Présentation

À rebours des injonctions médiatiques de rapidité et de concision dans un contexte d’infobésité, force est de constater que le long format se porte bien dans la presse papier comme dans les médias en ligne. Alors que les temps de lecture surplombent systématiquement les articles numériques du quotidien Le Monde, le lectorat contemporain qu’on dit pressé, peu enclin à lire long, est pourtant en recherche d’une information de qualité qui saurait prendre le temps, à la fois dans le travail d’enquête et dans l’écriture. C’est précisément dans cette optique que La Croix propose depuis l’automne 2019 son magazine L’Hebdo, avec comme credo : « Rencontrer / Explorer / S’inspirer / Ralentir ». Ce ralentissement préside également au projet éditorial de la revue Long Cours qui vise à « donne[r] la place (de raconter une histoire) » à des auteurs, des écrivains, des écrivains-voyageurs, et d’offrir ainsi un espace de résonance, de débat, hors des sentiers battus de la presse traditionnelle et des médias d’information enchaînés au live et au flux ininterrompu. Déplacer le regard sur les faits, proposer d’autres points de vue grâce à d’autres temporalités, retrouver la main sur l’approfondissement de l’enquête, prendre le temps – tout court – de faire long, c’est accorder un espace symbolique et physique dans une maquette, dans une ligne éditoriale, au long.

Pour être en vogue dans la presse actuelle, le long format n’est pour autant pas complètement nouveau. Il s’inscrit dans l’histoire de la presse depuis ses débuts, sous forme de feuilletons en rez-de-chaussée, de périodiques modernistes ou de grands reportages, et a toujours été un support privilégié de rencontre entre le journalisme et la littérature. Longueur et littérarisation sont des caractéristiques liées dans l’histoire du journalisme littéraire, que le journalisme narratif contemporain déploie.

Le ralentissement de l’information pose la question du format : sa longueur devient la promesse physique de cette qualité revendiquée et d’une forme de littérarité. Les beaux livres-revues-magazines que sont les mooks, tels que Long Cours, Zadig, America, XXI, 6 mois mettent la matérialité de l’écrit au centre de la lecture par des maquettes colorées, dynamiques, modernes. Le manifeste de la revue XXI le revendique explicitement : « le graphisme est une forme de journalisme, qui allie l’émotion visuelle et la puissance des mots[1] ». Mais l’inverse offre aussi des réalisations de qualité : la simplicité du caractère noir sur fond blanc du site AOC, sans illustration, axe l’attention des lecteurs sur la seule puissance de la plume, là où d’autres médias innovent en jouant d’effets de parallaxe, de jeux de navigation scénarisée. Le long célèbre en effet tout autant une culture du texte qu’une culture visuelle qui exploite de manière féconde les ressources numériques et les talents complémentaires des alliés des journalistes que sont les graphistes, infographistes, maquettistes et développeurs. Ceux-ci vont non seulement « enrichir » l’article, mais aussi lui donner une matérialité qui tout à la fois valorise le feuilleté de l’énonciation éditoriale et l’image du texte, et en réhausse le sens, comme on peut le lire dans les articles de Valérie Jeanne-Perrier, de Marie Vanoost et d’Oriane Deseilligny. Pourtant, format long ne signifie pas absence totale de formatage et de calibrage, notamment lorsque la ligne éditoriale est tout entière centrée sur la promesse d’une expérience de lecture novatrice.

Car si l’on ne peut dès lors parler des longs formats qu’au pluriel, ils ont néanmoins en commun de nous embarquer dans une expérience de lecture forte, parfois même dans une véritable immersion narrative qui nécessite en effet une coopération des journalistes avec d’autres métiers souvent rassemblés dans le service d’édition web. Le format long ne cesse ainsi de se réinventer, depuis les colonnes étroites et les chandelles d’un quotidien jusqu’aux formats numériques qui jouent avec la dimension tactile et polysensorielle de la lecture en ligne en passant par des récits en réalité virtuelle. Songeons par exemple aux « obsessions » du site Les Jours, à ce que d’aucuns appellent « le scrolitelling » (récit immersif) développé par des titres de presse comme La Voix du Nord, Le New York Times, The Guardian, ou encore par L’Équipe Explore. Par-delà les différences formelles, reste un certain rapport à la narrativité, une poétique rédactionnelle (et interactive parfois) qui cherche à capter l’attention du lecteur le plus longtemps possible et que les articles de Marie Vanoost, Marie-Ève Thérenty, Violaine Sauty explorent dans ce dossier.

Du côté du journaliste, qu’implique le long format ? S’autoriser le long, est-ce une liberté ou une contrainte dans la réalisation du reportage puis de l’écriture ? Assurément, ce qui ressort de ce dossier est la liberté et la créativité qu’autorisent les longs formats, car ils représentent des espaces de respiration matériels et symboliques pour les journalistes qui échappent ainsi, momentanément, aux logiques de flux. Certains y trouvent le moyen de reprendre pied dans une profession marquée par l’urgence du direct, d’autres s’y aventurent comme pour sortir de leur zone de confort et découvrir d’autres modalités de récit médiatique. Avec le long, le journaliste rentre dans l’intimité d’une histoire particulière, met en œuvre une forme d’artisanat de son métier, qui lui permet de prendre le temps de saisir un terrain, de bâtir une enquête, d’interroger, de donner du sens enfin. La poétique du long format articule des contraires apparents, compose avec des tensions inhérentes, ainsi que le montrent Marie-Ève Thérenty (le « bref » configuré et le « très long » élagué dans les longs formats de Florence Aubenas) mais aussi Marie Vanoost qui analyse dans les récits du journalisme narratif américain ces modulations de la subjectivité dans l’énonciation journalistique. C’est ainsi la place de la première personne du singulier qui est interrogée, l’auctorialité même qui est en jeu lorsque le je rend mieux compte du réel, de sa complexité, comme les choix assumés par La Croix L’Hebdo dans l’article d’Oriane Deseilligny en témoignent. Oser le long, c’est donc aussi s’autoriser une écriture qui assume une approche personnelle, voire littéraire de l’enquête tout en étant très maîtrisée, en réaction aux prises de paroles individuelles et subjectives sur les réseaux sociaux. Les émotions, les affects, et même parfois la distanciation, l’ironie, peuvent y trouver leur place, en sourdine. C’est aussi composer le récit de l’inédit à travers des micro-histoires publiées dans le New York Times Magazine, au fil de la pandémie, ainsi que l’analyse Isabelle Meuret pendant le premier confinement aux États-Unis. Alors même que le chronotope journalistique est mis à mal, son article montre bien comment le support prend en charge ce récit médiatique pour faire sens, par-delà la sidération, les urgences, et le ralentissement de tout le pays, de toute l’activité, hormis celle des Urgences précisément.

Les articles de ce dossier s’attachent aussi à analyser les multiples circulations du long format : les pratiques du long sont à double détente, du magazine au livre, de l’article dans un quotidien au mook, comme le rappelle Marie-Ève Thérenty analysant les pratiques de Florence Aubenas. La médiamorphose en est en effet une de ses propriétés essentielles, dans la mesure où un cortège de formes plus courtes en annonce la publication (stories ou publications sur les réseaux sociaux), l’accompagne ou le prolonge à travers d’autres médias (podcasts, vidéos, livres), ainsi que le souligne également Valérie Jeanne-Perrier. Le long se donne ainsi souvent à lire en tandem, avec des formes courtes avec lesquelles il est moins question d’opposition que de complémentarité, pour créer l’attente, exposer les coulisses, documenter le geste du reportage et, in fine, favoriser l’immersion. Dans le long format, des éléments d’enquête qui n’avaient pas trouvé de place ailleurs dans une maquette, dans une ligne éditoriale, viennent donner du sens. Pour autant le long n’accueille pas tout, il peut même élaguer, passer sous silence des semaines d’enquête, ou ne pas voir le jour, tout simplement, lorsque le sens n’advient pas au préalable. Mais lorsque l’enquête est forte, que l’engagement du journaliste est total, il donne lieu à des réécritures adaptées à chaque médium, des variations sur le même thème, comme le montre Violaine Sauty dans son analyse de Surdose, d’Alexandre Kauffman. De l’article au livre, en passant par le feuilleton, trois longs formats sont déclinés et parfois rééditorialisés pour permettre à chaque support d’exprimer le meilleur de l’enquête, et au journaliste de valoriser, autant que faire se peut, tout ce temps passé à enquêter. Et là encore, le long invite les professionnels de la presse et de l’édition à collaborer, à déployer leur créativité pour faire vivre l’enquête au long cours, par-delà ses métamorphoses médiatiques.

Ce numéro propose une approche croisée menée à la fois par des chercheurs en littérature et des chercheurs en sciences de l’information et de la communication. Il s’attache à déployer toutes ces questions, tout en s’inscrivant dans l’intérêt de la revue Komodo 21 pour les variations des supports et les mutations du journal. Il est composé d’articles issus des communications réalisées dans le cadre d’une journée d’études [1] qui s’est tenue au Celsa en novembre 2019, et d’articles complémentaires sollicités auprès de spécialistes du journalisme.

Note

[1] Cette journée d’étude et les résultats auxquels elle a donné lieu ont été réalisés avec le soutien de l’Agence Nationale de la Recherche dans le cadre du projet Numapresse et de la convention ANR-17-CE27-0014-01.




Les Gulliver contre les Lilliputiens ? Sémio-genèse des formats longs de la presse en ligne en France


L’expression long format semble participer d’une défense d’une pratique journalistique marquée par la centralité de la démarche d’enquête. L’article examine comment les longs formats se formalisent dans la presse sur le web, à la fois dans des médias anciens ou des médias plus récents, sans passé avec un autre type de support (presse, radio ou télévision).

The expression “long form” seems to participate in a defense of journalistic practice marked by the centrality of the investigative process. The article examines how long formats are formalized in the press on the web, both in old and newer media, without a past with any other type of medium (press, radio or television).


Texte intégral

Les longs formats dans la presse numérique, ce n’est pas qu’une question de taille !

Dans les pratiques journalistiques et dans le quotidien des journalistes, la question de la taille de l’article et de la manière dont le fruit du travail (reportage, enquête, portrait, interview…) va être rendu est cruciale pour envisager la relation au récepteur, et vient définir très en amont de la production finale l’énonciation éditoriale de tout média. L’histoire de la presse montre que cette question du format n’est pas fixe. Elle est dépendante de nombreux critères, aussi bien économiques, politiques ou encore sociologiques ; elle est également soumise aux normes de métiers, portées par des gestes professionnels entrant dans le processus d’élaboration d’un format. Ces trente dernières années, la progressive intégration d’une production journalistique informatisée n’a pas changé ces processus de mutations que l’on peut qualifier de médiamorphoses [1], bien au contraire. Les possibilités cadrantes [2] des outils et des logiciels, puis des plateformes numériques mises à disposition des journalistes dans les rédactions mais aussi dans leurs pratiques informelles quotidiennes amènent depuis 2005 (et la montée en puissance des blogs) à une dichotomie croissante entre des formes brèves et des formes longues, en régime médiatique intermédial [3]. Celles-ci se construisent et se formalisent en réaction à leurs effets et à leurs conséquences supposés dans les lectures futures des utilisateurs.

Dans un premier temps de cet article, nous allons exposer les invariants sémiotiques de la forme brève et de la forme longue en contexte de régime journalistique numérique, car il nous semble que dans la période actuelle, le « long format » se construit contre les formes brèves, dans les discours des acteurs de la presse (mais également dans les discours des acteurs du marché des formes audionumériques, dites des « podcasts ») et dans leurs mises en forme finales. Dans un second temps, nous en explorerons des exemples significatifs prélevés dans la presse numérique actuelle, en regardant à la fois du côté de la presse dite « instituée » et de celui de la presse dite « libre », ainsi que définie par le Fonds pour une Presse Libre (FPL) [4]. Cette seconde partie soulignera la pluralité des productions réunies sous le vocable de « long format », à travers l’exploration des sites ou projets de médias qui relèvent de cette catégorie à visée d’information générale et grand public.

Le travail présenté ici relève d’une démarche de sémiologie et vise à formaliser quelques grands principes d’une sémio-genèse, comprise comme une genèse des signes et des formes progressivement fixés dans les pratiques éditoriales des longs formats sur le web. Il nous semble que l’expression doit absolument se comprendre comme désignant une pluralité de formes médiatiques, non uniquement définies par une échelle de longueur dépassant la notion d’article court. Les longs formats pour la presse numérique recouvrent une pluralité de formats et de supports, tous caractérisés par une volonté d’apporter des points de vue différents sur l’information d’actualité. Dans cet objectif, des pas de côté thématiques et formels sont marqués, qui empruntent à la fois au texte, à l’image fixe et animée, au son et qui créent des « ensembles » à consulter, pour ceux qui les mobilisent, comme des œuvres à part entière, presque détachables des médias qui les proposent. Faire un long format, quel qu’il soit (longue enquête, podcast, diaporama, émission en direct sur un réseau, etc…), c’est pour le ou la journaliste qui s’y emploie, retrouver un sentiment d’autonomie et pouvoir prendre la main sur un chemin de fer ou un processus d’édition en collectif souvent vécu comme une contrainte pesante.

1. Les longs contre les courts ? Pour une sémio-genèse des longs formats sur le web

Depuis les années 2005-2006 et le développement des réseaux sociaux, la forme brève numérique est présente dans toute la presse, aussi bien classique qu’émergente sur l’internet. Si elle existait déjà par le passé dans la presse imprimée, sur un réseau social la forme brève  désigne un format fixe, avec peu de caractères textuels et quelques éléments d’accompagnements d’images fixes ou animés qui vont venir l’allonger en apparence. La forme brève numérique désigne donc un temps de consommation court et une spatialité limitée, ce qui amène à souligner qu’en réaction, les formats longs vont souvent d’abord jouer avec la « longueur » supposée d’un article ou d’un reportage pour s’identifier comme tels. La spatialité va être alors aussi envisagée comme un élément essentiel à travailler et à valoriser dans le discours d’escorte de l’article qui sera conçu. Le « long formisme » est une logique narrative de la presse numérique pour défendre son territoire informationnel, en régime de concurrence effrénée des discours possibles et coprésents dans l’espace médiatique numérique. Les formats longs ont en commun de reposer sur un travail d’enquête souvent valorisé par ce genre ; l’enquête est alors valorisée à son tour par cette énonciation recherchée dans le format long. Paradoxe : la valorisation d’une longue forme (expression traduite de l’anglais long form) passe par les réseaux sociaux et des formes plutôt courtes comme un post, un snap ou une story issus des comptes personnels des journalistes, parfois doublés de plusieurs relances de confrères ou d’un tweet émanant du compte institutionnel du média. Loin de s’opposer uniquement dans la concurrence pour capter l’attention des publics, les longues formes et les formes brèves sont régulièrement associées, comme les deux faces d’une même volonté éditoriale de distinction dans l’océan des publications numériques.

Les formes brèves sont elles aussi très « inventives » dans leurs aspects visuels et énonciatifs. Ainsi, le tweet qui fait figure de proue de la forme brève contemporaine, comprend un nombre limité de caractères, mais rares sont les tweets qui ne sont pas assortis d’un complément, comme un lien hypertexte, une photographie, une vidéo, qui forment de nombreuses strates « rallongeant » l’information brève initiale. Autant d’éléments soigneusement choisis pour constituer un petit composite pouvant faire l’objet de commentaires et de reprises pour se glisser d’une plateforme à une autre. Un tweet peut être cité dans TikTok, dont une boucle vidéo peut s’incruster dans une « story » instagram, voire un « reel », sorte de petit film vidéo instantané sous forme de boucle itérative et qui s’écrit par strates successives de dessins, lettres, émoticônes, insertions de musique… Les petites formes de l’internet connaissent en effet des destins circulants et dès lors, les desseins de ceux qui les mobilisent sont évidents : les petites informations contenues dans ces formats restreints en apparence ont pour destinées principales d’être reprises et mises en circulation pour toucher ensuite le public le plus large possible, recollant ainsi à l’un des critères de définition d’un média de masse, celui d’une diffusion maximum. Les petites formes brèves relèvent d’une généalogie particulière : il s’agit pour ceux qui les conçoivent de s’assurer de leur imprégnation et de leur présence dans tous les interstices des plateformes et des autres médias, y compris les plus anciens, comme la télévision linéaire. Elles doivent être alors comme « détachables » de l’énonciation initiale de leur espace de conception pour pouvoir être enchaînées à d’autres types d’énonciations. Au premier rang des énonciations valorisées figure par exemple le format vertical fixe venu de la captation vidéo par le téléphone portable, qui crée l’effet, du côté de la réception, d’une grande proximité avec l’information portée par la logique du flot et de la performance.

En effet, les formes brèves appellent aussi, du côté des récepteurs, à l’action. Il faut procéder à des petites strates d’écriture et d’inscription aux écrans avec elles, on imite des gestes qui sont proposés : commenter, annoter, reprendre, ajouter un filtre, un son. Comme évoqué plus haut, l’écriture se joue par strates successives, la proposition initiale est minimale mais elle s’enrichit dans son parcours par sauts successifs ou par boucles itératives. Pour certains éditeurs, qui se lancent dans la production de sites d’information aux formats longs, cette logique particulière est vécue comme une sorte de faille de la pratique journalistique. Ils la vivent comme celle de l’histoire récente du rétrécissement de l’information allant de pair avec une pratique d’infantilisation des lectorats, ainsi que le décrivait Sylvain Bourmeau, rédacteur-en-chef du site d’idées AOC [5].

Désormais et depuis quelques années, avec la montée en puissance de la vidéo captée à partir d’un téléphone portable, il est devenu banal de croiser à la fois dans un flux sur un réseau social numérique et à la « télévision », des vidéos brèves filmées « droites » ou débout (on dit « verticales »), dont les bordures sont rendues floues et dont le centre se concentre sur un élément visuel. Cet élément visuel central est le point de focalisation de la séquence : il est souvent constitué d’un seul élément, un visage, ou bien d’une scène unique, fixe.

Ces vidéos présentent un double intérêt pour l’analyse sémiologique et la sémiogénèse des formes longues. Tout d’abord, elles interrogent la question de la circulation des formats et de l’appropriation d’un type de production culturelle d’un support médiatique à un autre. Cette préparation à la circulation des formes par entremêlements successifs n’est toutefois pas à confondre avec la notion de « média intermédial » : le média intermédial emprunte des formes anciennes à des médias installés et les réinterprète. Les formes brèves circulantes présentent des caractéristiques qui permettent une insertion dans différents supports et plateformes, elles contiennent en elles les signes précurseurs des gestes du remprunter (le verbe désigne des gestes qui reprennent des styles ou des écrits en les déplaçant un peu dans la formalisation à l’écran). Ensuite, elles mettent en lumière les enjeux émergents d’une culture visuelle en constante transformation et médiamorphoses – terme qui, nous l’avons déjà vu, désigne une transformation des formes acceptées du médiatique et du communicationnel, d’un support à un autre. Si l’on prend le premier niveau de l’enjeu sémiologique, il faut considérer que l’histoire des formats audiovisuels est encore assez courte et dépend de plusieurs éléments que sont les outils pour filmer, les types d’écritures du montage et des objectifs de circulation des contenus filmés. Dans le cadre d’une histoire encore récente du passage de l’information audiovisuelle de la télévision aux espaces des réseaux sociaux, le fait marquant le plus essentiel est celui du « redressement » du format de filmage de l’horizontal au vertical.

Ce passage est lié au type d’outil mobilisé, en l’occurrence le téléphone portable dont l’objectif assigne un geste particulier d’usage, celui de filmer dans un rectangle tenu droit et à portée de bras (sauf si bien sûr les usagers mobilisent des accessoires comme un pied ou encore une perche pour écarter ou stabiliser le téléphone dont la caméra et l’angle restent peu réglables). Dans ces conditions, les choix de sujets sont rapidement limités : pas de panorama possible, pas de grand angle non plus. Les conditions matérielles agissent comme un étai invisible poussant à se concentrer sur un sujet fixe et à écarter ce qui, à la marge ou autour du sujet viendrait complexifier ensuite soit le montage, soit l’accompagnement indispensable à la circulation d’une image vidéo sur un réseau social numérique : le texte écrit venant « doubler » les sons entendus dans l’image, puisque ensuite, l’usager ne sera pas toujours dans des conditions de réception lui permettant de pouvoir écouter directement les éléments sonores. Cette formalisation particulière (un sujet unique, filmé verticalement) s’accompagne dès lors d’un « floutage » des marges qui concentre le regard sur le sujet, dans le cadre précis d’une forme courte.

Cette pratique du floutage s’opère selon deux registres principaux : soit l’on discerne vaguement de chaque côté du sujet comme des reprises de celui-ci, soit l’on perçoit une sorte de gommage des aspérités visuelles du contexte d’insertion du sujet principal. Ce flou des marges est désormais toléré et opère même à la façon d’un signifiant qui peut réapparaître dans le contexte de la télévision traditionnelle. Dans ce contexte, et au sein par exemple d’un journal d’actualités, une telle vidéo floutée aux marges pourra sursignifier l’origine, la source « authentique » d’un témoin ayant capté la séquence de manière directe, sans montage. L’événement ou le thème traités gagnent alors en force visuelle, pour le traitement de l’actualité, puisque ils s’appuient sur une instance « témoin ». Ce témoin peut être un acteur social présent au moment du déroulement de l’action et ayant eu suffisamment confiance en un média pour lui déléguer le soin de la diffusion, ou un média ayant suffisamment accompli son travail de vérification pour s’autoriser la diffusion d’une image un peu « imparfaite ». Ceci est surprenant puisqu’en principe, en télévision, c’est la qualité de l’image audiovisuelle qui marque la dimension professionnelle de la production. De telles images sous forme de courtes vidéos circulent désormais à la fois dans des espaces médiatiques institutionnalisés et historiques et dans les dispositifs socio-numériques, avec une capacité à traverser les espaces, sans modification forte des séquences. Ces vidéos brèves servent aussi souvent d’amorces à des enquêtes au plus long cours, devenant dès lors des documents sources authentiques.

Cette traversée des médias par un type de format et d’un espace d’énonciation à un autre est symptomatique des processus dits de médiamorphoses, marqués cette dernière décennie (2010-2020) par la forte prolifération d’une culture visuelle de la séquence « vidéo » portant en elle une nouvelle grammaire et rhétorique des images filmées. Le montage y est notamment moins présent, les séquences sont notablement centrées autour d’une scène unique, d’un « morceau » focalisant l’attention, comme dans un tunnel de sens, dans lequel s’embrayent des interprétations possibles limitées. Cette logique de l’épure filmique va de pair avec une seconde logique : l’image devient inséparable d’un texte qui incorpore en surlignage des paroles prononcées par le ou les sujets principaux de la vidéo. Les formats sont courts et denses et visent à concentrer l’attention volatile de récepteurs aptes à rapidement « glisser » d’une séquence à l’autre.

2. Une pluralité de longs  formats : autant de « Gulliver » de l’information luttant contre les Lilliputiens des réseaux sociaux

Cette focalisation sémiotique rejetant des images trop riches et projetant un flou substantiel aux entours des cadres verticaux institue dès lors de nouvelles logiques au sein d’une culture visuelle globale et partagée à la fois par des récepteurs consommateurs d’emboîtement sémiotiques complexes et des producteurs de contenus désireux de les capter. Les formats longs tentent alors de se distinguer de ces logiques en réintroduisant dans leurs énonciations des formalisations variées et davantage spatialisées, insérant davantage de contexte. Une enquête va susciter de longues descentes d’écran par le geste du « scroll » qui est sémiotisé dès l’introduction d’un texte – indiquant toujours l’idée du « long » et de l’approfondissement.

Dès lors, et en opposition, la sémiogénèse des formats longs est celle d’un contre-balancement de toutes les caractéristiques qui viennent d’être évoquées dans les paragraphes précédents. Les longs jouent contre les courts et les Gulliver du sens que sont les formats longs luttent contre les Lilliputiens mais en comptant sur eux pour se faire connaître, puisque les formes brèves pullulent à la surface des plateformes dominantes des GAFAM, ainsi que le soulignent les analystes des médias comme le chercheur en sciences de l’information et de la communication Nikos Smyrnaïos [6] et l’économiste Julia Cagé [7] dans leurs travaux portant sur ces dimensions économiques des stratégies des acteurs du numérique. Pour lutter, de manière concomitante, avec et contre ces logiques du fragment, les éditeurs vont donc autoriser les journalistes à ouvrir davantage leurs possibilités d’écriture et de production numérique, selon une double logique de différenciation thématique et visuelle.

L’éditorialisation d’une forme longue est un travail de valorisation par l’image, le texte, le développement informatique, qui vont animer le contenu journalistique d’une sémio-plastique dynamique et différenciatrice. Par exemple, dans le cas du journal Le Monde, les formats longs ne semblent pas faire l’objet d’une politique éditoriale planifiée, mais ils dépendent des opportunités offertes aux journalistes qui sont en l’occurrence force de proposition, en fonction de leurs goûts et prédilection pour certains sujets. Les journalistes ont dès lors la possibilité de se saisir de contenus (photos, données, tweets, entretiens, enquêtes) servant de matières premières recomposées avec l’aide de services appelés à la rescousse, comme par exemple le service photo, le service iconographie.

L’on pourrait qualifier cette pratique de « débrouille » au sein d’un collectif élargi, celui d’une rédaction et d’un groupe de médias, mais elle semble tout à fait pertinente puisque appréciée des journalistes alors de nouveau en position de faire des propositions, en dehors des logiques consistant à nourrir régulièrement le CMS (Sirius) pour alimenter constamment le site et les applications du titre principal. Et cette logique créative, plus autonome, vaut aussi pour des formats non uniquement textuels, mais désormais sonores avec notamment l’attrait pour la forme dite du podcast, dont le nom est évocateur de la longueur remise au goût du jour : « l’heure du Monde ».

Dans le cas des formats textuels, les praticiens du genre soulignent que leur écriture est une question d’opportunité, née de la  rencontres sollicitées entre un journaliste qui à un moment donné, dans son quotidien, a une production originale (des photographies intéressantes, un thème non traité dans l’actualité avec un angle à pousser et non couvert par le journal imprimé et dont l’actualité se prolonge) et une ouverture éditoriale sur le site qui n’a pas de limites en termes de volume. Les longs formats du Monde ne sont pas totalement détachés d’une actualité plutôt chaude et vont souvent valoriser des éléments récoltés pendant un reportage, qui n’ont pas trouvé une valorisation immédiate suffisante pour le média. Parmi les exemples donnés par plusieurs journalistes de ce titre (rencontrés lors de séquences d’observation au sein du service web au cours de l’année 2019), sont évoqués la couverture des manifestations ou des affaires insolites et intrigantes dont les rédactions en chef de la partie imprimée n’auraient pas couvert la thématique ; est aussi évoquée une enquête sur quatre ans de productions de tweets par D. Trump résumé en un seul qui a été pensé après discussion avec la rédaction en chef du site web. Si la décision est parfois « planifiée » pour que le long format colle à l’actualité traitée par le journal, il arrive souvent que la longue forme soit aussi le fruit de la rencontre entre un hasard et un regard journalistique particulier et décalé, amenant à diversifier les sujets traités par le média, selon une approche plus ouverte et ludique du métier d’informer. Ainsi, un long format insolite traitant d’un chat géant corse et traité par l’un des journalistes rencontrés pendant les séquences d’observation (le chat géant est aussi appelé le chat-renard, animal longtemps mythique devenue réalité) a été initié à partir d’une dépêche AFP : « C’est le grand écart pour produire le format long, il faut voir aussi si tu trouves au sein des équipes une iconographe qui a envie de jouer, et au Monde, pour les formats longs et la valorisation éditoriale spécifique, c’est le service Pixels qui le fait, parce qu’on peut y trouver un développeur et un graphiste qui adorent faire cela, aussi un codeur ». Les journalistes sont ainsi amenés à se créer de nouvelles relations en dehors de leur rubrique ou service, de manière libre et autonome. Les longs formats sont donc également le fait d’une plasticité organisationnelle recherchée par certains acteurs de la chaîne de production éditoriale, lorsqu’ils ont envie d’approfondir davantage un sujet, à partir d’un article, avec la possibilité donnée par les gabarits du CMS maison, Sirius, de le déployer en long format. L’interface propose en effet deux types de format : le standard et le « large ».

Il ne faut pas oublier que toute la production numérique du site web du Monde est classifiée et organisée par les cadres posés par le dispositif (Sirius) partagé entre toutes les équipes. La nature éditoriale des écritures numériques des journalistes est prévue en aval de toutes les situations possibles. Les longs formats entrent ainsi, dans cette vaste organisation de classification des genres prévus, dans la catégorie intitulée « Récit », étiquette renvoyant effectivement à une plus grande narrativité et subjectivité thématique et rédactionnelle. Mais les catégories retenues pour les longs formats sont ouvertes, et ces derniers peuvent aussi être associés à l’étiquette de nature éditoriale « Décryptages ». Pourtant, ce « récit », dans le cas du chat-renard corse reste tout de même bridé à une échelle de 5500 signes, barre « haute » de cette catégorie pour ce CMS et ce titre de presse dont désormais les chiffres d’audience numérique sont en croissance constante depuis plusieurs années. Si la barre indiquée de 5500 signes est dépassée, le chiffre effectif du « récit » écrit s’affiche en rouge écarlate, rappelant le journaliste à la raison quant à un format long pas aussi libre que cela, puisque bridé. Au total, et pour en revenir à notre sémiogénèse du format long, la créativité portée dans les discours d’escorte par les acteurs des médias est ainsi à relativiser puisqu’elle est également contrainte par le « prêt-à-créer » imposé par l’outil de production éditorial central. Celui-ci agit toujours en tant que seul « auteur » en majesté. La créativité éditoriale se noue, comme dans le cas des formes brèves, autour des strates visuelles, scripturales portés par des acteurs qui s’associent aux journalistes pour enrober le récit central écrit.

Dans le cas des formes brèves venues des réseaux sociaux, cette créativité énonciative est souvent à l’extérieur de l’entité médiatique, ce qui constitue un élément fort de différenciation du côté des formes longues. Celles-ci sont le produit des seules forces vives du média qui a alors tout intérêt à recruter tous les types de métiers aux frontières des pratiques journalistiques. Vidéastes, podcasteurs, snapchateurs, etc sont en effet désormais les éditeurs-scripteurs des formes différenciées d’énonciation longue de la presse en ligne. Les projets de médias indépendants de grands groupes montrent également une situation variée des formes longues : textes, sons, images sont dans tous les cas largement métissés pour créer des ensembles dans lesquels les sens de l’information sont le fruit d’un rapport rendu insécable entre les éléments retenus pour constituer ces ensembles. Il s’agit en effet de retenir par tous les moyens et formats possibles les internautes sur un même et unique site.

3. Et les médias « émergents » (ceux qui n’ont pas de passé sur un autre support), champions des longs formats ?

Le texte du média est donc plus que jamais régi par un système sémantique pluricode. En effet, les longs formats ne sont pas uniquement constitués par l’écriture du texte seul, qui joue désormais le seul rôle de liant, une forme de commodité minimale pour agglomérer des strates complexes d’écriture, de « montage » au sens cinématographique du terme. Dans ce cadre, le long format n’est pas qu’un « long article », il est aussi élaboré comme une démarche journalistique particulière, s’appuyant sur une logique d’enquête plus poussée que dans l’article ou la forme brève ordinaire. Les longs formats sont donc réunis par l’idée d’une auctorialité marquée et que les journalistes apprécient puisqu’ils leur permettent d’y imprimer une certaine dose de subjectivité dans un travail souvent marqué par la routine, la répétition et la pression du temps, surtout lorsque l’activité principale consiste à nourrir le site web d’un média « ancien » souvent prédominant dans le choix des sujets proposés en Une.

Cette pluralité des formes longues pour un média « ancien » et installé depuis presque plus de 20 ans sur l’internet est-elle aussi présente dans la catégorie des médias plus récents (années 2010 à 2020) et sans lien avec un grand groupe historique français ? Une manière d’observer cette pluralité des formes longues consiste à se tourner vers un second corpus, cette fois-ci établi non pas uniquement à partir d’un cas unique servant de terrain d’observation, mais à partir de séries de propositions éditoriales, réunies dans le cadre d’une action de soutien financier au développement de projets d’information journalistique, menée par le Fonds Pour une presse Libre. Ce dernier, depuis trois années, lance des appels à soumission de candidatures pour obtenir des aides financières aux développements éditoriaux pour des projets de journalisme d’information d’actualité.

Les sites qui relèvent d’une certaine catégorie, dite de la CPPAP (Commission Paritaire des Publications et Agences de Presse) peuvent s’y présenter. En nous appuyant sur notre posture d’experte invitée à évaluer les propositions, nous opérons une observation sur un corpus de 36 projets sur deux années afin d’y observer si la notion de « long format » y est interprétée en des formes journalistiques existantes, et comment elle l’est. Afin de respecter la confidentialité des échanges autour des dossiers reçus dans le processus d’expertise du FPL, nous n’allons pas ici analyser les sites ou projets en eux-mêmes, ni les nommer. Nous restreignons notre analyse sémiologique à la forme long format lorsqu’elle est abordée par un média candidat, en essayant d’en souligner les termes ou visuels pour la définir et ensuite distinguer d’éventuels types ou catégories.

La première analyse du corpus permet d’emblée de constater que l’expression « long format » n’est que rarement présente, directement en tant que vocable mobilisé par les créateurs des médias indépendants sur la période 2019-2021 (moins de cinq occurrences de l’expression sur deux séquences de dossiers). Pourtant, des expressions comme « articles de fond », une « volonté de creuser des enquêtes approfondies » sont très souvent évoquées dans les projets, pour défendre les dossiers et leurs qualités d’innovation. Tous ces éléments indiquent une recherche de « longueur » de temps et d’espace à l’écran pour ces projets éditoriaux reconnus comme inscrits sur ses registres par la commission paritaire des publications et agences de presse (en qualité de service de presse en ligne reconnu en application de l’article 1er de la loi n°86-897 du 1er août 1986 portant réforme du régime juridique de la presse).

Le terme « podcast » apparaît en revanche plus souvent, comme si la forme audiovisuelle l’emportait sur la période la plus récente dans l’histoire du développement de ces médias nouveaux et contemporains d’une consommation mobile et par fragments (même longs) d’informations. Le texte dense et à faire défiler tout au long des écrans n’est plus nécessairement revendiqué comme « motif » d’innovation éditoriale méritant un soutien. Comme outil de valorisation journalistique, le long format semble s’éclipser au profit de formes écrites plus relationnelles telles que la lettre d’information, pourtant à considérer en tant que forme longue, mais bâtie… sur des éléments fragmentés d’informations pour toujours satisfaire les usagers. Créer un média, c’est comme par le passé, s’assurer de la diversité externe de son média, (celle-ci consistant par exemple à développer un site, avec des rubriques, nombreuses, une application jointe et des produits numériques dérivés). Mais c’est aussi garantir la diversité de contenus internes (traiter des sujets sous différentes formes, avec une volonté de montrer la fabrique de l’information journalistique). Ces formats semblent dès lors plus au goût des années 2020 et 2021 que le « long » simple, comme le webdocumentaire ou le long form défilant inlassablement sur les écrans, entrecoupé par des images chapitrant ce long défilage de textes perclus de liens.

Conclusion : une expression « longs formats » pour une diversité de situations et de productions éditoriales ?

En quelques 25 années d’existence des rédactions web des médias institués, la palette des formats mobilisés ne s’est pas totalement libérée des contraintes de taille des « éléments » donnés à être consultés. La notion de format demeure essentielle, y compris pour des formes dites longues restant tout de même soumises à la nécessité d’être à la fois « productibles » sans de trop grands coûts supplémentaires, et « consommables » par des audiences dont les pratiques de consultation sont devenues composites et marquées par le sceau de l’infidélité. Ces longs formats doivent de plus s’adapter à des outils de consultation dont les écrans sont de taille modeste, puisque les téléphones portables et leurs applications ont largement supplanté la lecture sur les tablettes pourtant porteuses de l’espoir d’une lecture numérique confortable. Ce constat d’un paradoxe entre la mobilisation discursive autour du long format comme défense d’un journalisme de qualité et la présence effective de longues formes dans les médias classiques comme dans les médias plus récents (sans passé dans d’autres supports) est donc un des apports de cette recherche : les Gulliver-longs formats sont sans doute des faire-valoir de la défense d’une pratique professionnelle, entourés des Lilliputiens-formes brèves dominantes et omniprésentes dans l’ensemble du système médiatique.

De fait, les consommations d’enquêtes longues sont rares en ligne et le temps de consultation est souvent aussi indiqué par une horloge ou un temps mentionné en tête d’article. Le « vrai » long format qui reste alors aux journalistes en recherche d’une liberté d’écriture est à rechercher du côté du livre, voire de l’album en bande-dessinée. Ce format est également encouragé puisqu’il est désormais vu comme la prolongation idéale du contrat de lecture ou d’audience initial d’un journal, celui d’une relation unique et nourrie avec un journaliste écrivant le récit d’une enquête menée avec passion et acharnement. Au-delà donc de la question de la forme, cette passion de l’enquête, dans le cas des formes longues présentes sur les sites internet de la presse numérique, ne se retrouve que dans les discours les accompagnant. Elle se retrouve aussi dans des formes s’inspirant de la sérialité télévisuelle dont les médias traditionnels se sont finalement assez peu saisis. Seuls les médias indépendants, plus ouverts à la création éditoriale mais s’adressant à des publics de fidèles ou d’abonnés, prêts à porter la main à leur porte-monnaie pour soutenir un journalisme d’investigation et de terrain (et donc plus cher à produire et à soutenir), ont largement choisi de s’ouvrir à ces déclinaisons du long format, devenant lui-même à nouveau fractionnable, comme à ses débuts dans la presse moderne, sous la forme des feuilletons.

Notes

[1] La notion de médiamorphose désigne tous les processus de transformations des médias à la fois dans leurs formes, leurs circulations et effets de significations dans la communication et l’information. Le mot est employé dans les Sciences de l’Information et de la Communication de manière courante. Le terme a non seulement servi de titre à une revue de recherche, Médiamorphoses, éditée par l’INA mais il a aussi été repris pour un séminaire de recherche créé en 2020 au sein du Gripic, laboratoire de recherche du CELSA, par Pauline Escande-Gauquié et que nous contribuons également à animer. Le séminaire reprend le nom initial de la revue scientifique pour en prolonger les thématiques à l’aune de nouvelles pratiques numériques, autour de la santé, la culture, la musique, les ateliers d’écrivains et d’écriture notamment.

[2] On a pu démontrer que les outils sous-jacents aux sites internet et aux formes préparées pour des usages de diffusion journalistique sur l’internet engendrent des effets de formalisation forte et standardisée ; le terme « architexte » désigne cette catégorie large de logiciels, plateformes et applications qui encadrent avec une forme-empreinte toute production culturelle numérique.

[3] Voir sur ce thème le double numéro 208-209 de la revue Communication et langages, dont le dossier s’intitule « Études intermédiales. À la rencontre de l’école de Montréal », juin-septembre 2021.

[4] Le fonds pour une presse libre a pour vocation de soutenir le développement de médias nouveaux sur le web notamment par un processus d’appels à candidatures évaluées par un comité scientifique (dont nous sommes membre). Le site du FPL présente les objectifs de soutien au développement d’une presse libre ; l’un des critères pour analyser un dossier de soutien financier est que le média candidat puisse présenter une accréditation du Ministère de la Culture dans la catégorie CPPAP. URL du site : https://fondspresselibre.org

[5] La présentation du site AOC a été effectuée lors d’une journée d’études portant sur les formats longs dans la presse, le 22 novembre 2019 au CELSA, Sorbonne Université.

[6] Nikos Smyrnaïos, Les GAFAM contre l’Internet : une économie politique du numérique, Paris, INA, 2017.

[7] Julia Cagé, Sauver les médias. Capitalisme, financement participatif et démocratie, Paris, Seuil, coll. « La République des idées », 2015.

Bibliographie

BEUGNET Martine, Le cinéma et ses doubles. L’image de film à l’ère du foundfootage numérique et des écrans de poche, Lormont, Le Bord de l’Eau, 2021.

BLANDIN Claire (dir.), Manuel d’analyse de la presse magazine, Paris, Armand Colin, 2018.

CAGE Julia, Sauver les médias. Capitalisme, financement participatif et démocratie, Paris, Seuil, coll. « La République des idées », 2015.

GOBERT Thierry, JAY-ROBERT Ghislaine, JUBIER-GALINIER Cécile (dir.), Les nouvelles frontières de l’image, Perpignan, Presses Universitaires de Perpignan, 2020.

JEANNE-PERRIER Valérie, Les journalistes face aux réseaux sociaux ? Une nouvelle relation entre médias et politiques, Paris, MKF éditions, 2018.

PETIT Cyril et MAS Vincent, La presse sur tablette. Les journaux et les magazines de demain ? Réussir sa publication numérique, Paris, CFPJ éditions, 2014.

SMYRNAIOS Nikos, Les GAFAM contre l’Internet : une économie politique du numérique, Paris, INA, 2017.

SOUCHIER Emmanuël, CANDEL Etienne, GOMEZ-MEJIA Gustavo, avec la collaboration de JEANNE-PERRIER Valérie, Le numérique comme écriture. Théories et méthodes d’analyse, Paris, Armand Colin Codex, 2019.

Auteur

Valérie Jeanne-Perrier est enseignante et chercheure au CELSA et membre du GRIPIC. Ses recherches portent sur les évolutions des pratiques professionnelles des journalistes et sur les transformations des médias confrontés à l’introduction des dispositifs numériques. Formats, types d’écritures, logiques d’acteurs, systèmes relationnels et économies des structures sont abordés selon des focales méthodologiques sémiologiques ou des approches socio-discursives.

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Le long format au cœur des métamorphoses numériques d’un quotidien : le cas de La Croix


Cet article évoque le cas du journal La Croix et de son magazine, L’Hebdo, créé en novembre 2019. Il retrace les évolutions menées au sein de la rédaction du quotidien et du service web depuis plus de dix ans pour s’adapter à la demande des lecteurs en contexte numérique. Nous en soulignons d’une part les effets organisationnels en termes de synergie et de coopération entre les équipes. D’autre part, nous analysons les manières de faire, de rédiger des longs formats et de les donner à lire, qui président à la transformation d’un quotidien en trimédia.

This article recalls the example of the daily news La Croix and his weekly magazine since 2019, L’Hebdo. It traces several evolutions in the organization of the newspaper’s editor over the past ten years and the way the journalists adapt to readers demand in the digital environnement. The proposals submitted by the editors to face the digital transformations shows the metamorphosis of a medium. We are conducted to underline their organizational impacts in terms of synergy, cooperation, journalistical practices, in particular in the way of thinking, writing and editing long form articles. These features illustrates the transformational process of a daily news into a trimedia.


Texte intégral

En octobre 2019, le quotidien La Croix lançait un hebdomadaire, La Croix L’Hebdo, qui venait se substituer à son édition classique du week-end. Ce projet de magazine avait nécessité plus de deux ans de travail et de réflexion au sein de la rédaction et du groupe Bayard, et arrivait sur les décombres des échecs récents de deux autres hebdomadaires, Vraiment et Ebdo. Dans ce contexte et dans un environnement médiatique poussant toujours plus au court, au formaté, pointant la fragmentation et l’émiettement des audiences, il pouvait sembler risqué de parier sur le long d’une part, sur le papier d’autre part et enfin sur un magazine de 64 pages. Car c’est bien le credo de cet hebdomadaire : « Du papier, un bel objet et du long. C’est cette alliance-là que nous avons travaillée » explique Anne Ponce, directrice de la rédaction de La Croix L’Hebdo.

L’analyse menée dans les pages qui suivent sur les métamorphoses opérées au sein de la rédaction et du journal est fondée sur un travail de terrain au sein de La Croix, appuyé par des entretiens semi-directifs menés auprès de plusieurs journalistes et éditeurs web de la rédaction entre 2018 et 2021. Elle résonne aussi des propos tenus par les professionnels qui sont intervenus lors d’une table-ronde organisée dans le cadre de la journée d’étude consacrée au long format, en novembre 2019 au CELSA.

Au cours de ces entretiens, nous cherchions à observer les pratiques des journalistes, à comprendre leurs manières de faire, les contraintes techniques rencontrées dans leur travail quotidien et au premier chef dans la rédaction de leurs articles. Il s’agissait aussi de tenter de cerner les enjeux auxquels ils font face chaque jour dans l’édition numérique du journal, dans la circulation des articles entre édition imprimée et édition numérique, dans les contraintes techniques liées aux supports de lecture, aux outils éditoriaux utilisés, etc.

De ces entretiens, il ressort que si les journalistes réinventent leur métier dans un contexte financier difficile et d’érosion du lectorat de la presse, ils le font à la fois en innovant sur le plan des outils et des méthodes d’enquête, sur le plan rédactionnel, journalistique, technique, mais également en puisant dans l’histoire de la presse les ressorts des métamorphoses numériques. En dehors du cas de La Croix, songeons par exemple aux Obsessions déployées par Les Jours, qui réinventent le format du feuilleton au travers d’une posture journalistique inscrite dans le temps long d’une enquête elle-même très déployée et d’un travail éditorial spécifique. Ce dernier s’appuie sur un outil de gestion éditoriale entièrement paramétré et défini par la rédaction, un outil « cousu main », comme le soulignait Isabelle Roberts, « fait à façon », pour permettre de mettre en valeur les enrichissements qu’offre le numérique [1]. En d’autres termes, parier sur le long en régime numérique, pour sembler être une gageure, permet d’interroger les objectifs qu’une rédaction de presse se donne dans un contexte économique instable, et les fondamentaux sur lesquels elle s’appuie pour faire évoluer son offre éditoriale, ses manières de donner à lire l’information en ligne.

De fait, penser les conditions de possibilité, les modalités, les contraintes posées par le long format offre bien des perspectives d’analyse plus globales des mutations de la presse et de l’adaptation de la rédaction d’un quotidien aux enjeux numériques contemporains, lesquels relèvent aussi bien d’une culture de l’information dans sa fabrique et son donner à lire, que des supports où circule cette même information. C’est la raison pour laquelle nous évoquerons dans un premier temps la manière dont l’ensemble de la rédaction s’est adaptée et reconfigurée au cours de la décennie 2010 aux problématiques posées par les injonctions médiatiques à la publication de contenus journalistiques, aux évolutions des usages de lecture, et aux manières de faire [2] l’information de presse écrite. Puis nous analyserons les formes et les formats du long qui ont précédé l’arrivée de La Croix L’Hebdo en ce qu’ils révèlent là encore à la fois les contraintes éditoriales, techniques et les bricolages créatifs auxquels ils ont donné lieu. Enfin, nous analyserons le cas de l’hebdomadaire et les choix effectués pour en faire un journal visant à permettre aux lecteurs de prendre du champ par rapport à l’actualité chaude, se poser pour réfléchir et ainsi leur offrir un magazine adapté à un rythme hebdomadaire de lecture.

1. Médiamorphoses d’une rédaction

L’évolution du quotidien La Croix confronté à l’arrivée du web, à la baisse de la vente des quotidiens en kiosque et des abonnements papier est assez en phase avec les tendances de fond qui ont marqué l’ensemble du secteur. Au sein de la rédaction comme ailleurs il a fallu déplacer les curseurs, innover, intégrer le numérique dans les pratiques et dans les usages, recomposer les rédactions, transformer certains gestes et réflexes professionnels. Précisons en outre qu’à La Croix, spécificité de la rédaction, tous les acteurs du journal sont des journalistes de formation.

La première phase d’adaptation au web, marquée par la distinction entre la rédaction se consacrant au print et une petite équipe dédiée au site web, à sa maintenance et à son alimentation a été révolue avec les accords bimédia vers 2012. À La Croix comme dans d’autres quotidiens, plus de 80 % des contenus du journal deviennent payants dès 2010 [3], réglant la question épineuse du débat entre articles gratuits (écrits uniquement pour le web) et articles payants (ceux du quotidien imprimé). Dès lors, tous les journalistes se sont mis à écrire tant pour le journal imprimé que pour le web, en produisant sans ressources supplémentaires à peu près le double d’articles et dans un contexte où la date de péremption de l’information s’était largement rapprochée. Resserrement des temporalités, obsolescence de l’information, concurrence d’autres médias, difficulté à articuler le web et le print dans la mesure où cela mettait en jeu les formes organisationnelles et symboliques qui les parcourent [4], toutes les rédactions de presse ont été concernées par ces transformations lourdes de conséquences pour les pratiques journalistiques et l’ensemble de la profession.

Dans la même période, l’ensemble de la rédaction avait comme objectif d’alimenter le site web, de « nourrir la bête [5] » en proposant des articles à un rythme plus soutenu. Pour faire vivre le site, la rédaction avait notamment instauré différents temps de publication, demandant aux journalistes de produire plusieurs articles au cours de la journée : « le lever de rideau » à l’arrivée à la rédaction, « le papier de 11h », etc. À La Croix comme ailleurs, cette période de production courte et hachée de « tapas » selon le vocable maison, cette logique de flux permanent si distincte de celle du bouclage fut très insatisfaisante pour les journalistes contraints de revoir leurs pratiques professionnelles, déçus de ne pas pouvoir creuser les sujets, se sentant déqualifiés, fatigués de surcroît de devoir travailler dans ces conditions tout en sachant « qu’on n’avait pas les moyens de devenir une agence de flux type breaking news, qu’on ne pouvait pas être l’AFP sur le web » ainsi que le résumait ce journaliste du service économie.

Après les accords bimédia, l’équipe web s’est mise à produire des contenus éditoriaux multimédias, des infographies, des chronologies interactives, des cartes pour le web, sortant d’une logique où elle ne faisait que mettre en ligne les articles de l’édition papier et bâtonner l’actualité chaude. Au mitan de la décennie, la rédaction teste, innove, faisant travailler tous les journalistes ensemble, l’équipe dédiée au web étant désormais pleinement intégrée.

Évoluant constamment, ajustant ici ou là, la rédaction se réorganise encore en 2018-2019 avec pour mot d’ordre web first : désormais tous les articles sont d’abord écrits et pensés pour le web avec une exigence de qualité identique pour les deux supports, et certains sont ensuite repris pour la version imprimée. Les réunions sont plus courtes, plus réactives et à La Croix comme ailleurs, c’est « la nature d’une information qui détermine de plus en plus le canal de diffusion qui sera choisi [6] ».

À la séparation qui pouvait avoir cours entre l’équipe web et la rédaction au tout début d’Internet s’est ainsi substituée une logique d’intégration et de collaboration active entre les services et les pôles. Ce processus se poursuit actuellement avec la création d’une cellule de quelques journalistes dédiée à la réflexion et à la fabrication de grandes enquêtes. C’est ainsi la circulation des contenus entre L’Hebdo, le quotidien, le site web et même le secteur édition de Bayard qui est appelée à être recherchée et déployée, pour définir l’espace journalistique et éditorial d’un tri-média.

Cette médiamorphose d’une rédaction, ces tâtonnements aussi parfois sont le fruit de nombre de discussions, d’un processus d’ajustement sur plusieurs années, sans rupture nette, pour faire évoluer les méthodes de travail, les synergies de compétences et offrir un journal en phase avec les attentes des lecteurs. Celle-ci suppose également, pour les journalistes, une adaptation permanente à un horizon offrant peu de visibilité et à un environnement instable. C’est aussi la raison pour laquelle pendant toutes ces années, La Croix a entretenu le lien avec ses abonnés, prenant le pouls, testant, recueillant leurs avis et propositions pour fidéliser. Ce journalisme du lien est particulièrement vivace à La Croix, tant via les enquêtes auprès des lecteurs que via les communautés que le journal cherche à fédérer. La création de L’Hebdo a du reste été facilitée aussi précisément parce qu’elle pouvait s’appuyer sur le lectorat du quotidien. Car dans un écosystème numérique fragile et violent, où l’économie de l’attention est féroce, la ligne pour La Croix est « moins de chercher à faire du trafic qu’à abonner et fidéliser le lecteur [7] ».

2. Formes et formats du long : métamorphoses numériques

Une fois le contexte organisationnel posé comme étant mouvant et adapté aux évolutions des usages et des représentations des pratiques de lecture en ligne, observons de plus près les formes et formats rédactionnels apparentés au « long ». Dans ce cas encore, les médiamorphoses de cet objet technique et rédactionnel illustrent – ou répercutent – les évolutions opérées au sein de la rédaction, les changements de stratégie éditoriale et les manières de penser les pratiques et attentes des internautes.

À côté des exigences de réactivité à l’actualité chaude, la rédaction du quotidien a toujours produit des enquêtes longues, des reportages, des longs formats fabriqués dans une temporalité différenciée et s’inscrivant dans des appels à projet. Dans ce cadre, deux journalistes détachés de deux services différents travaillaient pendant quelques semaines à produire des longs formats offrant des points de vue complémentaires. L’un d’eux, intitulé « Sous les tours de la Défense », a été un vrai succès en décembre 2018 pour la rédaction [8], aussi bien dans sa version papier première que dans sa valorisation numérique, incitant le quotidien à réitérer ce type de longs formats et à les déployer sur de nouveaux supports. L’Hebdo en est devenu actuellement le support privilégié, relayé bien entendu par une éditorialisation numérique sur le site web.

Au sein de l’équipe web, l’objectif était depuis quelques années d’élaborer un article grand format par mois. Il est intéressant de retracer l’évolution technique de la fabrication et de la publication de ces articles longs dans la mesure où ils révèlent la place accordée à ces récits dans l’environnement numérique et dans une logique toute autre que celle qui avait prévalu naguère avec une production hachée et massive d’articles courts.

2.1. Évolutions formelles

Sur le plan technique, graphique, typographique, visuel plus globalement, les grands formats de La Croix ont beaucoup évolué depuis 2015. L’observation de ces articles enrichis de vidéos, de photos, de dessins, d’infographie permet en effet de mettre en relief plusieurs enjeux et contraintes techniques fortement structurants. Depuis le choix de styles typographiques, qui alternent et inversent sur la période polices à empattement et sans empattement entre le texte courant et la titraille, jusqu’à la structuration du contenu, se manifestent ainsi des interrogations quant à la lisibilité possible sur un écran, à la qualité de l’attention du lecteur et à la manière de mettre en scène l’information. C’est en effet l’énonciation éditoriale [9] qui est au travail, aux prises avec les contraintes architextuelles [10]. Or, ces dernières sont nombreuses.

En effet, pendant plusieurs années, l’outil d’édition utilisé par la rédaction ne permettait pas de publier simplement des longs formats. Le système éditorial, peu souple, avait ainsi obligé l’équipe web à trouver des alternatives extérieures pour héberger ces contenus qualifiés, dans leur URL même, de « webdocs », selon la vogue de l’époque. Ainsi que le soulignait le directeur de la rédaction de The Conversation, Fabrice Rousselot lors de la journée d’étude sur les longs formats, « des modes et des nouveaux mots apparaissent régulièrement » répondant au besoin qu’a le lecteur de se poser et permettant au journal d’inventer de nouvelles formes. Mais, comme le rappelait Audrey Dufour lors de cette même journée, les webdocs ont quasiment disparu car ils étaient trop coûteux à fabriquer et rapportaient très peu à La Croix.

De fait, plusieurs ressources éditoriales et techniques ont été testées, se traduisant sur le plan de la structure de l’article et de l’image du texte [11] par des choix différents. En 2017-2018, les longs formats sont ainsi hébergés en dehors du site du journal, codés un par un et à la main par des journalistes de l’équipe web. Le site propose un premier article court, invitant à cliquer sur un lien hypertextuel pour consulter l’article dans son intégralité à l’extérieur. Ces articles requièrent plusieurs jours de travail d’édition et de mise en forme. Enrichis de cartes et d’infographies, ils se donnent à lire dans le déroulement vertical de la page ou en cliquant sur les entrées chapitrées qui surplombent l’ensemble (voir DOC. 1). Ils proposent en outre des effets de parallaxe selon la mode du design web prévalant alors. Faisant la part belle aux photographies et aux illustrations, le texte informationnel se déroule en une colonne centrale agrémentée de quelques entrées spécifiques sur la droite, relevant de l’explication ponctuelle (définitions, chronologies…). Sur le plan journalistique, ils peuvent être rédigés par plusieurs journalistes et publiés sur le site progressivement pendant plusieurs jours consécutifs, comme c’est le cas pour l’article sur le plan Kerry pour le Proche-Orient [12], ou alors être plus courts et signés par un seul journaliste, tel un article sur les migrants vénézuéliens [13] en août 2018.

Doc. 1. ‒ Long format chapitré “Le plan Kerry pour le Proche-Orient”, La Croix, 9-13 janvier 2017.

Malgré toute l’énergie investie, les problèmes techniques demeurent car, comme le précise Audrey Dufour, alors journaliste au service web, « la taille d’écran joue énormément sur la façon dont on adapte un grand format sur le web », les lecteurs lisant aussi bien sur tablette que sur téléphone ou sur un écran d’ordinateur. Concrètement, ces grands formats proposent une colonne centrale de texte bordée de part et d’autre par deux grandes marges latérales qui apparaissent seulement lors d’une lecture sur ordinateur. Ici le format technique est manifestement destiné à privilégier la lecture sur smartphone qui constitue le premier support de lecture du journal. Seules les photos en grand format viennent rompre ces marges en occupant toute la longueur de l’écran. Plusieurs de ces longs formats sont structurés en chapitres avec un court sommaire qui figure en haut de la page, convoquant ainsi la tradition livresque via un paratexte qui propose une circulation thématique et qui permet de sortir d’une lecture strictement linéaire. Au cours de l’année 2018, cette forme chapitrée est remplacée par une autre version, libre, proposée par l’université de Sheffield et adaptée là encore par l’équipe web qui a toute liberté pour innover sur le plan formel et penser les modalités du long en régime numérique, mais qui est bien sûr contrainte par le temps que requiert ce travail de l’énonciation éditoriale et du donner à lire journalistique.

Les photos occupent toute la longueur de l’écran tandis que le texte est centré dans une large colonne. Les effets de parallaxe ont également disparu, ce qui favorise une meilleure lisibilité des titres de premier niveau sur lesquels les photos ne viennent plus se surimprimer lors du déroulement vertical. On le voit, cette période a permis de réaliser « de beaux objets » uniques, des grands formats pensés pour le web ou adaptés de l’édition papier, mais trop chronophages.

Le lancement de L’Hebdo, en octobre 2019 a permis de sortir de ces contingences et dépendances techniques pour en retrouver d’autres, sans doute, mais dans une version unifiée et ayant le mérite d’être intégrée au système rédactionnel. Les équipes techniques ont en effet mis à jour le système éditorial afin d’élaborer des modèles facilement reproductibles, « sans recréer une œuvre d’art à chaque fois » comme c’était le cas auparavant, indique Audrey Dufour avant d’ajouter :

C’est l’équipe web qui a sans doute été le service plus impacté par l’arrivée de L’Hebdo car il fallait donner envie aux lecteurs de lire de longs textes (6-8 pages pour les articles de L’Hebdo) pour avoir autre chose qu’une longue colonne de texte. C’est là qu’on en est venus à intégrer la notion de grand format web : comment est-ce qu’on les construit, comment est-ce qu’on fait un circuit de la copie et un processus de fabrication qui soient assez simples ? On est un quotidien et L’Hebdo sort une fois par semaine. On ne pouvait pas se permettre d’avoir quelqu’un qui passe quatre jours à transposer cet Hebdo sur le web.

Après plusieurs années de bricolages créatifs pour l’éditorialisation numérique de ces longs formats, l’adoption d’un processus de fabrication et de validation simple des articles inscrits dans une temporalité différente de celle du quotidien devenait ainsi d’autant plus indispensable que la rédaction était convaincue de la pertinence de proposer du long aussi en contexte numérique.

Qu’en est-il à présent des métamorphoses subies par un article dans le passage d’une version imprimée au numérique ? Ou bien de l’éditorialisation d’un article pensé dès le départ pour le site web ? Lors de la journée d’étude, les professionnels présents s’accordaient sur la capacité d’attention et de concentration réduites sur le web, requérant plus de relances et de mises en scène de l’article. Le texte est dès lors plus séquencé, plus rythmé par des insertions diverses [14]. Fabrice Rousselot rappelait ainsi l’adage « l’écriture internet c’est le royaume de l’intertitre », et évoquait toutes les techniques d’editing déployées pour rompre la monotonie d’un texte seulement déroulé, pour animer la page : citations mieux mises en avant, photographies de qualité, infographies, données chiffrées et graphismes divers habillant la page. Donner au lecteur la possibilité de consulter à part les photos de l’article, comme dans une galerie et hors du texte permet en outre de mieux en apprécier l’angle ou la qualité visuelle et esthétique, tout en pénétrant dans le sujet autrement. En tout état de cause, une relance intervient tous les trois ou quatre paragraphes pour informer la matière même de l’article, moduler l’image du texte et ainsi donner aux lecteurs des points de repère quant à l’avancée de la lecture.

2.2. Produire du long : coopérer

Mais au-delà de la coopération entre l’équipe web et les auteurs des articles, produire des longs formats pour le web invite à faire travailler ensemble tous les acteurs du journal, tous les responsables de l’énonciation éditoriale, de l’image du texte, mais aussi de sa promotion. Audrey Dufour souligne en effet que la publication et la valorisation de longs formats requièrent de « mettre autour de la table non seulement le journaliste mais aussi les équipes informatiques et le marketing, qui va savoir comment vendre l’article, s’il faut proposer des partenariats, etc. C’est la force et le problème du numérique : cela nécessite beaucoup de compétences qui jusque là, dans les rédactions, étaient cloisonnées. » Compte tenu des temps de production du long format, des contraintes multiples rencontrées, le valoriser correctement sur le plan marketing auprès des différents publics via le site, les newsletters, mais aussi les réseaux sociaux est nécessaire et implique que les community managers interviennent à différents moments pour mettre en avant les contenus. Annoncer les longs formats avant leur publication, présenter les intervenants, créer l’attente apparaît ainsi comme une démarche nécessaire pour qu’ils rencontrent leur public au moment de la publication mais aussi après, via par exemple, des vidéos, des podcasts présentant les coulisses d’un reportage. Et le fait est que La Croix a développé depuis 2018 une série de podcasts intitulée « L’envers du récit » offrant compléments oraux et enrichissements sonores au reportage. En 2022, cette série propose 4 saisons de 7 ou 8 épisodes qui viennent documenter, éclairer – le journaliste expliquant « ce qui s’est passé avant l’écriture de l’article, comment il l’a vécu et comment l’histoire se poursuit [15] ».

On le voit, faire du long impose de penser les coopérations possibles, d’envisager la rédaction et l’ensemble des acteurs du journal comme des partenaires qui font vivre et circuler un article en différents espaces et dispositifs médiatiques, selon des modalités différenciées et avec des compétences plurielles. Dès lors, c’est permettre à l’ensemble de ces acteurs de penser les sujets sur le long terme et de sortir de l’actualité chaude. Écrire, éditer et valoriser du long, c’est aussi aborder le temps médiatique autrement que dans l’injonction au court, dans le flux tendu de l’actualité et des contraintes organisationnelles. On comprend mieux ainsi pourquoi Audrey Dufour insistait, lors de la journée d’études, sur l’idée que le long était un outil managérial permettant au premier chef au journaliste de respirer en allant au bout d’un sujet : « Être journaliste et regarder, lire des dépêches à longueur de journée ce n’est pas épanouissant. Il y a des moments où en tant qu’employé on a besoin de respirer, et le long le permet. » Prendre de la hauteur parce que la temporalité du long y invite et parce que les échanges qu’il favorise avec les autres acteurs amènent à penser collectivement, à innover apparaît comme un des bienfaits du long pour le professionnel de l’information, mais également par les synergies et les collaborations qui en découlent. C’est ainsi le sens d’une part de l’appel à projets mené au sein de la rédaction pour proposer des sujets de longs formats, permettant aux journalistes des différentes rubriques d’être détachés quelque temps pour faire l’enquête, et d’autre part du poste en résidence offert à un journaliste pendant un an au sein de L’Hebdo, avant de retourner au quotidien.

3. La Croix L’Hebdo : temporalités, formes et poétiques du long

La création de La Croix L’Hebdo répond à l’envie de la rédaction de proposer des sujets traités au long afin, pour reprendre l’expression de la directrice de la rédaction, Anne Ponce, de « ne pas laisser les lecteurs les bras ballants face à l’actualité ». Appréhender, avec un magazine, le monde autrement que dans le flux où un article et un événement chassent l’autre, c’était, pour la petite équipe constituée autour de L’Hebdo, accepter de faire un pas de côté et, pourquoi pas d’entraîner à terme l’ensemble de la rédaction dans ce processus d’innovation journalistique. Compte tenu des dispositifs que nous venons d’évoquer (la résidence de journaliste, les appels à projets), L’Hebdo apparaît en effet comme un nouvel espace central dans l’économie éditoriale et journalistique du groupe, qui irradie, qui désigne une autre voie et permet aux contenus de circuler autrement entre les différents espaces éditoriaux.

Dans un environnement tout numérique, revenir au papier, et qui plus est à du papier de qualité assorti d’un dos carré s’inscrit dans la fonction même dévolue au magazine, à savoir offrir au lecteur un espace de respiration qui lui permette de « reprendre la main sur la façon dont il s’informe ». Ainsi que l’explique Anne Ponce, « On pense vraiment que pour cette fonction de recul, il faut que le papier soit beau ». Car on l’a vu, si le choix de l’hebdomadaire visait aussi à remplacer l’édition du week-end, l’idée du long format était venue également de l’observation des nouveaux usages de lecture et du constat « que les gens ne comptent pas sur nous pour être informés, et que si les gens se tournent vers un hebdomadaire, et qui plus est du papier, c’est pour se poser et prendre du champ par rapport à l’actualité ».

3.1. Trois types de longs formats, trois écritures

L’éditorial du premier numéro, en octobre 2019 exposait clairement le projet, soulignant que le long format et l’angle éditorial étaient premiers : « Ce magazine fait donc le choix des longs formats – peu de sujets, mais traités en profondeur [16] ». Le magazine est ainsi construit autour de trois types de longs formats. D’abord, une grande rencontre : un entretien de 8 pages avec une personnalité qui explique son parcours, ses hésitations, ses inspirations, ses convictions. L’enquête auprès des lecteurs montre que ces derniers l’apprécient parce qu’ils y découvrent souvent des personnalités qu’ils connaissent, mais autrement, ou qui ne faisaient pas partie de leur paysage d’intérêts : « J’apprécie parce que je suis surpris » disent-ils à la rédaction.

Ensuite, la rubrique « Explorer » propose, sur onze pages, en 30 000 signes, un grand récit, tel celui intitulé « Mon adieu à Hong-Kong [17] », de Dorian Malovic, journaliste à La Croix, chef du service Asie et qui a passé plus de 4 ans à Hong-Kong au début de sa carrière, dans les années 1980 comme correspondant du journal. Il s’agit souvent de raconter des histoires tout en donnant les clefs permettant au lecteur de comprendre pourquoi la rédaction a décidé de raconter cette histoire-là. Les éclairages en marge de l’article, les points de repères, la chronologie, une petite interview d’expert viennent ainsi compléter le grand récit, car, quand ces éléments y sont intégrés directement, « les gens ne savent pas quoi en faire » constate Anne Ponce.

Enfin, L’Hebdo a inauguré un récit graphique sur 11 pages encore, pour développer un autre langage dans le magazine, qui aborde le long format dans sa veine visuelle. Ce troisième panneau du triptyque était résolument plus nouveau par rapport à la culture de l’équipe du quotidien, et s’est déployé en faisant appel à des journalistes issus de Bayard. L’équipe constituée autour de L’Hebdo avait en effet la particularité d’allier les compétences, les expériences de journalistes issus de différents supports éditoriaux :

Et l’alchimie se fait justement parce que l’équipe a été constituée de gens qui venaient du quotidien, de gens qui venaient du secteur jeunesse de Bayard, et d’autres qui venaient du secteur société-famille-spiritualité (moi je venais de Pèlerin). Donc des gens qui avaient déjà une culture du magazine, une culture de l’illustration, du dessin constitué en langage en tant que tel (et non pas juste un petit truc à côté du gris pour faire joli). C’est cette alchimie-là, ces différentes cultures journalistiques qui font que nous avons fait le choix de mêler ces différentes écritures [18].

Autour de ces trois longs formats gravitent aussi des rubriques plus classiques, plus courtes, des « fraises Haribo », comme les appelle Anne Ponce, pour accueillir les lecteurs et « leur donner envie de feuilleter, de grappiller aussi. Car quand on rentre chez soi le vendredi soir, on n’a pas forcément envie de commencer par un article long de 11 pages » précise-t-elle.

Avec ces trois types de longs formats, L’Hebdo travaille trois formes d’écriture de l’actualité qui, si elles ne sont pas nouvelles, ont néanmoins conduit la rédaction à aller sur des terrains journalistiques et narratifs qui ne lui étaient pas familiers, comme écrire à la première personne dans le grand récit : « Il y a eu un petit temps d’hésitation pour savoir si c’était bien La Croix de se mettre en avant comme ça », précise Anne Ponce, avant d’ajouter : « Alors que l’on assume complètement côté Hebdo parce que moi je pense qu’il faut avoir l’humilité de se mettre en scène pour que le lecteur puisse reprendre la main. Je trouve cela presque moins surplombant parfois d’être plus personnel que de se cacher derrière une expertise. » De même, les petits enrichissements qui émaillent notamment la rubrique « Explorer » relevant d’une certaine pédagogie de l’information s’inscrivent dans l’idée que le journal doit rendre des comptes à ses lecteurs, « dans un climat de méfiance des publics envers la presse et les journalistes, qui est souvent liée à une ignorance des manières de travailler ». Présenter les coulisses d’une enquête, dire je pour un journaliste invitait ainsi au débat au sein de la rédaction par rapport aux habitudes du quotidien – même si les podcasts L’envers du décor avaient déjà rencontré du succès et donné de nouveaux horizons au travail journalistique.

En définitive, L’Hebdo de La Croix apparaît comme un espace journalistique qui bénéficie de l’expérience acquise en d’autres espaces éditoriaux (les publications jeunesses de Bayard, la dimension visuelle, le travail graphique de la maquette), de coopérations nées entre journalistes du quotidien et membres de l’équipe autour de projets fédérateurs et de longs formats. Il est enfin un espace qui permet à l’ensemble des journalistes de tenter, d’innover sur le plan éditorial et journalistique. Ainsi que le résume Anne Ponce,

On a cette fonction d’accompagner les gens du quotidien à accepter que tel sujet peut être traité dans nos colonnes, à s’autoriser à sortir du quotidien en faisant une immersion d’une semaine pour l’Hebdo pour pouvoir raconter cette histoire. Et une fois qu’ils l’ont fait pour L’Hebdo, ils peuvent aussi le faire pour le quotidien. Donc cette culture des longs formats n’est pas réservée à L’Hebdo. On est là à la fois pour ouvrir une porte pour de nouveaux lecteurs vers La Croix et pour ouvrir des portes pour les gens du quotidien vers d’autres formes de traitement de l’actualité.

Sortir de la temporalité du quotidien et de l’actualité chaude permettait en effet de prendre plus de libertés énonciatives et formelles pour déployer un magazine propice à la réflexion éditoriale et à l’évolution de la posture journalistique. C’était aussi constituer ce dernier en tête de pont à partir duquel reportages, enquêtes au long cours étaient élaborés et pouvaient ensuite être enrichis pour le web et vivre une seconde vie.

3.2. Articuler le long entre culture de l’imprimé et formes numériques

Prendre le risque économique d’un magazine papier s’accompagne d’un geste éditorial qui consiste, pour L’Hebdo, à assumer également un travail de maquette accompli, visuel, qui travaille la matière textuelle dans un espace graphique pleinement inscrit dans l’histoire de la presse et de l’édition, mais qui ici ou là fait aussi des clins d’œil aux formes d’écriture numérique. Dès lors, c’est une culture du texte journalistique et de son image, nourri à la fois, par l’imprimé et par le web qui se donne à voir. En effet, L’Hebdo convoque la mémoire des formes typographiques imprimées par les équilibres posés entre le noir et le blanc, par la dynamique introduite par la couleur, et, s’agissant spécifiquement de l’entretien, par la grande lettrine inaugurale et par la coulée du texte autour des citations mises en exergue. Dans ce dernier cas en effet, la mise en page de l’entretien évoque l’ordonnancement des pages de livres médiévaux savants, articulés autour du passage commenté et faisant la part belle aux gloses (voir Doc. 2, page de droite). Bel exemple de ce qu’Emmanuël Souchier appelle la « mémoire de l’oubli », les colonnes du texte qui encadrent la citation détachée convoquent par réminiscence, presque en creux, les pratiques manuscrites de glose dans leur geste le plus ancien et sans doute le plus fondamental.

Doc 2. ‒ Une mise en page qui reprend l’héritage de la tradition imprimée par sa disposition, mais qui désigne aussi les pratiques numériques. La Croix L’Hebdo, n°70, semaine du 19 février 2021, p. 12-13.

L’image du texte désigne ici la tradition imprimée, la cite [19] matériellement pour son opérativité, tout en pointant vers les pratiques numériques d’éditorialisation. On peut voir en effet dans l’entretien, sur la page de droite encore, un mince filet orange zébrant la page dans sa diagonale et associant un terme, une expression à une définition, une précision, une mise au point. Ici la mise en forme du texte n’évoque plus la glose mais son double numérique, le lien hypertextuel. Ici la mise en page fait corps avec l’idée de travailler le long format dans un double héritage typographique et numérique, articulant l’infra-ordinaire de la « typographie servante [20] » et un travail éditorial qui prend acte des métamorphoses et médiamorphoses du texte.

3.3. Les temps du long

Faut-il le souligner tellement cela sonne comme une évidence : proposer un format long aux lecteurs, c’est au préalable se détacher de l’actualité, dégager du temps pour un journaliste afin qu’il puisse mener son enquête, aller sur le terrain, accorder du temps à un sujet pour que ce dernier s’impose progressivement. C’est aussi prendre le risque qu’au bout de trois semaines d’enquête, il n’y ait pas de sujet. Même si c’est très rare, cela arrive. De fait, faire du long c’est accepter de vivre une autre temporalité, un autre rythme de fabrique de l’information et cela suppose aussi, sur le plan organisationnel et financier, de remplacer le journaliste du quotidien lorsqu’il est sur le terrain.

Si l’équipe de LHebdo est composée de journalistes aux compétences variées, on l’a vu, il leur est néanmoins impossible de cultiver des domaines de veille et d’expertise de façon aussi performante que les professionnels du quotidien. Or, précise Anne Ponce « on ne fait pas un bon journal avec que des généralistes. Si on n’est que des généralistes, on retombe sur les sujets dont tout le monde parle ». Le système est par conséquent conçu pour qu’une partie de la copie arrive de l’équipe dédiée, une autre des journalistes du quotidien, et une autre enfin de propositions de pigistes.

Or, comme le souligne Anne Ponce, rentrer dans le long exige, au-delà des pratiques communes, des compétences, des réflexes professionnels différents de l’exercice du traitement de l’actualité au jour le jour : ce sont « deux exercices du cerveau différents ». Détacher un journaliste du quotidien suppose de l’accompagner car il n’est pas aisé de passer du suivi de l’actualité aux temps et aux modalités du long. Le long requiert un certain « dessaisissement » de la part d’un journaliste familier du quotidien.

Ça se cultive, ça se forme et cela s’accompagne : le fait de savoir ce qu’est un bon sujet, comment se comporter sur le terrain, à quoi je fais attention quand je suis sur le terrain, qu’est-ce que je m’autorise à faire, quelle attitude avoir par rapport aux gens que je rencontre, organiser son temps différemment pour raconter quelque chose sur onze pages, etc.

De fait, si certains journalistes trouvent leur sujet et leur posture facilement et qu’il suffit de les accompagner dans l’écriture, pour d’autres, c’est plus difficile : « Tout le monde n’est pas forcément fait pour passer au long et passer trois semaines sur un sujet ». D’où la création de la cellule dédiée aux longs formats pour accompagner la réalisation et l’écriture des longs formats proposés par L’Hebdo, et, qui plus est, pour les concevoir et les penser dans un processus de circulation entre les supports et les espaces éditoriaux.

L’espace éditorial que constitue L’Hebdo permet en effet d’envisager des circulations multiples, des éclairages complémentaires sur un sujet et, in fine, plusieurs longs formats articulés entre eux sur différents supports. Ainsi en mars 2021, l’hebdomadaire a proposé un grand récit sur les morts de la rue [21], le quotidien publiait la liste des personnes décédées [22] en 2020 sur plusieurs pages tandis que le site proposait des petites vidéos enrichies par des illustrations en surimpression centrées sur des jeunes travaillant dans des associations d’aide aux sans-abris pour compléter le dispositif. On le voit, ici ce sont l’ensemble des compétences et des dispositifs éditoriaux qui sont articulés de manière orchestrale pour proposer une offre complète sur un sujet et permettre au lecteur de circuler d’un dispositif à l’autre. Cette triangulation éditoriale entre le magazine, le quotidien et le site est bien sûr appelée à être de plus en plus déployée, concevant chaque support comme un espace spécifique, une pièce d’un puzzle journalistique plus large.

Prendre trois semaines pour réaliser une enquête et faire émerger un sujet en se dessaisissant de ses pratiques classiques de traitement de l’information représente toujours un risque pour une rédaction et une entreprise de presse. Pour le lecteur, cela suppose d’accepter de prendre le temps de rentrer dans un sujet en profondeur, en passant a minima plus d’une dizaine de minutes de lecture – puisque les temps de lecture sont désormais indiqués sur nombre de sites de presse. Ainsi que le résumait Anne Ponce « le long, c’est le temps de le faire et le temps de le lire ».

L’éthique journalistique consiste à donner au lecteur tous les moyens et toutes les clefs pour comprendre la complexité du monde. Le trimédia qu’est devenu La Croix et les circulations des longs formats de l’hebdomadaire au quotidien et au site constituent à cet égard une belle réussite éditoriale et journalistique. À l’heure où par ailleurs l’on peut constater avec Gérald Bronner [23] sur le web une certaine uniformisation du marché cognitif et déplorer la visibilité et la popularité accordées à ce qu’il appelle des « hameçons cognitifs », les efforts accomplis par plusieurs médias en ligne et imprimés, dont La Croix, pour proposer des alternatives donnent lieu d’espérer que les longs formats ont de beaux jours devant eux.

Notes

[1] « Le site Les jours, à l’équilibre, fête cinq ans d’obsessions », émission L’atelier des médias, 13 février 2021, RFI. https://www.rfi.fr/fr/podcasts/atelier-des-m%C3%A9dias/20210213-le-site-les-jours-%C3%A0-l-%C3%A9quilibre-f%C3%AAte-cinq-ans-d-obsessions

[2] Michel de Certeau, L’invention du quotidien. 1. Arts de faire, Paris, Gallimard, Folio essais, 1990.

[3] Françoise Laugée, « Comment les éditeurs de presse investissent-ils le web ? Pratiques, enjeux et perspectives. Des entreprise de presse devenues cyberdépendantes, in Jean-Baptiste Legavre, Rémy Rieffel (dir.), Le Web dans les rédactions de presse écrite. Processus, appropriations, résistances, éditions Pepper ‒ L’Harmattan, 2017, p. 40.

[4] Olivier Pilmis, « Qu’est-ce qu’être bi-média ? », in Jean-Baptiste Legavre, Rémy Rieffel, op. cit., p. 151.

[5] Extrait d’entretien.

[6] Jean-Baptiste Legavre, Rémy Rieffel, « Préface. Le journalisme de presse écrite, un journalisme en réinvention ? », in Jean-Baptiste Legavre, Rémy Rieffel (dir.), op. cit., p. 13.

[7] Entretien de février 2019 avec l’un des chefs du service web.

[8] Il a également été récompensé par le prix Varenne 2019 dans la catégorie Presse Quotidienne Nationale. Le jury, composé de professionnels a souligné : « la justesse et la force de l’écriture, et l’intelligence du traitement de l’information » de ce reportage.

[9] Emmanuël Souchier, « L’image du texte pour une théorie de l’énonciation éditoriale », Les cahiers de médiologie, 1998/2 (N° 6), p. 137-145. URL : https://www.cairn.info/revue-les-cahiers-de-mediologie-1998-2-page-137.htm

[10] Yves Jeanneret et Emmanuël Souchier, « Pour une poétique de “l’écrit d’écran” », Xoana, 6 1999, p. 97-107. Voir aussi Emmanuël Souchier, Etienne Candel, Gustavo Gomez-Mejia, Valérie Jeanne-Perrier, Le numérique comme écriture. Théories et méthodes d’analyse, Armand Colin, coll. « Codex », 2020.

[11] Ibid.

[12] http://services.la-croix.com/webdocs/pages/longform_plan_kerry/index.html#. Le long format intitulé « Le plan Kerry pour le Proche-Orient » a été publié en plusieurs fois, du 9 au 13 janvier 2017.

[13] Eric Samson, « Les migrants vénézuéliens aux portes du Pérou », 28 août 2018. https://services.la-croix.com/webdocs/pages/longform-venezuela/index.html

[14] Voir aussi à ce sujet les propos tenus par un journaliste du Monde in Maëlle Bazin, Marie Eva Lesaunier, « Journalisme et temporalités à l’heure du numérique. La conception du temps au Monde.fr », dans Jean-Baptiste Legavre, Rémy Rieffel (dir.), op. cit., 2017, p. 163.

[15] https://www.la-croix.com/Monde/AUDIO-Podcast-Croix-Lenvers-recit-2019-01-04-1200993253

[16] Anne Ponce, éditorial, « Papier, s’il vous plaît », La Croix L’Hebdo, samedi 5-dimanche 6 octobre 2019, p. 5.

[17] Dorian Malovic, « Mon adieu à Hong-Kong », La Croix L’Hebdo, semaine du 5 février 2021, p. 21-30.

[18] Extrait d’entretien avec Anne Ponce, février 2021.

[19] Yves Jeanneret, « Les harmoniques du web : espaces de l’inscription et mémoire des pratiques », Médiation et information (MEI), n° 32, L’Harmattan, 2011, p. 31-40.

[20] Emmanuël Souchier, « La mémoire de l’oubli : éloge de l’aliénation. Pour une poétique de “l’infra-ordinaire” », Communication & langages, 2012/2, n°172, p. 3-19. URL : https://www.cairn.info/revue-communication-et-langages1-2012-2-page-3.htm

[21] « Sur les traces des morts de la rue », https://www.la-croix.com/France/traces-morts-rue-2021-03-26-1201147847

[22] « La liste des 535 morts de la rue 2020 », https://www.la-croix.com/France/liste-535-Morts-rue-2020-2021-03-30-1201148367

[23] Gérald Bronner, Apocalypse cognitive, Paris, PUF, 2021.

Bibliographie

BAZIN, Maëlle & LESAUNIER, Marie Eva, « Journalisme et temporalités à l’heure du numérique. La conception du temps au Monde.fr », in LEGAVRE, Jean-Baptiste & RIEFFEL, Rémy (dir.), Le Web dans les rédactions de presse écrite. Processus, appropriations, résistances, Paris, éditions Pepper – L’Harmattan, 2017, p. 153-178.

BRONNER, Gérald, Apocalypse cognitive, Paris, PUF, 2021.

CERTEAU, Michel de, L’invention du quotidien. 1. Arts de faire, Paris, Gallimard, Folio essais, 1990

LAUGEE, Françoise, « Comment les éditeurs de presse investissent-ils le web ? Pratiques, enjeux et perspectives. Des entreprises de presse devenues cyberdépendantes », in LEGAVRE, Jean-Baptiste & RIEFFEL, Rémy (dir.), Le Web dans les rédactions de presse écrite. Processus, appropriations, résistances, Paris, éditions Pepper – L’Harmattan, 2017, p. 31-54.

LEGAVRE, Jean-Baptiste & RIEFFEL, Rémy, « Préface. Le journalisme de presse écrite, un journalisme en réinvention ? », in LEGAVRE, Jean-Baptiste & RIEFFEL, Rémy (dir.), Le Web dans les rédactions de presse écrite. Processus, appropriations, résistances, Paris, éditions Pepper – L’Harmattan, 2017, p. 7-30.

JEANNERET, Yves, « Les harmoniques du web : espaces de l’inscription et mémoire des pratiques », Médiation et information (MEI), n° 32, L’Harmattan, 2011, p. 31-40.

JEANNERET, Yves & SOUCHIER, Emmanuël, « Pour une poétique de “l’écrit d’écran” », Xoana, 6 1999, p. 97-107.

PILMIS, Olivier, « Qu’est-ce qu’être bi-média ? », in LEGAVRE, Jean-Baptiste & RIEFFEL, Rémy, (dir.), Le Web dans les rédactions de presse écrite. Processus, appropriations, résistances, Paris, éditions Pepper – L’Harmattan, 2017, p. 121-151.

SOUCHIER, Emmanuël, CANDEL, Etienne, GOMEZ-MEJIA, Gustavo & JEANNE-PERRIER, Valérie, Le numérique comme écriture. Théories et méthodes d’analyse, Paris, Armand Colin, coll. « Codex », 2020.

SOUCHIER, Emmanuël, « L’image du texte pour une théorie de l’énonciation éditoriale », Les cahiers de médiologie, 1998/2 (N° 6), p. 137-145.

URL : https://www.cairn.info/revue-les-cahiers-de-mediologie-1998-2-page-137.htm

Auteur

Oriane Deseilligny est maître de conférences en Sciences de l’Information et de la Communication à l’université Sorbonne Paris Nord et chercheuse au GRIPIC (Sorbonne Université). Outre sa participation à l’ANR Numapresse dans l’axe consacré à la poétique de l’information sur le web, elle a co-dirigé le dossier intitulé « Poétisation des réseaux sociaux » paru dans Communication & Langages, n°203, 2020/1. Derniers articles parus :  « Glissements dans l’édition de fiction : confusion des genres ou altération de la littérature ? », Communication & Langages, n°207, 2021/1 ; « Commentaires : “Leçons françaises d’une surprise américaine, Mediapart, 5 novembre 2008ˮ », dans Le Monde à la une, Marie-Eve Thérenty & Sylvain Venayre (dir.), Paris, éditions Anamosa / librairie Petite Égypte, 2021, p. 312-319. À paraître : « Tapas, oreilles et diktats : négocier l’écriture de l’information à La Croix », Quaderni [En ligne], 106, Printemps 2022.

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« Lâcher la rampe ». Configuration et mise en intrigue dans les longs formats de Florence Aubenas


À la différence de certains écrivains-journalistes (Jean Hatzfeld, Jean Rolin, Emmanuel Carrère) qui ont délaissé la presse pour se consacrer quasiment exclusivement à des formats longs de librairie, Florence Aubenas pratique le long format alternativement dans le quotidien, dans le magazine et en livre et lui consacre une poétique paradoxalement fondée sur du bref. Sa médiapoétique se caractérise en effet par un dispositif complexe entre bref monté (agrégations d’éclats pour rendre compte d’autres voix, dénonciation des travers d’une société souvent injuste par la simple exhibition de ses dysfonctionnements) et long élagué (disparition de tous les détails qui pourraient nuire au plaisir de la lecture, invisibilisation notamment de la reporter, mise en place d’une intrigue percutante) qui aboutit dans L’Inconnu de la poste comme dans Le Quai de Ouistreham à une forme de numéro d’équilibriste particulièrement réussi.

Unlike some writer-journalists (Jean Hatzfeld, Jean Rolin, Emmanuel Carrère) who have largely abandoned the press to devote themselves almost exclusively to books, Florence Aubenas practices the long format alternately in the daily newspaper, in the magazine and in the book, and links to it a poetics paradoxically based on the brief. Her mediapoetics is indeed characterized by a complex device between short edited (aggregations of fragments to account for other voices, denunciation of the shortcomings of an often unjust society by the simple exhibition of its dysfunctions) and long pruned (disappearance of all the details which could harm the pleasure of the reading, invisibilization in particular of the reporter, setting up of a powerful plot) which leads in L’Inconnu de la poste as in Le Quai de Ouistreham to a form of particularly successful balancing act.


Texte intégral

Florence Aubenas constitue déjà aujourd’hui, même si sans doute ce constat l’ennuie, pour la presse écrite française une légende et elle rejoint Albert Londres dans le panthéon assez déserté des grands journalistes français mythifiés. Il serait facile, mais très réducteur, de réduire sa visibilité à son expérience d’ex-otage en 2005 en Irak, à sa dénonciation des dévoiements de l’enquête dans l’affaire d’Outreau en 2005 ou même à son livre à succès de 2010, Le Quai de Ouistreham, décrivant une immersion de six mois dans des milieux précarisés dans le Nord de la France. Car il n’existe pas en France actuellement d’autre journaliste capable de créer, comme elle, une véritable frénésie autour de quelques pages de reportages sur un rond-point lors du mouvement des gilets jaunes (Le Monde, 16-17 janvier 2019), dans un EHPAD au début de la pandémie (Le Monde, 1er avril 2020) ou dernièrement sur les traces d’une femme des bois dans une vallée cévenole (Le Monde, 2-3 mai 2021). Même si elle intervient aussi bien en tant que reporter de guerre que fait-diversière, sa patte est reconnaissable entre toutes, d’abord par ses sujets de prédilection (plutôt du côté des espaces et des mécanismes d’invisibilisation, des délaissés de la société, des informations « en bas de la pile [1] »), ensuite par les dispositifs qu’elle met en place (un côtoiement assidu de ses sujets dont elle insère les mots bruts sous la forme d’éclats brefs à l’intérieur du reportage, sa propre invisibilisation dans la restitution finale), enfin par son style, mélange de détails précis, d’empathie et d’ironie. Surtout, que ce soit dans ses reportages-livres mais également au Monde, dans une époque qui paraît surtout concernée par la rapidité et les formes brèves, Florence Aubenas pratique le long format. Ce privilège de la longueur paraît moins une conséquence de son succès qu’une condition de sa pratique. Le long tient d’abord évidemment à la durée de ses enquêtes mais aussi et peut-être surtout à l’écriture car c’est aussi l’immersion du lecteur que cherche à provoquer une Florence Aubenas de plus en plus attentive à « la cuisine de l’écriture [2] » et de plus en plus encline aussi aujourd’hui à convoquer sinon des modèles, du moins des références, littéraires. Ces références viennent des dispositifs mimétiques du roman réaliste et naturaliste mais également du nouveau journalisme américain [3]. La longueur est provoquée par la nécessité de mêler du configurant et de l’intriguant, si bien que nous verrons que le long chez Aubenas est fait, très paradoxalement, à la fois de « bref » monté (configuration) et de « très long » élagué (mise en intrigue).

1. Un goût pour le long

Évidemment, en utilisant la formule « long format », on se trouve devant un problème de terminologie et de quantification. À partir de quelle taille dans la presse française peut-on parler de long format ? S’agit-il seulement de nombre de signes ou prend-on en compte d’autres facteurs comme la durée de l’enquête ?

1.1 Une affaire de signes

 Il existe incontestablement chez Aubenas une tendance affirmée au long : à côté de ses longs papiers dans Le Monde, elle en réalise de plus étendus encore dans M. Le Magazine du Monde, pratique volontiers la série estivale d’articles et surtout écrit régulièrement des enquêtes en utilisant le format du livre.

Florence Aubenas, ces dernières années, obtient quasiment toujours pour ses papiers dans Le Monde une pleine page et il n’est pas rare qu’elle se voit attribuer une double page, voire plus, sur le modèle des longs papiers dans les journaux américains, mais aussi si l’on veut rester dans une référence française, dans la tradition des grands reportages d’Actuel dans les années quatre-vingt. Elle défend souvent l’idée d’un allongement de ses papiers dû à l’époque, en expliquant qu’au début des années 2000, la presse avait pris l’habitude de s’aligner sur les formats courts de l’audiovisuel et qu’aujourd’hui le journaliste, pour se démarquer des réseaux sociaux, est amené à faire du long. : « Le fait qu’il y ait des sujets courts, du twitter, du rapide, c’est bien et cela développe de l’autre côté du beaucoup plus long. On peut écrire beaucoup plus long aujourd’hui qu’on ne le faisait il y a dix ans [4] ». En fait, il s’agit plutôt de sa marque de fabrique, comme le montre cette déclaration d’un témoin : « J’ai connu Florence en août 1998. Elle est venue à Casablanca faire une enquête sur les haragas (immigrés clandestins). Elle a rencontré tout le monde, ONG, ex-clandestins et futurs clandestins. Elle a fait six pages dans Libération. Elle a fait prendre conscience à l’ensemble des acteurs marocains de l’immigration clandestine » [5]. Ses papiers font autour de 1800 mots pour une page, 3600 pour une double page avec illustrations, soit entre 14 et 15 feuillets…

Mais elle développe également d’autres pratiques caractéristiques du long format comme la série d’articles d’été, saison censée propice au temps de la lecture. En août 2014, elle propose une traversée du Maghreb, un reportage dans la veine des reporters de l’entre-deux-guerres, avec un humour encore plus décapant que celui d’Albert Londres : on y trouve même « une autoroute inachevée [6] », clin d’œil discret à la route des forçats dans Au bagne. En août 2016, elle fait une série plus orientée vers le crime « Face aux ténèbres ». En août 2019, elle donne une série de six articles sur l’hypermarché (soit 10 800 mots à peu près) [7]. Elle mobilise parfois M. Le Magazine du Monde, à l’instar d’Emmanuel Carrère avec la revue XXI, comme un tremplin pour des œuvres longues. Le 11 octobre 2014, en 3000 mots, elle y signe une première contre-enquête sur l’assassinat de Catherine Burgod. Cet article contient déjà un certain nombre de scènes importantes du livre de 2021, L’Inconnu de la poste, et notamment les scènes cruciales du meurtre et du cimetière. Ses articles dans M. le Magazine font souvent plus de 5000 mots, autour de 32 000-35 000 signes, un peu en dessous d’un article de mook, c’est-à-dire environ la moitié de la taille des articles des grandes revues américaines de journalisme narratif.

Enfin sa carrière, depuis 2005, est rythmée par des parutions de livres importants. Citons, outre le recueil de ses articles du Monde dans En France (2014), trois livres remarqués La Méprise (2005), Le Quai de Ouistreham (2010) et le dernier, L’Inconnu de la poste (2021). Elle constate d’ailleurs avec malice quand elle a fait la couverture du Nouvel Obs lors de la sortie d’En France : « Si j’avais proposé un seul de ces reportages, je n’aurais pas eu deux pages [8] ». Ce passage à l’édition est loin de constituer un hapax : un certain nombre de ses confrères et consoeurs de la presse écrite se sont aussi lancés dans l’alternance entre articles et ouvrages de librairie mais Florence Aubenas ne pratique pas directement le journalisme politique [9] comme les uns (Raphaëlle Bacqué, Ariane Chemin, Franz-Olivier Giesbert) et elle ne semble pas tentée par des projets plus explicitement littéraires, voire parfois fictionnels, comme les autres (Jean Rolin, Jean Hatzfeld, Sorj Chalandon) dont elle est pourtant proche, aussi bien par l’esprit que par la vie (ils sont tous passés par Libération).

1.2 La durée de l’enquête

La longueur du récit paraît liée au temps dégagé pour l’enquête. Florence Aubenas relève de la famille des grands reporters mais elle ne définit pas le grand reportage par la distance du déplacement (à côté des reportages lointains de guerre, son livre En France montre une enquête dans la France dite profonde : « Quelles manifs a-t-on couvertes en France ? Marseille, Paris et Lyon. Qu’en pense Pithiviers ? Je n’en sais rien. C’est un gros défaut. C’est parfois parce que la manif est petite qu’il faut y aller [10] ») mais par la durée du temps passé sur le terrain. Pour le reportage sur les gilets jaunes sur un rond-point, dix jours ont été nécessaires « pour faire partie des meubles » :

Quand je suis arrivée sur ce rond point, les gens étaient très méfiants. « Notre porte-parole n’est pas là », m’ont-ils dit. Ils m’ont installée sur une chaise en plein froid, loin du brasero. Les Gilets jaunes me filmaient avec leurs portables pour prouver après que j’avais menti. Au bout d’une heure et demie, je gelais, je me suis approchée du brasero. On a discuté. Ca s’est un peu détendu… Quand ils m’ont dit au revoir, j’ai dit « Non, vous voyez l’hôtel Campanile, là-bas ? je m’installe pour dix jours ». Ils étaient surpris. Au bout d’un moment, j’ai fait partie des meubles… Moi-même j’ai changé d’avis sur eux. Il n’y a pas de raccourci possible pour traiter ces sujets. Il faut du temps. Alors que dans notre métier, on chausse toujours des bottes de sept lieues, avec les avions, on va toujours trois fois plus vite – trop vite ? … [11]

Pour son reportage pendant le confinement, elle passe onze jours dans un EHPAD de Bagnolet en Seine-Saint-Denis ; en 2016, pour une plongée au cœur du malaise policier, elle reste dix jours au commissariat de Sarcelles. Pour Outreau, il lui faut séjourner deux mois sur place lors du procès.

J’ai ce luxe de choisir mes sujets et d’avoir du temps. Passer plus d’un mois d’été à Piemanson ou quinze jours à Hénin-Beaumont lors des dernières élections municipales ne me pose aucun problème, je n’ai presque pas de vie privée – ce que j’assume très bien [12].

Dans L’Inconnu de la poste, enquête qui lui a pris plus de six années, la reporter explique qu’elle a passé des heures à regarder avec Gérald Thomassin des films sur son portable et qu’il lui a appris ensuite à faire la manche « selon les règles » [13].

Je partage ça avec les pêcheurs à la ligne. Je suis tellement emportée par l’histoire que ça me semble bref, je me dis que j’ai dû oublier quelque chose. Tu ne peux pas comprendre comment quelqu’un pense si tu ne passes pas du temps avec lui. Il n’y a pas de raccourci. Tu ouvres des milliers de tiroirs sans savoir [14].

Elle prend des notes sur un carnet – et même aujourd’hui, du fait de la judiciarisation des mœurs, enregistre – et rédige à son retour le reportage. La durée de l’enquête est ce qui permet de faire le tour d’un sujet, de se mettre dans la peau des personnes qu’elle rencontre, de s’affronter à leurs difficultés, de comprendre leurs vies. Ce temps considéré comme composante essentielle de l’immersion constitue l’un des principes premiers du nouveau journalisme, parfois rebaptisé slow journalisme. Mais la longueur du papier tient aussi aux mots qu’il faut accumuler pour immerger le lecteur, pour tenter de partager avec lui ce temps long du terrain, de ses détails et de ses sinuosités, pour configurer.

2. Du « bref » monté pour configurer

Il faut d’abord configurer les événements pour établir des faits, leur donner sens, pour établir des causalités. La configuration, pour le narratologue Raphaël Baroni [15], inscrit les événements racontés dans une totalité intelligible et leur donne un sens. Cette configuration explicative, chez Aubenas, passe par le montage d’éléments très brefs : détails descriptifs, éclats de parole…

2.1 Le bref

Les articles d’Aubenas se reconnaissent à la fois à son goût très naturaliste pour le petit fait vrai et à son empathie avec ses sujets, à son positionnement du côté des faibles, des marginaux et des sans-voix et aussi à une forme d’ironie, notamment envers les puissants mais pas seulement. Or détaillisme, empathie, et ironie se manifestent lors de l’insertion d’éclats : un détail descriptif sur lequel elle va revenir ou des paroles rapportées, non commentées explicitement mais qui, par la manière dont elles sont énoncées, prennent sens. Ainsi dans La Méprise, le mantra de Myriam Badaoui (celle qui a dénoncé abusivement ses voisins pour pédophilie) – « vous voulez voir mes cicatrices ? –, dont Florence Aubenas finit par faire une rengaine insistante, révèle non seulement son passé douloureux mais aussi son exhibitionnisme et son besoin maladif d’être considérée et reconnue.

Les fragments de paroles au discours direct, dépouillés de leur environnement discursif social, permettent souvent d’avoir accès au plus intime des sujets, et ils constituent des révélateurs brutaux de drames privés.

Monsieur Nutella vient de se garer sur le parking de l’Hyper U. À l’accueil, une employée cherche la trace d’une transaction : un père de famille a découvert sur sa carte bancaire un mystérieux débit de 179 euros au magasin. Ça y est, elle a trouvé. « Il s’agit d’un portable et de bières. » Ton réconfortant : « En promo, les bières. » Le père grince. « C’est mon fils, sûr. » Il l’appelle. Mais le fils disputait un match de foot, ce jour-là. « Alors, qui ? », demande l’employée, par-dessus ses lunettes. Elle s’est prise au jeu. Le père devient blanc. « Ma femme. »

Saynète. Brutale intrusion dans les intimités [16].

Dans les cas les plus forts, l’empathie passe par l’intégration du flux de conscience du témoin, par une sorte de fusion avec le point de vue interne.

Lundi 23 mars. Accroupie près de l’ascenseur, Sihem répare le déambulateur de Mme Dupont. Une toux secoue la vieille dame, et Sihem sent quelques postillons lui tomber sur le visage. « Cette fois, c’est fait, elle pense. Si elle l’a, je l’ai. » Sihem se relève. Se ressaisir. Empêcher le film catastrophe de lui envahir la tête. Continuer la tournée du matin en se disant : « On est l’armée, il y a une guerre, il faut être courageuse [17]. »

2.2 L’ironie

Parfois la forme brève est plus radicalement ironique. Car Florence Aubenas n’est pas dans l’angélisme et ne cache pas dans ses reportages que le sentiment d’exclusion peut conduire à des formes d’extrémisme idéologique qui passent par le conspirationnisme, le complotisme, le racisme. Elle n’hésite pas à recourir alors à la paralepse, c’est-à-dire à intégrer une information qui excède la logique du point de vue rapporté, comme dans cette scène qui, visiblement, précède sa rencontre :

Ca y est, les couples homosexuels auraient le droit de passer devant le maire, et, en cas de refus, tout élu pourrait être condamné à 70 000 euros d’amende et 3 mois de suspension. « Tu as entendu ce que tu risques ? » a glissé Mme Libessart à M. Libessart, qui est le maire du village. Et elle a continué : « Dire que tu reçois une journaliste aujourd’hui ! Tu pourrais lui dire que tu as changé d’avis, non ?  » [18]

L’ironie, souvent tendre, peut aussi, rarement, être mordante. En 2017, dans un voyage au sein des partisans d’Emmanuel Macron, la plume corrosive dénonce la manière dont un discours bureaucratique obsédé par l’économie, empêche de voir la réalité. Dans la divulgation du lexique macroniste, Aubenas est finalement plus cruelle encore que pour les électeurs du Front national :

Ici, les mots de l’économie ont tout envahi. On ne dit pas « parti » mais « mouvement », ni « programme » mais « projet ». On ambitionne de remplacer « investiture » par « label ». Et on en blague, grisés de se voir si nombreux : « Le conseil des ministres s’appellera le “weekly-meeting”, il aura lieu par Skype. » Ce sera quand Macron, 39 ans, sera élu président. Rodolphe, 34 ans, n’en doute pas. « On aidera les anciens élus à se réinsérer, la politique doit devenir un CDD. » Il l’a dit sans rire, comme s’il renvoyait en boomerang les commandements qu’on lui martèle depuis qu’il est tout môme. Rodolphe a deux boulots, instituteur et barman. Il compte laisser tomber instituteur. Sur la scène, des jeunes gens expliquent d’un micro ému pourquoi ils ont rejoint En marche !, ce qui donne un petit côté Alcooliques anonymes [19].

2.3 Les effets du montage

Une des fonctions de ce discours rapporté est souvent de dénoncer ou de mettre en évidence des dysfonctionnements de notre société. La parole rapportée, la plupart du temps plus fataliste que dénonciatrice, troue le texte et doit imposer une pause réflexive dans la lecture. Ces récits nécessitent une lecture lente, non du fait de la complexité de l’argumentation mais par le feuilleté des énonciations, les oppositions entre doxa, parole des témoins, et narration qui se dessinent souvent grâce au montage. Parfois, volontairement, la narration ne tranche pas, laissant deux sujets en face-à-face. L’économie et l’ellipse obligent le lecteur à réfléchir comme dans la saynète suivante :

À la 10, une infirmière pose ses achats, un gros chariot, 300 euros au moins. Puis, sans chercher à se cacher, elle range dans son sac une tondeuse à cheveux Babyliss, 39,99 euros. L’hôtesse : « Je crois que vous oubliez de payer quelque chose. » L’autre, sans se démonter : « Avec ce que je laisse à Hyper U, je peux bien me servir. » 

L’hôtesse la connaît de vue, leurs gamins jouent ensemble au foot. Et, tout d’un coup, elle a l’impression que des barrières sont en train de sauter, que les gens se permettent des choses qu’ils n’auraient jamais osé faire auparavant. Elle se demande si ce n’est pas depuis les « gilets jaunes ». L’infirmière souriante met maintenant un paquet de chewing-gums dans sa poche [20].

Dans un article sur la police à Sarcelles, frappe également la tentative de maintien d’un équilibre entre les points de vue. Aubenas évite la simplification abusive. Certes le jeune suspect du vol de portable que tout accusait est innocenté à la fin de l’article (selon le retournement caractéristique de l’intrigue policière) mais l’article montre aussi les conditions terribles faites aux policiers. Finement la ressemblance générationnelle, physique et sociologique, entre les bandes des cités et les jeunes policiers est mise en avant : « Ils sont face à face, uniforme et cagoule, même âge ou presque.  « “Des fois, j’ai l’impression de faire de la médiation entre deux bandes”, aime répéter un élu de Villiers-le-Bel » [21].

Le montage des paroles vives permet donc de mettre en balance des opinions et parfois aussi, pour la journaliste, d’émettre un avis qui prend en compte la complexité du monde. Dans l’extrait suivant, pour contrebalancer des voix anti-migrants, anti-musulmans, racistes sur les ronds-points, Aubenas se trouve des porte-paroles, des représentants, en la présence d’un couple engagé dans l’associatif et puis surtout elle montre une séquence qui, non seulement, par l’exemple, dément la généralité des propos tenus mais qui, en plus, permet d’opposer le réel d’une communauté unie autour d’un couscous à la fantasmatisation des propos.

Le premier samedi où elle est venue, cette présidente d’association a failli s’en aller. « J’étais à la torture. Ils se lâchaient sur les Arabes qui profitent. » Puis elle s’est dit : « On est là, il faut essayer. » Curieusement, son mari, fonctionnaire, ne s’est pas mis en ­colère comme avec leurs amis qui votent Marine Le Pen. Il discute. Oui, ici, c’est possible, chacun fait en sorte que tout se passe bien. La conversation a repris. « Certains ­Arabes peuvent être méchants, ça dépend de leur degré de religion. » 

Comme par miracle, Zara et Fatma apparaissent à cet instant précis, portant des foulards imprimés léopard, pour offrir un grand plat de couscous. « Trop timides pour se faire voir », disent-elles, en repartant sur la pointe des pieds. Tout le monde mange du couscous [22]

Parfois, le dispositif ne consiste plus, par empathie, à se confondre avec le point de vue du sujet mais à donner au sujet les réflexes de la reporter. On voit donc les témoins se transformer en détective ou en journaliste et mener l’enquête à sa place. Ces enquêtes, conçues sur le modèle du roman policier, permettent l’installation de micro-intrigues très immersives comme ici, où dans un hypermarché, le client et le lecteur tentent de « faire parler » un « bocal d’oreilles de porc farcies ».

Au rayon charcuterie, une infirmière embarque un bocal d’oreilles de porc farcies, le même qu’elle achète à Hyper U depuis quinze ans. Elle avait été intriguée au début, ça ne se faisait pas alors de travailler avec des agriculteurs du coin. Des lettres rustiques, imitation épicerie à l’ancienne, annoncent sur l’étiquette : « Charcuteries fermières du Gévaudan, André Balez, Recoules-de-Fumas. Elle avait ri, encore de la pub, comme ce Justin Bridou, personnage inventé jusqu’à la moustache pour fourguer du saucisson d’usine. Un dimanche, l’infirmière n’avait plus tenu. Elle avait roulé jusqu’à l’adresse du bocal. Une cour de ferme. Un toit de lauzes affaissé par les ans. Et surgit André Balez, sous un impayable chapeau. Oui, j’existe, il tonne. Il apprend à l’infirmière qu’elle n’est pas la première à venir vérifier [23]

Ce procédé de substitution s’explique notamment par la disparition de la reporter, conséquence du raccourcissement opéré sur les textes.

3. Du long élagué

Car ce bref monté est aussi paradoxalement du coupé. Les longs formats se révèlent souvent être de très longs formats, mais réduits. Florence Aubenas explique, à de nombreuses reprises, qu’elle a dû écourter un texte initialement plus long. Elle avoue ainsi volontiers dans ses entretiens que L’Inconnu de la poste, dans sa première version, faisait mille pages et qu’elle a élagué, pour mieux retenir le lecteur par une intrigue, dont la fonction est bien, comme l’a démontré Baroni, de « susciter un désir cognitif [24] ». Une fois au moins, cette mise en intrigue n’a pas abouti. En 2012, pour un reportage embarqué, Aubenas a habité pendant neuf mois dans la banlieue de Nanterre, dans une cité HLM. Le livre avait même un titre, annoncé chez l’Olivier : La Banlieue quand elle ne brûle pas. Mais Florence Aubenas n’a pas trouvé l’intrigue, le livre est resté en pièces :

J’ai passé un an et demi. J’ai pris un appartement dans une tour HLM à Nanterre, une cité pour sa vie nocturne, rien, je n’ai rien publié. On parlait du récit, je n’ai pas trouvé cette manière, effectivement j’ai écrit le livre, c’était une série de sketchs pour moi mal organisés les uns avec les autres, quand on fait un livre, ma conception avec moi, c’est quand il y a un livre, quand on a envie de tourner la page, je ne sais pas faire les petits contes, moi [25].

3.1 La disparition de l’enquêtrice

Parmi les suppressions, figurent souvent les marques de la présence de la reporter sur les lieux, toute référence à la situation de reportage et donc très logiquement le je. Florence Aubenas, aussi présente soit-elle sur le terrain et quelle que soit sa proximité conquise au fil des jours avec ses sujets, n’écrit que peu aujourd’hui à la première personne et sa non-fiction, dans ce cadre, déroge avec une certaine tentation française d’exhibition du moi, incarnée exemplairement par Philippe Jaenada et avant par l’école des grands reporters jusqu’à Actuel. Elle a trouvé sa manière, paradoxale, de répondre à la question essentielle posée par Emmanuel Carrère au début de L’Adversaire : « Mon problème n’est pas, […], l’information. Il est de trouver ma place face à votre histoire [26] ».

« Et d’un coup, le piquet de grève ressemble à un confessionnal dans la fumée des cigarettes [27] ». Parfois la présence de la journaliste sur le terrain et les conditions de la rencontre se dévoilent entre les lignes, comme ici par une métaphore qui montre l’intimité intervenue avec les sujets tout en faisant bel et bien disparaître la « confesseuse ». En fait le travail d’écriture consiste à effacer les traces de l’entretien originel. Les invisibles sont présentés en action dans leur milieu, jamais stabilisés en position de discussion, si bien que la reporter apparaît comme à la fois partout et nulle part. De quel côté de la fenêtre est-elle, par exemple, dans cette petite séquence prise dans un reportage sur un EHPAD ?

Mardi 17 mars. Le couple s’est planté sur le trottoir, juste devant la façade. Ils doivent avoir la cinquantaine, et c’est elle qui se met à crier la première, mains en porte-voix : « Maman, montre-toi, on est là ! » Aux fenêtres, rien ne bouge. Alors le mari vient en renfort, mimant une sérénade d’une belle voix fausse de baryton : « Je vous aime, je suis sous votre balcon ! » Un volet bouge. « Maman » apparaît derrière la vitre ; ses lèvres remuent, mais elle parle trop doucement pour qu’ils l’entendent. « Tu as vu ? Elle a mis sa robe de chambre bleue », constate madame. Puis ils ne disent plus rien, se tenant juste par les yeux, eux en bas et elle en haut, qui agite délicatement la main, façon reine d’Angleterre. Quand le couple finit par s’en aller, elle fait pivoter son fauteuil roulant pour les apercevoir le plus longtemps possible [28].

La disparition syntaxique d’Aubenas de la phrase renvoie à ses techniques d’invisibilisation sur le terrain où elle s’applique « à faire partie des meubles ». Dans le magazine M. Le Monde en 2015, elle raconte les vacances de rêve de jeunes de banlieue de Grigny ou de la Courneuve, libérés en Asie de certains préjugés communs en France. Dans ce reportage très enlevé, un « on » ambigu est l’indice maximal de la présence de la reporter sur place : « On finit sur la plage, avec une dizaine de garçons des Hauts-de-Seine, autour d’un téléphone qui balance du rap dans un sable blanc comme du sel [29] ». Un article signé de Marie-Pierre Lannelongue nous donne le protocole de l’enquête [30] : Aubenas a pris l’avion pour la Thaïlande avec deux garçons de la cité des Pâquerettes, à Nanterre et sur place, elle a rencontré d’autres jeunes gens issus de la banlieue.

Ce dispositif d’invisibilisation peut être rapproché des fictions de méthode [31] proposées par Ivan Jablonka, soit « des fictions visibles, assumées comme telles, érigées en outils cognitifs [32] ». Ici la fiction de méthode passe par la disparition de Florence Aubenas et par l’installation d’une quasi narration omnisciente, très proche de celle du roman réaliste. Il n’est donc pas étonnant et tout à fait intéressant que les rares critiques faites à Florence Aubenas l’accusent de produire une « chronique romancée [33] ». Dans Ouest-France, les élus de Couëron et le député-maire, mécontents de l’image soi-disant misérabiliste donnée par Aubenas de leur commune, dénoncent « une description certes littéraire, mais étonnamment déconnectée de la réalité. Il est clair, aux yeux de tous, que Florence Aubenas n’a jamais posé un pied sur notre commune, sauf peut-être dans une autre vie [34] ». Elle avait écrit : « C’est un garçon du pays, de Couëron exactement, ancien village de pêcheurs […] une étendue de vase et d’herbes où grouille une pègre d’eau douce, vivant chichement de braconnages divers, braquages miséreux, trafic de ferrailles et de stupéfiants […] [35] ». Un journaliste local l’avait semoncée et lui avait même reproché de faire du Zola [36]. Effectivement elle a cette manière balzacienne ou zolienne, en tout cas romanesque selon les critères du XIXe siècle, de lier un lieu et un événement, comme dans cette description du pays de Gex où se sont implantés les Romand, avant le drame.

En bordure de la Suisse, le pays de Gex, vert et vallonné, ne ressemble à rien d’autre dans le département de l’Ain. Depuis les années 60 s’y est installée une tribu dorée de cadres supérieurs, de fonctionnaires internationaux, de commerçants aisés, qui jouent à saute-frontière entre les salaires suisses et l’art de vivre français. Lorsque les Romand y arrivent en 1984, ils semblent avoir trouvé là leur terre promise [37].

De fait, ce lien avec le modèle réaliste ou naturaliste est de plus en plus affirmé et revendiqué chez Aubenas.

Ici, c’est Zola dans le désert : les plus grandes mines de phosphate du monde, principale ressource de Tunisie, auxquelles se cramponne un peuple de misère, luttant pour un travail qui, peu à peu, finira par l’empoisonner. Depuis près d’un siècle et demi, l’histoire s’y raconte à travers de longues grèves, ponctuées d’arrestations, de morts, d’injustices, dans les bourrasques du sirocco qui soulève une poussière blanche, corrosive, tandis que grince, au loin, un train rempli de phosphate [38].

Dans son interview récente à Zadig [39], elle se réfère explicitement à Germinal. Comme Zola, Florence Aubenas a une ambition panoramique, comme Zola, ses procédés d’enquête aboutissent à une invisibilisation de l’enquêteur au profit de ses sujets pour elle, ou de ses personnages pour lui. Elle a feuilleté les Carnets d’enquête [40] et trouve que Zola, à l’opposé d’elle, prend des notes extraordinairement précises sur les décors et retranscrit très peu de dialogues. Mais dans tous les cas, il s’agit de narrer et de mettre en place une intrigue.

3.2 Des exceptions

De manière assez amusante, le je est pourtant fort présent dans une série un peu à contre-emploi, intitulée « Red Carpet », réalisée à propos du festival de Cannes. Sur les people, Florence Aubenas s’est déjà expliquée : « Je ne dis pas qu’ils ne sont pas dignes d’intérêt. Je dis qu’ils n’appartiennent pas à mon univers, ne nourrissent pas mon imaginaire, ne répondent pas à ma priorité qui est de comprendre comment vivent les Français [41] ». À Cannes, non seulement l’ironie, dévastatrice, est omniprésente mais la journaliste s’exhibe pour montrer son étrangeté et son extériorité à ce monde, avec une « brusque envie de reprendre le train [42] »,

Des filles en talons aiguille se photographient avec un verre de rosé sur le sable. Tout laisse croire qu’elles ont passé une nuit blanche. À mon avis, elles se vantent. 

Vers la gare commence le lent pèlerinage de ceux qui essaient d’avancer leur départ. Une dame avec un coup de soleil au contrôleur :  « La clôture ? Il n’y a que les ploucs pour y aller.»  J’en fais partie. Je vous avais préparé, moi aussi, quelques anecdotes émouvantes sur certains films. Aucun n’a été primé. Il doit s’agir d’un complot [43]

Il est amusant de constater que ces articles sont brefs. Au long empathique chez les sans voix, les précaires, s’oppose le bref, satirique chez les « paillettes » qui s’inscrit dans une longue tradition de l’épigramme, de la caricature et de la physiologie. Ces articles ne sont pas exempts d’ailleurs d’autodérision lorsqu’elle se décrit comme inexorablement attirée par le Secours catholique de Cannes. L’ensemble est une dénonciation impitoyable de la « bulle [44] » de Cannes.

Le reportage en immersion Le Quai de Ouistreham constitue un autre exemple de très long où le je est constamment présent, puisque Aubenas y a pris totalement la place de ces sujets et a effectivement écrit à la première personne, comme une autre. Aubenas y emploie cependant un je plat, sans introspection, qui ne commente jamais, par exemple, les absurdités du système bureaucratique français qu’elle déplie, à l’instar de l’histoire de cet homme à l’Agence pour l’Emploi que l’on invite à téléphoner pour prévenir que son téléphone a été coupé. Elle ne revient pas, une fois le prologue passé, sur son identité de journaliste et elle écrit comme la femme désemparée qu’elle feint d’être, négligeant tous les effets de feuilletés et de vertiges identitaires caractéristiques des reportages d’immersion [45]. Cette immersion anonyme qui sans doute satisfaisait totalement son envie de « faire partie des meubles », en même temps dérogeait à ses principes d’invisibilisation puisqu’elle est devenue l’héroïne de sa propre histoire. Significativement, malgré le succès du livre, son adaptation au théâtre et au cinéma, elle n’a pas retenté l’expérience et ne s’est pas, comme une Maryse Choisy, transformée de manière infinie. Elle affirme aujourd’hui que l’image des journalistes, dégradée, ne permet plus de telles expériences qui pourraient passer pour des tromperies.

Arriver à un rond-point de Gilets jaunes sans dire qu’on est journaliste, c’est vraiment tromper les gens. Je me leurre peut-être, mais quand je disais : « Je suis femme de ménage », je ne cherchais pas à tromper. Les Gilets jaunes, dans le contexte qu’on connaissait, l’auraient pris comme une tromperie. Alors j’ai affiché la couleur [46].

Malgré la forte présence du je, Le Quai de Ouistreham est aussi incontestablement un récit élagué jusqu’à pouvoir reposer sur la force d’immersion d’une intrigue.

3.3 L’immersion par l’intrigue

Si le bref coagulé était du configurant, le long élagué est de l’intriguant. Raphaël Baroni appelle intriguant un récit où « l’intrigue est conçue dans le but d’immerger le lecteur dans une expérience simulée et de nouer une tension orientée vers un dénouement éventuel. Il s’agit de construire une expérience esthétique fondée sur le suspense, la curiosité ou la surprise, ce qui implique que la compréhension globale des événements est stratégiquement retardée ou empêchée [47] ». Dans Le Quai de Ouistreham, l’intrigue est constituée autour du suspense créé autour de l’obtention d’un contrat à durée déterminée. Le texte est élagué des conditions réelles de l’expérience qui seront données dans les articles de presse accompagnant la sortie du livre. On y apprend par exemple que la journaliste n’a pas réussi à vivre de ce qu’elle gagnait et que si beaucoup de ses coéquipières ont été agréablement surprises en apprenant sa véritable identité et en lisant son récit, d’autres se sont senties trahies par cette usurpation de fonction. En fait le récit est bien régi par un élan intriguant : il s’agit d’un récit épiphanique où une femme de plus en plus rebelle et impliquée (elle répond à un manager, tente de parler politique avec d’autres employés, refuse un travail par amitié), se voit offrir le fameux contrat. Comme si l’enquête sociale était doublée d’un roman d’apprentissage. Le récit d’apprentissage est construit selon un déroulement téléologique où le CDI constitue le dénouement à la fois inattendu mais aussi idéal pour la clôture de l’histoire.

Dans L’Inconnu de la poste, le récit passe par un travail d’équilibriste entre le configurant (le bref monté) et l’intriguant (le très long élagué), qui va conduire le lecteur à rester dans le livre pour connaître l’identité de l’assassin. Le configurant permet de mettre le lecteur à la hauteur des sujets du livre et de l’amener à réfléchir à plusieurs milieux, territoires, terrains et l’intriguant le conduit à être totalement pris par l’histoire comme dans un page turner. Dans une interview donnée à L’Obs, elle détaille ainsi la manière dont, dans L’Inconnu de la poste, le travail de l’écriture a sélectionné dans le matériau de l’enquête :

Il y a beaucoup de choses qui ne servent pas directement, mais vous imprègnent d’une région, d’un contexte. Par exemple, j’ai énormément travaillé sur le passé de cet endroit, qui fut un haut lieu de la Résistance et finalement je n’ai pas intégré ce volet. J’ai aussi beaucoup travaillé sur la transformation de la vallée, la disparition du monde paysan avalé par l’industrie du plastique. J’ai visité une usine, rencontré des industriels. Les auteurs de non-fiction américains que j’admire, comme Ted Conover ou Gay Talese, auraient consacré au moins trois chapitres in extenso à cet aspect. Moi, je ne sais pas faire, j’ai peur de ralentir la narration. Je n’ai pas ce talent d’ouvrir autant de tiroirs dans un récit. [48]

Le travail de l’intrigue ici est calqué sur celui du roman policier. À plusieurs reprises, et notamment dans l’article matriciel paru dans M. Le Monde [49], Aubenas souligne combien ce meurtre s’apparente aux énigmes de la chambre close dont le modèle prototypique est Le Mystère de la chambre jaune. À d’autres moments, elle affirme avoir calé son intrigue sur celle d’un Simenon, c’est-à-dire en suivant l’enquête tout en racontant la pluralité des choses :

« Les romans qui me plaisent sont les romans à histoire, les conteurs, Kadaré, Balzac. Il faut que je sois emportée par un récit. Comme dans La Cousine Bette ». Elle dit avoir beaucoup travaillé sur la forme de L’Inconnu de la poste, pour échapper au déroulé de l’enquête, pour « raconter la pluralité des choses ». Ça lui rappelle une phrase de Simenon, qui disait avoir longtemps suivi le même fil, à savoir la fumée de la pipe de Maigret, jusqu’au jour où il en a terminé avec le commissaire et déclaré « J’ai décidé de lâcher la rampe ». Eh bien elle a lâché la rampe dans ce livre-là, « c’était vertigineux et ça m’a plu [50] ».

Le processus est donc double : d’un côté le montage d’éclats brefs qui donnent la chair de ces milieux et de ces hommes. Le dispositif énonciatif utilisé est celui du reportage littéraire ou de la non-fiction américaine : Florence Aubenas écrit comme si elle se mettait dans la tête des personnages. Elle le fait même pour la victime Catherine Burgod qu’elle n’a jamais rencontrée. « Oui, mais c’est précisément ce qui n’est pas possible de faire dans un article et ce que permet l’écriture d’un livre. L’envie du livre est venue avec cette construction-là. C’est une grande responsabilité. Imaginer comment le livre sera reçu à Montréal-la-Cluse me terrorise, à vrai dire » [51]. De l’autre côté, elle relie ces scènes avec une intrigue haletante qui passe par la disparition de tout ce qui n’est pas strictement nécessaire, y compris la reporter elle-même. On sait qu’elle s’est immergée à Montréal-la-Cluse pendant des années mais cette immersion s’est accompagnée, comme dans ses derniers articles du Monde, d’une disparition textuelle. Comme l’ouvrage reste et doit rester de la non-fiction, il est accompagné de ce singulier prologue écrit à la première personne où Florence Aubenas indique une fois pour toute sa position, son identité au sein de l’histoire et aussi son appartenance à la non-fiction à la française, celle qui n’oublie pas qu’une littérature du réel est toujours filtrée par un sujet. Au lecteur ensuite de s’en souvenir et d’être sensible au travail d’enquête sociale et d’écriture ou à lui de l’oublier et de croire qu’il est plongé devant un page turner policier.

Il n’en reste pas moins que le prologue a placé la reporter au cœur de l’action, puisqu’il l’a montrée, attendant Thomassin le jour de sa disparition. Elle est au cœur de ce vide qu’elle va essayer de combler, comme s’il lui avait légué cette disparition. Elle est d’ailleurs impliquée par l’autorité judiciaire qui se tourne vers elle : « « Que s’est-il passé, selon vous ? », m’a demandé le policier [52] ». Mais elle est aussi, comme dans ses articles, la disparue du livre, partageant avec Thomassin une sorte de destin d’évanescence. Ce rendez-vous manqué entre la reporter et son sujet renvoie en creux pour le lecteur à sa propre disparition à elle.

Le long format chez Florence Aubenas se caractérise donc par un dispositif complexe entre bref monté (agrégations d’éclats brefs pour rendre compte d’autres voix, dénonciation des travers d’une société souvent injuste par la simple exhibition de ses dysfonctionnements) et long élagué (disparition de tous les détails qui pourraient nuire au plaisir de la lecture, disparition notamment de la reporter, mise en place d’une intrigue percutante) qui tient dans L’Inconnu de la poste comme dans Le Quai de Ouistreham d’une forme de numéro d’équilibriste particulièrement réussi. Il est très frappant de voir que si Aubenas continue à refuser l’étiquette d’écrivaine (« « Si je devais choisir une étiquette, ce serait journaliste, reporter, plutôt qu’écrivain [53] »), ses plus récentes interventions, notamment radiophoniques, ou les très nombreux salons et festivals dont elle occupe la place d’honneur la montrent de plus en plus prête à reconnaître des généalogies qu’elle choisit certes dans l’histoire du nouveau journalisme qu’elle maîtrise à la perfection, qu’il soit américain ou français, mais aussi dans l’histoire de la littérature française du XIXe siècle, notamment du côté du long roman réaliste.

J’aime la littérature du XIXe siècle, Balzac, Flaubert, Maupassant, Zola, tous des raconteurs d’histoires. Comme aussi Simenon, Emmanuel Carrère, Michel Houellebecq. J’aime aussi beaucoup la littérature du réel, qui va de Bruce Chatwin à Tom Wolfe, en passant par Ted Conover et Nicolas Bouvier. La littérature du réel travaille une matière vivante qui se trouve devant vous et qui continue à évoluer au moment où vous en parlez [54]

Notes

[1] Nicolas Blondeau, « Je voulais privilégier les informations du haut de la pile », interview de Florence Aubenas, Le Bien Public, 12 avril 2015, p. 16.

[2] « J’aime beaucoup la cuisine de l’écriture », interview donnée le 16 mars 2021 à Infusion Fnac. https://www.youtube.com/watch?v=U_14GQ0zdN4

[3] Nous remettons l’exposé de la démarche de plus en plus intertextuelle de Florence Aubenas à un ouvrage en préparation : L’Observatoire des invisibles. Nouveau journalisme et non fiction en France.

[4] Le Quotidien, 19 mars 2021.

[5] « Pour Florence Aubenas et Hussein Hanoun al-Saadi », Libération, 14 janvier 2005, p. 6. Nous soulignons.

[6] « L’autoroute inachevée », « Trans-Maghreb Express 3/6 », Le Monde, 7 août 2014, p. 16.

[7] Voir « Au pays des hypers », Le Monde, à partir du 20 août 2019. 

[8] « Florence Aubenas préside le 3e festival international des « Écrits de femmes », aujourd’hui en Puisaye », Le Journal du Centre, dimanche 12 octobre 2014, site web.

[9] Christian Le Bart, Pierre Leroux et Roselyne Ringoot, « Les livres de journalistes politiques. Sociologie d’un passage à l’acte », Mots. Les langages du politique [En ligne], 104 | 2014, mis en ligne le 19 mai 2014, consulté le 28 mai 2021. URL : http://journals.openedition.org/mots/21566 ; DOI : https://doi.org/10.4000/mots.21566

[10] « Conversation avec Florence Aubenas », Zadig, automne 2020, p. 22.

[11] Art. cit., p. 21.

[12] Frédérique Bréhaut, « De la vie dans les journaux », Le Courrier de l’Ouest, 20 décembre 2014.

[13] L’Inconnu de la poste, L’Olivier, 2021, p. 10.

[14] Claire Devarrieux, « Florence Aubenas face au « Petit Criminel » », Libération, 11 février 2021, site web.

[15] « La configuration renvoie spécifiquement aux structures d’un texte idéalement coopératif, qui vise à assister le processus de compréhension ». Raphaël Baroni, Les Rouages de l’intrigue. Les outils de la narratologie postclassique pour l’analyse des textes littéraires, Genève, Slatkine, 2017, p. 31.

[16] « Monsieur Nutella, “chef de gang” », Le Monde, 21 août 2019, p. 22.  

[17] « En Ehpad, la vie et la mort au jour le jour », Le Monde, 1er avril 2020, p. 19.

[18] « 70 000 euros quand même », Le Monde, 27 mai 2013, p. 21.

[19] « Voyage dans la Macronie », Le Monde, 25 mars 2017, p. 12.

[20] « Marlaine, Adeline et les autres », « Au pays des hypers », Le Monde, 22 août 2019, p. 16.  

[21] « Dix jours au poste », Le Monde, 31 décembre 2016, p. 12.  

[22] « La révolte des ronds-points », Le Monde, 17 décembre 2018, p. 15.

[23] « Et votre veau, il est français ? », « Au pays des hypers », Le Monde, vendredi 23 août 2019, p. 18.

[24] Raphaël Baroni, Les rouages de l’intrigue, op. cit., p. 39.

[25] Le Quotidien, 19 mars 2021.

[26] Emmanuel Carrère, L’Adversaire, Paris, POL, Folio, 2000, p. 203-204.

[27] « On ne les met pas au lit, on les jette : enquête sur le quotidien d’une maison de retraite », Le Monde, 19 juillet 2017, p. 14.

[28] « En Ehpad, la vie et la mort au jour le jour », Le Monde, 1er avril 2020, p. 19.

[29] « La cité sous les palmiers », M le Magazine, 7 mars 2015, p. 33.

[30] Marie-Pierre Lannelongue, « Au programme », M le Magazine, 7 mars 2015, p. 8.

[31] Ivan Jablonka, « Le Troisième continent », Pour la littérature du réel, Feuilleton, automne 2018, p. 42. Voir aussi L’Histoire est une littérature contemporaine, Librairie du XXIe siècle, Seuil, 2014.

[32] Ibid.

[33] Jérôme Hémard, « Bienvenue dans la ville poussette », L’Aisne nouvelle, 10 avril 2014.

[34] « Chère Florence Aubenas… », Ouest-France, 7 septembre 2013.

[35] « Procès Meilhon 21h53 : J’ai rencontré un homme de 31 ans », Le Monde, 6 juin 2013, p. 20.

[36] Presse Océan, 9 juillet 2013.

[37] « Mensonge monstre », Libération, 12 janvier 2013, p. 20.

[38] « Le circuit révolutionnaire », « Trans-Maghreb Express 5/6 », Le Monde, 9 août 2014, p. 20.

[39] « Conversation avec Florence Aubenas », Zadig, automne 2020, p. 19.

[40] Émile Zola, Carnets d’enquêtes. Une ethnographie inédite de la France, Plon, 1987.

[41] Isabelle Girard, « Florence Aubenas sur la piste de Gérald Thomassin disparu depuis août 2019 », Madame Figaro,12 février 2021, site web.

[42] « Vous ne savez pas qu’elle hait la Vittel », « Red Carpet », Le Monde, 21 mai 2016, p. 14.

[43] « Les autres reviennent », « Red Carpet », Le Monde, 23 mai 2016, p. 15.

[44] « Votre rimmel coule un peu », « Red Carpet », Le Monde, 13 mai 2016, p. 14.

[45] Nous nous permettons de renvoyer à notre propre chapitre : « Dans la peau d’un autre. La pratique de l’immersion en journalisme et en littérature : histoire et poétiques », article paru dans Pierre Leroux et Erik Neveu (dir.), En immersion, PUR, 2017, p. 22-36.

[46] « Conversation avec Florence Aubenas », op. cit., p. 21.

[47] Raphaël Baroni, « Histoires vécues, fictions, récits factuels », Poétique, Seuil, 2007/3, p. 259-277.

[48] « Sur la piste du petit criminel », propos recueillis par Elisabeth Philippe, L’Obs, jeudi 4 février 2021, p. 67-72. 

[49] Florence Aubenas, « Comme dans un mauvais film », M Le magazine du Monde, 11 octobre 2014, p. 67.

[50] Claire Devarrieux, « Florence Aubenas face au Petit Criminel », Libération, 11 février 2021, p. 24.

[51] « Chaque époque a ses faits divers », Le Temps, 13 février 2021, p. 25.

[52] L’Inconnu de la poste, op. cit., p. 11.  

[53] Libération, op. cit., 11 février 2021.

[54] Le Temps, 13 février 2021.

Bibliographie

Paul Aron, « Un récit sur le travail précaire : Le Quai de Ouistreham de Florence Aubenas », dans Roswitha Böhm et Cécile Kovacshazy (dir.), Précarité, littérature et cinéma de la crise au XXIe siècle, Tübingen, Narr Francke Attempto, 2015, p. 25-38.

Florence Aubenas, L’Inconnu de la poste, L’Olivier, 2021.

Florence Aubenas, Le Quai de Ouistreham, L’Olivier, 2010.

Emmanuel Carrère, L’Adversaire, Paris, POL, Folio, 2000.

Raphaël Baroni, Les Rouages de l’intrigue. Les outils de la narratologie postclassique pour l’analyse des textes littéraires, Genève, Slatkine, 2017.

Raphaël Baroni, « Histoires vécues, fictions, récits factuels », Poétique, Seuil, 2007/3, p. 259-277.

Ivan Jablonka, L’Histoire est une littérature contemporaine, Librairie du XXIe siècle, Seuil, 2014.

Christian Le Bart, Pierre Leroux et Roselyne Ringoot, « Les livres de journalistes politiques. Sociologie d’un passage à l’acte », Mots. Les langages du politique [En ligne], 104 | 2014, URL : http://journals.openedition.org/mots/21566

Pierre Leroux et Erik Neveu (dir.), En immersion, PUR, 2017.

Marie-Ève Thérenty, Femmes de presse, femmes de lettres. De Delphine de Girardin à Florence Aubenas, CNRS éditions, 2019.

Émile Zola, Carnets d’enquêtes. Une ethnographie inédite de la France, présentation par Henri Mitterand, « Terre humaine », Plon, 1987.

Auteur

Marie-Ève Thérenty est professeure de littérature française et directrice du centre de recherche RIRRA21 à l’université Paul Valéry-Montpellier 3. Spécialiste des rapports entre presse et littérature, de poétique des supports et d’imaginaire des sociétés médiatiques, elle a publié plusieurs ouvrages dont Mosaïques. Être écrivain entre presse et roman (1829-1836) (Champion, 2003) ; La Littérature au quotidien. Poétiques journalistiques au XIXe siècle (Seuil, 2007) ; Femmes de presse, femmes de lettres. De Delphine de Girardin à Florence Aubenas (CNRS éditions, 2019) et sous le pseudonyme de Roy Pinker, Fake news et viralité avant internet (avec Pierre-Carl Langlais et Julien Schuh, CNRS éditions, 2020). Elle codirige avec Guillaume Pinson la plate-forme medias19.org, dédiée à l’étude de la culture médiatique et elle est responsable du projet Numapresse (numapresse.org) financé par l’Agence nationale pour la recherche (ANR). Elle prépare un ouvrage sur la non fiction journalistique depuis la Seconde Guerre mondiale.

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Effets et enjeux de la réédition des reportages long format : l’exemple de Surdose d’Alexandre Kauffmann


Le long format, plus long à produire, est décroché du flux de l’actualité. Par conséquent, ses modes de diffusion sont plus lents, sa lecture prend aussi davantage de temps. Pour toutes ces raisons, le temps, déjà long, du reportage gagne à être prolongé pour être rentabilisé. On constate ainsi que de nombreux longs formats sont réécrits pour être réédités, éditorialisés sous d’autres formes. Cet article se propose d’aborder les réécritures de longs formats à travers cette question de la temporalité : temporalité de la production (enquête et écriture), temporalité de la diffusion (éditorialisation sur des supports très différents, périodiques ou non, papier ou numériques) et temporalité des pratiques de lecture selon le support. L’étude s’appuie sur le cas du reportage en immersion d’Alexandre Kauffmann dans une brigade policière spécialisée qui enquête sur les overdoses à Paris. Cette immersion a donné lieu à trois longs formats sur trois supports bien différents en moins de deux ans : l’article long pour un grand quotidien, le livre de non-fiction dans une maison d’édition qui se réclame du journalisme littéraire et le feuilleton d’information pour un média spécialisé dans le journalisme narratif.

Long form is detached from the news stream, since it takes time to be produced. Its circulation also requires more time, so as the process of reading. For these reasons, it makes it profitable to extend the time of reporting itself. As a consequence, we observe that many long forms are rewritten in order to be republished and editorialized on various mediums. This article deals with the different temporalities in long form rewriting: temporality of production (inquiry and writing), temporality of distribution (editorialization on different mediums) and temporality of the reading process, depending on the medium. The article is based on Alexandre Kauffmann’s immersion survey in a Parisian drug squad specialized in overdose. From his immersion, Alexandre Kauffmann produced, within two years, three long-form stories on three very specific mediums : a long article in a daily newspaper, a book of narrative nonfiction and a serial in an online newspaper.


Texte intégral

« [U]n texte de presse paraît d’autant plus littéraire qu’il est moins menacé de péremption immédiate [1] », c’est en ces termes qu’Alain Vaillant désigne une partie des textes de presse comme une littérature médiatique. Selon lui, la presse est un véritable mécanisme médiatique de circulation textuelle dans l’espace public et donc de communication littéraire. Or, au sein de ce mécanisme de communication textuelle, seule la notion de péremption permet de distinguer les contenus journalistiques littéraires des autres contenus médiatiques, comme la météo ou le programme télé. En ce qui concerne les longs formats, il est vrai que leur rapport différent au temps, à toutes les étapes de leur existence, leur permet de s’imposer dans le champ littéraire. Non seulement le long format, par son temps de production, est décroché du flux de l’actualité et des événements, mais il a également une espérance de vie prolongée par ses modes de diffusion. Plus long à produire, plus lent à diffuser, sa lecture prend aussi davantage de temps. Pour toutes ces raisons, le temps, déjà long, du reportage gagne à être prolongé pour être rentabilisé. On constate ainsi que de nombreux longs formats sont réécrits pour être réédités, éditorialisés sous d’autres formes. Une enquête de terrain peut donner lieu à plusieurs longs formats, sur différents supports papier ou web : livre, article de journal, feuilleton en ligne, article de mook, reportage en bande dessinée… Cela suppose un double processus de transformation : la réécriture et l’éditorialisation. La réécriture transforme le reportage pour l’adapter à un autre support, à une autre temporalité de diffusion et de lecture : elle est une restructuration du texte. L’éditorialisation, qui suppose davantage qu’une simple réédition, assure le passage du support papier à un format adapté à l’environnement numérique. Elle entraîne ainsi le texte dans un autre type de circulation qui dépasse l’auteur et l’éditeur : accessibilité sur plusieurs sites, visibilité selon l’algorithme du moteur de recherche, partages et repartages sur les réseaux sociaux, renvois par hyperliens [2]… Finalement, réécriture et éditorialisation s’associent dans un même processus de recyclage des reportages qui permet de les valoriser (si l’analogie avec les déchets semble malheureuse, elle n’en est pas moins pertinente tant il est vrai que le flux médiatique est gouverné par l’obsolescence programmée de son contenu). Cette valorisation a forcément des enjeux à la fois journalistiques et commerciaux que cet article se propose de définir plus précisément.

Un reportage d’Alexandre Kauffmann sur la brigade de police « Surdoses » se prête particulièrement bien à l’étude de la réécriture des longs formats. En effet, cet écrivain-journaliste, plutôt habitué aux reportages dans des pays lointains, s’est intéressé en 2016 à une brigade de police parisienne spécialisée dans les cas d’overdose. Alexandre Kauffmann avait besoin de se documenter sur la question alors qu’il écrivait un roman, intitulé Stupéfiants [3], dans lequel survenait une overdose. Il fit une demande d’autorisation pour suivre la brigade « surdoses » pendant plusieurs mois. Une fois son stage fini, Alexandre Kauffmann leur proposa de faire un reportage sur leurs activités pour le journal Le Monde : il fit paraître un long article (10 000 signes) en janvier 2017 sous le titre « À Paris, les overdoses se sont “démocratisées [4]” ». Quelque temps plus tard, c’est la toute jeune maison d’édition de la Goutte d’or qui contacte le journaliste pour lui proposer d’éditer un livre-enquête sur le même sujet, il prolonge alors son immersion auprès de la brigade [5]. Le récit de son enquête, intitulé Surdose [6], paraît un an plus tard, en février 2018, dans la sulfureuse section de narrative nonfiction de la Goutte d’or. L’été suivant, ce récit est adapté en feuilleton [7] pour le site Les Jours, ou plutôt en « obsession » selon le terme utilisé par le média lui-même pour désigner ses thématiques récurrentes.

Le reportage d’Alexandre Kauffmann a donc cette particularité d’avoir donné lieu à trois parutions sur trois supports bien différents en moins de deux ans : l’article long pour un grand quotidien, le livre de non-fiction dans une maison d’édition qui se réclame du journalisme littéraire et le feuilleton d’information pour un média pure-player spécialisé dans le journalisme narratif. À travers ces trois éditorialisations successives, qui sont aussi trois écritures distinctes, il apparaît que le format influe sur les différentes temporalités du reportage : celle de son processus de production qui est aussi celle de l’auteur dans son travail d’enquête et d’écriture, celle des éditeurs qui orchestrent la diffusion à travers les rééditions successives et celle de la réception par le lecteur qui ne lit pas de la même façon suivant les supports.

1. De l’enquête à l’écriture : temporalité du journaliste-écrivain

1.1. Temps long de l’enquête, long format du récit

L’enquête de terrain du journaliste, lorsqu’elle est réalisée pour un format long, est une enquête qui prend son temps. Le reporter ne couvre plus un événement mais aborde l’actualité par son angle mort, son temps faible, pour reprendre une expression du photographe Raymond Depardon [8]. Ce reportage du temps long est à l’image de Florence Aubenas qui, en décembre 2018, s’en allait passer une semaine sur un rond-point de Marmande, alors que toutes les chaînes d’informations en continu diffusaient en boucle les dégradations matérielles commises par les manifestations des Gilets jaunes à Paris. Le premier jour, elle est tenue à l’écart, le groupe de gilets jaunes se méfie d’elle et souhaite se renseigner avant de la laisser enquêter :

Ils m’ont installée sur une chaise en plein froid […]. Au bout d’une heure et demie, je gelais, je me suis approchée du brasero. On a discuté. Ça s’est un peu détendu… Quand ils m’ont dit au revoir, j’ai dit : « Non, vous voyez l’hôtel Campanile, là-bas ? Je m’installe pour dix jours. » Ils étaient surpris. Au bout d’un moment, j’ai fait partie des meubles… Moi-même, j’ai changé d’avis sur eux. Il n’y a pas de raccourci possible pour traiter ces sujets. Il faut du temps. Alors que dans notre métier, on chausse toujours des bottes de sept lieues, avec les avions, on va toujours trois plus vite – trop vite [9] ?…

Temps long de l’enquête va aussi de pair avec temps perdu : le journaliste se plie à la temporalité du terrain. Dans Surdose, Alexandre Kauffmann raconte le quotidien de la brigade qui enquête sur les cas d’overdoses mortelles à Paris. Son récit, tout en déroulant les différentes activités de la brigade, retient une nuée de détails qui tissent l’ordinaire des policiers : les surnoms que se donnent les uns et les autres, la décoration des bureaux du 36 quai des Orfèvres qui ressemble à celle d’un QG étudiant, les conversations insignifiantes dans les voitures pendant les planques pour meubler l’ennui. Le sujet du trafic de drogue, dans son actualité, est également abordé sous l’angle du quotidien : au quotidien des policiers qui traquent s’ajoute celui des dealers qui sont traqués. Les filatures et les écoutes téléphoniques dévoilent tous les menus détails de la vie de ces petits trafiquants dans leur banalité la plus crue. Cette capture du quotidien demande du temps, un investissement important du reporter : il est probable qu’Alexandre Kauffmann ait eu parfois l’impression de perdre du temps d’enquête lorsque la surveillance devant le domicile d’un suspect s’éternisait sans résultat.

Ce temps long de l’enquête est rarement rémunéré, d’autant plus lorsque le journaliste travaille en indépendant. La réécriture et l’éditorialisation sur plusieurs supports d’édition peuvent être un moyen de rentabiliser cet investissement temporel et même de prolonger le temps de l’enquête. Alexandre Kauffmann a ainsi pu renouveler son accréditation pour suivre la brigade grâce à l’offre de publication des éditions Goutte d’or : cela lui a permis de côtoyer la brigade pendant une année complète. Par ailleurs, son article pour Le Monde, même s’il n’est pas sa première contribution pour ce quotidien, sera le premier d’une série de longs formats sur le thème de la drogue qui paraissent seuls ou en série [10] à intervalle de six mois depuis 2018. La prolongation de l’enquête aide le journaliste à se faire un nom dans le milieu, notamment par l’expertise que lui confère son expérience d’un certain terrain.

La parution sur des mediums qui appartiennent à des champs différents – le journal, le livre – lui procure également une légitimité plus large qui lui permettra de nouveau de valoriser ses futures enquêtes de terrain à travers plusieurs supports. L’un des articles d’Alexandre Kauffmann paru dans Le Monde et intitulé « “Tontons”, “cousins” ou “balances”… Les indics se mettent à table [11] » a été écrit dans le sillage d’un livre-enquête paru chez Flammarion, Troisième indic [12] (2019), sur le quotidien d’un indic qui renseigne la police judiciaire parisienne. On retrouve le même procédé inversé : le livre et l’article. Le temps long de l’enquête de terrain, ce slow journalism, est valorisé par un jeu de parutions successives qui permet de rentabiliser l’enquête, et d’en épuiser tout à fait la matière.

1.2. Une écriture adaptée en fonction des supports : posture et tonalité

Évidemment, plus le format est long, plus la narration du récit peut filer la linéarité du quotidien observé et absorber cette matière recueillie au fil du temps long de l’enquête. En revanche, dans l’article du Monde, la présence du journaliste en immersion dans le quotidien de la brigade est totalement effacée, aucune circonstance de l’enquête n’est rapportée. L’adaptation de l’écriture au support passe également par un ajustement de la tonalité choisie et de la posture adoptée par l’auteur. Les nombreux effets de réel et l’ironie convoqués dans le livre, n’existent pas dans l’article : par exemple dans le livre, au chapitre 8, le discours direct d’Amigo, 28 ans, qui deale de la cocaïne à domicile dans le nord de Paris est bien moins policé que dans l’article :

Le discours rapporté d’Amigo
Article Le Monde Livre-enquête Surdose
« Je n’oblige personne à acheter ma marchandise. Et je n’en vends qu’aux adultes. Ceux qui abusent du produit, je les mets en garde. Parfois, je refuse même de les servir. C’est mieux pour tout le monde : les gros toxicos attirent des problèmes [13]. » « J’oblige personne à acheter ma marchandise… J’en vends qu’aux adultes. L’autre fois, des ados, genre 14 ou 15 ans, m’ont appelé. Ils voulaient de la cé et de la MD. Pas moyen… Tous ceux qui abusent du produit, je les envoie chier pareil. Les toxicos t’attirent que des emmerdes [14]. »

L’absence de la particule « ne » dans les phrases négatives, l’élision des connecteurs qui produit la parataxe, l’usage d’expressions familières et argotiques (« genre », « envoyer chier », « emmerdes »), de diminutifs (« ados », « cé ») sont autant de caractéristiques qui reproduisent le langage du personnage dans le livre-enquête alors qu’elles sont totalement absentes dans l’article.

Si la tonalité est différente, la posture de l’auteur l’est encore davantage car ce que dit le livre et que ne dit pas l’article, c’est que cet échange avec un dealer a lieu lors du vernissage d’un ami du journaliste. C’est-à-dire que la scène a lieu à la fois en dehors du temps de l’enquête et dans l’entourage de l’auteur. Amigo vient livrer l’artiste et reste pour profiter du buffet, « il est capable de passer une heure sur chaque point de livraison, à boire et à discuter [15] ». L’article, même avec ses 10 000 signes, est bien trop court pour esquisser les conditions de l’enquête et s’attarder en plus sur les mauvaises fréquentations du journaliste, sans déroger aux normes d’un papier pour le quotidien Le Monde. Non seulement le support livre permet de dévoiler cela mais aussi, et surtout, d’assurer la construction d’une posture de l’auteur qui justifie l’immersion et « sauve » son ethos.

S’il veut « embarquer » son lecteur sur autant de pages, l’auteur doit pouvoir lui raconter sa propre porte d’entrée dans l’enquête. Alexandre Kauffmann revient ainsi à plusieurs reprises dans le livre sur son ancienne addiction à l’ivresse extrême : il confie au lecteur son passé d’alcoolique habitué aux black-out qui clôturaient ses soirées de débauche. Il dit même s’être réveillé une fois en cellule, après l’un de ces inquiétants trous noirs, sans savoir quel délit il avait pu commettre. Ce passé trouble le rapproche à la fois des victimes qui ont succombé sous l’effet des drogues, et des dealers qui patientent de longues heures en garde-à-vue avant d’être interrogés. En travaillant cette posture, Alexandre Kauffmann justifie son investissement sur le terrain et gagne l’approbation du lecteur : il se dévoile en échange du dévoilement qu’il opère sur les histoires tragiques de ceux qui ont pris la drogue de trop. Il excuse ainsi, en quelque sorte, son intrusion, sa présence lors des interrogatoires, son intérêt pour les écoutes téléphoniques, son regard posé sur les corps sans vie dans des appartements parisiens investis par la police et les agents du service funéraire. Il construit une forme d’impartialité subjective bien différente de la neutralité impersonnelle de l’article du Monde.

Matthieu Letourneux rappelle dans Fictions à la chaîne que toute œuvre est écrite en référence à un architexte, ce qui entraîne des effets de sérialité et donc une adaptation consciente ou non de l’écriture au genre et à la collection éditoriale [16]. Il est vrai que la rédaction du récit d’Alexandre Kauffmann a, consciemment ou non, intégré des éléments pour satisfaire à la ligne éditoriale de la maison Goutte d’or qui se distingue par des choix de publications osés sur des sujets chocs – les abattoirs, la pornographie, les overdoses – et une pratique de terrain intensive qui est d’ailleurs le cœur de leur communication. L’un des topoï de leurs livres-enquêtes est la dramatisation du risque d’être démasqué lorsque l’auteur est immergé sous déguisement. Or, ce risque est bien connu des brigades d’enquête policière qui redoutent d’être « détronchées » lors de leur filature. Alexandre Kauffmann n’y coupe pas et raconte dans son chapitre 7, le « dispo » dans lequel il a eu un petit rôle. Afin d’approcher un dealer nommé Omar et de connaître ses fréquentations, l’équipe s’installe dans un bar à chicha comme le ferait un groupe d’amis. À côté d’eux Omar, en compagnie de ses acolytes, débute une partie de « Loups-garous » :

Qui aurait imaginé que les responsables du cocaïne call-center joueraient sous nos yeux aux loups-garous ? Je parviens enfin à me détendre, prenant mes aises sur le canapé, sans pour autant regarder les clients en face. Une main tapote soudain mon épaule. Je découvre le visage d’Omar penché sur moi. « Excusez-moi, Monsieur, on manque de joueurs, ça vous dit de faire une partie avec nous ? » Il a des yeux de velours et une tête ronde de nounours. Le ton égal, les gestes mesurés, l’expression avenante me prennent de court [17].

La scène est à la fois inquiétante et drôle, elle joue des codes héroïcomiques et met en avant la maladresse de l’auteur. Une telle anecdote est d’autant plus cocasse qu’elle met en parallèle deux situations d’observation-suspicion : celle de la planque dans laquelle est impliquée l’auteur, celle du jeu de société « Loups-garous » qui consiste à démasquer la créature mortifère infiltrée parmi les villageois. Il n’est pas certain qu’elle se soit réellement déroulée ainsi mais elle permet de remplir l’une des cases du cahier des charges éditorial tout en convoquant des références populaires issues à la fois du polar et du jeu de société, familières au lectorat visé par la maison de la Goutte d’or, à savoir la tranche des jeunes actifs trentenaires et plutôt urbains.

2. La mise en scène de l’information : temporalité du journaliste éditeur

Si le journaliste peut se révéler virtuose dans l’adaptation de son écriture au support de diffusion envisagé, l’éditorialisation se fait souvent sans lui. Ce sont alors les journalistes-éditeurs qui prennent le relais. François Meurisse et Lucile Sourdès-Cardiou sont les deux journalistes-éditeurs salariés des Jours qui « mettent en scène [18] » l’information. Le fait que le média ait choisi de salarier deux journalistes éditeurs à temps plein est assez significatif ; c’est un ratio rare dans le milieu qui rappelle l’origine de ce jeune média. En effet, l’équipe est essentiellement composée d’anciens journalistes de Libération, notamment le couple Raphaël Garrigos et Isabelle Roberts, évincés du quotidien national par un plan social en 2014. Ceux-ci ont souhaité rebondir grâce à la création d’un média en ligne sur abonnement proposant un « journalisme au long cours, tenace, singulier et obsessionnel [19] ». Le parti pris de ce jeune média indépendant, uniquement numérique, est de raconter l’actualité à la façon d’une série, sous forme d’épisodes narratifs. Ces épisodes sont rassemblés en « obsessions » et chaque obsession possède une identité visuelle particulière. En réalité, l’une des volontés des Jours est de faire revivre deux caractéristiques incontournables de l’ancienne forme de Libération : le soin apporté au travail d’édition [20] et l’importance donnée à l’illustration. Les journalistes éditeurs ont donc un rôle essentiel, particulièrement dans le cas de l’adaptation du livre Surdose en obsession. En effet, contrairement au cas d’une réédition classique, le livre a été découpé en épisodes à la manière des romans-feuilletons du XIXe siècle et son unité a donc été éclatée pour recréer une périodicité artificielle.

2.1. Du livre à l’obsession

Le découpage du reportage en épisodes transforme de fait sa lecture et oblige les journalistes éditeurs à simplifier le schéma narratif, à n’en tirer qu’un seul fil. Ainsi, du livre Surdose, seule l’enquête policière autour des dealers Omar et Gencive est conservée parmi les quatre affaires abordées initialement par Alexandre Kauffmann. Les épisodes reprennent parfois le découpage des chapitres déjà existant dans le livre mais ils peuvent aussi être des collages de morceaux glanés dans différents chapitres. Chaque épisode est ensuite mis en page et enrichi par un dispositif propre au site :

Doc. 1. ‒ Premier visuel de l’obsession « Surdose », sur le site lesjours.fr [en ligne] https://lesjours.fr/obsessions/surdose/

Doc. 2. ‒ Visuel d’accueil de l’épisode n° 1 de l’obsession « Surdose », sur le site lesjours.fr [en ligne] https://lesjours.fr/obsessions/surdose/ep1-planque-omar/

Doc. 3. ‒ Présentation du début de l’épisode n°1 de l’obsession « Surdose », sur le site lesjours.fr [en ligne] https://lesjours.fr/obsessions/surdose/ep1-planque-omar/

La partie droite de l’écran permet de prendre connaissance des notes de bas de page, de suivre des liens vers les épisodes précédents mais aussi d’avoir accès rapidement à des fiches personnages rédigées par les journalistes éditeurs. Le cadre du titre contient le chapô que l’on retrouve dans les articles de presse classiques, mais également un lien vers une playlist spécifique à l’obsession que l’on peut écouter en lisant. Enfin l’ensemble de l’épisode est structuré, rythmé, grâce à la titraille intégralement choisie par Les Jours. Le journaliste-éditeur François Meurisse insiste sur le temps accordé à la titraille : « on se donne les moyens, il peut parfois s’écouler plusieurs heures avant le bouclage d’un article seulement parce que les titres percutants n’ont pas encore été trouvés [21] ». Ce travail a une grande importance puisque la titraille est chargée de faire revivre le Libé perdu des créateurs : jeux de mots et clins d’œil au lecteur sont récurrents [22].

Outre le travail de correction typographique, syntaxique, grammaticale et orthographique, l’éditeur procède ainsi à un enrichissement, une valorisation du reportage. Chaque obsession est accompagnée de photos ou d’illustrations, parfois créées spécialement pour elle, comme c’est le cas de Surdose dont les illustrations ont été réalisées par Clara Dealberto. Cela permet de donner à chaque obsession une esthétique tout à fait particulière et reconnaissable. Par ailleurs, les personnages sont mis à l’honneur, bien plus que l’écrivain-reporter. L’enrichissement des épisodes n’est d’ailleurs pas fait en concertation avec l’auteur. Ce travail, bien que postérieur à l’écriture de l’enquête, n’en est pas moins mis en valeur. Il faut ainsi remarquer dans le cadre du titre de chaque épisode la triple auctorialité indiquée – l’auteur, l’illustrateur, l’éditeur – une spécificité des Jours voulue par ses créateurs. Cette revendication d’un travail collectif ne dilue pas complètement l’auctorialité comme dans l’article de journal classique, mais elle relativise tout de même l’importance du reporter comme écrivain. Ce changement d’une auctorialité unique pour une auctorialité multiple montre que le processus d’éditorialisation ramène le reportage dans le champ journalistique où le mécanisme collectif prime sur l’individualité des rédacteurs. Une sorte de dépossession s’opère, non seulement au moment du découpage par l’éditeur, mais également après la mise en ligne. Le reportage, auparavant noyauté par l’objet livre, est après éditorialisation à la fois éclaté en plusieurs épisodes et diffusé dans un système de circulation qui dépasse l’auteur comme l’éditeur : les liens des épisodes partagés sur les réseaux sociaux pour en faire la promotion peuvent être repartagés, puis inclus dans d’autres productions (comme c’est le cas dans le présent article).

Toujours est-il que le travail de l’éditeur et de l’illustrateur ajoute une temporalité supplémentaire à la production du long format. Ce temps de la mise en scène de l’information est permis par le choix des Jours de favoriser la qualité à la quantité : les journalistes éditeurs ont en moyenne un ou deux article(s) à traiter par jour. C’est le rythme de parution au compte-goutte de ce média qui permet de valoriser en profondeur le long format et d’étirer son existence médiatique. Chaque nouvel épisode fait effectivement l’objet d’une communication sur les réseaux sociaux. Pour l’arrivée d’une nouvelle obsession, le teasing est décuplé [23].

2.2. Réseau et collaborations

Ces temporalités longues de la production du reportage dans ses trois étapes – enquête, écriture, édition – ont tendance à marginaliser leur diffusion dans le champ journalistique par rapport à des médias traditionnels de l’information, papier ou numérique, beaucoup plus prolixes. D’autant plus que les petites maisons d’édition et les médias indépendants ne peuvent pas compter sur le soutien financier des publicitaires. Pour transformer cette marginalisation en niche éditoriale, ces médias au journalisme lent ont développé un fort réseau de collaboration qui fonctionne grâce à une pratique de réédition croisée. Notons d’abord le partenariat entre Les Jours et la maison d’édition du Seuil qui permet au site de valoriser ses meilleures enquêtes grâce à une réédition en livre : L’Empire [24] de Raphaël Garrigos, Les Revenants [25] de David Thomson, Le 36 [26] et Grégory [27] de Patricia Tourancheau sont quatre obsessions devenues des livres-enquêtes. Deux autres obsessions se sont vues offrir le support du livre : Massilia Foot System [28] de Michel Henry aux éditions Marabout et Au Pays des disparus [29] de Taina Tervonen chez Fayard. La rédaction des Jours est aussi très proche des fondateurs de la maison d’édition de la Goutte d’or : outre l’enquête d’Alexandre Kauffmann, un autre livre-enquête a été adapté en obsession, Judy, Lola, Sofia et moi [30] de Robin d’Angelo sur l’univers de la pornographie. Il faut également noter plusieurs collaborations des Jours avec La Revue dessinée, le mook spécialisé dans le reportage en bande dessinée :  ils ont ainsi co-produit une obsession sur les chauffeurs Uber [31] et La Revue dessinée adapte parfois des obsessions en BD dans ses numéros [32].

Si Les Jours collabore avec la maison Goutte d’or et La Revue dessinée, il faut aussi noter que ces deux dernières collaborent également entre elles puisque le premier livre-enquête édité par la Goutte d’or, une infiltration dans un abattoir intitulée Steak machine et écrite par Geoffrey Le Guilcher, a été adapté en BD [33] dans un numéro de La Revue dessinée de 2018. Il y a donc une sorte d’alliance des temporalités lentes entre Les Jours, La Revue dessinée et les éditions Goutte d’or, une sorte de triumvirat qui permet la circulation des longs formats entre les champs et sur différents supports : livre, site internet, mook.

La circularité que tissent ces trois producteurs s’explique aussi en ce qu’ils créent les mêmes effets de cohérence malgré des supports différents : chacun à sa manière fait œuvre de collection et propose des ensembles de reportages dont les caractéristiques, les codes, les stéréotypes sont peu ou prou semblables et renvoient au même imaginaire médiatique, à savoir celui d’un journalisme lent et haut de gamme qui se distingue par son éthique et son esthétique. Si la légitimité culturelle de l’imprimé semblait supérieure à celle du support numérique durant les années 2000, il semble qu’aujourd’hui la ligne de fracture se déplace peu à peu d’une opposition imprimé/écran vers une opposition entre temps court et temps long : ce qui augmente le capital symbolique d’un reportage n’est alors plus son support mais sa durée et cela vaut aussi pour ses modes de lecture.

3. Variété des supports et temporalités de la lecture : de la lecture chronométrée à la lecture addictive

Plusieurs historiens du livre et chercheurs en science de la communication – Roger Chartier ou Marshall Mac Luhan pour n’en citer que deux [34] – ont montré que la réception était contextuelle et déterminée par les contraintes de diffusion : à savoir la matérialité du support, les pratiques de lecture qui lui sont associées, le contexte à la fois culturel, social et économique dans lequel ce support existe. Grâce au concept de « médiativité », Philippe Marion désigne ainsi cette capacité propre à chaque média « de représenter – et de placer cette représentation dans une dynamique communicationnelle [35] ». Si la lecture sur écran diffère de celle d’un livre ou d’un journal papier d’un point de vue strictement pragmatique parce qu’elle ne suppose plus de tourner des pages mais de faire défiler du texte, elle s’en éloigne aussi dans son rapport au temps. On n’accorde ni la même quantité de temps, ni la même qualité de moment à un article sur une application ou à un chapitre de livre [36].

Depuis 2018, les articles du site Le Monde possèdent une indication de temps de lecture. Ceux-ci varient en fonction de la longueur de l’article de deux à dix minutes. L’article d’Alexandre Kauffmann sur la brigade « Surdose », qui compte 10 000 signes, apparaît ainsi avec un temps de lecture estimé à huit minutes. Au-delà de dix minutes, l’indication disparaît et l’article devient un long format valorisé par de grandes photographies qui s’étendent sur toute la largeur de l’écran : c’est le cas d’autres articles plus récents et plus longs d’Alexandre Kauffmann, comme celui sur « l’enfer du crack » qui fait environ 20 000 signes. Le visuel est plus épuré, l’illustration s’impose sur la presque totalité de l’écran, l’article est centré par de larges bandes blanches de part et d’autre. Si dans le premier cas, la rapidité de lecture est valorisée, dans le second cas, c’est bien la qualité de l’expérience de lecture qui est mise en avant. Nous pouvons en déduire deux choses : d’abord, la médiativité de l’article long format suppose qu’il s’adresse à un lectorat qui ne chronomètre pas son temps de lecture, ensuite, la tolérance du lecteur étant fixée à 10 000 signes, au-delà l’article doit être enrichi de façon à faire oublier sa longueur. Mais cela concerne uniquement le numérique car le support papier assume davantage la longueur de ses articles. L’exemple du reportage de Florence Aubenas sur le rond-point de Marmande, évoqué plus tôt, est éloquent : toute la moitié basse d’une double page est noircie par des colonnes de texte qui ne sont aérées que par quelques sous-titres et un intertitre. L’équilibre visuel est assuré par les photographies qui prennent toute la moitié haute : douze en tout, contre quatre sur la version numérique de l’article [37].

Doc. 4. ‒ Visuel de l’article de Florence Aubenas dans Le Monde, le 15 décembre 2018.

La matérialité fait la force de la médiativité du support papier : d’un seul coup d’œil, nous pouvons prendre connaissance du reportage dans sa composition, sa longueur, ses thématiques. Le numérique, en revanche, doit s’adapter à la contrainte du cadre [38] : l’écran est une fenêtre qui n’offre qu’un point de vue partiel et mouvant sur l’article. La nécessité du scrolling (le défilement de l’écran vers le bas) dans la version numérique ne permet pas l’appréhension furtive et globale du support. De ce fait, Les Jours, qui n’existe qu’en version dématérialisée, ne peut compter que sur le scrolling de ses lecteurs et a donc fait de cette contrainte une source d’enrichissement des articles. Le support incite le lecteur à faire défiler l’écran grâce à plusieurs stratégies dont la titraille évoquée précédemment : les intertitres bicolores ont aussi un rôle de teasing et attisent la curiosité du lecteur afin de faire rebondir la lecture vers la suite de l’article.

Par ailleurs, le journal papier, comme le livre ou l’imprimé en général, peut également compter sur son capital symbolique puisqu’il a un rôle de bannière pour le lecteur, qui, en le lisant, s’affiche comme lecteur de tel ou tel titre. Ce n’est pas le cas du numérique qui doit compenser l’absence de gain symbolique par une plus grande qualité de lecture : tout est fait dans ce support pour gommer la sensation de longueur du texte. Si le site Les Jours assure une lecture plaisir grâce à l’enrichissement des articles, il souhaite aussi allonger le temps de lecture pour s’imposer dans le quotidien de ses lecteurs. Le média s’autoproclame ainsi « le Netflix du journalisme », et reprend tous les codes des séries afin d’inscrire l’expérience de lecture dans une forme d’addiction. Cette lecture compulsive est d’ailleurs au centre de leur communication sur les réseaux sociaux grâce à de nombreux gif, eux-mêmes tirés de séries, sur le thème de l’obsession.

Doc. 5. ‒ Exemples de publications des Jours sur Facebook sur le thème de l’addiction.

Matthieu Letourneux remarque que le rôle de l’éditeur est d’orienter la lecture d’une œuvre en la reconfigurant suivant des principes sériels. C’est-à-dire qu’en inscrivant dans le format des codes qui connectent l’œuvre à un imaginaire, un architexte, l’éditeur parvient ainsi à la mettre en relation avec une série d’œuvres du même genre, ce qui conditionne la réception à un horizon d’attente et à une consommation sérielle. Matthieu Letourneux montre ainsi que le roman-feuilleton au XIXe siècle est l’application d’une sérialité marchande du journal à une forme littéraire de fiction, au moment où l’édition est en crise. Ce qu’il se passe avec Les Jours est un peu du même ordre mais la logique est inversée : pour valoriser une forme de journalisme littéraire marginalisée dans le système de consommation médiatique actuel, ce média applique une sérialité marchande de la fiction – Netflix – à des reportages journalistiques. Le slogan du site résume bien cette stratégie : « 0% fiction, 100% séries ». C’est là un exemple de ces influences réciproques du champ journalistique et du champ littéraire qui existent depuis les débuts de la presse et que Marie-Ève Thérenty qualifie de « tourniquet sans fin [39] ».

D’ailleurs, les créateurs du site réfléchissent à la possibilité de publier des obsessions complètes en une seule fois, comme le fait Netflix avec les épisodes de ses séries, le but étant de produire un binge reading, une frénésie de lecture donc, comme le binge watching qui frappe parfois les amateurs de séries. Pour pouvoir alimenter le site de façon régulière et satisfaire l’addiction des lecteurs, l’éditorialisation de livre-enquête, comme celui d’Alexandre Kauffmann, est donc une pratique indispensable pour ce support puisqu’elle assure un apport de matière conséquent que le média peut choisir de distiller sur plusieurs semaines ou au contraire de livrer d’un seul bloc.

Finalement, comme chaque support porte en lui une part de l’horizon d’attente que le lecteur projette dans sa lecture, Les Jours conditionne les lecteurs à une lecture addictive en récupérant les codes communicationnels de la plateforme Netflix. Le site désigne ainsi un mode de consommation de ses obsessions et s’appuie sur des modes de réception propres à la culture populaire, très éloignés de la légitimité culturelle que confère normalement le slow journalism. L’obsession doit pouvoir se lire de plusieurs manières : dans l’ordre des épisodes, de façon linéaire comme le livre, mais aussi de manière ponctuelle, voire dans le désordre. Le journaliste éditeur veille ainsi à ce que chaque épisode puisse être lu indépendamment des autres. Cela permet une lecture mobile, dans les deux sens du terme : une lecture en mobilité et une lecture sur le mobile. L’application permet au média d’être emporté partout avec le lecteur, sans que celui-ci ait besoin d’y penser. Le reportage peut dès lors être lu dans la moindre brèche temporelle : trajet en métro, salle d’attente, pause cigarette. Ce mode de lecture fractionné, du temps court, est loin d’être le plus valorisé socialement. Il est associé depuis une vingtaine d’années à une forme peu reluisante de journalisme, celui des quotidiens gratuits distribués en grand nombre et à la hâte à l’entrée des bouches de métro. Les Jours semble vouloir recoloniser ce temps voué à une lecture consommatrice, en mêlant la lecture qualitative du slow journalism à la lecture quantitative du binge journalism [40]. Ce n’est pas du tout le cas des autres formes de journalisme alternatif qui privilégient des supports, non seulement imprimés mais également encombrants et luxueux : Le 1 est très difficile à déplier dans les transports publics, les mooks sont trop lourds, les suppléments hebdo, plus pratiques, sont souvent oubliés sur la table du salon. A contrario, les supports uniquement numériques touchent un lectorat plus jeune, issu des générations qui ont grandi avec le portable (« digital native ») et l’emportent partout. D’ailleurs la majorité des abonnés des Jours a moins de trente-cinq ans.

Le cas des réécritures successives de l’enquête d’Alexandre Kauffmann était idéal pour proposer une rapide et non exhaustive analyse des supports. Il montre notamment que l’un des enjeux de la réécriture du long format est de recycler le reportage auprès de nouveaux lectorats, en investissant des expériences de lecture différentes : lecture chronométrée du long article de quotidien, lecture fragmentaire et addictive du site de journalisme littéraire, lecture linéaire et prolongée du livre-enquête. Par ailleurs, ces rééditions successives mettent également au jour une adaptation incessante pour ne pas décroître dans l’échelle symbolique des valeurs accordées au temps, quantitatif et qualitatif. Dans une société où les périodicités de la culture médiatique sont brouillées par l’arrivée d’internet, où les rythmes se sont accélérés, prendre son temps est devenu à la fois un luxe et une forme de résistance valorisée socialement. La communication des médias spécialisés dans le slow journalism joue de cette représentation. Les longs reportages et leur long format sont plus exigeants, – plus chers et plus encombrants – ils alimentent cette valorisation symbolique du temps long. Néanmoins, pour s’imposer dans le champ médiatique et lutter contre leur péremption, ces reportages long format doivent tout de même rentabiliser leur longévité grâce à un phénomène de rééditorialisation croisée, en investissant une multiplicité de supports, traversant ainsi les frontières éditoriales entre le champ littéraire et le champ médiatique. Ces supports ne cessent d’étonner le lecteur parce qu’ils doivent jouer ce jeu de la distinction pour s’inscrire dans le surcroît de légitimité culturelle dont bénéficie le slow journalism. Les réécritures et éditorialisations successives sont aussi la conséquence d’un processus de sérialisation du reportage : l’émergence de nouvelles formes médiatiques comme les mooks et de nouvelles petites maisons d’édition depuis les années 2000 tend à faire du journalisme narratif un genre littéraire avec ses codes, ses stéréotypes et ses horizons d’attente.

Notes

[1] Alain Vaillant, « De la littérature médiatique », Interférences littéraires/Literaire interferenties, nouvelle série, n° 6, mai 2011, p. 26.

[2] Je reprends ici le terme selon la définition qu’en donne Marcello Vitali-Rosati : « On peut définir l’éditorialisation comme un ensemble d’appareils techniques (le réseau, les serveurs, les plateformes, les CMS, les algorithmes des moteurs de recherche), de structures (l’hypertexte, le multimédia, les métadonnées), de pratiques (l’annotation, les commentaires, les recommandations via les réseaux sociaux) qui permet de produire et d’organiser un contenu sur le web. L’éditorialisation est donc une instance de mise en forme et de structuration d’un contenu qui ne se limite pas à un contexte fermé et bien délimité (une revue, par exemple) ni à un groupe d’acteurs prédéfini (les éditeurs), mais qui implique une ouverture dans l’espace (plusieurs plateformes) et dans le temps (plusieurs acteurs et sans limitation de date). Cette ouverture est une des principales différences entre l’édition et l’éditorialisation. », Marcello Vitali-Rosati, « Les revues littéraires en ligne : entre éditorialisation et réseaux d’intelligences », Études françaises, vol. 50, n° 3, 2014, [en ligne] https://www.erudit.org/fr/revues/etudfr/2014-v50-n3-etudfr01575/1027191ar/

[3] Alexandre Kauffmann, Stupéfiants, Paris, Flammarion, 2017.

[4] Id., « À Paris, les overdoses se sont “démocratisées” », Le Monde, le 3 janvier 2017.

[5] L’immersion aura duré en tout plus d’une année, de juillet 2016 à septembre 2017.

[6] Alexandre Kauffmann, Surdose, Paris, Goutte d’or, 2018.

[7] Alexandre Kauffmann, Clara Dealberto & François Meurisse, « Surdose » (10 épisodes), Les Jours, [en ligne] https://lesjours.fr/obsessions/surdose/

[8] « L’errance m’a permis de photographier des temps faibles, chose que je n’avais pas eu l’occasion de faire jusqu’à présent […] », Raymond Depardon, Errance, Paris, Seuil, 2000, p. 40.

[9] « Conversation avec Florence Aubenas », Zadig, n° 7, automne 2020.

[10] Alexandre Kauffmann, « Voyage dans l’enfer du Crack », Le Monde, 18 septembre 2018 ; « En Guyane, de la coke et des hommes », Le Monde, 14 mai 2019 ; « De Cayenne à Paris, le chemin des “mules” pleines de cocaïne », Le Monde, 15 mai 2019 ; « “Je suis un revendeur qui gère son petit trust…” : enquête sur les filières de la cocaïne », Le Monde, 16 mai 2019 ; « “Tontons”, “cousins” ou “balances”… Les indics se mettent à table », Le Monde, 24 septembre 2019.

[11] Id., « “Tontons”, “cousins” ou “balances”… Les indics se mettent à table », art. cit.

[12] Id., Troisième indic, Paris, Flammarion, 2019.

[13] Id, « À Paris, les overdoses se sont “démocratisées” », art. cit.

[14] Id., Surdose, op. cit., p. 130.

[15] Ibid., p. 127.

[16] Matthieu Letourneux, Fictions à la chaîne. Littératures sérielles et culture médiatique, Paris, Seuil, « Poétique », 2017, p. 13.

[17] Alexandre Kauffmann, Surdose, op. cit., p. 119-120.

[18] L’expression est utilisée par François Meurisse lui-même lors d’un entretien téléphonique effectué dans le cadre de la préparation de cette communication, en octobre 2019.

[19] « “Les Jours”, c’est quoi ? », lesjours.fr [en ligne] https://lesjours.fr/les-jours-c-quoi/resume

[20] Voir à ce sujet Frédéric Blin, « Les secrétaires de rédaction et les éditeurs de Libération. Des journalistes spécialisés dans le journal », Réseaux, vol. 111, n° 1, 2002, p. 164-190 : « À Libération, le mode d’organisation de la rédaction du journal, leur confère une place singulière. Comme les secrétaires de rédaction d’autres journaux, ils participent à la distribution des articles et de leurs illustrations (dessins, photos, infographies) dans les pages. Ces “journalistes assis”, réunis le plus souvent à Libération sous l’appellation générique “d’éditeurs”, interviennent aussi sur le corps des articles […]. » (p. 166)

[21] Entretien réalisé en octobre 2019.

[22] En guise d’exemple, nous signalons le titre de l’épisode n° 9, assez représentatif de cet humour propre à la titraille : « Les stups cuisinent Omar à petit feu », lesjours.fr [en ligne] https://lesjours.fr/obsessions/surdose/ep9-audition-omar/

[23] Pour la série « Surdose », on compte ainsi cinq publications sur Facebook annonçant la nouvelle obsession entre le 16 et le 18 juillet 2018.

[24] Raphaël Garrigos, L’Empire, Paris, Le Seuil, 2016.

[25] David Thomson, Les Revenants, Paris, Le Seuil, 2016.

[26] Patricia Tourancheau, Le 36, Paris, Le Seuil, 2017.

[27] Id., Grégory, Paris, Le Seuil, 2018.

[28] Michel Henry, Massilia Foot system, Paris, Marabout, 2019.

[29] Taina Tervonen, Au Pays des disparus, Paris, Fayard, 2019.

[30] Robin d’Angelo, Judy, Lola, Sofia et moi, Paris, Goutte d’or, 2018.

[31] Alexia Eychenne & Thierry Chavant, « À bout de course », La Revue dessinée, n° 17, 2017 ; « À l’avant des berlines », lesjours.fr, [en ligne] https://lesjours.fr/obsessions/uber/

[32] Voir par exemple l’enquête « La mort au tournant » de Sophian Fanen et Titwane sur les 80km/h, lesjours.fr, [en ligne] https://lesjours.fr/obsessions/route/ep1-route-test/

[33] La Revue dessinée, n° 19, printemps 2018.

[34] Voir Roger Chartier, « L’écrit sur l’écran. Ordre du discours, ordre des livres et manières de lire, Abstract », Entreprises et histoire, 2006, p. 15-25 ; Marshall Mac Luhan, Pour comprendre les médias [1968], traduit par Jean Paré, Paris, Seuil, « Points essais », 1977.

[35] Philippe Marion, « Narratologie médiatique et médiagénie des récits », Recherches en communication, n° 7, 1997, p. 79.

[36] Voir à ce propos Thierry Baccino & Véronique Drai-Zerbib, La lecture numérique, Presses universitaires de Grenoble, 2015 ; Pablo Delgado, Cristina Vargas, Rakefet Ackerman & Ladislao Salmerón, « Don’t throw away your printed books: A meta-analysis on the effects of reading media on reading comprehension », Educational Research Review, Volume 25, 2018, p. 23-38.

[37] Florence Aubenas, « “Gilets jaunes” : la révolte des ronds-points », Le Monde, le 15 décembre 2018, [en ligne] https://www.lemonde.fr/societe/article/2018/12/15/sur-les-ronds-points-les-gilets-jaunes-a-la-croisee-des-chemins_5397928_3224.html

[38] C’est ce que remarque François Bon dans son ouvrage Après le livre : « La lecture aujourd’hui passe par un cadre, et non plus un volume. Le volume pouvait lui aussi emboîter d’autres éléments : illustrations, annexes, notes de bas de page, voire CD audio. […] En passant au cadre imposé par l’écran, c’est donc plutôt la simultanéité des contenus que leur pluralité, qui définit le changement » (François Bon, Après le livre, Paris, Seuil, 2011, p. 146-147).

[39] Marie-Ève Thérenty. « Pour une histoire littéraire de la presse au XIXe siècle », Revue d’histoire littéraire de la France, vol. 103, n° 3, 2003, p. 627.

[40] À contre-courant de ce que l’on observe dans la presse, comme le remarque Isabelle Meuret dans sa « Petite histoire du format long » : «  Le slow journalism semble évincer le binge journalism pour le plus grand plaisir des lecteurs, qui apprécient ses valeurs éthiques et esthétiques. », Isabelle Meuret, « Petite histoire du format long », La Revue des médias, le 20 novembre 2013, ina.fr, [en ligne] https://larevuedesmedias.ina.fr/petite-histoire-du-format-long)

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Auteur

Agrégée de Lettres Modernes, doctorante et membre du laboratoire RIRRA21, Violaine Sauty rédige actuellement une thèse, sous la direction de Marie-Ève Thérenty (Université Paul-Valéry Montpellier 3) et de Paul Aron (Université libre de Bruxelles), intitulée « Écritures de terrains : (en)quêtes d’auteurs dans la littérature contemporaine non fictionnelle ». Ses travaux de recherche portent sur l’histoire et les protocoles des différentes pratiques de terrain littéraires et sur les effets de convergence entre littérature, journalisme et sciences sociales.

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Raconter l’inimaginable : long format pour micro-histoires. Récit de la pandémie dans le New York Times Magazine


Cet article analyse la couverture de la pandémie de covid-19 dans la production hebdomadaire du New York Times Magazine sur une période d’un an. Partant de l’hypothèse que les articles en “long format” de ce média portent un autre regard sur une actualité qui lutte avec un événement inédit, l’étude tente de repérer les stratégies mises en œuvre pour participer à l’écriture du récit pandémique et médiatique. Après un relevé des paramètres relatifs à la temporalité et à la spatialité de la crise, un examen de la littérarité des reportages (textes et images) permet d’affirmer que ces micro-histoires confèrent une densité au réel, utile à sa compréhension. Leur « granularité » et « cristallisation » mettent en valeur les fonctions documentaire (témoignages), démocratique (diversité), thérapeutique (empathie) des longs formats, autrement dit leur valeur mémorielle, inclusive, et curative. Une telle approche permet d’aborder le récit en réinvestissant le temps et l’espace.

This article analyses the coverage of the covid-19 pandemic in The New York Times Magazine, a weekly periodical, over a period of one year. Assuming that “long form” articles in this medium take a different look at the current, unprecedented event, as compared to the daily news bulletins, the study aims at identifying the strategies implemented to tell the story of the pandemic in the media. After delineating temporal and spatial features relative to the crisis, an examination of the literariness of reportages (texts and images) is then possible to claim that such micro-stories confer density to reality and help to comprehend it. The “granularity” and “crystallization” of these micro-stories highlight the documentary (testimonial), democratic (diversity), therapeutic (empathy) functions of long form, or, to put it differently, their memorial, inclusive, and curative values. Such an approach allows for reinvesting time and space before telling the story.


Texte intégral

« Et veillons tous les uns sur les autres, parce que nous avons besoin les uns des autres. »
Dr Tedros Adhanom Ghebreyesus
Directeur général, Organisation Mondiale de la Santé, 11 mars 2020

Pandémonium et long format

L’usage du long format n’est pas un phénomène nouveau, mais il connaît un engouement certain ces dernières années, lors des confinements, alors que chacun se retrouve assigné à résidence, atteint dans ses libertés, dont celle d’aller découvrir le monde. Le succès des supports médiatiques proposant un tel format ne date néanmoins pas de la pandémie de Covid-19. Les lecteurs submergés par le flot ininterrompu d’informations instantanées apprécient depuis quelques années déjà ces journaux et revues, imprimées ou digitales, proposant des pauses confortables pour une lecture de qualité. Cependant, la menace d’une maladie fulgurante a amené chacun à s’informer au plus vite, via les réseaux sociaux, la presse, la radio et les journaux télévisés. Alors que les rumeurs d’un vilain virus gagnaient et gangrenaient le continent américain, rapidement, la ville de New York devint l’épicentre du drame à l’aube du printemps 2020.

J’ai entrepris de rédiger le présent article alors que je me trouvais à New York, précisément. Les sirènes stridentes des ambulances ne cessaient de nous rappeler qu’une tragédie se déroulait en temps réel, ici et maintenant. Alors qu’un hôpital de campagne était improvisé dans Central Park pour accueillir la déferlante de malades, des camions frigorifiques firent leur apparition en ville pour recueillir les morts que les morgues ne pouvaient plus contenir. Comment faire sens de ce qui est insensé ? Comment saisir une réalité qui dépasse la fiction ? Où trouver la vérité, lorsque celle-ci est bafouée aux plus hauts niveaux de l’État, par un Président dont la gestion de crise fut cataclysmique ? Déni de pandémie et condamnation des médias alimentaient les vitupérations frénétiques, vociférations racistes, et thèses complotistes de l’agent provocateur toujours vénéré par une frange non négligeable de l’Amérique.

Pour tenter d’y voir clair, nous avons tous consommé une presse quotidienne trépidante, zappé sur les chaînes d’information, et picoré des données sur les plateformes numériques qui inévitablement volaient la vedette aux journaux traditionnels, en contexte d’urgence. Leur hyperréactivité permettait aux consommateurs en détresse de garder l’illusion que le monde continuait de tourner. Mais ce qui anime la toile de manière fébrile, fertile, futile parfois, rime souvent avec rumeurs, polémiques, ou scoops, et ne propose pas une réponse adéquate aux questionnements légitimes en période de chaos. On écoute alors les experts, tente de recouper les informations, évite les alarmistes de tout bord, et voue une admiration au Docteur Fauci, héros des conférences de presse sinon catastrophiques d’un Trump à la dérive. Le 24 mai 2020, la une du New York Times est grise comme une pierre tombale. Son épitaphe : 100 000 morts [1].

Les décès se comptaient déjà par centaines, en Italie, lorsque l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) déclara le 11 mars 2020 que le Covid-19 « pouvait être qualifiée [sic] de pandémie [2] ». Dans son allocution liminaire, son Directeur général, le Docteur Tedros Adhanom Ghebreyesus, annonçait : « On compte désormais plus de 118 000 cas dans 114 pays et 4 291 décès. Des milliers de personnes sont hospitalisées entre la vie et la mort [3] ». Si le haut fonctionnaire invite à ne pas user du terme pandémie de façon abusive, le ton n’en est pas moins solennel, grave. Il exhorte à la prudence, à la responsabilisation, à l’entraide. Quotidiennement, désormais, nous allions pendant plus d’une année interminable apprendre à connaître, craindre, soigner, succomber à ce virus, mais aussi à résister, réconforter, échanger, éduquer. Plus que jamais, le journalisme avait son rôle à jouer pour informer et faire prendre conscience.

En parallèle au foisonnement médiatique, le monde scientifique a rapidement produit des études sur le Covid-19 [4]. Évidemment nombreuses dans le champ de la médecine, ces publications sont parfois dénoncées comme précipitées ou peu rigoureuses, n’ayant pas toujours été soumises aux précautions d’usage en termes d’évaluation [5]. Sur le plan journalistique, la recherche s’est attachée à démanteler les fake news, dénoncer l’infodémie, identifier les cadrages, apprivoiser les experts. Quant aux études littéraires, si la thématique de la pandémie est apparue dans de nombreux appels à contributions, les analyses de son récit médiatique ne sont guère pléthoriques. La tentative proposée ici, à partir d’un corpus limité de la presse magazine américaine, postule que ce support, qui s’inscrit pleinement dans l’univers du long format, joue un rôle primordial dans la compréhension d’une réalité hors normes [6].

Le New York Times (NYT) informe ses lecteurs de manière responsable sept jours sur sept. Chaque weekend paraît également le New York Times Magazine (NYTM), un supplément hebdomadaire lui aussi sous format papier et en ligne, joint à l’édition dominicale du quotidien [7]. Outre sa temporalité différente, il se démarque par sa ligne et son équipe éditoriales, la longueur des articles, la variété des rubriques, et sa qualité graphique. La temporalité du NYTM autorise manifestement un traitement différent de l’événement traumatique. Comme l’indique David Abrahamson, dans son introduction au Routledge Handbook of Magazine Research (2015), les magazines « sont à la fois le miroir et le catalyseur des réalités socioculturelles de leur époque, tant sur le plan du fond que du ton[8] ». La présente étude adhère à cette double prémisse qui honore autant la substance que le style.

1. Protocole opératoire

Partant du postulat que le NYTM propose de jeter un autre regard sur un monde désormais sans repères, en lutte contre un double fléau, à savoir celui de la catastrophe sanitaire du coronavirus, mais aussi celui de la désinformation, il sera ici question d’interroger la couverture médiatique de cet événement majeur afin de saisir les enjeux particuliers que cette presse est amenée à relever quand le monde entier est confronté à une situation d’urgence et d’impuissance. Si l’incompréhension déjà citée plus haut est une spécificité de cette crise, une autre particularité est l’incrédulité, certains niant l’existence et l’envergure de la tragédie. Double défi, donc. Cet article tente d’élucider comment une réalité sans précédent, et dès lors aussi une tentative d’approcher la vérité, se construisent au fur et à mesure que se déroule la catastrophe, toujours pas maîtrisée.

Pour accompagner cette réflexion, l’élément de la temporalité émerge comme cadre à l’intérieur duquel gravitent d’autres pistes d’interrogation. En effet, au-delà de l’évolution de la pandémie elle-même, le traitement séquentiel des médias entre à la fois en collision et collusion avec la dissémination du virus et la contagion des individus [9], ainsi qu’avec les déclarations officielles des autorités politiques et sanitaires. Si le NYT, quotidien, introduit une immédiateté dans sa diffusion d’informations, il lui arrive aussi d’étendre sa périodicité par la présence de rubriques hebdomadaires ; de la même façon, le NYTM, qui paraît le dimanche, autorise des interventions plus rapprochées via son espace sur le site du NYT. La présence en ligne des deux médias signifie que tôt ou tard, les frontières s’émoussent, de par la plasticité même du support numérique et l’injonction de publication en continu.

Je pose néanmoins ces jalons temporels pour explorer les modalités narratives des récits, photographies, et illustrations de la pandémie, telles que présentées dans le NYTM, l’hypothèse de départ étant que son léger retrait par rapport à l’actualité incite à cultiver une imagination journalistique pour appréhender les faits. Il ne sera finalement pas tant question de recul mais plutôt de plongée, à rebours, dans cet événement traumatique. Quelles stratégies sont utilisées pour ralentir le rythme et faire sens, alors que les chiffres de la contamination par le virus s’envolent ? Le « long » format, long par la taille des articles, long aussi par le temps qu’il requiert pour être produit et parcouru, aurait-il les vertus d’une médecine douce ? D’une médecine alternative par sa perspective originale, respectueuse par sa visée humaniste, efficace par son approche consciencieuse, pour pallier les effets délétères d’un climat toxique ?

La nature de l’événement entraîne également une réflexion sur la spatialité, à appréhender elle aussi à deux niveaux distincts. Si la fulgurance de la pandémie a surpris, la viralité a fonctionné tant sur le plan épidémiologique que sur le plan médiatique. La contagion virale n’a pas connu de limites, quand l’information, elle, filtrait de toutes parts, même si elle était parfois déformée ou censurée. Si les lanceurs d’alerte en Chine ont payé de leur liberté voire de leur vie ce partage essentiel d’informations, les journalistes de par le monde ont aussi été privés de mouvement, confinement oblige. Que fait un journaliste « empêché » dès lors qu’il ne peut se rendre sur le terrain, distant du front d’une guerre sanitaire ? Quelles démarches d’immersion et quelles techniques de reportage adopte-t-on, lorsque le contact rapproché avec les sources – patients, soignants, aidants – s’avère désormais difficile, voire impossible ?

En fonction de ces deux paramètres – temporalité et spatialité – une cartographie de la couverture médiatique dans le NYTM est ici dessinée (voir Doc. 1 ci-dessous ; cliquer sur le lien) [10]. Il importe de détecter, d’une part, les moments clés d’apparition du virus dans l’actualité, et d’autre part, les instants de son surgissement dans l’hebdomadaire considéré. Ce cadre spatio-temporel permet de poser quelques balises, d’identifier des constellations de phénomènes, d’ébaucher les contours d’un grand récit pandémique et médiatique [11]. L’intérêt réside dans la déclinaison de cette narration en de multiples unités ou « micro-histoires », reflets d’une série de réalités semblables par leur dénominateur commun, mais également singulières, et contagieuses. Cette double viralité est impossible à traiter ici de manière exhaustive, mais quelques échantillons prélevés dans le corpus permettront d’en détecter les mécanismes.

Doc. 1 ‒ Couverture de la pandémie de covid-19 dans la production hebdomadaire du New York Times Magazine, de mars 2020 à février 2021.

Raconter l’inimaginable est un défi journalistique et déontologique. Il faut faire preuve d’imagination, mais aussi de rigueur et de sang-froid, dans les règles de l’art. Trouver un vocabulaire adéquat, s’inspirer d’expériences du passé, procéder par analogies et recoupements, en recourant à des experts, mais pas seulement. Pour appréhender la réalité, aussi étrange soit-elle, le NYTM l’aborde sous divers angles et dans des rubriques distinctes. Plus précisément, le présent article s’intéresse à la couverture de la pandémie durant un an, depuis son apparition dans le magazine le 29 mars 2020. Elle porte sur une année, incluant la période paroxystique de la crise, mais aussi les semaines où d’autres urgences – émeutes raciales, élection présidentielle, insurrection au Capitole – l’ont parfois relayée au second plan, sans jamais l’abandonner.

Au départ, il s’agit d’incarner une abstraction. En effet, la pandémie se traduit d’abord en indicateurs et statistiques : nombres de malades, taux de contamination, chiffres d’hospitalisation. De telles données proposent des orientations, identifient des tendances, pointent des fluctuations. Mais elles ne font que souligner une réalité insaisissable, suivre une courbe prévisionnelle indomptable. En conférant une densité au réel, en humanisant les victimes et les héros de l’ombre, les récits amènent le lecteur sur le champ du sensible et de l’intelligible. Autrement dit, ils invitent à plonger dans l’intimité des êtres pour échapper à l’opacité des signes. Au-delà de la cartographie présentée en amont, laquelle dessine un cadre évolutif de la dissémination de la maladie, suivra une dissection qualitative d’un échantillon d’articles indicatifs de cette approche moins « clinique » de la pandémie.

Ces mises en lumière sont aussi une manière de se laisser interpeller par certaines dérives ou valeurs aberrantes. Forme et contenu ont guidé mes choix méthodologiques, mais une navigation en aveugle générée par une situation inédite incite aussi à l’imp(r)udence. En effet, si on s’entend sur le fait que les magazines sont autant prescriptifs que descriptifs, souligne Carolyn Kitch [12], peut-on se projeter dans une autre dimension, étant donné la situation d’exception ? Une vision panoptique pour comprendre une pathologie cryptique ; aussi je complèterai mon hypothèse de départ en augurant du fait que le traitement de la pandémie sous de multiples facettes permet d’introduire d’autres fonctions narratives dans le traitement médiatique du long format choisi. Ainsi j’interrogerai les valeurs documentaire (témoignages), démocratique (diversité), et thérapeutique (empathie) du magazine.

2. Anamnèse

Le NYTM fonctionne avec une équipe de journalistes assignés à un ensemble de rubriques, récurrentes chaque semaine [13]. Après la une, le sommaire, et la liste des collaborateurs du numéro, on retrouve systématiquement : Screenland (billet d’humeur) ; Talk (entretien) ; The Ethicist (chronique d’éthique) ; Diagnosis (chronique médicale) ; Letter of Recommendation (sujet original), suivi de Eat (essai et recette culinaires). Viennent ensuite les deux, trois, voire quatre longs articles (features) qui constituent le cœur de la revue, l’un d’eux ayant l’honneur de la couverture, avec titraille et photographie. Des rubriques plus petites figurent également dans chaque numéro, notamment le courrier des lecteurs (The Thread), le poème (Poem), des conseils pratiques (Tip) ou décalés (Judge John Hodgman) et enfin les jeux, dont les mots-croisés et leurs solutions (Puzzles, Answers to Puzzles), qui clôturent la publication.

D’emblée on observe que le récit médiatique de la pandémie commence pratiquement à l’instant où le confinement est annoncé aux États-Unis, en tout cas dans les grandes villes, dont New York, le 20 mars 2020. En effet, le Covid-19 fait parler de lui pour la première fois dans le NYTM du 29 mars, édition ironiquement consacrée au voyage [14]. Comme s’en explique l’équipe éditoriale, ce numéro prévu de longue date s’inscrivit de manière inattendue dans un contexte antithétique d’immobilisation [15]. Dans sa version numérique, le magazine comporte chaque semaine une courte vidéo intitulée Behind the Cover, qui raconte la conception de la couverture graphique du magazine en explicitant le raisonnement qui oriente le choix final du sujet à l’honneur, en couverture [16]. Dans ce cas, il était impératif de tenir compte du contexte exceptionnel où les voyages étaient désormais impossibles, et les lendemains incertains.

La couverture porte sur l’un des récits forts du numéro, consacré au disaster ou dark tourism [17], une pratique macabre qui amène les curieux vers des lieux sinistrés. Ce reportage tombe à point nommé. La photo choisie, celle d’une piscine vide, en ruines, à Tchernobyl, illustre la désolation et l’absence. Son punctum tragique, une horloge murale arrêtée pour l’éternité, annonce que le temps est désormais suspendu, entrant en parfaite résonance avec l’inquiétante étrangeté du moment présent. Le chapô du récit – A Journey to the End of the World – anticipe également la gravité de la situation. Sans le savoir, les éditeurs ont opté pour une image sinistre qui, incidemment, inaugure l’ère pandémique. Sa force de projection est totale, vu l’état d’ignorance dans lequel le monde se trouvait au printemps 2020. La catastrophe atomique d’autrefois semble augurer une autre forme de dévastation, à venir.

Cette couverture amorce le grand récit d’une catastrophe dans le NYTM, mais le premier article abordant la pandémie, annoncé par le sous-titre évocateur « Travel in a Plague Year [18] », est signé Heidi Julavits, à son retour d’un voyage à Venise, alors que l’Italie vacille. On peut y lire ses considérations sur le contrôle, le confinement, et la contagion de la maladie. Non sans ironie, la journaliste évoque le Carnaval et ses masques effrayants, ainsi que les origines italiennes des mots « ghetto » (geto, où étaient contenus les Juifs à Venise) et « quarantaine » (quaranta giorni). Le lecteur se familiarise avec un lexique dont il ne perçoit pas encore la gravité. Grotesque, la situation ne l’est pas, mais on assiste à la confusion des repères spatio-temporels et au renversement des rôles. Les chronotopes sont ébranlés ; le contaminé devient contaminateur. Le texte esquisse l’aube d’un monde en décomposition.

Le traitement médiatique du coronavirus, vu l’emballement de la crise, va alors crescendo. Les jalons de mon analyse encadrent une période de 12 mois, soit 52 numéros. Après cette première livraison fin mars suivent logiquement trois numéros où la couverture et pratiquement toutes les rubriques sont consacrées à la pandémie (5, 12, et 19 avril 2020). Tous les numéros suivants font leur une sur le Covid-19 (3, 10, 17, 24, 31 mai, 14 juin), sauf celui du 26 avril, où l’Afghanistan s’impose en première page, et celui du 7 juin, qui place le ministre de la justice William Barr en une, pour une incursion dans l’actualité politique. Ces deux numéros n’en restent pas moins consacrés massivement à la crise sanitaire. Pour le reste de l’année 2020 et le début 2021, on compte encore douze unes sur le sujet. Sans surprise, la protestation raciale et l’actualité politique américaine réinvestissent ensuite l’espace.

Cette première approche anatomique du corpus de textes traitant de la pandémie à des degrés divers permet de prendre la température d’une Amérique menacée par un ennemi difficile à cerner, à contenir, à combattre. Le schéma panoptique proposé en illustration permet aussi de voir que les Américains prennent conscience d’autres calamités que celle de la crise sanitaire. La pandémie agit comme révélateur d’autres maux qui exacerbent les tensions dans le pays, bouleversent son équilibre, créent le chaos. Un vent de guerre civile s’ajoute à la désolation, tandis que les meetings et briefings présidentiels tournent au théâtre de l’absurde. Mais les scénarios apocalyptiques sont aussi accompagnés de récits édifiants qui nuancent la conversation ambiante plutôt tragique. Le NYTM offre ainsi un éventail de « micro-histoires » qui participent de l’écriture d’un grand récit médiatique de la pandémie.

Si l’article de Julavits sonne comme la première « micro-histoire » d’une sorte de Journal de l’année de la peste [19], il est tentant de faire d’autres parallèles avec ce texte magistral faisant œuvre sociologique et documentaire, même si on la sait fictive tout en empruntant au réel [20]. L’article incipit marque l’entrée dans cette peste contemporaine et sa viralité foudroyante, mais la fin ne s’entrevoit qu’en points de suspension. Le corpus présente cependant d’autres symptômes importants : les 52 numéros sont inoculés par le Covid-19, dans des proportions variables, les numéros d’avril et juin l’étant massivement, les plus récents beaucoup moins. Bien que la « calamité » contamine rapidement les pages du magazine, demeure la tentative de maintenir une temporalité rassurante, une périodicité rituelle, notamment par la résurgence de dossiers spéciaux qui paraissent chaque année, aux mêmes moments [21].

Une scansion dans les thèmes abordés et les moyens mobilisés apparaît néanmoins : après la stupéfaction qui suit la réalisation que le mal est bien là, vient un intérêt pour ceux qui doivent porter secours, en première ligne. S’invite alors la peur, à travers des reportages, depuis le front ravagé de l’Italie, et ensuite aux États-Unis, dans « l’épicentre » de la pandémie, au cœur de la tourmente. Les numéros du NYTM présentent des portraits, des reportages, des témoignages. Le récit de la pandémie s’enrichit de ces « fictions de réel » pour tenter de faire toute la vérité sur la tragédie en cours [22]. Des questions existentielles sur la vie et la mort percolent alors, informant sur l’état général de santé du pays. Place est faite ensuite aux dommages collatéraux, solutions sanitaires et bilans accablants, séquelles durables et pertes irrévocables. Ci-après suivent les analyses de quelques textes indicatifs de ce récit médiatique.

3. Premier diagnostic, documentaire

À l’instar de la proposition avancée par Raphaël Baroni pour sortir du « cercle vicieux de la triple mimésis », diverses « perspectives et angles morts » existent dans « tout dialogue interdisciplinaire [23] ». En régime journalistique, en l’occurrence dans le récit inchoatif de la pandémie du NYTM, se croisent et s’articulent de multiples réflexions et narrations sur la temporalité des événements, sans résolution véritable. Mais ces mises en mots et format long, davantage qu’en intrigue, pour tendre vers un entendement, plutôt qu’un dénouement, révèlent la richesse d’une stratégie discursive dont la dynamique semble davantage révélatrice de sens que d’un projet de finitude. Faute d’entrevoir un horizon lointain porteur de signification, ose-t-on renverser la dialectique ricœurienne en imaginant une réponse temporelle à un problème narratif, sans pour autant ignorer le « macro-récit » qui fatalement se trame [24] ?

Devant la difficulté de préfigurer ou configurer un grand récit d’épouvante, il est essentiel de juguler la peur, tempérer les angoisses, sans pour autant cacher les réalités du drame en cours. Le journalisme se met en quête d’expériences individuelles faute de pouvoir envisager des scénarios plausibles pour raconter l’inimaginable. Ces micro-histoires suggèrent elles-mêmes une temporalité des événements qui autorise un agencement des faits bousculés par des narrations cacophoniques résultant d’une double viralité, sanitaire et médiatique. Si l’image première du récit est celle d’un désastre que l’on connaît déjà, à savoir la désolation qui suivit la catastrophe nucléaire de Tchernobyl, elle donne le « la » du récit qui suivra, et sonne le glas d’un monde de mobilité et d’insouciance qu’on refusait d’imaginer, même s’il fut envisagé. L’horloge murale évoquée plus tôt, figée en une, est le McGuffin d’un récit sur le temps.

Comme mentionné plus haut, une lecture attentive de quelques articles significatifs permet de délinéer la construction du récit, qui avance en marge d’une actualité bouillonnante. Quand l’émoi et l’effroi sont déjà présents chez les lecteurs, et qu’un trop-plein d’émotion submerge les vies ordinaires percutées par l’événement extraordinaire, on se tourne vers les témoins, les acteurs, qu’ils soient combattants ou victimes de la pandémie. Le problème de l’espace s’est aussitôt posé pour les journalistes, désormais « empêchés » d’embarquer les lecteurs dans leurs enquêtes de terrain. Deux exemples répondent à cette immobilité infligée : le premier est celui de la montée au créneau des first responders, ceux et celles qui assurent des relais essentiels auprès des populations et qui s’invitent comme « envoyés spéciaux » dans les pages du magazine. Le second est un photoreportage réalisé sur le front de l’épidémie, en Italie.

« Exposed. Afraid. Determined [25] » est un article du NYTM du 5 avril 2020 qui consacre dix-huit pages au Covid-19. Il fait le portrait de ceux et celles qui, soit ne peuvent renoncer à leur travail pour raisons économiques, soit occupent des postes essentiels au fonctionnement de la société. Ces vingt professionnels issus des quatre coins du pays sont présentés en héros [26]. « These are their stories », est-il annoncé, « in their own words [27] », même si l’article nous apprend que leurs propos furent adaptés et condensés. En couverture du magazine figurent leurs photos, prises par eux-mêmes ou des proches. L’entrée dans ce grand récit se fait donc à hauteur d’être humain ; les protagonistes sont des gens ordinaires, d’âges, de sexes, et d’ethnies différentes. À leur métier de proximité s’ajoute celui de correspondant très spécial, sur un terrain (conta)miné, désormais inaccessible aux journalistes, confinement oblige.

Bien que leurs propos aient été recueillis par des journalistes de la rédaction du NYTM, chaque vignette est rédigée à la première personne. Ces micro-histoires décrivent des vies chamboulées par la nouvelle réalité du coronavirus. Elles répondent clairement à trois questions posées en amont, car la structure est toujours semblable. Ainsi, un petit texte dépeint systématiquement le nouveau quotidien d’un personnage, par contraste avec sa routine habituelle ; ensuite il ou elle décrit son travail, les responsabilités et valeurs qui y sont attachées ; enfin, suit une profession de foi très personnelle, l’affirmation d’un engagement indéfectible. L’arc narratif du risque (exposed), de la peur (afraid), et de la ténacité (determined) procède d’une volonté d’honorer une armée de gens au service d’une Amérique fragilisée mais courageuse et solidaire, ayant le sens du devoir face au cataclysme.

Dans le numéro suivant, la tension dramatique s’accroît, avec un déplacement vers le danger, qu’annonce le chapô : « on the frontlines in northern Italy [28] ». Le portfolio d’un personnel hospitalier a été réalisé par un enfant du pays, le photographe Andrea Frazzetta, justement à Milan lorsque le virus a frappé. Intitulé « the life-and-death shift [29] », la série de clichés est introduite par un texte très émouvant, signé Jason Horowitz. Au-delà de la situation sanitaire catastrophique de l’Italie, reconnue comme l’épicentre de la pandémie à l’échelle mondiale, on y découvre également l’histoire personnelle du photographe, qui vient de perdre sa mère, contaminée par le virus. Cette dernière sourit tendrement, derrière le rideau de sa fenêtre, sur la photo qui accompagne cette contextualisation, hommage à la disparue. La Lombardie est désormais « a war zone [30] », et la guerre ne fait que commencer.

C’est en découvrant les selfies d’infirmières épuisées que vint à Frazzetta l’idée de « documenter » le combat du personnel des hôpitaux de Milan, Brescia, Bergame [31]. Les visages abîmés par les masques chirurgicaux témoignent du combat acharné contre l’ennemi invisible. Les quinze portraits, dont celui en couverture, sont chacun accompagnés d’une légende où le sujet résume son rôle, sa pensée. Ils et elles évoquent les « scars that stay inside » ou les séquelles inévitables ‒ « this will leave a mark » ‒, que les stigmates faciaux semblent refléter. Certains mots sont glaçants, tels ceux de cette infirmière qui demande aux proches « to say goodbye the best they can », ou cette autre qui voit la peur dans les yeux de patients « afraid of falling asleep and never waking up again [32] ». Désespérance, mais aussi ténacité, émaillent les quelques lignes accompagnant les portraits de ces soldats du front.

Alors que le récit prend forme dans le NYTM, émerge la volonté de documenter une situation inédite, non seulement aux États-Unis, mais au front de la guerre, en Italie. Nous sommes encore à un stade d’hébétude, qui fait que l’on se raccroche d’abord à des visages et des êtres qui portent secours, comme pour se rassurer que quelqu’un gère la situation, de près ou de loin, et que les plus faibles ne sont pas à l’abandon. Si le premier article fait apparaître une revalorisation des rôles de chacun dans la société, il apporte aussi une reconnaissance des efforts et une réaffirmation des devoirs civiques en situation de détresse. Quant au deuxième article, où prime la photographie, il anticipe un avenir inévitable. Les deux approches ont valeur testimoniale en ce qu’elles constituent des références à la fois mémorielles, mais aussi proleptiques, laissant deviner un funeste destin.

4. Deuxième diagnostic, démocratique

 Si la diversité était déjà apparente dans les portraits écrits et photographiques dépeints plus haut, celle-ci caractérise l’ensemble du corpus, à plusieurs niveaux. Multitude des profils représentés, polyphonie des voix exprimées, variété des sujets abordés, caractérisent un journalisme pluraliste et résolument inclusif. En effet, on note dans les longs formats proposés que les articles portent sur des personnages publics autant que sur des anonymes. Il existe une représentativité ethnique de la société, la question raciale étant souvent évoquée en regard des injustices sociales évidentes dans le contexte de la pandémie. Quant à l’éclectisme des sujets relatifs à la catastrophe sanitaire, il tend à montrer que les Américains sont affectés dans tous les domaines de la vie : économique (pauvreté, faim), politique (élection), éducatif (école, université), sociale (handicap), culturelle (spectacles, sport), pour n’en citer que quelques-uns.

Il existe aussi une multiplicité de tons et de variations stylistiques à travers les articles du NYTM qui traitent de la pandémie. Impossible d’évoquer une unité narrative à proprement parler dans ce qui constitue ce récit médiatique, dont le terme reste spéculatif. Néanmoins, on assiste à des scansions, des montées en puissance dans la dramatisation de l’événement, qu’elle soit teintée d’espoir – « The Path to A Cure for Covid-19 [33] » en juin 2020 –, ou de désespérance – « Why We’re Losing the Battle With Covid-19 [34] » quelques semaines plus tard. Ces récits font écho aux « discours multiples qui se déploient dans le temps et qui se socialisent sur la scène médiatique » ; ils s’agencent en séquences tendues « vers un horizon d’attente orienté vers une suite attendue » sans pour autant augurer d’une fin, ce qui n’empêche leur « cohésion », souligne Baroni [35].

En effet, la gravité de la situation se mesure souvent à l’aune des annonces relatives au virus et à sa propagation, aux déclarations politiques, et aux autres relais médiatiques, apportant ainsi une consistance au récit dont la mise en feuilleton est tributaire de ces cliffhangers [36] avec lesquels il faut bien composer. Mais l’hétérogénéité des formats longs viserait paradoxalement à un apaisement du discours : les différentes tonalités des micro-histoires s’emploient à refléter les diverses tessitures qui trament le récit, et qui vont de la douleur des innocents à l’héroïsme des anonymes, du sacrifice des indigents au courage de dissidents. Mettre ces voix au diapason doit s’entendre comme une reconnaissance de l’étendue des registres, non comme une aspiration au conformisme. Ces fréquences vibratoires, chroniques de l’Amérique, seraient à percevoir comme tentatives de s’accorder avec un monde dissonant.

Un autre reportage s’impose, en regard de l’actualité alarmante. Alors que les cinquante états sont désormais atteints par le Covid-19, paraît dans le numéro du 19 avril 2020 un long article à nouveau accompagné d’un portfolio en noir et blanc, intitulé « The Epicenter [37] ». Il est suivi de « State of Emergency [38] », le journal d’un médecin. Le premier est signé de Jonathan Mahler, le second du Docteur Helen Ouyang. Toutes les photos sont de Philip Montgomery, l’un des photographes attitrés du NYTM. Plus que des portraits, il s’agit de clichés d’hommes et de femmes en action, sur le terrain, là où se joue le combat contre la maladie, dans les hôpitaux publics de New York désormais dans l’œil du cyclone. La barre des 100 000 cas affectés par le virus vient d’être passée aux États-Unis, le 27 mars ; le 27 mai, 100 000 décès seront dénombrés. On se souvient des photos d’Italie, prémices de la tragédie américaine.

Cette fois, les clichés ne révèlent pas des visages burinés par des masques. Ils montrent des individus en tenue de combat, camouflés de la tête aux pieds, méconnaissables dans leurs combinaisons encombrantes, derrière des visières, des lunettes de protection. Ces photos ne sont accompagnées que de brèves descriptions factuelles, fiches techniques indiquant aux lecteurs les manœuvres déployées, les gestes effectués, le matériel mobilisé. Si l’on est immédiatement touché par les regards fatigués et sidérés, on l’est tout autant par l’énergie collégiale, l’affairement indéfectible, et la concentration palpable qui transpire de chaque tableau. Tout aussi émouvants sont les clichés de machines, de brancards, de l’appareillage médical et de l’arsenal médicamenteux, munitions indispensables pour sauver les vies humaines. D’autres photos complètent la série, disponible sur le site du NYTM.

Ce texte central, parmi tous les autres publiés par le magazine, interpelle par les liens que son auteur tisse entre récits et grande histoire. D’une part, Mahler introduit son propos en rappelant que « New York used to be a city filled with stories [39] », mais que tout a changé. Désormais, « Today it is a city with a single story [40]. » Le long article de Mahler consiste à raconter l’histoire de New York à travers son réseau d’hôpitaux municipaux, essentiels dans le maintien de la santé de ses résidents. Il rend un hommage poignant à cet « archipel[41] » d’établissements publics dans une ville qui se distingue par son combat pour le maintenir coûte que coûte, là où d’autres ont privatisé. Tout le dossier honore le dévouement et la détermination d’une structure qui s’occupe des plus mal lotis, secourt les sans-abris et les sans travail et, massivement, soigne les minorités qui luttent pour l’accès aux soins de santé.

Mahler retrace minutieusement et méthodiquement l’évolution des hôpitaux publics à New York. Chemin faisant, il partage ses pérégrinations à travers le temps et l’espace, les moments clés où la ville fut frappée par des épidémies – grippe, sida – et changeait suite aux vagues d’immigration multiples. Mahler lie ainsi de multiples micro-récits à la grande Histoire du pays : « The history of New York’s public hospitals is the history of New York and in many ways the history of America [42] ». Le récit pandémique est une cartographie de la ville où se mêlent temporalité et spatialité, révélant de ce fait aussi une impressionnante étude sociologique et solidaire, aux accents démocratiques. Bien que les photos soient en noir et blanc, il n’échappera à personne que le personnel soignant, au front de la guerre, pourtant dissimulé sous ses uniformes de protection, est essentiellement de couleur [43].

Un autre photoreportage du NYTM qui fait écho à celui-ci, également de Philip Montgomery, accompagné d’un texte de Maggie Jones, s’annonce par cette supplication, « There Has to Be Some Dignity [44] ». Ce récit documente le moment où les funérariums ne parviennent plus à gérer les morts. Au-delà de l’émotion, les lecteurs entrent dans une réalité où apparaissent les enjeux de la diversité culturelle et sociale. En complexifiant le récit pandémique, en le distillant en de multiples « vies minuscules [45] », le magazine affirme son projet social et sociétal. La pauvreté qui engendre la faim, illustrée par de longues files de voitures en quête de colis alimentaires ; les élections dont le processus est mis à mal par la pandémie ; les complications de ceux qui souffrent de handicaps ; les patients qui ne se remettent pas du Covid-19 : autant de récits du NYTM qui plaident pour une société altruiste.

5. Troisième diagnostic, thérapeutique

Dans ce troisième volet d’identification de valeurs distillées par le récit pandémique du support long format choisi pour cette étude, je m’attacherai plus particulièrement au choix des mots. S’ils sont évidemment toujours sélectionnés avec un soin particulier, mon attention se porte sur trois cas particuliers. Premièrement, alors que le 24 mai 2020 paraît à la une du NYT la liste inouïe de 1000 noms parmi les 100 000 victimes décédées du virus, le NYTM publie le même jour un numéro totalement rédigé par des auteurs – écrivains, poètes, photographes, dessinateurs – intitulé « What We Have Learned in Quarantine [46] ». Les contributions invitent à une introspection intime et collective sur le confinement. Deuxièmement, un article dévolu aux statistiques se révèlera une mine d’or en matière de méthodologie et de poésie. Enfin, d’autres questions philosophiques suivront, suscitées par les méandres du récit médiatique.

La une historique du NYT a marqué les esprits. D’aucuns firent remarquer qu’une telle page, incarnant littéralement la Gray Lady [47], sans illustration aucune, ne s’était plus vue depuis longtemps. Anticipant ce choc d’une litanie des morts, la seule proposition possible du magazine fut de donner la parole aux écrivains, poètes, artistes. Pour honorer ces disparitions, pour contrebalancer ce sombre memento mori, seule une réponse créative semble concevable. L’âpreté des chiffres ne peut se dissiper sans la douceur des mots, la candeur des images. En même temps, les contributions esthétiques de ce numéro sont extrêmement concrètes, ancrées dans la nouvelle réalité du Covid, comme si l’arrimage au réel était le seul remède imaginable contre la folie. Tous, nous fûmes sommés de nous cloîtrer au même instant, dans des lieux distants : communion temporelle, compartimentation spatiale.

Les écrivains et artistes invités à méditer sur ce temps suspendu, et donc infini, mais où la réclusion en un lieu est, elle, limitée, racontent leur expérience de claustration. S’en échappent quelques lignes de fuites vers de nouvelles territorialités parfois insoupçonnées. Molly Young, par exemple, explore les recoins d’un mot allemand intraduisible – gelassenheit [sic] – qui convient pour désigner cette parenthèse malvenue et son cortège de comportements délirants [48]. Helen Macdonald déniche auprès de l’écrivaine et philosophe Iris Murdoch le merveilleux vocable unselfing, une invitation à sortir de soi, et observer les oiseaux [49]. Une même invitation à quitter nos trajectoires, briser nos routines, et embrasser une nouvelle temporalité. De la congruence des mots observation et observance, elle retire un émerveillement inhérent à la contemplation, qui voudrait effacer toute trace d’ipséité.

Toujours surfant sur cette vague créative, Thomas Chatterton Williams s’aventure hors de Paris, fuyant le confinement avec toute sa famille [50]. « Liberté, liberté chérie » le ramène à Pierre Mendès-France, l’occupation, la fuite des villes vers les campagnes, et à une conception sociologique de la France divisée selon les privilèges. Flâneur, plutôt que navetteur – il cite ici James Baldwin, le trans-Atlantic commuter – Williams se rapproche de sa terre natale. Quant au photographe italien Paolo Pellegrin, dont le lieu de travail habituel est le terrain de la guerre, il pointe de manière inattendue son objectif sur sa propre famille, retirée. Se retrouver en territoire inconnu, écrit-il, n’est pas sans rapport avec son travail de reporter de guerre. L’immobilisme imposé donne une tout autre allure au présent, d’où sa volonté de fixer le passage du temps, et ce qui le transcende en ce moment unique [51].

Si les récits suscitent l’empathie devant des situations de détresse, ou l’admiration devant des actes d’héroïsme, ces incursions dans une autre dimension invitent aussi à une forme de méditation. Le travail sur la langue et sur l’image élève les lecteurs à la contemplation. En ce sens, les longs formats sont thérapeutiques, car ils permettent de sortir de nous-mêmes et de trouver en ces échappées du quotidien des voies de traverse. Plus que d’accéder à l’expérience de l’autre, qui mène à la compassion, l’écriture créative en mots et en photos permet de partager la vision de l’artiste, qui génère la passion. La démarche serait plutôt philosophique, ce qui au fond, est, on le sait, une manière d’apprivoiser la mort : sublimer un moment ou une époque difficilement tolérable en extase salvatrice et consolatrice. L’art permet de se mettre hors-temps et hors-champ ; un antidote contre des narrations qui ont fait leur temps.

Une surprise supplémentaire, qui aurait pu être considérée comme une valeur aberrante dans la constellation d’articles du NYTM traitant de la pandémie, naît d’un article qui s’annonce pourtant mathématique. Parmi les thèmes abordés et passés en revue dans la présente étude, l’article « Vital Statistics [52] » de Steven Johnson mérite qu’on s’y attarde. Ce numéro engage la discussion sur les vaccins et projette le lecteur vers un avenir résolument plus positif, hors du temps trop long d’une situation sanitaire irrésolue. L’article apparemment périphérique, qui annonce une étude historique de santé publique, s’avère prescient et prophylactique. Ainsi ce déplacement vers l’Angleterre victorienne se révèle essentiel en ce qu’il dessine une matrice méthodologique pour analyser et interpréter le récit médiatique de la pandémie, grâce aux travaux de l’épidémiologiste et statisticien William Farr. La forme supplée au fond.

En effet, la littérarité du corpus se trouve mise en valeur par une approche mathématique d’un médecin d’un autre siècle, qui se pencha sur l’épidémie de choléra qui dévastait Londres. Inventeur de l’épidémiologie à partir des statistiques de l’état civil, Farr joua un rôle capital dans la manière d’appréhender de tels fléaux, d’étudier leur évolution dans le temps et l’espace. Sa collecte de données chiffrées lui permit de distinguer des schémas, de proposer des hypothèses, de modéliser des systèmes, l’autorisant à « faire les liens nécessaires, élaborer des cartes, clarifier les faits [53] ». Une vaste entreprise méthodique et méthodologique, qui me souffle des idées de représentation sous forme d’une ligne du temps [voir illustration] avec ses événements, pour repérer des corrélations, pour cerner des agrégats et autres éléments significatifs qu’il reste à interpréter, pour conceptualiser la mise en récit de la pandémie dans le NYTM. Un souffle d’humanités numériques avant l’heure.

Selon Farr, les faits seuls ne constituent pas une science ; sans comparaison et mise en relation, point de compréhension. Ce constat est une invitation à élaborer une narration, laquelle repose sur deux éléments clés : « granularité » et « cristallisation [54] ». En d’autres termes, l’interprétation des phénomènes exige une distillation fine et précise pour qu’une vérité puisse prendre corps. La dissection scientifique inspire l’approche littéraire d’un corpus médiatique en pleine coagulation. Sur base des données spatiales et temporelles du choléra en 1866, Farr proposait une manière innovante pour contrer les épidémies. Surtout, il réécrivait le récit du choléra perçu jusqu’alors comme un fléau des basses classes, considérées comme dépravées. Il posait ainsi les jalons d’une politique plus égalitaire en matière de santé, et d’un système prévisionnel aux vertus curatives. Réponse spatio-temporelle à un problème narratif.

Conclusion : pronostic pour un engagement vital

Raconter l’inimaginable, écrire le réel pour dire le vrai, éclairer l’histoire du moment présent : telle est la mission du journalisme, qui toujours se doit de gérer l’imprévisible. Si l’irruption inopinée d’un événement amène un journal à réfléchir en urgence à son traitement, explique Olivier Pilmis [55], dans le cas d’une publication hebdomadaire, la contrainte est différente. Toutefois, la pandémie du Covid-19, bien qu’inédite, était aussi hautement prévisible. Dans le cas qui nous occupe, le journalisme est confronté à ce qui dépasse la fiction, à savoir une pandémie qui immobilise le monde entier depuis plus d’un an et a tué des centaines de milliers de personnes. Son traitement médiatique hebdomadaire dans le NYTM a sans aucun doute permis une respiration par rapport à son suivi quotidien scrupuleux dans les pages du NYT, en élargissant et approfondissant les approches, tout en suivant cette actualité.

Le NYTM a rarement fait un pas de côté par rapport à la pandémie du coronavirus, sauf pour céder la place à trois événements eux aussi époustouflants – révoltes raciales, élection présidentielle, insurrection au Capitole. Néanmoins, le fléau qui infiltra le magazine dès le numéro du 29 mars 2020 ne l’a plus quitté depuis. De par sa nature intrinsèque, une publication telle que le NYTM, qui privilégie les articles de long format, se range autant du côté du journalisme de récit que d’information [56]. Dit autrement, la nature des articles et différentes rubriques proposées dans le magazine vise à offrir aux lecteurs des narrations ancrées dans l’actualité, traitant du réel, mais pas seulement. Le magazine est un supplément hebdomadaire ; cette qualité lui confère un lien indéfectible au quotidien de référence, tout en lui accordant une certaine licence dans le choix et le traitement des sujets.

Une vision panoptique du corpus, accompagnée de quelques coups de sonde indicatifs, a permis de mettre en évidence une approche de la pandémie tout en nuance et émotion, mais où prime le souci d’informer, de révéler, de complexifier, de comprendre une situation critique et cryptique. Instruire, mais aussi mobiliser, en cultivant une imagination journalistique visible dans la sélection et l’approche des sujets. En livrant des micro-histoires de gens ordinaires pourtant essentiels, le NYTM nous invite à réfléchir à l’incohérence d’une société qui traite ces personnes indispensables comme des seconds rôles. De la même façon, les reportages réalisés dans les hôpitaux, sur le front de la guerre contre le Covid-19, ou dans les morgues, mettent en lumière un système de santé public résistant et résilient, mais pour combien de temps ? Le recours à l’Histoire dans les récits est éclairant.

Enfin, la chronologie graphique montre que le NYTM a exploré le sujet dans toute sa granularité, sondant tous les niveaux impactés par une pandémie sans précédent. Depuis la vague assassine du mois de mars, et tout au long des mois qui ont suivi, le magazine s’est voulu le témoin des conséquences de la calamité, aggravées par les inégalités sociales et raciales. La pauvreté et la faim qui en découlent, les séquelles dont souffrent ceux qui ne se remettent pas du Covid-19 : tous ces sujets ont trouvé leur place dans les pages du magazine, constituant progressivement un récit pandémique et médiatique sans résolution. Sa colonne vertébrale, on l’a vu, tient par ses fonctions documentaire, démocratique, thérapeutique. Le NYTM s’affiche sous l’étendard de valeurs mémorielles, inclusives, curatives. En participant à ce récit médiatique, il relève aussi d’un journalism of care [57].

Le NYTM peut en effet être qualifié comme tel, car ses articles contribuent à faire entendre « the voice of the frail [58] », et à faire figurer dans ses reportages les nécessiteux, par devoir d’information, mais aussi par obligation morale. Mon étude s’est limitée à explorer le contenu du magazine sur une période donnée, et ne peut dès lors spéculer sur bon nombre d’aspects relatifs, notamment, à ses audiences, son impact social et rôle sociétal, ou ses allégeances politiques [59]. Néanmoins, la lecture des numéros qui ont émaillé la période historique des ravages causés par le Covid-19 montre que le long format ouvre le champ des narrations possibles de la pandémie afin de constituer un grand récit médiatique du vingt-et-unième siècle. Les articles publiés par le NYTM offrent une granularité et une cristallisation indispensables pour saisir la prégnance et la résonance de l’événement.

Bien que non-exhaustive, cette recherche sur quelques micro-histoires de la presse long format révèle des trésors de connaissances et d’humanité, à travers des articles à visée résolument sociologique et culturelle. Au sein du magazine, la pandémie du Covid-19 s’insère dans un spectre plus large de drames existentiels, révélant dans le même temps la spécificité, à défaut de la signification, de cet événement majeur. Le long format autorise une littérarité essentielle, appréciée par les adeptes d’un slow journalism [60] dès lors plus à même d’aborder l’événement dans sa complexité et sa subtilité. Au-delà de la compréhension d’une réalité inédite, le NYTM, en version papier ou au format digital augmenté, propose plus qu’un reflet de la société américaine. S’il la décrit, autant qu’il prescrit quelques remèdes pour mieux vivre en démocratie, il inscrit avant tout un récit vrai dans un présent non conclusif.

Notes

[1] La une au format papier du New York Times du 24 mai 2020 est reproduite dans la ligne du temps reprenant les événements et annonces clés relatives à la pandémie aux États-Unis, ainsi que les couvertures du New York Times Magazine sur la période étudiée (voir note 10). Voir également le numéro du journal en question : « An Incalculable Loss », équipe éditoriale du New York Times, 24 mai 2020. https://www.nytimes.com/interactive/2020/05/24/us/us-coronavirus-deaths-100000.html

[2] « Allocution liminaire du Directeur général de l’OMS lors du point presse sur la covid-19 », 11 mars 2020. https://www.who.int/fr/director-general/speeches/detail/who-director-general-s-opening-remarks-at-the-media-briefing-on-covid-19—11-march-2020

[3] Ibid.

[4] Voir par exemple Sa’ed H. Zyoud & Samah W. Al-Jabi, « Mapping the Situation of Research on Coronavirus Disease-19 (COVID-19): A Preliminary Bibliometric Analysis during the Early Stage of the Outbreak », BMC Infections Diseases, no 20 (2020). https://doi.org/10.1186/s12879-020-05293-z

[5] Michael S. Putman, Eric M. Ruderman, & Joshua D. Niforatos, « Publication Rate and Journal Review Time of COVID-19-Related Research », Mayo Clinic Proceedings, vol. 95, no 10, octobre 2020, p. 2290-2291. https://doi.org/10.1016/j.mayocp.2020.08.017

[6] Le terme « magazine » est utilisé dans cet article, vu que la publication, supplément au journal quotidien éponyme, est désignée comme telle. Tim Holmes établit cependant trois catégories – magazine, megazine, metazine – en fonction du degré de développement de la matrice digitale autour de cet objet. On peut alors avancer que le NYTM appartient à la catégorie des megazines car, au-delà du magazine imprimé, le NYTM existe en édition digitale (version augmentée par l’ajout de son sur certains articles, de vidéos, photographies, effets de parallaxe, etc.). Sa présence est également assurée sur les réseaux sociaux et applications mobiles. Néanmoins, le choix de maintenir le terme de magazine se justifie ici car l’analyse proposée ne porte pas sur les développements technologiques et enjeux digitaux, mais plutôt sur une approche socioculturelle de ses contenus, à partir des supports imprimés et digitaux. Voir Tim Holmes, « Magazines, Megazines, and Metazines: What Is a Magazine in the Twenty-First Century ? », dans The Handbook of Magazine Studies, Miglena Sternadori & Tim Holmes (dir.), Hoboken, N.J., John Wiley & Sons, Inc., 2020, p. 1-19.

[7] Les sites en ligne du NYT et du NYTM se trouvent respectivement à ces adresses : https://www.nytimes.com/ et https://www.nytimes.com/section/magazine. L’ensemble des archives digitales du NYTM se situe ici : https://www.nytimes.com/interactive/2020/07/02/magazine/past-issues-sunday-magazine.html. Dans le cas de cette étude, j’ai eu recours à une partie des numéros imprimés et à l’intégralité des versions numériques du NYTM.

[8] La phrase originale se lit comme suit : « serve both as a mirror of and a catalyst for the tenor and tone of the sociocultural realties of their times » (je traduis). Voir David Abrahamson, « Introduction : Scholarly Engagement with the Magazine Form. Expansion and Coalescence », dans The Routledge Handbook of Magazine Research: The Future of the Magazine Form, David Abrahamson & Marcia R. Prior-Miller (dir.), New York et Londres, Routledge, 2015, p. 1.

[9] En matière de contamination, cet article du Washington Post a marqué les esprits, en proposant une visualisation du processus. Voir Harry Stevens, « Why Outbreaks Like Coronavirus Spread Exponentially, and How to “Flatten the Curve” », The Washington Post, 14 mars 2020. https://www.washingtonpost.com/graphics/2020/world/corona-simulator/

[10] Je remercie François Heinderyckx pour son aide inestimable dans la représentation graphique de cette couverture médiatique du Covid-19, et pour ses suggestions judicieuses dans la relecture de cet article.

[11] Sur le passage du récit au récit médiatique, voir notamment Marc Lits et Joëlle Desterbecq, Du récit au récit médiatique, Louvain-la-Neuve, De Boeck Supérieur, 2017.

[12] Carolyn Kitch, « Theory and Methods of Analysis: Models for Understanding Magazines », dans The Routledge Handbook of Magazine Research: The Future of the Magazine Form, David Abrahamson & Marcia R. Prior-Miller (dir.), New York et Londres, Routledge, 2015, p. 10.

[13] La liste détaillée de l’équipe éditoriale et de ses contributeurs est accessible à cette adresse : https://www.nytimes.com/interactive/magazine/masthead.html

[14] Le numéro du 29 mars 2020 est visible à l’adresse suivante : https://www.nytimes.com/issue/magazine/2020/03/27/the-32920-issue

[15] Les explications qui suivent concernant la couverture du NYTM du 29 mars 2020, sont fournies par le rédacteur-en-chef Jake Silverstein et son équipe, à l’adresse suivante : https://www.nytimes.com/2020/03/27/magazine/behind-the-cover-dark-tourism-in-chernobyl.html

[16] Les archives de Behind the Cover pour l’année 2020 se trouvent à cette adresse : https://www.nytimes.com/2021/01/16/magazine/behind-the-cover.html

[17] Le disaster tourism et le dark tourism sont communément appelés en français tourisme de catastrophes et tourisme noir.

[18] Heidi Julavits, « I’m a Calamity Obsessive. After My Trip to Italy, I was the Calamity », The New York Times Magazine, 24 mars 2020. https://www.nytimes.com/interactive/2020/03/24/magazine/travel-corona-virus-italy.html. Il faut noter que la version en ligne paraît à une date légèrement antérieure à celle de l’ensemble du magazine, lequel est daté du 29 mars 2020, dans sa version imprimée et numérique.

[19] Daniel Defoe, Journal de l’Année de la Peste, trad. Francis Ledoux, Paris, Gallimard, 1982.

[20] Pour une lecture critique du texte de Defoe, voir par exemple Christian Godin, « Ce que nous apprend Le Journal de l’Année de la Peste de Daniel Defoe », Cités, vol. 3, no 83, 2020, p. 145 à 154.

[21] En guise d’illustration, le NYTM propose annuellement un numéro spécial sur les meilleurs acteurs et actrices de l’année, sur les meilleures chansons de l’année.

[22] J’emprunte le terme de « fictions de réel » à Nicolas Pélissier et Alexandre Eyriès, même si je le considère ici dans une acception plus large que celle qu’ils utilisent, pour définir le journalisme narratif. Voir Nicolas Pélissier et Alexandre Eyriès, « Fictions du réel : le journalisme narratif », Cahiers de Narratologie, no 26, 2014. https://journals.openedition.org/narratologie/6852

[23] Raphaël Baroni, « Ce que l’intrigue ajoute au temps. Une relecture critique de Temps et Récit de Paul Ricoeur », Poétique, no 163, vol. 3, 2010, p. 378, 379.

[24] Raphaël Baroni, « Un feuilleton médiatique forme-t-il un récit ? », Belphégor, no 14, 2016, en ligne. https://journals.openedition.org/belphegor/660

[25] En français, « Exposé. Effrayé. Déterminé » (je traduis). La version en ligne, publiée le 1er avril, propose ce titre en chapô, et un autre titre pour l’article en première page du numéro : « “We Are the Silent Responders” : The Workers Who Make America Work ». L’article complet est consultable à cet adresse : https://www.nytimes.com/interactive/2020/04/01/magazine/coronavirus-workers.html#

[26] Ils et elles sont, respectivement hôtesse de l’air, pharmacien, pompier, facteur, livreur, urgentiste, assistante sociale, entrepreneur des pompes funèbres, vétérinaire, nettoyeur, militaire, infirmière accoucheuse, avocate, kinésithérapeute, policier, épicier, éleveur, pompiste, volontaire.

[27] En français, « Voici leurs récits » ; « dans leurs propres mots » (je traduis).

[28] En français, « sur les lignes de front en Italie du nord » (je traduis). Ce chapô est présent sur la couverture imprimée ; dans la version en ligne le terme « lignes de front » apparaît plus tard dans l’introduction des photos. Voir le numéro complet : https://www.nytimes.com/issue/magazine/2020/04/10/the-41220-issue

[29] En français, « l’équipe d’urgence » (je traduis), mais le terme en anglais suggère qu’il y a un combat désespéré contre la mort.

[30] En français, « une zone de guerre » (je traduis).

[31] Ces informations sont reprises dans le texte introductif. Voir Jason Horowitz, « The Life and Death Shift », The New York Times Magazine, 12 avril 2020, p. 26, et en ligne : https://www.nytimes.com/interactive/2020/04/07/magazine/italy-hospitals-covid.html

[32] En français, et dans l’ordre, « cicatrices intérieures », « ça laissera des traces », « dire au revoir du mieux qu’on peut », « peur de s’endormir et de ne jamais se réveiller » (je traduis).

[33] En français, « Un remède en vue contre le covid-19 » (je traduis). Il s’agit du chapô de couverture de la version imprimée du numéro du 14 juin 2020, dont le titre est « Moon Shot » (« lancement d’une fusée lunaire », je traduis littéralement), p. 36. L’article en ligne à un titre plus spéculatif : « Can A Vaccine for Covid-19 Be Developed in Record Time? » https://www.nytimes.com/interactive/2020/06/09/magazine/covid-vaccine.html

[34] En français, « Pourquoi nous perdons la bataille contre le covid-19 » (je traduis). L’article complet est à cette adresse : https://www.nytimes.com/issue/magazine/2020/07/17/the-71920-issue

[35] Raphaël Baroni, « Un feuilleton médiatique forme-t-il un récit ? », Belphégor, no 14, 2016, en ligne.

[36] Un cliffhanger est un élément de suspense à la fin d’un épisode, suscitant chez le spectateur, l’auditeur, ou le lecteur, la nécessaire envie de voir, entendre, ou lire le suivant.

[37] En français, « L’épicentre » (je traduis). Le reportage est disponible ici : https://www.nytimes.com/interactive/2020/04/15/magazine/new-york-hospitals.html

[38] En français, « État d’urgence » (je traduis) est le titre de la version imprimée. Le texte est disponible ici : https://www.nytimes.com/2020/04/14/magazine/coronavirus-er-doctor-diary-new-york-city.html

[39] En français, littéralement, « Autrefois New York était une ville pleine d’histoires » ou, plus élégamment, « Autrefois New York était une ville où se passaient plein de choses » (je traduis).

[40] En français, « Aujourd’hui, c’est une ville qui ne connaît qu’une seule histoire » ou « Aujourd’hui, il ne se passe qu’une seule chose, à New York ».

[41] En anglais, le terme utilisé est « archipelago ».

[42] En français, « L’histoire des hôpitaux publics de New York est l’histoire de New York – et par bien des côtés, c’est l’histoire de l’Amérique » (je traduis).

[43] Mahler note, comme cela a beaucoup été dit dans les médias en général, que les premières victimes des épidémies sont les minorités ethniques. De la même manière, le personnel soignant, et en particulier les infirmiers et auxiliaires de santé, directement exposés au Covid-19 car en première ligne pour secourir les personnes contaminées, sont aussi majoritairement des personnes de couleur.

[44] En français, « De la nécessaire dignité » ou « Il faut que règne la dignité » (je traduis). Voir le reportage de Philip Montgomery et Maggie Jones : https://www.nytimes.com/2020/05/14/magazine/funeral-home-covid.html

[45] Terme à prendre sans aucune dénotation péjorative, en référence au romancier Pierre Michon. Le terme de « micro-histoire » est aussi lié au courant de la microstoria, dont Carlo Ginzburg et Giovanni Levi furent les dignes représentants.

[46] En français, « Ce que nous avons appris durant la quarantaine » (je traduis). Voir le numéro complet : https://www.nytimes.com/issue/magazine/2020/05/22/the-52420-issue

[47] En français, « La dame grise » (je traduis). Il s’agit du surnom du NYT, qui lui vient du fait que comme tout journal, dans le passé, il se présentait sous forme de blocs de textes, sans images. Récemment, un article rendait compte de l’évolution du journal et de l’adoption d’illustrations et de photographies. Voir Will Dudding, « How the Lady Became Less Gray », The New York Times, 6 janvier 2020. https://www.nytimes.com/2020/01/06/reader-center/louis-silverstein-redesign.html

[48] Molly Young, « Insanity Can Keep You Sane », The New York Time Magazine, 24 mai 2020 https://www.nytimes.com/interactive/2020/05/11/magazine/quarantine-insanity.html. À noter que Gelassenheit, comme tous les noms communs en allemand, s’écrit avec une majuscule.

[49] Helen Macdonald, « The Comfort of Common Creatures », The New York Time Magazine, 24 mai 2020 (ici).

[50] Thomas Chatterton Williams, « Finding Belonging in Exile », The New York Time Magazine, 24 mai 2020 (ici).

[51] Paolo Pellegrin, « Turning the Camera from War to Family », The New York Time Magazine, 24 mai 2020 (ici).

[52] Par vital statistics on entend les statistiques réalisées à partir des registres de population. Voir Steven Johnson, « Vital Statistics », The New York Times Magazine, 14 juin 2020, p. 47; ou en ligne, sous le titre « How Data Became One of the Most Powerful Tools to Fight an Epidemic », 10 juin 2020 (ici).

[53] En anglais, « connecting the dots, creating maps, crystallizing the facts ». Voir Steven Johnson, loc. cit.

[54] Les termes anglais sont granularity et crystallization. Par « granularité », on entend le degré de détail d’une information, ce qui dès lors en facilite la compréhension. Par « cristallisation », on entend la concrétion de ces éléments ou particules fines pour former un élément solide.

[55] Olivier Pilmis, « Produire en urgence. La Gestion de l’imprévisible dans le monde du journalisme », Revue française de sociologie, vol. 55, 2014, p. 101 à 126. https://www.cairn.info/revue-francaise-de-sociologie-2014-1-page-101.htm

[56] Erik Neveu, « Revisiting the ‘Story vs. Information’ Model », Journalism Studies, vol. 18, no 10, p. 1293-1306.

[57] Journalism of care signifie « journalisme de soin » ou « journalisme social » (je traduis). Voir Kaori Hayashi, « A Journalism of Care », dans Rethinking Journalism Again: Societal Role and Public Relevance in a Digital Age, Chris Peters et Marcel Broersma (dir.), Londres et New York, Routledge, 2017, p. 146-160.

[58] Ibid., p. 155.

[59] Ou tout autre sujet envisagé dans les études sur le journalisme des magazines. Voir Joy Jenkins, « Magazine Journalism », The International Encyclopedia of Journalism Studies, Tim P. Vos et Folker Hanusch (dir.), Hoboken, NJ, John Wiley & Sons, Inc., 2019 ; Tim Holmes et Liz Nice (dir.), Magazine Journalism, Londres, Sage, coll. « Journalism Studies : Key Texts », 2012.

[60] Megan Le Masurier, « What Is Slow Journalism? », Journalism Practice, vol. 9, no 2, 2014, p. 138-152.

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Articles du New York Times Magazine

CHATTERTON WILLIAMS, Thomas, « Finding Belonging in Exile », The New York Times Magazine (en ligne), 11 mai 2020.

DUDDING, Will, « How the Lady Became Less Gray », The New York Times (en ligne), 6 janvier 2020.

HOROWITZ, Jason & Andrea FRAZZETTA, « The Life and Death Shift », The New York Times Magazine (en ligne), 12 avril 2020.

INTERLANDI, Jeneen, « Why We’re Losing the Battle with Covid-19 », The New York Times Magazine (en ligne), 17 juillet 2020.

JOHNSON, Steven, « Vital Statistics », The New York Times Magazine, 14 juin 2020, p. 44-49, 58; également sous le titre « How Data Became One of the Most Powerful Tools to Fight an Epidemic », en ligne, 10 juin 2020.

JULAVITS, Heidi, « I’m a Calamity Obsessive. After My Trip to Italy, I was the Calamity », The New York Times Magazine (en ligne), 24 mars 2020.

MCDONALD, Helen, « The Comfort of Common Creatures », The New York Times Magazine (en ligne), 11 mai 2020.

MONTGOMERY, Philip & Jonathan MAHLER, « The Epicenter », The New York Times Magazine, 19 avril 2020, p. 24-51; également en ligne, 15 avril 2020.

MONTGOMERY, Philip & Maggie JONES, « How Do You Maintain Dignity for the Dead in a Pandemic? », The New York Times Magazine (en ligne), 14 mai 2020.

OUYANG, Helen, « State of Emergency », The New York Times Magazine, 19 avril 2020, p. 52-63, 65; également en ligne, sous le titre « I’m an E.R. Doctor in New York. None of Us Will Ever Be the Same », The New York Times Magazine, 14 avril 2020.

PELLEGRIN, Paolo, « Turning the Camera from War to Family », The New York Times (en ligne), 16 mai 2020.

« “We Are the Silent Responders” : The Workers Who Make America Work », The New York Times Magazine (en ligne), 1 avril 2020.

YOUNG, Molly, « Insanity Can Keep You Sane », The New York Times Magazine (en ligne), 11 mai 2020.

Auteur

Isabelle Meuret est professeur à l’Université libre de Bruxelles. Elle enseigne l’anglais des médias, les cultures du monde anglophone, le journalisme narratif, et dirige le programme de Master en communication multilingue. Ses intérêts en matière de recherche se situent en littérature comparée, journalisme littéraire, littérature et médecine. Elle a exercé plusieurs responsabilités au sein de l’International Association for Literary Journalism Studies. Elle a publié plusieurs articles dans la revue Literary Journalism Studies et y a édité un numéro spécial consacré au reportage en langue française (2016). En 2017, elle a rejoint le projet Numapresse (Agence Nationale de la Recherche) « Du papier à l’écran : mutations culturelles, transferts génériques, poétiques médiatiques de la presse », dirigé par Marie-Ève Thérenty. Elle a contribué au Routledge Companion to American Literary Journalism (2020) et au Routledge Companion to Global Literary Journalism (à paraître, 2022). En ce moment, elle prépare, comme éditrice invitée, un numéro thématique de la revue Literature and Medicine (printemps 2022).

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Le journalisme narratif aux États-Unis : de l’imprimé aux nouveaux formats en ligne


Le journalisme narratif peut être défini – dans un premier temps en tout cas – comme une forme de journalisme qui utilise des techniques d’écriture généralement associées à la fiction pour raconter l’actualité. Cet article s’intéresse à la poétique des récits de journalisme narratif américain contemporains, particulièrement dans les journaux quotidiens, et à la façon dont cette poétique se prolonge et se renouvelle dans différents formats qui se développent en ligne, comme le récit multimédia, le podcast narratif et le « journalisme immersif ». La poétique de ces récits est appréhendée, d’une part, en termes de tension entre immersion et information et, d’autre part, en termes de tension entre médiation affichée ou effacée du/de la journaliste.

Narrative journalism can be defined – at least initially – as a form of journalism that uses writing techniques generally associated with fiction to tell the news. This article explores the poetics of contemporary American narrative journalism texts, particularly in daily newspapers, and how such poetics persist and evolve in emerging online formats, such as multimedia narratives, narrative podcasting, and “immersive journalism”. The poetics of these narratives is approached, on the one hand, in terms of a tension between immersion and information and, on the other hand, in terms of a tension between displaying and erasing the mediation of the journalist.


Texte intégral

Le journalisme narratif est généralement défini comme une forme de journalisme qui utilise des techniques d’écriture associées à la fiction pour raconter l’actualité. La plupart des définitions proposent même une liste des techniques d’écriture en question. Ainsi, une revue systématique de la littérature scientifique anglophone répertorie : « la voix, le point de vue, le personnage, le cadre, l’intrigue et/ou la chronologie pour raconter le réel au travers d’un filtre subjectif [1] ». Cette liste rejoint largement une compilation critique de définitions d’experts et de praticiens, pour la plupart américains, selon laquelle

Le récit, en journalisme narratif, utilise des techniques d’écriture littéraires pour rendre compte d’une histoire réelle où des personnages déploient leurs actions dans le temps et dans un cadre spatial. Cette histoire est mise en forme – par un narrateur qui possède une voix propre, personnelle – de manière à créer un récit organisé et capable de simuler une forme d’expérience pour ses lecteurs. La mise en récit est orientée par une volonté manifeste de capter et garder l’intérêt de ces lecteurs, avec pour but final de leur offrir une compréhension plus profonde du réel dans lequel ils vivent [2].

Si de telles (compilations de) définitions permettent de rendre plus concrète la notion d’un journalisme qui s’écrit et se lit « comme un roman [3] », elles ont également tendance à figer ou lisser une forme mouvante et fluide, que l’on retrouve d’ailleurs dans diverses régions du monde [4] et qui a connu et connaît encore aujourd’hui, dans chacune de ces régions, une évolution propre [5]. Pour éviter un tel lissage, on peut appréhender le journalisme narratif comme un modèle journalistique particulier, qui s’oppose au modèle dominant – dans le journalisme factuel en tout cas – de la pyramide inversée, mais qui est lui-même plus complexe que les listes de caractéristiques ne le laissent paraître, et que l’on peut mettre en œuvre de différentes façons et à des degrés divers.

Cet article présente une proposition de modélisation du journalisme narratif centrée sur les tensions essentielles qui définissent les grands possibles de sa poétique. Il illustre ensuite comment cette modélisation s’applique au journalisme narratif américain contemporain et les tendances que l’on peut observer quant à la poétique de celui-ci, particulièrement dans les journaux quotidiens. Enfin, l’article explore comment cette poétique se prolonge et se renouvelle dans trois formats journalistiques qui se développent actuellement en ligne : le récit multimédia, le podcast narratif et le journalisme dit « immersif. »

1. Un modèle défini par une double tension

Si l’on cherche à dépasser les définitions existantes pour cerner ce qui fait l’essence même du journalisme narratif, une première tension apparaît directement, entre une forme qui emprunte les codes de la fiction et un contenu fermement ancré dans le réel [6]. En termes narratologiques, le journalisme narratif peut être pensé comme une tentative de réconcilier, au sein d’un même texte, les deux prototypes de la narrativité formalisés par Raphaël Baroni [7] : le récit informatif, qui met en œuvre une fonction configurante, et le récit immersif, qui met en œuvre une fonction intrigante. Tel que défini par Baroni, le récit informatif s’inscrit dans une conception de l’intrigue en tant que configuration, au sens ricœurien du terme [8]. Il « vise à informer, à ordonner le passé, à établir les faits et à associer les événements à des cadres interprétatifs qui les rendent compréhensibles [9] ». Le récit immersif, au contraire, s’inscrit dans la conception de l’intrigue développée par Baroni [10] dans la double lignée des travaux de Jean-Michel Adam [11] et de Meir Sternberg [12]. L’intrigue y est développée

dans le but d’immerger le récepteur dans une expérience simulée et de nouer une tension orientée vers un dénouement éventuel. Il s’agit de construire une expérience « quasi-mimétique » fondée sur le suspense, la curiosité et la surprise, ce qui implique que la compréhension globale des événements est stratégiquement retardée ou définitivement empêchée [13].

Le journalisme narratif étant une forme de journalisme factuel, son but premier est d’informer. De nombreux praticiens et experts vont même plus loin, en soutenant qu’il permet une meilleure compréhension de l’actualité que le journalisme « classique [14] ». Cette idée se retrouve également largement dans la littérature scientifique, puisque la recherche sur son rôle sociétal considère le journalisme narratif comme « un outil puissant pour […] augmenter la compréhension qu’a le public de la société, dans toute sa complexité [15] ».

Cependant, si le journalisme narratif a pour but de nous informer et de configurer notre expérience du monde, il utilise pour ce faire la forme du récit immersif et intrigant. Les manuels de journalisme narratif [16] décrivent ainsi précisément la structure de l’intrigue telle que définie par Baroni [17] – soit la dynamique entre un nœud et la promesse de son dénouement, qui fait naître la tension narrative. L’intrigue fait également partie des techniques listées suite à la revue systématique de la littérature scientifique [18].

Les guides pratiques insistent en outre sur la dimension expérientielle du récit. Comme l’écrit James Stewart, « [le] récit montre aux lecteurs ce qui s’est passé, souvent au travers de détails saisissants. De toutes les formes d’écriture, c’est celle qui tente le plus directement de recréer la réalité pour le lecteur [19] ». Cette dimension expérientielle renvoie notamment à ce que Kobie van Krieken appelle, dans sa liste des techniques d’écriture, « point de vue », qui permet de développer des « descriptions des perceptions sensorielles, des émotions et des pensées des personnages [20] ».

Il apparaît donc que les deux types narratifs, le récit immersif et le récit informatif, sont tout aussi essentiels l’un que l’autre au journalisme narratif. De la tentative de les réconcilier au sein d’un même texte naît une forme de tension que chaque article de journalisme narratif résout à sa manière, en créant un équilibre qui lui est propre, entre les deux types narratifs [21]. Cette proposition, d’abord théorique, a été testée et validée sur un large corpus de productions journalistiques narratives américaines et francophones [22].

Ce test a permis de mettre en évidence une deuxième tension constitutive du journalisme narratif, liée à une autre caractéristique du modèle, largement reconnue par les professionnels [23] et discutée dans la littérature scientifique [24], mais qui se traduit de manières très diverses dans les textes : son caractère subjectif. Comme le soulignent van Krieken et José Sanders [25], le journalisme narratif raconte l’actualité au travers d’une voix et d’un filtre subjectif, qui peut être soit un personnage, soit le/la journaliste.

Toutefois, puisqu’il s’agit de récits du réel – et non de récits de fiction –, le journaliste-narrateur

est toujours le focalisateur principal, qu’il cherche à s’effacer ou qu’il se présente en tant que personnage, qu’il soit conscient de son rôle de filtre ou non. Il peut tenter d’adopter le point de vue d’une autre personne, qui devient alors focalisateur second, mais ce deuxième niveau de focalisation reste soumis à l’information et à la perspective, indépassables, du focalisateur principal [26].

Même si le journalisme narratif peut nous offrir un accès à la subjectivité des personnes qui font l’actualité, cette subjectivité recréée dépend toujours d’une subjectivité première et insurmontable : celle du/de la journaliste. L’analyse de l’ensemble du corpus [27] montre que cette subjectivité insurmontable peut être plus ou moins explicite dans le récit, selon que le/la journaliste s’exprime au je, au nous ou même à la troisième personne, pour faire part de ses démarches, ses doutes, ses convictions ou même ses émotions. Se dessine ainsi une deuxième tension essentielle au journalisme narratif, qui renvoie, en termes narratologiques, à la fois aux notions de voix [28], de focalisation et de point de vue [29], et même, plus récemment, de « forme de conscience constituante [30] ». Cependant, ces différentes catégories – et, surtout, les débats qu’elles suscitent –, risquent de nous éloigner de l’aspect proprement journalistique de la question qui nous occupe. Je propose donc de nous en tenir ici à une formulation en termes de tension entre affichage et effacement de la médiation subjective du/de la journaliste.

2. Dans le journalisme narratif écrit

Selon la modélisation proposée, le journalisme narratif peut être appréhendé en tant que modèle au travers de deux tensions fondamentales qui déterminent les grands possibles de sa poétique. La poétique propre à chaque texte de journalisme narratif peut dès lors se décrire en termes d’équilibre particulier entre récit informatif et immersif d’une part et entre médiation affichée ou effacée d’autre part. Pour la rendre plus concrète, cette modélisation peut être illustrée par deux exemples issus du corpus d’articles américains sur lequel elle a été testée et construite.

Le premier exemple est un article de Lane DeGregory, intitulé « Une jeune femme se débat, entre addiction à l’oxy et sevrage » (« A young woman struggles with oxy addiction and recovery ») et paru dans St. Petersburg Times le 16 décembre 2011. Si le titre semble plus informatif qu’intriguant ou immersif, le début du texte nous plonge directement dans un moment clé de l’histoire de cette jeune femme :

Lorsque sa mère vint la chercher ce matin-là pour l’emmener au tribunal spécialisé dans les affaires de drogue, Stacy Nicholson était encore défoncée.

[…]

Stacy et deux de ses cousins étaient enfermés depuis des mois dans cette maison délabrée, se droguant avec des pilules antidouleur écrasées. Des seringues usagées jonchaient une table de chevet. La mère de Stacy n’avait cessé de lui dire : Quelqu’un dans cette maison va mourir [31].

Dès la première phrase est ainsi posée la complication qui va nouer et tendre l’ensemble du récit. Les paragraphes suivants permettent de situer le personnage de Stacy et de mieux comprendre sa situation, tout en suivant son passage devant la juge. C’est également l’occasion de comprendre que son histoire s’inscrit dans un problème sociétal beaucoup plus large en Floride :

De toutes les prescriptions d’oxycodone délivrées aux États-Unis au cours du premier semestre de l’année dernière, 98% l’ont été en Floride. Selon le centre de médecine légale de l’État, en moyenne, sept Floridiens meurent chaque jour d’une overdose de médicaments sur ordonnance – soit un nombre de décès supérieur aux décès causés par les accidents de la route [32].

Après un début très immersif et intriguant, ces éléments apportent l’information nécessaire pour comprendre les enjeux de l’histoire de Stacy et en quoi cette histoire est importante pour l’ensemble de la société. La compréhension que permettent ces éléments informatifs permet, en retour, de renforcer la tension narrative. C’est particulièrement clair à la fin de cette première longue scène au tribunal : « En ce jour de février, dans le tribunal de la juge Farnell, Stacy s’est engagée dans ce qui, de l’avis de tous, était un combat pour sa vie. Elle pouvait soit s’en sortir soit devenir l’une des sept victimes floridiennes quotidiennes de l’abus d’antidouleurs [33]. »

L’article suit ensuite Stacy dans les différentes étapes de son parcours pour essayer de vaincre son addiction : en prison, dans un foyer de transition, à la recherche d’un travail, de retour en prison, etc. Ces scènes, racontées de manière immersive, sont entremêlées de passages plus informatifs, notamment concernant l’addiction. Ainsi, juste après la mort du cousin de Stacy, le texte explique qu’environ 50% de l’addiction serait d’origine génétique. La journaliste développe rapidement les différentes raisons qui poussent à consommer des drogues, avant de revenir à Stacy, qui pense que c’est un traumatisme d’enfance qui l’a poussée à commencer, et de détailler les grandes phases de sa vie et de son addiction.

Le récit s’achève lorsque Stacy quitte le foyer de transition pour s’installer chez sa mère. La protagoniste semble être sur la bonne voie pour en finir avec son problème d’addiction. Cependant, pour fêter son nouveau départ, elle achète une bouteille d’alcool, ce qui lui est interdit. Le texte se termine quelques lignes plus loin et une semaine plus tard, sur sa rupture avec son nouveau petit ami :

Si Stacy l’avait reçu n’importe quel autre jour, pendant la majeure partie de sa vie, un texto comme celui-ci aurait été une raison parfaite pour prendre une pilule. Mais pas ce jour-là.

Ce jour-là, elle se laissa ressentir la douleur [34].

Si la complication de départ peut sembler résolue, puisque Stacy a finalement pu sortir du foyer de transition dans lequel l’avait envoyée la juge au tout début du récit, les derniers paragraphes du texte soulignent à la fois un événement encourageant – Stacy qui se laisse ressentir la peine de sa rupture – et un événement plus inquiétant – l’achat de la bouteille d’alcool. La résolution apparaît donc temporaire, susceptible d’être confirmée ou infirmée par la suite, sans clairement diriger le lecteur vers l’une des deux options.

En ce qui concerne le rapport à la subjectivité, la journaliste efface presque complètement toute trace de sa présence dans le récit. Elle n’est présente qu’à la troisième personne, dans quelques phrases glissées dans la toute première scène du récit, au tribunal :

Environ 500 accusées ont comparu devant le tribunal lors des Journées des Femmes cette année. Les journalistes du St. Petersburg Times ont assisté à ces journées, semaine après semaine. Ils ont interviewé des douzaines de femmes. Ils ont suivi des toxicomanes alors qu’elles oscillaient entre prison et traitement, qu’elles logeaient dans des maisons abandonnées, qu’elles cherchaient un emploi et qu’elles titubaient vers une guérison ou une rechute.

Une femme a laissé les journalistes la suivre toute l’année [35].

Ces quelques phrases indiquent au lecteur comment la journaliste a eu accès aux détails de la vie de Stacy et ce qui lui permet de recréer son expérience de manière aussi intime tout au long du récit. Outre ce passage, la présence de la journaliste ne se fait sentir qu’à de rares occasions, quand elle prend ouvertement ses distances par rapport aux personnages dont elle raconte l’histoire. Ainsi, avant de raconter les deux rechutes de Stacy – auxquelles elle ne semble pas avoir directement assisté –, elle écrit exactement la même phrase : « Voici l’histoire qu’elle raconterait plus tard [36]. » Elle fait ainsi sentir que, même si elle raconte cette histoire en collant autant que possible au point de vue de Stacy, c’est bien elle qui exerce la fonction de narratrice et conserve la responsabilité du récit.

Le deuxième exemple est une column [37] de Jeff Klinkenberg, parue dans le St. Petersburg Times le 10 juin 2011 et intitulée « La pin-up et top-modèle Bunny Yeager s’est distinguée des deux côtés de l’appareil photo, en photographiant Bettie Page pour “Playboy” » (« Pinup model Bunny Yeager rocked both sides of the camera, photographing Bettie Page for ‘Playboy’ »). Cet article révèle le même type de dynamique entre récit immersif et récit informatif, mais un rapport à la subjectivité du journaliste ouvertement assumé, à l’opposé de l’effacement de Lane DeGregory dans l’article précédent. Le récit s’ouvre ainsi :

J’ai commencé à faire la cour à Bunny Yeager l’été dernier, quand j’ai formé son numéro sur mon téléphone et que je me suis senti comme un jeune geek demandant à Lady Gaga de sortir avec lui.

J’avais répété ce que j’allais dire : « Mlle Yeager, nous avons grandi dans le même quartier. Je me souviens des jours de gloire de Miami et j’ai toujours apprécié votre contribution à la culture de la Floride. Je me demandais, Mlle Yeager, si vous accepteriez que je vous rende visite chez vous pour écrire un article à votre sujet. » Mais quand elle a répondu, j’ai eu l’impression d’avoir à nouveau 13 ans [38].

Si la complication est d’une nature bien différente – un journaliste essayant d’obtenir un rendez-vous avec son idole de jeunesse –, la dynamique du récit est la même que dans le premier exemple : le texte s’ouvre sur la complication, les paragraphes suivants servent à présenter Bunny Yeager, et puis le récit se poursuit au travers des différentes tentatives du journaliste pour rencontrer son idole, ces épisodes étant entrecoupés d’informations sur la carrière de celle-ci. En revanche, ce deuxième exemple présente un rapport à la subjectivité très différent du premier puisque l’histoire concerne directement le journaliste. Celui-ci est (omni-)présent à la première personne du singulier et c’est au travers de son expérience que l’on approche l’inaccessible idole.

Les deux exemples présentés ici sont représentatifs de la façon dont les textes américains du corpus analysé se positionnent par rapport à la tension entre information et immersion ; l’immersion, au travers d’une intrigue qui s’ouvre dès les premières lignes et se prolonge jusqu’aux dernières, étant mise au service de l’information tandis que l’information est toujours présentée et formulée dans le contexte du récit immersif. Ces deux articles permettent également d’exemplifier deux positionnements très différents par rapport à la tension entre affichage et effacement de la médiation – le premier texte étant un exemple d’effacement, parti pris largement majoritaire sur l’ensemble des articles américains analysés, alors que le deuxième texte offre un exemple d’affichage qui constitue un choix nettement minoritaire dans les articles du corpus [39].

3. Et dans les formats qui se développent en ligne ?

Avec l’essor d’Internet et de l’information en ligne se développent de nouveaux formats journalistiques, dont certains s’inscrivent dans l’héritage, plus ou direct, du journalisme narratif écrit. Cet article en examine brièvement trois – le récit multimédia, le podcast narratif et le journalisme dit « immersif » – afin d’explorer comment ils prolongent et renouvellent la poétique de ce journalisme narratif écrit.

3.1. Les récits multimédia

Le récit journalistique imprimé a très vite exploré les nouvelles potentialités multimodales ouvertes par le passage en ligne [40]. Dès 1997, la série d’articles narratifs de Mark Bowden pour le Philadelphia Inquirer « La chute du faucon noir » (« Blackhawk Down ») – qui donnera ensuite lieu à un livre puis un film du même nom – est mise en ligne au fur et à mesure de sa publication dans le journal. La série retrace la bataille de Mogadiscio qui a opposé l’armée américaine à différentes milices somaliennes en 1993. La version en ligne comprend non seulement le texte publié dans les pages du quotidien, mais aussi de très nombreux compléments multimédia : photos, cartes, extraits audio ou vidéo, accessibles au travers d’hyperliens placés dans le texte et de rubriques spécifiques au sein du menu (Doc. 1). L’équipe web du journal a en effet demandé au journaliste de lui confier l’ensemble de son matériel afin de le mettre à disposition des internautes. Comme l’explique Bowden, cela a permis de renforcer la crédibilité du récit :

Les articles rédigés de manière dramatique et narrative, comme j’ai essayé de le faire pour « La chute du faucon noir », se passent généralement de l’énumération rigide de leurs sources. […] Les hyperliens ont résolu ce problème. […] Ces éléments audiovisuels ont non seulement ajouté au plaisir de lire l’histoire, mais l’ont ancrée plus fermement dans la réalité [41].

La dimension multimédia renforcerait ainsi le caractère informatif du récit tout en préservant son côté immersif. S’il est difficile de vérifier de tels propos, les chiffres révèlent en tout cas un réel engouement pour la version multimédia : le site web a atteint jusqu’à 46.000 vues par jour – nous sommes alors en 1997, l’accès à Internet est donc bien moins répandu qu’aujourd’hui –, obligeant le journal à changer de serveur pour faire face à l’afflux de visiteurs [42].

Doc. 1 – Capture d’écran d’une version archivée de « Blackhawk Down », https://web.archive.org/web/19981203102102/http://www.phillynews.com/packages/somalia/nov16/default16.asp

Malgré cet énorme succès, c’est la plupart du temps un article bien plus récent qui est cité en exemple lorsque l’on parle de longs récits multimédia : « Snow Fall : L’avalanche à Tunnel Creek » (« The Avalanche at Tunnel Creek »), publié en 2012 par le New York Times – et dont l’impact a été tel que le titre de l’article a été utilisé comme verbe (« to snowfall ») par des éditeurs américains voulant créer le même type de production [43]. L’article est même couronné d’un prix Pulitzer en 2013, le jury soulignant le caractère évocateur du récit, l’explication scientifique du phénomène et l’intégration habile de composants multimédia [44].

Contrairement à la version en ligne de « La chute du faucon noir », « Snow Fall » ne joue pas sur un réseau des pages interconnectées, mais intègre autant que possible les éléments multimédia sur la page même du récit écrit, en recourant à trois techniques : l’utilisation de brèves boucles vidéo pour introduire les différents chapitres et effectuer des transitions entre parties, la progression dans la page par défilement vertical (scrolling), et l’« effet de rideau », au travers duquel les divers éléments – texte, animation, image, etc. – apparaissent et disparaissent en fonction du défilement vertical sur la page [45] (Doc. 2).

Doc. 2 – Capture d’écran de « Snow Fall », https://www.nytimes.com/projects/2012/snow-fall/index.html

David Dowling et Travis Vogan considèrent dès lors que « Snow Fall » construit

un environnement immersif dans lequel […] « notre attention est contenue : elle est dirigée vers le texte devant nous, avec aussi peu de distraction que possible. » Bien que l’intégration d’éléments multimédia puisse, de manière paradoxale, disperser l’attention des lecteurs, elle le fait d’une manière qui encourage ces lecteurs à plonger plus profondément dans l’univers narratif et donc à « nous immerger dans ce que nous lisons [46]. »

Cependant, tous les lecteurs et commentateurs ne sont pas d’accord. D’autres soutiennent, à l’inverse, que le caractère multimédia de « Snow Fall » a pour effet de casser l’effet immersif du récit. Selon Roy Peter Clark, par exemple, la plupart des éléments visuels, tels qu’ils sont disposés par rapport au texte, brisent la tension narrative que celui-ci essaie de créer en divulguant trop tôt certaines informations. L’immersion narrative est aussi interrompue par des éléments multimédia qui sont anecdotiques par rapport au fil narratif et distraient les lecteurs de l’histoire. Ainsi, pour Clark, le problème de « Snow Fall » est une forme de dissonance entre la voix du récit écrit et l’univers multimédia – principalement visuel – créé autour de ce récit [47].

Si certains éléments multimédia, comme les cartes animées permettant de suivre les déplacements des différents personnages sur la montagne, semblent favoriser la compréhension des lecteurs, ce n’est plus l’apport du multimédia à l’information qui est mis en avant dans les discussions autour de « Snow Fall », mais son effet – positif pour certains, négatif pour d’autres – sur l’immersion dans le récit. Toutefois, Clark lie cette question à celle de la voix, qu’il définit à la suite de Don Fry comme « la somme de tous les choix posés par l’auteur qui créent l’illusion que celui-ci s’adresse directement de la page au lecteur [48] ». Selon Clark, dans un récit multimédia, la voix doit être en harmonie avec ce qu’il propose d’appeler la vision, soit la « qualité créée par la somme de tous les choix posés par le designer ou l’artiste, dont l’effet est une façon de voir unifiée, comme si nous regardions tous au travers d’une même lentille [49] ».

Depuis « Snow Fall », les récits multimédia en ligne ont encore évolué. Selon la fondation Nieman [50], un nouveau cap aurait été franchi en 2016, avec « Une nouvelle ère de murs » (« A New Age of Walls »), publié en ligne par le Washington Post. La série de trois épisodes propose d’examiner, « à partir de huit pays dispersés sur trois continents, […] les divisions entre pays et peuples, au travers d’un entrelacement de mots, de vidéos et de sons [51]. » « Une nouvelle ère de murs » pousse l’intégration des différents éléments multimédia plus loin que « Snow Fall », puisque textes, images, animations, vidéos et sons sont tous rassemblés dans un écran vertical unique, entièrement scrollable, au sein duquel l’activation de ces différents éléments se fait automatiquement, en fonction de la progression du lecteur dans le contenu (Doc. 3).

Doc. 3 – Capture d’écran de « A New Age of Walls », https://www.washingtonpost.com/graphics/world/border-barriers/global-illegal-immigration-prevention/

Selon Dowling, la production du Washington Post

souligne l’importance d’une linéarité accrue dans l’innovation en matière de design. Les designers ont pris au sérieux l’argument du critique littéraire Sven Birkerts selon lequel « si les lecteurs sont vraiment pris dans un suspense narratif, désireux de découvrir ce qui se passe ensuite ou liés émotionnellement aux personnages, ils préfèrent tourner les pages sous la direction de l’auteur plutôt que d’explorer librement un réseau textuel [52]. »

Avec « Une nouvelle ère de murs » semble donc se dessiner une façon de concilier multimédia et création d’une expérience immersive pour les récepteurs. Cependant, la dimension immersive et expérientielle du texte en lui-même (sans tenir compte des éléments multimédia) apparaît moins poussée que dans la plupart des articles de journalisme narratif écrit. L’immersion semble se faire avant tout dans l’univers multimédia de la production et moins dans l’expérience des personnages – révélant ainsi une relation étroite entre dispositif technique et poétique, qui mériterait d’être analysée plus en profondeur.

Comme le montrent les trois exemples évoqués ici, et les discussions autour de ceux-ci, la multimodalité offerte au récit journalistique par le passage en ligne ouvre de nombreux nouveaux possibles, en constante évolution, qui viennent indéniablement complexifier la recherche d’un équilibre entre fonction informative et fonction immersive du récit journalistique – confirmant par là même la persistance de cette tension narrative fondamentale au sein de différents types de récits multimédia journalistiques en ligne. Par ailleurs, même s’il ne parle pas explicitement de subjectivité, mais de « voix » et de « lentille », Clark esquisse dans sa discussion de « Snow Fall » un lien entre cette tension et la question de la médiation du journaliste, mais aussi de l’équipe de production multimédia, qu’il serait intéressant d’explorer plus avant.

3.2. Les podcasts narratifs

Avec son passage en ligne, le récit journalistique est également passé de l’écrit à l’audio grâce au développement des podcasts. S’il existe bien sûr de nombreux types de podcasts – qui ne sont ni forcément narratifs ni nécessairement journalistiques –, certains peuvent être considérés comme des « récits audio élaborés ou narratifs [53] ». C’est le cas, par exemple, de Serial, une série de trois saisons développée par l’équipe de l’émission de radio publique This American Life. Narré par Sarah Koenig, Serial raconte une histoire vraie, semaine après semaine, tout au long de chaque saison, grâce à un long et méticuleux travail d’enquête journalistique. La première saison – de loin la plus connue – porte sur le meurtre de Hae Min Lee, une jeune fille de 18 ans, à Baltimore, en 1999. Quinze ans plus tard, Koenig rouvre l’enquête sur ce meurtre, après avoir été contactée par une amie d’Adnan Syed, l’homme qui a été condamné pour les faits et se trouve encore en prison.

Serial a rapidement connu un énorme succès auprès du public, avec plus de 90 millions de téléchargements en un an et une communauté de fans très active, prolongeant la discussion et l’enquête en ligne [54], ainsi que la reconnaissance de la profession, avec notamment un Peabody Award [55]. Pour comprendre cet « effet Serial » [56], plusieurs auteurs ont souligné la façon dont Koenig crée un univers audio immersif et intrigant [57]. Serial est directement reconnaissable à la musique qui ouvre, ponctue et clôt les épisodes – plongeant directement l’auditeur dans l’univers diégétique. Koenig ne se contente pas de raconter son enquête, elle immerge les auditeurs dedans, en leur faisant entendre directement les différents personnages de l’histoire, leurs émotions et parfois même leurs interactions. En outre, la narratrice joue constamment sur la tension narrative, utilisant des techniques de teasing au début et à la fin de chaque épisode. Elle annonce ainsi, dans le premier épisode :

Cette conversation avec Rabia et Saad, c’est ce qui m’a lancée dans cette – « obsession » est peut-être un mot trop fort – disons « fascination » d’un an pour cette affaire. D’ici la fin de cette heure, vous allez entendre différentes personnes raconter différentes versions de ce qui s’est passé le jour où Hae Lee a été tuée. Mais commençons par la version la plus importante, celle que Rabia m’a racontée. C’est celle qui a été présentée au procès [58].

Durant le même épisode, elle relance la tension en expliquant :

Ainsi, trois ou quatre mois après avoir rencontré Rabia pour la première fois, j’étais devenue obnubilée par le fait de trouver Asia [un témoin]. […] Parce que toute l’affaire me semblait tourner autour de ses souvenirs de cet après-midi-là. Il faut que je sache si Adnan était vraiment dans la bibliothèque à 14h36.

Parce que s’il y était, il est innocent. C’est si désespérément simple. Et peut-être que je pourrais tout résoudre si je pouvais juste parler à Asia [59].

Comme le montrent ces deux extraits, la tension est intimement liée à l’explication, à la tentative de la journaliste de faire la lumière sur l’affaire. Immersion et information vont donc de pair, comme dans le journalisme narratif écrit.

Cependant, ce qui est le plus souvent souligné dans les discussions autour de Serial, ce n’est pas cette dialectique entre fonction intrigante et configurante, mais la « singulière présence [60] » de Koenig dans son podcast. Koenig y détaille les informations et documents à sa disposition – mettant même de nombreux documents à disposition des auditeurs sur le site web de Serial –, discute leurs qualités techniques, leur fiabilité, les questions qu’ils soulèvent. Elle fait part de ses interrogations sur l’enquête mais aussi sur son rôle dans l’enquête. Elle va jusqu’à expliciter ses réactions les plus irrationnelles, comme lorsqu’elle raconte sa première rencontre avec Syed en prison :

Lorsque j’ai rencontré Adnan en personne pour la première fois, j’ai été frappée par deux choses. Il était bien plus grand que je ne l’imaginais […]. Et la deuxième chose que vous ne pouvez pas manquer à propos d’Adnan, c’est qu’il a d’énormes yeux marron, comme une vache laitière. C’est ce qui a déclenché mes questionnements les plus ridicules. Est-ce que quelqu’un avec des yeux pareils pourrait vraiment étrangler sa petite amie ? C’est idiot, je sais [61].

La parole prononcée ne pouvant effacer son caractère subjectif comme la phrase écrite, Koenig décide d’assumer pleinement l’affichage de sa subjectivité en adoptant un positionnement à la fois extrêmement honnête et hautement réflexif. Si ce parti pris a pu être critiqué [62], il a aussi fait des émules, participant à une vague de podcasts que Dowling et Kyle Miller qualifient de « non-fiction captivante basée sur un journalisme transparent et un méta-récit réflexif [63] ». Ces podcasts explorent ainsi de nouvelles voies par rapport à la tension entre effacement et affichage de la médiation du/de la journaliste, tout en prolongeant la tension entre immersion et information – révélant à quel point les deux tensions constitutives du journalisme narratif écrit se retrouvent également dans les récits journalistiques audio.

3.3. Le « journalisme immersif »

Avec la démocratisation croissante de technologies comme la vidéo 360° et la réalité virtuelle, des formats journalistiques particulièrement innovants ont commencé à apparaître depuis une dizaine d’années, souvent rassemblés sous l’étiquette de « journalisme immersif », proposée par Nonny de la Peña et ses collègues. Le terme désigne « la production d’information sous une forme permettant aux récepteurs d’acquérir une expérience directe des événements ou des situations décrits dans les nouvelles [64] ».

Le Washington Post a récemment réalisé une production de ce type à partir d’un article de journalisme narratif publié précédemment par le journal : « Douze secondes de tirs » (« 12 Seconds of Gunfire ») est une « expérience en réalité virtuelle [65] » adaptée d’un article portant le même titre, racontant les conséquences d’une fusillade dans une école primaire de Caroline du Sud. Le récit en réalité virtuelle animée se concentre sur le vécu d’Ava, 6 ans, suite au décès de son meilleur ami (Doc. 4). Comme l’explique un responsable du journal, le but était de créer un récit « dans lequel le fait d’être immergé rend l’histoire plus riche et plus captivante qu’elle ne le serait dans tout autre format [66]. »

Doc. 4 – Capture d’écran de « 12 Seconds of Gunfire », https://www.youtube.com/watch?v=L6ZlUP4o6Yc

La filiation entre ces nouveaux formats et le journalisme narratif apparaît également au travers des termes utilisés pour désigner ces productions : journalisme immersif et expérience en réalité virtuelle – qui renvoient à la volonté de réconcilier information et immersion propre au journalisme narratif. Une analyse des discours d’escorte du journalisme en réalité virtuelle et en vidéo 360° souligne quant à elle que « [l]e journalisme immersif promet, grâce à un ressenti émotionnel accru, une meilleure transmission de l’information et, ce faisant, une meilleure compréhension du récepteur, une meilleure intellection des sujets d’actualité [67]. » Les journalistes qui promeuvent le journalisme immersif

espèrent faire ressentir [au destinataire] les conditions de perception de la personne filmée pour lui donner accès à son vécu. Le reportage immersif proposé au spectateur est présenté par ses promoteurs comme une expérience permettant de percevoir et de s’approprier l’actualité « à la première personne » [68].

Comme l’indique l’expression « à la première personne », la question de la subjectivité se trouve également au cœur de ces nouveaux formats. Analysant un corpus de productions journalistiques en vidéo 360°, Sarah Jones observe que certaines se limitent à fournir une vue à 360° d’un événement ou d’une situation, sans construction narrative. Parmi les productions plus longues et construites, elle distingue les « récits guidés par le reporter » et les « récits guidés par un personnage [69] ». Étudiant en détail la construction d’un reportage en 360°, Angelina Toursel et Philippe Useille notent quant à eux une relation complexe entre la transparence apparente – « le destinataire semble faire l’expérience du monde “réel” sans médiation » – et « la distance de la médiation créée par l’instance narrative [70] ». On retrouve donc ici la tension entre affichage et effacement de la médiation du/de la journaliste qui traverse également le journalisme narratif écrit, dans une articulation nouvelle avec la tension entre information et immersion. Cette articulation nouvelle découle du dispositif technique immersif, complexifiant la poétique de ces récits sans pour autant remettre en question leur filiation avec le journalisme narratif.

J’ai proposé, dans cet article, de concevoir le journalisme narratif comme un modèle pouvant être adapté de différentes façons et à des degrés divers, et se définissant par les deux tensions fondamentales qui le traversent : une tension entre la création d’une intrigue immersive et la volonté de configurer le réel pour informer les lecteurs, et une tension entre l’affichage ou l’effacement de la médiation subjective des journalistes dans leurs récits. J’ai ensuite montré comment ce modèle permettait de souligner que la poétique du journalisme narratif américain, particulièrement dans les journaux quotidiens, mêle inextricablement immersion et information tout en privilégiant des formes d’effacement des journalistes dans leurs textes. J’ai enfin exploré, au travers de quelques exemples, comment la modélisation proposée peut être appliquée à trois formats journalistiques actuellement en développement aux États-Unis : le récit multimédia, le podcast narratif et le journalisme immersif.

La modélisation proposée ne prétend évidemment pas faire le tour des particularités et questions que soulèvent ces formats. Elle invite à les penser dans une perspective historique plus large destinée à mettre en évidence à la fois la persistance et le renouvellement des tensions propres au journalisme narratif écrit dans ces formats. Le présent article s’est concentré sur la sphère journalistique américaine, mais une telle perspective historique doit tenir compte du contexte journalistique et culturel particulier dans lequel se développent ces formats. L’article appelle donc à explorer les éventuelles particularités des nouveaux formats narratifs dans différentes régions du monde, comme cela a été fait – et est encore en train de se faire – pour le journalisme narratif écrit.

Par ailleurs, le rapide parcours effectué pour explorer les trois formats journalistiques en développement montre bien que les deux grandes tensions discutées dans cet article ne peuvent se penser indépendamment de la forme du récit – et donc du support et du dispositif technique dans lequel le récit s’inscrit. Poétique, support et technique ne peuvent s’appréhender séparément. Cela étant, les deux tensions analysées semblent malgré tout transcender les différentes formes, supports et dispositifs techniques pour se retrouver au cœur de toute tentative de raconter, à proprement parler, l’actualité – par opposition aux tentatives de la résumer, la hiérarchiser ou même la rapporter objectivement. Il me semble en tout cas qu’il s’agit là d’une hypothèse féconde à poser à ce stade, en espérant que d’autres travaux de recherche l’explorent plus avant.

Enfin, si cet article s’est centré sur la question de la poétique de différentes formes journalistiques narratives, cette question ne prend pleinement sens que lorsqu’elle est articulée aux pratiques des professionnels de l’information – et à leurs implications éthiques, identitaires ou encore économiques – d’une part, et aux pratiques de réception des publics d’autre part.

Notes

[1] « voice, point of view, character, setting, plot, and/or chronology to report on reality through a subjective filter » (Kobie van Krieken et José Sanders, « What is narrative journalism? A systematic review and an empirical agenda », Journalism, 9 juillet 2019, en ligne : https://doi.org/10.1177/1464884919862056, je traduis).

[2] Marie Vanoost, « Journalisme narratif : proposition de définition, entre narratologie et éthique », Les Cahiers du journalisme, no 25, 2013, p. 152‑53.

[3] « like a novel » (Wolfe, Tom (dir.), The New Journalism, New York, Harper & Row, 1975, p. 21, je traduis).

[4] V. notamment John Bak et Bill Reynolds (dir.), Literary Journalism Across the Globe: Journalistic Traditions and Transnational Influences, Amherst, University of Massachusetts Press, 2011 ; Richard Keeble et John Tulloch (dir.), Global Literary Journalism: Exploring the Journalistic Imagination, New York, Peter Lang, 2012 ; Richard Keeble et John Tulloch (dir.), Global Literary Journalism: Exploring the Journalistic Imagination (Volume 2), New York, Peter Lang, 2014.

[5] Concernant l’histoire de cette forme aux États-Unis, puisque c’est de journalisme narratif américain dont il est question dans cet article, v. notamment Thomas Connery (dir.), A Sourcebook of American Literary Journalism: Representative Writers in an Emerging Genre, New York, Greenwood Press, 1992 ; John Hartsock, A History of American Literary Journalism: The Emergence of a Modern Narrative Form, Amherst, University of Massachusetts Press, 2000 ; Thomas Schmidt, Rewriting the Newspaper: The Storytelling Movement in American Print Journalism, Columbia, University of Missouri Press, 2019 ; Norman Sims, True Stories: A Century of Literary Journalism, Evanston, Northwestern University Press, 2007.

[6] V. Marie Vanoost, « Defining narrative journalism through the notion of plot », Diegesis, vol. 2, no 2, 2013, p. 77‑97.

[7] Raphaël Baroni, L’œuvre du temps : Poétique de la discordance narrative, Paris, Seuil, 2009 ; « Face à l’horreur du Bataclan : récit informatif, récit immersif et récit immergé », Questions de communication, vol. 34, 2018, p. 107-132.

[8] Paul Ricœur, Temps et récit, tome 1 : L’intrigue et le récit historique, Paris, Seuil, 1991, p. 125-135.

[9] Raphaël Baroni, « Face à l’horreur du Bataclan : récit informatif, récit immersif et récit immergé », art. cit., p. 114.

[10] Raphaël Baroni, La tension narrative : Suspense, curiosité et surprise, Paris, Seuil, 2007.

[11] Jean-Michel Adam, Les textes : types et prototypes, Paris, Nathan, 1992.

[12] Meir Sternberg, Expositional modes and temporal ordering in fiction, Bloomington Indiana University Press, 1993.

[13] Raphaël Baroni, « Face à l’horreur du Bataclan : récit informatif, récit immersif et récit immergé », art. cit., p. 114.

[14] Marie Vanoost, « Comment et pourquoi raconter le monde aujourd’hui ? », Sur le journalisme, vol. 8, no 1, 2019, p. 133‑34.

[15] « a powerful means to […] increase the audience’s understanding of society in all its complexities » (Kobie van Krieken et José Sanders, art. cit., je traduis).

[16] Jon Franklin, Writing for Story: Craft Secrets of Dramatic Nonfiction by a Two-Time Pulitzer Prize Winner, New York, Plume, 2002 ; Jack Hart, Storycraft: The Complete Guide to Writing Narrative Nonfiction, Chicago, University of Chicago Press, 2011 ; Alain Lallemand, Journalisme narratif en pratique, Bruxelles, De Boeck, 2011.

[17] Raphaël Baroni, La tension narrative, éd. cit.

[18] Kobie van Krieken et José Sanders, art. cit.

[19] « [t]he narrative shows readers what happened, often in vivid details. Of all of the forms of writing, it is the one that strives to re-create reality for the reader » (James Stewart, Follow the Story: How to Write Successful Nonfiction, New York, Simon et Schuster, 1998, p. 74, je traduis).

[20] « descriptions of the sensory perceptions, emotions, and thoughts of characters » (Kobie van Krieken, « Literary, Long‐Form, or Narrative Journalism », dans The International Encyclopedia of Journalism Studies, Tim Vos et Folker Hanusch (dir.), Hoboken, Wiley-Blackwell, 2019, p. 3, je traduis).

[21] Marie Vanoost, « Defining narrative journalism through the notion of plot », art. cit.

[22] Ce corpus était composé de 32 textes américains et 32 textes francophones, sélectionnés sur les conseils d’experts dans les deux régions comme particulièrement représentatifs de ce que constitue le journalisme narratif. V. Marie Vanoost, « Le journalisme narratif aux États-Unis et en Europe francophone : Modélisation et enjeux éthiques », Thèse de doctorat, Université catholique de Louvain, 2014.

[23] Marie Vanoost, « Comment et pourquoi raconter le monde aujourd’hui ? », art. cit.

[24] Kobie van Krieken et José Sanders, art. cit.

[25] Ibid.

[26] Marie Vanoost, « Éthique et expression de l’expérience subjective en journalisme narratif », Sur le journalisme, vol. 2, no 2, 2013, p. 168.

[27] Marie Vanoost, « Le journalisme narratif aux États-Unis et en Europe francophone : Modélisation et enjeux éthiques », op. cit.

[28] V. notamment Gérard Genette, Figures III, Paris, Seuil, 1972, p. 225-267.

[29] V. notamment Gérard Genette, op. cit., p. 206-224 ; Mieke Bal, « Narration et focalisation : Pour une théorie des instances du récit », Poétique, no 29, 1977, p. 107‑127 ; Alain Rabatel, La construction textuelle du point de vue, Lonay, Delachaux et Niestlé, 1998 ; Raphaël Baroni. « Les fonctions de la focalisation et du point de vue dans la dynamique de l’intrigue », Cahiers de narratologie, no 32, 2017, en ligne : https://doi.org/10.4000/narratologie.7851.

[30] « forms of constituting consciousness » (Monika Fludernik, Towards a ‘Natural’ Narratology, Londres, Routledge, 1996, p. 37, je traduis).

[31] « When her mom came to pick her up for drug court that morning, Stacy Nicholson was still high.

[…]

Stacy and two of her cousins had been holed up for months in this rundown house, shooting crushed-up pain pills. Used syringes littered an end table. Stacy’s mom had kept telling her: Someone in this house is going to die » (je traduis).

[32] « Of all the oxycodone prescribed in America in the first half of last year, 98 percent was dispensed in Florida. According to the state medical examiner’s office, an average of seven Floridians die from prescription drug overdoses every day — more than from car accidents » (je traduis).

[33] « In Judge Farnell’s court in February, Stacy entered what everyone agreed was a fight for her life. She could get better, or she could become one of Florida’s seven a day » (je traduis).

[34] « On any other day, for most of Stacy’s life, a text like that would have been the perfect reason to reach for a pill. But not that day.

On that day, she let herself feel the pain » (je traduis).

[35] « About 500 defendants came to court on Ladies’ Days this year. St. Petersburg Times journalists attended week after week. They interviewed dozens of women. They followed addicts as they bounced between jail and treatment, stayed in abandoned houses, looked for jobs and stumbled toward recovery or relapse.

One woman let the journalists follow her all year » (je traduis).

[36] « This is the story she would tell later » (je traduis).

[37] Un genre américain qui se rapproche de la chronique dans le monde francophone.

[38] « My courtship of Bunny Yeager began last summer when I punched her number into my phone and felt like a nerdy kid asking Gaga out on a date.

I had rehearsed what I was going to say: “Miss Yeager, we grew up in the same neighborhood. I remember the glory days of Miami and have always appreciated your contributions to Florida culture. I wonder, Miss Yeager, how you might feel about the possibility of me visiting you at home and writing a story.” But when she answered I felt 13 again » (je traduis).

[39] Il faut noter ici que si ce choix est minoritaire parmi les textes du corpus, principalement constitué d’articles de journaux quotidiens, il se retrouve plus fréquemment dans des articles narratifs publiés dans des magazines – notamment en raison de consignes éditoriales différentes.

[40] V. Susan Jacobson, Jacqueline Marino, et Robert Gutsche Jr., « The digital animation of literary journalism », Journalism, vol. 17, no 4, 2016, p. 527–546.

[41] « Stories written in a dramatic, narrative fashion, as I tried to write “Black Hawk Down,” typically dispense with the wooden recitation of sources. […] Hyperlinks solved that problem. […] These audio-visual features not only added to the fun of reading the story, but grounded it more firmly in reality » (Mark Bowden, « Narrative Journalism Goes Multimedia », Nieman Reports, 2000, en ligne : https://niemanreports.org/articles/narrative-journalism-goes-multimedia/, je traduis).

[42] Ibid.

[43] David Dowling et Travis Vogan, « Can We “Snowfall” This? Digital longform and the race for the tablet market », Digital Journalism, vol. 3, no 2, 2015, p. 209‑224.

[44] https://www.pulitzer.org/winners/john-branch

[45] Jeremy Rue, cité par David Dowling et Travis Vogan, art cit., p. 213.

[46] « an immersive environment in which […] “our attentional focus is contained: it is directed toward the text in front of us, with minimal distraction.” Although the embedded multimedia elements paradoxically may disperse readers’ attention, they do so in ways that encourage them to dive deeper into the narrative world and thus “to immerse ourselves in whatever we are reading” » (David Dowling et Travis Vogan, art cit., p. 211, je traduis).

[47] Roy Peter Clark, « Snow-blind: The challenge of voice and vision in multi-media storytelling », Poynter, 27 août 2014, en ligne : https://www.poynter.org/reporting-editing/2014/snow-blind-the-challenge-of-voice-and-vision-in-multi-media-storytelling/.

[48] « the sum of all the choices made by the writer that create the illusion that the writer is speaking off the page directly to the reader » (ibid., je traduis).

[49] « quality created by the sum of all the choices made by the designer or artist, the effect of which is a unified way of seeing, as if we were all looking through the same lens » (ibid., je traduis).

[50] https://niemanstoryboard.org/stories/the-washington-post-crosses-a-storytelling-frontier-with-a-new-age-of-walls/

[51] « From eight countries across three continents, this series examines the divisions between countries and peoples through interwoven words, video and sound » (https://www.washingtonpost.com/graphics/world/border-barriers/global-illegal-immigration-prevention/, je traduis).

[52] « highlights the importance of increased linearity in design innovation. Designers have taken seriously the point made by literary critic Sven Birkerts that “if readers are really caught in narrative suspense, eager to find what happens next or emotionally bonded to the characters, they would rather turn pages under the guidance of the author than freely explore a textual network.” » (David Dowling, « Toward a New Aesthetic of Digital Literary Journalism: Charting the Fierce Evolution of the “Supreme Nonfiction” », Literary Journalism Studies, vol. 9, no 1, 2017, p. 110, je traduis).

[53] « the crafted or narrative audio storytelling » (Siobhán McHugh, « How podcasting is changing the audio storytelling genre », Radio Journal: International Studies in Broadcast & Audio Media, vol. 14, no 1, 2016, en ligne : https://ro.uow.edu.au/cgi/viewcontent.cgi?article=3366&context=lhapapers, p. 5, je traduis).

[54] Ibid.

[55] Jennifer O’Meara, « “Like Movies for Radio”: Media Convergence and the Serial Podcast Sensation », Frames Cinema Journal, vol. 8, 2015, en ligne : http://framescinemajournal.com/article/like-movies-for-radio-media-convergence-and-the-serial-podcast-sensation/.

[56] Siobhán McHugh, op. cit.

[57] Jilian DeMair, « Sounds Authentic: The Acoustic Construction of Serial’s Storyworld », dans The Serial Podcast and Storytelling in the Digital Age, Ellen McCracken (dir.), New York et Londres, Taylor et Francis, 2017, p. 24‑36 ; David Dowling et Kyle Miller, « Immersive Audio Storytelling: Podcasting and Serial Documentary in the Digital Publishing Industry », Journal of Radio & Audio Media, vol. 26, no 1, 2019, p. 167‑184.

[58] « This conversation with Rabia and Saad, this is what launched me on this year long ‒ “obsession” is maybe too strong a word ‒ let’s say fascination with this case. By the end of this hour, you’re going to hear different people tell different versions of what happened the day Hae Lee was killed. But let’s start with the most important version of the story, the one Rabia told me first. And that’s the one that was presented at trial » (je traduis).

[59] « So three, four months after I first sat down with Rabia, I had become fixated on finding Asia. […] Because the whole case seemed to me to be teetering on her memories of that afternoon. I have to know if Adnan really was in the library at 2:36 PM.

Because if he was, library equals innocent. It’s so maddeningly simple. And maybe I can crack it if I could just talk to Asia » (je traduis).

[60] « distinctive presence » (Jennifer O’Meara, op. cit., je traduis).

[61] « When I first met Adnan in person, I was struck by two things. He was way bigger than I expected […]. And the second thing, which you can’t miss about Adnan, is that he has giant brown eyes like a dairy cow. That’s what prompted my most idiotic lines of inquiry. Could someone who looks like that really strangle his girlfriend? Idiotic, I know » (je traduis).

[62] Mia Lindgren, « Personal narrative journalism and podcasting », The Radio Journal – International Studies in Broadcast & Audio Media, vol. 14, no 1, 2016, p. 23‑41.

[63] « absorbing nonfiction through transparent journalism featuring self-reflexive metanarrative » (David Dowling et Kyle Miller, art. cit., je traduis).

[64] « the production of news in a form in which people can gain first-person experiences of the events or situation described in news stories » (Nonny de la Peña et al., « Immersive Journalism: Immersive Virtual Reality for the First-Person Experience of News », Presence: Teleoperators and Virtual Environments, vol. 19, no 4, 2010, p. 291, je traduis).

[65] « virtual reality experience » (https://www.youtube.com/watch?v=23Qp7PojJd4, je traduis).

[66] « where the act of being immersed in it makes the story richer and more compelling than it would be any other way » (Tom Jones, « The Washington Post’s latest: an animated film about an elementary school shooting », Poynter, 29 avril 2019, en ligne : https://www.poynter.org/tech-tools/2019/the-washington-posts-latest-an-animated-film-about-an-elementary-school-shooting/, je traduis).

[67] Céline Ferjoux et Émilie Ropert Dupont, « Journalisme immersif et empathie : l’émotion comme connaissance immédiate du réel », Communiquer. Revue de communication sociale et publique, no 28, 2020, en ligne : https://doi.org/10.4000/communiquer.5477.

[68] Angelina Toursel et Philippe Useille, « Le reportage immersif : une expérience paradoxale du réel et de la vérité ? », Recherches en Communication, vol. 51, 2020, p. 108.

[69] « Reporter-led narratives » et « character-led narratives » (Sarah Jones, « Disrupting the narrative: immersive journalism in virtual reality », Journal of Media Practice, vol. 18, no 2‑3, 2017, p. 179.)

[70] Toursel et Useille, art. cit., p. 111.

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Auteur

Marie Vanoost est chargée de cours invitée à l’UCLouvain, l’UNamur et SciencesPo Rennes. Ses recherches actuelles portent sur la réception de l’information, et en particulier du journalisme narratif, ainsi que sur le développement de formes journalistiques innovantes. Sa recherche doctorale était consacrée à la proposition d’une modélisation du journalisme narratif, ainsi qu’à l’analyse des enjeux éthiques propres à ce type de journalisme, tant en Europe francophone qu’aux États-Unis.

Elle a contribué aux ouvrages Le transmédia, ses contours et ses enjeux (Presses universitaires de Namur, 2020)  Les Mooks : espaces de renouveau du journalisme littéraire (L’Harmattan, 2017) et En immersion : pratiques intensives du terrain en journalisme, littérature et sciences sociales (Presses universitaires de Rennes, 2017)Elle a également publié ses travaux dans les revues Poetic Today, Literary Journalism Studies, DIEGESIS, Communication, Recherches en Communication, Sur le journalisme, Cahiers de narratologie et Cahiers du journalisme.

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