas seulement sa position devant le son, mais aussi sa position idéologique, son échelle de valeurs et sa situation dans le monde. Pour reprendre la pensée de Rancière [8], les images sonores de Pivin agissent effectivement comme des « opérateurs de transformation », des « passages » d’une « scène » politique – c’est-à-dire de saisie sensible et intellectuelle, de structuration du monde – à une autre.

3. Les œuvres camerounaises ou le chant du document

Les trois grandes œuvres camerounaises se présentent comme l’aboutissement de cette démarche et d’une réflexion sur la nature du son et sa fonction. Avec Un arbre acajou, Opéra du Cameroun et le Transcamerounais, Pivin invente un objet radiophonique qui ne ressemble à aucun autre dans ces années-là, et dont on peut se demander s’il est au cœur ou aux limites du documentaire tant il en ébranle le cadre et en rejette les conventions – tout en travaillant à lui redonner sa pleine acception. De cet objet on ne saurait tirer aucune règle, car c’est d’abord un objet qui prend sa forme de son sujet même : en l’occurrence cette partie du continent africain. C’est pourquoi les aspects que j’en relèverai ne sont pas élargissables à un discours général sur le documentaire chez Pivin, mais concernent précisément ces trois pièces.

Le premier geste qui les caractérise est que le texte y tend vers sa disparition. Proportionnellement il occupe une place très réduite, qui va diminuant depuis Un arbre acajou jusqu’au Transcamerounais. Du documentaire, Pivin retire en premier lieu deux éléments principaux de ses objectifs informatif et didactique déclarés : les questions et les commentaires. Jamais Pivin ne se met en position d’expliquer à l’auditeur ce qui est livré à son écoute, refusant toute position de surplomb comme toute approche qui ne passerait pas d’abord par la saisie sensible, intuitive, phénoménologique (que produit ce son sur celui qui le perçoit et s’y adonne ?) du matériau sonore. C’est bien le contraire de l’approche guidée qui est en jeu : c’est dans la mesure où l’auditeur ignore ce qu’il écoute qu’il écoute, qu’il peut écouter, qu’il agrandit ses pavillons comme on écarquille les yeux pour mieux voir dans l’obscurité.

À la place des questions, Pivin travaille les bruits questionnants, dans un subtil dosage entre des motifs que l’auditeur peut identifier, qui lui servent de repères ou de porte d’entrée dans cet univers étranger, et des sons inouïs, non reconnaissables, qui irradient de l’impossibilité où est l’auditeur de les réduire à un schéma de compréhension : alors le son se déploie dans sa logique propre et recouvre les caractères concrets, physiques, dont les habitudes auditives le privent. Voici l’auditeur obligé de remonter à la source du son, se demandant quelle forme, quelle matière, quels usages peuvent donc produire une telle sonorité. Ainsi, par exemple, du soufflet du forgeron d’Opéra du Cameroun, ou de la scie d’Un arbre acajou. Le retrait de toute parole médiatrice a pour immédiat effet le transport et l’inclusion de l’auditeur dans une scène où il est contraint d’entrer, qu’il est contraint d’incorporer pour la comprendre : à cet égard, la séquence du conteur muet qui fait rire aux larmes les enfants, hommes et femmes de la communauté dans Opéra du Cameroun est exemplaire, autant que les événements qui jalonnent le voyage en train du Transcamerounais.

Dans ces documentaires de Pivin, il n’est pas question d’être guidé mais de se perdre. À cet effet l’auteur conjugue plusieurs procédés. J’en relèverai trois principaux. En premier lieu, l’absence de tout fil narratif, qui va à l’encontre des lois du genre, travaille avec l’ouverture maximale du cadre spatial. À aucun moment Pivin ne borne le regard en insérant ce qui ferait office de didascalies précisant les différents lieux parcourus. Et les très laconiques phrases qui ouvrent Un arbre acajou [9] et Le Transcamerounais [10] produisent même un effet de leurre : elles donnent l’illusion rassurante, au seuil de l’émission, que cette voix narratrice continuera sur sa lancée et accompagnera l’auditeur dans le périple. Il n’en est rien, et l’illusion est d’autant plus amère que ces précisions sont données pour mieux l’égarer : dès la fin de la dernière phrase, l’univers sonore se referme sur lui et le plonge dans l’inconnu qu’il a à charge d’apprivoiser, seul. Qu’importe qu’il soit dans la forêt tropicale d’Edea ou au Nord du Dahomey : il n’y voit plus rien et ne devra plus se fier qu’à son ouïe.

Ainsi le voyage advient-il vraiment, dans la mesure où le son ne vient plus désigner un objet ou un territoire mais devient le lieu même. Pivin ne travaille pas un son indiciel mais simultanément l’objet sonore et le fait sonore, pour reprendre la terminologie de R. Murray Schafer, qu’il parvient à rendre dans leur dimension réelle, c’est-à-dire toujours plus large, plus riche, plus complexe que ce que l’auditeur n’en peut saisir ou percevoir. À rebours du documentaire qui cherche à circonscrire sa question, Pivin opte résolument pour un son dont il met en scène la capacité à échapper à une écoute qui refuserait de prendre le temps nécessaire – c’est-à-dire toujours recommencé.

De ce point de vue, la prise de son joue un rôle essentiel, qui fait bouger l’audition du très proche au très lointain et ne cesse de se désaxer, créant littéralement un équivalent sonore à l’immensité, à la profondeur, à la mobilité de l’espace africain. Se substituant à l’histoire qui n’est plus racontée, le son devient narration, pleinement, à travers ses miroitements et ses énigmes.

Cette disparition du texte et de la linéarité d’une enquête se répercute sur le traitement de la temporalité. Un second procédé caractéristique des documentaires africains de Pivin est l’immersion de l’auditeur dans une temporalité longue. Au « pour écouter, il faut ignorer ce qu’on écoute » fait ici pendant un autre parti pris : « pour écouter, il faut écouter longtemps ». Dilater le temps, c’est dilater le son – et inversement. C’est aussi l’ouvrir à la multiplicité des événements, passés et présents, qui le constituent. Rien n’est plus efficace que les quarante minutes que dure l’abattage de l’arbre acajou. Derrière l’invraisemblable bruit de la scie qui s’efforce à grands ahans, ce sont les cent cinquante ans de l’arbre, sa poussée lente, son architecture fantastique, ses ramifications souterraines et les liens qu’il a établis avec les hommes, les animaux et son milieu – mais ce sont aussi la patiente et périlleuse constitution du savoir-faire des hommes, leur lent apprentissage d’eux-mêmes et du monde qui les entoure, leurs rites, leurs alliances et leurs rivalités, qui se font entendre : rien de moins donc que la légende, ce qui est à lire dans le tronc d’un arbre, ou dans le son de ce tronc qu’on abat, ou dans le son des gestes de ceux qui l’abattent. Le temps d’écoute fait entrer dans la caverne du son, et lui redonne simultanément son histoire, son épaisseur, sa phénoménologie et son étrangeté irréductible.

À la question : « comment faire écouter un train pendant cinquante minutes ? », Pivin répond : en traitant les différentes facettes du son du train comme l’interviewer recueille la parole des gens dans la rue. Pivin et son preneur de son font ainsi entendre le paysage qui défile derrière les vitres, les banquettes où les voyageurs mangent et s’interpellent, les essieux, le ronflement du Diesel, le grincement des wagons, leur enfilade, les conversations à deux ou les voix se répondant à la cantonade, les échanges entre gens de la gare et voyageurs, les coups de sifflet, les klaxons de la motrice, le bruit de l’air entrant par les fenêtres, les boissons et les nourritures consommées à bord, les vendeurs de bananes, les altercations, les passe-temps, les explications du machiniste, ou encore l’ennui des heures du voyage ou la bigarrure sonore des places de marché… Et à l’intérieur de cette libre écoute déambulatoire, l’auditeur est lui-même libre de circuler, car le micro de Pivin est bien élevé, il ne pointe pas vers son interlocuteur, il n’est pas plus démonstratif que la voix narratrice absente. Il déploie. Les codes du documentaire valsent. Le travail de la forme se fait depuis l’intérieur du son.

Le troisième procédé majeur de cette production africaine est le traitement de la parole. Celle-ci intervient essentiellement de trois façons : par la voix de Pivin d’abord, qui, on l’a dit, ouvre la porte sur le monde à écouter en quelques phrases liminaires nommant un lieu, une année, et un désir (Le Transcamerounais) ou un objet (Un arbre acajou). Cette voix intervient pour assumer une éthique et une poétique du documentaire, elle les assume simultanément par sa présence comptée et par son retrait définitif aussitôt après l’annonce.

Par les voix, ensuite : si ces trois pièces sont dépourvues de récit, elles fourmillent de voix. Et il semble que dans cette notion de voix vienne se cristalliser le geste documentaire de Pivin. Car il n’écoute pas le monde selon une catégorisation qui distinguerait entre voix humaines, bruits de la nature, bruits mécaniques ; ni selon une hiérarchie qui classerait entre discours individuel/rumeur collective ; bruits proches/bruits lointains ; bruits identifiables/bruits innommables ; sons harmonieux/sons discordants, etc. Il l’écoute au contraire comme si tout son était voix.

Ce postulat n’a rien d’une vague posture. Il implique une politique (au sens large et fondamental du terme : organiser une co-présence dans la cité et entre cités), une esthétique, une dramaturgie. Qui dit voix, dit (au moins) présence (donc dialogue possible) ; altérité ; expressivité ; organicité. Qui dit voix dit aussi possibilité d’un chant, donc d’une forme de lyrisme. Qui dit voix dit encore harmonie possible. Mais que serait donc l’expressivité d’un train, d’un tronc ? L’organicité d’une mare ? Le chant d’une forêt ? La présence (le dialogue avec) du vent ? L’harmonie entre la scie et le tronc ? Quelle serait la voix d’un groupe, d’un village, d’une génération ? D’une immensité spatiale ? Écoutons Pivin : « Je suis un sonneur sans spécialité, cherchant à faire sonner mots et objets, pour les rendre capables de présence de vie, et capables de communiquer leurs inimaginables envies [11]. »

L’extrême sensibilité de Pivin aux qualités du sonore, sa capacité instinctive à saisir la rythmique de chaque lieu comme de chaque situation humaine, le conduit à doter la texture de ses documentaires d’un caractère essentiellement musical. La variété des langues et des usages de l’appareil phonatoire, l’infinie ponctuation des accents et des inflexions, la choralité des groupements humains, les gammes singulières de l’expression animale (éléphants, grenouilles, hippopotames, oiseaux…), la rythmicité et le son « juste » des techniques humaines (du bûcheron au musicien, du pilon à la pagaie), l’acoustique d’une topographie, enfin les répertoires et pratiques musicales elles-mêmes (vocales et instrumentales) dont la présence est structurante dans les trois pièces africaines : tous ces éléments sont unis par la pensée musicale de Pivin. C’est elle qui rassemble à la fois les motifs composites et les séquences autonomes de ces œuvres radiophoniques qu’une appréhension rapide pourrait juger décousues, dépourvues de structure. Elles nous semblent au contraire relever d’un même principe d’écriture et d’une même vision qui font ressortir le chant du monde et de la présence humaine par-delà leur infinie diversité. En ce sens, le motif unifiant du rire qui retentit partout et parfois comme son premier (ainsi de l’ouverture d’Opéra du Cameroun !), et qu’on suit comme un fil rouge dans ces trois œuvres, en dit long sur le regard que Pivin pose sur l’homme et la manière dont il se positionne dans ses voyages en terre « nouvelle mais non pas étrangère ». Mais l’ « opéra » du Cameroun n’est pas une métaphore, et le chant n’est pas seulement celui des hommes, loin s’en faut.

Un principe de composition, il en faut pourtant un autre qui soit plus apparent peut-être, sous peine d’égarer l’auditeur qui n’ose pas s’aventurer. Nous formulons l’hypothèse qu’il est pris en charge par la voix des comédiens qui proposent ce faisant un troisième type de traitement de la parole. À cette voix des acteurs, Pivin propose un régime d’insertion particulier. Il ne met en effet jamais les acteurs en position de lecture ou de jeu conventionnels (c’est-à-dire d’interprétation d’un texte existant préalablement dont les acteurs endossent l’énonciation comme si la parole émanait directement d’eux), mais en position de décalage assumé, à la fois du point de vue de leur interprétation et du point de vue des paroles prononcées. En fait, Pivin maintient dans les documentaires le même hiatus entre les paroles prononcées et les objets sonores qu’il l’avait fait dans ses feuilletons. Les voix des comédiens se tiennent dans une sorte d’indétermination assez virtuose entre vraie et fausse confidence, vraie et fausse conversation improvisée, vraie et fausse sortie poétique, bribes de récits volées ou à la commande, rires spontanés ou orchestrés, etc. De sorte que ce qu’ils disent est toujours maintenu à distance des objets sonores, comme les voix des acteurs de Rohmer le sont de leurs personnages. Pas d’identification, pas d’adhérence, pas de fiction. Rien qui viendrait orienter l’écoute. Dans Un arbre acajou, les phrases elliptiques égrenées au long de l’agonie de l’arbre [12] retentissent comme des contrepoints à la fois lointains (un langage étranger à l’arbre) et profondément reliés à ce qui se joue dans cet abattage, elles maintiennent un écartèlement entre les deux scènes qui réactive l’attention au bruit dominant et répétitif des coups sur le tronc. Les objets sonores ne sont jamais enrobés par une parole extérieure. Tout au plus cette parole vient-elle retentir à distance respectueuse, ouvrant l’espace d’un possible dialogue que l’auditeur est libre d’investir ou non. La pensée de Pivin s’inscrit comme un écho, elle ouvre un espace de résonance.

La seule exception à ce traitement apparaît exactement au centre d’Opéra du Cameroun, sous la forme d’un long texte dit par François Marthouret décrivant les effets atroces de la famine sur les hommes. Cette fois le décalage n’émane plus de l’interprétation du comédien, mais du montage qui fait se succéder ce récit de la famine avec la longue et splendide séquence de la fête et des tourbillons dansés de Rey Bouba. Ce trou noir au cœur des tableaux africains provoque un double effet de rupture qui scelle la cohérence du geste documentaire de Pivin. D’une part il coupe court, très fermement, au ton et au langage habituellement employés pour parler des famines en Afrique : le discours occidental, oscillant entre apitoiement et alignement de chiffres, est ici remplacé par le langage concret et imagé de la culture africaine, qui substitue aux clichés médiatiques les visions simples et inoubliables d’un fléau vécu de l’intérieur [13]. Jamais Pivin ne faillira à tenir cette ligne idéologique et poétique, refusant tant le jugement extérieur que la mise en avant de ses impressions personnelles. D’autre part, il court-circuite l’impression d’une Afrique idéale, idyllique, qui pourrait naître de la succession de ces tableaux sonores.

Force est donc d’admettre ce constat joyeux : au terme de son voyage au Cameroun, l’auditeur de Pivin ne sait rien, n’a rien compris, ne s’est rien fait expliquer. Il n’a pas été documenté. Tout au plus a-t-il tendu l’oreille, deviné, entraperçu, été embarqué, s’est-il abandonné. Il a été dé-routé. Pivin n’a pas du tout rendu l’Afrique proche ou compréhensible. Il l’a déprise des discours portés sur elle, des représentations nécessairement erronées qui la remplacent dans l’esprit des Européens. Il l’a rendue sensiblement présente, dans la plénitude de son altérité.

Notes

[1] À titre d’exemple, il n’existe pas de notice Wikipédia sur Georges Godebert, sur René Jentet, sur Kaye Mortley, sur Andrew Orr…

[2] La revue paraît tous les deux mois à Alger, le premier numéro date de janvier 1950, le dernier numéro, un numéro double 7-8, sort en février 1952. La revue est accessible sous la côte 8-JO-17124 à la BnF.

[3] José Pivin, Sahara : chants des Touaregs Ajjer, éd. Le Chant du Monde LDY 4160, 1955 ; et Au cœur du Sahara avec les Touaregs Ajjer, éd. Le Chant du Monde, LD-M-8239, 25 cm /33 t., cités in Études Touarègues, sous la direction de Salem Chaker, coll. « Travaux et documents » de l’I.R.E.M.A.M. (Institut de recherche et d’études sur le monde arabe et musulman), n°5, Aix-en-Provence, CNRS Universités d’Aix-Marseille, et ACCT Paris, 1988 (en ligne : https://horizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/divers18-05/27334.pdf ).

[4] Polène est en réalité le surnom de la femme de José Pivin, Odile Meyer, qui produit et anime l’émission. Ces informations proviennent du précieux blog d’André Limoges : http://andrelimoges.unblog.fr/2010/02/21/lemission-enfantine-de-radio-alger/

[5] Tous les plaisirs du jour sont dans la matinée, « Jean Rouch », RTF, production de José Pivin, diffusion le 29 juillet 1961, n° de notice INA : PHD89004597.

[6] Radio archives, « Cycle José Pivin, 1 : José Pivin réalisateur et auteur », France Culture, production Claire Chancel, diffusion le 11 septembre 1992, n° de notice INA : 00755118.

[7] À la poursuite des Maillots Noirs, premier épisode, France Culture, production José Pivin, diffusion le 1er octobre 1973, n° de notice INA : PHD99221577.

[8] Voir notamment Jacques Rancière, Le Travail des images. Conversations avec Andrea Soto Calderón, Dijon, Les Presses du réel, 2019.

[9] « C’était au début de mars en 1973, dans le Nord du Dahomey, avant les monts de l’Atacora. La région est forestière, plus particulièrement le long des marigots, ce jour-là à sec. Non loin du village de Pénisoulou, se dressait un arbre, âgé de 150 ans, 3m50 de diamètre aux contreforts » (Un arbre acajou, France Culture, production José Pivin, diffusion le 31 décembre 1975, n° de notice INA : PHD99225326.)

[10] « Avril 1976, Cameroun, dans la forêt tropicale, Edéa, l’après-midi, chaud et humide. Lumière grise. Le train vient de Douala sur la lagune devant la mer. Le train, voie étroite, quelques vieux wagons bondés, une matrice Diesel. Je voulais être secoué au même rythme que chacun. Se laisser conduire en même temps que tous dans la forêt, parler des pluies, s’offrir une banane ou une mangue, achetées à l’arrêt des villages. Franchir des ravins sur des viaduc, à 10 à l’heure, et, en se penchant, déborder sur le vide et les feuillages. Puis, la nuit arrivée, Yaoundé, la capitale. Changer de train. Et traverser les fraîcheurs du plateau de l’Adamaoua. Dormir. Respirer au milieu de souffles semblables, ballotés par les mêmes chaos, épaules serrées. Se réveiller sans se rappeler où l’on va, devant les épineux jaunâtres, sur un sol rouge. Boire le café d’une bouteille Thermos que promène un employé, et arriver le matin, à Ngaoundéré, au soleil qui domine les savanes brûlées du Nord » (Le Transcamerounais, France Culture, production José Pivin, diffusion le 18 août 1996, n° de notice INA : 00160676.)

[11] José Pivin : écoutes, hommage, ACR, France Culture, diffusion le 2 avril 1978, n° de notice INA : PHD99228976.

[12] « Pourquoi vouloir une fin ? Tableau fini, accord final. » // « La nuit étoilée sur les yeux, il n’avait pas peur de mourir. » // « Quand ma peau ne frissonnera plus au clair de lune, je serai bien morte. » // « Esclave de l’éternité. Et tout à coup la liberté ‒ se détache l’individu. » // « Comme un être que la terre ne retient plus, ne supporte plus. Oh, fin de mariage. » (Un arbre acajou, émission citée.)

[13] « […] Le trou du cul devient large comme un sac et on s’aperçoit que l’homme a une queue par derrière, comme un animal, un crapaud. […] Dans un village on a découvert des vivres chez un homme, un autre l’a tué. La famine a ensuite attaqué une jeune femme et la femme s’est avilie, elle a mangé des coques d’arachide et des saletés. La famine est allée trouver un homme qui s’est jeté dans une mare profonde pour se noyer. La famine s’est rendue à Pongola, et le boucher a mangé sa vache sans la tuer.  La famine a rendu les gens comme les ânes qui mangent de la crotte. Je l’ai vu, ils mangent la merde des enfants. […] » (Opéra du Cameroun, France Culture, production José Pivin, diffusion le 3 août 1976, n° de notice INA : PHD99225700.)

Auteur

Marion Chénetier-Alev est maître de conférences en études théâtrales à l’École Normale Supérieure d’Ulm, membre de l’UMR 7172 THALIM (CNRS). Ses recherches portent notamment sur les liens entre théâtre et radio, sur l’histoire sonore du théâtre, et sur l’histoire de la création radiophonique. Elle a publié avec Hélène Bouvier, L’Écho du théâtre : dynamiques et construction de la mémoire phonique, XXe-XXIe siècles (Revue Sciences/Lettres, n°5, 2017) ; « Les archives radiophoniques du théâtre : du théâtre pour les aveugles à un théâtre de sourds » (Revue Sciences/Lettres, n°6, 2019).

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Quelques réflexions autour du documentaire et sa difficulté d’être ici et ailleurs

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Toute grande entreprise a coutume d’installer – généralement dans lieux bizarres, combles, serres ou pavillons isolés- des laboratoires de recherche, banc d’essai, centres expérimentaux – centres plus ou moins marginaux, si l’on peut dire- dont il est attendu beaucoup mais dont on se défie toujours quelque peu [1].

Réfléchir à partir de la proposition « Désir de belle radio : documentaires » : un défi.

Si nous le relevons c’est que, depuis un certain temps, l’avenir d’une « belle radio » et de (beaux) documentaires nous semble incertain. Et ce pas seulement en France : dans beaucoup d’autres pays, les documentaires – surtout ceux dits « de création » – deviennent plus rares, se fabriquent dans des conditions plus contraignantes, disparaissent de la grille, parfois en même temps que le programme dédié, jusqu’alors, à leur production [2].

Mais comment répondre à un défi s’ouvrant sur un domaine vaste et obscur, semé d’embûches et hanté par le souvenir de jours (qui nous semblaient) meilleurs ?

Mon entrée en matière sera par les quatre mots clefs destinés à sous-tendre une réflexion qui, tout en restant fragmentaire, va tenter d’interroger l’état des choses à l’heure actuelle.

1. Désir

Curieusement – et peut-être seulement dans ce contexte particulier – c’est le mot désir qui est le plus facile à définir :

quelque chose auquel on aspire, vers lequel on tend (dit le Robert).

Pour le documentariste, le désir est une deuxième nature : désir d’arpenter des villes invisibles, d’écouter des mondes nouveaux, de les faire entendre en les écrivant avec des sons ne connaît pas de limites… alors qu’en même temps deviennent moins nombreux et plus étriqués les lieux où pratiquer cette écriture singulière ; des lieux qui « entendent bien » qu’écrire avec des sons est une activité qui prend du temps, beaucoup de temps ; et qui comprennent que le temps est le tribut qu’il faut payer au son capturé.

2. Beau

 Le poète dit :

Beauté c’est Vérité, Vérité est Beauté, – voilà tout

Ce que vous savez sur terre, tout qu’il vous faut savoir [3].

Mais le poète (John Keats) parle d’une forme de beauté, spécifique et codée – celle du classicisme grec – et le « beau » n’est pas une valeur absolue, empirique, immuable. « La beauté » est un concept abstrait, subjectif, variable, versatile, conditionnel, contingent, traître. En quelque sorte intraitable.

« Des goûts et des couleurs on ne discute pas », dit le proverbe.

Pour que quelque chose soit considéré comme « beau », il faut un contexte qui le reconnaît en tant que tel, qui désire qu’il le soit et qui est heureux de reconnaître qu’il l’est.

Il en va de même pour les documentaires.

Jusqu’à présent ce contexte « désirant » et (littéralement) « reconnaissant » a toujours été « la radio ». Mais si, un jour, cet espace n’existait plus – et on le craint par moments – quel « comble, serre, ou pavillon isolé » pourrait le remplacer ?

Faire « de la radio », c’est pratiquer un métier artisanal dont le savoir-faire est transmis sur le terrain, par des compagnons.

3. Radio

Ah ! Le comment, le comment !

Le comment c’est tout l’essentiel : les moyens techniques, les moyens financiers, certes, mais d’abord le moyen d’expression, la réflexion sur la radiophonie proprement dite, sur l’instrument radiophonique l’outil et la matière et la manière, sur les problèmes spécifiquement radiophoniques— son, forme, fond, texte, écriture [4]

« Avant »… c’est-à-dire :

avant la révolution numérique…

avant la démocratisation de l’outil permettant à tous de « faire de la radio » : (enregistrement, montage, mixage)…

avant, donc, le raz-de-marée de podcasts venu saturer un espace considéré, jusqu’alors, comme exclusivement « radiophonique »…

il fut un temps où on pensait savoir ce que le mot « radio » voulait dire.

Peut-être qu’on ne sait plus.

Si, parfois, nous oublions que les mots « radio » et « podcast » sont des métonymies (le nom de l’objet diffusé est remplacé par celui qui désigne le mode de diffusion), nous sommes obligés de constater que les mots « podcast » et « radio » sont en train de devenir interchangeables, synonymes.

Mais

est-ce que un « podcast » est « de la radio » ?

Est-ce qu’un « podcast » peut être « de la radio » ?

Est-ce qu’un « podcast » voudrait être « de la radio » ?

Est- ce qu’un « podcast » parle la même langue que la radio ?

Ou bien, est-ce qu’un « podcast » est « autre chose » ? (Nouvelle tentative pour s’emparer des ondes, par exemple ? Rappelons-nous les utopistes, les futuristes et les autres qui ont voulu le faire.)

Ou encore, (ce qui n’est pas impossible) est-ce qu’un « podcast » ne serait qu’une façon de faire, à moindres frais, quelque chose qui ressemblerait à « de la radio » ?

« Autre chose ».

Parfois, dans un forum comme celui-ci, on serait tenté d’oublier que la vocation première de la radio n’est pas la création mais la communication d’information rendue accessible au plus grand nombre, grâce à une ligne éditoriale séduisante. La diffusion de fictions et de concerts de musique (sous-produits de la grande culture « générale ») est assimilable à cette démarche ; alors que la création proprement « radiophonique » (pourtant mentionnée explicitement dans la charte de la plupart des radios d’état, dont Radio France) suscite rarement beaucoup d’enthousiasme de la part de ceux qui ont le pouvoir de décider de son sort. Destinée à un public minoritaire (« élitiste »), gourmande en moyens techniques (« chronophage »), de facture et de contenu variables (« suspecte »), la création sonore suscite toujours une certaine méfiance. Sa place n’est jamais acquise d’avance. Les espaces qui lui sont accordés s’acquièrent à un certain prix, et pas pour toujours.

Vous avez entendu le dernier programme de l’Atelier de création radiophonique tel qu’il a été conçu à sa création en octobre 1969. Une belle aventure prend fin aujourd’hui.

Je m’appelle René Farabet ; avec l’équipe de l’ACR et tous ceux qui nous ont accompagnés à travers le temps, nous souhaitons un bel avenir radiophonique à vous, auditeurs fidèles et exigeants [5].

Depuis des décennies se poursuit, ainsi, un jeu curieusement répétitif qui consiste à octroyer un espace « libre », destiné à la création, pour le reprendre quelques années plus tard [6].

Jeu de donner-pour-reprendre dont la forme (si, par hasard, on était effleuré par le désir de la dessiner) ressemblerait à celle de l’électrocardiogramme d’un cœur malade.

4. Documentaires

Domaine infini du vécu à saisir… désorganisation des structures brutes… organisation de l’en vrac du spontané [7]

En cherchant du côté des origines étymologiques du mot « documentaire », on trouve une définition bien plus austère que celle proposée par Alain Trutat. Du latin documentum (« modèle, exemple »), lui-même dérivé de docere (« montrer, faire voir, instruire »), le mot « documentaire » sert à désigner tout « objet » qui « documente » un « sujet » traitant d’un certain aspect du « réel ».

Quel que soit le sujet, la forme, ou le support, un documentaire se doit d’informer

Cousin germain du reportage (censé être « objectif »), le documentaire s’en distingue. Derrière le reportage se cache un « rapporteur », un porte-parole ; derrière le documentaire se révèle un auteur (et son imaginaire) dont la présence sera plus ou moins affirmée selon le type de documentaire qu’il voudrait faire et l’attente du programme auquel l’émission est destinée. Et la gamme-vaste- s’étend depuis « le-court-moment-de-réel-brut-à-peine-monté » jusqu’à ces documentaires dits (sans doute faute d’avoir trouvé mieux) « de création ».

Mais quelle que soit sa forme, faire un documentaire est toujours une entreprise hasardeuse. À partir de sons « sauvages » – et tout son capturé, déplacé de son environnement normal, devient « sauvage » – l’auteur aspire à créer un univers. Et, pourtant, le documentaire est souvent considéré comme le parent pauvre de la famille radiophonique – paradoxalement parce qu’il est composé de quelques sons « réels ». Il n’a pas les titres de noblesse de la fiction ou de la musique, pas l’authenticité du journal parlé, ni l’utilité d’un bulletin météo : il n’est pas traité avec les mêmes égards.

******

Quand l’homme a voulu imiter la marche, il a inventé la roue pas une jambe

disait Apollinaire [8].

Quand on me demande quel est mon métier, je dis que « je fais des documentaires ».

Je ne sais pas si c’est tout à fait vrai.

Il est vrai que mes « documentaires » traitent du monde réel – mais seulement d’une certaine façon ; que mes « protagonistes » sont des gens ordinaires, souvent anonymes ; que je partage avec le genre documentaire un certain goût pour cette banalité qui caractérise le réel (le réel est essentiellement banal) que je décline en moments discontinus composés de bribes de voix et de sons, toujours « naturels » – mais découpés, déplacés, mixes, sur-mixés…

Mais il est vrai, aussi, que loin d’informer, mes soi-disant documentaires – et ceux de beaucoup d’autres « documentaristes » – ne tiennent pas seulement à « informer » ; ils voudraient surtout faire rêver, transporter l’auditeur ailleurs, dans un espace-temps « autre ». Leur point de départ est rarement un sujet à documenter ; c’est une intuition, un détail. Le « sujet » se révèle fugitivement, progressivement, au fur et à mesure que la matière sonore se travaille. Le sujet est contenu dans le son. C’est le son qui va déterminer le sens. C’est le son qui est (en quelque sorte) le sens. « Le sujet », en fin de compte, sera probablement très peu de chose, du « presque rien » : quelques moments de « sensation vraie » (selon la phrase de Peter Handke).

******

Suite à des études de littérature française en Australie et en France, j’ai entamé – par hasard et avec un enthousiasme teinté d’innocence – une carrière à l’Australian Broadcasting Corporation. Je ne savais pas ce que « faire de la radio » voulait dire : je n’avais jamais été effleurée par le moindre désir d’en faire (bien que la radio m’ait accompagnée le long d’une enfance un peu solitaire, passée à la campagne).

À cette époque, l’ABC était « une radio de service » dont la mission (explicite) était de « vaincre la tyrannie de la distance » qui régnait sur un continent immense peuplé de 8 millions d’habitants. Le signal sonore était fort, et les formes épurées ; des sons et des voix traversaient les airs en lignes droites.

Dans mon souvenir, c’était assez beau.

Mais l’ABC était aussi une radio qui portait la trace – les stigmates ? –de ses origines. C’était une « radio colonisée », une copie conforme de la BBC – jusqu’à la moindre inflexion de chaque

voix.

Cela paraissait étrange, même à l’enfant que j’étais alors.

******

Tout ce qui est sonore aujourd’hui s’étouffe, a besoin de reprendre un peu d’air pour survivre, à la façon des oiseaux […]

En occident nous avons perdu l’oreille et c’est dire que nous sommes aveugles. Nos yeux s’arrêtent sur les objets mesurables et c’est dire que nous sommes sourds.

Il nous faudrait […] savoir que nos œuvres les meilleures s’inscrivent toujours dans le vent des sables [9].

******

Quand je suis arrivée à l’ABC pour y travailler, des années plus tard, tout avait changé. Les anciens moules étaient en train de craquer. Ça sentait la marihuana dans la rue et la révolution dans le studio. Partout – sur les murs et sur toutes les lèvres- le même mot d’ordre :

« à bas la colonisation culturelle ».

Le désir de « belle radio » était très fort. Et pour que la radio fût « belle » il fallait qu’elle parle notre langue.

La lutte idéologique s’est dédoublée (c’est souvent le cas) d’une dimension esthétique : le désir de trouver/ inventer/ posséder/ savoir manier un langage radiophonique qui soit vraiment à nous.

Paradoxalement, ce désir nous a amenés ailleurs.

Nous avons décidé d’écouter et d’analyser des créations radiophoniques provenant d’autres pays ; nous voulions entendre d’autres voix, d’autres formes, d’autres types de syntaxe sonore.

Ce sont les émissions de l’Atelier de création radiophonique de France Culture – de facture si différente d’autres formes radiophoniques croisées jusqu’alors – qui ont retenu mon attention : écheveaux de paroles et de sons d’où jaillissaient des mondes invisibles, des histoires racontées autrement, qui résonnaient ailleurs, quelque part au-delà de la parole.

Une façon d’ « écrire sur bande magnétique », disait Alain Trutat.

Et, c’est ainsi, en écoutant ces émissions singulières, que j’ai commencé à comprendre que le son pouvait être un langage à part entière, avec une syntaxe qui lui est propre.

Un langage dont toute tentative de transcription (autre que la trace qu’il laisse en nous) était vouée à l’échec.

Un langage écrit dans le vent des sables. Langage à jamais « étranger ».

Langage qu’il faudrait laisser dire ce que lui seul sait dire.

                                                                       ******

Son lavé, détaché de tout code, de toute convention psychologique. Pour.

Eternel rapport fond et forme et matière- la matière du son, élémentaire, nue, germinative.

Dire entre les lignes, entre les mots, le silence [10].

Notes

[1] Alain Trutat, « L’Atelier de création radiophonique », Cahiers d’Histoire de la radiodiffusion, n°92, avril-juin 2007, p. 197.

[2] L’Australian Broacasting Corporation (ABC) ; Danemarks Radio (DR) ; l’Italie (RAI) ; l’Espagne (RNE), les pays de l’ancienne Yougoslavie (dont surtout la Croatie, grande réalisatrice de documentaires de création) ; Yleisradio (Finlande) où les deux services de documentaires (de langue suédoise et de langue finnoise) ont disparu…

[3] John Keats, « Ode sur une urne grecque », dans Poèmes et Poésies, traduction Paul Gallimard, Paris, Mercure de France, 1910, p.148-149.

[4] Alain Trutat, op.cit., p. 198.

[5] Propos de René Farabet qui précèdent la diffusion de L’ingénieux maçon Lucio, de Cascante, Atelier de création radiophonique n°1399, diffusé sur France Culture le 30 décembre 2001. Enregistrement conservé à l’INA.

[6] Voir, par exemple, La radio d’art et essai après 1945, et La Radio après le Club d’Essai, Fabula, https ://www.fabula.org

[7] Alain Trutat, op. cit, p. 201.

[8] Guillaume Apollinaire, Les Mamelles de Tirésias, préface, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1967, p. 865.

[9] François Billetdoux, Dans le vent des sables, texte sur la Radiophonie écrit au moment de la première diffusion de l’ACR, le 3 octobre, 1969. Disponible à la BnF.

[10] Alain Trutat, op. cit, p. 200.

Liste des sons

1. Le Transcamerounais (extrait), par José Pivin, dans Prix Italia 1977, prod. René Farabet, France Culture, ACR du 23 octobre 1977. Enregistrement conservé à l’INA. Durée : 1’06.
2 Deux mouches s’étaient accouplées dans mon oreille, dans La Radio et les escargots, prod. René Farabet, France Culture, ACR du 10 juillet 1973. Enregistrement conservé à l’INA. Durée : 5’50.
3 Deux mouches s’étaient accouplées dans mon oreille (2e), même source. Durée : 5’00.
4. Phil Niblock : La Musique a besoin de temps, prod. René Farabet, France Culture, ACR du 20 octobre 1996. Enregistrement conservé à l’INA. Durée : 1’35.
5. Corbeau australien, enregistrement Kaye Mortley. Durée : 1’40.
6. Skye Boatsong, radio scolaire, archives Australian Broadcasting Corporation, date inconnue. Durée : 1’44.
7. Le voyage, par Kaye Mortley, France Culture, L’Expérience du 20 octobre 2019. Durée : 2’48.
8. India Song de Marguerite Duras, de et par Georges Peyrou, France Culture, Atelier de création radiophonique du 12 novembre 1974. Enregistrement conservé à l’INA. Durée : 3’30.

Auteur

Kaye Mortley, d’origine australienne, a fait des études de littérature française à Sydney (licence), Melbourne (master) et Strasbourg (doctorat), puis enseigné un temps à l’université avant d’intégrer le département « Fictions et documentaires » de l’Australian Broadcasting Corporation (ABC). Installée à Paris en 1981, elle produit des documentaires sonores pour l’ACR et d’autres émissions de France Culture comme Nuits magnétiques, Surpris par la nuit, L’atelier de la création ou (tout récemment) L’Expérience, ainsi que pour diverses radios d’État en Europe (Allemagne, Belgique, Finlande, Suisse), tout en gardant des liens avec l’ABC. Citons quelques œuvres à redécouvrir, parmi celles diffusées sur France Culture : Là-haut, le Struthof (ACR, 1995, version courte 1998) ; Une famille à Mantes-la-Jolie (ACR, 2000) ; Retour en Australie, série de 5 petites séquences sur les lieux de son enfance dans l’immense plaine de l’Ouest australien : « Le Train », « L’Aube », « La Route  », « L’École », « Le Soir » (Résonances, 2001) ; Dans la rue (Le monde en soi, 2005) ; La ferme où poussent les arbres du ciel (Les Passagers de la nuit, 2011, trois épisodes ; autre version dans L’atelier de la création, 2013) ; Thèbes: ville fauve, ville noire – the road movie (L’atelier de la création, 2011) ; Si je perdais mes oreilles… je deviendrais aveugle (L’atelier de la création, 2014). En 1989, sollicitée par Phonurgia Nova, elle se lance pour quelques décennies dans l’animation d’ateliers de « documentaire sonore de création », ateliers mêlant théorie et pratique de l’écriture sonore, dont témoigne un ouvrage collectif paru en 2013 sous sa direction, La Tentation du son (Phonurgia nova éditions). Des prix internationaux (Futura, Europa, Italia, IRAB, grand prix de la SCAM) ont salué la qualité de son travail à plusieurs reprises.

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Trois portraits : Élise Andrieu, Sophie Simonot, Marc-Antoine Granier

Échange avec trois auteurs de documentaires sur leur venue à la radio et leur pratique du documentaire de création. 

1 Préambule (Christophe Deleu, Irène Omélianenko)

2. Présentations des auteurs par eux-mêmes

2.1. Sophie Simonot

2.2. Marc-Antoine Granier

2.3. Élise Andrieu

3. Écoute et commentaire d’œuvres

3.1 Sophie Simonot, Vous êtes bien chez Sophie (2018)
3.1.1. Extrait

 

3.1.2. Commentaires

3.2. Élise Andrieu, Variations sur la beauté (2017)
3.2.1. Extrait

3.2.2. Commentaires

3.3. Marc-Antoine Granier, Ville souterraine (2019)
3.3.1. Extrait

3.3.2. Commentaires

4. Question sur l’enjeu politique de leurs documentaires 

Élise Andrieu : donner à entendre des choses qui font progresser l’humain, à partir de l’intime et du sensible.
Sophie Simonot : tout ce que je fais n’est pas à mettre sur le même plan.
Marc-Antoine Granier : avoir un point de vue, c’est politique.

5. Question sur leurs conditions de travail

Sophie Simonot : quand on est dans une démarche d’auteur, tout prend beaucoup de temps.
Élise Andrieu : c’est en m’inquiétant le moins que j’ai le plus d’énergie et d’idées.
Marc-Antoine Granier : il y a moins de place pour la création sonore sur les antennes publiques ; et pourtant je crois encore beaucoup au besoin de l’écoute collective.

Auteurs

Élise Andrieu produit des documentaires radiophoniques depuis une quinzaine d’années pour France Culture et Arte Radio. Citons ici En vie, une série en 9 épisodes sur Arte Radio en 2014, Variations sur la beauté dans La série documentaire sur France Culture en 2017 (mention spéciale pour les épisodes 2 et 4, « Splendeur de Notre-Dame » et « Le syndrome de Stendhal »), La lumière (2019) et Parmi les oiseaux 1 (2018) et 2 (2022), dans Les Pieds sur terre (France Culture). Élise Andrieu a à cœur de transmettre les histoires et les sons qui la touchent profondément, afin de donner à entendre l’infinie richesse de l’humain, dans toute ses singularités.

Sophie Simonot est auteure de documentaires radio/télé depuis 20 ans, reporter pour diverses émissions comme Là-bas si j’y suis, l’émission de Daniel Mermet désormais sur internet (la-bas.org) et Les Pieds sur terre (France Culture), et pour Arte Radio. Elle est l’auteur notamment de la série Vous êtes bien chez Sophie proposée sur Arte Radio en 2018 (le portrait d’une génération composé à partir des messages laissés par ses amis sur son répondeur téléphonique de ses 19 à 40 ans) et de La séparation, chronique de la vie d’un couple sur 25 ans, de son mariage à sa séparation et dix ans après cette séparation, en 7 épisodes de 28 minutes diffusés dans Les Pieds sur terre en 2020. Elle a également créé Le Son de ta Voix, où elle réalise des biographies radiophoniques pour les particuliers.

Marc-Antoine Granier est compositeur et réalisateur radio. La création radiophonique est pour lui une affaire de curiosité, de mélanges des genres et d’influences multiples. Depuis plusieurs années, ses œuvres sonores et radiophoniques entrent en résonance avec l’univers urbain et tout ce qui a trait à notre « urbanité ». Parfois à la marge, les récits ou les sons qu’il recueille, volontiers insolites, font évoluer ses créations entre documentaire, écriture poétique et narration musicale. Parmi les pièces (au sens musical) qu’il a produites pour des radios, citons : Entre les mères (France Culture, 2015), Total désir (France Culture, 2018), Ville souterraine. Подземный город (RTBF, 2019 ; Prix Phonurgia Nova 2019), 23 Nuits. Poésie urbaine du fragment nocturne (France Culture, 2021). Citons aussi La pièce s’appelle Nightbird (GrainZ / École Estienne, 2021), pièce sonore tirée d’un travail collaboratif et expérimental avec la prestigieuse École Estienne. Site personnel : marcangranit.com.

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Produire des documentaires de création à France Culture : la nécessité de la collaboration


Face à la difficulté de saisir des figures d’auteurs singuliers dans les programmations de documentaires de création au sein de France Culture, l’auteur de cet article a décidé de mener une enquête auprès de producteurs délégués, de réalisatrices et d’une coordinatrice pour cerner les modalités de fabrication en vigueur sur la chaîne de service public et chaîne historique de production de documentaires sonores de création. Cette enquête permet de mettre en lumière des modalités de collaboration ainsi que les effets des contextes de production sur les acteurs et les contenus.

Faced with the difficulty of identifying figures of singular authors in the programming of creative documentaries within France Culture, the author of this article decided to conduct a survey of executive producers, directors and a coordinator to identify the manufacturing methods in force on the public service chain and historical production chain of creative sound documentaries. This survey sheds light on the modalities of collaboration as well as the effects of production contexts on actors and content.


Texte intégral

Le documentaire sonore de création offre une hétérogénéité de formes qui rend difficile son analyse, comme l’a d’emblée relevé Christophe Deleu dans le chapitre qu’il consacre à l’essai de définition de cette forme de récit radiophonique dans son ouvrage Le documentaire radiophonique  [1], paru en 2013. Qui plus est, un auditeur en quête d’auteurs radiophoniques se trouve assez rapidement orienté vers les productions qui se situent après les débuts de l’Atelier de création radiophonique (ACR), créé en 1969 et dirigé par René Farabet jusqu’en 2001 comme l’a souligné l’appel du colloque d’où est issu ce numéro. La multiplicité des contenus pourrait-elle expliquer à elle seule la difficulté d’entendre émerger des écritures qui font œuvre et dépassent l’unicité de l’objet ? La chaîne France Culture a bien participé au fil de nombreuses années, dans le cas d’une de Kaye Mortley[2], à la construction patiente d’une écriture singulière que nul ne conteste, à l’élaboration d’une œuvre radiophonique au sens propre, donc. Mais le parcours de Kaye Mortley ne représente-t-il, pas dans le système de production des documentaires de création, une survivance d’un mode opératoire hérité des origines qui lui aura permis de construire une œuvre ?

Cela pose la question de la possibilité du « devenir auteur ». Quelles conditions permettent ce développement ? Pour quelles raisons est-ce devenu si difficile de repérer des auteurs dans les diffusions de documentaires de création sur France Culture ? En parcourant, sur le site internet de la chaîne, les émissions dédiées aux documentaires de création depuis L’Atelier de la création, quelques ACR maintenus avec parcimonie, Création on Air et maintenant L’Expérience, on relève une diversité qui semble témoigner d’une grande liberté accordée aux auteurs dès lors que le traitement narratif du projet s’annonce comme étranger à un fonctionnement communicationnel de l’objet radiophonique. Dans les espaces dédiés à la production de documentaire radiophonique de création, la radio n’est pas perçue comme un media de masse conditionné par les règles de la communication mais comme une brève hétérotopie sonore qui s’invite dans la programmation de la chaîne. Les diverses présentations des émissions annoncent cette volonté d’ouverture à des aventures hors normes, des jeux avec le genre documentaires :

L’Atelier de la création s’aventure sans autre boussole que le goût de l’intime et celui de l’extime, le plaisir des enregistrements bruts autant que les montages ciselés, le respect du recueillement et celui du vagabondage, le désir de donner à entendre les Ateliers timides autant que L’Atelier de création radiophonique (le premier jeudi de chaque mois), avec l’espoir de toucher parfois des terres inconnues…

 

Création On Air, un espace d’expérimentation sonore tous les mercredis et jeudis sur France Culture. S’aventurer sans autre boussole que le plaisir des enregistrements bruts autant que les montages ciselés, avec l’espoir de toucher parfois des terres inconnues…

 

Documentaire d’auteur et d’écriture sonore, L’Expérience est un espace libéré des genres radiophoniques (magazine, reportage, documentaire, fiction…), qui s’en affranchit ou qui les mêle. C’est un temps d’expression du singulier.

[…] Ce nouvel espace se décline également sous forme de collections en accueillant L’Atelier de création radiophonique (ACR), et des productions pour le Cinéma sonore.

Intense expérience de l’auteur, de l’équipe qui l’enregistre, de ceux qui vont l’écouter, L’Expérience promet d’être un voyage unique de vécus particuliers, de mises en situation originales, de moments de vie enregistrés en temps réel, de paysages sonores parcourus ou de moments performatifs en direct. Intimes ou rares, les limites de L’Expérience sont inconnues [3].

On perçoit dans cette volonté affichée par les coordinateurs un héritage des pairs fondateurs : « la fondation d’un Atelier de création radiophonique tend à réaffirmer par des œuvres nouvelles la vitalité de l’expression radiophonique originale et la primauté de l’invention permanente dans les arts [4] ». Mais si la liberté d’écriture semble réelle aux oreilles de l’auditeur, qu’en est-il au moment de la production ? Quelle différence entre la présentation d’une émission créant un horizon d’attente chez les auditeurs comme chez les porteurs de projets et la réalité de la production ? Peut-on valider l’hypothèse selon laquelle 

[l]e documentaire poétique s’appuie sur une écoute dite « réduite », et considère le son pour lui-même. C’est moins le sens des propos entendus qui est central, que la valeur esthétique des univers sonores. […] L’écoute figurative (qui s’intéresse à la provenance des sons) et l’écoute codale (qui se fixe sur le sens du message délivré) seront ici au second plan [5].

L’écoute d’une quantité significative de documentaires de création aura tendance à fragiliser cette définition, tant les auteurs semblent recourir à des modes narratifs variés, y compris des modes que l’on serait tenté de classer du côté des documentaires d’interaction à visée informative. Pourtant leurs productions se trouvent accueillies dans les espaces dédiés à la création. On pourrait se demander s’il n’y a pas un moment, dans la temporalité de la fabrication, susceptible de modifier la trajectoire d’une intention poétique en l’éloignant du périmètre de la création. Pour répondre à cette question, il nous apparaît important de saisir les modalités de production d’un geste documentaire qui entend ancrer son projet dans la dynamique du documentaire de création.

À France Culture, les modalités de production ont une particularité que l’on ne trouve nulle part ailleurs et qui placent l’auteur d’un projet dans un environnement de relations complexes. Après avoir défini cet écosystème singulier, nous en interrogerons les conséquences. Derrière les conditions de productions, c’est la question de l’auteur qui se dessine en creux, au point que l’on est conduit à s’interroger sur la façon dont les acteurs d’un processus de création s’accordent dans un ensemble de flux et d’impératifs. Pour esquisser une réponse à ces nombreuses interrogations liées, j’ai choisi de convoquer la méthode de l’enquête orale. Les témoins rencontrés sont au nombre de six et occupent des fonctions concernées par le champ de cette étude : coordination, réalisation, production déléguée et ont évolué ou évoluent au sein des émissions consacrées au documentaire poétique sur l’antenne de France Culture : Atelier de création radiophonique (ACR), L’Atelier de la création, Création on Air, L’Expérience. Au centre de mon enquête, je situe la trajectoire de Kaye Mortley, qui aura ici le rôle de modèle.

1. État des lieux des conditions de production

Lorsqu’on est auteur et que l’on a un projet de documentaire, on écrit son idée de projet que l’on adresse au coordonnateur de l’émission ciblée. Si le projet retient l’attention, il est alors proposé à un chargé de réalisation qui entrera en contact avec l’auteur pour les premiers échanges sur les intentions de ce dernier. Il arrive qu’auteur [6] et réalisateur aient déjà émis le désir de collaborer ensemble avant cette phase de sélection, alors le binôme est déjà formé et a souvent commencé à échanger sur le projet. Néanmoins, au stade où le projet est retenu par la production, l’équipe technique – composée des techniciens preneurs de son en studio et sur le terrain et de l’ingénieur du son responsable du mixage – n’est pas encore désignée et le sera en fonction des plannings, souvent tardivement au moment du tournage et du mixage.

Il convient de souligner que l’auteur, bien que n’étant pas un permanent de l’antenne, est responsable de son projet et qu’il lui revient de planifier et organiser le tournage : ce qu’il souhaite enregistrer et qui il souhaite interviewer. Il doit alors s’assurer que cette organisation correspond au temps alloué par la production. On soulignera d’emblée qu’il est ainsi question de composer une équipe dont producteur et réalisateur sont les acteurs constants pendant toute la durée de fabrication.

Or la création de cette équipe se fait dans un temps restreint et intense – de l’ordre de dix à douze jours – et elle doit aboutir à la réalisation d’un documentaire au format défini par la programmation qui est actuellement de 58 minutes. On peut alors s’interroger sur la façon dont l’auteur intègre cette logique de production et devra désormais développer son projet avec le réalisateur et non plus seul avec ses désirs d’écriture, lesquels peuvent être plus ou moins développés. De même que l’on peut s’interroger à propos des réalisateurs qui se trouvent associés tout aussi intensément au projet d’un auteur qu’ils ne connaissent pas le plus souvent et avec la nécessité de mener à bien la production selon les moyens techniques, financiers et temporels dont il dispose.

Il n’est pas encore question de se demander si la collaboration fonctionnera entre ces deux collaborateurs et si elle permettra un développement satisfaisant ; à ce stade, on se rend déjà compte que les rôles sont distribués par un cadre et que les agents doivent s’accommoder des moyens qui leurs sont alloués. Cela est vrai pour toute activité, y compris une activité de création, car la production est le premier cadre dans lequel s’inscrit tout acte soutenu financièrement. Malgré tout, la question des moyens et de leur compression, qui s’est accrue dans le temps, est trop souvent revenue dans les témoignages pour être ignorée. Il faudrait en effet définir un seuil minimal en deçà duquel il devient difficile voire impossible de prétendre à l’acte créateur. En effet ceux de nos témoins qui ont traversé plusieurs décennies d’émissions dédiées au documentaire de création radiophonique ont pu souligner l’érosion du temps mais aussi la modification du cadre de production dans le sens d’une moindre liberté donnée aux équipes en création. Les auteurs ont vu le temps dédié à la production d’un documentaire passer de plusieurs mois pour l’Atelier de création radiophonique dirigé par René Farabet, à dix ou douze jours avec 43 heures de montage pour une heure de programme, aujourd’hui. On assiste donc à une compression du temps d’une part, mais aussi un déplacement dans la conception de l’auteur qui était au centre de la production pendant les décennies Farabet. C’est précisément cette liberté qui a intéressé Kaye Mortley lorsqu’elle y a forgé ses premières pièces pour France Culture.

Dans cet état des lieux des conditions de production, il convient de préciser que le temps de préparation n’est pas compris dans le contrat conclu entre le producteur délégué et la chaîne, mais seulement le temps de la fabrication. La préparation est la phase essentielle au cours de laquelle l’auteur se nourrit, par exemple, des archives Ina qu’il écoute et sélectionne afin de les intégrer dans le montage, et commence à opérer un dialogue entre ces contenus sonores et les enregistrements qui seront réalisés en équipe. C’est aussi une phase de repérage du terrain et des témoins, de préparation approfondie de son projet qui comprend de nombreuses heures, les plus nombreuses sans doute. Or ce temps long de la préparation solitaire, qui est certainement un garant essentiel de la qualité du projet, entre en confrontation avec le temps court de la fabrication, qui exclut ou réduit très considérablement la possibilité du doute, des tentatives et des erreurs inhérents à l’acte créatif.

Ajoutons que la compression du temps et des moyens s’accompagne désormais d’une accélération de la production, qui voit s’enchaîner les étapes : tournage, dérushage, réalisation, mixage. On assiste ainsi au déploiement d’un écosystème de production en inadéquation avec ce pour quoi il existe : produire des œuvres de pensée et de création.

Or, auteurs et réalisateurs insistent sur le fait qu’il faut pouvoir respirer entre le tournage et le montage, revenir sur une séquence de montage, avoir une solitude d’auteur pendant la fabrication, « se nettoyer » les oreilles avant le mixage. Cet état des lieux résulte à la fois de mon expérience de productrice déléguée pour deux documentaires [7] réalisés à France Culture et de mon enquête auprès des témoins qu’il est désormais temps de présenter.

2. Choix des personnes interviewées.

L’enquête a été motivée par un désir de comprendre les impacts que les assignations de rôles peuvent avoir tant sur les professionnels impliqués que sur les documentaires. J’ai voulu atteindre une complémentarité dans les témoignages en choisissant d’une part des duos d’auteur-réalisateur ayant pu collaborer à plusieurs reprises, d’autre part des parcours variés dans la production sonore et radiophonique. Cette circulation dans la parole de chacun m’a permis d’entrapercevoir la singularité des cheminements et de voir émerger des lignes saillantes dans le paysage ainsi créé au fil des témoignages. Les six témoins que j’ai écoutés occupent ou ont occupé des fonctions de conseillère de programmes, coordination, réalisation, production déléguée.

Pour son rôle de conseillère de programmes, coordinatrice de plusieurs émissions dédiées au documentaire de création mais aussi pour son expérience de documentariste, j’ai désiré m’entretenir avec Irène Omélianenko. Aux fonctions de réalisation, j’ai entendu Nathalie Salles – œuvrant à la réalisation de documentaires aussi bien de création qu’informatifs – et Véronique Lamendour, également réalisatrice pour plusieurs émissions documentaires mais avec une spécialisation dans le documentaire de création depuis une dizaine d’années. J’avais également l’intention de recueillir le témoignage de Manoushak Fashahi pour analyser la relation singulière qu’elle développe depuis les années 2000 avec Kaye Mortley mais il nous fut impossible de nous rencontrer pour des raisons de disponibilité. Du côté des auteurs, j’ai rencontré Éric Cordier, Laure-Anne Bomati et Kaye Mortley. Éric Cordier est musicien, plasticien, performer et a produit une dizaine de documentaires de création avec Nathalie Salles. Laure-Anne Bomati s’est formée au CREADOC. Elle est engagée dans plusieurs collectifs de création dont « Étrange miroir » à Nantes et réalise des créations sonores pour des spectacles et des expositions. Elle a produit trois documentaires de création avec Véronique Lamendour. Enfin, Kaye Mortley est documentariste pour de nombreuses radios en France et à l’échelle internationale [8] ; elle a essentiellement collaboré avec Manoushak Fashahi depuis une vingtaine d’années dans ses productions pour France Culture.

3. Vu du côté de la réalisation

Lorsque j’interroge Nathalie Salles sur la manière dont elle vit son rôle de réalisatrice dans l’association avec un auteur, elle commence par me dire qu’elle a besoin de rencontrer l’auteur avant de commencer le travail, afin de sentir comment l’auteur porte son projet et s’il est plus ou moins conscient des enjeux liés à la production radiophonique. Elle procède donc à un diagnostic opérationnel pour vérifier si l’auteur est en capacité de saisir les éléments importants dans la phase de tournage afin que son travail de réalisation ne soit pas empêché par manque d’éléments. Elle a besoin d’assister aux enregistrements car le tournage, indépendamment des considérations techniques, est nécessaire pour lui permettre d’entrer dans le projet de l’auteur. Il lui est donc difficile de récupérer des enregistrements menés en amont de la production, bien que cela puisse se faire exceptionnellement.

Si sa fonction de réalisatrice veut qu’elle soit davantage en position d’observation immersive pendant le tournage et que ce moment soit celui de l’auteur, elle entre néanmoins en action dès lors qu’elle sent un auteur un peu en fragilité sur son projet. Elle est alors en capacité de forcer un peu en intervenant et en provoquant certaines prises ou en faisant reformuler des paroles car elle est déjà dans la projection du montage et elle sait déjà si elle aura la matière pour réaliser. Ainsi l’attitude prise par Nathalie Salles dans la production du documentaire la place dans un rôle de superviseur en capacité de garantir un résultat de production et une efficacité. Elle se considère comme facilitatrice : « J’accompagne l’auteur et j’y mets évidemment le savoir-faire du métier. »

Mais si le métier permet de produire dans un cadre donné il ne fait pas tout. Elle ajoute donc qu’elle doit se sentir stimulée et en relation avec l’auteur pour s’investir dans le projet car elle est animée par le désir et l’énergie de l’autre. Sans cette relation qui va jusqu’à la confiance et la capacité de l’auteur à collaborer avec elle, la production ne peut se faire dans de bonnes conditions. Dès lors qu’elle sent qu’une forme d’accord est trouvée entre les deux personnes elle se place là où elle sent qu’elle peut se placer, s’adaptant à la nature de la collaboration.

Lorsqu’on aborde la façon dont elle travaille avec les auteurs pour tenter de cerner la question de l’auctorialité comme garante d’une singularité, on obtient une réponse complexe : dans un documentaire de création, fond et forme se confondent, alors que dans un documentaire informatif la procédure diffère, que le plus souvent l’auteur y est en charge du contenu quand la réalisation se concentre sur les ambiances et les musiques. À partir du moment où le processus de création d’un documentaire de création ne permet pas de séparer clairement les rôles, il revient aux équipes éphémères de trouver les modalités de leur collaboration et de faire naître des aventures forcément singulières. Cependant, il arrive que la rencontre ne se fasse pas. Les raisons évoquées par les deux réalisatrices sont l’instrumentalisation de leur fonction par un auteur omniscient.

On perçoit d’emblée dans ce témoignage que la production d’un documentaire porté par un auteur fait appel à cet impalpable qui est la capacité des individus à s’entendre, à œuvrer ensemble alors qu’ils ne se sont pas choisis et qu’ils ont peu de temps pour se connaître. En plus des conditions matérielles s’ajoute donc l’adéquation des caractères qui ne peut être garantie. Je me souviens que c’est une des premières choses que m’avait dites Irène Omélianenko lorsque je l’avais rencontrée pour discuter de mon projet de documentaire sur Didier-Georges Gabily pour l’émission Une vie, une œuvre, ensuite réalisé par Nathalie Salles.

Certains des éléments soulevés par Nathalie Salles reviennent dans le témoignage de Véronique Lamendour. Elles se rejoignent notamment sur la question de l’investissement nécessaire sans quoi il n’y a pas de plaisir à faire ce métier. Pour toutes les deux, les premiers échanges avec l’auteur sont essentiels. Ils permettent de saisir ce qui anime le projet et sont considérés comme un premier temps essentiel à la collaboration qui a la vertu de préciser le projet voire parfois de « le faire accoucher », selon l’expression employée par Véronique Lamendour.

Pour ce qui concerne les conditions de production, celle-ci insiste beaucoup sur le temps qui lui manque, ce qu’elle vit mal, alors que Nathalie Salles ne soulève pas d’emblée ce problème comme pouvant générer un mal-être dans sa fonction. Les rapports que l’une et autre entretiennent avec cette question sont différents : là aussi la question du caractère entre en jeu dans la façon de vivre le métier et de s’adapter à la situation. Nathalie Salles semble pouvoir s’accommoder de la compression du temps et adopte l’attitude qu’il faut pour contrôler le bon déroulement du projet dans un rythme soutenu, même si elle reconnaît que la situation est inconfortable et qu’elle génère une tension nerveuse accusée par le corps. De son côté, Véronique Lamendour a une présence plus calme. Elle est observatrice et laisse travailler l’auteur au moment du tournage, laissant les choses se dérouler comme elles le doivent [9]. Mais précisément le resserrement des conditions de production entre en conflit avec cette façon d’habiter la fonction. Dans son témoignage, elle parle de la vitesse dans laquelle elle est prise dans les dernières émissions et des conséquences que cela peut avoir sur la possibilité de faire naître une forme dite « documentaire de création ». Cet argument fait écho à l’entretien mené avec Irène Omélianenko : pour faire un documentaire, il faut non seulement avoir un projet et être habité par lui mais aussi avoir du temps et de la solitude pendant la fabrication, pas seulement avant.

Véronique Lamendour parle elle aussi de projet et non de sujet : lorsqu’elle s’engage dans la réalisation, elle cherche un projet pour lequel elle trouve un intérêt. Revient encore une fois l’énergie dégagée par l’auteur comme élément vital à la possibilité de collaboration. Elle précise également ne pas aimer l’habitude et préférer explorer, faisant alors entendre combien ce métier a besoin d’être nourri par des auteurs habités par un désir de création et en capacité d’explorer des formes et des approches non-conventionnelles. On sent poindre la relation complexe qui se noue entre désir d’auteur, désir de réalisateur et conditions de production qui sont aussi des conditions de travail.

Du côté de la production, les arguments en faveur du projet sont forts et garantissent la sélection d’une proposition, mais coordinatrice comme réalisatrices reconnaissent aussi la situation de précarité dans laquelle se trouvent les auteurs. Elles ont parfaitement conscience qu’un documentaire peut être proposé non parce qu’il est mûri et rêvé mais parce qu’il permet d’avoir des heures pour l’intermittence, malgré la faible rémunération que perçoivent les producteurs délégués. Ceci est un fait qui pourrait également concourir à expliquer la difficulté à voir émerger des œuvres : l’insuffisance de la rémunération cumulée à l’insuffisance des moyens qui conditionnent les enregistrements et la réalisation, puis l’enchaînement des actions, aboutissent à un écosystème défavorable à l’émergence de documentaires sonores de création.

C’est notamment cette grande fragilité financière qui règle la question de l’auctorialité, cette fois-ci du point de vue contractuel et juridique. Il est clairement établi que seul l’auteur perçoit des droits d’auteurs redistribués par la SCAM [10] et que ce versement compense la faible rémunération allouée pour la production déléguée d’un documentaire. Ainsi, bien que les modalités de collaboration entre auteur et réalisateur fassent intervenir la dimension artistique de la réalisation, la reconnaissance de la production intellectuelle d’une œuvre de création et œuvre de l’esprit revient uniquement au producteur délégué. Cette répartition reconnaît l’origine du projet comme appartenant exclusivement à l’une des deux parties quand bien même elle serait associée à d’autres parties dans l’action de mettre en œuvre son idée. Voyons à présent les modalités de collaboration entre les deux réalisatrices rencontrées et deux auteurs avec lesquels elles ont pu collaborer à plusieurs reprises.

4. Deux expériences concrètes de collaboration : Éric Cordier et Nathalie Salles, Véronique Lamendour et Laure-Anne Bomati

Lorsque je demande à Éric Cordier et Nathalie Salles – dans des entretiens séparés – comment se passe leur collaboration, l’enthousiasme est partagé et le plaisir est réel pour chacun. Éric Cordier me dit qu’ils sont parfaitement compatibles parce que lui est musicien et que l’articulation dramaturgique ne l’intéresse pas au premier plan, ce pourquoi il suit sans difficulté les propositions narratives de Nathalie Salles lorsqu’il les trouve pertinentes. Dans cet espace laissé fluctuant par l’auteur musicien, la réalisatrice se voit offrir une place stimulante qui ne devient pas le lieu d’une négociation mais celui d’une liberté qui lui est offerte. D’autres auteurs, plus engagés dans la poétique du récit, ne délègueraient pas si facilement cet espace-là. Tous deux forment un duo de collaborateurs artistiques faisant bouger les lignes des fonctions.

Or, il est important de souligner que la qualité de cette collaboration a mûri dans le temps long de l’expérience partagée et s’est construite au fil de la dizaine de documentaires qu’ils ont construits ensemble. On en revient toujours à la notion de temps, qui d’une manière ou d’une autre permet à la création d’advenir. Chez Nathalie Salles et Éric Cordier, les aventures passées nourrissent les aventures en devenir et il se construit une forme de compagnonnage qui s’accommode des conditions de productions libérales. L’un et l’autre ont acquis la capacité à œuvrer ensemble là où des collaborations naissantes ne peuvent se reposer sur cet acquis de l’expérience commune. C’est grâce à leur connaissance mutuelle qu’il leur est possible d’atteindre rapidement la zone de création. Ce duo-là m’amène à questionner la circulation de l’auctorialité. Nathalie Salles se défend d’être considérée comme autrice mais accepte d’être considérée comme collaboratrice artistique. Éric Cordier y souscrit également de son côté.

Concernant la collaboration entre Véronique Lamendour et Laure-Anne Bomati, les entretiens ne permettent pas de mettre leur relation à un niveau de complicité et de complémentarité aussi développé, certainement pour les raisons évoquées précédemment. Néanmoins, Laure-Anne Bomati insiste sur le fait qu’un lien de confiance et un accord de travail a pu se construire au fil des trois collaborations. Il m’a cependant été difficile de détecter les indices pour avancer dans la question sur l’auctorialité.

C’est la raison pour laquelle j’ai précisé mon enquête sur la réalisation du documentaire Tôt ou tard… Quitter Tanger pour lequel l’autrice avait obtenu une bourse SCAM. La préparation de son terrain avait alors pu se faire in situ, à Tanger, où elle s’était rendue plusieurs fois. Elle avait ainsi pu choisir ses personnages et nourrir son projet de la singularité de leur parcours de vie. Le documentaire en question est précisément centré sur le désir de départ qui anime les personnes rencontrées. Au moment où la réalisation est financée par l’émission Création on air, une équipe composée de l’autrice, la réalisatrice et le technicien son se rend à Tanger pour enregistrer les voix et les sons d’ambiances pour la composition du paysage sonore qui parcourt la création. Laure-Anne Bomati était arrivée une semaine avant le tournage et avait pu constater que certains des témoins qu’elle souhaitait enregistrer avaient quitté Tanger. C’était là un risque inhérent au projet puisque tel était leur désir et que c’est précisément ce désir de départ qui l’intéressait. Grâce à son long travail de repérage, elle a pu trouver de nouveaux personnages pour assurer le tournage lorsque les collaborateurs techniques sont arrivés. L’équipe de production était alors présente pour trois jours à Tanger ce qui est une durée très courte qui ne peut supporter le contretemps. Or les aléas se sont imposés lorsque le matériel d’enregistrement a été confisqué à l’aéroport d’arrivée pour n’être restitué que la veille du départ. Heureusement, l’autrice avait apporté son enregistreur – ce qui a pu sauver des enregistrements – mais le matériel professionnel a été rendu bien tardivement et a obligé l’équipe à trouver des solutions pour effectuer les prises de son d’ambiance avant le départ.

L’entretien menée avec l’une et l’autre m’apprend par ailleurs que Véronique Lamendour a accompagné Laure-Anne Bomati dans la construction dramaturgique en la rassurant sur le fait qu’elle pouvait laisser le temps à la parole de se déployer longuement. Ici, la réalisatrice lui a donné confiance pour aller dans le sens de son écriture. Mais, en tant que réalisatrice, elle a aussi fait des propositions pour stimuler la narration et a invité l’autrice à faire entendre sa voix dans les interstices des témoignages car il lui importait d’entendre ce qui animait le projet. Il n’est encore une fois pas question de se revendiquer auteur, mais d’être dans une relation de collaboration avec l’auteur.

5. Autour de Kaye Mortley

Les sons sont comme des pensées qui se mélangent. Ce n’est jamais monochrome. Je ne cherche pas à restituer le réel comme il s’exprime. Je prends le réel et je le retourne dans tous les sens jusqu’à être un kaléidoscope. Je trouve qu’il y a trop de paroles, je voudrais qu’il y en ait de moins en moins [11].

Ces phrases prononcées par Kaye Mortley ont une densité poétique et lorsqu’on l’invite à parler de son travail, il y a ces échappées dans le langage qui ponctuent la conversation. Des paroles, il y en a mais c’est leur disposition, leur résonance qui les fait vivre plutôt qu’un sens organisé à la manière du discours. Le discours cadre le langage, il est une organisation établie dans la logique d’une transmission d’information. Et c’est cela que fuit Kaye Mortley, nous semble-t-il. Il n’est pas question d’enfermer un auditeur ni de s’enfermer soi-même. Comment alors concilier un esprit qui aime vagabonder dans le réel avec les logiques de production que nous venons d’énoncer ? Si les sons sont comme des pensées qui se mélangent, est-ce qu’on peut être libre de penser quand on est contraint ? Si le réel est un kaléidoscope à force d’être retourné, est-ce que l’exercice peut se combiner à deux ? Peut-on demander à deux esprits d’écrire en « kaléidoscopie » ? Ou l’énergie qui circule dans les jeux d’associations entre les sons n’est-elle pas si fragile qu’elle doive être seule avec elle-même ? Je me suis demandée comment Kaye Mortley faisait pour produire des documentaires avec un tel sens du fragment dans le montage qu’il en vient à ressembler à une composition musicale faites de motifs, d’éclats, de virgules et parfois aussi d’unités syntaxiques de discours organisé.

N’ayant pas eu accès au témoignage de Manoushak Fashahi, il m’est impossible de développer les modalités de leur collaboration. Néanmoins, il n’est pas incohérent d’avancer que pour être réellement auteur, il est nécessaire de créer ses espaces de liberté tant que cela est possible. Une question s’impose : est-ce que la logique de production à laquelle nous accordons notre attention est en accord – au sens musical du terme – avec la pratique de Kaye Mortley ? Convenons que pour écrire avec des fragments de réel, il est nécessaire d’enregistrer beaucoup de matière, ce qui implique une disponibilité de temps mais aussi une attitude à l’égard du terrain. Cette disponibilité est synonyme de liberté accordée à l’auteur, liberté qui se joue dès l’enregistrement, or la production de documentaires à France Culture repose sur une répartition des tâches. La technique n’est pas l’affaire de l’auteur, car la technique est un métier nécessitant un savoir-faire. Il est important de souligner que les métiers sont protégés. Le problème survient quand les plannings de l’organisation du travail restreignent les possibilités de récolter, cueillir les sons qui pour certaines œuvres, dont celles de Kaye Mortley, sont comme des notes de musiques dans une partition. Nombreux sont les auteurs qui se sentent dépossédés de leur écriture à partir du moment où ils ne peuvent assurer leurs enregistrements car c’est dans ces moments décisifs que la matière commence à vivre et il faut pouvoir l’écouter vivre, se laisser traverser par elle, se mettre en résonance avec elle, avec ces sons du monde, ces voix, ces rencontres qui se font au micro et qui parfois ne pourraient se faire autrement. La logique de l’interview programmée ne convient pas à toutes les écritures. Il faut parfois pouvoir mener de brèves conversations, circuler et enregistrer des instantanés de vie.

À France Culture, l’auteur est pris dans un réseau de relations, heureux pour certains, contraignant pour d’autres, habitués, comme Kaye Mortley, à glisser parmi les fonctions sans distinction et qui considèrent les phases de production non pas comme des phases techniques mais comme faisant partie du mouvement de l’écriture. Un auteur se construit au fil des années et, dans sa construction, les contextes de production éprouvés sont décisifs. Kaye Mortley, en produisant des émissions pour la radio australienne où elle a commencé sa carrière, puis en circulant dans les radios européennes, a été placée dans des situations d’écritures divergentes. Il n’y a qu’à France Culture que les fonctions sont ainsi compartimentées. Ailleurs, le producteur est responsable du fond comme de la forme et œuvre seul jusqu’au moment du mixage où il travaille avec un ingénieur du son. Alors ce moment du mixage est décisif. La majeure partie des témoins entendus considèrent les mixeurs comme des magiciens qui deviennent de plus en plus essentiels à mesure que le temps de la réalisation est compressé. Tous ont parlé de l’importance du mixage comme étant le moment ultime où la rencontre se fait avec un nouveau collaborateur découvrant le projet et le révélant par une nouvelle écoute. À de nombreuses reprises il aura été question du mixage comme d’une pratique mystérieuse et alchimique.

*

Cette enquête m’amène à formuler une conclusion en demi-teinte quant à la capacité qu’aurait France Culture à faire émerger des voix singulières mais aussi à accompagner des auteurs pourtant reconnus dans le paysage du documentaire de création radiophonique, tant les contraintes pèsent sur tous les acteurs. Mais il n’en reste pas moins vrai que la diffusion d’un documentaire sur France Culture est symboliquement importante pour un auteur ; il s’y joue parfois une question de légitimité. De même que l’on ne niera pas l’importance des belles expériences de collaboration vécues tant par des auteurs que par des réalisateurs.

Notes

[1] Christophe Deleu, Le documentaire radiophonique, Paris, L’Harmattan et Ina éditions, « Mémoires de radio » 2013.

[2] Nous employons ici le verbe « participer » pour souligner le fait que Kaye Mortley a construit son œuvre en circulant dans diverses radios à l’échelle internationale et que les modalités de productions éprouvées dans ces radios ont elles aussi façonné la fabrique de son œuvre.

[3] Présentation des émissions sur le site internet de France Culture.

[4] Christophe Deleu, op. cit., p.172. C. Deleu cite Jean Tardieu, « Pour un Atelier de création radiophonique – projet », texte daté du 24 avril 1968, publié dans Cahiers de la Radiodiffusion, n°62, octobre-décembre 1999, p.153.

[5] Ibid., p. 171.

[6] Dans le vocabulaire en cours à Radio France, l’auteur du projet investit la fonction de producteur délégué.

[7] Défaut d’ingérence : paroles de casques bleus en ex-Yougoslavie (production déléguée avec Anne Kropotkine), Véronique Lamendour (réalisation), Irène Omélianenko (production), France Culture, L’atelier de la création, 3 septembre 2014. Et Didier-Georges Gabily (1955-1996) : Revenir sur les lieux, Nathalie Salles (réalisation), Irène Omélianenko (production), France Culture, Une vie, une œuvre, 3 juin 2017.

[8] Radios finnoises, suisses, belges, allemandes et australienne.

[9] C’est ainsi que j’ai vécu la collaboration avec l’une et l’autre et je reconnais dans ces entretiens, l’énergie des deux réalisatrices avec lesquelles j’ai eu à collaborer.

[10] Société civile des auteurs multimédias.

[11] Kaye Mortley, entretien avec Séverine Leroy, octobre 2021.

Bibliographie

Anne-Marie Autissier et Emmanuel Laurentin, 50 ans de France Culture, Paris, Flammarion, 2013.

Christophe Deleu, Le documentaire radiophonique, Paris, L’Harmattan et Ina éditions, « Mémoires de radio » 2013.

Kaye Mortley, La tentation du son, Arles, Phonurgia Nova, 2013.

*

Laure-Anne Bomati (production déléguée), Véronique Lamendour (réalisation), Tôt ou tard… Quitter Tanger, dans Création on air, prod. Irène Omélianenko, France Culture, 28 septembre 2016.

Éric Cordier (production déléguée), Nathalie Salles (réalisation), XIE, Picabian night, dans Création on Air, prod. Irène Omélianenko, France Culture, 2 décembre 2018.

Kaye Mortley (production déléguée), Manoushak Fashahi (réalisation), Le voyage, dans L’Expérience, prod. Aurélie Charon, France Culture, 20 octobre 2019.

Auteur

Séverine Leroy est maîtresse de conférences en études théâtrales à l’Université Catholique de l’Ouest à Angers et « apprentie documentariste » sonore. En fonction des productions, elle est autrice indépendante ou productrice déléguée pour France Culture (Défaut d’ingérence : paroles de casques bleus en ex-Yougoslavie, avec A. Kropotkine en 2014 et Didier-Georges Gabily 1955-1996 : Revenir sur les lieux, en 2017). Après avoir consacré sa thèse à la poétique de la mémoire dans l’œuvre théâtrale de Didier-Georges Gabily (2015), elle a essentiellement développé ses recherches en direction des processus de création en s’intéressant à l’archivage, la documentation et désormais le documentaire sur le geste créateur (La fabrique du spectacle : http://www.fabrique-du-spectacle.fr/ UOH, Univ.Rennes2, projet européen ARGOS). Elle est membre du consortium européen réuni dans le projet ARGOS : observatoire des processus de création (Europe Créative Culture 2018-2021). Elle mène des activités de recherche création en lien avec les pratiques sonores de la recherche et réalise des documentaires sonores à dimension artistique ou de recherche. Ses documentaires sonores liées aux processus de création sont : Variation Rothko : une immersion sonore, 30’16, 2021 ; À l’écoute du Purgatorio au TeatrO Bando, 31’06, 2021 ; Sonorités d’une partition scénique : La terra dei lombrichi, 34’22, 2021, tous trois issus des terrains européens du projet ARGOS. Le documentaire audiovisuel : C’est quoi être ensemble ? Dans le processus de création de Sauvage, réal : Séverine Leroy et Henri Huchon, 44’00, 2021, s’ajoute à cet ensemble. Ces productions sont accessibles via le lien suivant : https://www.lairedu.fr/recherche/?re=argos. Séverine Leroy a par ailleurs co-fondé le collectif Micro-sillons à Rennes en 2012 avec Anne Kropotkine et mené des réalisations sonores (avec Gwendal Ollivier) en s’intéressant particulièrement à la puissance poétique des matériaux archivistiques (Les sons de l’arrière, 2015 ; Sur les routes : petites et grande histoire de la décentralisation théâtrale, 2016 ; Sur écoute, 2016.) En 2019, elle signe un documentaire consacré à l’histoire de l’ADEC qu’elle réalise en compagnonnage avec Henry Puizillout (Histoires d’amateurs : les cinquante ans de l’ADEC, 2019). En avril 2022, elle sera en résidence de création avec le CNCA (Centre National pour la Création Adaptée) de Morlaix pour un documentaire sonore dans le service enfance de la fondation Ildys à Brest.

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Écrire avec les voix des autres : quels enjeux éthiques derrière le « beau documentaire » ?


Le documentaire sonore, en tant qu’art de terrain mettant en jeu les voix d’« acteurs sociaux » (Nichols, 2001) diversement situés, est indissociable d’une éthique de l’enregistrement. Le positionnement des auteurs et des autrices vis-à-vis des personnes enregistrées se manifeste dans les dispositifs techniques et les modes d’énonciation employés, autant que dans la composition du documentaire. Une attention stylistique au documentaire sonore doit donc examiner ce positionnement et sa traduction esthétique, prenant acte d’une redéfinition du style comme « praxis globale » (Pouillaude, 2020). L’étude comparée de trois productions contemporaines, celles de Raphaël Krafft, Mehdi Ahoudig et Anouk Bâtard, et Sylvie Gasteau, permet de dégager différents ethos de documentaristes (ethos du reporter, du détective ou de l’ami·e), qui sont autant de manières de recueillir et de diffuser les voix des autres.

Sonic documentary, as a field art, staging voices of « social actors » (Nichols, 2001) from different backgrounds, is deeply interwinded with an ethics of recording. The authors standpoints, and their attitude to the ones they record, manifest in technical devices, speech acts, and in the documentary composition. A stylistic consideration of sonic documentary thus demands to analyze these standpoints and their aesthetic translation, taking account of a redefinition of style as a « global praxis » (Pouillaude, 2020). The compared study of three contemporary productions, by Raphaël Krafft, Mehdi Ahoudig and Anouk Bâtard, and Sylvie Gasteau, reveals different documentary ethos (the reporter’s, the detective’s and the friend’s ethos), which are as many ways to collect and broadcast voices of others.


Texte intégral

Le « beau documentaire » radiophonique s’inscrit dans un ensemble plus vaste d’écritures contemporaines issues du « tournant ethnographique » des arts. Collectant et agençant les voix des autres pour produire des récits à référentialité forte, les documentaristes sont confrontés à des enjeux éthiques indissociables de l’esthétique de leurs créations. La pratique de terrain tout autant que le montage des voix engagent la responsabilité des auteurs et autrices vis-à-vis des personnes enregistrées. Cette contribution propose de dégager quelques outils d’écoute critique pour rendre compte de la diversité de leurs positionnements, et d’interroger ainsi la possibilité, sinon d’une réflexion déontologique, du moins d’un travail réflexif sur les manières d’enregistrer et de diffuser les mots d’autrui, à l’heure où la popularité et l’économie du podcast sont en pleine expansion. Après un retour sur quelques bases théoriques resituant cette réflexion dans un dialogue avec les sciences sociales, je tenterai d’illustrer, à travers trois études de cas, la diversité des pratiques de mise en récit des voix des autres, et l’éthos d’auteur ou d’autrice qu’elles impliquent.

1. Quels enjeux éthiques d’un art radiophonique de terrain ?

1.1. Le documentaire sonore dans le « tournant ethnographique»

En France, le documentaire radiophonique s’est construit dans les années 1960 dans une double rupture avec l’espace du studio comme seul lieu de l’expression radiophonique, et avec les voix des élites intellectuelles qui monopolisaient l’antenne. En 1972, René Farabet, qui participe, au cœur de l’Atelier de création radiophonique, à l’invention d’un art spécifiquement radiophonique, écrit : « le monde est le studio de demain [1]. » Ainsi, une certaine radio « d’expression [2] », pour reprendre les termes de Yann Paranthoën, ou de « création [3] », comme la désignerait plus volontiers Kaye Mortley, va devenir un art sonore de terrain, notamment à la faveur de l’invention du Nagra.

Comme les autres arts, la radio connaît alors un « tournant ethnographique » ‒ selon l’expression proposée par le théoricien américain Hal Foster [4]. Dans son désir d’écritures tournées vers le réel, elle rencontre de nouvelles questions d’ordre esthétique, mais aussi éthique. Les documentaristes vont désormais enregistrer les voix de l’autre social ou culturel, autrement dit de personnes réelles, diversement situées, que l’approche documentaire transforme en « acteurs sociaux » (social actors), ou en « joueurs culturels » (cultural players) [5], selon Bill Nichols, théoricien du cinéma documentaire. Comme dans toute relation d’enquête qui « transform[e] […] la vie des autres en terrain [6] », la responsabilité de l’auteur ou de l’autrice est alors engagée. Sa présence et la diffusion de l’œuvre sont susceptibles de bouleverser les existences des protagonistes au-delà de ce qu’il ou elle aurait anticipé ou souhaité. De plus, la relation d’enregistrement, à l’instar de toute relation ethnographique, peut être porteuse d’un rapport de force où un pouvoir est exercé par celui ou celle qui enregistre sur les personnes enregistrées, qui plus est quand ces dernières n’ont pas la main sur la phase de montage.

Les sciences humaines ont depuis longtemps posé cette question éthique, de différentes manières selon les disciplines : en défendant la nécessité d’une histoire des classes populaires pour les historiens et historiennes, en déconstruisant le rapport colonial aux groupes étudiés du côté de l’anthropologie, ou en analysant les mécanismes de domination de classe, de genre, ou de race qui interfèrent avec l’enquête pour les sociologues.

1.2. Écrire avec les voix des autres

D’autre part, la spécificité du documentaire sonore est l’utilisation de la voix comme matériau d’écriture et la centralité de celle-ci dans la représentation d’autrui, qu’elle soit employée pour le contenu propositionnel de ce qu’elle dit ou comme matière sonore. En l’absence d’image, la voix tient lieu de « visage », au sens de Levinas, c’est-à-dire de « présence en face [7] » de l’autre. Mais cette voix de l’autre, et ses manières de parler, sont elles-mêmes prises dans des déterminations sociales. Pierre Bourdieu a montré que les styles de voix étaient socialement situés, soumis à des hiérarchies reflétant la hiérarchie des groupes sociaux [8]. Une inégalité proprement vocale existe alors, par laquelle on reconnaît à certaines voix plus de légitimé qu’à d’autres, et le documentaire sonore, en tant que forme polyphonique, est inéluctablement pris dans ces conflits linguistiques et sociaux.

À ce titre, le documentaire radiophonique relève, comme le roman tel que le décrivait Mikhaïl Bakhtine, d’une expression plurilinguiste, au sens où « c’est précisément la diversité des langages, et non l’unité d’un langage commun normatif, qui apparaît comme la base du style [9] ». Bakhtine ajoute que la prose romanesque exprime ainsi « une sensibilité à la concrétion et à la relativité historique et sociale de la parole vivante », en vertu de laquelle elle « s’empare du mot, chaud encore de sa lutte, de son hostilité, du mot point résolu encore, déchiré entre les intonations et les accents hostiles, et, tel quel, le soumet à l’unité dynamique de son style [10]. » La représentation des styles de voix et la valeur qui leur est attribuée dans l’économie du récit sont alors loin d’être neutres sur le plan politique, a fortiori quand le documentaire sonore prétend donner à entendre « la voix des délaissés [11] », pour reprendre les mots de Laurent Demanze à propos des littératures factuelles contemporaines. À titre d’exemple, dans un article sur « Les mondes du travail dans les documentaires de France Culture, années 1980-1990 », Cécile Morin remarque que les voix des travailleurs manuels sont systématiquement captées dans leur environnement de travail, ou entourées de bruits au montage, tandis que les voix des intellectuels sont enregistrées dans « l’acoustique neutre d’un bureau ou d’un studio », ce qui « contribue à mettre en valeur le contenu sémantique de leurs paroles au détriment de ses composantes acoustiques, et à [leur] conférer de fait une portée d’ordre général et atemporel [12] ».

1.3. Une praxis globale

La question éthique du positionnement du documentariste face à ces voix peut alors être prise comme point de départ pour penser l’esthétique du documentaire radiophonique. Cette réflexion nécessite de considérer, au-delà de la forme finie, fixée par le montage, un ensemble de pratiques : les gestes d’enregistrement des documentaristes, les types de relation instaurées avec les protagonistes, les manières d’agencer les voix récoltées, voire les manières de restituer aux participants le travail terminé. Cela revient finalement à écouter les documentaires sonores non seulement comme des œuvres, mais comme des « praxis globale[s] [13] », selon l’expression proposée par Frédéric Pouillaude, praxis dans lesquelles la situation d’enregistrement et tout ce qui s’y joue importent autant que la création de la trame de la pièce.

2. Quelques exemples de gestes, d’esthétiques et d’ethos documentaires.

Je vais maintenant évoquer trois exemples de pièces radiophoniques qui présentent différents positionnements et manières d’écrire avec les voix des autres. Dans le champ de la diffusion radiophonique, le documentaire sonore est situé à l’interface entre le productions journalistiques et artistiques (la frontière entre les deux étant souvent incertaine). Les auteurs et autrices des pièces choisies ne se reconnaissent pas nécessairement comme documentaristes, mais leurs pièces sont diffusées dans des créneaux qui ont une couleur éditoriale commune : d’un côté les émissions de France Culture se réclamant d’une « radio cousue main [14] » (LSD, la série documentaire et Création on Air), et de l’autre, Arte Radio.

2.1. Les voix d’un documentaire journalistique embarqué

Le premier exemple est un documentaire de Raphaël Krafft, réalisé par Guillaume Baldy, intitulé Nord-Mali, l’opération Iroquois [15]. Il constitue le premier épisode d’une série sur l’armée française diffusée dans LSD en 2017. Raphaël Krafft se revendique comme journaliste plutôt qu’auteur de radio [16]. Il travaille souvent sur des terrains lointains, parfois dangereux, dans la tradition du grand reportage. Ses émissions donnent à entendre des situations concrètes à forte portée politique : il couvre notamment la crise de l’accueil des migrants, et a fait plusieurs tours de France à vélo ‒ accompagné d’Alexis Montchovet ‒ en période d’élections, dans une visée radiophonique. Il rend compte de ces situations à échelle humaine en donnant la parole aux acteurs et actrices qui y sont impliqués, tout en donnant des informations sur le contexte global.

Dans Nord-Mali, l’opération Iroquois, les personnages sont les militaires de l’armée française : des officiers supérieurs et des soldats d’infanterie. Face au micro, leurs voix s’expriment dans un langage militaire très codifié, qui laisse parfois place à des « paroles sensibles », des paroles plus subjectives quand les soldats baissent la garde, à la faveur d’une plaisanterie de l’intervieweur ou d’un « moment de poésie » (Raphaël Krafft), où ils témoignent de leur expérience du désert et de la difficulté psychologique de la mission. Raphaël Krafft utilise pour les capter un micro MS de bonne qualité, mais « tout-terrain », qu’il tient toujours à la main, ce qui lui permet dit-il d’installer une proximité physique avec l’interviewé et une relation égalitaire. Ces paroles directes, d’interview, alternent avec des voix en situation, participant d’une action, ponctuées par les questions du reporter. Raphaël Krafft revendique un rapport franc et transparent vis-à-vis des personnes qu’il enregistre. Mais il évoque aussi la figure du « confesseur » pour décrire sa posture, c’est-à-dire un mélange d’empathie et d’autorité. Et en effet le reporter n’hésite pas se montrer critique, à poser « des questions qui fâchent » (qui ne seront pas coupées au montage), interrogeant les protocoles d’action des militaires (comme le fait de tirer en direction d’une silhouette suspecte avant qu’elle soit identifiée ou non comme ennemie) ou le climat émotionnel qui accompagne la mission, notamment l’exaltation des hommes à l’approche des mêmes suspects qui se révèleront être de simples bergers accompagnant leur troupeau. Ancien engagé, sa connaissance des codes militaires lui permet de ne pas dépasser la limite au-delà de laquelle il trahirait la confiance de ses interlocuteurs. Au contraire, le montage fait entendre la relation de camaraderie – masculine – qu’il noue avec les soldats, les tutoyant volontiers, plaisantant avec eux, et partageant leurs conditions de vie le temps du tournage. La voix de Raphaël Krafft intervient aussi régulièrement, pour indiquer le contexte d’une prise de parole, décrire un lieu, ou situer dans le temps un enregistrement. Ce n’est pas une voix off enregistrée en studio qui légende le son, mais plutôt un ensemble de notes orales. Raphaël Krafft assume ainsi pleinement une fonction de régie dans la narration.

Son positionnement oscille donc au fil du documentaire entre prise de distance, qui va de pair avec la prétention à l’objectivité, et empathie vis-à-vis de ses interlocuteurs aux côtés desquels il est embarqué (son expérience physique du terrain participant d’ailleurs à légitimer le contenu rapporté). On pourrait donc dire que l’ethos du reporter consiste à viser le juste milieu entre ces deux pôles. Cet équilibre peut d’ailleurs évoluer en fonction des sujets : dans son documentaire Passeur [17], l’empathie l’emporte, et c’est sa propre voix qui prendra le devant pour se mettre en scène plus embarqué encore par la situation qu’il était venu documenter, puisqu’il décide d’aider lui-même des réfugiés à franchir la frontière.

2.2. Les voix de la réalité : une polyphonie inquiète

La deuxième pièce de cette étude de cas est Qui a connu Lolita ?, une enquête de Mehdi Ahoudig et Anouk Bâtard, produite par Arte Radio en 2010 [18].

Mehdi Ahoudig se présente comme documentariste. Il pratique l’art du son (« certainement le meilleur outil pour le documentaire », selon ses mots) à travers des réalisations radiophoniques, mais aussi en tant qu’ingénieur du son pour le théâtre et réalisateur de films. Il s’intéresse essentiellement à des sujets de société, et en particulier à la vie dans les quartiers populaires. Qui a connu Lolita ? est une collaboration avec Anouk Bâtard alors journaliste à Radio Grenouille.

Cette pièce fait entendre une grande diversité de personnages (en termes de genre, de classes sociales et d’origines géographiques), interrogés sur les circonstances de la mort de Lolita et ses deux enfants retrouvés dans leur appartement, à Marseille. Sous le motif du fait divers, le genre du récit tient à la fois du thriller policier et du tableau réaliste, car l’enquête est aussi un prétexte pour dresser le portrait d’un quartier. On entend les voix des riverains, de la voisine de Lolita, des membres de la communauté cap-verdienne de Marseille, d’un vice-procureur, d’un directeur d’école primaire, d’un prêtre… Ces personnes sont enregistrées dans des espaces publics, sur leur lieu de travail ou chez elles. Mehdi Ahoudig réalise les entretiens avec un micro perché [19], positionné en dessous du visage et non en face afin de laisser de l’espace à l’interviewé. Il choisit la stéréo pour ne pas emprisonner la parole dans la situation d’interview et laisser ouverte la possibilité d’une sortie, d’un déplacement, une expression gestuelle spontanée. Au montage, le dispositif d’enregistrement n’est pas explicité comme chez Raphaël Krafft : les questions sont coupées et les voix données à entendre dans leur élément, d’où un certain effet de réalisme.

Il en résulte un récit polyphonique, où les prises de paroles se contredisent, diffèrent l’interprétation. L’effet produit est un « relativisme linguistique [20] » dans lequel aucune voix n’a plus d’autorité qu’une autre. La parole est mise en scène dans son échec à rendre compte du réel. Le rôle des auteurs n’est alors plus de révéler une vérité, mais de donner à sentir les paradoxes de l’affaire. Par ailleurs, comme chez Raphaël Krafft, une parole vive est enregistrée en situation mais il s’agit moins de rendre compte d’une action que de faire entendre des instants signifiants qui évoquent indirectement, de manière oblique, métaphorique, le sujet de l’enquête. Une scène enregistrée dans une église, où un mendiant se voit refuser l’aumône par un prêtre élargit, à une dimension presque mythique, la question de la charité, de l’entraide et du vivre ensemble impossible.

Dans l’absence de dénouement qui caractérise nombre de récits d’enquêtes contemporains, Laurent Demanze voit une manière de troquer « le désir de comblement herméneutique [21] » contre une « ouverture infinie de la pensivité [22] » – un terme qu’il emprunte à Roland Barthes – dans laquelle le jugement est suspendu et l’énigme maintenue. Le récit produit alors « une adresse éthique : non plus penser une vérité, formuler une conclusion, mais penser à un individu, dans une teneur fortement dédicatoire du récit [23]. » Cette analyse correspond tout à fait au documentaire de Mehdi Ahoudig et Anouk Bâtard, qui peut s’entendre comme un tombeau, au sens littéraire, un tombeau de voix à la mémoire de Lolita.

2. 3. Parler ensemble : l’amitié comme mode documentaire

Le troisième volet de cette étude de cas est une pièce de Sylvie Gasteau, réalisée par Benjamin Chauvin, Alain Joubert et Anne Fleury,  Anne de Jongh la rebelle à Licorne, diffusé en 2016 dans Création on Air sur France Culture [24]. Sylvie Gasteau ne se réclame pas du documentaire, elle préfère « émission » ou « essai radiophonique » pour désigner ses productions [25], qui assument une hybridité générique forte, influencées par le théâtre, la musique, et son goût du romanesque.

Cette pièce est un portrait à trois voix d’une femme qui vit avec un important handicap moteur et a de grandes difficultés d’élocution : Anne de Jongh. Sylvie Gasteau écrit dans la présentation de l’émission :

J’appréhendais d’enregistrer Anne tant parler lui coûtait d’efforts. Et j’ai très vite su qu’il fallait non pas retranscrire le récit d’Anne, mais s’en saisir comme d’une matière sonore précieuse, inédite, musicale, tout en maintenant le récit de sa vie, car Anne a beaucoup de choses à dire et a grandi dans la musique.

Pour raconter son histoire, Sylvie Gasteau fait appel à Jacques Livchine, comédien et vieil ami de Anne. Le documentaire se construit alors comme un passage de relais entre eux trois, rythmé et résolument joyeux. Il inclut aussi quelques paroles extérieures, enregistrées auprès des militants de Vivre Debout, l’association pour l’autonomie des personnes en situation de handicap dont Anne a fait partie. Sylvie Gasteau prend en charge la trame narrative, qu’elle rédige à la deuxième personne et lit devant Anne qui répond et réagit au micro. Ce dispositif est une manière de ré-adresser ce qui aurait pu être voix off à la première concernée, de la remettre en mouvement en lui donnant une forme de dialogue. Jacques Livchine quant à lui fait un récit comique de ses « 14 souvenirs, les pires qui soient » avec Anne, que l’on entend rire avec lui, renchérir ou corriger les anecdotes. Par ailleurs, le montage de la voix de Anne permet d’aider sa parole, de la fluidifier, et les chutes issues de ce montage sont composées en un prologue musical qui ouvre la pièce.

Ce qui distingue Sylvie Gasteau des exemples précédents, c’est la mise en scène d’une énonciation collective. Le partage de la parole et de l’écoute est au cœur de son éthique radiophonique. Elle raconte commencer toujours un enregistrement par le partage du casque avec celle ou celui qu’elle va enregistrer ; « c’est presque un acte de politesse », dit-elle. Ici, il ne s’agit pas de poser des questions à son héroïne, mais d’enregistrer une conversation entre amis adressée à un public. Le dispositif est clairement affiché : le documentaire relève d’un faire-ensemble. La réalisatrice adopte un positionnement solidaire : la mise en voix collective de la vie d’Anne participe à sa lutte pour l’autonomie, à la critique du validisme qu’elle a menée toute sa vie. La pratique documentaire consiste alors à parler avec et pour ses amis, avec sororité et humour, en défendant la possibilité d’une énonciation partagée et d’un monde commun. De plus, l’amitié et la complicité entre les protagonistes autorisent railleries et plaisanteries, par-delà le tabou que représente le handicap, comme par exemple quand Jacques Livchine raconte l’obstination d’Anne à participer à une randonnée de « théâtre de montagne » en Lozère malgré l’inaccessibilité du terrain à son fauteuil électrique, et s’exclame : « Mais quelle plaie cette fille ! Quand on est handicapée on la ferme ! » Les rires d’Anne conjurent tout malaise, et réaffirment son désir farouche « d’être traitée comme tout le monde ». Il ne s’agit donc pas de « donner la parole » à une personne en situation d’exclusion, mais bien plutôt, comme le dit encore Laurent Demanze, de « mener ensemble une critique des représentations acquises et des langues convenues de la société pour faire surgir [en elle] quelque chose d’irréductible [26]. »

Le documentaire de Sylvie Gasteau s’oppose alors à celui de Mehdi Ahoudig et Anouk Bâtard comme un chœur s’opposerait à un récit choral. Dans Qui a connu Lolita ?, la construction narrative en montage alterné isole les voix dans leur vision singulière de l’évènement. Au contraire, dans Anne de Jongh, la rebelle à la licorne, c’est en parlant d’une seule voix que les trois personnages dressent le portrait haut en couleurs de l’une d’entre eux, comme un chœur tragique, transformé ici en troupe comique.

Conclusion

Trois types d’éthos se dégagent donc de ces documentaires. Le premier, l’ethos du reporter, produit un récit à visée explicative, où l’auteur cherche à se situer dans un juste milieu, entre empathie pour ses interlocuteurs et regard critique sur le terrain. Le second serait un ethos de détective, qui « bat en brèche la nécessité d’informer en mettant en scène un exercice de perplexité [27] », dans un récit d’enquête polyphonique. Enfin, le troisième est un ethos d’amie, de camarade de vie et de lutte, qui met en œuvre un « geste de solidarité énonciative » (Laurent Demanze) et fait du documentaire un espace de partage de la parole. Ces différents ethos sont autant de manières de recueillir les voix de celles et ceux qu’on appelle parfois les « personnages » du documentaire, et de les donner à entendre à des auditeurs et auditrices, derniers maillons dans cette circulation de la parole. Ce faisant, le documentaire radiophonique relève d’une pratique d’écoute spécifique, médiée par des outils d’enregistrement, qui apparaît finalement comme une modalité de l’être-ensemble. Ainsi, au-delà du geste esthétique de mise en forme des voix, il pourrait-être décrit comme un art de la rencontre.

Notes

[1] René Farabet, Bref éloge du coup de tonnerre et du bruit d’ailes, Arles, Phonurgia nova, 1994, p. 21.

[2] Cité par Christian Rosset dans Yann Paranthoën : l’art de la radio, Christian Rosset (dir.), Arles, France, Phonurgia nova, 2009, p. 11.

[3] Kaye Mortley, La tentation du son, Arles, Phonurgia nova éditions, 2013, p. 15.

[4] Hal Foster, « L’Artiste comme ethnographe » ou la “fin de l’histoire” signifie-t-elle le retour à l’anthropologie ? » dans Face à l’histoire, 1933-1969, Paris, Flammarion/Centre Georges Pompidou, 1966, p. 498-505.

[5] Bill Nichols, Introduction to documentary, Bloomington, Indiana University Press, 2001, p. 5.

[6] Isabelle Clair, « Faire du terrain en féministe », Actes de la recherche en sciences sociales, 2016/3, n° 213, juin 2016, p. 69.

[7] Emmanuel Levinas, Totalité et infini : Essai sur l’extériorité, Paris, Livre de Poche, 1990, cité par Fabrice Métais, Toucher l’autre par le monde : approche phénoménologique, éthique et érotique de la technologie, Thèse de doctorat en philosophie, sld François-David Sebbah, Université de Technologie de Compiègne, 2013, https://hal.archives-ouvertes.fr/tel-01766310/document, PDF p. 35.

[8] Pierre Bourdieu, Ce que parler veut dire : l’économie des échanges linguistiques, Paris, Fayard, 1982.

[9] Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Daria Olivier (trad.), Paris, Gallimard, 1978, p. 129.

[10] Ibid., p. 151.

[11] Laurent Demanze, Un nouvel âge de l’enquête. Portraits de l’écrivain contemporain en enquêteur, Paris, Corti, 2019, p. 27.

[12] Cécile Morin, « Le cliquetis des linotypes. Les mondes du travail dans les documentaires de France Culture, années 1980-1990 », Socio-anthropologie, no 41, juin 2020, p. 163-178.

[13] Frédéric Pouillaude, Représentations factuelles : art et pratiques documentaires, Paris, Éditions du Cerf, 2020, p. 152.

[14] Selon le texte de lancement de l’émission LSD, présentée par Perrine Kervran.

[15] Raphaël Krafft & Guillaume Baldy, Nord-Mali, l’opération Iroquois, série L’armée française : des rues de Paris au désert du Sahara pour LSD, La série documentaire, diffusé le 13/02/2017 sur France Culture, consulté le 05/03/2022.

[16] Selon un entretien réalisé avec Raphaël Krafft le 28/11/2020. Sauf précision, les citations entre guillemets des paragraphes suivants sont issues du même entretien.

[17] Raphaël Krafft & Jean-Philippe Navarre, Passeur – Comment j’ai fait passer la frontière à des réfugiés, série Passer les frontières, 4 histoires de frontières, pour LSD, La série documentaire, diffusé le 12/09/2016 sur France Culture, consulté le 03/01/2022.

[18] Anouk Bâtard & Mehdi Ahoudig, Qui a connu Lolita ?, mis en ligne le 28 septembre 2019, sur Arteradio.com, consulté le 03/01/2022.

[19] Selon un entretien réalisé avec Mehdi Ahoudig le 24/11/2020.

[20] Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, op. cit., p. 145.

[21] Laurent Demanze, Un nouvel âge de l’enquête, op. cit., p. 272.

[22] Ibid., p. 275.

[23] Ibid., p. 277.

[24] Sylvie Gasteau & Benjamin Chauvin, Alain Joubert, Anne Fleury, Anne de Jongh, la rebelle à Licorne, Création on Air, diffusé le 08/09/2016 sur France Culture, consulté le 03/01/2022.

[25] Selon un entretien réalisé avec Sylvie Gasteau le 26/11/2020.

[26] Laurent Demanze, Un nouvel âge de l’enquête, op. cit., p. 114.

[27] Ibid., p. 31.

Bibliographie

Émissions

AHOUDIG Mehdi & BÂTARD Anouk, Qui a connu Lolita ?, mis en ligne le 28 septembre 2019, sur Arteradio.com, consulté le 03/01/2022.

KRAFFT Raphaël & BALDY Guillaume, Nord-Mali, l’opération Iroquois, série L’armée française : des rues de Paris au désert du Sahara pour LSD, La série documentaire, diffusé le 13/02/2017 sur France Culture, consulté le 05/03/2022.

GASTEAU Sylvie & CHAUVIN Benjamin, JOUBERT Alain, FLEURY Anne, Anne de Jongh, la rebelle à Licorne, Création On Air, diffusé le 08/09/2016 sur France Culture, consulté le 03/01/2022.

Ouvrages et articles

BAKHTINE Mikhaïl, Esthétique et théorie du roman, Daria Olivier (trad.), Paris, Gallimard, 1978.

BOURDIEU Pierre, Ce que parler veut dire : l’économie des échanges linguistiques, Paris, Fayard, 1982.

CLAIR Isabelle, « Faire du terrain en féministe », Actes de la recherche en sciences sociales, 2016/3, n° 213, juin 2016, p. 66-83.

DELEU Christophe, Le documentaire radiophonique, Paris, L’Harmattan, Ina éditions, 2013.

DEMANZE Laurent, Un nouvel âge de l’enquête. Portraits de l’écrivain contemporain en enquêteur, Paris, Corti, 2019.

FARABET René, Bref éloge du coup de tonnerre et du bruit d’ailes, Arles, Phonurgia nova, 1994.

FOSTER Hal, 1996, « L’artiste comme ethnographe, ou la “fin de l’Histoire” signifie-t-elle le retour à l’anthropologie ? », dans Le retour du réel : situation actuelle de l’avant-garde, Yves Cantraine, Frank Pierobon et Daniel Vander Gucht (trad.), Bruxelles, la Lettre volée, 2005.

LEVINAS Emmanuel, Totalité et infini : essai sur l’extériorité, La Haye, Martinus Nijhoff, 1971.

MÉTAIS Fabrice, Toucher l’autre par le monde : approche phénoménologique, éthique et érotique de la technologie, Thèse de doctorat en philosophie, sld François-David Sebbah, Université de Technologie de Compiègne, 2013. Thèse inédite, consultable au format PDF sur HAL (https://hal.archives-ouvertes.fr/tel-01766310/document).

MORIN Cécile, « Le cliquetis des linotypes. Les mondes du travail dans les documentaires de France Culture, années 1980-1990 », Socio-anthropologie, n° 41, juin 2020, p. 163-178.

MORTLEY Kaye, La tentation du son, Arles, Phonurgia nova éditions, 2013.

NICHOLS Bill, Introduction to documentary, Bloomington, Indiana University Press, 2001.

POUILLAUDE Frédéric, Représentations factuelles : art et pratiques documentaires, Paris, Éditions du Cerf, 2020.

ROSSET Christian (dir.), Yan Paranthoën : l’art de la radio, Arles, France, Phonurgia nova, 2009.

Auteur

Étudiante de lettres modernes à l’ENS de Lyon puis dans le master CREADOC d’Angoulême, Fanny Dujardin débute des recherches sur le documentaire radiophonique en 2018 à l’EHESS. Elle est aujourd’hui doctorante à l’Université d’Aix-Marseille. Sa thèse de recherche-création, intitulée « Écrire avec les voix des autres : poétiques et politiques de la parole dans le documentaire radiophonique », est dirigée par Natacha Cyrulnik (PRISM) et Karine le Bail (CRAL) et bénéficie de l’encadrement artistique de Mehdi Ahoudig.​ Parallèlement, Fanny Dujardin réalise des documentaires sonores, dont​ ​L’échappée, co-réalisé avec Claire Messager, qui a reçu le prix « Coup de cœur » du centre Wallonie-Bruxelles aux Phonurgia Nova Awards 2021. Elle expérimente aussi la radio sous d’autres formes, en participant à des antennes éphémères, des émissions de création sonore, et au collectif Copie Carbone à Marseille.

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La formation au documentaire au CREADOC

1. Présentation (Christophe Deleu)

 

2. Quelques mots sur le CREADOC, formation universitaire à l’écriture documentaire depuis 30 ans, ses étudiants et ses anciens

 

3. Quelques mots sur mon parcours radio

3.1. De Là-bas si j’y suis à C’est bientôt demain

 

3.2. Mon père, mon grand-père, mon frère… la radio dans mon histoire familiale

 

4. Ce que je fais avec les étudiants du CREADOC

4.1. On m’a recruté pour faire de la radio d’intervention

 

4.2. L’apprentissage par le faire

 

4.3 Le but : donner au secteur de la radio en plein essor des auteurs, réalisateurs, producteurs formés aux savoir-faire de Radio-France

5. Exemple de travail étudiant : Vie de chantier, par Ella Bellone (2021)

6. Questions-réponses

6.1. Sur l’importance de maîtriser les aspects techniques de l’écriture documentaire

 

6-2. Sur la formation au CREADOC : information sur les aspects financiers des métiers de la radio, exercices proposés, origine des étudiants

 

6-3. Sur les créations de radios de quartier avec/par des étudiants du CREADOC

Auteur

Maître de conférences associé à l’université de Poitiers, Antoine Chao est responsable pédagogique du Master 1 « Écriture et réalisation documentaire » (ERD) du CREADOC, installé à la Cité Internationale de la Bande Dessinée et de l’Image à Angoulême. Il est aussi réalisateur et producteur à Radio France et membre de la commission sonore de la SCAM.

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Magnéto : esquisse pour une émancipation par le son

Alors que le podcast connaît une popularité phénoménale, comment préserver le « beau documentaire » non pas uniquement en le fondant et le justifiant uniquement par ses aspects esthétiques, mais également, au regard des possibilités émancipatrices qu’il offre, des chaînes de libération qu’il peut produire, induire ? Comment le fond et la forme, dans le « beau documentaire », peuvent-ils se rencontrer pour donner vie à des créations qui, mieux que les autres, peuvent contribuer à ouvrir sur des expériences relatives à nos mondes sociaux, et ce, afin de contribuer à les transformer ?

1. Faire exister une belle radio au Québec

1.1. Magnéto et la création radiophonique au Québec

1.2. Le podcast, allié paradoxal de la belle radio au Québec

2. Les possibilités d’émancipation du son

2.1. Intérêt d’une belle radio face aux usages dominants d’information et de divertissement

2.2. Sortir de la posture du récit de soi omniprésente dans le podcast

2.3. Le monde tel qu’il va et le monde tel qu’on le souhaite

2.4. Faire réfléchir tout en communiquant la joie du beau

3. Écoute d’œuvre  : Les travaux et les jours

3.1. Présentation

3.2. Extrait (début du 1er épisode)

4. Avoir une pensée du montage et des formes de vie

5. Questions-réponses

5.1. Sur l’extrait entendu

5.2. Sur la dimension collective de la création radiophonique à Magnéto

5.3. Sur l’absence de lieux de diffusion de documentaires de création à Radio-Canada et ses conséquences financières

Auteur

Sociologue de formation, Marie-Laurence Rancourt est directrice générale et artistique de Magnéto, un organisme québécois de création et de production sans but lucratif fondé en 2016, défendant une activité artistique contemporaine, audacieuse et significative. Ses projets associent différentes disciplines, des artistes professionnels et non-professionnels. Ils ont comme point commun de témoigner d’une sensibilité au langage, à la parole et à l’écoute. Magnéto crée des projets qui transgressent les genres, portant des traces de radio, de théâtre, de littérature, de cinéma. Site de Magnéto (actuellement en reconstruction) : Magnéto | Podcasts et balados (magnetobalado.com).

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Le soupçon de la fiction : le podcast S-Town, aux frontières du réel


Le podcast S-Town est un récit documentaire produit par Brian Reed et Julie Snyder qui a battu des records d’audience quelques jours seulement après la mise en ligne simultanée de ses sept épisodes, intitulés « chapitres », en mars 2017. Les critiques ont décrit d’une voix quasi-unanime cette production comme l’une des créations documentaires les plus abouties de la décennie. Mais en s’emparant ainsi des codes du roman, le podcast a aussi suscité une certaine méfiance de la part des auditeurs, pour qui cette histoire semblait trop belle pour être vraie. Afin de comprendre ce qui a pu instiller ce « soupçon de fiction », il faut replacer S-Town dans le contexte de la production documentaire pour la radio et le podcast aux États-Unis, en particulier sur son réseau public. Le podcast propose des stratégies innovantes pour répondre aux questions qui occupent la théorie du documentaire, quelle que soit sa forme, depuis de nombreuses années. Il convient aussi d’interroger la spécificité du médium podcast, et l’impact qu’il peut avoir sur la création documentaire.

S-Town is a narrative nonfiction podcast produced by Brian Reed and Julie Snyder whose seven episodes – or “chapters,” as they were called – were simultaneously released in March 2017. A few days later, it had broken downloading records and enthusiastic critics described it as one of the most accomplished documentary creations of the decade. Yet, because the podcast is so explicitly modeled after a novel, some listeners started questioning the authenticity of this story which seemed “too good to be true.” Can the literary ambitions of a work overshadow its documentary value? S-Town needs to be replaced in its context of production, a school of audio storytelling that is specific to American public radio. The podcast deploys innovative strategies to answer questions that can apply to any documentary form. Yet it is also worth taking a medium-specific approach, to look at the impact podcasting can have on documentary storytelling.


Texte intégral

En 2014, Brian Reed, producteur pour la radio publique américaine, reçoit un courrier électronique qui commence par ces mots : « My name is John B. McLemore and I live in Shit-Town [1], Alabama » (« Je m’appelle John B. McLemore et je vis dans un bled paumé de l’Alabama »). Dans son message, John B. McLemore cherche à alerter l’attention du producteur sur une prétendue affaire de meurtre et de corruption mettant en cause la police locale de la petite ville de Woodstock, dans le comté de Bibb en Alabama. Si ce prétexte s’avère rapidement être une fausse piste, Reed est davantage intrigué par son auteur : McLemore est un homme d’une cinquantaine d’années qui n’a jamais quitté son Alabama natal, malgré son antagonisme avec ce Sud dit profond. Il se définit lui-même comme marginal, expert en restauration d’horloges, vivant avec sa mère atteinte d’Alzheimer et une dizaine de chiens dans une maison qui semble ne pas avoir changé depuis la guerre de Sécession. Dans de longues tirades au vitriol, passant avec virtuosité du registre le plus soutenu au plus ordurier, il expose ses théories pessimistes sur l’état de nos sociétés occidentales et le futur incertain de la planète. Curieux d’en apprendre plus sur cet homme, Reed décide de se rendre à Woodstock pour le rencontrer. Au fil de leurs entretiens et de ses rencontres avec les habitants de la ville, Reed mesure l’inadéquation de McLemore avec son milieu, mais aussi l’ambivalence de son attachement à la ville et son entourage. Brutalement, quelques semaines seulement après leur première rencontre, le journaliste apprend que John B. McLemore a mis fin à ses jours. Reed choisit alors de consacrer son enquête à la vie de cet homme, aux raisons qui l’ont mené à se donner la mort et aux mystères qui l’entourent. Le podcast S-Town est le fruit de trois années d’enquête, et une véritable plongée dans la vie locale de cette petite ville de l’Alabama.

Dès sa sortie, S-Town fut accueilli par une critique dithyrambique. La presse anglo-saxonne a décrit d’une voix quasi-unanime cette production comme l’une des créations documentaires les plus abouties de la décennie. La plupart des critiques ont insisté sur la sophistication formelle, et plus précisément sur la dimension véritablement littéraire et romanesque de ce podcast qui s’écoute comme un roman. Parmi elles, quelques voix se sont aussi élevées pour exprimer leurs doutes sur ce qu’elles avaient entendu et interroger la véracité des faits rapportés. Dès lors, le cas S-Town pose la question de savoir ce qui se joue lorsqu’un documentaire sonore s’empare des codes du roman, genre traditionnellement associé au domaine de la fiction. Les ambitions littéraires peuvent-elle porter atteinte à la visée documentaire d’une œuvre ? La belle radio, le beau documentaire peuvent-ils être trop beaux pour être vrais ? Qu’en est-il de la notion de « beau documentaire » dans le paysage radiophonique nord-américain ? À travers l’étude de cas du podcast S-Town, produit par Brian Reed et Julie Snyder et mis en ligne en mars 2017, je propose d’interroger la notion de « beau documentaire » dans le contexte de la création contemporaine pour la radio et le podcast aux États-Unis.

Afin de comprendre ce qui, concrètement, a pu instiller ce « soupçon de fiction », penchons-nous d’abord sur les raisons d’une telle réception. En 2017, S-Town fut le premier podcast à gagner un prix Peabody, la plus prestigieuse des récompenses pour une production radiophonique aux États-Unis. Dans le discours qui a accompagné la remise de ce prix, le jury a affirmé que « S-Town représent[ait] un tournant pour le medium podcast, en créant le premier roman audio original, un essai biographique sous la forme et le style d’un roman en sept chapitres [2]. »  Sur le plan formel, S-Town a effectivement été construit suivant le modèle du roman, dont se réclament Brian Reed et Julie Snyder. C’est le premier podcast dans l’histoire du médium dont tous les épisodes ont été mis en ligne simultanément, non pas dans une logique sérielle [3], mais comme les morceaux d’une œuvre finie. Les sept parties d’une heure chacune sont d’ailleurs présentées comme des chapitres et non comme des épisodes. On y entend un récit-cadre, écrit et enregistré en studio par le journaliste après les faits, une narration a posteriori qui s’apparente à une voix-off, soigneusement composée et orchestrée. Si elle est entrecoupée d’extraits d’enregistrements de terrain menés sur place et par téléphone, la part de la narration reste prépondérante dans le podcast.

Sur le fond, les événements rapportés sont éminemment romanesques. Les individus qui peuplent le récit apparaissent tous comme des personnages atypiques, hors normes, parfois grotesques. Le Sud des États-Unis tel qu’il est donné à entendre dans le podcast évoque celui d’auteurs américains comme William Faulkner, Flannery O’Connor ou encore Carson McCullers, qui s’inscrivent dans le mouvement du Southern Gothic, le gothique sudiste. À travers des citations souvent explicites, la littérature – et notamment celle du Sud des États-Unis– occupe une place fondamentale dans le récit. Lorsque Brian Reed arrive pour la première fois à Woodstock, son hôte lui conseille de lire plusieurs nouvelles, dont celle de William Faulkner « A Rose For Emily ». Cette référence à une nouvelle écrite par le plus célèbre auteur du Sud des États-Unis reviendra régulièrement ponctuer le récit : de fait, le thème final par lequel se conclut chaque épisode est une chanson du même nom, « A Rose for Emily », composée et interprétée par le groupe britannique de pop-rock The Zombies. La littérature et les tropes qu’elle charrie servent ainsi de fil conducteur et de grille de lecture pour appréhender le réel, à la fois sur un plan formel et thématique.

Plus largement, le podcast s’organise autour de la notion de texte et d’écriture, à travers le motif récurrent de l’inscription, présent sous différentes formes – la gravure, le graffiti, le tatouage… – qui servent comme autant de signaux que l’on peut qualifier de métatextuels, en ce qu’ils attirent l’attention sur le caractère écrit, construit, du récit. Tout au long du podcast, le narrateur file la métaphore de l’horlogerie, comparant le travail du restaurateur d’horloges anciennes à la construction du récit documentaire. Le parallèle peut se comprendre à plusieurs niveaux : à la manière de McLemore l’horloger qui défait puis reconstruit avec patience et minutie des mécanismes complexes dont le fonctionnement a souvent été oublié, le journaliste dans son enquête travaille lui aussi à l’aveugle pour reconstituer les pièces d’un puzzle sans mode d’emploi [4]. Par ailleurs, on apprend que McLemore utilise pour ses travaux de restauration un procédé ancestral de dorure au mercure. En décrivant en détail l’art de McLemore et le procédé de transformation alchimique qu’il met en œuvre, le narrateur insiste indirectement sur la notion d’embellissement, de transmutation, mais aussi d’artifice, subterfuge qui entre aussi en jeu dans l’écriture documentaire, avec ce qu’elle peut comporter de construit, de fabriqué, et parfois de factice.

Si la critique a été particulièrement sensible à ces effets de construction, à la parenté littéraire et à la dimension autoréflexive du podcast, beaucoup d’auditeurs se sont posé la question de savoir si ce qui leur était proposé comme un objet documentaire n’était en fait pas purement et simplement mis en scène. Ces doutes ont aussi traversé les acteurs de cette histoire à différentes étapes de la production, à commencer par Brian Reed lui-même. Lors de leur première rencontre, McLemore fait visiter sa propriété au reporter venu de New York. Sur son terrain, il a conçu et fait pousser un gigantesque labyrinthe végétal avec soixante-quatre permutations possibles, dont l’une est sans issue. Alors qu’ils pensent être perdus au milieu de ce labyrinthe, le journaliste se demande si l’horloger n’aurait pas délibérément provoqué cette situation, afin de donner aux événements une tournure plus romanesque : « John semble si intelligent, et tellement bien maîtriser les événements. J’ai du mal à croire qu’il puisse être accidentellement pris au piège de son propre labyrinthe. Je l’imagine bien mettre en scène toute cette situation pour rendre les choses, disons plus littéraires, et convoquer cette métaphore du cheminement à laquelle il sait bien que je ne pourrais pas résister [5]. » À la sortie du podcast, certains des habitants de Woodstock ont eux aussi reçu S-Town comme une œuvre de pure fiction. Dans une interview, le maire de la ville s’est par exemple refusé à le désigner comme documentaire, préférant parler d’une « très bonne histoire », avant de poursuivre : « Je n’ai rien contre une bonne histoire, mais à mesure qu’elle passe d’une personne à l’autre, elle perd un peu de sa vérité [6] ».

Cette idée du bouche-à-oreille résume les problématiques inhérentes à tout récit rapporté, à savoir sa déformation à chaque étape. Elle résonne avec les questions qui occupent la théorie du documentaire depuis presque un siècle. Dans un essai de 1932 intitulé « First Principles of Documentary », le réalisateur et théoricien britannique John Grierson, considéré comme l’un des pionniers du documentaire au cinéma, s’interrogeait sur le rapport du documentaire au réel et à la vérité. Partant du principe que toute représentation, quelle qu’elle soit, implique une mise en forme du réel, il parlait alors de « mise en forme créative d’un matériau naturel [7] », qui rendent inatteignable l’objectivité et l’exactitude factuelle absolue. Ce phénomène de médiatisation du réel se trouve encore exacerbé dans le contexte américain, berceau et fief de ce que l’on appelle, parfois pour le dénigrer hâtivement, le storytelling. En effet, S-Town, comme ses prédécesseurs Serial et This American Life, s’inscrit dans une tradition spécifique d’écriture documentaire aux États-Unis. Celle-ci trouve ses sources, entre autres, dans un mouvement apparu à la fin des années 1950 et qui concernait alors en premier lieu la presse écrite et la littérature. Avec la parution de De Sang Froid de Truman Capote puis de l’anthologie The New Journalism de Tom Wolfe, on assiste au développement et à la théorisation de nouvelles formes d’écriture documentaire, le nonfiction novel et le journalisme littéraire ou Nouveau Journalisme, plus tard aussi appelés creative ou narrative nonfiction [8]. L’innovation portée par ces journalistes-auteurs consiste à appliquer au reportage des procédés formels typiquement associés au récit de fiction : l’accès à l’intériorité des personnages ; des scènes rapportées comme si l’auteur en avait été le témoin direct, à travers le discours direct, par exemple ; le rôle central du narrateur, et d’un récit cadre avec une narration à la première personne. Truman Capote, à la sortie de De Sang Froid, disait vouloir accéder à une « vérité plus vraie [9] ». Le choix de ce superlatif montre à quel point ces formes mettent en jeu un rapport particulier au réel et à la vérité, et impliquent des enjeux non seulement esthétiques mais aussi épistémologiques. Avec ces nouvelles formes d’écriture documentaire, l’idée est d’accéder à une certaine forme de vérité pour la transmettre de façon plus frappante, plus séduisante aussi.

La radio se prête particulièrement bien à ce mode de narration. Ces courants littéraires et journalistiques vont donner lieu à une école spécifique d’écriture documentaire radiophonique aux États-Unis. À partir des années 1990 on entend à la radio américaine, et surtout sur son réseau public, de nouvelles façons de raconter le réel, qu’Alexa Biewen et John Dilworth résument de la façon suivante : « to tell true stories artfully [10] » (« raconter des histoires vraies avec élégance ») – une formule qui recoupe parfaitement la notion de « beau documentaire ».  La figure de proue de ce mouvement aux États-Unis est Ira Glass, producteur depuis 1995 de l’émission phare This American Life, qui a inauguré ce style spécifique d’écriture documentaire. Le storytelling version Glass est marqué avant tout par le rôle central du narrateur à la première personne, qui se met régulièrement en scène en tant qu’acteur de son récit [11]. Reconnaissable entre toutes, elle peut néanmoins comme toute recette trop souvent reproduite, parfois susciter de la lassitude ou de la méfiance. Pour certains, elle serait synonyme d’une standardisation du récit, d’une narration trop guidée, mue par des principes d’efficacité, et laissant peu de place à l’interprétation individuelle. À l’opposé d’une tradition européenne que la chercheuse australienne Siobhan McHugh qualifie d’ « atmosphérique » et d’ « impressionniste » l’audio storytelling serait beaucoup plus – voire trop – didactique, lisible, prévisible [12]. Pourtant, il serait hâtif de conclure sur cette vision trop caricaturale d’une dichotomie entre deux styles documentaires, avec ce que cela comporte de raccourcis et de préjugés ; car ces deux écoles ont en commun d’être motivées par une véritable démarche d’auteur. À partir de This American Life et la pléthore de productions à laquelle cette émission a ouvert la voie, on entre véritablement dans l’ère de ce que McHugh appelle crafted audio storytelling [13] : une mise en récit, avec une attention toute particulière portée à la forme, et à des éléments qui ne relèvent pas seulement du texte mais aussi du montage et d’un véritable travail sur le son. Dans ces productions d’un genre nouveau, au lieu de chercher à dissimuler le processus de fabrication, ses créateurs font au contraire le choix d’en exhiber le caractère construit voire artificiel, faisant ainsi « entendre à l’auditeur le documentaire comme construction ou comme représentation [14] », selon les mots du chercheur Andrew Bottomley. En donnant à entendre les coulisses de la production documentaire, les créateurs de S-Town se positionnent dans cette tradition d’écriture documentaire, toujours à la frontière entre enregistrement et mise en forme des faits, présentation et représentation, création et re-création.

Si le podcast S-Town fait la part belle à la narration, il donne aussi à entendre des voix enregistrées, sur le terrain ou par téléphone. Il serait tentant d’en déduire que le podcast offre ainsi un accès direct au réel et que le médium sonore présente un moindre degré de médiatisation, notamment par rapport à l’écrit. Les parties enregistrées constitueraient ainsi une preuve d’authenticité suffisante. Or il s’avère que les formes documentaires usent, elles aussi, d’effets d’authentification. C’est ce que démontre Jillian DeMair dans son article « Sounds Authentic » à propos de la production qui a précédé S-Town, la première saison du podcast Serial, pour lequel elle isole et identifie les éléments sonores qui permettent de créer un « effet de réel ». Le terme, emprunté à Roland Barthes dans l’article du même nom, désigne un élément qui n’ajoute rien à la diégèse, à la compréhension ou au développement du récit, mais sert à l’ancrer dans le réel et à confirmer son authenticité [15]. Elle en conclut que les mêmes conventions sont utilisées pour établir la crédibilité dans les récits de fiction et de non-fiction. Dans S-Town, les exemples de ces « effets de réel » sont nombreux. On y entend des sons et des effets destinés à créer un sentiment d’authenticité, à rendre crédible le réel : avec par exemple des sons qui seraient d’ordinaire coupés au montage, comme la tonalité du téléphone avant que l’interlocuteur ne décroche, ou encore les questions et les réactions du journaliste, qu’on entend régulièrement préciser à son interlocuteur qu’il s’apprête à enregistrer leur conversation. De fait, ces effets visant à donner à entendre les coulisses de la construction documentaire sont à leur tour devenus des lieux communs de ce genre de productions. Dans un épisode du podcast du New York Times The Daily, on entend le journaliste sortir de sa voiture, faire claquer la portière, et dire : « Je sais que The Daily raffole de ce genre de sons de portières de voiture qui claquent », exhibant avec autodérision les tropes du documentaire.

S-Town, enfin, est un podcast « natif » : il convient donc de s’interroger sur l’impact que ce mode de diffusion peut avoir sur la narration, et en l’occurrence sur le récit documentaire.  Certains observateurs estiment qu’il n’y a pas lieu de distinguer le podcast de la radio. Ils y voient plutôt une remédiation, au sens où l’entendent Jay Bolter et Richard Grusin, à savoir l’incorporation par un médium nouveau de certaines propriétés des médias qui l’ont précédé dans le temps. Les formes qu’il engendre seraient donc essentiellement des reconfigurations de formes et de genres préexistants. Utilisé faute de mieux, « podcast » est en effet un terme très générique, finalement très peu parlant, parce qu’il recouvre une telle diversité de productions, par leur contenu, leur forme et leurs dispositifs. Ce mot-valise fut inventé pour les besoins d’un article du Guardian [16] à partir du verbe to broadcast (diffuser, en français) surtout utilisé dans le contexte de la radio et de la télévision, et du préfixe « pod » en référence à l’iPod, baladeur mp3 commercialisé par Apple et symbole d’une transformation radicale de nos paradigmes d’écoute. S’il a longtemps été question de trouver un autre terme pour éviter la référence à une marque déposée ou le recours à un anglicisme dans un contexte francophone, le nom podcast est aujourd’hui passé dans le langage courant. Il renvoie précisément à un type de fichiers audio numériques, généralement des épisodes d’un programme parlé, qui peuvent être téléchargés en ligne vers un ordinateur ou un appareil portable pour être écoutés à la demande. Plus largement, le podcast désigne un flux, une façon de distribuer du son, qui dans le cas du podcast dit « natif » ne repose à aucun moment sur les ondes radiophoniques. Plutôt que des réponses définitives, nous proposons ici quelques pistes et idées qui pourraient contribuer à déstabiliser les préjugés sur ce nouveau médium :

  1. Le podcast est un mode de diffusion qui permettait à l’origine de s’affranchir des grilles de programmation, et de s’émanciper de toute contrainte ou supervision éditoriale, que ce soit en termes de format ou de contenu. Le modèle concurrentiel et la logique industrielle qui prévalent aujourd’hui à l’économie du podcast ne doivent pas faire oublier qu’à ses débuts, le podcast était une pratique d’amateurs qui diffusaient depuis leur salon. Il se caractérisait alors par une esthétique du « fait-maison » et un potentiel démocratique finalement assez proche de celle des radios pirates. Bon nombre de productions actuelles suivent encore cette logique de l’autoproduction à moindre coût, et le médium podcast, même s’il est comme pour S-Town le fruit d’un travail de production très sophistiqué, conserve cette aura d’authenticité.
  2. Dans le cas de S-Town, le mode de diffusion est aussi crucial au niveau de la forme et de sa conception : le podcast est un des seuls médias qui permette cette distribution d’un tenant, simultanée, de sept heures de son. Il se distingue donc aussi par les pratiques d’écoute qu’il implique. Il est possible de l’écouter d’une traite, comme on lirait un roman du début jusqu’à la fin, soit, plus vraisemblablement, en une écoute segmentée, chapitre par chapitre.
  3. La temporalité d’écoute s’en trouve donc modifiée ; mais le podcast entraîne aussi une phénoménologie nouvelle, un autre rapport de l’auditeur à ce qu’il écoute. De fait, il s’agit dans la grande majorité des cas d’une écoute au casque ou avec des écouteurs, vecteurs d’une impression de grande intimité, avec la sensation de voix reçues directement au creux de l’oreille. Ces pratiques d’écoute favorisent aussi la dimension immersive, d’autant plus qu’elles proviennent généralement d’appareils portables qui permettent une écoute en mouvement, donnant lieu à une surimpression avec l’environnement de l’auditeur [17].
  4. Si le podcast a tendance à être écouté individuellement plutôt que de façon collective, on constate aussi le phénomène inverse, avec la multiplication de rendez-vous d’écoute. Cette dimension collective renvoie aussi au potentiel participatif du podcast, à travers le nombre de réactions que certains d’entre eux peuvent susciter. S-Town a ainsi donné lieu à véritable déluge de commentaires, d’analyses et de décryptages par les auditeurs sur les réseaux sociaux ou sur des forums comme Reddit. Dans ce qui s’apparente à une véritable exégèse, les auditeurs participent ainsi à la création d’un nouvel « hypertexte [18]».

Il a beaucoup été question ces dernières années du « tournant documentaire » pris par les arts au XXe siècle. Qu’en est-il alors du phénomène inverse, lorsque le documentaire prend un tournant romanesque ? À travers l’exemple de S-Town, nous avons voulu interroger les raisons de ce va-et-vient entre les deux, et les conséquences qu’il peut avoir en termes esthétiques mais aussi épistémologiques. Si le « beau documentaire » à l’américaine se situe peut-être moins du côté de l’expérimentation formelle que son cousin européen, il n’en reste pas moins caractérisé par une véritable démarche d’auteur.  Dans le cas précis de S-Town, cette démarche se traduit par une hyper-référentialité et un questionnement métatextuel permanent. Cette réflexivité peut être très, parfois trop explicite, avec une forme d’exhibition, mais aussi avec une certaine dose d’autodérision et de distance critique. Le tournant romanesque, dans le cas de S-Town, n’est pas uniquement une stratégie de légitimation pour un médium jeune comme le podcast, ni un retour à un format plus traditionnel et établi, mais plutôt une manière d’interroger la nature même du documentaire, à savoir toujours d’abord une construction, une mise en forme po(i)étique du réel.

Notes

[1] Le titre du podcast est une version expurgée de cette expression qui signifie littéralement « ville merdique », « bled paumé ».

[2] « The Peabody Awards – News, Radio/Podcast, & Public Service Winners Named »,  peabodyawards.com, 2017, en ligne ici

[3] Il se distingue ainsi de son prédécesseur, le podcast Serial, autre grand succès populaire et critique produit par plusieurs membres de la même équipe. Serial reposait justement sur cette logique de la sérialité dont elle tirait son nom : une histoire racontée semaine après semaine, au fil de l’enquête.

[4] À propos de la figure de l’écrivain-enquêteur, voir Laurent Demanze, Un nouvel âge de l’enquête : Portraits de l’écrivain contemporain en enquêteur, Paris, Éditions Corti, « Les Essais », 2019.

[5] Brian Reed et Julie Snyder, « Chapter I: “If you keep your mouth shut, you’ll be surprised what you can learn” », S-Town, 2017, https://stownpodcast.org/chapter/1 [je traduis].

[6] Connor Towne O’Neill, « Residents of So-Called ‘Shit Town’ Are Conflicted Over S-Town », Vulture, 25 avril 2017, https://www.vulture.com/2017/04/s-town-podcast-visiting-woodstock-alabama.html [je traduis].

[7] John Grierson, « First Principles of Documentary », dans Nonfiction film theory and criticism, éd. par Richard Meran Barsam, New York, E.P. Dutton & Co., 1976 [je traduis].

[8] Dans le contexte anglophone, le substantif documentary est moins courant qu’en français : on trouvera bien souvent le nom ou l’adjectif nonfiction (qui insiste plutôt sur la négation de la fiction…).

[9] Truman Capote, « Ghosts in Sunlight: The Filming of In Cold Blood », dans Portraits and Observations: The Essays of Truman Capote, New York, NY, Random House, 2007.

[10] John Biewen et Alexa Dilworth, Reality Radio: Telling True Stories in Sound, Second edition, Chapel Hill, University of North Carolina Press, CDS Books at the Center for Documentary Studies, « Documentary Arts and Culture », 2017. L’adverbe « artfully » est évocateur par sa polysémie, puisqu’il renvoie à la fois à des qualités esthétiques (qui le rapprochent d’une forme d’ « art ») mais aussi à l’habileté, à un certain savoir-faire (qui pencherait donc vers l’artisanat).

[11] Cette méthode a été documentée par Jessica Abel dans la bande dessinée qu’elle consacre à ces « nouveaux maîtres de la radio » : Out on the Wire: The Storytelling Secrets of the New Masters of Radio, New York: B/D/W/Y/Broadway Books, 2015.

[12] Siobhán McHugh, « How Podcasting Is Changing the Audio Storytelling Genre », Radio Journal: International Studies in Broadcast & Audio Media 14, no 1, 1er avril 2016, p. 65‑82.

[13] Ibid. Le terme « crafted » n’est pas sans rappeler la notion d’émission « élaborée » qui avait autrefois cours à la radio en France.

[14] Andrew Bottomley, Sound Streams: A Cultural History of Radio-Internet Convergence, Ann Arbor, University of Michigan Press, 2020 [je traduis].

[15] Roland Barthes, « L’effet de réel », Communications 11, no 1, 1968, p. 84‑89.

[16] Ben Hammersley, « Audible Revolution », The Guardian, 12 février 2004.

[17] À ce sujet, voir l’article de Michael Bull, « No Dead Air! The iPod and the Culture of Mobile Listening », Leisure Studies, 24, no 4, 1er janvier 2005, p. 343‑55, https://doi.org/10.1080/0261436052000330447.

[18] Le terme est proposé par Sonia Baelo-Allué dans son article « Transhumanism, transmedia and the serial podcast: Redefining storytelling in times of enhancement », International Journal of English Studies; University of Murcia 19, no1, 2019, p. 119‑31, https://doi.org/10.6018/ijes.335321.

Bibliographie

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Auteur

Ancienne élève de l’École Normale Supérieure de Cachan et de Sciences Po Paris, agrégée d’anglais, Ella Waldmann est doctorante au Laboratoire de Recherche sur les Cultures Anglophones à l’Université de Paris. Dans sa thèse intitulée « Le podcast comme objet littéraire : S-Town, radio-graphie américaine », elle s’intéresse à la création documentaire pour la radio et le podcast aux États-Unis.

Copyright

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À la radio, « on n’y voit rien »


On croit souvent que l’image est réservée à l’art pictural, cinématographique ou photographique, et qu’elle est étrangère à la radio. Mais ce qu’un matériau visuel peut renfermer de sonore se révèle et se manifeste tout autant dans la parole, le son et les silences, il suffit de changer d’outil. À travers plusieurs exemples, puisés dans la mémoire de la radio et de ses propres travaux, Simone Douek, auteure de radio à France Culture, explique comment la notion de mise en scène est primordiale pour faire percevoir le non sonore. Il est question ici d’art et de paysage, et de la manière dont on peut écouter des images et en faire des objets sonores.

We tend to think that visual objects are the sole preserve of painting, cinema or photographic art, and that they are alien to radio. Yet an image’s “sonority” may also be revealed and expressed in speech, sound and silence simply by switching the medium. Simone Douek, a writer and director of documentaries for France Culture, draws on her own experience of listening to the radio and her work to illustrate the importance of the concept of mise en scène in conveying this soundlessness. Art and landscape are Douek’s two main themes, together with how we can listen to images and transform them into sound objects.


Texte intégral

Certaines situations radiophoniques semblent des apories. Comment faire entendre un tableau accroché à un mur, un sourire énigmatique, des montagnes qui se dessinent sur l’horizon, un panneau annonçant l’entrée d’une ville, une friche au milieu d’une rivière, un film muet qui défile sur un écran ? On se trouve devant cette contradiction de vouloir faire entrer dans un creuset sonore et invisible une image réelle qui se déploie devant nos yeux.

Pourtant j’insiste, je pousse la contradiction : être à l’écoute du muet, déplier ; imaginer sa sonorité… mettre en mouvement une image fixe… tendre à la création d’un objet esthétique.

Bien que je sois attachée à la richesse de l’univers sonore, j’ai mis en œuvre de nombreux documentaires en partant d’une première impression visuelle, guidée par l’attirance qu’exercent sur moi une œuvre d’art plastique ou la contemplation d’un paysage. Dans le premier moment du regard il y a parfois, l’espace d’un instant, une surdité passagère, tant notre attention se fixe et s’attache à l’objet regardé.

Pourtant, paradoxe, une perception visuelle peut être source d’une œuvre sonore ; une situation visuelle échappe à sa nature, s’ouvre à la radio, trouve une voix. Elle se transpose, et nous rappelle que le son est omniprésent dans notre perception du monde.

Me revient toujours cette exclamation des surréalistes — citée par Pierre Descargues quand j’ai enregistré avec lui une série d’entretiens pour À voix nue : les surréalistes considéraient l’œuvre de Paolo Uccello comme un des sommets de la peinture, ils la portaient aux nues, et quand ils arrivaient au premier étage du Louvre, avant même d’avoir pénétré dans la galerie italienne, ils disaient entendre le fracas des armes, les cris des hommes, le hennissement des chevaux et le claquement de leurs sabots sur le sol. Ils parlaient de La bataille de San Romano dont le vacarme envahissait la grande galerie et effaçait toute autre perception sonore.

Un éclat surréaliste : faire surgir le son d’une image fixe — d’une image qui ne reste donc que temporairement une image muette.

De tout sujet, de toute perception, jaillit le son ; de toute surface ou ronde bosse qui ne parle pas, émerge la parole.

Une surface destinée au regard et d’abord offerte au regard se met à vivre en se laissant apprivoiser par des mots et des sons — pourrait-on dire se laisse couler et transformer en mots et en sons. C’est une sorte de renversement, de jeu, d’exercice de style, de défi à l’insonore pour faire percevoir une couleur, une texture, une architecture, mais en empruntant d’autres chemins qui nous font sortir de la couleur ou du dessin pour aborder l’art autrement.

Rien n’est magique cependant, et puisqu’il s’agit de créer un moment radiophonique, on ne reste pas longtemps dans la simple contemplation a-sonore d’une œuvre muette, collés dans la fascination d’un objet. C’est le pouvoir de la parole qui, telles les lettres inscrites sur le front du Golem, donne vie, anime une surface plane et muette, en faisant de surcroît naître une autre dimension qui dépasse la simple description d’un tableau.

Devant l’œuvre

Uccello, à nouveau, et la Bataille de San Romano. Au Louvre, avec le murmure ou la rumeur des visiteurs qui passent dans cette grande galerie italienne, quelqu’un se tient devant la toile, debout, c’est un historien de l’art, Pierre Sterckx. Nous l’avons amené là et nous sommes avec lui, micro et perche tendus vers sa parole, et vers ce qui émerge de ces cavaliers, de ces chevaux, de ce tumulte évoqué à l’instant.

Ce jour-là c’est d’une parole que ressort le tableau, qui est pour ainsi dire jeté à notre écoute. Truculence, souffle et mouvement de la composition guident de manière mimétique l’énergie et les mots du regardeur, et sa parole à son tour devient lances, éclat des armes, perspectives vertigineuses, pastilles dorées qui ornent les parures des chevaux ou mazzocchi qui coiffent les combattants.

Mais ce n’est pas une description minutieuse qu’il nous offre, car celle-ci finirait par nous perdre dans ses méandres ; ce n’est pas un tracé au pantographe, qui nous ferait oublier l’objet de son discours et sans doute le rendre ennuyeux et réducteur. Diderot, qui était loin de se poser des questions radiophoniques, a, dans ses critiques de salon, cette formidable intuition qui s’applique à nos arts sonores : trop de description nous éloigne de l’objet, peut nous le rendre illisible, voire invisible. En parlant d’une Ruine de Hubert Robert, Diderot se laisse d’abord — volontairement et ironiquement — glisser dans la description méticuleuse de l’œuvre. Puis il arrête l’exercice :

Plus on détaille, plus l’image qu’on présente à l’esprit des autres diffère de celle qui est sur la toile. D’abord l’étendue que notre imagination donne aux objets est toujours proportionnée à l’énumération des parties. Il y a un moyen sûr de faire prendre à celui qui nous écoute un puceron pour un éléphant ; il ne s’agit que de pousser à l’excès l’anatomie circonstanciée de l’atome vivant [1].

Ainsi à la radio : il faut alors plutôt parler de stylisation.

Ce jour-là, c’est à l’enregistrement, et avec une grande simplicité de moyens, que va s’opérer le basculement d’un art à un autre. Regarder, et dire. Les paroles dites devant la toile la restituent, et surtout transforment le support de perception ; une œuvre peinte pour le regard se métamorphose en œuvre parlée pour une écoute sans la toile. La force du personnage, qui vit et bouge et parle au diapason de la toile, la fait tourner pour nos oreilles comme un carrousel de personnages en bois rendus vivants par l’enthousiasme de celui qui regarde et transmet, anime la perspective et les couleurs en passant de l’art de Uccello à l’art moderne, et voici que surgissent tout à coup Mondrian et Muybridge. En quelques séquences, il nous mène au déchiffrage d’un rébus, son explication devient un polar, avec un jeu de questions-réponses qui nous porte et nous accroche à sa démonstration — parce que simplement nous entendons le tableau.

J’ai aimé placer beaucoup d’interlocuteurs dans cette situation d’enregistrement, tant il est vrai que la confrontation avec l’objet réel, si on ne le voit pas à la radio, porte la parole et la force à dire l’extrême. Elle nous offre une écoute sensible, tournée vers l’intérieur de l’objet. Parmi d’autres, Philippe Dagen auscultant Bacon au centre Pompidou, Humpfrey Wine dans la salle consacrée à Claude Lorrain à la National Gallery, Sébastien Allard analysant les toiles d’Ingres au Louvre. Mais il y a aussi d’autres sortes de documents : Élisabeth Badinter, déchiffrant les lettres manuscrites de Julie de Lespinasse ou d’Émilie du Châtelet à la BNF, a offert à l’écoute la richesse et l’épaisseur d’une matière retrouvée. Les archives muettes déchiffrent des œuvres muettes, et leur rendent la parole. En feuilletant, au British Museum, le Liber veritatis de Claude Lorrain, qui était à la fois un travail préparatoire à ses toiles et une preuve de propriété intellectuelle de ses œuvres, j’ai vu la main du peintre tracer le dessin, j’ai senti son souffle, j’en ai jalonné l’émission par de brèves notations parlées.

Sans l’œuvre

À l’inverse, j’ai exploré un certain nombre d’œuvres de peintres de la renaissance italienne sans autre support que des reproductions, faute de missions autorisées en Italie. Attirée de l’un à l’autre par capillarité, par la soif peut-être de recomposer une grande toile sonore de ces artistes, je les découvrais aussi comme une promesse future d’aller les retrouver un jour dans leurs musées ou leurs chapelles. Je travaillais sur ces peintures ou ces sculptures en me trouvant à peu près dans la même situation que les auditeurs, qui ne pouvaient à l’instant de la diffusion compter que sur leur perception sonore, ou sur leur mémoire de ces images.

Mais était-ce vraiment une lacune ? Je me souviens, enregistrant une Matinée des autres sur le Golem, avoir confié à Marc-Alain Ouaknin (qui intervenait dans l’émission) mon regret de ne pouvoir aller à Prague. Il me raconta alors l’histoire d’Éliézer qui, ayant rêvé trois fois qu’un trésor l’attendait sous une arche du pont de Prague, prit son baluchon et se rendit à la ville qui était à trois semaines de marche de chez lui. Il ne trouva rien sous le pont, mais le garde qui l’observait, à qui il avait fini par promettre de partager le trésor, se moqua en éclatant de rire. « Si on devait croire tous les rêves… » Ainsi, le dernier qu’il fit trois nuits de suite, lui soufflant qu’il devait vite se rendre chez un certain Éliezer, car sous sa cuisinière se cachait un trésor…

Plus proche de l’art et de sa perception, je pense à la démarche d’Aby Warburg qui, cherchant la vérité d’une œuvre, ne retournait pas à l’original, mais préférait se servir de sa représentation dont il captait une autre dynamique ; pour ses conférences, il faisait s’entrechoquer des images en les agrafant sur de grands panneaux — dont la mémoire est gardée dans son atlas Mnémosyne —, où se côtoyaient reproductions de gravures, peintures de la Renaissance italienne et photographies contemporaines — questionnant pour lui « la représentation de la vie en mouvement, un certain nombre de valeurs expressives préexistantes », comme il écrivait. Pour prolonger d’une certaine façon la pensée de Warburg, on peut aussi songer à Vertov qui considérait le réel comme peu digne d’intérêt, mais que seul le cinéma avait la vertu de ranimer, en l’interprétant de manière construite dans l’œuvre cinématographique par le montage et le choc des images.

Évoquer une œuvre d’art sans la contempler en face, ou sans en avoir la reproduction sous les yeux, attire davantage l’attention sur le caractère non visuel de l’art sonore, sur le fait que la radio révèle autrement une œuvre d’art, soulignant une fois de plus le pouvoir du sonore à rendre compte du non sonore.

Entrer chez l’artiste

Que l’œuvre soit reproduite ou réelle, il faut lui donner vie, trouver, par exemple, le moyen d’entrer chez l’artiste : de même que les personnages de Paul Grimault sortaient du cadre de leur tableau pour se rejoindre, de même que Sherlock Junior sortait de l’écran du film de Keaton pour rejoindre la spectatrice dont il était amoureux, de même pour nous il s’agit d’enjamber le cadre, mais à l’inverse, pour entrer dans une œuvre, et ce n’est pas dans une prison qu’on s’enferme mais au contraire dans un espace qui s’élargit et nous entraîne dans l’univers de l’artiste.

Si on peut souvent s’arrêter devant une peinture ou une sculpture en exploitant tout ce que les musées proches nous offrent (ce qui fut le cas pour Uccello), il faut souvent inventer des voyages fictifs, cheminements ou récits d’expériences offerts par des textes : nous sommes partis rejoindre l’œuvre de Piero della Francesca par un chemin caillouteux, en pleine campagne toscane, sous la chaleur d’un soleil d’été, et nous avons suivi les pas de celui qui écrivait ainsi son approche de la chapelle où était conservée la Madonna del parto — un texte lu par un comédien. Parfois, la recherche d’une mise en scène nous fait découvrir qu’on peut transposer un lieu en créant une métaphore architecturale et picturale : ce n’est pas à Fiesole ni à Florence que nous avons retrouvé Fra Angelico, mais un couvent de Dominicains à Paris est devenu le décor de l’évocation de l’artiste, et le hasard heureux de la situation documentaire nous a fait rencontrer de surcroît un Frère dominicain, pensionnaire de ce couvent, peintre, vouant une admiration sans borne à celui qu’il disait être son maître. Car la parole des artistes contemporains est très riche d’échos des œuvres de leurs prédécesseurs dans lesquelles ils se coulent. Gérard Garouste a plongé dans l’univers de Giorgione, Jean-Paul Marcheschi a suivi les regards et les lumières de Piero della Francesca ; les artistes contemporains aiment aussi traquer les gestes de ceux qui les ont précédés de plusieurs siècles, tant le mouvement et le geste font partie d’un langage universel qui lie toutes les époques. Cette surimpression d’un geste sur tant d’autres peut finalement trouver son expression sonore : c’est par le contemporain qu’on peut remonter le temps, déchiffrer peut-être par la parole ce genre de mystère. Vladimir Velicovic, pensant à sa propre gestualité devant ses toiles, entre dans le mouvement intérieur de Bacon, et nous le fait percevoir.

Regard sonore

J’ai retrouvé, dans un de mes cahiers préparatoires aux émissions, une phrase de Francis Ponge, écho inattendu à mes préoccupations : « La contemplation des beautés produit une sorte d’engorgement que peut seule résoudre la parole prise [2] ».

Dans le même ouvrage, on trouve aussi une réponse de Ponge à une enquête radiophonique sur la diction poétique :

Vous savez ce qui me porte, ou me pousse, m’oblige à écrire, c’est l’émotion que procure le mutisme des choses qui nous entourent. Peut-être s’agit-il d’une sorte de pitié, de sollicitude, enfin j’ai le sentiment d’instances muettes de la part des choses, qui solliciteraient de nous qu’enfin l’on s’occupe d’elles et les parle… 

À point nommé… Ponge est au cœur de ce paradoxe apparent de faire parler le non sonore. Ce que dit cette phrase de Ponge est primordial, comme si elle notait que l’essentiel est dans les mots, donc pour nous dans la parole, le son, que les choses se résolvent en son, éclatent en son. Pour pousser plus loin, on pourrait dire que la parole relègue au second plan la fascination de l’image.

Cette phrase était écrite parmi d’autres notes qui devaient construire la réflexion, pour un documentaire que je préparais, et qui s’appelait « Le non-spectacle et le pas-beau ».

Je me permets un petit glissement en passant : pour moi, ce n’est pas de beauté qu’il faut parler à propos du documentaire, mais plutôt d’objet esthétique fabriqué, construit, afin qu’il émerge à partir d’une écriture particulière. Je cite Gérard Farasse, qui intervenait dans l’émission :

Le pas beau me convient tout à fait parce que si on s’intéresse au beau on s’intéresse souvent à l’académisme du beau, c’est-à-dire à ce qu’il est convenu d’appeler la beauté et on est à peu près sûr de se tromper ; et qu’il faut aller au contraire dans l’autre sens, c’est-à-dire s’intéresser à ce qui n’apparaît pas immédiatement comme beau pour pouvoir découvrir une beauté qu’on n’a pas encore vue. Donc le pas beau ça me semble une notion porteuse, esthétiquement [3].

Pour cette émission de Surpris par la nuit, « Le non-spectacle et le pas-beau », il était encore question d’images muettes. Celles-ci étaient contemporaines : c’étaient des photographies de Philippe Bazin, qui avait cueilli à Lille seize représentations de la ville, réunies dans une exposition. J’étais attirée par sa démarche, j’ai été attirée par cette galerie de photos, par définition non sonores. Et de surcroît elles étaient comme la majorité des images qui nous entourent ou des moments que nous vivons, c’est-à-dire sans spectacle, sans événement, n’appartenant pas forcément à ce que nous appellerions la beauté. Mais il en sort assurément une certaine esthétique, ou pour le dire autrement, un certain regard sur les choses. Et au lieu de faire un documentaire prenant la forme d’un portrait du photographe, j’ai préféré entrer dans des images muettes — forcément le portrait finissait par transparaître, c’était peut-être une des manières ici de déplier ces surfaces planes.

Que voyait-on ? Des paysages urbains, des immeubles, des rues bordées d’arbres, des places, des barres d’immeubles. Ces paysages n’étaient pas remarquables a priori. Seule était remarquable leur composition, leur architecture, leur surplomb sur la ville ; et la démarche de photographie documentaire donnait sens à ces images, qui concernaient des personnages bien précis. Or dans ces photographies, on ne voyait aucun personnage.

Cet ensemble de photos s’intitulait « Vues imprenables », nous rappelant le cliché qu’on utilise parfois pour parler d’un panorama somptueux et rare ; ou que l’on retrouve sur des brochures d’agents immobiliers pour vanter la situation d’un appartement ou d’une maison.

Pourquoi ces vues étaient-elles imprenables ? Elles l’étaient en réalité, d’abord, au sens propre. Elles étaient imprenables parce qu’on ne pouvait pas les prendre : le photographe avait choisi des points de vue que tout un chacun ne pouvait atteindre, car il s’agissait des bureaux de personnalités influentes ou importantes dans l’échelle sociale, exerçant de hautes responsabilités dans la ville. On n’entre pas de façon banale dans le bureau du président du tribunal de grande instance de Lille, du président de la SNCF, du directeur de la CPAM de Lille, de l’évêque, etc. Ces vues sont imprenables, parce qu’inaccessibles. Ces bureaux ne sont pas des lieux de visite publics. Le photographe voulait « dévoiler les vues d’une ville connue selon des points de vue inconnus, et pourtant très proches de nous » : ce qui se voit de ces fenêtres, situées à des étages divers, dans les bureaux d’où il avait photographié en l’absence de leurs occupants, s’appuie sur le paradoxe qu’il avait sans doute aussi recherché, montrant que des personnes de pouvoir ont sous les yeux des vues toutes simples.

Les mots ne demandaient qu’à sauter hors de leur tableau. Les photographies se sont ouvertes, ont regagné par la fenêtre l’intérieur des bureaux. Mieux, leurs occupants nous y ont accueillis, le photographe a parlé avec eux — c’était la première fois, événement déclenché par l’événement radiophonique, la réflexion sur le pas beau s’est poursuivie, le non-spectacle s’est imposé, et pour lui donner toute l’importance qu’il avait, quelques textes de Ponge ou du poète Gérard Farasse (lui-même spécialiste de Ponge) ont été lus, non par des comédiens — qui auraient risqué de les rendre beaux — mais par les occupants mêmes des bureaux, le président du tribunal de grande instance ou le directeur de la CPAM de Lille ; ils se sont d’ailleurs prêtés à l’exercice avec enthousiasme.

Ce documentaire était aussi l’occasion de s’interroger sur l’art contemporain et son rapport à la beauté, de l’admirable au non spectaculaire, au travers d’une mise en scène.

C’est aussi dans cette optique que j’ai voulu m’intéresser à l’envers des œuvres, qui se voit encore moins, qui est tout aussi silencieux. Mais à la radio ni l’envers ni l’endroit ne se voient, envers et endroit ont le même statut. Simplement, ce qui crée le mystère de l’envers c’est l’invisible, l’absence, le hors-champ. C’est l’arrière d’un tableau (qui révèle qu’on peut s’y attacher ou en rêver), ce sont les secrets de fabrication des œuvres (tout ce qui dans un laboratoire de réflexion et de tâtonnements aboutit à l’œuvre montrée) ; c’est le réel qui nourrit la fiction (comment un journal tenu quotidiennement se laisse pétrir pour devenir roman et sortir de l’autoficton, mieux, se donne à lire après la fiction — je pense à Annie Ernaux). Ce sont les sons et les voix que l’on convoque. Avec en écho ce qu’en dit François Dagognet :

Tout a été tenté et finalement l’art classique était une prison. Pourquoi moi j’accorde du prix à ceux qui comme Fontana et tant d’autres ont déchiré la toile ? Ils l’ont crevée, ils l’ont lacérée, parce qu’il n’y a pas de raison qu’on ne voie pas son arrière. Pourquoi est-ce que l’avant nous cache ce qui est derrière lui, qui a autant de droit à exister ? Bon alors une toile fendue, le trou, moi je trouve ça magnifique, parce que c’est le commencement de la libération [4].

Parlant de l’invisible, je peux aussi parler du banal, ou du non remarquable. Je l’évoquais plus haut en parlant du non-spectacle et du pas beau. Il y a aussi le banal sans parole : ainsi, un tas de sable par exemple. C’est par la vision d’un tas de sable, premier regard sur le paysage d’une carrière, paysage dont la force minérale m’est apparue alors que je ne l’attendais pas, que j’ai été amenée à écrire une composition sonore sur cette étendue lunaire.

Paysage

Le paysage est une sollicitation du regard.

Pourquoi est-il radiophonique ? Il y a une première évidence, c’est le paysage sonore. Car si je parle d’une sollicitation visuelle, je peux tout autant parler du bruissement particulier des arbres quand je marche dans un chemin, ou de la course des feuilles sèches sur la terre, poussées par le vent, ou des dialogues échangés par les oiseaux. Le son attire tout autant mon attention que les visions auxquelles il correspond.

Le son « parle », ou chante, évidemment, un paysage.

J’ai entendu récemment un très beau son — je ne connaissais absolument pas le lieu qu’il mettait en scène. Un bateau est secoué par le remous de la mer agitée par le vent, son flanc vient cogner un quai de manière répétitive, on perçoit le vent, les mâts cliquettent. À un moment on entend une sirène, dans une sorte de ouate ou de sentiment d’irréel. La prise de son était très fine, et pendant cette écoute — qui durait 7 ou 8 minutes, je me laissais flotter en attendant une suite. Cela résonnait davantage pour moi comme une évocation sonore, très belle, et je me demandais en même temps ce que je devais comprendre de ce son — ce que je devais en faire.

Si j’enregistre des oiseaux, dans le bruissement des feuilles, en m’appliquant à saisir la pureté de ces sons, aurai-je pour autant, après montage, réussi à élaborer un objet esthétique signifiant ? (Je précise que le moindre son m’arrête et me capte quand je m’intéresse à un paysage). Un paysage sonore seul suffit-il pour donner un sens ?

Il me semble qu’il faut le transfigurer par un autre biais, faire ressortir sa personnalité, composer ce que j’aime appeler un portrait-paysage.

Il faut se souvenir, à ce propos, de la façon dont Yann Paranthoën a traité le paysage sonore de Lesconil. C’était une fresque sur le paysage sonore ‒ un cas d’école puisqu’il appartenait au projet mondial d’environnement sonore de Murray-Schafer, et faisait partie de l’étude comparative des cinq paysages sonores de villages européens. Or ce paysage sonore de Lesconil nous est arrivé peu à peu, nous n’avons pas tout de suite entendu la mer, les bateaux, les vagues, les sirènes, la criée, et d’autres sons caractéristiques d’un port. Tout nous a été distillé par petites touches, et, surtout, par la subjectivité des habitants, par leurs voix et leur accent ; leurs paroles nous conduisaient à des éléments sonores qui devenaient signifiants par ce qu’ils en disaient. Les éléments sonores s’enchaînaient, remplaçaient les sensations des personnages, ou nous parvenaient dans une alternance, et en tout cas jamais ces sons n’étaient traités comme des illustrations mais comme des signifiés à part entière. La force de ce traitement de la matière sonore, c’est d’avoir créé le désir par l’attente des éléments qui la composent. Le dévoilement des sons, un à un, à travers la parole des personnages ‒ dont la voix et l’accent sont partie intégrante du paysage sonore que l’on entend ‒ parachève l’écoute en œuvre d’art, en composant une musique de l’environnement qui prend en compte toutes ses manifestations.

Un paysage est habité, c’est pour cela aussi qu’on peut parler de portrait paysage. C’est-à-dire que le portrait sonore finira par être autant celui du paysage que celui des occupants de ce paysage, et c’est ce qui s’ajoute ou se joint au paysage sonore pour dessiner un lieu, un territoire. C’était le cas dans ce Questionnaire pour Lesconil, où se révélait à nous la personnalité des habitants, d’abord silencieux ou réservés, assez intérieurs ou façonnés par la mer.

Un paysage est habité. Comme nous le savons un paysage est une géographie tracée et construite par ceux qui y vivent ; comme nous le savons il n’existe plus ou quasiment plus au monde de territoire à l’état naturel. Les urbanistes et les paysagistes ont aussi attiré notre attention, depuis plusieurs décennies, sur le fait qu’un paysage n’est pas seulement rural, ou sylvestre, mais qu’il concerne tous nos environnements : urbains, industriels, minéraux, etc. Ces environnements, ces territoires fabriqués par les humains, peuvent être nommés paysages. Quand on regarde un paysage, on peut encore, dans certains cas, en saisir à l’œil les strates du temps : je pense par exemple au découpage des champs autour de Cayeux, qui sont les marques d’anciens polders, et de digues construites pour se protéger de l’eau, je pense aux formes de certaines rues à Paris.

C’est pour cette somme d’actions humaines superposées qu’on peut prononcer le mot de palimpseste utilisé par François Dagognet. Ce tuilage qui constitue le paysage actuel peut être dit, raconté, vécu, utilisé : un paysage est un récit composite et composé de paroles humaines.

Ainsi il s’épaissit et se laisse prendre.

Montagne-eau

J’ai fait une découverte qui m’a réjouie : en lisant des écrits sur la notion de paysage en extrême Orient, j’ai appris que l’un des mots qui désigne le paysage en chinois, sanshui, est fait de deux idéogrammes et se traduit par un double substantif : « montagne-eau ». Ce qu’en écrit François Jullien correspond au traitement d’une matière sonore à la radio, quand on sort du contemplatif pour créer une matière mouvante. On compose le vertical et l’horizontal, le statique et le mouvant, ce qui a forme et ce qui épouse la forme, « ou enfin ce qu’on a frontalement devant les yeux et qu’on regarde (la montagne) et ce qu’on entend de divers côtés et dont le bruissement parvient à l’oreille (l’eau). La vue et l’ouïe sont également sollicitées [5] ».

Je retrouve ici des motivations qui souvent m’incitent à construire un documentaire sonore, qui ne sont ni celles d’une information (mais qui peuvent en contenir), ni d’un regard ou d’une enquête sur la société, mais tout simplement un choc esthétique, à la fois visuel (un paysage qui s’étend devant mes yeux) et sonore, parce que des sons y sont extrêmement présents, et répétitifs — la répétition crée un climat poétique.

Cette combinaison entre le regard et le son, entre la sollicitation visuelle et la sollicitation auditive, a constitué la naissance d’un portrait paysage que j’ai composé. Je peux parler d’un regard sonore. Car c’est la sollicitation sonore, très présente, qui est devenue la voix essentielle de ce documentaire.

Les trains

Je suis à ce moment-là à l’Estaque, sur les hauteurs de Marseille. Sur cette colline, des maisons sont construites, on a l’impression qu’elles ont été disposées au hasard de l’occupation du sol, une sorte de guirlande de maisons qui surplombent la ville. J’ai devant moi un panorama très large : le golfe de Marseille, la mer, les îles avec le château d’If, l’autre côté du golfe avec une autre partie de la ville, et la découpe de Notre Dame de la Garde. Je vois le va-et-vient des bateaux qui entrent ou sortent du port. Ceci pour la vue.

À l’endroit où je suis placée, sur la petite terrasse d’une de ces maisons, j’ai aussi un son récurrent, qui marque le paysage par sa singularité : ce sont des trains qui passent sur la voie ferrée située en contrebas, à une petite cinquantaine de mètres des maisons.

Ici on ne sait ce qui attire le plus, si c’est la vue ou les sons qui occupent résolument le paysage. On peut donc y entrer en fermant les yeux et en écoutant, ou bien en les ouvrant et en regardant le golfe, ou encore en allant à la rencontre des habitants de ces maisons pour qui le quotidien est rythmé par ces sons. On a le choix des outils : l’enregistreur, ou le pinceau et la toile. Si je pense à la notion chinoise du paysage, je peux dire que l’on se trouve ici dans la « Montagne-eau ». Il y a tous les éléments statiques : les rochers qui dessinent en contrebas les contours du golfe, les îles, la digue bâtie qui s’étire le long de la côte, et parallèlement, bien plus haut, sous nos yeux, la ligne horizontale de la voie ferrée immobile. Y entrent ou y bruissent l’eau du golfe, changeant de direction selon le vent, changeant de couleur selon le ciel, portant des voiles ou des bateaux de commerce qui entrent ou sortent, mais aussi une autre sorte de mouvance, et pas des moindres : les trains qui passent tout près dans les deux sens, des trains très différents, du train quotidien qui mène du centre de Marseille aux villes côtières plus loin, au train de voyageurs, train de marchandises, train militaire, train des poubelles.

Cette situation, tout en signant d’abord une présence forte du paysage sonore, dit bien aussi ce qu’est un portrait-paysage, c’est-à-dire qu’on chemine, à partir du point de départ sur la colline, pour brosser le portrait d’un lieu. Enfin les éléments s’articulent et se transforment en objet radiophonique proprement dit, avec le travail du montage, qui a contribué à donner à cette perception première la forme d’un objet sonore élaboré, transformé pour donner à entendre non une information, mais un fait sensible.

Un choc d’une étrange et surprenante poésie est provoqué par ce paysage industriel sonore ; la puissance du rêve contenue dans les trains, dans la répétition de leur passage, donne aussi un caractère musical à ces sons. Et quand les habitants parlent des trains, ils se rendent compte qu’ils les ont intégrés dans leur quotidien, d’autant que la force de ces machines est de confisquer la parole aux humains quand ils passent.

Nous sommes restés sur cette colline pendant trois jours, de manière à ne rater aucun train, du petit matin au soir, autour de 21 heures. Nous avons résisté à aller là où allait chaque train, en gardant le point de vue d’un espace limité, sur ce point statique de la terrasse au-dessus de la voie ferrée. Nous avons déambulé de maison en maison sur la colline. Une seule exception : une échappée à la gare de l’Estaque (qui était très proche), où nous avons encore écouté les trains passer, où nous sommes montés dans une locomotive le temps d’un trajet entre l’Estaque et Ensuès, la station suivante sur la côte bleue. Mais nous revenions toujours à notre colline.

L’écriture s’est faite avec le montage, qui avait pour particularité d’avoir tout transformé en parole, que ce soit le son des trains ou les récits des habitants. Les trains parlent, les habitants écoutent et parlent. Tout se mêle dans la réalité, tout se mêlait et se répondait dans le documentaire ; avec le respect d’une temporalité, lente, au rythme du temps que mettait un train pour passer devant les maisons, au rythme de la parole des protagonistes de cette histoire, qui d’ailleurs n’a pas d’histoire. C’est ce qui fait que le montage, ou l’agencement de tous ces éléments, transforme le banal de cette colline en événement de chaque jour (c’était pour moi en tout cas un événement), mais les personnes dont la parole est sollicitée se mettent à observer, et pour finir se rendent compte de l’existence pour eux d’un fait qui s’est effacé dans le quotidien parce qu’ils ne le nomment pas. Plus exactement, ils n’en parlent pas parce qu’ils n’y pensent pas, mais dès qu’on sollicite leur parole ils disent ce qu’ils voient, ce qu’ils entendent, ce qu’ils ressentent.

Pour terminer, je décris brièvement l’agencement de ce documentaire, qui s’est développé à partir du point de départ d’un paysage et de ses sons.

C’est une narration, avec un début et une fin, mis en scène d’une manière particulière : c’est-à-dire que notre position géographique n’a pas avancé d’un mètre. Au début nous nous tenons à un lieu bien précis, avec un personnage, dans une situation d’attente. À la fin, au bout de 1 h 14 (format de Surpris par la nuit), nous sommes au même endroit, avec le même personnage, mais ce que nous attendions finit par arriver. Ce que nous attendions, c’était un train, un train particulier. Or cette attente que nous avons installée au début s’oublie pendant le déroulement des séquences. Quand j’ai parlé du montage dans mon livre [6], j’ai rappelé certaines analyses d’André Bazin à propos du cinéma, et notamment toutes les analyses qu’il fait sur le montage invisible et le montage visible, celui que l’on ne sent pas et celui que l’on perçoit. Le montage visible est un outil de compréhension, parce qu’il introduit des ruptures perçues, mais voulues, qui créent par le choc des images entre elles non seulement une signification, mais une autre réalité. « C’est le montage, créateur abstrait de sens, qui maintient le spectacle dans son irréalité nécessaire », écrit André Bazin.

Dans « Les trains de l’Estaque [7]  », la narration repose au contraire sur un montage qui est invisible, dont on ne perçoit pas les ruptures. À partir de l’installation du début, on chemine le long de la colline où chaque rencontre nous dit des perceptions différentes des trains qui passent, avec des sutures amenées par les mots ou les idées précédentes, on glisse aussi comme les trains sur la voie ferrée, on glisse avec eux et on est menés, conduits, guidés, dans une écoute. Le but de cette composition sonore était d’entendre et d’écouter les trains. On les attend, mais parfois aussi ils nous prennent par surprise et nous interrompent. Ils deviennent une musique, dont la perception est racontée sur divers modes. Et au bout du morceau de musique, on retrouve la position du début, on avait oublié qu’on était dans l’attente du train des poubelles, il arrive, on l’écoute, des paroles arrivent encore, et on décide d’écouter encore les trains.

Je pourrais même dire que les paysages que nous créons sont des fictions. Quand Frank Venaille a créé les « Souvenirs d’en Flandres [8] », il a associé le récit d’un narrateur, qui sonne comme une fiction, à la découverte d’un paysage qu’il retrouvait avec le micro. Sortis d’une réminiscence, d’une association d’idées, d’une subjectivité, d’un choc esthétique, ces portraits-paysages transforment la réalité en une perception qui sera singulière, celle de son auteur.

De même, quand je parle d’un « acte radiophonique », je parle de la création d’un lieu immatériel ; nous créons ce « lieu radiophonique » justement avec l’écriture et le montage, il est à la radio ce que la scène est au théâtre, son espace est sonore mais non palpable et non mesurable, il n’a pas de limite sinon le temps imparti dans une grille de programme, il est transposé de la réalité, n’a pas de frontière visuelle, c’est un lieu qu’investit notre imaginaire, notre pensée. Un lieu propre à habiter le « non-lieu » qu’est la radio.

J’évoquais au début la contradiction de vouloir faire entrer dans un creuset sonore et invisible une image réelle qui se déploie devant nos yeux. Il faudrait plutôt parler d’un paysage invisible qui se révèle dans le champ radiophonique par la mobilité du son.

Notes

[1] Denis Diderot, Œuvres esthétiques, textes et annotations de Paul Vernière, Paris, Éditions Garnier, 1959, p. 647-648.

[2] Phrase citée en exergue du Guide d’un petit voyage dans l’œuvre de Francis Ponge de Gérard Farasse et Bernard Veck, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, « Savoirs mieux. Littérature », 1999.

[3] « Le non-spectacle et le pas-beau », Surpris par la nuit, France Culture, par Simone Douek, réalisation Anna Szmuc, 20 juin 2003.

[4] « Le non spectacle et le pas beau », ibid.

[5] François Jullien, Vivre de paysage ou l’impensé de la Raison, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des idées », 2014.

[6] Simone Douek, L’acte radiophonique, une esthétique du documentaire, Grâne, Éditions Créaphis, 2021.

[7] « Les trains de l’Estaque », Surpris par la nuit, France Culture, par Simone Douek, réalisation Angélique Tibau, 6 juillet 2007.

[8] « Souvenirs d’en Flandres, le passeur d’eau », Nuits magnétiques, France Culture, par Frank Venaille, réalisation Bruno Sourcis, 10 septembre 1987.

Auteur

Productrice à France Culture pendant plus de trente ans, où elle a pratiqué toutes les formes radiophoniques, du direct au documentaire, Simone Douek a collaboré à un grand nombre d’émissions sur la chaîne, notamment : Les Îles de France, À voix nue, Une vie, une œuvre, Les Mardis du cinéma, Ciné-Club, La Matinée des autres, Le bon plaisir, Surpris par la nuit, Tire ta langue, Lieux de mémoire, Grand Angle, Les chemins de la connaissance, Sur les docks. Elle a aussi enseigné l’écriture radiophonique à l’Université de Marne la Vallée pendant 12 ans, ainsi qu’à la SAE (Sound Audiovisual Engeneering School). Elle a récemment publié L’Acte radiophonique, une esthétique du documentaire, éditions Créaphis, 2021, occasion d’une interview éclairante à lire ici.

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La création sonore hors du champ de la radiodiffusion et du podcast

L’écriture sonore a une forte capacité à mettre en résonance des temporalités différentes et à pouvoir suggérer plutôt que dire. La plasticité de la matière sonore permet de créer des univers oniriques faits d’une musicalité n’artificialisant pas la narration documentaire. Le commun entre le son réel et le son transformé permet de faire ressortir naturellement la musique d’un paysage, sans artificialisation. Ma patte sonore s’est peu à peu construite en tenant compte de ces principes, grâce à des rencontres dans l’univers de la radiodiffusion ou du podcast mais aussi du spectacle vivant, de la muséographie ou de l’art contemporain. Il m’a alors semblé pertinent de penser la diffusion de mes pièces aussi sous forme live spectaculaire sur un système spatialisé d’ordre supérieur à la stéréo. Après plusieurs années d’expérience, c’est, selon moi, le modèle de diffusion le plus adapté. Je m’intéresse actuellement à des performances où la spatialisation est pensée de façon in situ, permettant de penser à une mise en scène faisant vibrer les lieux de diffusion avec la pièce sonore jouée.

1. Présentation par Irène Omélianenko

2. Comment j’en suis venu à proposer des créations sonores en multicanal et en live

3. Paysage sonore recomposés et musicalité de l’œuvre

3.1. Quelques éléments d’écriture sonore

3.2. Bref retour sur mes débuts

3.3. Un principe-clé : ne pas utiliser de musique « hors-sol »

3.4. Travailler sur des cartographies sonores

3.5. Faire résonner passé et présent

4. Écriture par strates et spatialisation

5. Insatisfactions

5.1. Avec la radio 

5.2. Avec le numérique 

6. Penser des diffusions in situ

6.1 Aspects humains

6.2 Possibilités esthétiques et ludiques

Parties narratives et musicales ‒ Placement des enceintes ‒ Sons en direct ‒ Jeux avec les enceintes.

7. Questions-réponses

7.1. Sur les collaborations avec les metteurs en scène

7.2. Sur l’utilisation de la diffusion hertzienne

7.3. L’avenir est aux radios locales

7.4. Sur les réactions des personnes enregistrées

7.5. Sur la relation aux lieux

7.6. Diffusion en live : ce qui est planifié et ce qui ne l’est pas

7.7. Est-ce qu’on entend quand on joue en live ?

7.8. Sur la part du jeu dans la création documentaire à visée sérieuse

Auteur

Benoit Bories est créateur sonore. Il a produit des documentaires et des créations sonores pour France Culture, Arte radio, la RTBF, la RTS, la Deutschland Radio Kultur et ABC. Depuis cinq ans, il élabore également des créations sonores pour le spectacle vivant, des installations et des performances live hybrides. Il a collaboré avec plusieurs festivals et lieux culturels pour ses performances et a remporté plusieurs prix et mentions à l’international pour son travail sonore, et tout dernièrement le Prix Ondas pour La forêt des violons. Site web de Benoit Bories et et Charlotte Rouault : Faïdos Sonore.




Vers une « belle » écoute ?


À travers une trajectoire toujours aux frontières, entre écoute des espaces et espaces d’écoutes, Stéphane Marin témoigne ici de son parcours d’écritures sonores situées, plutôt hors les murs, et radicalement hors La Radio. 

Il fait état de sa pratique phonographique déployée au sein d’expériences, de rituels et de dispositifs d’écoutes partagées in situ, comme l’auxiliaire de ce qui pourrait être un des hors-champs du documentaire, entendu comme sa condition de réception, voire d’émergence : une « belle » écoute, tout au moins une écoute « autre ». 

Through a trajectory always at the frontiers, between listening to spaces and listening spaces, Stéphane Marin testifies here to his path of situated sound writing, rather outside the walls, and radically outside La Radio. 

He reports on his phonographic practice deployed within experiences, rituals and devices of shared listening in situ, as an auxiliary of what could be one of the off-fields of documentary, understood as its condition of reception, or even of emergence: a “beautiful” listening, at least a “different” listening. 


 

1. Introduction par Irène Omélianenko

2. Un parcours sonore

3. Ma moche radio

4. Quelle écoute ? A ‒ La phoNosynthèse

5. Quelle écoute ? B ‒ Une poétique de la banalité

 6. Quelle écoute ? C ‒ Les discrets

7. Quelle écoute ? D ‒ Dramaturgie de l’in-quiétude

8. Field Recording & phoNographie

9. Mes dispositifs. A ‒ Contextuel / Expérientiel 

10. Mes dispositifs. B ‒ Usage des casques

11. En guise de conclusion

12. Échanges avec l’auditoire

Auteur

À la frontière entre l’écoute du paysage et la composition in situ, dans la porosité proposée par une œuvre qui se frotte au réel, acteur du développement de l’art sonore en espaces libres, compositeur de pièces multiphoniques pour le spectacle vivant en espace public, Stéphane Marin s’investit depuis 2003 dans des aventures sonores in situ qui partent à la rencontre d’espaces atypiques. En 2008, suite à l’attribution d’une bourse d’auteur « Écrire pour la Rue » (SACD – DMDTS), il crée « Espaces Sonores », une compagnie dédiée à la création sonore contextuelle et aux arts de l’écoute.

Son désir d’espaces et sa pratique du sonore se concrétisent sous la forme de parcours ou de siestes sonores, de marches d’écoute à oreilles nues ou « augmentées », de yoga des oreilles, ou bien encore d’installations sonores architecturales. Ces formes ont été co-produites par des structures comme Lieux Publics (Centre national et pôle européen de création, Marseille), L’Usine (CNAREP, Tournefeuille), Le Cube (Centre de création numérique, Issy les Moulineaux), l’Espace Mendès France / Lieu Multiple (Centre de culture scientifique, technique et industrielle, Poitiers).

Le rayonnement de la compagnie Espaces Sonores est aussi bien métropolitain (Projet culturel de territoire – Toulouse Métropole / « Passeport pour l’Art » / lauréat du dispositif « Toulous’up ! » ‒ ville de Toulouse), régional (Comcom Perpignan Méditerranée / Lycée Agricole Beaulieu, Auch / Maison Salvan, Labège), national (MNHN, Paris – CCAS ‒ Domaine de Chamarande – ZAT, Montpellier – Musiques Démesurées, Clermont-Ferrand, I Sulleoni Festival, Bastia), qu’international (Singapore Arts Festival ; « Semana de la Escucha », Medellin, Colombie – « Hearsay International Audio Festival », Kilfinane, Irlande ; « When Art meets Science », Bozar, Bruxelles).

Il produit par ailleurs des pièces radiophoniques pour France Culture, Arte Radio, et RFI.

Sa musique est publiée sous les labels Unfathomless (BEL), Galaverna (IT), et Weber & Alcantu (ALL).

Il donne régulièrement des conférences et des workshops (ULB, ENSAT, ESAV, EESI…) invitant tous les publics à tendre l’oreille.

Site web : Espaces Sonores.

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