Le manège radiophonique de Michel Butor

MICHEL BUTOR, lisant. « Il en fait trop : non seulement le théâtre, mais le roman, non seulement les invectives, mais les chansons, les petites épopées, mais le promontoire du songe ; non seulement la littérature, mais le dessin. Il finira par nous prendre toute la place ! […]

Il écrit trop : les volumes s’accumulent, les éditions prolifèrent, fourmillent de notes ; on ne peut plus suivre. »

DAVID COLLIN. Est-ce que Michel Butor se reconnaît […] dans ce portrait critique et caricatural, pourrait-on dire ?

MICHEL BUTOR. Oui, je me reconnais, bien sûr. Il y a beaucoup de choses qu’on a dites de moi là-dedans. Seulement, évidemment, j’ai beaucoup moins écrit que Hugo. J’ai énormément écrit, ça, je le reconnais [Rire de David Collin]. J’avoue, j’avoue. Mais ce n’est rien à côté de ce qu’il a écrit. Incroyable, la quantité de textes qu’il a produits, avec des tas de versions. Donc, je suis une petite nature à côté de lui [1].

 

Ainsi s’exprime Michel Butor lors de la toute dernière émission réalisée avec lui à la Radio Suisse Romande, consacrée à l’anthologie qu’il vient de publier sur Hugo, quatre mois environ avant son décès survenu le 24 août 2016 [2]. « L’écriture poulpe », qui sert d’exergue à cette anthologie, et dont il lit ici un extrait, est une sorte d’inventaire des propos vindicatifs tenus à l’égard de Hugo, dont Butor admet volontiers qu’ils le décrivent lui aussi – comme si la publication de son anthologie était une sorte d’écho envoyé à celui qui disait « Ego Hugo ». Ce qui est tout à fait surprenant, cependant, c’est la façon dont Butor se présente en écrivain beaucoup moins prolifique, et en « petite nature » par rapport à son aîné – cette modestie ne servant pas à dissimuler l’orgueil qu’il y aurait à s’y égaler. Butor affirme bien une différence entre l’auteur des Châtiments et lui-même, qu’attestent maintes autres attitudes – et en particulier son refus de devenir « le vers personnellement » (selon l’expression de Mallarmé [3]), pour n’adopter qu’une versification minimale et facilement attaquable par ses défauts apparents (au regard d’une tradition qui ne considère une suite de syllabes comme un vers que si elle a un aspect incantatoire et musical).

Mais tout de même : « petite nature » ! Certes, l’œuvre de Butor est « relativement courte » ! Les Œuvres complètes, coordonnées par Mireille Calle-Gruber, ne réunissent jamais que douze volumes ! – et qu’est-ce que c’est que cet auteur qui ne sait pas compter jusqu’à 20 ? pour paraphraser Prévert. Reste que les volumes comptent plus de mille pages chacun, que leur format est imposant, et qu’il vaut mieux les manipuler sur un lutrin. Par ailleurs, Butor avait lui-même indiqué que des œuvres dites « complètes » ne pouvaient au fond jamais véritablement l’être – parce qu’il manque toujours des textes oubliés, ou retrouvés par la suite, ou des variantes non données [4].

Or cette remarque générale était particulièrement pertinente dans son cas, puisque manquaient dans ses œuvres complètes non seulement les entretiens et la correspondance, mais bien d’autres éléments encore, dont l’immense domaine des livres d’artistes – avec ses centaines et ses centaines de titres réalisés avec des centaines de collaborateurs – ces livres adoptant les formats, les dispositions typographiques et les supports les plus divers. En voici quelques exemples parmi beaucoup d’autres, qui laissent apparaître au premier regard la difficulté à les intégrer dans des volumes papier – leur singularité ne leur permettant pas d’être ramenés à de simples pages uniformes.

Doc. 1 ‒ Quatre livres d’artistes auxquels a participé Michel Butor. De gauche à droite et de haut en bas : 1. Michel Butor & Jacques Clerc, Deux stèles, métal gravé, 2000, détail 2. Michel Butor & Georges Badin, Liens d’amitié, carton, bois, ficelle, rectangle de toile peinte, texte manuscrit de Butor, 2002 3. Michel Butor et Jean-Luc Parant, L’Échelle des yeux, feuilles de papier sur résine dans un boîtier en résine, textes manuscrits à l’encre noire de Butor et œuvres graphiques au crayon de couleur, 1998 4. Michel Butor, Cinq rouleaux de printemps, boîte de bois pourvue d’un fermoir et de deux charnières portant des inscriptions pyrogravées et contenant 5 rouleaux de papier couché imprimés dans 5 couleurs différentes numérotés de 1 à 5, Arches éditeur, 1993. Photographies et montage : Patrick Suter.

Dans ces conditions, il n’est pas étonnant qu’après la publication des Œuvres complètes, Michel Butor ait plusieurs fois évoqué de futurs volumes d’Œuvres complémentaires. Et si ces volumes n’ont certes pas vu le jour, les Cahiers Butor, dirigés par Mireille Calle-Gruber, peuvent apparaître comme leur (première) réalisation – dont le volume initial a désormais paru, consacré aux « compagnonnages de Michel Butor » :

Doc. 2 ‒ Cahiers Butor. Vol. 1 : Compagnonnages de Michel Butor, sous la dir. de Mireille Calle-Gruber, Jean-Paul Morin & Adèle Godefroy, Paris, Hermann, 2019.

L’incomplétude des Œuvres complètes est par ailleurs d’autant plus frappante qu’il y manquait aussi tout le domaine sonore : les collaborations avec Henri Pousseur depuis Votre Faust dans les années 1960 jusqu’à Vues et voix planétaires en 2006, ainsi que les concerts-dialogues avec des musiciens : Dialoque avec 33 variations de Ludwig van Beethoven sur une valse de Diabelli (avec Marcelle Mercenier ou Jean-François Heisser [5]), ou Stravinsky au piano (avec Jean-François Heisser et Georges Pludermacher) – dont seuls les textes de Butor sont repris dans le « Grand Œuvre ».

Et, dans ce domaine, il manquait aussi non les œuvres pensées spécialement en relation avec la radio – que l’on connaît généralement sous la forme des livres publiés chez Gallimard (Réseau aérien, sous-titré Texte radiophonique, et 6 810 000 litres d’eau par seconde, sous-titré étude stéréophonique, qui figurent bien dans les volumes centraux des Œuvres complètes intitulés Le Génie du lieu) – mais leurs différentes réalisations radiophoniques (parfois en d’autres langues que le français) qui en constituent elles aussi les versions originales, les premières proposant de multiples trajets à l’œil, alors que les secondes sont des œuvres à écouter les yeux fermés. De telles réalisations requéraient des recherches spécifiques sur le médium radiophonique et sur les expérimentations particulières qu’il rend possibles, qui ouvrent un autre domaine des œuvres de Butor, perceptible non par la vue, mais par l’ouïe.

Doc. 3 ‒ Michel Butor, Réseau aérien, texte radiophonique, Paris, Gallimard, 1962.

Doc. 4 ‒ Michel Butor, 6 810 000 litres d’eau par seconde, étude stéréophonique, Paris, Gallimard, 1965.

Le domaine sonore comprend d’ailleurs des centaines d’émissions radiophoniques, avec de très nombreux entretiens, mais aussi de très nombreuses expérimentations de natures diverses, cachées dans les archives de diverses radios, qu’il fallait explorer. « J’aime la musique parce que j’ai des oreilles, et j’aime la peinture parce que j’ai des yeux », affirmait Butor dans « Bonsoir », une émission télévisuelle grand public dont il était l’invité le 6 avril 1987 sur la TSR (Télévision suisse romande). Et il est clair qu’il n’a eu de cesse de pousser l’exercice de la littérature non seulement du côté du visible (livres d’artistes, typographie, etc.), mais aussi du côté de l’audible, selon une pratique qui explore sans cesse les propriétés proches à chaque médium, tout en développant des œuvres qui ne pourraient être véritablement complètes qu’en rendant compte de leur caractère intermédial.

Or si les œuvres écrites de Butor ont été largement explorées, si les livres d’artistes ont fait l’objet d’une attention de plus en plus grande depuis une trentaine d’années – avec l’organisation de nombreuses expositions qui ont permis à un public plus large d’être informés de leur existence –, si la relation de Butor à la musique a été étudiée – en particulier par Marion Coste [6] –, le vaste domaine de la radio est resté largement dans l’ombre. Et c’est pour le découvrir un peu mieux – et parfois pour lever le voile sur des pratiques cachées – que ce numéro a été pensé.

*

Réseau aérien, la première œuvre radiophonique de Butor, publiée en 1962 et diffusée le 16 juin de la même année, quelques mois après la sortie de Mobile, invitait ses auditeurs à faire le tour du globe terrestre en un jour ou deux. À vrai dire, il en faudrait bien plus pour arpenter la logosphère [7] que forment virtuellement les émissions de Butor envoyées dans l’espace depuis les années 1950. En France, Butor a été au rendez-vous de toutes les grandes émissions de poésie, de création, de musique et d’entretiens de la deuxième moitié du siècle, de Poésie ininterrompue à Poésie sur parole et Surpris par la poésie, de l’Atelier de création radiophonique à Nuits magnétiques, des grands entretiens des années 1960 et 1970 à Radioscopie et à la série À voix nue – qui accueille début 1990 une rediffusion de ses entretiens de 1976 avec Camille Bryen, et fin 2000 des entretiens avec Frédéric-Yves Jeannet, conçus comme une suite de leur livre à deux voix, De la distance, publié dix ans plus tôt. Ainsi en va-t-il également en Suisse, où Michel Butor a été invité dans Empreintes, Dimanche littéraire, Silhouette, Livre à vous, Dossier : littérature, Espaces imaginaires, Mémoires de la musique, Carré d’arts, Plume en liberté, Entre les lignes, ou encore Musique en mémoire. L’inventaire que vient d’ajouter Henri Desoubeaux à son Dictionnaire Butor en ligne référence 529 émissions jusqu’à sa mort – un corpus dont on remarquera que les émissions de « théâtre radiophonique » ou « dramatiques » brillent par leur absence, absence révélatrice du refus d’en écrire qui a été celui de l’écrivain. C’est que, pour lui, la radio ne pouvait être le lieu d’accueil d’un art ancien : il s’agissait soit de l’utiliser avec ses propriétés habituelles (pour les entretiens, qui constituent les cas les plus fréquents), soit d’explorer les virtualités propres à ce médium nouveau (dans une perspective de création radiophonique).

Dans ce numéro, nous ne pourrons évoquer qu’une toute petite partie de ces productions, en compagnie d’une part de lecteurs et spécialistes bien connus de l’écrivain, d’autre part des compagnons de création que furent le compositeur et musicologue Jean-Yves Bosseur et la productrice franco-australienne Kaye Mortley. Voici cependant deux remarques générales qui peuvent amorcer notre voyage dans cette logosphère.

La première concerne l’attrait de Butor pour la radio : « Quand on écoute la radio, on écoute le monde », dit-il en 2002 à des étudiantes allemandes venues l’interroger [8]. Et, en effet, quand on écoute la radio, on écoute le proche mais aussi le lointain, avec la conscience des distances, des lieux, des espaces… La figure idéale de ce Butor-là, c’est le Roi-Lune d’Apollinaire, convoqué dans Centre d’écoute et déjà présent dans l’ombre de Réseau aérien – ce personnage qui, en actionnant des touches sur un clavier, entend les bruits, les musiques et les ambiances de lieux un peu partout sur la planète. Mais c’est aussi, bien sûr, le génie du lieu, qui n’a pas seulement des yeux pour voir mais aussi des oreilles pour entendre. Et, à cet égard, il est significatif que dans les Œuvres complètes, composées avec la collaboration de l’écrivain, Réseau aérien et 6 810 000 litres d’eau par seconde rejoignent la série des cinq volumes initialement regroupés sous cet archititre – série où figure Boomerang (1979), dont Kaye Mortley évoque dans ce numéro la sorte de version contractée et sonorisée qu’elle en a réalisée en 1985, avec la collaboration active de Butor, pour une émission de l’Atelier de création radiophonique sur France Culture. Or si la colonne vertébrale de l’œuvre de Butor est bien la série Le Génie du lieu (1958-1996), qui a donné son titre aux volumes centraux des œuvres complètes (V-VII), la radio a figuré au nombre des instruments utilisés pour représenter et mieux connaître les mondes étudiés.

À cet égard, on pourra s’interroger sur l’écart entre le volume considérable d’émissions de Butor (ou avec sa participation) diffusées sur des ondes françaises et suisses, et la quasi-absence des lieux français et suisses « représentés » dans ces émissions – à l’exception de l’arc lémanique ou de Genève, et de ce lieu particulier qu’est la maison de l’écrivain, qu’elle s’appelle « Aux antipodes » (à Nice) ou « À l’écart » (à Lucinges en Haute-Savoie, 1989-2016). La radio peut-elle être utilisée par Butor comme un instrument pour montrer ses lieux de vie et de travail, et son rapport particulier aux frontières ? Peut-être, et, dans cette perspective, il faudrait s’intéresser à certaines émissions-portraits de l’écrivain comme Le Bon plaisir de Michel Butor en 1985 (Genève, Venise, Nice) ou l’Atelier de création radiophonique de 1998 : Le tour du monde en quatre-vingts minutes (Lucinges). Mais, d’un autre côté, l’importance très relative, dans ces émissions, des lieux où a habité Butor cadre bien avec le projet du Génie du lieu, qui a pour particularité d’explorer littérairement des lieux autres, dans lesquels les ports d’attache ne jouent qu’un rôle secondaire – comme dans Transit A et Transit B (1992), qui débutent respectivement à Paris (la ville natale) et à Genève (la ville de l’activité professionnelle).

La deuxième remarque concerne ce qu’on peut appeler le défi créateur de la radio pour Butor. Le volet radiophonique est bel et bien un volet de ses recherches sur le livre, qu’il présente en 1967 comme le complément logique, du côté sonore, de ses expériences du côté visuel : « Si je suis venu à la radio c’est à cause d’une réflexion sur le livre. J’avais fait des livres où peu à peu les éléments visuels de la littérature devenaient de plus en plus importants […] Il était passionnant pour moi de trouver un endroit où on pouvait expérimenter des textes sans que cet élément visuel de la littérature intervînt du tout [9]. » Or le défi que Butor a rencontré dans le domaine du livre imprimé, le défi de « l’interdiction du retour en arrière [10] », dont il parle dans « Le livre comme objet » (1962) à propos du livre de consommation courante, donné à lire du début à la fin, la radio le lui présente avec encore plus de poids que l’obstacle ici est technique – du moins si l’on pense à la radio qu’a connue Butor jusque dans les années 1990, celle qu’on écoutait sans pouvoir mettre en pause, ni revenir en arrière, ni naviguer à sa guise comme aujourd’hui dans des fichiers audio numériques. Mais comment, dès lors, remplacer l’écoute linéaire par une écoute-promenade, comme il le propose pour la lecture dans ses livres imprimés après Mobile ? Ce défi est au cœur des deux livres radiophoniques des années 1960, dont les versions imprimées et diffusées ne peuvent concrètement pas avoir le même mode d’emploi.

Comment faire par ailleurs dans un domaine – celui des émissions parlées – où le « fil du discours », dialogué le plus souvent, est vital à l’intelligibilité du propos ? Il serait ici intéressant de voir si Butor, dont le premier livre-entretien est un livre issu d’entretiens radiophoniques [11], se laisse toujours aller ou non aux habitudes médiatiques de ses contemporains, au « conformisme » qu’il combat ailleurs, ou s’il ne cherche pas parfois à travailler ce « fil du discours » lui-même, qui est aussi en réalité, bien plus qu’un fil de pensée, un flux sonore, capable de bruit, de musique, de silence, un « objet » dont la physique est aussi intéressante à étudier que la physique des livres.

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Quel est le rôle du domaine radiophonique dans l’entreprise de Butor ? De manière générale, ce serait une erreur que de considérer les éléments non intégrés dans les Œuvres complètes comme secondaires par rapport à ceux qui y figurent, même si les multiples volumes d’entretiens et la correspondance n’y ont pas été retenus et peuvent paraître périphériques. Un autre critère décisif a déterminé l’étendue du Grand Œuvre, qui ne pouvait intégrer que l’ensemble des éléments publiables dans le cadre de tomes en forme de codex – les livres d’artistes et les œuvres sonores étant au contraire non publiables dans ce contexte du fait de leur recours à d’autres médias ou à d’autres supports. Certes, la plupart des textes figurant dans les livres d’artistes ont été inclus dans les trois volumes consacrés à la poésie (t. IV, IX & XII) après l’avoir été dans des recueils et parfois même des recueils de recueils ; mais il est clair que ce sont les livres d’artistes en tant que tels – et non seulement les textes qu’ils contiennent – qui apparaissent comme un extraordinaire terrain d’expérimentation agissant au cœur de l’œuvre, et nullement seulement dans ses entours.

Or il en va de même du domaine radiophonique, qui offre comme une porte d’entrée dans la profondeur de l’œuvre. À l’intérieur de ce domaine, certes, on serait tenté de distinguer deux régions : celle des expérimentations radiophoniques à proprement parler, et le vaste ensemble des entretiens dont le statut équivaudrait à celui de leurs homologues écrits. Mais, malgré l’absence de ces derniers dans les Œuvres complètes, on sait quel cas Butor faisait de l’entretien, qu’il considérait comme un genre littéraire à part entière, en rappelant à l’occasion le rôle précurseur des Conversations avec Goethe d’Eckermann [12]. Par ailleurs, du fait de la prééminence de la voix, il est possible d’observer un Butor à l’œuvre à la radio, en plein work in progress, et ceci sur le plan aussi bien artistique que critique – les limites entre ces deux plans étant souvent imprécises et fréquemment franchies. En témoignent les contributions réunies dans ce numéro.

Dans une présentation synthétique des collaborations radiophoniques de Butor, Henri Desoubeaux suggère que la radio suscite ou révèle son extrême attention au domaine sonore en général – à la musique, bien sûr, mais aussi aux sonorités d’une ville comme Venise ou aux cris des animaux. En même temps, la radio met en évidence d’une part la remarquable capacité d’improvisation de Butor, que les livres imprimés ne peuvent présenter qu’en figeant leurs résultats [13], d’autre part sa capacité à comprendre les spécificités d’un medium particulier non lié à l’écriture (bien qu’enregistré). Or cette attention n’est pas seulement médiale et ne se limite pas à un seul média à la fois. Céline Pardo met justement en évidence l’acuité intermédiale de Butor, qui ne se limite pas à trouver des équivalents sonores d’un texte comme L’Œil des Sargasses. La compréhension intime d’un médium qui ne permet guère l’anticipation des paroles à venir, mais dans lequel le surgissement de cette parole est essentiel, est en effet de la plus haute importance pour manifester l’un des éléments fondamentaux de la musique : les répétitions, qui contribuent à leur tour à l’émergence de séries d’images mentales. Quant à Marion Coste, elle étudie la manière dont Butor, en compagnie du compositeur René Koering, souligne la complémentarité des différents médias en explorant dans Centre d’écoute ce que la page graphique ne peut faire apparaître : le timbre de la voix – d’une seule voix –, modifié tout au long d’une séquence radiophonique, surgissant dans l’espace et l’emplissant de façon continuellement nouvelle.

En étudiant les réalisations effectuées sur les ondes des chaînes allemandes de La Gare Saint-Lazare et de Description de San Marco dans les années 1960, Ludger Scherer observe comme il est difficile de saisir pleinement les spécificités du travail radiophonique de Butor dont il était question plus haut. En l’absence d’une collaboration avec l’auteur, des habitudes prennent vite le dessus dans le cadre des mises en onde, comme l’introduction de musiques non pertinentes – alors que certains choix avant-gardistes apparaissent avec le recul comme relevant de la mode plus que de la nécessité. La profondeur du travail de Butor sur la radio apparaît ici en creux, par son absence (relative) dans la réalisation – lorsque la « fête » est réalisée « en son absence », pour paraphraser une section de Boomerang.

Cette conscience singulière des propriétés du medium radiophonique, Pierre-Marie Héron la met à son tour en exergue dans les entretiens que mène Butor avec Camille Bryen – l’écrivain n’étant plus ici l’interviewé mais l’intervieweur. En portant son dévolu sur Camille Bryen, Butor choisit certes de s’entretenir avec un peintre, mais surtout avec une voix qui prend l’exact contre-pied des conventions radiophoniques, et qui devient ainsi remarquable – voix criarde et nasale que l’on pourrait aisément prendre pour celle d’une femme. Dans ces émissions, Butor montre qu’il maîtrise à merveille les codes de l’enquête et du reportage, qu’il s’amuse à parodier en explorant des modalités radiophoniques diverses. Cependant, au-delà de la parodie, c’est également le travail spéculaire de Butor qui impressionne, qui incite l’auditeur à prendre conscience du fait qu’il écoute un livre sonore.

Interrogeant une série d’émissions d’une durée totale de dix-huit heures environ, réalisées pour France Culture par Michel Butor en compagnie de René Koering, Jean-Yves Bosseur explore la façon dont Butor organise minutieusement l’alternance apparemment « naturelle » de plages musicales et de conversations, en s’appuyant sur une combinatoire permettant de relier les pièces musicales diffusées et les titres de ses propres œuvres. Ce faisant, il plonge en quelque sorte au cœur de l’improvisation butorienne, dont Butor a certes souvent indiqué qu’elle était soigneusement préparée, mais sans indiquer selon quelles procédures. Il en ressort que ces improvisations n’eussent pas été possibles sans ce centre combinatoire qui en était le garant, et qui laisse la parole s’étendre à partir et autour de lui.

En ayant d’emblée opté non pour la rédaction d’un article mais pour la réalisation d’un documentaire sonore dans lequel elle évoque quelques-unes des émissions qu’elle a réalisées avec Michel Butor pour France Culture et pour ABC (une radio australienne), Kaye Mortley cite tout d’abord deux émissions où elle a sollicité Butor pour évoquer des éléments dont il n’a jamais parlé (les manèges), ou qu’il ne connaît que très imparfaitement (la tonte des moutons australiens). Or ce qui est remarquable, c’est la manière dont Butor relie différentes sphères sémantiques et révèle derrière les éléments contingents leur contenu mythique latent : le manège cache en lui-même le voyage extraordinaire, tandis que la tonte des moutons équivaut à la quête de la toison d’or. Chaque élément appartenant à une série est ainsi relié à un correspondant allégorique ou mythique, non dans un système fermé, mais selon un processus de constante expansion. Kaye Mortley propose ensuite la réalisation radiophonique de Boomerang évoquée plus haut, qui déploie cette œuvre monumentale en faisant éclore les sons suggérés – mais tus – par ces pages. Et, alors que les aborigènes jouent un rôle essentiel dans ce volume australien, l’on se met à rêver au fait que les séries butoriennes – empruntées à la musique sérielle, mais pour distribuer des fragments de texte –, étaient peut-être le seul moyen pour inclure dans un livre quelque chose des classes totémiques aborigènes qu’évoque Philippe Descola [14], qui ont paru si incompréhensibles aux Européens.

À l’écoute de l’ensemble des émissions auxquelles a participé Michel Butor à la Radio Télévision Suisse, Patrick Suter montre pour sa part combien les différentes figures de Butor (le critique, l’écrivain, le collaborateur, etc.), sans êtres nullement confondues les unes avec les autres, permettent des passages de l’une à l’autre. Sans jamais se soustraire au rôle qu’il doit tenir dans telle ou telle émission particulière, Butor peut changer de registre, les différentes lignes qu’il conduit pouvant bifurquer comme lors de changements de tonalités ou de transpositions. La radio, qui permet de capter le direct, est le lieu même où peuvent être parfois saisis les vases communicants entre les différentes pièces du laboratoire de Michel Butor – et ce lieu où les différents genres qu’il pratique cessent d’être perçus contradictoirement.

Quant à Mireille Calle-Gruber, qui a connu Michel Butor comme peu de ceux qui l’ont côtoyé, elle décèle admirablement cela même qui est caché sous les masques par lesquels Butor tente de se préserver. Alors que Jean Roudaut avait pu louer Madeleine Santschi d’avoir su mener dans Voyage avec Michel Butor un livre d’entretiens où Butor ne se dérobait pas [15], la directrice des Œuvres complètes et des Cahiers Butor sait déceler les multiples niveaux de significations de ce qu’elle nomme à juste titre des figures de rhétorique, dont la fréquence à elle seule suffirait à constituer des indices de leur importance. Il arrive que dans une seule figure – fût-elle non verbale, comme le rire, que Jean Roudaut qualifiait jadis de « méphistophélique » –, de nombreuses attitudes de Butor se condensent, et qu’à travers elle les différents pièces du mobile-Butor communiquent.

Et peut-être le grain de la voix que donne à entendre la radio permet-il de saisir le gyroscope ou le manège de Michel Butor, avec leurs axes centraux et les mondes qui tournent autour et entrent en relation, réunissant la joie de l’enfant et celle de l’octogénaire, le proche et le lointain, le simple et le complexe, le concret et l’abstrait, le poète et l’artisan, l’intellectuel et l’artiste – et bien d’autres éléments éloignés. Dans ce qui est désormais une fête en son absence, mais que la radio continue de rendre présent.

Notes

[1] « Interview de Michel Butor, écrivain, à propos de son ouvrage Hugo (Éd. Buchet-Chastel, 2016) », Entre les lignes, Radio Suisse Romande, Espace 2, 04. 04. 2016, 55 min 39 sec. Participants : Michel Butor (interviewé), David Collin (intervieweur), Jean-Marie Félix (présentateur).

[2] Michel Butor, Hugo. Pages choisies, Paris, Buchet-Chastel, « Les auteurs de ma vie », 2016.

[3] Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes, éd. établie par Bertrand Marchal, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, 2003, p. 205.

[4] Michel Butor, « Problématique des œuvres complètes », in Œuvres complètes de Michel Butor, sous la dir. de Mireille Calle-Gruber, Paris 2006-2010, vol. XII, p. 1069 sq.

[5] Voir la version avec Jean-François Heisser disponible sur le site du Collège de France : https://www.college-de-france.fr/site/carlo-ossola/course-2012-03-02-17h00.htm [consulté le 12 octobre 2021].

[6] Marion Coste, Une leçon de musique donnée aux mots. Les collaborations de Michel Butor avec Ludwig van Beethoven et Henri Pousseur, Paris, Presses Sorbonne nouvelle, 2017.

[7] Néologisme proposé par Bachelard en 1949 dans « Rêverie et radio », une conférence donnée au Centre d’Études radiophoniques (Paris), pour qualifier la circulation permanente de paroles en suspension autour du globe, portées par les ondes de la radio. Texte de la conférence publié dans La Nef, février-mars 1951, p. 14-20, repris dans Le Droit de rêver, Paris, PUF, 1970, « À la pensée », p. 174-179.

[8] V. Angelika Baur et alii, « “Quand on écoute la radio, on écoute le monde”… Entretien avec Michel Butor », in Aventures radiophoniques du Nouveau Roman, Pierre-Marie Héron, Françoise Joly, Annie Pibarot (dir.), Rennes, PUR, « Interférences », 2017, p. 71-76.

[9] Propos de Butor dans un débat radiophonique sur « L’univers sonore », in Dix ans de création dans les lettres et les arts, France Culture, 28 janvier 1967.

[10] Michel Butor, « Le livre comme objet », in Répertoire II, Paris, Gallimard, 1964, p. 108.

[11] Allusion aux entretiens avec Georges Charbonnier, diffusés sur France-Culture en 12 émissions pluri-hebdomadaires de 20 mn du 30 janvier au 26 février 1967, publiés chez Gallimard la même année dans une version fortement recomposée.

[12] « Problématique des œuvres complètes », in Œuvres complètes de Michel Butor, op. cit.

[13] Voir le vol. XI des Œuvres complètes : Improvisations.

[14] Voir Philippe Descola, Par-delà Nature et Culture, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », 2005, p. 211 sq.

[15] « À propos de Michel Butor , écrivain. – 1. Portrait de Miche Butor, par Vahé Godel. – 2. L’œuvre aujourd’hui, par Jean Pache. – 3. Entretien avec Madeleine Santschi : À propos de son livre Voyage avec Michel Butor » (Éd. L’Âge d’Homme), Dimanche littéraire, Deuxième Programme, 20 février 1983, 1h 31 min 42 sec. Participant·e·s : Madeleine Santschi, Michel Butor (interviewé·e·s), Jean Roudaut, Vahé Godel, Jean Pache (commentateurs).

Auteurs

Pierre-Marie Héron, ancien membre de l’Institut universitaire de France, est professeur de littérature française à l’université Paul-Valéry Montpellier 3. Il y mène depuis de nombreuses années des recherches sur les écrivains et la radio en France (XXe et XXIe siècles), au sein du Rirra21. Derniers titres parus : Aventures radiophoniques du Nouveau Roman (PUR, 2017) ; Poésie sur les ondes (PUR, 2018) ; L’entretien d’écrivain à la radio (France, 1960-1985) (Komodo 21, 2018) ; Atelier de création radiophonique (1969-2001) : la part des écrivains (Komodo 21, 2019) ; Nuits magnétiques (1978-1999): la part des écrivains  (Komodo 21, 2021).

Patrick Suter est professeur de littératures de langue française contemporaines à l’Université de Berne et écrivain. Il a interrogé les relations entre presse et littérature de Mallarmé à Rolin (en passant par Butor) : Le journal et les Lettres, MētisPresses, 2 vol. Il a codirigé des ouvrages collectifs sur Robert Pinget, sur Georges-Arthur Goldschmidt, sur l’interculturalité et sur la poétique des frontières (Poétique des frontières. Une approche transversale des littératures de langue française, MētisPresses, 2021). Ses publications sur Butor tournent principalement autour de la frontière et des formes du livre, avec notamment : « Butor et le livre-installation » (2013) et « Par-delà les frontières du codex » (2017). Avec Mireille Calle-Gruber, il codirige le deuxième volume des Cahiers Michel ButorMichel Butor et les peintres, dans lequel il coordonne le dossier « Lire les livres d’artistes » (parution au printemps 2022).

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Il en fait trop ! Place de la radio dans l’œuvre et la vie de Michel Butor


En examinant la production d’émissions de radio avec Michel Butor, la première chose qui saute aux yeux est son abondance. En effet, de 1956 à sa mort, en 2016, ce sont, grosso modo, pas moins de 520 émissions radiophoniques auxquelles il participe ou dont il est l’objet. On peut dire par ailleurs que ces émissions sont de trois sortes : de type entretien, les plus nombreuses mais aussi les plus diverses, par leur longueur, leur importance, leur objet ; de type lecture de textes ou de poèmes ; de type création radiophonique enfin, les plus originales mais aussi les moins nombreuses. L’essentiel reste que Michel Butor a su comme nul autre faire de la radio un pan entier de son œuvre, qu’il en a tiré des écrits bien sûr, mais surtout qu’il a su faire de ce mode d’expression un instrument à sa mesure.

In examining the production of the radio broadcasts with Michel Butor, the first thing that jumps out is its abundance. In fact from 1956 until his death in 2016 there is no less than 520 radio broadcasts in which he takes part or of which he is the subject. We can say that these broadcasts are of three kinds : those of type interviews, the most numerous and the most diverse by their lenght, their importance, their subject ; the type reading of texts or poems and those of radiophonique creations, the most original but least numerous. The essiential remains that Michel Butor knew as no one else how to make of the radio a whole part of his body of work, that he drew from it writings of course but mainly that he has been capable of making this mode of expression a tool for his unique talent.


Texte intégral

Comme il le disait de Victor Hugo dans l’un de ses derniers livres : il est partout, il en fait trop [1]. En matière de livres, Michel Butor a tout pratiqué : les romans, les recueils de poésie, les essais, les anthologies (les siennes et celle de Hugo que je viens de citer), les catalogues de peinture, les textes en étroite relation avec la musique, les suites inclassables, les très nombreux livres d’artiste, les livres à plusieurs mains, etc. Cependant, dans le domaine de l’expression non plus écrite mais orale, il s’est également illustré de multiples manières, et notamment à travers la radio.

Son goût pour la radio remonte sans aucun doute à l’enfance, ou tout au moins à l’adolescence, c’est-à-dire à une époque où la radio occupait une place tout à fait privilégiée et importante comme moyen de diffusion de la pensée. Privilégiée, car c’est à ce moment que ce média entre véritablement dans sa première maturité et concurrence l’écrit de façon très évidente (au début des années 50, les postes de radio ont envahi les foyers de la plupart des Français) ; et importante, car des philosophes comme Gaston Bachelard [2], mais aussi des écrivains – et non des moindres – se sont déjà illustrés dans la réalisation d’œuvres et d’entretiens pour la radio.

Tel est le cas en particulier de l’un d’entre eux, Paul Claudel, dont les 41 entretiens avec Jean Amrouche datent de 1951-1952 [3]. C’est un écrivain qui compte pour le jeune Michel Butor, et l’un de ceux dont la voix l’aura le plus marqué [4] : « Je suis allé l’écouter lire des poèmes à la Sorbonne : c’était magique. Il avait une gueule incroyable, on aurait dit un crapaud pétrifié : un visage carré, qui semblait insensible mais qui déversait des trésors [5] ». Michel Butor sait écouter, et il était donc normal qu’il cherche lui-même à se faire entendre en prise directe, soit à travers la lecture de textes ou de poèmes, soit à travers de multiples entretiens et conversations, soit encore, un peu plus tard, à travers des œuvres musicales dans lesquelles il intervient en tant que récitant.

Mais il voulait mener l’expérience plus loin, et c’est ainsi qu’il commence à réfléchir à une écriture radiophonique spécifique, comme en témoignent ses 6 810 000 litres d’eau par seconde de 1965 [6], œuvre sous-titrée « Étude stéréophonique ». Cette œuvre sera diffusée le 22 novembre 1967 en stéréophonie sur France Musique et le 23 « en version normale » sur France Culture, après des réalisations en versions anglaise et allemande [7].

Dans un compte-rendu de l’émission, Marcelle Michel écrira en particulier :

L’essentiel est peut-être que la radio a transmué cet essai verbal, un peu monotone et systématique à la lecture, en un véritable poème épique : à partir du moment où ces petits personnages habillés de cirés jaunes pour affronter les eaux tourbillonnantes se mettent à parler, à exister, avec leurs émois, leurs regrets et leur solitude, l’évocation abstraite se charge d’une densité et d’une valeur humaine que l’auteur lui-même n’avait peut-être pas mesurée [8].

On le voit donc, la radio est extrêmement importante pour la réception de l’œuvre de l’écrivain. Il le précisera d’ailleurs en 1965 dans la Nouvelle Revue de Lausanne : « J’aime travailler pour la radio, où les possibilités sont presque illimitées, j’aime travailler pour l’oreille, j’aime le mot qui se fait entendre [9] ».

1967, c’est aussi l’année de la diffusion et de la publication des Entretiens avec Michel Butor [10] de Georges Charbonnier, un livre qui éclaire bien des aspects de l’œuvre, et qui revient notamment – et très longuement – sur le livre de Butor qui fit le plus scandale : Mobile (1962). Matthieu Galey, parlant de la version radiophonique de l’œuvre, dira par exemple :

Georges Charbonnier, pour une fois, a trouvé son maître : il n’arrive pas à placer un mot, submergé qu’il est par la facilité, l’intelligence, l’éloquence, disons le bagou supérieur de cet illustre Gaudissart de sa propre marchandise qu’est l’auteur de Mobile. […] Cette sûreté, cette lucidité, cette simplicité aussi, quel exemple [11] !…

L’entretien devient une composante de l’œuvre de Butor, un besoin vital d’expression. Il y a recours très souvent et se plaît à répondre à toutes sortes de questions, certaines revenant comme un leitmotiv (« Pourquoi avez-vous cessé d’écrire des romans ? » par exemple). Jamais il ne se dérobe.

Le même Georges Charbonnier lui avait déjà demandé en 1962 un texte sur l’aviation, et ce sera Réseau aérien, qui porte le sous-titre : « texte radiophonique [12] ». Cette œuvre sera diffusée sur France III National [13] (qui deviendra bientôt France Culture) le 16 juin. Le talent de l’écrivain s’adapte parfaitement à ce média, et son écriture semble alors redoubler d’invention. Même si elle déçoit, la réalisation française est reprise en Allemagne et en Angleterre un peu plus tard, et alors, dit Butor lui-même, cette fois « de façon remarquable [14] ». Dans un autre entretien avec Marcelle Michel, cependant, il précise qu’en réalité c’est une émission sur Mobile [15] qui l’a orienté vers la radio, et il précise alors que s’agissant de cet « extraordinaire moyen d’expression », « on devrait y tenter ce qu’on ne peut justement montrer ni sur scène ni à l’écran [16] ». C’est souligner que la radio est un média autonome, qui a ses structures et ses moyens propres, et qu’elle n’a pas toujours pour finalité un livre, fût-il d’entretiens comme pour Claudel (Mémoires improvisés) ou pour Butor lui-même.

Certains de ces entretiens, comme la Radioscopie avec Jacques Chancel (1er juin 1979), ou encore, plus proche de nous, Le Grand Entretien de François Busnel (diffusé sur France Inter le mardi 27 novembre 2012), appartiennent à une catégorie précise. Ils s’inscrivent dans une série périodique dont chaque épisode est consacré à un invité, chacun répondant au même intervieweur, avec des codes à peu près identiques à chaque fois. Selon les catégories de Pierre-Marie Héron, l’intervieweur pourrait alors être défini moins comme un « critique » que comme un « reporter culturel » [17].

Certaines émissions ont une valeur peut-être plus historique, comme la première de La semaine littéraire, magazine de l’actualité littéraire animé par Roger Vrigny, qui a lieu au moment de l’inauguration de la Maison de la Radio et de la naissance de France Culture en 1963. Butor y participe pour nous parler de son livre qui vient de paraître, Description de San Marco (qui sera adapté pour la radio en Allemagne en 1970 [18]). « Claudel », dira-t-il notamment dans cette émission, « est certainement un des écrivains qui ont eu la plus grande influence sur moi […] J’ai une immense admiration pour un texte comme l’Introduction à la peinture hollandaise et Claudel m’a beaucoup appris à voir des tableaux, à voir des œuvres […], il m’a beaucoup appris à les faire parler [19] » .

S’agissant de San Marco, il y a matière, en effet, à faire parler ce monument (y compris dans le sens premier du terme, avec la foule tout autour qui ne cesse d’émettre toutes sortes de bruits et de paroles), avec ses strates successives jusqu’au XXe siècle – cette œuvre étant dédiée à un grand musicien, Igor Stravinski, dont le Canticum sacrum, œuvre à la fois vocale et instrumentale, est lui-même construit à l’imitation de la basilique et lui apporte ses propres voix. La question de la sonorité est donc partout présente dans ce livre, et l’on peut même dire que ce monument bruit de tous côtés. En effet, selon les mots de l’auteur, ce monument n’est « pas seulement une architecture de briques et de marbres et de petits cubes de verre, mais une architecture d’images, mais une architecture de textes. De tous les monuments de l’Occident, peut-être celui qui comporte le plus d’inscriptions [20] ».

À ce propos, comme un écho au Roi-Lune d’Apollinaire, l’auteur consacrera le 27 mars 1967 sur France Inter toute une émission aux divers bruits et aux musiques qui parcourent le monde. Il y évoquera alors les bruits et les musiques non seulement de Venise, mais aussi d’Égypte, d’Angleterre, d’Amérique ou de Russie [21]

D’autres émissions ont une portée plus singulière, même si elles se déroulent dans le cadre de telle ou telle programmation. Je pense en particulier à celle de Gilles Davidas, Histoire de la poésie par Michel Butor, sur France Culture, dont les séances se succèdent sur quatre semaines : du 29 août au 2 septembre ; du 5 au 9 septembre ; du 12 au 16 septembre et du 19 au 23 septembre 2005 [22]. De telles performances requièrent un investissement de l’auditeur qui prend en quelque sorte un rendez-vous quotidien avec l’écrivain durant les jours ouvrables de ces quatre semaines, et qui tisse avec lui une relation sinon d’élève à professeur, du moins de confiance et d’intérêt partagé.

Certains réalisateurs d’émissions de radio semblent d’ailleurs avoir noué une relation privilégiée avec Butor, comme Alain Veinstein ou encore André Velter au cours d’émissions où un véritable dialogue et une relation d’amitié s’instaurent entre l’intervieweur et l’interviewé. Le premier, poète lui-même, mènera avec lui un dialogue au long cours, de 1979 à 2012, soit sur un peu plus de trente ans, et notamment dans ses émissions Surpris par la nuit et Du jour au lendemain. Butor lui dédicacera la première partie de son Michel Butor par Michel Butor [23], « Alphabet d’un apprenti », la seconde étant un « Choix » de textes poétiques.

Le second, André Velter, lui aussi poète, animera avec Claude Guerre, entre autres choses, la soirée Les Poétiques de France Culture dédiée à Michel Butor, avec Michel Butor et Michäel Lonsdale en récitants et Alina Piechowska au piano, soirée diffusée le 12 décembre 1996 sur France Culture. Il réalisera surtout, entre 1987 et 2008, l’émission Poésie sur parole, au cours de laquelle il recevra notre auteur à pas moins de sept reprises pour s’entretenir avec lui de poésie. En 2002, Butor lui dédicacera sa préface à L’art d’être grand-père [24] de Victor Hugo, dans la collection « Poésie » de Gallimard. André Velter décrit quant à lui la poésie de Butor comme

une parole fleuve qui garde la fougue et les débordements du torrent, une marée de mots en submersion permanente, mais une parole démontée, explorée en ses rouages, soudures et fractures, puis reconstruite, architecturée selon d’autres plans, d’autres logiques, d’autres rythmes, jusqu’à inventer, par-delà des sédimentations de syllabes, un verbe nouveau, un verbe comme un souffle qui traverserait rochers et forêts, laves et cendres, ciels et abîmes, pour jaillir étourdi, désemparé, toujours violent, toujours ébloui au spectacle du monde et des hommes [25].

Quant à Marc Voinchet, qui rencontre l’auteur pour son émission Tout arrive lors de ses déplacements à Lucinges entre 2003 et 2005, il semble tout particulièrement apprécier l’« homme rieur et charmant qui se trouve être aussi l’un des plus grands écrivains français vivants [26] ».

Beaucoup d’entretiens ont un aspect plus ponctuel, étant liés à l’actualité, à telle ou telle circonstance, à tel ou tel événement de la vie de l’auteur. Ainsi le premier voyage aux États-Unis de l’écrivain en 1960 sera-t-il marqué, entre autres choses, par son passage à Radio-Canada lors d’une de ses nombreuses échappées liées à ce voyage.

D’autres sont encore suscités par un événement éditorial d’importance dans la vie de l’auteur ou par ses liens avec telle personnalité dont, pour une raison ou pour une autre, la presse s’est emparée (anniversaire, sortie ou réédition d’ouvrages marquants, rencontre, disparition). Ainsi en va-t-il de :

‒ La leçon de Marcel Proust selon Michel Butor, deuxième volet d’une série d’émissions composée par Robert Valette à l’occasion des 50 ans de la sortie de Du côté de chez Swann ;

« Michel Butor sur les traces de Joyce à Dublin » (env. 1 h 30), émission de Thierry Garcin dans la série de France Culture, Un homme, une ville (8 décembre 1978), émission qui donne un autre regard sur l’auteur d’Ulysse que les textes critiques déjà publiés dans Répertoire [27], et dans laquelle on entend notamment les bruits de la ville de Dublin disséqués par l’oreille aux aguets de Butor ;

Tout arrive, émission d’Arnaud Laporte (2006) qui invite Butor à l’occasion de la publication de ses Œuvres complètes [28] et de l’exposition Butor à la BnF ;

l’entretien avec Christophe Bourseiller (La Matinale, France Musique, 27 novembre 2012), quand paraît Le long de la plage de Butor et Copland [29], œuvre qui donne lieu à pas moins de cinq autres interventions, dont une télévisuelle, et à la retransmission de la soirée Butor-Copland le 14 décembre 2012 à Paris.

Certaines radios se font une fête toute spéciale de recevoir Michel Butor, comme TSF jazz, en 2006 et 2007 : « On se fait beau, alors, pour M. Butor [30] ». Cette même année 2007, toujours sur ce thème de la musique, Jean-Luc Rieder lui consacre une série de cinq entretiens pour l’émission Musique en mémoire à la Radio Suisse Romande.

Trente ans auparavant, France Musique demandait à Butor de « remplir pendant une semaine les nuits » de la station, si bien qu’il a pu disposer de dix-huit heures d’écoute. Cette expérience donnera lieu à la publication, cinq ans plus tard, du texte original intitulé « Une semaine d’escales ou les sept oreilles des virages de la nuit », dans Répertoire V [31] l’expérience radiophonique n’étant donc pas détachée de l’œuvre écrite et engendrant elle-même de nouveaux textes.

Dans ce même livre de 1982, cinquième et dernier de la série Répertoire, on peut lire aussi un autre texte issu d’un travail radiophonique : « Les révolutions des calendriers, conversation pour présenter les trente-deux sonates de Beethoven lors d’une journée de France-Musique ». Cette « conversation » n’a rien évidemment d’une quelconque transcription des propos tenus durant cette émission, mais donne lieu, au contraire, à l’élaboration d’une œuvre nouvelle. Nouvelle en ce sens qu’elle est entièrement structurée par l’écoute d’œuvres musicales. De plus, elle prend place dans la série des textes de Butor sur la musique de Beethoven, comme l’indique la suite du sous-titre : « Post-scriptum au Dialogue avec 33 variations sur une valse de Diabelli ».

Toujours à propos de la musique et du travail avec les musiciens, je voudrais citer aussi celui de René Koering, qui réalise Centre d’écoute en 1972, et à propos duquel Butor disait : « Le fait radiophonique est utilisé ici dans toute sa profondeur [32] ». Radio et œuvre littéraire marchent de concert, échangent quelques-uns de leurs procédés, s’enrichissent mutuellement.

Centre d’écoute sera bientôt suivi de Manhattan inventions sur France Musique le 23 mars 1973. René Koering s’est ici servi d’un texte venant tout droit de Mobile. Puis ce sera Une semaine d’escales, dont les sept plages rempliront les nuits de France Musique du 5 au 11 novembre 1977, avant la diffusion d’Elseneur, opéra en 4 actes, sur France Musique en 1980. À quoi l’on peut ajouter divers entretiens radiophoniques de Koering qui émaillent toutes ces années.

Dans le domaine de la musique, il faudrait bien évidemment aussi parler des importantes collaborations avec Henri Pousseur, et en particulier des diverses réalisations autour de l’opéra Votre Faust, ou encore de celles avec Jean-Yves Bosseur. L’un et l’autre compositeurs ont accompagné Michel Butor au fil des années (même si les œuvres et les entretiens qu’ils donnent à la radio ne se déroulent pas toujours avec lui), et, pour connaître au mieux le travail en collaboration de Jean-Yves Bosseur avec Michel Butor, il suffit de renvoyer à l’excellent entretien du musicien paru dans le magazine du site l’Archipel Butor, dirigé par Aurélie Laruelle, du 12 novembre 2020 [33].

Parmi d’autres émissions qu’il n’est pas possible de traiter ici, il faut au moins citer, dans le domaine des arrangements radiophoniques cette fois, les remarquables réalisations de Kaye Mortley avec l’Atelier de Création Radiophonique (ACR), en 1985 notamment, autour du thème de l’Australie [34].

*

Depuis l’émission Le masque et la plume du 2 décembre 1956, portant sur L’Emploi du temps, le deuxième roman de Butor, jusqu’aux toutes dernières de l’année 2016, soit quelque soixante ans plus tard, la liste des interventions de et sur Butor à la radio est longue. Dans mon Dictionnaire Butor, j’ai répertorié plus de 520 émissions le concernant avant la date fatidique du 24 août 2016. Sauf erreur de ma part, la toute dernière est celle de Philippe Vandel, Tout et son contraire, sur France Info, qui a pour objet ou pour prétexte l’anthologie Hugo par Michel Butor que je citais au début de cet article, et qui date du mardi 28 juin 2016. Cette très longue liste s’étend par ailleurs aussi bien aux radios nationales qu’aux radios locales, tant françaises qu’étrangères – et en particulier aux radios suisses, étant donné le lien privilégié que Butor entretenait avec l’Université de Genève et avec de nombreuses personnalités intellectuelles suisses, notamment avec Jean Starobinski.

Sans doute toutes ces émissions n’ont-elles pas une égale importance, mais toutes comptent, parfois par des détails. Ainsi en va-t-il de l’irruption du chien Éclair au beau milieu de l’entretien avec Alphonse Layaz pour l’émission Fin de siècle de 1996 à la RTS (Radio Télévision Suisse) [35]. Ces aboiements nous rappellent, en effet, le lien très étroit que Michel Butor entretenait avec le monde animal du fait de son nom-même, lui qui, par ailleurs, aimait se portraiturer, dans les années 60, en jeune singe. Mais sur un autre plan, critiquant la notion sartrienne d’humanisme, Butor dira dans une conférence prononcée à La Chaux-de-Fonds en 1986 : « Nous sommes beaucoup plus des animaux que nous le pensons d’habitude, et nous devons retrouver la communauté avec l’animal, et la sensibilité, et la sensualité animales [36] ». À cet égard, je renvoie à deux passages significatifs d’Une semaine d’escales, l’émission de 1977 déjà citée. Dans le premier,

Butor évoque son récent voyage aux antipodes et les oiseaux australiens : tout d’abord le « kookaburra » (« qui rit un peu comme moi » et qui « donne tout à fait l’impression qu’il se moque de vous », dira Butor), puis le « ménure superbe », plus couramment nommé « oiseau-lyre », qui est capable d’imiter de nombreux autres oiseaux et même des bruits industriels – l’émission faisant entendre alors enregistrements de ces oiseaux aux chants et aux registres extraordinaires. Dans le second fragment,

Butor évoque les hurlements des loups qu’il décrit comme des bruits « très complexes et très élaborés », son propos étant suivi de ce que l’on pourrait appeler un « concert de loups », le premier commençant à peu près en suivant le schéma mélodique ci-dessous, avant que les voix des autres ne s’y mêlent dans une remarquable polyphonie :

 

 

Il n’est pas possible ici de développer davantage ces éléments, sur lesquels reviendront d’autres contributions de ce numéro, qui permettront de découvrir ou de redécouvrir certains de ces rendez-vous et nous feront apercevoir quelques-unes des mille et une facettes du poète-écrivain-artiste des ondes qu’était Michel Butor. Quant à ses autres interventions orales, télévisuelles notamment, également très nombreuses, elles constituent un autre objet de recherche qui reste encore à investiguer.

Bref, la relation de Butor à la radio n’est pas accessoire. Elle est riche d’expériences multiples et originales, qui constituent un développement de son œuvre, qui nous amènent, nous auditeurs, à mieux saisir notre relation au monde qui nous entoure, et qui, en même temps, nous débordent de toutes parts.

Notes

[1] Michel Butor, Hugo. Pages choisies, Paris, Buchet-Chastel, « Les auteurs de ma vie », 2016.

[2] Au sujet de la « causerie » du philosophe en 1949 à la radio, je renvoie à l’émission « La radio comme possibilité de rêve éveillé » sur France Culture, qui redonne l’intégralité de l’exposé du philosophe et les discussions qui ont suivi : Gaston Bachelard : “La radio comme possibilité de rêve éveillé” (franceculture.fr) [consulté le 15 août 2021].

[3] Ces entretiens ont été repris sous la forme de douze CD en 2009 chez Frémeaux.

[4] Il évoquera à plusieurs reprises son fameux livre sur l’art, L’Œil écoute, mais, surtout, il lui consacrera un cours tout entier à l’Université de Genève : Claudel et l’Extrême-Orient (1983-84) – que l’on pourra écouter sur Internet à l’adresse suivante : https://mediaserver.unige.ch/search/butor, comme les nombreux autres cours de Butor sur la littérature française donnés à Genève entre 1974 et 1991.

[5] Michel Butor, Curriculum vitae, entretiens avec André Clavel, Paris, Plon, 1996, p. 33.

[6] Michel Butor, 6 810 000 litres d’eau par seconde, Étude stéréophonique, Paris, Gallimard, 1965.

[7] [Allemagne] 6 810 000 Liter Wasser pro Sekunde [6 810 000 litres d’eau par seconde], SDR /NDR, mercredi 1er décembre 1965 [monophonie]. Durée : 1h20. Trad.  Helmut Scheffel. Réal. Heinz von Cramer. Avec : Rolf Boysen, Monika Debusmann, Melanie de Graaf, Edith Heerdegen, Paul Hoffmann, Mila Kopp, Werner Pochath, Lieselott Reger, Uta Rücker, Heiner Schmidt, Marianne Simon et alii. [Grande-Bretagne] 1 ½ Million Gallons of Water a Second [6 810 000 litres d’eau par seconde], BBC Home Service, mercredi 1er décembre 1965, 20h-21h. Adapt., trans., réal. : Rayner Heppenstall. Avec : Heron Carvic, Cécile Chevreau, Robert Eddison, Nigel Graham, Garard Green, Eva Haddon, Marvin Kane, Arthur Lawrence, Miriam Margolyes, Allan McClelland, Jane Jordan Rogers, Alan Tilvern, Mavis Villiers, Mary Wimbush. [France] 6 810 000 litres d’eau par seconde, France Culture, 22 novembre 1967. Réal. : Guinard, Philippe ; Interprètes : Chaumette, François ; Negroni, Jean ; Renaud, Madeleine ; Gence, Denise ; Alari, Nadine ; Achard, Marie Claire ; Barbulée, Madeleine ; Caprile, Anne ; Doat ,Anne ; Girard, Danièle ; Loran, Marion ; Lasquin, Christiane ; Légitimus, Darling ; Versane, Claire ; Pigaut, Roger ; Orefice, Gastone ; Mann, Colin ; Fisher, Fred ; Ledoux, Fernand ; Brunel, Jean ; Caussimon, Jean Roger ; Fertey, Jean Marie ; Galbeau, Patrice ; Manuel, Denis ; Mazzotti, Pascal ; Messica, Vicky ; Seck, Douta » (Inath.). 2ème diffusion le 10 octobre 1968 sur France Culture en monophonie et simultanément sur France Musique en stéréophonie.

[8] Marcelle Michel, « Une étude stéréophonique de Michel Butor », Le Monde, n° 7116, 29 novembre 1967, p. 15.

[9] « Les projets de Michel Butor », propos recueillis par J.  H. , Nouvelle Revue de Lausanne, n° 219, 18 septembre 1965, p. 13. Voir ici

[10] Georges Charbonnier, Entretiens avec Michel Butor, Paris, Gallimard, 1967.

[11] Matthieu Galey, « Un illustre Gaudissart », Arts, 12-18 avril 1967, p. 22-23.

[12] Michel Butor, Réseau aérien, « Texte radiophonique », Paris, Gallimard, 1962.

[13] Alain Barroux (réalisation), Réseau aérien, France III National, 16 juin 1962.

[14] Michel Butor, Curriculum vitae, Paris, Plon, 1996, p. 147.

[15] Probablement l’émission intitulée « Mobile de Michel Butor », sur France III Nationale, du 9 mars 1962. Producteur : Charbonnier, Georges ; Interprètes : Mazzotti, Pascal ; Nerval, Nathalie ; Fechter, Françoise ; participant : Butor Michel (Inath. ).

[16] Marcelle Michel, « Michel Butor nous parle de Réseau aérien qu’il a spécialement écrit pour la radio », Le Monde, 15 juin 1962, p. 17. Repris dans Michel Butor, Entretiens. Quarante ans de vie littéraire, Nantes, Joseph K éditeur, 1999, 3 volumes, vol. I, p. 197-198.

[17] Pierre-Marie Héron, « La Matinée littéraire de Roger Vrigny : un esprit NRF à France Culture », in L’entretien d’écrivain à la radio (France, 1960-1985), textes réunis par Pierre-Marie Héron et David Martens, Komodo 21, n° 8, 2018 (https://komodo21.fr/matinee-litteraire-de-roger-vrigny-esprit-nrf-a-france-culture/).

[18] [Allemagne] Beschreibung von San Marco [Description de San Marco], SDR/BR/WDR/SWF, dimanche 13 mai 1970 [stéréophonie]. Durée : 1h14. Adapt.  par l’auteur. Trad.  Helmut Scheffel. Réal.  Heinz von Cramer. Avec : Gerd Anthoff ; Marlies Compère ; Hannelore Cremer ; Michael Lenz ; Jürgen Netzger ; Karl Heinz Peters ; Horst Sachtleben ; Monika Schwarz ; Klaus Schwarzkopf ; Gertrud Sorge ; Gisela Stein ; Selma Ufer ; Uli Wagner.

[19] La semaine littéraire, magazine de l’actualité littéraire animé par Roger Vrigny, France Culture. 2 décembre 1963 : https://www.ina.fr/audio/PHD89042223/la-semaine-litteraire-emission-du-2-decembre-1963-audio.html

[20] Michel Butor, Description de San Marco, Paris, Gallimard, 1963, p. 26.

[21] « Soirée en Île-de-France : les voyages », France Inter, 23 mars 1967. Tout au long de cette émission, les interventions de Butor ponctuent celles des autres invités.

[22] Histoire de la poésie, France Culture, 29 août-23 septembre 2005. Titres des émissions : « Poésie et religion, l’utilité poétique », « Le texte sacré », « La guerre des Dieux », « La Katchinax [sic] mickey », « Les Dieux et l’amour », « Charmes c’est-à-dire poèmes », « Charmes c’est-à-dire poèmes », « Vers et prose », « La prosodie généralisée », « Les phares », « Calligrammes », « La muse Uranie », « La matière subtile », « De l’âge d’or à la Jérusalem céleste », « Le langage de la monnaie ».

[23] Michel Butor, Michel Butor par Michel Butor, Paris, Seghers, 2003.

[24] Michel Butor, « Les confitures du proscrit », pour André Velter, préface à Victor Hugo, L’Art d’être grand-père, Paris, Gallimard, coll. «  Poésie », 2002, p. 7-27. Texte repris dans le t. X des Œuvres complètes, Paris, La Différence, 2009, p. 430-444.

[25] Michel Butor, Ballade du Rond-Point : Les Poétiques de France Culture par André Velter & Claude Guerre. Document audio, Paris, Compacts Radio France, Harmonia mundi, 1997.

[26] Voir Henri Desoubeaux, Dictionnaire Butor, « Voinchet, Marc », à la date du 6 mars, le lien « émission de radio » : (http://henri.desoubeaux.pagesperso-orange.fr/butorweb-u.html#Voinchet,%20Marc [consulté le 15 août 2021]).

[27] Michel Butor : « Petite croisière préliminaire à une reconnaissance de l’archipel Joyce (1948) » et « Esquisse d’un seuil pour Finnegan (1957) », Répertoire, Paris, éditions de Minuit, 1960, p. 195-218 et p. 219-233.

[28] Michel Butor, Œuvres complètes, vol.  I à XII, sous la direction de Mireille Calle-Gruber, Paris, La Différence, 2006-2010.

[29] Le long de la plage, Michel Butor, voix (et textes), Marc Copland, piano, Paris, label Vision fugitive, distribution Harmonia Mundi, 2012.

[30] Henri Desoubeaux, Dictionnaire Butor, onglet Jazz : « Jeudi 22 juin 2006. C’est le pape du Nouveau Roman, il a écrit une ode à Charlie Parker, et la BnF lui rend hommage pour ses 80 ans. Il n’en fallait pas moins pour que ce fou de jazz de Michel Butor soit sur TSF ! On se fait beau, alors, pour M. Butor. » (http://www.radio-music.org/article.php?sid=6078).

[31] Michel Butor, Répertoire V, Paris, Minuit, 1982, « Une semaine d’escales ou les sept oreilles des virages de la nuit », p. 245-273 ; « Les révolutions des calendriers, conversation pour présenter les trente-deux sonates de Beethoven lors d’une journée de France-Musique », p. 149-170.

[32] Cité par René Koering, « Être musicien et collaborer avec Michel Butor », Butor, Colloque de Cerisy, Paris, 10/18, 1974, p. 299.

[33] « Jean-Yves Bosseur : collaborations musicales avec Michel Butor », https://www.archipel-butor.fr/jean-yves-bosseur-collaborations.

[34] Atelier de création radiophonique, « C’est au printemps qu’on moissonne les moutons », France Culture, 17 mars 1985. Production : Mortley, Kaye ; avec Michel Butor, écrivain ; Chris Mann ; Pierre Marécaux ; Jean Davila ; Atelier de création radiophonique, « Des antipodes aux antipodes », France Culture, 24 mars 1985. Production : Mortley, Kaye. Avec Michel Butor, écrivain (115’55) ».

[35] Entretien avec Michel Butor – rts.ch – Fin de siècle

[36] Les journées littéraires de La Chaux-de-Fonds, 15 novembre 1986 (https://www.club-44.ch/question/Butor/0/).

Auteur

Henri Desoubeaux a fait sa thèse de doctorat sur Passage de Milan, sous la direction de Georges Raillard, et poursuivi l’étude de l’œuvre butorienne à travers ses entretiens avec, en 1997, la publication des trois gros volumes d’Entretiens. Quarante ans de vie littéraire (1956-1996). À partir de l’année 2000, a lancé sur le Net le Dictionnaire Butor, auquel l’écrivain a largement contribué ; entreprise qui se poursuit encore aujourd’hui et vient de s’enrichir, à l’occasion de cette Journée d’étude, d’une copieuse « Tentative de récapitulation des émissions de radio avec Michel Butor ». Dans l’intervalle, a codirigé un ouvrage collectif d’hommage à l’écrivain à l’occasion de ses quatre-vingt-dix ans, Dix-huit Lustres, et fait paraître un volume de Promenades butoriennes qui réunit l’ensemble de ses textes critiques sur l’œuvre de Butor entre 1986 et 2017.

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L’Œil des Sargasses de Michel Butor, poème d’ondes


L’Œil des Sargasses est un poème de Michel Butor qui a connu plusieurs états éditoriaux et médiatiques. Il a notamment fait l’objet en 1970 d’une mise en ondes à l’Atelier de création radiophonique pour laquelle Butor apporte le concours de sa propre voix. Avec cette collaboration artistique nouvelle, qui détourne temporairement Butor de son dialogue avec le graveur Gregory Masurovsky, le poète poursuit une réflexion tant sur les possibilités expressives du médium radiophonique, sur l’imitation musicale en poésie, que sur le fonctionnement de la mémoire humaine. Cette version radiophonique du texte, dont la partition paraît en 1972 chez Lettera amorosa, constitue en soi une étude poétique rare sur le mouvement ondulatoire des mots, sur les variations infimes produites par l’interchangeabilité des mots autant que par les effets de la diction.

L’Œil des Sargasses is a poem by Michel Butor that has undergone several editorial and media states. In 1970, it was broadcast at the Atelier de création radiophonique, for which Butor contributed his own voice. With this new artistic collaboration, which temporarily diverts Butor from his dialogue with the engraver Gregory Masurovsky, the poet pursues a reflection on the expressive possibilities of the radio medium, on musical imitation in poetry, and on the functioning of human memory. This radio version of the text, the score of which was published in 1972 by Lettera amorosa, is in itself a rare poetic study of the undulatory movement of words, of the minute variations produced by the interchangeability of words as much as by the effects of diction.


Texte intégral

L’Œil des Sargasses est un objet textuel déroutant. Michel Butor le range dans la catégorie des « textes liquides », une appellation qui sonne pour le lecteur comme un défi : comment comprendre ou retenir ce qui s’écoule ? Insaisissable, ce poème l’est d’abord en raison de ses mutations successives. Le texte connaît en effet plusieurs états, grossissant au fur et à mesure de ses réécritures et éditions successives : d’abord publié sous forme de poèmes manuscrits au crayon, accompagnant une pointe sèche de Gregory Masurovsky et différant sur chacun des 35 exemplaires [1], le texte est ensuite recomposé pour paraître en un mince volume aux éditions Lettera amorosa en 1972 [2]. Puis Butor le reprend de nouveau, en l’augmentant d’autres éléments textuels, pour l’insérer dans son recueil Illustrations IV en 1976. Or à côté de ces trois principales éditions imprimées existe un autre état du poème : il s’agit d’une version radiophonique de 1970, conservée dans les archives de l’INA et dont l’écoute permet de restituer au livre de 1972 le statut de partition ou de trace typographiée de cette version sonore – quoiqu’aucune mention explicite de l’émission radiophonique ne figure dans ce livre, pas plus que dans les suivants [3].

L’Œil des Sargasses a en effet constitué la première partie d’un Atelier de création radiophonique (ACR) de novembre 1970 intitulé « Réseau Un » – un titre qui place l’auteur de Réseau aérien en figure tutélaire du programme [4]. Ce numéro de l’ACR se composait, outre le « poème » de Michel Butor (c’est ainsi que son texte était désigné), d’une œuvre musicale d’Ivo Malec (« lied pour cordes et voix »), d’un radiodrame de Paule Bergeret (Abdication) et de quatre « réponses » de Jacques Lacan aux sept « questions » diffusées par la RTB et l’ORTF en juin 1970, et publiées sous le titre Radiophonie la même année [5]. En novembre 1970, l’ACR en est encore à ses débuts [6] : aussi ce numéro apparaît-il comme la mise en vitrine de différentes « disciplines radiophoniques [7] », avec l’idée de produire dans l’esprit des auditeurs une circulation décloisonnée de différentes formes de la parole humaine – ici la poésie, la musique vocale, le drame et la théorie psychanalytique [8].

Cette version radiophonique de L’Œil des Sargasses n’est pas une pure et simple adaptation du texte recomposé par Butor : d’abord parce que cette publication sur les ondes de la radio nationale fait entendre une version encore inédite du poème, ensuite parce que l’auteur y contribue personnellement, envoyant à Alain Trutat, depuis Albuquerque au Nouveau-Mexique où il se trouve encore (sans doute donc au début de l’année 1970), l’enregistrement sonore intégral de son texte, dit par lui-même [9]. La mise en ondes a été réalisée par Claude Roland-Manuel : ce dernier a conservé intégralement au montage la voix de Butor et y a superposé deux voix féminines et une voix masculine, constituant ainsi, à partir de l’enregistrement de l’auteur, un quatuor de voix parlées [10]. Cette étape intermédiaire du poème, purement sonore et délaissant pour un temps Masurovsky, reste bien une œuvre en collaboration : non plus cette fois avec un graveur, mais avec des professionnels de la radio. Il s’agira donc ici d’entendre L’Œil des Sargasses comme un véritable poème d’ondes – les flots marins du poème se prêtant aisément, par métaphore, à ce déplacement médiatique. Sans Masurovsky, le défi de « peindre une vague [11] » devient celui du poète, mais aussi celui du metteur en ondes. Il me semble cependant que l’expérimentation que mène Butor à travers cette collaboration radiophonique va au-delà de l’effort mimétique de « peindre une vague ». Je m’attacherai donc d’abord à montrer la manière dont Butor élabore son nouveau texte, selon le modèle musical d’un thème et variations. Puis, en m’appuyant sur une écoute attentive de la réalisation radiophonique, je mettrai en lumière les questionnements littéraires que Butor cherche à creuser par l’usage même de la radiophonie.

1. Variations sur un thème

En déplaçant L’Œil des Sargasses dans l’espace radiophonique, Butor redéfinit la « mobilité » de son poème, laquelle ne réside plus dans la variation textuelle et la démultiplication des supports, mais s’éprouve désormais à l’intérieur d’un flux sonore. La mobilité matérielle s’est muée en mobilité musicale et rythmique. Or au moment où Butor réécrit son poème, il est plus que jamais occupé par la question de la répétition en musique, et plus précisément par le rapport entre répétition et variation : à la fois parce que certains rituels du Nouveau Mexique lui ont révélé l’importance d’un fond répétitif pour que surgisse la variation en tant qu’événement [12] et parce qu’il travaille dans le même temps à son Dialogue avec 33 variations de Ludwig van Beethoven [13].

L’Œil des Sargasses, dans sa version radiophonique, apparaît construit selon le modèle musical d’un thème et variations. Le thème se découvre à partir d’un intertexte poétique diffracté, surgissant par brefs éclats aussi bien dans le poème que dans la mémoire de l’auditeur, et bien reconnaissable pour tout lecteur de poésie : il s’agit du poème « Marine » des Illuminations de Rimbaud [14]. Il n’est sans doute pas inutile de l’exposer ici dans son entier avant d’en montrer les différents types de résurgences dans L’Œil des Sargasses :

Les chars d’argent et de cuivre —
Les proues d’acier et d’argent —
Battent l’écume, —
Soulèvent les souches des ronces.
Les courants de la lande, 
Et les ornières immenses du reflux
Filent circulairement vers l’est, 
Vers les piliers de la forêt, —
Vers les fûts de la jetée, 
Dont l’angle est heurté par des tourbillons de lumière.

De façon générale, Butor emprunte à Rimbaud la métaphore de la plaine marine : les correspondances entre la terre et la mer, les champs et les vagues, la superposition d’un paysage marin à un paysage terrestre et rustique. Le mot « champs » apparaît ainsi dès le deuxième vers de L’Œil des Sargasses, puis des expressions comme « soupirs des spores taches des blés », « paturins d’aluminium », « barbouillages des sillons » filent la métaphore. Ensuite, au niveau lexical, Butor fait entrer dans son texte, à l’exemple de Rimbaud, plusieurs noms de métaux : « l’étain » (premier mot), puis « l’acier » comme chez Rimbaud, puis d’autres encore. C’est également le rythme de « Marine » qui s’entend dans L’Œil des Sargasses : Butor reprend le principe des longueurs variables et de la mobilité accentuelle des vers (chez Rimbaud on a des vers libres à trois, deux ou quatre accents ; chez Butor, les vers comptent soit quatre accents, soit deux soit un seul), les verbes conjugués placés en début de vers pour modifier l’impulsion accentuelle (par exemple « tournent les paturins d’aluminium », « se répandent rayons chants d’horizons », « battent les miroitements d’allégresse et de frissons ») ou encore le principe même de répétition des mots, très frappante aux vers 1 et 2 de « Marine ». Enfin, c’est toute la structure de ce poème des Illuminations qui est réactivée : comme Rimbaud, Butor construit son texte sur deux mouvements contraires – la progression et le recul, le flux et le reflux – conduisant aux « tourbillons » du dernier vers : les verbes « continuer », « revenir », puis « tournent » en sont chez lui les premiers marqueurs lexicaux. Notons encore les « chars » et les « proues » de Rimbaud qui deviennent chez Butor « caravelles » (mot dans lequel, par une étymologie sauvage, on est tenté d’entendre le mot « char ») ; tandis que le « Battent l’écume » de Rimbaud ressurgit dans les « lessives » du poème de Butor, plus loin dans l’expression « rames et fouets », puis plus directement encore dans le vers « Battent les miroitements d’allégresse et de frissons ».

La présence fragmentaire et comme disloquée de cet intertexte poétique fait donc figure d’exposition du thème ; mais il s’y joue également une réflexion de l’auteur sur le resurgissement dans l’écriture d’une mémoire des textes littéraires (et canoniques). De ce point de vue, les flots marins, avec les épaves remontant à la surface, « trésors » ou « secrets » apparaissant çà et là dans le flux poétique (en capitales d’imprimerie sur la page, à l’oral dits à l’unisson et de manière détachée), se présentent comme les supports imagés d’une rêverie métalittéraire.

Conjointement à cette exposition du thème, Butor entame un travail de variations en procédant à l’entrelacement de séries lexicales. Inspiré par la présence et la répétition de noms de métaux chez Rimbaud (« cuivre », « acier », « argent », lequel revient deux fois), Butor travaille à étendre et à développer cet embryon de liste, qu’il déroule et répète de manière aléatoire, mot par mot, tout au long du poème. En voici les éléments : « étain », « acier », « aluminium », « chrome », « nickel », « platine », « mercure », « cadmium », « titane », « tôle », « bronze », « plomb », « manganèse », « magnésium ». À cette liste de métaux, Butor mêle une série de plantes (d’eau ou de terre). Outre les « sargasses » du titre, se voient ainsi disséminés dans le texte toutes sortes de mots rares et précieux désignant des plantes (« fétuques », « paturins », « algues », « cynodons », « glycéries », « fléoles », « vulpin », « élyme », « bromes », « phalaris », « agrostide », « houlques », « épilobe », « flouves », « oxalide ») dont la plupart sont répétés eux aussi au fil du texte. Une troisième série importante rassemble des noms de poissons et d’autres êtres marins (un lexique absent du poème de Rimbaud) : d’abord des parties (« écailles », « ouïes », « nageoires », « arêtes », « queues »), puis les animaux eux-mêmes, toujours au pluriel (« thons », « merlans », « lottes », « soles », « anguilles », « dauphins », « squales », « éponges », « soles », « éperlans », « poulpes », « alevins », « saumons », « bonites »), avant que les deux ne se mêlent (« branchies », « nageoires », « morues », « dorades », « grondins », « soles », « queues », « harengs », « alevins », « anguilles », « écaille », « saumons », « ouïes », « bonites », « nageoires », « morues », « arêtes », « raies », « gueules », « queues », « harengs », « poulpes », « thons », « merlans », « soles », « alevins », « anguilles »).

Il y aurait encore plusieurs séries à démêler ici, notamment celles évoquant des éléments renvoyant à une présence humaine : liste d’objets (éléments liés aux navires ou à la vie des marins, mais aussi bijoux et accessoires), liste de parties corporelles dont les termes sont souvent utilisés deux à deux dans le poème (« talons et tempes », « cuisses et coudes », « croupes et fronts », « hanches et cils », « seins et paumes », « épaules et boucles », etc.). De façon remarquable, ces éléments humains sont mis sur le même plan que les autres (végétaux, minéraux, animaux) : tous participent à égalité d’une même pâte lexicale et rythmique. On peut ainsi voir L’Œil des Sargasses comme un essai de poésie cosmique où l’humain ne vaut pas plus que l’algue. C’est aussi un essai de poésie élémentaire où chaque fragment lexical – l’élément premier étant ici le mot et non des masses textuelles comme dans les autres essais radiophoniques de Butor [15] – se combine avec d’autres pour faire surgir de l’inouï à l’intérieur d’une relative monotonie répétitive.

Cet entremêlement de séries lexicales aboutissant à une pâte poétique ondulatoire est intéressant à observer dans le détail. On remarque par exemple un travail sur les équivalences et l’interchangeabilité lexicale qui permet à Butor d’expérimenter l’expression du même avec des mots différents : ainsi les « fétuques d’acier » se muent en « paturins d’aluminium », les « vagues de vulpin » en « flots d’élyme », les « brumes de fléoles » en « vapeurs d’agrostide et de tôle », en « vapeurs de plomb » puis en « brumes du magnésium froid », en « gouttes de phalaris et de titane », etc. Il y a là une manière de traduire dans l’ordre de la langue le paradoxe d’une permanence mobile ou, à l’inverse, d’un mouvement perpétuel : de créer poétiquement des « vagues », semblables en surface mais intrinsèquement différentes.

Ces imbrications de listes lexicales font en outre surgir des sortes de chimères poétiques rappelant certaines images surréalistes : ainsi de ces « flouves en bancs » ou de ces « houlques en branchies ». Mais il me semble que chez Butor ces images ne sont pas recherchées pour elles-mêmes ; elles découlent plutôt d’un ordre mathématique, du moins d’un système de mélanges, de combinaisons, de permutations [16], qui ne cherchent pas tant à exprimer un monde nouveau qu’à faire jouer les mots-matières entre eux, tant au niveau de leurs significations que de leurs sonorités, à les faire « miroiter » dans le flux poétique (si l’on adopte la logique métaphorique et métapoétique du texte).

Les variations et miroitements du poème sont également assurés par l’usage de verbes conjugués, eux aussi en nombre limité (on pourrait en dresser la liste) repris tout au long du poème, distribués de manière à articuler les éléments des listes en de multiples combinaisons. Ainsi de ces vers où Butor travaille à partir des verbes « croître », « mûrir », « mourir » et « renaître », les deux premiers évoquant la vie végétale et l’idée d’un développement vertical (mais appliqués ici à d’autres types de sujets), les deux autres suggérant des mouvements contraires d’affaissement et de surgissement :

des alizés croissent les forêts mûrissent

[…]

s’enfoncent meurent les dauphins dans les auréoles

[…]

croissent filent mûrissent les squales

[…]

les réverbérations et les douceurs des trombes meurent

en dunes renaissent rient croissent

Au niveau de la structure globale du poème, il est difficile de repérer strictement des parties. S’il y en a, elles obéissent au principe d’interpénétration et de liquidité qui fait que Butor évite tout marqueur de frontières étanches. Mais on observe bien néanmoins, comme en un drame, un début, un milieu et une fin : la fin répétant avec des variantes le début, à l’envers ; le milieu étant quant à lui marqué par le surgissement d’un « je » sujet d’actions dessinant une trajectoire, un mouvement : « je descends […] je descends je sombre » puis « je gravis remonte […] je gravis […] je gravis ». Avec ce « je » énigmatique (humain, plante ou animal ?) surgit comme un embryon de drame noyé au cœur du poème. D’autant que ce « je » a deux fois la parole, à travers deux questions : « qui m’appelle ? » puis « qui me poursuit ? Cette énigme centrale s’entend comme la formulation même du défi d’écoute que tente au fond Butor avec cet essai radiophonique.

On trouve encore dans le poème deux séries lexicales très importantes : l’une ayant trait aux éléments du langage (« voyelles », « consonnes »), aux signes écrits (« cédilles », « astérisques », « tildes », « guillemets », « barres », « accents », « trémas », « accolades »), aux éléments de grammaire et de prosodie (« phrases », « dactyles », « questions », « listes ») ; l’autre faisant émerger un champ lexical du brouillon, de l’essai (« brouillon » et « ratures » dès le deuxième vers ; puis « esquisses », « bavures », « rayures », « barbouillages », « embrouillaminis », « balbutiements »), éléments amalgamés de manière particulièrement dense à la fin du poème :

qui battent bavures essais question

[…]

trémas des dactyles barbouillages et accolades

les merlans oscillent sur le cadmium listes

[…]

hésitations-fourmillements brûlant dans les forêts

d’indications de cédilles linéaments de frai

[…]

embrouillaminis de soles brouillons de bronze

ratures hésitations-moirures caressantes

Par cette série, Butor désigne explicitement son poème comme un « essai », c’est-à-dire à la fois comme une tentative, une expérimentation et comme un « brouillon », une production éphémère. La radio ne serait-elle que le brouillon du livre en préparation, un état transitoire ? Il me semble que l’expérimentation de Butor va plus loin.

2. Étude pour ondes hertziennes

À la radio, l’appellation d’« essai radiophonique » est relativement courante (209 notices mentionnent cette formule dans les archives de l’INA) et s’applique notamment à des recherches d’ordre poétique [17]. Butor lui-même a déjà conçu et pratiqué la radio comme un lieu d’expérimentation littéraire possible : ainsi 6 810 000 litres d’eau par seconde est une « étude stéréophonique », où le terme d’« étude » doit aussi s’entendre au sens musical. Butor y a notamment travaillé la forme du canon, s’intéressant en particulier aux effets textuels produits par la surimpression de deux lectures légèrement décalées [18].

La forme qu’il expérimente avec L’Œil des Sargasses est différente de ce qu’il a tenté jusque-là pour la radio : c’est une forme plus courte, dénuée de toute intrigue, de tout élément documentaire ou romanesque, sinon de manière très embryonnaire, comme nous l’avons vu plus haut. De plus, le texte n’intègre aucune indication de débit ou de ton (contrairement à la stéréophonie du Niagara où l’auteur guide très précisément le travail de diction des acteurs). Pour autant Butor ne laisse pas le metteur en ondes complètement libre, son propre enregistrement sonore du texte valant en effet comme modèle. De plus, la mise en page du texte, publiée ensuite par Lettera Amorosa, concorde parfaitement avec sa diction, si bien qu’elle a dû servir de véritable partition aux comédiens et que Butor l’avait sans doute pensée comme telle [19]. En effet, non seulement Butor respecte scrupuleusement à l’oral, par une brève pause, la fin des vers, mais il fait aussi entendre, par un jeu subtil d’intonations montantes et descendantes, les assemblages de vers (distiques sur la page), les vers en retrait (isolés sur la page par des blancs typographiques tout autour d’eux) ou encore les mots-vers transcrits par des capitales d’imprimerie, qu’il articule et détache au moyen d’une hauteur intonative légèrement supérieure sur la première syllabe.

La réalisation radiophonique de Claude Roland-Manuel répartit le texte entre voix masculines et voix féminines tout en travaillant à des répétitions et à des superpositions de vers prononcés par les différentes voix. Cela crée évidemment un effet de tuilage évoquant des « vagues » sonores, tandis que le rythme, produit à la fois par les séries accentuelles et par les mouvements intonatifs montants et descendants, forme un roulis imitant lui aussi la mobilité des flots marins. De même que dans 6 810 000 litres d’eau par seconde Butor travaille à créer avec les citations de Chateaubriand en canon une « espèce de fond [20] » devant lequel viennent se détacher à la fois les paroles d’un narrateur et les conversations des visiteurs, de même ici s’élabore un fond rythmique, une « basse marine [21] » sur laquelle surgissent de loin en loin quelques apparitions mentales, projetées dans l’espace sonore par les fameux mots-vers dits à l’unisson (notés dans la partition par les capitales d’imprimerie) : « CARAVELLES », « SOUVENIRS », « INDES », « L’IMAGE DE LA REINE », « SAUVAGES », « TRÉSORS », « SECRETS », « MONSTRES », « ASTROLABES », « RADEAUX », « NUITS », etc. Autant de mots évoquant pour l’auditeur des voyages d’aventure, d’exploration et en particulier l’expédition de Christophe Colomb aux Amériques. Mais ce sont des évocations fugaces, non développées en récit, des mirages sonores plutôt que des images réelles, des reflets insaisissables que l’esprit ne retient qu’un instant (« LA LUNE / ET SON DOUBLE » écrit ainsi Butor).

Il me semble que ce qui intéresse ici Butor, ce sont les conditions de surgissement de ces images mentales, fragmentées et prises dans un flux sonore dont il ne reste à la radio aucune autre trace, après l’émission proprement dite, que des impressions / émotions propres à chaque auditeur. Et en effet, après l’écoute de ce poème d’ondes déployé à quatre voix, qu’est-ce qui surnage, que reste-t-il dans notre mémoire ? Quelles visions se forment-elles dans notre imagination ? L’esprit de l’auditeur peut-il être considéré comme une scène ? Ce sont là des questionnements qui agitent à cette époque d’autres écrivains travaillant pour le médium radiophonique, comme l’Italien Edoardo Sanguineti qui œuvre à un « théâtre de la parole [22] » ou encore Jean Tardieu lui-même, poète et homme de radio qui, comme Butor, cherche depuis longtemps à élaborer un langage s’apparentant à la musique [23].

Ce que retient en premier lieu l’auditeur placé dans les conditions de l’écoute radiophonique de l’époque, c’est-à-dire après une écoute unique, c’est un mot, constamment répété, comme un refrain. Il s’agit du mot « solitude », le plus souvent accompagné de son déterminant mais souvent aussi de compléments du nom comme : « la solitude en larmes », « la solitude au guet / la solitude », « la solitude haletante », « la solitude étouffante », « la solitude / la solitude au milieu des cris », « solitude au milieu des ronflements / la solitude », etc. Butor opère autour de ce mot non seulement un travail musical et rythmique de répétition et de variation, mais il crée aussi une tension, une attente dramatique se déployant hors de toute narration et rendue possible par les seules connotations du mot.

Or la diction de Butor et des comédiens joue ici un rôle majeur : si elle reste globalement, tout au long eu poème, rythmique, asémantique, non expressive, suivant le modèle fourni par l’auteur, on entend pourtant sur certains mots, et notamment ce mot de « solitude », des aplanissements d’accent produisant un début d’expressivité, esquissant des aventures latentes ou englouties. La seule diction permet en outre de faire miroiter les différents sens du mot : lorsque Butor prononce « solitude » au début, on l’entend au sens d’espace dépeuplé ou désert (il désigne alors la mer comme étendue inhabitée tout autant que la page blanche à remplir de signes) ; on y entend aussi l’état de solitude, mais sans effet psychologique particulier. Lorsque les comédiens le prononcent au contraire, le mot se charge d’émotion, la diction le transforme en élément dramatique.

L’expérience poétique nouvelle que tente ici Butor via la radio consiste donc en ceci : créer une matière verbale mouvante, ondulatoire, où le langage désarticulé dans sa grammaire cherche tout de même à retenir l’attention de l’auditeur par des points de fixité, des repères à l’intérieur du flux sonore, des repères valant parfois comme aiguillons dramatiques ou aiguillons à souvenirs personnels. De ce point de vue, les questions qui surgissent au centre de L’Œil des Sargasses, « qui m’appelle ? » « qui me poursuit ? », peuvent s’entendre comme une projection de l’auditeur sur la scène du poème : car c’est bien lui le promeneur de ce voyage sur les ondes, c’est lui le héros de cette aventure sonore construite pièce à pièce par un auteur éprouvant les capacités imaginatives et interprétatives de son public. « Je publie mes livres comme des questions : qu’est-ce que vous pouvez me dire qui m’intéressera à propos de ces ouvrages que j’ai faits ? », déclarait ainsi Butor dans ses Entretiens [24].

*

On peut considérer L’Œil des Sargasses comme une quatrième pièce ajoutée à la trilogie évoquée par Butor auprès de Georges Charbonnier : « Mobile est une étude sur la mobilité. Description de San Marco est au contraire une étude sur un monument, sur quelque chose de stable, et, dans 6 810 000 litres d’eau par seconde, il y a une sorte de monument liquide, de monument qui est en perpétuel mouvement [25]». L’Œil des Sargasses travaille quant à lui à partir de monuments fragmentés (le voyage de Colomb aussi bien que « Marine » de Rimbaud), présents à l’état de souvenirs, de réminiscences. Il ne s’agit finalement pas tant de « peindre une vague » sonore, entre musique et langage, que de mettre en jeu le fonctionnement de la mémoire humaine, de susciter et de ressusciter des souvenirs eux-mêmes fugaces, pris dans le mouvement de l’apparition et de la disparition, de la naissance et de la mort – de l’émission et du retour au silence.

Notes

[1] L’Œil des Sargasses, Paris, L’Auteur et l’Illustrateur, 1969.

[2] Sur ces premières variantes, voir les éléments bibliographiques présentés de manière très précise dans Obliques, numéro spécial Butor-Masurovsky, février 1976, p. 156.

[3] Dans l’« Entretien » qui ouvre le numéro spécial d’Obliques, Butor, dialoguant avec Masurovsky, rappelle précisément la genèse de L’Œil des sargasses, mais sans mentionner l’étape radiophonique : « Ensuite, j’ai voulu reprendre ces textes, ces trente ou trente-six variantes pour en faire alors un seul texte qui varie successivement depuis le début jusqu’à la fin. Cela a été assez compliqué et après bien des essais, j’ai abouti à la solution suivante : non seulement une suite de variantes, de strophes qui correspondent chacune à une des gravures, mais deux qui se superposent, deux suites qui bougent différemment comme des écrans sur des moirures. Et entre ces deux couches, il y a des mots qui interviennent progressivement. Comme le texte est encore une fois marin, les mots qui se promènent sur lui ont été tout naturellement des termes de marine et c’est ainsi que peu à peu, sur ce texte, s’est imposé le thème de la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb, parce que c’est une de mes obsessions. À partir du texte fait depuis la gravure L’Œil des Sargasses, j’ai fait un nouveau texte qui s’appelle aussi l’Œil des Sargasses, qui a été édité ensuite (tout cela a pris pas mal d’années) par Lettera Amorosa ; pour cette édition, tu as fait une nouvelle gravure, qui est en quelque sorte ce qui est arrivé à la première par l’intermédiaire de tout ce travail sur le texte » (ibid., p. 3).

[4] Didier Denis, René Farabet, Robert Georgin, Claude Roland-Manuel, Jean-Jacques Vierne (réal.), « Réseau Un : Bergeret, Butor, Lacan, Malec », Atelier de création radiophonique, ORTF, diff. 29/11/1970, 20h15, notice INA n° PHF06017069.

[5] https://radiolacan.com/fr/podcast/radiophonie/2

[6] L’ACR a été créé en 1969 par Alain Trutat dans la continuité du laboratoire radiophonique qu’était auparavant le Club d’Essai dirigé par Jean Tardieu. Sur l’ACR et ses rapports aux écrivains, voir Christophe Deleu, Pierre-Marie Héron, Karine Le Bail (dir.), « Atelier de création radiophonique (1969-2001) : la part des écrivains », Komodo 21, n° 10, 2019, [en ligne].

[7] Je reprends ici les mots d’Alain Trutat. Voir la transcription d’un entretien de Trutat avec Agathe Mella en 1987 dans ibid., https://komodo21.fr/radio-consideree-beaux-arts/

[8] Plusieurs ACR intitulés « Réseau », numérotés de 1 à 7, sont ainsi diffusés entre 1970 et 1974.

[9] Les archives de l’INA conservent à part cet enregistrement de Butor, qui comprend une brève présentation de son texte puis la lecture intégrale du poème. Notice INA n° PHD99213576.

[10] Ce quatuor reconstitué se composait donc de Michel Butor, Jean Topart, Nelly Borgeaud et Véra Feyder.

[11] Sous ce titre est repris en 1976, dans Obliques, op. cit. p. 17-18, un texte que Butor écrivit au départ pour Masurovsky en 1960. Il commence ainsi : « Peindre une vague ; comment peindre une vague ? », et se termine sur une généreuse rêverie artistique qui s’entend rétrospectivement comme la matrice même des expérimentations poétiques menées ensuite par Butor.

[12] « J’ai vu au Nouveau-Mexique des danses avec des chants et des batteries de tambours qui durent pendant des heures, pendant des journées entières, et c’est extraordinaire parce que c’est un peu comme la musique répétitive, on entend presque la même chose pendant une heure, et tout d’un coup cela change. Ce serait dommage de ne pas l’avoir entendue si longtemps avant, parce que cette métamorphose est d’importance » (Michel Butor, « J’aurais rêvé composer, mais je compose avec des mots », entretien de 2001 reproduit intégralement sur le site de La Revue des deux mondes lors de la mort de l’écrivain : https://www.revuedesdeuxmondes.fr/michel-butor-jaurais-reve-composer-compose-mots/).

[13] Le concert-conférence autour des Variations Diabelli pour lequel l’a sollicité Henri Pousseur est donné à Liège en septembre 1970, soit deux mois avant la diffusion de l’ACR.

[14] Comme beaucoup de poètes, c’est à Rimbaud que Butor doit en partie sa vocation d’écrivain. Il ne cessa de le lire, de s’en imprégner et de l’analyser. Il explique notamment que les Illuminations sont pour lui une « leçon perpétuelle », un texte qu’il cherche à « imiter » (citations issues d’une archive radiophonique de l’INA : « Michel Butor parle d’Arthur Rimbaud », dans Jean Couturier (réal.), Exercices d’admiration, France Culture, diff. 12/08/2002, 21h03).

[15] Voir en particulier 6 810 000 litres d’eau par seconde (Gallimard, 1965) où les trombes d’eau des Chutes du Niagara correspondent dans l’ordre de la langue à un travail de reprise et de redistribution de longues citations littéraires (en l’occurrence deux versions d’une description des Chutes par Chateaubriand).

[16] J’emploie à dessein ce terme de « permutation » qui fait référence, à l’époque de cet ACR, à un procédé utilisé notamment par des poètes composant avec des bandes magnétiques. Je pense en particulier au poète Brion Gysin dont les cut-up et les poèmes-permutations, comme « I am that I am », avaient été bien relayés en France dans les années 1960 et repris déjà par des « poètes sonores » français. Voir Cristina De Simone, Proféractions ! Poésie en action à Paris (1946-1969), Dijon, Presses du réel, 2018. Il me semble que le travail mené par Butor pour la version radiophonique de L’Œil des Sargasses n’est pas étranger à ces essais de poésie sonore.

[17] Voir Céline Pardo, La Poésie hors du livre (1945-1965). Le poème à l’ère de la radio et du disque, Paris, PUPS, 2015.

[18] Gérard Blanchard, « Le structuralisme de Michel Butor », Communication et langages, n° 11, 1971, p. 14.

[19] Michel Butor évoque l’idée du texte radiophonique comme « partition » dans un entretien avec Frédéric-Yves Jeannet en 2000 : « Quand on écrit pour la radio, on écrit en pensant avant tout à ce qu’on va entendre. C’est une écriture qui est dirigée vers l’auditif. Et donc c’est quelque chose qui est très proche d’une écriture musicale. Au fond, on fait une partition. Et cette partition va être exécutée par des musiciens qui sont des acteurs donc des récitants ; et en utilisant d’ailleurs un certain nombre de procédés musicaux, parce qu’il y a de la musique de temps en temps, il y a des silences et ainsi de suite » (Frédéric-Yves Jeannet prod., À voix nue, grands entretiens d’hier et d’aujourd’hui, émission du 28/11/2000, France Culture, 17h30, notice INA n° 20001128350000MF2).

[20] Extrait d’un entretien avec Georges Charbonnier, cité dans Gérard Blanchard, art. cit., p. 15.

[21] Expression que Butor emploie dans la brève présentation enregistrée qu’il confie à Alain Trutat : « […] j’ai voulu faire vibrer les vagues du texte les unes avec les autres. Et c’est au-dessus de cette basse marine que j’ai dessiné quelques navires. Sur ce fond marin, on aperçoit un voyage de découvertes et de mirages. J’ai pensé en réalisant cette version développée au voyage de Christophe Colomb. »

[22] Les expériences de Sanguineti figurent par exemple dans « Neuf non neuf ou bis repetita placent », ACR du 30/11/1969 (notice INA n° PHD99214121), qui rapproche des réflexions de Foucault sur le « langage en folie », de François Billetdoux sur la radiodiffusion qui « reste à être inventée en tant que système nerveux sonore », de Schaeffer sur le devenir matériel du son, et diverses citations sonores d’œuvres radiophoniques, théâtrales ou poétiques.

[23] Voir par exemple Claude Debon et Delphine Hautois (dir.), Jean Tardieu : comment parler musique ? [Catalogue de l’exposition présentée à la Bibliothèque historique de la Ville de Paris du 13 septembre au 9 novembre 2003], Paris, Paris bibliothèques, 2003.

[24] Citation donnée par Gérard Blanchard, art. cit., p. 5.

[25] Ibid., p. 13.

Auteur

Agrégée de lettres classiques et membre associée du Centre d’étude de la langue et des littératures françaises (Sorbonne Université), Céline Pardo partage ses recherches entre l’étude de la poésie des XXe et XXIe siècles et celle des relations entre littérature et radio. Elle a publié La Poésie hors du livre (1945-1965). Le poème à l’ère de la radio et du disque (PUPS, 2015) et co-dirigé plusieurs ouvrages portant sur les rapports entre poésie et radio. Elle mène également une réflexion sur l’archivage audiovisuel de la poésie : elle a co-dirigé récemment Archives sonores de la poésie (Presses du réel, 2020) et participe à la création d’un site web qui se voudrait un équivalent français de Pennsound ou Ubuweb.

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Centre d’écoute de Michel Butor et René Koering : une écoute planétaire


Dans cette œuvre radiophonique, Michel Butor et René Koering multiplient les évocations de lieux, tout autour de la planète. S’inscrivant dans une perspective écopoétique, l’article étudie comment ils utilisent les moyens de la radio et de la musique pour faire de la littérature un art de l’espace, pour réinventer les liens entre le lieu et le langage. Il examine d’abord comment le texte cite toutes sortes d’œuvres reflétant la façon dont la littérature et la radio ont tenté de rendre compte des lieux. Il montre ensuite que l’usage de bruits et le traitement musical de la langue par des moyens électro-acoustiques ou par le chant permet d’installer la langue dans l’espace.

In this radio work, Michel Butor and René Koering multiply the evocations of places, all around the planet. From an ecopoetic perspective, the article examines how they use the means of radio and music to make literature an art of space, to reinvent the links between place and language. It first examines how the text cites a range of works that reflect the ways in which literature and radio have attempted to account for place. It then shows how the use of noise and the musical treatment of language through electro-acoustic means or singing allows language to be installed in space.


Texte intégral

Centre d’écoute a été diffusé pour la première fois dimanche 9 juillet 1972 simultanément dans l’Atelier de création radiophonique de France Culture (numéro « Écho ‒ Écoutes ») et sur le troisième programme de la RTB, puis rediffusé dans l’Atelier de création radiophonique du 2 janvier 1973 (numéro « Réseau 5 modulations »), à la suite d’œuvres radiophoniques de Claude Ollier et d’Edgardo Cantón. C’est une co-création de Michel Butor, qui se charge du texte, et de René Koering, qui compose la musique. Cependant, cette dichotomie ne reflète pas la profondeur de leur collaboration, puisque Butor, toujours curieux des potentialités artistiques offertes par les compagnonnages avec d’autres artistes, utilise le média radiophonique et la musique de Koering pour inventer une forme poétique et musicale utilisant, dit-il, « le fait radiophonique […] dans toute sa profondeur [1] ».

La manière de faire a schématiquement été la suivante : Koering a d’abord fait entendre à l’écrivain l’ensemble des matériaux sonores, déjà largement travaillés, qu’il avait décidé d’utiliser ; Butor a ensuite produit un texte composé de quinze « cartes postales [2] », dont le compositeur a suivi l’articulation pour structurer son œuvre musicale.

Dans une perspective écopoétique, je montrerai ici que l’écrivain utilise les moyens du média radiophonique pour faire de la littérature un art de l’espace, pour réinventer les liens entre le « lieu » et le langage. Il s’agira d’abord de voir comment, par le jeu des citations notamment, Centre d’écoute devient une somme des relations qu’entretiennent littérature et musique avec le « lieu ». Puis d’étudier comment le média radiophonique démultiplie les potentialités de la langue et de la musique pour offrir de nouvelles possibilités d’écriture.  

1. Dire et jouer le lieu

Le média radiophonique apparaît d’abord à Michel Butor comme un outil technique permettant de communiquer immédiatement avec les quatre coins du globe. Il déclare ainsi : « L’important était de réussir à passer d’un lieu à l’autre dans le texte aussi aisément que l’on peut le faire dans une station d’écoute en changeant un simple réglage [3]. » Pour parvenir à cette fluidité spatiale, l’écrivain utilise plusieurs procédés dans la construction même de son texte.

1.1 Récits de voyage

D’abord, comme souvent, il invite d’autres écrivains par l’usage des citations. Il choisit ceux qu’il appelle « d’illustres descripteurs, Marco Polo, Nerval, Chateaubriand et d’autres [4] », parce que ceux-ci sont capables de « donner voix à des régions très distantes les unes des autres [5] ». Si l’on regarde le détail des textes cités, on se rend compte que Michel Butor déploie une large palette de relations entre littérature et voyage [6].

Dans la première carte postale, Butor choisit des textes qui invitent au voyage : il s’agit plutôt de rêver d’ailleurs que de décrire des pays lointains. Un premier extrait du Roi-Lune d’Apollinaire décrit un voyage dans un registre merveilleux. Puis vient une lettre de Descartes à Jean-Louis G. dit Balzac, dans laquelle le philosophe invite son correspondant à le rejoindre à Amsterdam, ville ouverte sur le monde par son port, plutôt que d’aller à la campagne. Ce texte en amène un autre, notamment par l’intermédiaire du mot « vaisseaux » : c’est l’invitation au voyage de Baudelaire. Le voyage n’y est que suggéré, contemplé depuis un « ici » langoureux ou confortable. Au contraire, un peu plus loin, Butor nous offre des extraits de récits de voyage qui mettent en avant le dépaysement. On trouve ainsi un extrait du Voyage en Orient de Gérard de Nerval :

L’aurore, en Égypte, n’a pas ces belles teintes vermeilles qu’on admire dans les Cyclades ou sur les côtes de Candie ; le soleil éclate tout à coup au bord du ciel, précédé seulement d’une vague lueur blanche ; quelquefois il semble avoir peine à soulever les longs plis d’un linceul grisâtre, et nous apparaît pâle et privé de rayons, comme l’Osiris souterrain ; son empreinte décolorée attriste encore le ciel aride, qui ressemble alors, à s’y méprendre, au ciel couvert de notre Europe, mais qui, loin d’amener la pluie, absorbe toute humidité. Cette poudre épaisse qui charge l’horizon ne se découpe jamais en frais nuages comme nos brouillards : à peine le soleil, au plus haut point de sa force, parvient-il à percer l’atmosphère cendreuse sous la forme d’un disque rouge, qu’on croirait sorti des forges libyques du dieu Phtha.

Cet extrait, comme les autres qu’on trouve dans Centre d’écoute, fait entendre la fascination du voyageur ; si la description porte bien sur le pays étranger, on perçoit aussi le regard occidental étonné et ébloui, notamment dans l’évocation du « ciel couvert de notre Europe » ou « nos brouillards », qui fait du « ici » de l’Occident le point de référence. Par ailleurs, l’évocation d’Osiris, du dieu Phtha et des forges libyques soulignent la fascination de Nerval pour la culture égyptienne : on y sent l’orientalisme en vogue chez les écrivains du XIXe siècle, et chez Nerval en particulier [7]. On entend ensuit un extrait des Enfants du Capitaine Grant de Jules Verne, dans lequel est décrite l’Australie comme une « contrée bizarre, illogique, s’il en fût jamais, terre paradoxale et formée contre-nature » : la projection du regard occidental, qui prend pour référent ce qu’il connaît, est ici à son comble.

On perçoit ensuite des extraits de documentaires radiophoniques, décrivant divers lieux, notamment des villes lointaines ; on comprend ainsi comment le désir d’ailleurs et les fantasmes occidentaux accompagnent le propos, y compris dans ces documentaires.  

Dans les dernières « cartes postales », sont cités des textes dans lesquels le narrateur européen se fait plus discret, laissant toute la place à l’enregistrement des sons et des voix étrangères. On trouve ainsi un extrait de Mobile, œuvre de 1962 dans laquelle Butor met en représentation les États-Unis. L’extrait fait entendre un dialogue de rue dans lequel s’invitent des extraits publicitaires, dont on peut penser qu’ils peuplent l’inconscient des personnages – si on peut encore les appeler ainsi. Bien qu’écrit en français, l’extrait semble donc offrir la pensée de deux américain·es :

                        Mademoiselle !

Fumez…

                              Ce n’est pas à vous ?

Buvez…

                              Oh, merci…

Mangez…

                              Vous vous sentez mal ?

Rentrer,

                              Rentrez,

Dormez,

                              Dormir,

Avez-vous pensé à acheter vos kleenex ?

                              Si vous pensez que toutes les soupes concentrées…

Avez-vous pensé…

                              Si vous pensez…

Uiie,     

uuiiie,

vez-vous pensé,

                              vous pensé,

olez,

                              umez,

cacola,

                              cicola,

clic,

                              clac,

qu’est-ce que c’est ?

                              ce n’est rien,

vraiment rien,

                              rien,

uvez,

                              angez,

mal ?

                              merci,

c’est là,

                              bonsoir,

je t’aime,

                              entrez,

ormez,

                              ormir,

respirer,

                              respirez,

spirez,

                              pirez,

irez,

                              les bruits de la nuit [8].

 Il s’agit d’un échange entre un homme noir et une femme blanche. L’homme interpelle la femme, qui a peur d’être agressée et est traversée par des pensées racistes. L’homme finit par lui dire qu’il a ramassé quelque chose qu’elle avait laissé tomber. S’ensuivent des déclarations d’amour dont on ne sait qui les dit. Le dialogue reflète le racisme et l’ambivalence du rapport des Américains blancs aux Américains noirs, largement soulignés par Mobile. S’y entremêlent des extraits publicitaires suggérant la prégnance de la publicité, et plus largement de la consommation de masse dans la culture américaine. Il s’agit de donner à sentir ce que Butor appelle « le génie du lieu », lié ici à un certain type de mentalité et de hantises. Remarquons au passage – j’y reviendrai – la façon dont le dialogue se mêle aux bruits de pluie et au son d’un saxophone, chaque strate sonore prenant par instant le dessus.

Du désir d’ailleurs à la description lyrique d’un territoire largement fantasmé, à l’écriture des mentalités, les citations littéraires explorent donc les différents rapports entretenus par la littérature et les lieux.

1.2. Communiquer à travers le monde

Le texte de Centre d’écoute est aussi composé de trois séries. La première, issue du poème en prose de Butor « Je hais Paris », se construit sur le modèle « allô Paris » + adjectifs nominalisés au féminin, avec certaines variations. Ce sont parfois d’autres villes qui viennent remplacer la capitale française, et « Paris » est parfois sous-entendu. Voici certains extraits de cette série de formules :

  1. « allô Paris la cligneuse »
  2. « allô Paris la vantée, Paris la chantée »
  3. « allô Paris gueuse la charmeuse, la menteuse la hargneuse la baveuse bavasseuse »
  4. « allô Paris paresse, purin purée, carie caresse, caveau curée, vous qui n’êtes pas de Berlin, venez à Berlin, car Berlin vaut bien le voyage et vous pourrez y voir les gens qui viennent à Berlin […] allô, ici Stockholm, »
  5. « allô la voleuse venimeuse, la cagneuse caqueteuse, la véreuse vaniteuse »
  6. « allô des cliques des claques, du fric des flaques, des briques qui craquent, des ploucs qui plaquent, la trique la traque, allô ; ici Dakar […], allô, ici Moscou »
  7. « allô Paris chérie, crassie rancie, marrie tarrie, Paris pourrie, allô, ici Caracas »
  8. « allô Paris mangeaille, mitron mitraille, rupins ripailles, frichti flicaille, allô, ici Hang-Tchéou, […], allô Paris Beaux-Arts, chicards roublards, gueulards tocards, cafards vantards, allô ici Lagos »
  9. « allô Paris palace, velours vinasse, mamours mélasse, virus vivaces, allô ici Oulan-Bator »
  10. « allô Paris pouilleuse glaneuse, la rieuse soucieuse, malicieuse, malheureuse »
  11. « allô, nous voici à New-York où chantent les vaisseaux sur l’Hudson, allô Paris la nuit, la rue la glu, Paris la pluie, la suie le pus »
  12. « allô la brumeuse ténébreuse, la rêveuse merveilleuse, la dormeuse matineuse »
  13. « allô Paris l’usée, Paris rusée »
  14. « allô Paris la mélancolieuse ».

Cette série permet à la fois d’ancrer l’auditeur à Paris, le nom de la ville revenant comme un refrain, et d’ouvrir Paris à toutes sortes de régions du monde : c’est bien la fonction des stations d’écoute « en changeant un simple réglage », comme le dit Michel Butor dans sa présentation. La série des « allô » introduit dans le texte cette fluidité des parcours dans le monde.

À cela s’ajoute – deuxième série – des « avez-vous rencontré » + nom de la compagne ou de l’une des filles de Butor, qui amènent de l’intime dans le texte : comme le retour du nom de la ville de Paris, ces prénoms donnent un foyer à l’auditeur. Le mot est de l’écrivain, qui présente ainsi la récurrence des mentions à Paris : « avec une référence régulière à Paris, un refrain, pour leur donner un foyer [9] ». Ces voyages de par le monde ne sont pas un éclatement ou une dispersion, mais plutôt une ouverture : depuis son foyer, vers les quatre coins du monde, ce qui peut s’entendre comme une autre métaphore de l’écoute radiophonique, ou de la lecture.

Une troisième série intègre des personnages issus de la culture mondiale : on trouve ainsi : « avez-vous des nouvelles de l’inventeur de la géométrie analytique et de l’amant de Jeanne ? » (allusion à René Descartes et à son épouse Jeanne Morin, juste après une allusion à Stockholm où le philosophe a séjourné auprès de la reine Christine) ; « avez-vous des nouvelles du marchand de Venise ? » (titre d’une comédie de Shakespeare) ; « avez-vous des nouvelles du Prince d’Aquitaine ? » (allusion au poème « El Desdichado » de Nerval) ; « avez-vous des nouvelles des enfants du capitaine Grant ? » (titre d’un roman de Jules Vernes).

Ces trois séries présentent diverses modalités de circulation des discours par-delà les frontières et les mers, des plus publiques aux plus intimes. Le texte inscrit ainsi les potentialités qu’offre la radio dans l’histoire des communications mondiales.

1.3. Musiques folkloriques et bruits enregistrés

René Koering a composé la musique à partir de matériaux musicaux divers, qu’il décrit ainsi :

–  des ondes courtes captées sur des gammes courtes, essentiellement la nuit et allant de messages personnels à des émissions musicales en passant par des messages codés militaires ou commerciaux, provenant des quatre coins du monde et de l’espace ;

–  des fragments préexistants de musique instrumentale, provenant de partitions antérieures : « Images du couloir », pour violon et orchestre, Pièce pour clarinette et deux pianos, jouée par Michel Portal et Katia et Marielle Labèque (qui jouent la transcription du Mahler final) ;

–  une voix chantée, très spéciale, utilisant essentiellement les possibilités insoupçonnées du gosier et de la respiration, réalisée par l’incroyable Tamia ;

–  le texte de Butor, dit par lui-même et par la comédienne Thalie Fruges [10].

Le premier type de matériau m’intéresse tout particulièrement. D’abord, il montre que Centre d’écoute, dans sa composition musicale, est aussi une réflexion et un hommage à l’art radiophonique : le matériau principal provient d’émissions radiophoniques, retravaillées pour s’inscrire dans la composition de René Koering. De plus, dans le choix des éléments, le compositeur balaie le spectre des échanges radiophoniques, du message intime au message commercial, militaire ou musical : cette œuvre radiophonique se veut ainsi, par le jeu des citations, une œuvre-somme, résumant les potentialités de la radio.

Ces extraits radiophoniques impliquent la présence de citations musicales ou textuelles, dans toutes sortes de langue. Ces citations musicales s’articulent avec le texte pour évoquer des lieux. Certains types de musiques font en effet penser à des villes ou à des nationalités : ainsi, à 22h48, on entend du jazz, et à 22h51, le texte évoque Chicago. Les enregistrements de bruit permettent d’entendre, littéralement, les endroits dont il est question dans le texte : la douzième carte postale, qui comporte un extrait de Mobile de Michel Butor, intègre les enregistrements de bruits réalisés par l’auteur durant son voyage aux États-Unis. La présence de messages codés militaires ou commerciaux, parfois fortement déformés, est aussi à rapprocher des fragments de discours publicitaires contenus dans Mobile : on peut estimer que ces messages nous donnent à entendre une partie de la mentalité d’un pays.

Si les citations recensent et illustrent le passé, radiophonique ou musical, la voix de la chanteuse Tamia inscrit la musique de René Koering dans les avant-gardes musicales : la chanteuse ouvre ainsi les lieux cités à une exploration inédite. Plus largement, le traitement électro-acoustique des voix invite à un dépassement du connu, ce que le texte de Michel Butor relaie lui aussi, puisque le dernier voyage évoqué par l’auteur est celui du mourant : « allô je suis enfermée, je suis immobilisée dans mon lit, le bombardement continue, je suis murée, je respire encore, pour longtemps », entend-t-on. Lorsque la comédienne récite ce texte, sa voix est modifiée : « Un autre procédé utilisé a été celui, dans les graves moments d’anxiété de la fille, de transcrire le texte en récurrence, de l’enregistrer ainsi et de le mixer dans le sens normal : le résultat est une émission difficile et pleine de heurts [11]. » Ces procédés électro-acoustiques ont bien sûr une fonction expressive, soulignant l’anxiété et l’agonie du personnage : ils produisent aussi une voix post-humaine, modifiée par la machine. Le texte se termine sur l’apaisement subi de la jeune fille à la découverte de son « immortalité spatiale », le voyage se faisant planétaire et s’offrant l’espace. On entend à ce moment-là la fin du Chant de la Terre (Das Lied von Erde) de Gustav Malher transcrit pour piano, choisi par le compositeur parce qu’il raconte lui aussi un apaisement face à la mort et se conclut sur la double répétition de « ewig » (« éternellement »), quand Butor répète, lui, « longtemps, longtemps » : musique et texte se rejoignent pour ouvrir le voyage sur l’inconnu de l’espace et de la mort.

2. Un texte écrit pour l’oreille : langage et musique

Le fait que le matériau musical lui-même intègre du langage, mais dans des langues a priori non maîtrisées par l’auditeur francophone, brouille les limites entre musique et langage. On est ainsi invité à écouter les mots uniquement pour leurs caractéristiques sonores, ce qui est la vertu principale de l’écoute radiophonique, d’après Michel Butor : 

Lorsque j’écris pour l’oreille, spécialement pour l’oreille, je traite évidemment les mots comme des phénomènes auditifs, c’est-à-dire que si on veut j’écris dans la musique avec les mots, mais d’une manière tout à fait différente de la façon dont on pouvait entendre de telles expressions à l’époque symboliste. La radio a cet avantage considérable qu’elle nous rend aveugle à volonté. Lorsque j’écoute quelque chose à la radio (c’est la même chose avec un magnétophone ou un disque), il y a une séparation complète entre ce que j’entends et ce que je vois, ce qui n’existe pas par exemple lorsque je parle avec quelqu’un dont je vois les attitudes, les gestes. Dans le travail pour la radio, le mot manifeste complètement ses qualités d’événement sonore.

Un premier point donc : les textes en question sont des textes faits pour l’oreille et donc qui se prêtent d’eux-mêmes à la musique [12].

Nous privant du mot écrit comme de la vision du référent, la radio concentre notre attention sur les sonorités des mots. Le choix de l’écrivain se fait donc en fonction de celles-ci. Cependant, Butor prend soin de différencier sa pratique de l’écriture radiophonique des tentatives symbolistes pour faire de la musique avec les mots : il pense sans doute ici au célèbre « Art poétique » de Verlaine (« De la musique avant toute chose, // Et pour cela préfère l’impair »…). Les sonorités travaillées par lui ne concernent pas le nombre de syllabes ou la prosodie en général. Il ne s’agit pas non plus exactement de rimes. Les mots se font matière sonore, de façon à s’intégrer à l’ensemble musical qu’est l’émission radiophonique. La musique n’est pas le modèle selon lequel s’écrit la poésie ; c’est dans leurs caractéristiques sonores intrinsèques que les mots puisent leur accointance naturelle avec la musique.

2.1. Musique bruitiste

D’abord, les mots deviennent des bruits, au sens où pouvaient l’entendre les praticiens de la musique bruitiste. C’est surtout le cas dans les interventions de la chanteuse Tamia. Les sons émis par sa voix se fondent dans la musique électro-acoustique, jouant sur des timbres peu usités : la voix, comme les sons électro-acoustiques, explorent les potentialités des bruits et transcendent largement les sons traditionnellement associés à la musique.

D’après l’écrivain, les cartes postales possèdent des « timbres » différents, pour s’accorder à la musique :

[…] le texte de Centre d’écoute fait se succéder des couleurs ou des timbres de textes différents, c’est-à-dire que l’articulation n’est pas une articulation grammaticale normale, c’est une articulation qu’on pourrait appeler hyper-grammaticale entre des timbres de phrases, entre des timbres de textes différents [13].

 Le mot « timbre » décrit la qualité sonore spécifique à chaque instrument ou à chaque voix humaine. Considérer que la qualité sonore du mot est un timbre ne va pas de soi :  c’est assimiler le mot à une matière sonore. À l’écoute de l’œuvre , on peut penser que ce timbre est constitué de plusieurs paramètres :

–  les sonorités choisies, notamment dans les adjectifs nominalisés appliqués à Paris : certaines cartes postales privilégient les assonances et les mots de deux syllabes, produisant une impression de douceur voire de lenteur (« allô Paris gueuse la charmeuse, la menteuse la hargneuse la baveuse bavasseuse »), tandis que d’autres multiplient les allitérations et les mots monosyllabiques, créant un timbre plus brutal  (« allô des cliques des claques, du fric des flaques, des briques qui craquent, les ploucs qui plaquent, la trique la traque ») ;

–  les référents évoqués : si on reprend les deux exemples ci-dessous, la douceur du timbre du premier vient aussi du fait que Paris y est personnifiée en femme ; au contraire le deuxième exemple renvoie à un univers crapuleux et sordide ;

–  les intonations de la comédienne et la modification des voix par des moyens électro-acoustiques, qui s’accordent avec la dimension psychologique de son message.

On comprend ainsi que le « timbre » du mot, s’il est d’abord défini par les caractéristiques purement sonores du mot, englobe aussi le référent auquel il renvoie. René Koering insiste d’ailleurs, dans sa participation au colloque de Cerisy, sur les qualités « expressionnistes » du texte butorien et de sa musique : la citation de Mahler à la fin permet, selon lui, d’assumer cette part d’expressivité affective comprise par le texte et la musique, loin des idées reçues sur l’écriture du Nouveau Roman ou de la musique contemporaine atonale. Cette expressivité révélée du langage est aussi un moyen de rendre les mots capables de traduire l’atmosphère d’un endroit, de dépeindre un lieu : les exemples ci-dessus décrivent par exemple une Paris ville de l’amour, puis une Paris mafieuse et crapuleuse.

2.2. Musique électro-acoustique : spatialiser les voix

Centre d’écoute fait du langage un élément musical qui peut être traité de la même manière que les autres matériaux sonores utilisés par le compositeur, par un jeu sur les canaux et les volumes donnant l’impression que la voix vient de droite ou de gauche, de près ou de loin, ou par des modulations de hauteurs et de débits. Ce travail se concentre principalement dans la douzième carte postale. Voici comment René Koering la décrit :

Une petite note en début de texte indique la volonté de l’auteur selon laquelle ce dialogue doit être lu par une seule voix. J’ai donc pris le plaisir de travailler cette voix (celle de Butor), ce monologue, et les caprices imaginés de la retransmission et de la réception aidant, d’en faire une sorte de ballet ironique sur le timbre de la voix, en appliquant à l’enregistrement un son de violoncelle et surtout une série de masques à l’aide d’un tempophone (machine permettant d’accélérer le débit sans en changer la hauteur, et l’inverse). Un autre procédé utilisé a été celui, dans les graves moments d’anxiété de la fille, de transcrire le texte en récurrence, de l’enregistrer ainsi et de le mixer dans le sens normal : le résultat est une émission difficile et pleine de heurts [14].

Le choix de Butor de faire lire le dialogue par une seule voix est une invitation, bien comprise par le compositeur, à faire entendre une pluralité de timbres dans cette même voix par des moyens électro-acoustiques. M’intéresse ici la façon dont René Koering traite le langage comme un élément sonore lui aussi, lui appliquant les mêmes méthodes de modification. Cependant, il conserve toujours au langage ses capacités signifiantes et affectives : son travail vise à faire entendre le dialogue, et  même à le démultiplier pour l’installer dans l’espace, donnant l’impression que différents interlocuteurs, situés à différents endroits du monde, communiquent. Reprenons l’extrait déjà entendu dans lequel Michel Butor fait entendre le texte de Mobile. On entend d’abord une voix d’homme (Mademoiselle ! Ce n’est pas à vous ?  Vous vous sentez mal ?») à laquelle répond une voix de femme (« Oh, merci… »). Une autre voix récite les impératifs, d’abord très doucement (« Fumez ») puis à égalité avec les voix des personnages (« Buvez ») puis couvrant les mots des personnages (« Mangez »), donnant l’impression que la publicité vient écraser la voix de l’homme et la rendre imperceptible. Cette troisième voix, celle de la publicité, s’affirme tant et plus et se fait mécanique, heurtée, révélant la façon dont elle réifie les échanges humains. La fin de l’extrait, qui ne contient plus de mots existants, mais seulement des fragments ou des onomatopées (Uiie, umez, clic), témoigne de ce processus de réification qui transforme l’homme en machine et vide le langage de son sens.

De même, les modifications du texte de la comédienne soulignent l’anxiété dont le texte témoigne et donne l’impression que ses mots nous parviennent avec difficulté, ce qui rend sa situation inquiétante. La voix est d’abord lyrique, fluide, puis se fait hachée sur « je respire moins haut », suggérant une asphyxie.

Une autre preuve que les moyens électro-acoustiques sont ici mis au service de l’expressivité du langage est que Michel Butor a dirigé ces opérations : « Tous ces éléments ont été traités, manipulés et réalisés par les soins de Bernard Lerouoc et ses assistants Michel LaCaille et Alain Médélec sous la direction de l’auteur [15]. » Ainsi le langage devient un élément concret, capable de remplir l’espace et de témoigner de l’éloignement ou du rapprochement des émetteurs.

2.3. Hybridité musicale et textuelle

Au bout du compte, ce travail musical de la langue rejoint la modification de la musique en fonction du texte : le texte et la musique se confondent dans le sens où ils construisent une structure commune. L’ordre de composition, qui fait alterner le travail du musicien et celui de l’écrivain, est à ce titre révélateur.

Butor revient, dans la discussion qui suit l’intervention de René Koering au colloque de Cerisy, sur ce que signifie pour lui le fait d’écrire en fonction d’une musique déjà partiellement établie, à propos du dialogue issu de Mobile inséré dans Centre d’écoute :

Est lu par une voix et passe dans une phrase ce qui habituellement est lu par deux voix ou passe dans deux phrases ou plusieurs phrases, ce qui trouve son application dans ce dialogue lu par une seule voix. Le traitement musical, le placement dans l’espace sonore va permettre de restituer à ce monologue toutes ses possibilités de dialogue et même de les amplifier, c’est-à-dire que le traitement électro-acoustique, le placement musical fait sortir du texte un dialogue, des potentialités qui n’apparaissent pas autrement ; ces potentialités sortent du fait que les différentes transformations de la matière sonore vont mettre en évidence des aspects très ténus de la matière verbale [16].

Les moyens électro-acoustiques nous rendent évidemment sensibles aux débits et aux hauteurs des paroles, puisqu’ils les font varier. La musique révèle aussi des paramètres sonores du mots souvent oubliés : on peut notamment penser à la sonorité du souffle, plus ou moins ample, ou à la qualité de l’articulation, laquelle peut être soulignée par l’articulation musicale. De même, Koering conclut son intervention au colloque de Cerisy par des considérations sur l’enfermement de la musique contemporaine et sur l’ouverture que peut apporter la collaboration butorienne :

Pour moi la possibilité nouvelle de construire une forme en dehors des obligations du texte soumis. La musique tendant depuis quelques temps à réduire sensiblement (malgré toutes les fallacieuses impressions d’élargissement) son ambitus potentiel, et par là risquant dans un proche avenir, d’être acculée à une minimisation du faisceau des possibles, j’ai la conviction que l’élargissement des tendances expressionnistes rendra au paramètre « hauteur », par exemple, réduit aujourd’hui à l’état d’assaisonnement quasi superflu, un rôle et un impact singulièrement régénérateur. C’est aussi cet aspect, transposé dans l’œuvre de Butor, qui me fait découvrir chaque fois les éléments du plaisir de notre collaboration [17].

Pour le compositeur, le texte de Butor rend à la musique ses capacités expressives ; peut-être faut-il entendre par là ses capacités descriptives, Butor étant convaincu que la musique est capable de décrire le monde [18], et de faire imaginer des lieux, ce qui se ressent tout particulièrement dans Centre d’écoute. Koering prend pour exemple de paramètre musical revalorisé par le langage celui de la hauteur, ce qui est apparemment surprenant puisque la hauteur, si elle est marquée par la notation musicale, ne l’est pas par l’écriture. Cependant, les modifications des voix que nous pouvons entendre dans l’œuvre rendent effectivement primordiale les questions de hauteur : parce que les modifications électro-acoustiques amènent la voix dans des ambitus qui ne lui sont pas naturellement accessibles, la hauteur devient très sensible à l’auditeur.

*

Le média radiophonique est, dans Centre d’écoute, l’occasion et le moyen d’un travail sur les potentialités de la musique et du langage à partir d’une question centrale, celle de l’expression du lieu et de l’espace. Ce n’est ni la première ni la dernière fois que les œuvres radiophoniques sont pour l’écrivain l’occasion d’une réflexion sur le voyage : Mobile, cité dans Centre d’écoute, se veut une « étude pour une représentation des États-Unis » et s’ouvre, dans sa version écrite, sur une carte des États-Unis ; Réseau aérien raconte les parcours des avions autour du globe ; Description de San Marco fait entendre les différentes langues des touristes visitant Venise, faisant de cette ville une sorte de nouvelle Babel. S’il y a une particularité de Centre d’écoute, elle vient de la collaboration musicale qui permet de travailler, dans la matière sonore même du mot, sa capacité à se déployer dans l’espace.

Notes

[1] Michel Butor, texte de présentation de 1972, cité par René Koering, « Une information : être musicien et collaborer avec Butor », in Butor. Colloque de Cerisy, George Raillard (dir.), Paris, Union générale d’éditions, 1974, p. 299-315, p. 299.

[2] Expression de René Koering, ibid.

[3] Ibid.

[4] Ibid.

[5] Ibid.

[6] V. le dossier de la revue en ligne Trans– Revue de littérature générale et comparée, n°26, mars 2021, Chloé Chaudet, Muriel Détrie, Claudine Le Blanc, Sarga Moussa (dir.) : « Hors frontières. Écritures du déplacement dans une perspective mondiale [Beyond Borders : Displacement Writing from a Global Perspective] ».

[7] V. Revue Nerval, n°4, 2020, Sarga Moussa (dir.) : « Résonances. Autour de l’Orient nervalien ».

[8] Michel Butor Mobile [1962], in Œuvres complètes de Michel Butor, Paris, La Différence, vol. 5, Le Génie du lieu 1, 2007, p. 408-409.

[9] Michel Butor, texte de présentation de 1972, cité par René Koering in Butor, op.cit., p. 299.

[10] René Koering, « Une information : être musicien et collaborer avec Butor », ibid., p. 300.

[11] Ibid., p. 304.

[12] Discussion à la suite de la communication de René Koering, ibid., p. 312-313.

[13] Ibid., p. 314.

[14] Ibid., p. 304.

[15] Ibid., p. 300.

[16] Michel Butor, discussion à la suite de la communication de René Koering, ibid., p. 315.

[17] Id., p. 305.

[18] Michel Butor, « La musique, art réaliste » [1960], in Œuvres complètes de Michel Butor, Paris, La Différence, vol. 2, Répertoire 1, 2006, p. 387-398.

Auteur

Marion Coste est PRAG à l’IUT de Neuville-sur-Oise. Elle a fait une thèse sur les rapports entre littérature et musique dans l’œuvre de Michel Butor, sous la direction de Mireille Calle-Gruber ; thèse partiellement publiée en 2017 aux Presses Sorbonne nouvelle sous le titre Une leçon de musique donnée aux mots. Les collaborations de Michel Butor avec Ludwig van Beethoven et Henri Pousseur. Ses recherches concernent les rapports entre musique et littérature aux XXe et XXIe siècles dans les littératures françaises et francophones. 

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Sur les dernières pièces radiophoniques « allemandes » de Michel Butor : Der Bahnhof Saint-Lazare (1968) et Beschreibung von San Marco (1970)


Quatre pièces radiophoniques de Michel Butor ont été produites avec succès par la radio allemande, bénéficiant de la forte tradition du genre en Allemagne. Cet article se concentre sur les dernières œuvres, à savoir Der Bahnhof Saint-Lazare (1968) et Beschreibung von San Marco (1970), qui ont été très peu étudiées jusqu’ici. Les deux productions de la fin des années 1960 s’inscrivent dans l’avant-gardisme de l’époque, en utilisant les procédés techniques avancés, par exemple la stéréophonie. En comparaison avec les textes mobiles et intermédiaux de Butor, cependant, les Hörspiele allemands risquent d’exagérer une certaine technocratie didactique et tout à la fois arbitraire.

Four radio-plays by Michel Butor have been successfully produced by German broadcasting stations, taking benefit from the strong national tradition of the medium. In this article I focus on the last two works, Der Bahnhof Saint-Lazare (1968) and Beschreibung von San Marco (1970), which have received very little attention by scholars until now. These radio productions from the end of the 1960s partake in the avant-garde movement of the time, using advanced technological (stereophonic) proceedings. In comparison with the mobile and inter-medial texts of Butor, however, the German Hörspiele risk to exaggerate a certain didactic and – at the same time – arbitrary technocracy.


Texte intégral

1. Introduction

Au cœur de l’Œuvre de Michel Butor, œuvre mobile et transgressive, multi- et intermédiale, les pièces radiophoniques constituent des maillons intermédiaires de toute première importance. Après la publication des quatre célèbres nouveaux romans (Passage de Milan, 1954 ; L’emploi du temps, 1956 ; La modification, 1957 et Degrés, 1960), les années 1960 représentent pour le romancier une période de transition [1] et d’ouverture vers les autres arts, notamment vers la peinture et la musique. À la recherche de nouveaux modes d’expression et de collaboration artistiques, Butor se consacre entre autres à l’opéra, et plus précisément à Votre Faust, écrit à quatre mains avec le compositeur belge Henri Pousseur [2], dont la première a eu lieu en 1969 à Milan, et dont le texte est tellement mobile qu’il en manque encore une publication intégrale [3]. C’est dans la logique de la poétique transgressive et expérimentale de Michel Butor, qui vise à « organiser des images, des sons, avec les mots [4] », et qui, dès le début de sa carrière, s’est opposé au système rigide des genres littéraires [5], que l’auteur s’ouvre à une nouvelle forme mobile : la pièce radiophonique. Ce genre littéraire « mineur » est beaucoup moins important en France que ne l’est le Hörspiel en Allemagne, où, durant les années 1960 en particulier, il a bénéficié d’une riche production radiophonique sur la base de textes originaux en allemand ou en d’autres langues – et souvent en français [6]. Par conséquent, il n’est pas étonnant que la plupart des pièces radiophoniques de Butor aient été produites par la radio fédérale allemande, surtout par la chaîne Süddeutscher Rundfunk (SDR). Il s’agit des quatre pièces suivantes :

– Fluglinien [Réseau aérien], SDR, Südfunk 2, mercredi 12 décembre 1962 [monophonie], durée : 1 h 42. Trad. Helmut Scheffel. Réal. Heinz von Cramer. Avec : Dagmar Altrichter, Lukas Amman, Roma Bahn, Rolf Boysen, Ruth Hellberg, Paul Hoffmann, Ina Peters, Solveig Thomas, Karl-Michael Vogler, Klaus-Jürgen Wussow [7].

– 6 810 000 Liter Wasser pro Sekunde [6 810 000 litres d’eau par seconde], SDR /NDR, mercredi 1er décembre 1965 [monophonie], durée : 1 h 27. Trad. Helmut Scheffel. Réal. Heinz von Cramer. Avec : Rolf Boysen, Monika Debusmann, Melanie de Graaf, Edith Heerdegen, Paul Hoffmann, Mila Kopp, Werner Pochath, Liselott Reger, Uta Rücker, Heiner Schmidt, Marianne Simon et alii [8].

– Der Bahnhof Saint-Lazare [La Gare Saint-Lazare, repris dans Illustrations I], SDR/WDR, mardi 5 novembre 1968 [stéréophonie], durée : 26’. Trad. Helmut Scheffel. Réal. Heinz von Cramer. Avec : Hans Caninenberg, Melanie de Graaf, Ruth Hellberg, Hans Mahnke, Lola Müthel, Peter Roggisch, Ernst-August Schepmann, Heiner Schmidt, Elisabeth Schwarz, Charlotte Weninger.

– Beschreibung von San Marco [Description de San Marco], SDR/BR/WDR/SWF, dimanche 13 mai 1970 [stéréophonie], durée : 1 h 13. Trad. Helmut Scheffel. Réal. Heinz von Cramer. Avec : Gerd Anthoff, Marlies Compère, Hannelore Cremer, Michael Lenz, Jürgen Netzger, Karl Heinz Peters, Horst Sachtleben, Monika Schwarz, Klaus Schwarzkopf, Gertrud Sorge, Gisela Stein, Selma Ufer, Uli Wagner.

Dans cet article nous laisserons de côté les premières pièces, qui sont plus connues : Fluglinien [9] et 6 810 000 Liter Wasser pro Sekunde [10], et nous nous concentrerons sur les deux dernières réalisations radiophoniques, dans la mesure où elles ont été très peu étudiées jusqu’ici.

2. De La Gare Saint-Lazare à Der Bahnhof Saint-Lazare : aspects d’une adaptation pour la radio allemande

Der Bahnhof Saint-Lazare, pièce radiophonique assez courte (26 minutes), a été produite en stéréophonie en 1968 par SDR et WDR et diffusée le 5 novembre. Comme d’ordinaire, elle a été traduite du français par Helmut Scheffel, la réalisation ayant été assurée par Heinz von Cramer. Le texte de base de cette production provient des Illustrations de Michel Butor, parues en 1964, et plus précisément du troisième chapitre, intitulé La gare Saint-Lazare. Le sous-titre dédicatoire annonce une référence intermédiale aux « photographies de Jean-Pierre Charbonnier [11] » ‒ qu’il faut corriger en Jean-Philippe Charbonnier (1921-2004), le photographe « réaliste » assez célèbre, dont le prénom incorrect persistera aussi dans le manuscrit allemand [12]. Une des photographies qui a probablement inspiré Butor s’intitule « Gare Saint-Lazare, lève-toi et marche, Paris » (1960), aujourd’hui conservée au Musée d’Art Moderne de Paris [13]. La transposition intermédiale est donc multiple : de la photographie à la pièce radiophonique allemande en passant par le texte de Butor. Toujours dans une perspective intermédiale, il est à noter que la gare Saint-Lazare est un lieu de mémoire important du point de vue artistique, puisqu’elle a donné lieu à une série de peintures par Claude Monet, réalisées en 1877 ‒ l’enjeu pour Butor étant de la représenter autrement que ne l’avaient fait ses prédécesseurs, selon une contrainte qu’il s’est donné dans de nombreux autres textes consacrés à des lieux précis. Mais revenons au Bahnhof.

Dans le Hörspiel allemand, les textes courts de Butor ont été distribués entre dix voix, dont cinq masculines (en majuscules : A, E, F, H, K) et cinq féminines (en minuscules : b, c, d, g, j) [14]. Ce paratexte nous informe aussi du fait que les voix ne correspondent pas à des rôles fixes et que leur ton devrait être « objectif » (sachlich) et « neutre » (neutral), surtout au commencement et à la fin de la pièce radiophonique, exprimant le « sentiment collectif » (kollektive Empfinden) – celui de la foule à la gare probablement. Dans le manuscrit figure aussi un texte original du speaker (Originalsprechertext), qui n’a pas été enregistré, et dans lequel on peut déchiffrer des informations sur l’auteur Michel Butor et sur son adhésion au nouveau roman, mouvement qui aurait pour but de représenter une « réalité objective » (objektiv[e] Wirklichkeit[15]. Le réalisateur se montre aussi conscient de l’intermédialité du texte qui se base sur les photographies de Charbonnier ; enfin, l’absence de correspondance des voix avec des rôles définis est expliqué par l’effet de distanciation (Brecht : Verfremdungseffekt) ainsi produit. Ces indications « tacites » se révéleront utiles pour l’interprétation des particularités de la mise en scène.

Quand on regarde de plus près le procès de transformation du texte de Butor en Hörspiel, on peut observer d’abord que les morceaux de texte de La gare Saint-Lazare, divisés en cinq parties de longueur inégale dans le livre de Butor, sont transposés en 108 textes numérotés dans la pièce radiophonique allemande et parfois très courts. Ce dénombrement strict confine à la bureaucratie dans trois cas au moins, lorsque le texte continue simplement à la page suivante. Chez Butor, une bonne partie du texte est imprimée en italique, indiquant plus ou moins exactement les environs de la gare, les places adjacentes et les rues du quartier de l’Europe dans le huitième arrondissement – cette distinction entre l’intérieur de la gare (avec ses trains) et l’extérieur de la ville ne figurant plus dans le Hörspiel. La plupart des textes, à l’exception de quelques dialogues, constituent des monologues, voire des soliloques, premier indice de l’isolement des personnes dans les moyens de transport urbains. Cette solitude parmi la multitude des voyageurs a pour conséquence une aliénation de la communication qui consiste dans la plupart des cas en monologues intérieurs ne s’adressant à personne. C’est très probablement le motif qui a présidé à l’adaptation particulière du début de la pièce radiophonique à laquelle s’est livré le réalisateur Heinz von Cramer : La traduction des morceaux 1 à 3 [16] correspond assez fidèlement aux premiers textes de Butor [17], mais l’intonation et la « mise en voix » sont délibérément altérées, comme le démontre l’extrait de l’enregistrement [18]. La prosodie apparaît extrêmement artificielle, conçue évidemment pour rendre la « réalité objective » de la gare qu’évoquait le paratexte initial, à l’aide de voix monotones d’automate. La transition entre les répliques survient de manière immédiate, les textes se superposant quasiment les uns aux autres. En plus, le texte du premier morceau est partiellement repris avec la même voix du speaker à des vitesses différentes, ce qui donne l’impression d’un monologue non seulement répété à plusieurs occasions, mais perpétué et ainsi vidé de sens par l’homme-machine qu’est le voyageur. Le même procédé se retrouve dans le second texte, les répétitions cessant à partir du troisième texte pour réapparaître à la fin de la pièce radiophonique.

Si l’on prend au sérieux l’intention du réalisateur consistant à représenter la vie urbaine dans le microcosme de la gare parisienne de façon « objective » et « neutre », comme l’indiquait le paratexte, il faudrait d’abord distinguer précisément entre une voix neutre et une voix monotone dont la prononciation artificielle risque non seulement de niveler le sens de l’énonciation, mais aussi d’en effacer le contenu. Le procédé technique est passé au premier plan dans le Hörspiel, tandis que le texte de Butor semble vouloir « illustrer » les pensées des voyageurs modernes. En plus, le programme du réalisateur sent un peu trop le programmé, la volonté pédagogique de faire voir en faisant entendre. Les moyens techniques de l’époque ont été utilisés au risque d’un didactisme forcé, car un court-circuit un peu trop simple mène de la monotonie de la voix à la monotonie de la vie. Il en va de même de la répétition des phrases à vitesses diverses, procédé qui a évidemment pour but d’indiquer le caractère itératif des voyages, des pensées et des vies humaines ; cependant, l’effet de distanciation risque d’avoir l’air trop voulu pour apparaître tout à fait convaincant.

En ce qui concerne la qualité de la traduction, outre des inexactitudes et des omissions [19], quelques erreurs sont à signaler (par exemple « das große Kaufhaus [20] » pour « ce grand magasin [21] »). Quant au passage « Elle parle, elle parle, elle ne peut s’empêcher de parler, mais moi, suçant, baisant tout doucement le manche de mon parapluie, je me mets à penser [22]… », traduit par « Sie redet und redet, sie hört nicht auf mit Reden. Ich überlege mir, während ich mein Eis lutsche und den Griff meines Regenschirms allmählich sinken lasse, ob ich… [23] », il s’agit d’un cas plus compliqué qui ne comporte pas forcement de traduction erronée, car le texte de Butor pourrait être corrompu [24]. Pour conclure cette critique avec une curiosité : dans le dialogue portant sur le mauvais choix des chaussures, chez Butor, on lit « Ce que nous avons été idiotes [25] ! », la forme féminine au pluriel permettant d’identifier deux interlocutrices féminines, tandis que le texte allemand distribue les huit répliques entre un homme A et une femme b [26] ; c’est évidemment pour des raisons de gender equality que la voix masculine est forcée d’admettre que « Es war wirklich idiotisch von uns [27] ».

À la fin de la pièce radiophonique allemande, on retrouve l’effet de distanciation déjà mentionné, la voix étant répétée à des vitesses variées ; cette fois-ci, les échos ralentissent tellement qu’ils risquent de contredire l’effort décrit dans le texte de Butor : « c’est bien le dernier départ et il ne s’agit pas de le manquer [28]… ». Le contresens entre la voix extrêmement lente et l’énonciation exprimant la volonté de se dépêcher, de prendre le dernier train pour retourner chez soi, n’est pas facile à expliquer avec un effet de distanciation prémédité. Certes, les voyageurs fatigués des rites réitérés d’aller et retour pourraient ralentir leurs pas dans une réaction subconsciente de protestation pour échapper au cercle vicieux de la vie moderne. Mais dans le texte Butor il n’y a pas d’indices forts pour cette interprétation assez arbitraire, et la structure cyclique même du procédé, qui s’applique uniquement au début et à la fin de la pièce radiophonique, semble démontrer la vanité de la tentative. Si l’on ne peut pas échapper au cercle de la vie, pourquoi le mettre en scène ? Toute la pièce radiophonique respire l’avant-gardisme des années soixante, avant-gardisme peut-être un peu trop technique et bureaucratique, mais certainement voulu en l’espèce [29].

3. Description de la Beschreibung von San Marco : de Strawinsky à Herb Alpert

Beschreibung von San Marco, produit en 1970 par les quatre radio allemandes SDR, BR, WDR et SWF en stéréophonie, est décidément plus long (73 minutes), même si le livre de base, Description de San Marco de Michel Butor, publié en 1963, a été considérablement abrégé. Le texte de Butor comporte une dédicace à Igor Strawinsky [30], et c’est précisément son œuvre Canticum Sacrum ad Honorem Sancti Marci Nominis de 1956, composition tonale et sérielle en cinq parties symétriques se basant sur la structure de la cathédrale San Marco, qui a inspiré la structure du texte butorien, qui sera lui-même transformé en pièce radiophonique. La version en volume de Description de San Marco comprend un plan de la cathédrale [31] sur lequel on discerne bien les cinq coupoles majeures structurant l’architecture du bâtiment – cet indice étant cependant quelque peu trompeur, dans la mesure où l’œuvre de Butor ne se base pas uniquement sur les coupoles, mais sur l’ensemble des cinq parties de l’église, dont voici la liste avec la traduction allemande [32] :

I   La façade – Die Fassade
II Le vestibule – Die Vorhalle
III L’intérieur – Das Innere
IV Le baptistère – Das Baptisterium
V Les chapelles et dépendances – Die Kapellen und Nebenräume

Le fait que c’est bien la structure de San Marco qui se trouve à la base du texte butorien apparaît mieux quand on regarde deux passages qui font office de mise en abyme : dans la deuxième partie (« Le vestibule »), on trouve en effet ces lignes : « Comment creuser le texte en coupoles ? Comment réaliser une nappe de texte qui passe d’épisode en épisode, de détail architectural en détail [33] ? », confiées à la voix du centre de la page, et qui évoquent bien des « coupoles », mais comme des partes pro toto, dont la transposition intermédiale en littérature pose bien des difficultés. Et déjà dans la première partie (La façade) figure le passage suivant, récité toujours par la voix du centre page : « De cette bruine de Babel, de ce constant ruissellement, je n’ai pu saisir que l’écume pour la faire courir en filigrane de page en page, pour les en baigner, pour en pénétrer les blancs plus ou moins marqués du papier entre les blocs, les piliers de ma construction à l’image de celle de Saint-Marc [34]. » Venise ici se transforme en nouvelle Babel où les voix et les langues se superposent, ce que le livre de Butor transpose pour sa part en un texte clairement structuré sur le plan typographique. Butor s’est exprimé dans plusieurs essais sur l’importance de la mise en page dans le contexte du « livre partition [35] », sur les traces de Mallarmé [36]. Parmi les procédés typographiques de Mallarmé, Butor traite aussi les blancs du papier qui se retrouvent dans la citation mentionnée ci-dessus, en précisant : « Les blancs indiquent les silences [37] ». La structure de la Description de San Marco se base « visiblement » sur l’architecture de la cathédrale pour aboutir au livre-partition qui joue avec les possibilités du medium. Le chiffre cinq rapproche bien l’œuvre de Butor de la musique de Strawinsky, mais d’une façon différente : la structure en cinq parties du livre se réfère au complexe entier du bâtiment, tandis que la partition musicale du Canticum Sacrum se base sur les cinq coupoles centrales bâties en forme de croix.

Le texte pluriel de Butor utilise l’italique pour les voix de la foule et des alinéas pour distinguer celles des visiteurs et des guides touristiques. Dans le manuscrit du Hörspiel allemand, cette distribution correspond à un chœur de voix mixtes (Chor und Einzelstimmen (gemischt)), à une voix masculine (Männerstimme) et à une voix féminine d’alto (Dunkle Frauenstimme) (voir le document 4) [38]. Cette distribution précise des voix continue au cours du Hörspiel, mais l’ordre du texte subit alors des changements considérables.

Si l’on regarde et écoute le début de la pièce radiophonique dans les documents 5 et 6 [39], on note d’abord une sorte de condensation du texte original de Butor. L’extrait plus substantiel de la citation récité par la voix masculine (le no 5 en rouge dans le document 5) combine quelques phrases (surtout celles du début) tirées des textes placés au milieu de la page chez Butor (voir le document 4), provenant des cinq répliques semblables des pages 10 à 12. Les trois morceaux qui reproduisent les voix de la foule des touristes et des Vénitiens (no 4 en rouge dans le document 5) condensent les bribes de conversations en italique dans Description de San Marco (pages 10 à 14), avec des omissions et des changements d’ordre : le premier morceau traduit assez fidèlement le premier texte butorien (p. 10, voir le document 4) en ajoutant deux lignes du texte suivant de la page 11, alors que les autres phrases ou bribes de dialogue sont issues de plusieurs passages du texte original, sans critère d’ordre perceptible. Les quatre phrases lues par la voix féminine d’alto (n1, 2, 3, et 6, en rouge dans le document 5) traduisent les trois premières répliques placées à droite dans le texte de Butor (p. 10-11), à l’exception de la quatrième qui correspond à la sixième à la page 13 de la Description de San Marco. La numérotation des voix de la foule (4) a été mise entre parenthèses à cause de la non-correspondance du texte du manuscrit avec l’enregistrement : on y entend des bribes confuses sans ordre, qui s’intercalent en plus dans les phrases prononcées par la voix masculine (5).

Au début de la première page du document 5, on discerne dans le paratexte l’annonce de « brèves fragments du Canticum Sacrum de Strawinsky, insérés brutalement comme des coups qui chassent [les voix de la foule] [40] ». Dans l’enregistrement, cependant, on entend seulement quelques morceaux courts d’une autre musique assez banale qui ne figure pas dans la liste technique du Hörspiel. La fonction de cette musique ne correspond pas du tout à l’effet annoncé par le paratexte, elle n’est pas intercalée dans les bribes de conversation de touristes, et, surtout, elle n’a pas d’influence sur elles.

Or cette observation attire l’attention sur une particularité plus fondamentale du Hörspiel allemand. Dans le document 5 on aura noté à première vue maintes différences entre le manuscrit original et l’enregistrement, non seulement en ce qui concerne les libertés que le réalisateur s’est données en omettant certaines parties du texte de Butor ou en changeant leur ordre. En outre, dans les documents dont j’ai pu disposer, il n’y a pas de trace d’adaptations du texte original de la part de l’auteur, encore moins d’une collaboration de Michel Butor à la mise en scène du Hörspiel. Le plan annoncé et transcrit dans le manuscrit de Heinz von Cramer a subi des changements tellement nombreux pendant la production qu’on finit par ne plus le reconnaître. Si le manuscrit avait un certain ordre et reposait sur un concept précis consistant à insérer de petits morceaux de la musique de Strawinsky, la pièce radiophonique transmise se présente de façon assez chaotique, avec des altérations aléatoires. Un exemple patent représente le choix arbitraire de la chanson This guy is in Love with You du musicien californien Herb Alpert, publiée en 1968, c’est-à-dire cinq ans après le texte de Butor, et qui se répète continuellement, jusqu’à devenir une espèce de hantise du Hörspiel. En revanche, le réalisateur allemand renonce presque complètement à la musique de Strawinsky. Certes, la liste des compositeurs célèbres en relation avec Venise, que Butor insère dans la Description de San Marco, et où figure l’œuvre de Strawinsky, se retrouve mutatis mutandis dans la pièce radiophonique allemande [41] ; mais c’est seulement ici qu’on fait entendre un très court morceau du Canticum Sacrum [42] – malgré les indications contraires du paratexte initial qui prévoyait un rôle structurant pour la musique de Strawinski.

*

Pour conclure : malgré l’utilisation de maints effets stéréo et de voix formées de professionnels  de la radio allemande, on a du mal à discerner, dès le manuscrit, et beaucoup plus encore dans l’enregistrement, une structure convaincante dans la pièce radiophonique qui puisse correspondre à la double transformation intermédiale de la cathédrale de San Marco par la musique de Strawinsky et par le texte polyphonique et complexe de Butor. Comme on l’avait déjà noté au cours de l’analyse de Der Bahnhof Saint-Lazare, dans Beschreibung von San Marco également, la technologie « avancée » de la stéréophonie, confinant à la technocratie, risque de dominer de façon trop arbitraire le contenu prémédité et la structure artistique des livres de Michel Butor. Et cependant, même si on avait de bonnes raisons de s’attendre à des résultats meilleurs, compte tenu de la tradition nationale du genre et des moyens investis dans la production, les Hörspiele allemands sur la base des textes de Butor conservent leur charme d’expériences avant-gardistes même cinquante ans après leurs réalisations.

Notes

[1] Voir Jennifer Waelti-Walters, « Années de transition », Michel Butor, Amsterdam, Rodopi, 1992, p. 28 ; Mary Lydon, « New Departures », Perpetuum Mobile. A Study of the Novels and Aesthetics of Michel Butor, Edmonton, University of Alberta Press, 1980, p. 157 ; Jean Roudaut, « Romanesque II », « Parenthèse sur la place occupée par l’étude intitulée 6 810 000 litres d’eau par seconde parmi les autres ouvrages de Michel Butor », NRF, n° 165, 1er septembre 1966, p. 498-509, p. 499.

[2] Voir Ludger Scherer, Faust in der Tradition der Moderne. Studien zur Variation eines Themas bei Paul Valéry, Michel de Ghelderode, Michel Butor und Edoardo Sanguineti, mit einem Prolog zur Thematologie, Frankfurt am Main, Lang, 2001.

[3] Les Œuvres complètes de Michel Butor ne présentent dans le VIIIe volume (dir. Mireille Calle-Gruber, Paris, Éditions de la Différence, 2008, p. 927-1022) que la réimpression d’une vieille édition incomplète, à savoir : Michel Butor, Votre Faust. Traduzione con testo a fronte e saggio introduttivo, dir. Alba Pellegrino Ceccarelli, Reggio Calabria, Edizioni Parallelo, 1977 ; voir Ludger Scherer, « Mobile Fragmente – Michel Butors intermedialer Blick auf Hörspiel, Oper und Alchemie », in Les graphies du regard. Die Graphien des Blicks – Michel Butor und die Künste, Christof Weiand (dir.), Heidelberg, Winter Verlag, 2013, p. 203-210, p. 205-206.

[4] Michel Butor, « Réponses a Tel Quel », Répertoire II, Paris, Minuit, 1964, p. 293-301, p. 297 ; voir Ludger Scherer, « Mediale Polyphonie. Überlegungen zu den Hörspielen Michel Butors », in Medien der Literatur. Vom Almanach zur Hyperfiction. Stationen einer Mediengeschichte der Literatur vom 18. Jahrhundert bis zur Gegenwart, Jochen Mecke (dir.), Bielefeld, transcript Verlag, 2011, p. 219-236, et en particulier p. 220-224.

[5] Voir Michel Butor, « Le roman et la poésie », Répertoire II, Paris, Minuit, 1964, p. 7-26 ; « Le roman comme recherche », Répertoire I, Paris, Minuit, 1960, p. 7-11 ; « Réponses à Tel Quel », Répertoire II, op. cit., p. 294-295.

[6] Pour une histoire sommaire du genre (selon une perspective franco-allemande), voir Thomas Bräutigam, Hörspiel-Lexikon, Konstanz, UVK, 2005 ; Armin P. Frank, Das Hörspiel. Vergleichende Beschreibung und Analyse einer neuen Kunstform durchgeführt an amerikanischen, deutschen, englischen und französischen Texten, Heidelberg, Winter, 1963 ; Hans-Jürgen Krug, Kleine Geschichte des Hörspiels, Konstanz, UVK, 2003 ; Ulrich Lauterbach (dir.), Ich habe die Ehre: Acht Hörspiele der deutsch-französischen Gemeinschaftsreihe «Carte Blanche Internationale», Frankfurt am Main, Fischer, 1965 ; Gerhard Schäfner, « Hörfunk », dans Grundwissen Medien, Werner Faulstich (dir.), München, Fink, 2004, p. 274-293 ; Ludger Scherer, « Mediale Polyphonie», art. cit, p. 224-226 ; Hansjörg Schmitthenner (dir.), Dreizehn europäische Hörspiele, München, Piper, 1963 ; Werner Spies, « Der nouveau roman und das Hörspiel », dans Neues Hörspiel. Essays, Analysen, Gespräche, Klaus Schöning (dir.), Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1970, p. 71-87 ; Christian W. Thomsen & Irmela Schneider (dir.), Grundzüge der Geschichte des europäischen Hörspiels, Darmstadt, WBG, 1985 ; Stefan Bodo Würffel, Das deutsche Hörspiel, Stuttgart, Metzler, 2004.

[7] Cette production a été réalisée à partir de Réseau aérien, le premier texte radiophonique que Butor a publié en volume la même année chez Gallimard : un réseau de voix de voyageurs en dix avions, composé de dialogues coupés dont les voix tendent à se fondre dans une réflexion cyclique sur la mort et la vie.

[8] La production de la SDR et de la NDR a été effectuée sur la base de l’étude stéréophonique de Butor, 6 810 000 litres d’eau par seconde, publiée en même temps sous la forme de livre chez Gallimard. Il s’agit d’une tentative radiophonique visant à raconter un phénomène fluide par excellence, puisque le débit indiqué dans le titre correspond à celui des chutes du Niagara.

[9] Sur Réseau aérien (ou Fluglinien), voir Marion Coste, « Entre écriture-fugue, voix-musique et texte-contrepoint : l’œuvre radiophonique de Michel Butor, Réseau aérien », 2016, Fabula / Les colloques, Figure(s) du musicien. Corps, gestes, instruments en texte, URL : http://www.fabula.org/colloques/document4061.php ; Julia Jäckel, « L’adaptation allemande de Réseau aérien de Michel Butor », in Les écrivains et la radio, Pierre-Marie Héron (dir.), Montpellier/Paris, Publications de Montpellier 3/Ina, 2003 ; Josée Lambert, « Trapped: Analysis of Réseau aérien », The Review of Contemporary Fiction, vol. 5, no 3, automne 1985, p. 170-175 ; Jacques Poirier, « Réseau aérien, réseau hertzien : sur Michel Butor », in Écritures radiophoniques, Isabelle Chol & Christian Moncelet (dir.), Clermont-Ferrand, Université Blaise Pascal, CRLMC, 1997, p. 137-145 ; Ludger Scherer, « Mediale Polyphonie », art. cit., p. 231-234 ; Michael Spencer, « Architecture and Poetry in Réseau aérien », Modern Language Review, vol. 63, no 1, 1968, p. 57-65 ; Werner Spies, « Der nouveau roman und das Hörspiel », in Neues Hörspiel. Essays, Analysen, Gespräche, Klaus Schöning (dir.), Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1970, p. 71-87, p. 77-83.

[10] La complexité du jeu des voix risque d’être trop exigeante pour le public à la seule écoute. C’est probablement pour cette raison que les textes radiophoniques de Butor « ont été écrits à la fois pour être lus et récités » (voir Marion Coste, « Du théâtre aveugle au texte-partition : les œuvres radiophoniques de Michel Butor », in Aventures radiophoniques du nouveau roman, Pierre-Marie Héron, Françoise Joly & Annie Pibarot (dir.), Rennes, PUR, coll. « Interférences », 2017, p. 147-156, p. 147), si bien que la version imprimée de l’œuvre offre la possibilité complémentaire d’une lecture mobile et personnelle où la vitesse peut être adaptée.  Sur 6 810 000 litres d’eau par seconde, voir Mireille Calle-Gruber, « The Blue Note ou Les Anamorphoses d’une phrase ou plutôt : Le Discours des Chutes », in Butor et l’Amérique, Mireille Calle-Gruber (dir.), Paris, L’Harmattan, 1998, p. 232-248 ; Séda A. Chavdarian, « Images of Chaos in Butor’s Mobile, 6 810 000 litres d’eau par seconde, and  », Perspectives on Contemporary Literature, 1984, no 10, p. 49-55 ; Gérard Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, Seuil, 1982, p. 74-77 ; Anne Claire Gignoux, La récriture. Formes, enjeux, valeurs autour du Nouveau Roman, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2003, p. 37-51 ; Elisabeth Grodek, « Bifurcation du verbal : au carrefour du visuel et du sonore dans 6 810 000 litres d’eau par seconde », dans Butor et l’Amérique, Mireille Calle-Gruber (dir.), Paris, L’Harmattan, 1998, p. 127-140 ; Jean Roudaud, art. cit., p. 498-509 ; Ludger Scherer, « Mediale Polyphonie », art. cit., p. 226-231 ; Werner Spies, « Der nouveau roman und das Hörspiel », op. cit., p. 77-83.

[11] Michel Butor, Illustrations, Paris, Gallimard, 1964, p. 55.

[12] Voir l’extrait du manuscrit non-publié dans le document 1 (paratexte non-paginé). Je tiens à remercier la Hörspielredaktion de l’actuel Südwestrundfunk, notamment Bettina Scharfenberg et Walter Filz, pour avoir généreusement mis à ma disposition les manuscrits et les enregistrements des pièces radiophoniques en question.

[13] Voir en ligne (consulté le 11 août 2021).

[14] Voir le document 1. Même si cette distribution graphique est utilisée aussi pour les rimes masculines et féminines, aujourd’hui on ne peut pas ignorer l’implication sexiste.

[15] Voir la première page du paratexte non-paginée dans le manuscrit.

[16] Voir le document 2 en annexe.

[17] Voir Michel Butor, Illustrations, Paris, Gallimard, 1964, p. 56-57.

[18] Voir le document 3.

[19] Voir p. ex. dans les répliques n7, 10, 11, 22, 24, 101/102, surtout la lacune entre les n75 et 76 (p. 10) du manuscrit où manque toute la page 71 des Illustrations de Butor.

[20] No 5, p. 2 du manuscrit.

[21] Michel Butor, Illustrations, op. cit., p. 58.

[22] Michel Butor, Illustrations, op. cit., p. 68.

[23] No 54, p. 8 du manuscrit.

[24] On pourrait lire « baissant » tout comme le traducteur allemand ; en tout cas, il n’y a pas de « glace » (Eis) dans le texte français et Michel Butor pourrait bien avoir insisté sur le caractère érotique et fétichiste des mots utilisés.

[25] Michel Butor, Illustrations, op. cit., p. 66.

[26] Voir no 31 à 38, p. 6 du manuscrit.

[27] Voir no 33, p. 6 du manuscrit.

[28] Michel Butor, Illustrations, op. cit., p. 77 ; dans la traduction : « denn dies ist wirklich der letzte Zug, und den darf man nicht versäumen… », no 108, p. 13 du manuscrit.

[29] En fin de compte, on pourrait aussi émettre l’hypothèse selon laquelle le réalisateur allemand de Der Bahnhof Saint-Lazare aurait simplement pris à la lettre et mis en scène l’expression allemande « nur Bahnhof verstehen » qui se traduit par « n’y comprendre que dalle ».

[30] Voir « À Igor Strawinsky pour son quatre-vingtième anniversaire » (Michel Butor, Description de San Marco, Paris, Gallimard, 1963, p. 7).

[31] Voir Michel Butor, Description de San Marco, op. cit., p. [113].

[32] Voir Michel Butor, Description de San Marco, op. cit., p. 9, 25, 63, 91, 103 ; manuscrit Beschreibung von San Marco non-publié, respectivement p. 1, 11, 24, 42 & 48.

[33] Michel Butor, Description de San Marco, op. cit., p. 46. La traduction allemande reprend le passage assez fidèlement, sauf l’inexactitude consistant à rendre « nappe » par « Teppich » (« tapis »). Voir p. 19 du manuscrit.

[34] Michel Butor, Description de San Marco, op. cit., p. 13 ; traduction allemande correcte à la p. 4 du manuscrit.

[35] Michel Butor, « La littérature, l’oreille et l’œil », Répertoire III, Paris, Minuit, 1968, p. 391-403, p. 398.

[36] Voir Michel Butor, « Sur la page », Répertoire II, op. cit., p. 100-103 et « Le livre comme objet », ibid., p. 104-123.

[37] Michel Butor, « Le livre comme objet », art. cit., p. 118.

[38] Le document 4 combine les dramatis personae du manuscrit Beschreibung von San Marco, p. (non-paginée) [0]) avec la première page de Michel Butor, Description de San Marco, op. cit., p. 10.

[39] Le document 5 reproduit les pages 1 et 2 du manuscrit en ajoutant la première réplique de la page 3 (signalée par le chiffre 6 en rouge), traduction partielle de Michel Butor, Description de San Marco, op. cit., p. 10-13 ; le document 6 est l’extrait correspondant de l’enregistrement de la Beschreibung von San Marco (1970), 01:30-04:02.

[40] Voir le manuscrit Beschreibung von San Marco, p. 1.

[41] Voir le manuscrit Beschreibung von San Marco, p. 34-36.

[42] Voir l’enregistrement de la Beschreibung von San Marco (1970), 53:47-53:59.

Bibliographie

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Annexes

1. Document 1 ‒ Extrait du manuscrit non-publié de Michel Butor : Der Bahnhof Saint-Lazare (SDR/WDR 05.11.1968), p. [0] (paratexte non-paginé).

2. Document 2 ‒ Extrait du manuscrit non-publié de Michel Butor : Der Bahnhof Saint-Lazare (SDR/WDR 05.11.1968), p. 1.

3. Document 3 ‒ Extrait de l’enregistrement de Michel Butor : Der Bahnhof Saint-Lazare (SDR/WDR 05.11.1968), textes 1-3, 0:00:12-0:03:47.

4. Document 4 ‒ Combinaison d’un extrait du manuscrit non-publié de Michel Butor : Beschreibung von San Marco (SDR/BR/WDR/SWF 13.05.1970), dramatis personae, p. [0] (paratexte non-paginé) avec la première page de Michel Butor : Description de San Marco, Paris, Gallimard, 1963, p. 10.

5. Document 5 ‒ Extrait du manuscrit non-publié de Michel Butor : Beschreibung von San Marco (SDR/BR/WDR/SWF 13.05.1970), p. 1-3 (traduction partielle de Michel Butor : Description de San Marco, Paris, Gallimard, 1963, p. 10-13), numérotation en rouge par l’auteur.

6. Document 6 ‒ Extrait de l’enregistrement de Michel Butor : Beschreibung von San Marco (SDR/BR/WDR/SWF 13.05.1970), 0:01:30-0:04:02.

Auteur

Ludger Scherer est Professeur (Privatdozent) au Département de langues et littératures romanes de l’Université de Bonn (Allemagne) où il a soutenu son Habilitation en 2009. Butor figurait déjà il y a vingt ans parmi ses auteurs de thèse, consacrée au thème de Faust en littérature (Faust in der Tradition der Moderne, Peter Lang, 2001). Ses champs de recherche actuels sont vastes : la littérature italienne, de Pétrarque et Dante à nos jours ; la littérature européenne des Lumières ; la littérature d’enfance et de jeunesse en Europe, mais aussi les avant-gardes littéraires au sens large (et néo- et post-), incluant Jacques Roubaud, Georges Perec et Michel Butor. Il a déjà eu l’occasion de travailler sur certaines « pièces allemandes » de Butor dans un article publié dans Medien der Literatur, Jochen Mecke (dir.), transcript Verlag, 2011.

Copyright

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Un duo sonore : Butor et Bryen en 1976

 


Un aspect de la réforme des « grands entretiens » de France Culture en 1975 a consisté à donner le plus souvent possible à des écrivains le rôle de l’intervieweur. Après Michel Chaillou, Georges Perec, Édouard Maunick ou Jean Daive interrogeant Michel Deguy, Claude Ollier, Maurice Nadeau, Aimé Césaire ou Georges Perros, voici Michel Butor tendant le micro à Camille Bryen, dans une série en cinq parties de vingt à vingt-cinq minutes diffusée sur France Culture du lundi 5 avril au vendredi 9 avril 1976, entre 22h35 et 23h. Coutumier depuis longtemps des exercices d’explication de ses œuvres dans les médias, l’expérimentateur-né des formes de la littérature et des arts ne pouvait qu’être ravi de se mettre dans la peau du « barbier », comme disait Jean Amrouche. Comment s’y prend-il, qu’en fait-il et que fait-il des figures imposées et des routines du rôle, c’est ce que l’article examine. Il commence par des remarques sur la genèse et la composition de la série. Il continue en  décrivant comment Butor, amateur de conversation plus que d’entretien, inscrit dans la sonorité de leurs échanges, où l’oreille est saisie par la voix de l’un et le rire de l’autre, l’égalité entre interlocuteurs voulue par la logique amicale de la conversation. Il montre ensuite comment l’écrivain, tout en acceptant de poser des questions, s’amuse en même temps de quelques clichés du rôle, dans un passage de l’émission 3 qui tourne au pastiche. Une dernière partie s’intéresse au choix de Bryen comme interlocuteur et au projet de faire à deux, de leurs entretiens, une sorte de livre sonore.

One aspect of the reform of France Culture’s “grand entretiens” in 1975 was to give writers the role of the interviewer as often as possible. After Michel Chaillou, Georges Perec, Édouard Maunick or Jean Daive questioning Michel Deguy, Claude Ollier, Maurice Nadeau, Aimé Césaire or Georges Perros, here is Michel Butor handing the microphone to Camille Bryen, in a series in five parts of twenty to twenty-five minutes broadcast on France Culture from Monday, April 5 to Friday, April 9, 1976, between 10:35 pm and 11 pm. Accustomed for a long time to the exercises of explanation of his works in the media, the experimenter-born of the forms of literature and the arts could only be delighted to put himself in the shoes of the “barber”, as Jean Amrouche said. How does he do it, what does he do with it, and what does he do with the imposed figures and routines of the role, that’s what the article examines. It begins with remarks on the genesis and composition of the series. It goes on to describe how Butor, a lover of conversation rather than interview, inscribes in the sound of their exchanges, where the ear is seized by the voice of one and the laughter of the other, the equality between interlocutors desired by the friendly logic of conversation. It then shows how the writer, while agreeing to ask questions, is amused at the same time with some clichés of the role, in a passage of the part 3 which turns to pastiche. A final part focuses on the choice of Bryen as an interlocutor and the project of making their interviews a kind of sound book.

 


Texte intégral

Dans l’important corpus d’émissions de toutes sortes auxquelles Butor a participé figure, à l’année 1976, une série d’entretiens méconnue et pourtant bien intéressante car l’écrivain, qui a souvent occupé la place du questionné, y occupe pour une fois celle du questionneur. Il s’agit de ses dialogues au micro avec le peintre et écrivain Camille Bryen, série en cinq parties de vingt à vingt-cinq minutes diffusée sur France Culture du lundi 5 avril au vendredi 9 avril 1976, entre 22h35 et 23h [1]. Butor succède, dans cette position, à Michel Chaillou, Georges Perec, Édouard Maunick ou Jean Daive qui ont interrogé dans les mois ou semaines qui ont précédé Michel Deguy, Claude Ollier, Maurice Nadeau, Aimé Césaire ou Georges Perros : un aspect de la réforme des « grands entretiens » de France Culture confiée en 1975 à Alain Veinstein [2] a consisté en effet à donner le plus souvent possible à des écrivains le rôle de l’intervieweur [3]. Butor est aussi crédité dans les notices Ina, comme les autres écrivains-questionneurs cités, du rôle de producteur de la série, un rôle qui a visiblement consisté à organiser la composition finale des émissions. De fait, dans chacune on distingue sans difficulté des parties enregistrées distinctes, montées ensemble, avec des sonorités de voix et d’ambiance différentes (la sonorité des prises de son varie notamment selon que le propos est enregistré en studio ou au domicile de Bryen). Chaque émission comporte en outre une ou deux adresses de Butor aux auditeurs enregistrées au montage, placées en préambule de l’émission ou ailleurs. De la musique s’y ajoute, du genre « musique d’ameublement » telle que la concevait Erik Satie, le compositeur préféré de Bryen (dit-il dans l’émission 3). Elle va et vient, disparaît et réapparaît au fil des émissions, tantôt sous le propos, tantôt entre deux moments dialogués, qu’elle ponctue (liaison, intervalle). Elle ouvre et ferme chaque émission. Elle relie aussi entre eux, comme un raccord musical, des parties vocales relevant de prises de son différentes. L’esprit de la « réforme Veinstein » des grands entretiens étant d’inviter les écrivains à utiliser le micro comme un stylo, nul doute que Butor ait pris plaisir à répondre à l’invitation en accompagnant de près la composition de l’émission jusqu’à sa diffusion. Dans cet article, je ne vais pas examiner l’intérêt de la série d’entretiens pour la connaissance de Bryen ni des relations de Butor avec lui [4], mais me pencher sur la manière dont l’écrivain y occupe ce double rôle de producteur et de questionneur. Un rôle à vrai dire peu figé par la jeune tradition du genre, dont Jean Amrouche et Robert Mallet, à ses origines, avaient déjà proposé deux incarnations très contrastées, celle, sérieuse et critique, du Lecteur face à l’Auteur [5] d’une part, celle d’autre part, théâtrale et arlequine, jadis finement analysée par Philippe Lejeune [6], de la comédie de caractères. Butor lui-même a connu, avec Georges Charbonnier en 1967 sur France Culture [7], une version très intellectualisée [8] (si on peut dire) du type Amrouche, et sur France Inter en 1973 [9], avec l’inénarrable Pierre Lhoste, une version longue de ces « interrogatoires » ou « dialogues de type interview entièrement en questions et réponses [10] » auxquels il s’est prêté avec une bonne volonté souriante et un talent d’explication remarquable tout au long de sa carrière [11].

1. Remarques sur la composition de la série

Commençons par donner au lecteur une idée du contenu des cinq émissions de la série, en recopiant ci-dessous les résumés proposés par les notices Ina :

Émission 1 : Camille BRYEN et Michel BUTOR : ce qu’ils souhaitent à propos du livre et de son évolution ; les livres qu’ils ont faits ensemble ; comment est né leur livre sur le Nouveau Mexique, leur livre sur Charles PERRAULT, leur livre intitulé [Bryen en temps conjugués] ; MONET et la négation créatrice ; le livre qu’ils rêvent d’écrire ensemble (23’ environ).

Émission 2 : Camille BRYEN : son enfance à Nantes ; son arrivée à Paris, anecdote ; sa découverte de Montparnasse, ses rencontres avec Hans ARP, Marcel DUCHAMP, Tristan TZARA ; son exposition avec Marcel DUCHAMP dans un bar (lecture du manifeste écrit pour cette exposition, anecdote) ; quelques mots sur PICABIA et l’exposition PICABIA actuelle ; la personnalité et l’œuvre de Marcel DUCHAMP (23’ environ).

Émission 3 : Camille BRYEN : ses rapports avec la musique et les musiciens (CLIQUET-PLEYEL) ; son goût pour la musique du Moyen Âge, la musique baroque, les œuvres de SATIE et le jazz ; les rapports entre ses livres, la pensée médiévale et le diable, entre le diable et PICABIA ; son opinion sur La Sorcière de Michelet ; ce qu’il aime dans le monde médiéval (20’).

Émission 4 : Camille BRYEN : remarques sur ses dessins, ses textes, ses gouaches, son écriture ; les titres de ses toiles ; les mots qu’il invente ; l’évolution de son dessin ; le monde de peinture. Lecture par l’auteur de « Désécriture » (2’30″) (19’30″).

Émission 5 : Camille BRYEN : le thème de son livre écrit en collaboration avec Jacques AUDIBERTI L’Ouvre-Boîte ; définition de l’abhumanisme ; les difficultés rencontrées avec AUDIBERTI ; les faits étranges concernant le texte sténotypé et l’enregistrement d’un entretien avec AUDIBERTI ; sa conviction qu’il existe une conjuration « antihumanistique » ; anecdote à propos d’une adaptation théâtrale de son texte Les Lions à barbe (20’ environ).

D’après les notices Ina, Butor et Bryen ont eu deux séances d’enregistrement ensemble, mercredi 3 mars et jeudi 1er avril 1976. Il est toujours intéressant, quand on le peut, de revenir à la genèse de ce genre d’entretiens-feuilletons, dont la composition finale est parfois assez éloignée de la version initiale. C’est ce qui se passe ici, puisque la première des deux séances d’enregistrement, celle du 3 mars, nourrit les émissions 1, 3 et 4 (mentions en vert dans la citation ci-dessus), tandis que la seconde fournit la matière des émissions 2 et 5 (en bleu ci-dessus). Si l’on remet ensemble les contenus de la séance du 3 mars, on voit qu’il y a été question du livre en général et des livres faits ensemble (→ émission 1), des goûts musicaux de Bryen et de son attrait pour le monde médiéval (→ émission 3), de ses textes, dessins et gouaches, avec lecture d’un texte par l’auteur (→ émission 4). La seconde séance, quant à elle, a porté sur l’enfance à Nantes, les débuts à Paris, les rencontres et/ou collaborations avec Marcel Duchamp et des artistes liés au mouvement dada durant d’entre-deux-guerres (Hans Arp, Tzara, Picabia), avec lecture d’un texte par l’auteur (→ émission 2) et sur L’Ouvre-Boîte, le livre de 1952 co-signé avec Jacques Audiberti, où s’invente et s’explicite leur idée d’un abhumanisme (→ émission 5).

Comme on voit, les questions biographiques, avec leur traditionnel début par l’enfance, sont absentes de la première séance. Elles arrivent dans la seconde, mais très vite (car Bryen n’a rien à dire de son enfance…) elles se concentrent sur les débuts de l’artiste et ses grandes rencontres dans les milieux dada. L’enfance, ici, ne joue aucun rôle structurant, directeur ou explicatif des rapports entre la vie et l’œuvre, contrairement à ce qu’on voit par exemple dans les entretiens menés par Amrouche. Évidemment, il reste intéressant pour l’auditeur d’avoir assez vite un aperçu du parcours de de vie de Bryen, d’où sans doute la transformation de cette partie de la seconde séance d’enregistrement en deuxième émission de la série ; mais il est significatif que Butor décide de ne pas en faire l’émission 1, et de consacrer celle-ci au Livre plutôt qu’à la biographie de l’artiste.

Comme on voit aussi, et cela est plus surprenant, dans la première séance, Bryen est interrogé sur son activité d’écrivain et de peintre, mais aussi sur ses goûts en musique. Cela est plus surprenant quand on écoute l’émission 3 qui en résulte : Bryen y déclare qu’il n’a quasiment rien à dire sur le sujet, que ces goûts ne dépassent pas ceux d’un mélomane moyen, avec une préférence pour Satie « car il faisait de la musique d’ameublement ». Radiophoniquement parlant, cette émission sur la musique et le monde médiéval est assez faible (comme d’ailleurs celle sur l’enfance), et thématiquement elle ne s’impose guère, puisque Bryen est connu comme écrivain (un peu) et comme peintre, pas du tout comme musicien ou mélomane. Mais c’est aussi celle qui donne le plus à penser sur l’attirance de l’abhumaniste Bryen, que le monde contemporain dégoûte, pour les pensées ésotériques du Moyen Âge. C’est aussi, comme on le verra, l’émission pour laquelle Butor imagine toute une mise en condition de l’auditoire, qui fait sourire mais aussi réfléchir à l’importance accordée par lui aux sujets abordés dans l’émission. Si l’on pense à son goût pour le chiffre cinq et sa symbolique d’une part (liée aux cinq doigts de la main), bien présent dans ses logiques éditoriales, à son intérêt pour l’ésotérisme d’autre part, et bien sûr pour les collaborations et dialogues entre littérature, peinture et musique [12], on trouvera peut-être moins surprenant l’inclusion du thème de la musique dans la série et en position 3, au milieu de la « main ».

Comme on voit enfin, alors que Camille Bryen, dans la deuxième moitié du XXe siècle, est bien plus connu comme peintre que comme écrivain, Butor, qui aurait pu placer les propos sur la peinture, enregistrés à la première séance, en émission 1 ou 2, fait entrer bien tard les auditeurs dans l’atelier du peintre, dans la quatrième émission seulement. L’émission est d’ailleurs tout à fait passionnante, Butor s’y montrant comme à son habitude un fin critique d’art, mais on peut se demander pourquoi si tard, après les deux émissions assez faibles sur l’enfance et les rencontres artistiques et sur la musique et l’ésotérisme. La structure générale de la série nous éclaire un peu : on commence et on finit le chemin de l’écoute par le livre, notamment l’évocation des livres de Bryen réalisés en collaboration (avec Butor dans l’émission 1, avec Audiberti dans l’émission 2), et il est au fond plus question des livres du peintre et de leur fabrication que de ses dessins et peintures. Comme pour signifier ce fait que Bryen, qui a d’abord été un écrivain et qui prétend s’être libéré de l’écriture par la peinture, ne s’est pas détourné du livre pour autant, qu’il s’en sert, qu’il en fait, et qu’il entre plutôt dans cette espèce hybride de ceux qui font bouger les lignes des arts… comme Butor lui-même. Cette parenté de profil entre les deux hommes explique sans doute en partie le choix de l’interlocuteur et la minoration de l’œuvre picturale au profit de la triade littérature-musique-peinture (non sans exagération pour l’élément « musique »).

Envisageons maintenant plus précisément, en regardant de plus près quelques débuts d’émissions (émissions 1, 3 et 5), la manière dont Butor investit le rôle du questionneur.

2. Trouble dans le rôle : questionner ou converser ?

Entre une utopie et sa réalité, entre un idéal et sa concrétisation, les écarts sont fréquents. La première émission de la série est aussi la plus réussie à mon sens, en tout cas la plus vive et animée des cinq, la plus rythmée, la plus équilibrée aussi dans la ronde des tours de parole. Telle quelle, elle donne une bonne idée de ce que Butor a rêvé de faire avec Bryen dans l’ensemble de la série, même s’il n’y a pas complètement réussi. Et qui est, d’abord, de mettre du trouble dans le genre, en le tirant vers ce qui est affirmé dès ses origines radiophoniques comme un idéal de style bien éloigné du modèle journalistique de l’interview de reportage lui aussi influent, à savoir le grand art de la conversation. Pas si simple évidemment ; mais diablement attirant quand, comme Butor, on apprécie [13] et pratique cet art avec autant de culture et d’aisance que d’enjouement.

2.1 Conversation vs entretien

S’agit-il, dans cette série d’émissions enregistrées au domicile de l’artiste, de poser des questions à Bryen et de susciter et recueillir des réponses, ou bien de dialoguer avec lui, de converser de choses et d’autres, autour de sa vie et de son œuvre ? Si la première émission donne le ton, c’est certainement celui de la libre conversation. Voici une transcription de la première partie dialoguée :

(1:02 ; raccord son ; la musique continue)

Michel Butor  ̶  Aujourd’hui, nous pourrions peut-être un peu parler des livres.

Camille Bryen  ̶  C’est excellent de parler des livres ! Parce que, au fond, je soupçonne fort que le rêve des écrivains c’est de ne plus écrire. Moi j’ai réussi à résoudre la question en quelque sorte en dessinant. Mais je soupçonne fort qu’au fond un des plus grands ennemis des écrivains, c’est le livre.

MB  ̶  Mais est-ce que… le rêve des dessinateurs, ça n’est pas de ne plus dessiner ?

CB  ̶  Bien sûr que si !

MB  ̶  Mais alors le peintre peint pour ne plus peindre, le dessinateur dessine pour ne plus dessiner, et l’écrivain écrit, bien sûr, pour qu’un jour il ne soit plus nécessaire d’écrire…

CB (chevauchement)  ̶  …il n’en soit plus question, voilà ! Et alors…

MB (chevauchement)  ̶  …et entretemps…

CB  ̶  …entretemps je te soupçonne déjà toi aussi, d’être très embarqué, et que / l’esprit moderne / qui à un moment donné était mallarméen, (ardent) avec l’Académie Mallarmé, avec toutes sortes de mallarméismes, et que / il voulait écrire le Livre, le Livre qui représenterait vraiment une contraction de l’Univers, une espèce de / de prise en charge magique de tout sur les / sur les épaules de /  de l’écrivain / je soupçonne que maintenant l’action secrète que tu entreprends, sans peut-être te l’avouer absolument d’une manière / tu veux le garder encore secret peut-être / maintenant on nous écoute tu sais !

MB (rire)  ̶  Oui oui, n’en dis pas trop ! (rire)

CB  ̶  En somme tu voudrais / te délivrer du livre. Et au fond, beaucoup de tes tentatives ont été de nous présenter des livres qui sont, comme Gide écrivait des « espèces de roman », des « espèces de livre » qui sont de plus en plus, qui tiennent de plus en plus à devenir même / euh / (baisse la voix) on ne sait pas quoi…

MB  ̶  Eh oui, ce sont des ablivres.

CB  ̶  Des ablivres.

MB  ̶   Ce sont des livres qui se détachent du livre, car tout ça se passe, euh / c’est en transformant le livre lui-même que / nous arrivons à faire / voyager le livre, à faire partir le livre de l’endroit où il était auparavant. Déjà dans le mot lui-même c’est très frappant cette relation qu’il y a entre livre d’un côté et délivrer.

CB  ̶  Voilà ! C’est ça !

MB (plus lent, sentencieux)  ̶  Se délivrer, délivrer quelqu’un, hein. Bon, c’est en même temps le débarrasser / de certains livres, et même peut-être du Livre, d’une certaine acception…

CB (chevauchement)  ̶  Ouais…

MB  ̶  …d’une certaine acception du livre.

CB  ̶ D’ailleurs dans l’Apocalypse on mange le livre… on mange le livre et c’est tellement intéressant !

MB  ̶ Non seulement on mange le livre mais le livre passe à travers le / l’apôtre saint Jean.

CB  ̶ Ouais…

MB  ̶  D’ailleurs dans… dans l’Apocalypse de Dürer, dans l’illustration faite par Dürer de l’Apocalypse, il y a une image absolument prodigieuse de cette traversée du corps / par / le livre / par le petit livre…

CB  ̶  Ouais, qui est donné par / l’Ange, alors, le livre traverse le corps.

MB  ̶  Eh bien les livres que tu as faits Camille, les livres auxquels j’ai participé, les livres dans lesquels j’ai été ton complice, eh bien ces livres nous permettent un peu cette suspens… / traversée du corps. Qu’est-ce que tu attends maintenant de ce livre qui est / un livre en déséquilibre, un livre qui est destiné à nous faire passer du livre, à / à ouvrir ce mur du livre dont nous avons déjà parlé ?

CB  ̶  Ouais, ouais…

Comme on voit, les rôles sont d’emblée brouillés : Butor propose de parler d’abord, non des livres de Bryen, mais du livre en général. Bryen suit, mais fait à deux reprises porter l’échange sur le rapport au Livre de son interlocuteur écrivain, lequel se laisse volontiers faire, avant d’évoquer allusivement les livres de Bryen. Au centre de l’échange, on ne trouve ni l’un ni l’autre, mais ce sujet du Livre, au sens mallarméen. Avec un tel départ, on pressent qu’il n’est pas question d’entamer des entretiens au sens convenu, sur l’auteur interrogé, mais de commencer une conversation, mot repris par Butor au début de la dernière émission pour qualifier ce que les auditeurs ont écouté.

Et l’on sent bien, en écoutant la série, ce qui séduit Butor, non seulement dans l’air de la conversation (son naturel, son ton amical…), mais aussi dans son allure (en zigzags, à sauts et à gambades). Lui, cet homme d’ordre, de structure, de compositions imprimées en tous genres, des plus simples aux plus complexes, se montre infiniment séduit par la liberté incluse dans le programme du genre « conversation » de ne pas suivre un canevas prévu d’avance, un ordre, un chemin tout tracé, mais, au lieu de cela, de s’autoriser à parler de choses et d’autres, au gré des inspirations et dérives de l’improvisation, dans un certain désordre. Il a aussi les qualités qu’il faut pour cela : il se sait bon bavard et bon improvisateur, fertile, inépuisable, capable aussi bien de dialoguer que de monologuer, de suivre et de relancer, jamais à court de mots et d’idées, rarement pris en défaut, et la confiance qu’il a dans sa virtuosité de parole lui donne, dans la série, une assurance enjouée et une vélocité qu’on est bien en peine de trouver dans ses interventions audiovisuelles du début des années 1960, marquées par une élocution lente, méticuleuse et quelque peu martelée.

Le modèle ici, c’est Claudel et ses Conversations dans le Loir-et-Cher, élogieusement cité par Butor dans Répertoire V [14]. Dans l’histoire de la radio, on est renvoyé, non pas aux entretiens-feuilletons, mais aux Propos et récits improvisés de Giono en 1955, édités en coffret par Phonurgia nova en 1995, et plus encore à une série expérimentale du Club d’Essai en 1946, Léon-Paul Fargue vous recevra ce soir, en quatre émissions, qui veut déjà faire entendre ce brillant causeur en conversation et non en interview [15].

2.2. De pair à pair : un duo sonore

Un aspect important de cette logique amicale et conversationnelle du dialogue est l’égalité des interlocuteurs : la référence faite par Jean Amrouche au roi Midas et son barbier dans sa causerie de 1952 pour imager les relations entre l’écrivain et son interlocuteur est possible à propos d’un entretien, pas d’une conversation.

Dans la première émission, l’égalité est d’abord marquée par le mouvement de ping-pong de l’échange à partir du thème donné (les livres), mêlant idées générales et cas personnels. Elle s’explicite et s’affirme dans la suite de l’émission quand les deux artistes abordent les livres faits ensemble, à savoir les Lettres écrites du Nouveau Mexique (1970), Bryen en temps conjugués (1975) et surtout l’opus magnum de 1973, la Querelle des états. Petit monument pour Charles Perrault. Parler de livres faits ensemble, c’est une manière très claire de sortir de la répartition a priori des rôles en usage dans les entretiens-feuilletons, entre questionneur et questionné.

Mais il y a une autre manière encore, plus subtile et plus radiophonique en même temps, de faire sentir à l’auditeur cette égalité : c’est de l’inscrire dans la sonorité même de la série. Le procédé est subtil parce qu’il demande à l’auditeur de « travailler » un peu (comme Butor le demande volontiers à ses lecteurs), et de réaliser lui-même ce qui se joue sur ce plan du sonore, à partir du programme d’écoute annoncé au début de la première émission. Ce programme, annoncé dès les toutes premières phrases, c’est de faire entendre la voix de Bryen et surtout son rire unique :

Il faut regarder les toiles de Camille Bryen, et ses dessins ou ses gouaches. Il faut lire ce qu’il a écrit. Mais cela ne suffit pas : il est absolument indispensable d’entendre Camille Bryen. D’entendre la voix de Bryen et d’entendre en particulier le rire de Bryen. Le rire de Bryen a apporté quelque chose d’unique à l’intérieur de la sonorité de la ville de Paris.

De fait, un des charmes de ces entretiens, une manière qu’ils ont de nous agripper et de nous retenir, vient de cette voix graillonnante et grinçante de Bryen, qui nous éraille ou râpe l’oreille, cette voix vive et sans façon, parfois stridente, insoucieuse du « ton micro », confidentiel, doucereux et fade, trop vite d’usage dans les entretiens, que Léautaud raillait déjà en 1950, voix d’un autre âge déjà dans les années 1970 [16]. Sauf que… si l’on entend bien la voix de Bryen, on n’entend quasiment pas son rire ! Alors que Butor parle de ce rire de manière très appuyée au début des émissions 1, 3 et 5 (au début, au milieu et à la fin de la série), le drôle est qu’on ne l’entend quasiment jamais [17] ! À la place et très souvent, dans chaque émission, le rire que l’on entend c’est celui de Butor, ce rire bien connu lui aussi, ce petit rire gourmand et pétillant, bref et saccadé, qui fuse et s’arrête presque aussitôt, mêlé aux à-coups de la respiration, émergeant d’une sorte d’enjouement permanent et radieux (ou irradiant), très contagieux. À la place du rire de Bryen, il n’y a donc pas seulement son fantôme, et la déception d’une injonction d’écoute qui s’avère être un leurre, mais un autre rire à écouter, ce rire fusant et perlant de Butor qui fait entendre sa petite musique tout au long des cinq émissions. S’il fallait qualifier la sonorité de ces émissions, on ne retiendrait pas seulement la voix de Bryen, qui s’imprime si bien dans nos tympans mais le mélange de cette voix et du rire de Butor, réunissant à égalité les partenaires de l’entretien dans un attachant duo sonore.

2.3. Entretien vs conversation

Il y a, nourrissant la série, un rêve de libre conversation entre pairs, inscrit jusque dans sa trame sonore. Cependant, quand on écoute l’ensemble des émissions, on se rend vite compte que la conversation est plus de l’ordre d’une virtualité inachevée, ou d’un idéal de style, que d’un mode de fonctionnement dominant.

Ce qui d’abord peut empêcher de prendre ce plaisir-là de la libre conversation, c’est la loi même du genre de l’entretien, qui veut qu’on propose aux auditeurs un chemin qui aille quelque part, qu’il soit biographique, thématique ou autre. Mais on sent bien aussi que Butor, là, est mis face à ses propres résistances internes, à son incroyable passion didactique qui veut que ses lecteurs, s’ils s’en donnent la peine, ne sortent pas de ses livres, même les plus déroutants, sans avoir appris quelque chose. Il y a donc un ordre dans cette série, chaque émission tourne autour d’un thème, et la plupart s’ouvrent sur un préambule explicatif de ce qui va se passer.

Le résultat de ce désir contradictoire de Butor, de cette tension, c’est un mélange d’ordre et de désordre : globalement, l’auditeur suit un chemin, d’un sujet à un autre (livre, carrière, musique, peinture, livre) ; dans le détail en revanche, chaque émission fait sa part à la digression et l’improvisation… avec ses chances et ses malchances, car certains sujets exigent une préparation. Ainsi, Butor est excellent en critique d’art dans l’émission 4 sur la peinture de Bryen, lequel est visiblement flatté de l’écouter parler si bien de son œuvre, et… un peu contrarié semble-t-il d’avoir du mal à s’exprimer aussi bien que lui ! Mais dans l’émission 2 qui se propose d’évoquer l’enfance nantaise et l’itinéraire de l’artiste dans l’entre-deux-guerres (après son arrivée à Paris « en 1926-1927 »), Butor paraît réduit à jouer le rôle de l’intervieweur ignorant, tâtonnant à l’aveugle sur des points de biographie, posant des « questions bêtes » du style « Aimes-tu faire du bateau ? » et trahissant une connaissance très vague des rapports de Bryen avec Tzara, Picabia ou Duchamp, comme de son œuvre imprimée (poèmes, dessins et collages) et de ses expositions des années trente [18]. Heureusement, dans les dernières minutes de cette émission, le critique rattrape l’intervieweur par des parallèles que Bryen trouve « très justes » entre Duchamp et lui (sur son « comportement autour des tableaux » « aussi important que les tableaux », par exemple). Butor aime expliquer, analyser, faire marcher son intelligence mais se révèle ici défaillant dans le domaine biographique, parce qu’il n’a pas étudié le sujet avant ; ce qui plaide d’ailleurs en faveur d’une logique amicale et conversationnelle de ces entretiens.

3. Petits jeux autour du rôle du questionneur

S’il est demandé au questionneur de ce genre d’entretiens-feuilletons de trouver un fil directeur autour duquel ordonner à peu près le fil du dialogue et la suite des émissions, et si Butor, bon gré mal gré, s’y soumet, il ne se prive pas en revanche de s’amuser avec quelques à-côtés du rôle, ou préjugés. C’est ce qui se passe au début de l’émission 3 (issue de la première séance d’enregistrement), où l’écrivain apparaît soudain déguisé en petit reporter et en méchant chirurgien, sur un mode de pastiche qui fait sourire.

Sur un fond musical doux allant et venant en arrière-plan, ajouté au montage, Butor, s’adressant comme en aparté aux auditeurs, les introduit dans l’appartement du peintre, qu’il présente stoïquement prêt à se faire opérer au bistouri de ses questions, pour être mis à découvert dans ses « retranchements les plus secrets ». Cet aparté dure environ 2 mn 30, après quoi on accède à l’entretien. Le débit est posé, la voix très contrôlée, calme et amicale (un peu claironnante au début de la deuxième prise de son), le ton volontiers enjoué et gourmand, comme pour inviter les auditeurs à se régaler par avance de ce qui va arriver. Notons en passant qu’on entend très bien ici la succession de morceaux de couleurs sonores, provenant d’enregistrements différents. Le premier complète visiblement le deuxième, les deux ensemble composant l’adresse liminaire à l’auditeur, qui en paraît d’autant plus préméditée :

 (Prise de son 1, voix mezzo) Comme / je veux / pousser Camille Bryen dans ses / re / dans certains de ses retranchements les plus secrets, je veux donner une petite idée du décor dans lequel cette opération chirurgicale / se passe (0 :19 : autre prise de son, voix forte puis mezzo) Nous nous trouvons dans l’appartement de Camille Bryen, à Paris, rue de l’Université. Il y a au mur, naturellement, des / tableaux et des dessins de / Bryen. Il y a des livres et parmi ces livres certains des / livres / de Bryen, ce personnage qui / tr / qui a traversé et qui traverse Paris avec son rire si caractéristique et qui a dérangé tellement d’habitudes et continue à en déranger tellement. Musique seule. Camille Bryen est / à demi étendu sur un / fauteuil qui / va me servir de table d’opération. Les / lampes nécessaires sont là et j’ai toute la littérature bryenologique étalée sur la table, qui va me servir / de bistouri. Je sens qu’il est déjà en train de souffrir, mais il ne se rend pas compte de ce qui va se passer dans quelques instants, je / je m’efforce d’ailleurs de l’endormir plus ou moins, pour qu’il / traverse cette épreuve dans un état suffisamment second. J’ai / heureusement toutes sortes de complices autour de moi, qui sont tous les tableaux, et / tous les dessins qui se trouvent sur les murs de l’appartement de / Bryen. Nous avons fermé le store, pour que la lumière du jour ne vienne pas nous déranger par trop, et c’est ainsi dans une atmosphère de nuit / de nuit plus ou moins / secrète, que je vais / attaquer / Camille Bryen. Musique seule. Je vais demander à Bryen de nous parler d’un sujet qu’il a abordé très rarement, je vais lui demander de nous parler de musique. (2 :28 : autre prise de son, voix forte) Quels sont les rapports que tu as avec la musique ?

La description du « décor » de l’entretien est un procédé assez courant encore dans les entretiens-feuilletons des années cinquante, mais ni vital ni indispensable, et beaucoup s’en passent, comme Amrouche aussi bien que Mallet en donnent l’exemple aux origines du genre. C’est en réalité un procédé hérité de l’interview de presse écrite, quand celle-ci, à la fin du XIXe siècle, est encore un cas particulier du reportage, du portrait de presse ou des grandes enquêtes comme celle de Jules Huret dans L’Écho de Paris au début des années 1890, avant de devenir une composante indispensable de la « visite à l’écrivain » jadis étudiée par Olivier Nora [19]. Mais on remarquera combien ici cette description des lieux est peu réaliste, combien elle ne nous dit absolument rien de l’espace, des pièces, des objets de l’appartement, combien elle reste très abstraite, combien elle ne signifie rien mis à part l’ethos artiste et lettré de Bryen indiqué par ses peintures, dessins et livres. On est donc très loin en réalité des fonctions du reportage de presse, parfois reprises à leur compte par des auteurs d’entretiens longs à la radio, dont la manière de donner une « petite idée du décor » va tout de même plus loin. Aussi bien n’est-il question ici, pour Butor, que de s’amuser.

Quant à l’emploi du questionneur, on sait combien il fait fantasmer tous les écrivains « soumis à la question » si l’on peut dire, ou mis « sur la sellette », pour reprendre le titre d’un livre d’entretiens des années 1970 [20] et avant cela d’une rubrique d’interview de La Semaine littéraire (1963-1968) animée par Roger Vrigny sur France Culture. Dans une enquête des Nouvelles littéraires en 1951, Colette compare son interlocuteur à un picador, Cendrars à un inquisiteur [21], et Claudel, à la publication de ses entretiens avec Amrouche en 1954, se présente drôlement comme la victime d’une « espèce d’agression » dont, règle de l’improvisation oblige, on ne lui a pas laissé le temps de « préparer la riposte » [22]. Même avec beaucoup de bonne volonté et une compréhension plus large et positive du rôle, la peur des questions indiscrètes ou gênantes, et celle de ne pas faire bonne figure à l’oral, fait irrépressiblement surgir autour du scénario des entretiens tout un imaginaire du tribunal (ou du confessionnal, voire du divan) et du combat, que n’empêche pas la promotion constante de l’esprit de conversation, civil et amical, au sein du genre. Mais avait-on déjà comparé (sans doute oui) le jeu des questions à une opération chirurgicale, comme le fait ici Butor ? On notera en tout cas son caractère excessif et décalé au fronton d’une émission certes faible (on l’a dit) mais dans laquelle Bryen, bien vivant, n’a rien du patient à moitié endormi dont Butor découvrirait les « retranchements les plus secrets », armé du « bistouri » de la « littérature bryénologique » (qui ne lui sert d’ailleurs pas à grand-chose pour parler musique !).

Ce portrait quelque peu burlesque (plaisant en tout cas) du questionneur en chirurgien, on peut émettre l’hypothèse que Butor y avait pensé pour introduire la démarche exploratoire de la série d’entretiens dans son ensemble. Deux raisons en faveur de cette hypothèse, encouragée par le fait que si la toute première phrase de la citation ci-dessus (prise de son 1) est postérieure à la première séance d’enregistrement, la deuxième séquence (« Nous nous trouvons dans l’appartement de Camille Bryen » etc.), visiblement enregistrée dans l’appartement du peintre, doit en provenir. Première raison : Butor y annonce Bryen par son rire. Or ce motif érigé en emblème du personnage ne fait pas vraiment sens dans cette émission, au contraire de la première où Butor a pris soin d’en faire la clé de lecture de tout dès les toutes premières phrases, ajoutées au montage :

Il faut regarder les toiles de Camille Bryen, et ses dessins ou ses gouaches. Il faut lire ce qu’il a écrit. Mais cela ne suffit pas : il est absolument indispensable d’entendre Camille Bryen. D’entendre la voix de Bryen et d’entendre en particulier le rire de Bryen. Le rire de Bryen a apporté quelque chose d’unique à l’intérieur de la sonorité de la ville de Paris.

Seconde raison en faveur de cette hypothèse : le décalage existant entre l’annonce et son résultat. On annonce la mise à nu de secrets ; on découvre qu’il s’agit de faire parler Bryen de musique, « sujet dont il a rarement parlé », certes, apprend-on, mais dont on a du mal à croire qu’il en fait un secret (de sa peinture par exemple). En revanche ce genre d’annonce convient assez bien à la mise en route d’une série d’entretiens. Pourquoi, dans cette hypothèse, reculer le propos au début de l’émission 3 ? Peut-être parce que l’image est plus divertissante que profonde, et au fond déformante et réductrice. En revanche, après les deux premières émissions qui ont installé l’auditeur dans un style de dialogue entre Butor et Bryen sans rapport avec ce scénario, le contraste d’autant plus frappant rend l’humour du motif d’autant plus sensible.

Cela dit, dans cette troisième émission, peut-être Bryen dévoile-t-il quand même un de ses secrets d’artiste. En effet, après une série de petites questions sans suite de Butor, et de réponses sans contenu de Bryen sur Satie, le jazz et « la propagande de Boulez », on en arrive, au bout de dix minutes, en dérivant, à l’attirance de Bryen pour « le monde médiéval plus ouvert que le monde moderne, qui se croit très ouvert », et pour « certaines formes d’ésotérisme » de ce temps [23]. Le secret, s’il y en a un, serait de dévoiler dans « l’art énigmatique » médiéval une clé de lecture de sa peinture tachiste par exemple, ou de l’ensemble de sa peinture d’après-guerre. De fait, dans la quatrième émission consacrée à sa peinture, quelques liens sont esquissés avec les « préoccupations kabbalistes » de son « cher moyen âge », ou avec le « naturalisme monstrueux » de ses enluminures.

En écoutant la série vient tout de même une question : pourquoi Bryen ? Pourquoi Butor a-t-il proposé à France Culture de faire une série avec Camille Bryen plutôt qu’avec son ami Georges Perros par exemple, qui le précède de peu dans les programmes de la chaîne et s’est déclaré, dans le secret de leur correspondance, mécontent de ses entretiens avec Jean Daive [24] ? Comme dans tout bon roman policier, et par extension dans toute œuvre qui s’affirme comme recherche de réponse(s) au sens de la vie sur terre, aux énigmes du monde, des indices permettent de le deviner au fil des émissions (dès la première même), mais il faut attendre la dernière émission pour le découvrir vraiment. Il y est question d’un livre de Bryen écrit avec Audiberti, L’Ouvre-Boîte, paru en 1952, à peu près au moment des débuts en littérature de Butor [25]. Dans la première émission, il était question des livres d’artiste faits par Bryen et Butor ensemble dans les années récentes : les seuils se répondent. On le sent, la boucle se boucle.    

4. Un projet de livre sonore ?

Voici une transcription du début de cette dernière émission :

Michel Butor  ̶  Nous sommes en pleine civilisation de la conserve et de la conservation et d’ailleurs nous sommes en train de mettre de la conversation en boîte, ce qui est à la fois / très précieux, très utile, et naturellement un peu inquiétant. Car que va-t-il arriver à ces mots qui vont être ainsi enfermés dans quelque chose ? Il faudrait trouver le moyen de / leur rendre vie / suffisamment. Nous nous promenons aujourd’hui dans une sorte de gigantesque supermarché, entre des murs de boîtes que nous ne savons pas ouvrir, et nous avons besoin, pour ces boîtes, d’instruments qui vont nous permettre de / délivrer tout ce qui peut être à l’intérieur, la nourriture qui est à l’intérieur, les / vivants / qui sont à l’intérieur, et nous-mêmes, qui sommes / de plus en plus enfermés à l’intérieur de certaines boîtes. Eh bien, ce problème de l’ouverture de la boîte, c’est quelque chose qui / t’a beaucoup / travaillé, mon cher Camille, et d’ailleurs tu n’es pas le seul : en compagnie de / Jacques Audiberti tu as écrit un livre qui s’appelle L’Ouvre-Boîte.

Camille Bryen (raccord ; autre prise de son)  ̶  Le titre c’est vraiment amusant Michel !

4.1. Le problème de l’ouvre-boîte… et de la mise en boîte

Ce qui frappe dans ce préambule, c’est son angle d’approche : non pas l’angle des idées, mais l’angle du titre. Aborder le livre par ses idées  ̶  son idée maîtresse en fait  ̶ , ce serait parler d’emblée d’abhumanisme, notion que Bryen semble assez fier d’avoir co-inventée avec Audiberti   ̶  mais qui était sans doute un peu désaffectée dans les années 1970. Car dans L’Ouvre-Boîte, la boîte c’est l’humanisme (préjugé étroit et étouffant) et l’ouvre-boîte qui permet d’en sortir, c’est cet abhumanisme dont l’émission 5 ne nous dira pas bien clairement en quoi il consiste sinon qu’il entend remettre l’homme à sa place, non pas au centre mais comme un élément de l’univers parmi d’autres. Or dans ce préambule sur la « civilisation de la conserve et de la conservation », la boîte devient celle dans laquelle va se retrouver la conversation en cours en étant enregistrée. Avec les limites de l’opération, « car que va-t-il arriver à ces mots qui vont être ainsi enfermés dans quelque chose ? Il faudrait trouver le moyen de leur rendre vie suffisamment », demande Butor.

Pour le genre des entretiens, ce « problème de l’ouverture de la boîte » dont parle Butor en préambule de la cinquième émission est, dans ces années 1970, en train de recevoir un début de réponse éditoriale et commerciale. Certains entretiens-feuilletons ont été partiellement édités sur disques dans les années antérieures : les entretiens Léautaud-Mallet, dès 1951, Claudel-Amrouche en 1954 [26], Aragon-Crémieux en 1963, Gide-Amrouche en 1969, Mauriac-Amrouche en 1971. Surtout, en février 1972, l’ORTF a lancé à plus grande échelle l’exploitation commerciale de ses fonds, et a choisi pour cela de commencer par Radioscopie, l’émission d’entretiens de Jacques Chancel, décrite dans un article du Monde en 1972, cinq ans après son démarrage, comme « sans doute […] la plus appréciée sur les chaînes nationales malgré son heure d’écoute (17 h.) [27] ». Reste, on le comprend bien, que le problème est aussi civilisationnel : la boîte à ouvrir est aussi celle de nos usages et pratiques de l’écoute, tout comme dans la décennie précédente, Butor s’est attaqué avec Mobile à ouvrir la boîte de notre rapport au livre. Ainsi, les collections qui portent l’émergence du livre-cassette en France dans les années 1980 (« Bibliothèque des voix » aux éditions Des femmes, « Audilivres » chez Audivis, ou « Livres à écouter » chez KFP…) [28] restent concentrées sur la pratique de la lecture. La velléité des éditions La Manufacture de produire entre 1985 et 1988 des montages sonores d’entretiens radiophoniques dans certains titres de sa collection-phare « Qui êtes-vous ? » assortis de cassettes, tourne court, au profit de transcriptions écrites [29]. « Les Grandes Heures », la collection-pilote dans l’édition audio des entretiens-feuilletons radiophoniques (co-édition Ina / Radio France), ne se développera qu’à partir de la décennie suivante (elle est créée en 1994), sans l’aide d’aucun major de l’édition littéraire [30]. En 1976, la question de Butor est donc une vraie question d’actualité.

Avant l’ouvre-boîte il y a la mise en boîte : opportunément, le livre de Bryen et Audiberti comporte plusieurs chapitres sur les péripéties tragi-comiques de sa genèse, genèse largement orale puisque les deux auteurs, fidèles au parti pris de désécriture de Bryen, avaient décidé de l’improviser oralement. Le livre raconte l’essai de divers procédés, qui tous se heurtent à des difficultés : noter à la volée ce que l’autre dit, mais la « vitesse d’élocution » fait problème ; demander à Louysette (femme de Bryen [31]) de noter, mais même problème ; faire appel à une sténotypiste, qui frappe, frappe, mais… rend une liasse de feuillets vierges ; s’enregistrer avec un « atomophone » (une sorte de magnétophone), mais qui leur joue « des tours épouvantables ! » (« les mots se sont coagulés et […] d’autres mot sont apparus qui avaient une signification tout autre »). Butor fait abondamment parler Bryen sur toutes ces mésaventures, assez drôles il est vrai, mais qu’il cherche visiblement à « faire mousser » pour les rendre plus divertissantes encore. La série de 1976 se termine ainsi sur une note loufoque, un petit sketch presque ; comme pour s’amuser des mésaventures qui guettent ceux qui veulent déranger les lecteurs de livres de leurs habitudes.

4.2. Déménager la littérature vers le sonore : Bryen l’incitateur

Au-delà d’une collaboration récente et heureuse pour les trois livres nommés, Bryen présente de fait le grand intérêt pour Butor d’avoir comme lui « touché au livre » (comme Mallarmé disait « on a touché au vers »), non seulement du côté du visuel, comme peintre, mais aussi du côté de l’oreille, comme poète. La dernière émission donne deux exemples de ces expérimentations sonores : le récit drolatique des ratés de genèse de L’Ouvre-Boîte ; les « hurlements lettristes » des Lions à barbe (texte performé dans une « soirée dada » en 1966). L’émission précédente évoquait les « poèmes phonétiques » de Bryen, notamment son poème Hepérile publié en 1950, et sa déformation optique trois ans plus tard, sous le titre Hepérile éclaté, par Jacques Villeglé et Raymond Hains, « deux Christophe Colomb “des ultra-lettres” [32] » mêlé aux lettristes (Isou, Pommerand, Dufrêne…). Or ces évocations ne font que boucler une boucle ouverte dès la première émission quand, dans les trois dernières minutes, Butor se met à citer (de mémoire) un petit livre de Bryen paru en 1964, qui associait des textes de l’auteur et leur enregistrement sur disque à des dessins et des diapositives à projeter [33]. En matière de « déménagement de la littérature [34] », Bryen n’est donc pas en reste !

Or si l’on écoute de près la fin de l’émission 1, naît le sentiment que non seulement Bryen n’est pas en reste, mais qu’il est celui des deux qui, réagissant au projet d’une nouvelle collaboration, suggère à Butor de « déménager » cette fois vers l’« écriture sonore » à deux, suscitant, en ricochet, de manière un peu imprévue, la réponse de Butor que c’est ce qu’ils sont en train de faire en se parlant. Observons le glissement ; les deux amis viennent de parler des livres réalisés ensemble et Butor avance le projet de faire quelque chose à partir de « Dans les cloîtres du vent, chanson-compliment bryénologique » (1973) [35] :

Michel Butor – […] Moi je rêve d’un livre avec toi qui intègre / plus d’éléments encore que ceux que nous avons utilisés.

Camille Bryen – Ouais…

MB – Je pense à ce merveilleux / ce merveilleux livre que tu as déjà publié [Carte blanche à Bryen], dans lequel il y a ce disque, et puis dans lequel il y a les Bryscopies, c’est-à-dire ces diapositives que l’on peut projeter…

CB – Ah, oui ! C’était un bouquin qui m’a beaucoup amusé à faire.

MB – Eh bien je rêve un jour de faire quelque chose de ce genre avec toi. C’est-à-dire dans lequel nous ayons non seulement / du texte, et / du texte qui soit / où il n’y ait pas simplement du texte de moi mais où il y ait du texte de Bryen qui intervienne encore d’une / encore d’une autre façon. Nous avons pensé pendant un certain temps, et peut-être que nous le ferons un jour, je l’espère de tout mon cœur, à une édition de « Dans les cloîtres du vent », de la « chanson-compliment bryénologique »…

CB –  Oui…

MB – … qui soit manuscrite, qui soit un fac-similé…

CB –  Oui, oui…

MB – …d’un manuscrit, dans lequel les mots qui sont tes mots soient écrits par toi, dans ton écriture, avec peut-être une encre différente…

CB –  Oui…

MB –  …et puis le reste soit de mon écriture…

CB –  Oui…

MB –  … n’est-ce pas ; véritablement une écriture à deux voix, hein…

CB –  Oui, oui…

MB –  …une écriture à deux mains, comme on parle de piano à quatre mains…

CB (chevauchement) – …mais alors on peut le faire…

MB – … on peut imaginer…

CB –  Oui…

MB –  … on peut imaginer une écriture à quatre mains.

CB (piano arrive en arrière-plan) –  On peut imaginer aussi une écriture sonore, naturellement.

MB (silence) – …Et alors on peut imaginer de f… / jouer aussi avec…

CB – …la partition.

MB (chevauchement) – …la sonorité…

CB – …oui. Et d’une manière, de la partition.

MB – Et / d’ailleurs c’est un peu ce que nous sommes en train de faire pour l’instant ! Parce que pour l’instant…

CB (très vite) – Si nous continuons on pourra pas nous entendre parce qu’on va parler tous les deux en même temps ! (rire fusant de Butor, rire de crécelle de Bryen)

MB (jubilant) – Ben voilà, voilà ! Nous faisons de l’entretien à quatre voix maintenant, parce que non seulement nous / parlons l’un après l’autre mais nous commençons / à parler de plus en plus l’un sur l’autre ce qui est une excellente chose parce que le langage, de temps en temps, est fait pour être mangé, ce n’est pas toi qui vas me contredire.

CB – Je suis persuadé qu’il est fait pour être mangé et c’est là où la gesticulation intervient.

Musique. Fin de l’émission

Que se passe-t-il dans ce moment de l’échange ? Butor relance un projet de livre évoqué entre eux, autour de « Dans les cloîtres du vent » ; il suggère d’y mettre de l’écriture à deux mains, voire « à quatre mains », comme au piano ; Bryen, peut-être à partir de l’allusion au piano, se met à « imaginer aussi une écriture sonore », un jeu avec une « partition » ; Butor, après un bref temps de silence, reprend l’idée au bond et… l’applique à leur entretien en cours, où se réalise aussi cet « à quatre voix » : voix de l’un, voix de l’autre, voix de l’un sur l’autre, voix de l’autre sur l’un… Une musique de piano surgit quand Bryen introduit l’idée d’écriture sonore, comme pour la souligner et faire dresser l’oreille à l’auditeur, et cette musique accompagne toute la fin particulièrement enjouée de l’échange, dont la dernière parole est laissée à Bryen. On a un peu l’impression ici d’assister en direct à la naissance d’une idée neuve de collaboration entre les deux artistes ; une idée qui les dérangerait dans leurs habitudes puisque pour la première fois elle introduirait une dimension sonore ; une idée lancée par Bryen qui depuis ses premiers poèmes phonétiques n’en est pas à sa première sortie hors du langage et/ou du livre, et dont Butor s’empare pour l’appliquer à leur dialogue, comme si, subitement, dans un éclair de conscience, il réalisait que leur entretien était ou pouvait être cette « écriture sonore » dont ils viennent de parler.

*

En concluant la première émission de la série sur l’idée d’écriture sonore, Butor, qui en est le producteur, rend soudain l’auditeur attentif à son tour au fait qu’il est bel et bien en train d’écouter un livre sonore, où le langage ne se lit pas des yeux mais, enregistré dans sa forme sonore, se « gesticule » et se « mange ». N’était-ce pas déjà ce que Bryen avait essayé de faire avec Audiberti au début des années 1950, comprend-on en arrivant à l’émission sur L’Ouvre-Boîte… Sauf qu’ici, le livre comme objet a disparu, au profit de la bande magnétique. Bryen et Butor, ce serait donc un beau tandem pour reprendre et poursuivre l’utopie du livre sonore qui a travaillé Apollinaire ou Blaise Cendrars avant eux. Et la série d’entretiens de 1976, un bon moyen de le faire. Dans cette idée, la dernière émission donne aux auditeurs une image amusante de ce qu’il vient d’écouter : de la « conversation en boîte ». L’enregistrement des entretiens, c’était de la mise en boîte, « ce qui est à la fois très précieux, très utile, et naturellement un peu inquiétant ». La diffusion radiophonique sur France Culture, c’est l’ouvre-boîte. La boîte se referme vite malheureusement, et il faut la rouvrir, mais quand et comment ? C’est « le problème de l’ouvre-boîte ». À chaque rediffusion sur France Culture, en 1990, 1996, 1997 (deux fois) et 2000 (avec un texte de présentation de Butor) [36], la boîte est rouverte, et aujourd’hui, elle est accessible à l’Ina et partout en région où se trouvent des postes de consultation des archives numérisées de l’Ina. Mais est-ce la seule solution intéressante ? Il y a besoin sans doute d’un autre destin éditorial pour ce « livre sonore ».

Notes

[1] Entretiens longtemps inédits, à l’exception de deux extraits (transcriptions) publiés dans L’Ouvre-Boîte – Cahiers Jacques Audiberti, n°8, novembre 1977, p. 27-35 (numéro d’hommage à Bryen, décédé en mai) et Le rêve d’une ville : Nantes et le surréalisme, Musée des Beaux-Arts de Nantes/Réunion des musées nationaux, 1994, p.405-413. Une transcription (assez fautive) de l’ensemble a paru dans le recueil d’écrits de Camille Bryen publié aux Presses du réel en 2007 : Désécritures. Poèmes, essais, inédits, entretiens, textes réunis et annotés par Émilie Guillard, introduction de Michel Giroud, p. 551-588.

[2] Futur producteur-animateur de la série longue durée d’entretiens Du jour au lendemain (1985-2014), et créateur en 1978 du programme Nuits magnétiques, auquel un numéro de Komodo 21 a été consacré cette année (n°13, 2021, en ligne ici).

[3] Pour un aperçu général sur les formes, formats et évolutions de l’entretien-feuilleton après les années 1960, v. Pierre-Marie Héron, David Martens (dir.), Komodo 21, n°8, 2018 : « L’entretien d’écrivain à la radio (France, 1960-1985) » (en ligne).

[4] Pour un inventaire des titres associant Butor et Bryen et des textes de Butor sur le peintre, voir l’entrée « Bryen, Camille » du Dictionnaire Butor en ligne proposé par Henri Desoubeaux. Citons ici le poème d’hommage de Butor au peintre à sa mort : « L’incantation Bryen », La NRF, n°296, 1er septembre 1977, p.161-162, repris dans Envois en 1980 et dans Camille Bryen, en 1981. V. aussi le dossier à paraître des Cahiers Michel Butor, n° 2, sur « Michel Butor et les peintres » (dossier coordonné par Mireille Calle-Gruber et Patrick Suter).

[5] Le titre parlant de sa conférence de 1952 sur le sujet, « Le Roi Midas et son barbier », ne rend pas compte de la posture : certes Amrouche place l’intervieweur très bas aux pieds de Midas, au service de sa figure et de son œuvre, non sans en savoir long sur le « misérable tas de petits secrets » du grand homme ; mais il en fait aussi son égal devant l’œuvre, capable, comme représentant du Lecteur, de s’en entretenir avec l’Auteur sur un pied d’égalité. Reproduction sonore et transcription de la conférence disponibles dans Pierre-Marie Héron (dir.), Les écrivains à la radio : les Entretiens de Jean Amrouche, Montpellier, Publications de Montpellier 3, 2000 (2 CD inclus).

[6] Philippe Lejeune, « La Voix de son Maître : L’entretien radiophonique », Je est un autre, Paris, Le Seuil, 1980, p. 103-160.

[7] Entretiens avec Michel Butor, par Georges Charbonnier, France-Culture, 12 émissions pluri-hebdomadaires de 20 mn, du 30 janvier au 26 février 1967. Entretiens issus de 7 séances d’enregistrement en février et mars 1966. Les enregistrements d’origine, conservés à l’Ina, contiennent de nombreux passages supprimés de la version diffusée et/ou imprimée. La version diffusée a elle-même été fortement remaniée pour la publication chez Gallimard la même année.

[8] Aucune question ou presque sur la vie de l’auteur, peu d’intérêt pour les va-et-vient entre la vie et l’œuvre, un dialogue centré sur les méthodes d’écriture et la forme des œuvres. On peut noter que les moments de controverse avec Charbonnier tournent toujours à l’avantage de Butor, trop fort sur ce terrain pour son interlocuteur pourtant réputé doué.

[9] Entretiens avec Michel Butor, par Pierre Lhoste, France Inter, 21h40-22h, jeudis 6, 13, 20 et 27 septembre. 4 émissions hebdomadaires de 20 mn.

[10] Michel Butor, Répertoire V, Paris, Éditions de Minuit, 1982, p. 328.

[11] Dans les deux premières émissions de la série (sur 4), Pierre Lhoste se contente de dérouler la liste des titres de Butor en lui demandant d’y réagir, titre par titre, ce qui a dû l’ennuyer, mais aussi peut-être rejoindre l’amateur de listes qu’il était. Les « dialogues de type interview » mettent l’écrivain interrogé aux prises avec un « type » particulier de journaliste aussi, qu’on peut appeler « l’intervieweur ignorant ». Bernard Pivot jugeait ce type-là très efficace pour laisser parler l’auteur comme il l’entend (Bernard Pivot, Le Métier d’écrire, Paris, Gallimard, « Folio », 2001, p. 66).

[12] V. par exemple Lucien Giraudo, Michel Butor, le dialogue avec les arts, Lille, Presses universitaires du Septentrion, « Perspectives », 2006.

[13] V. Michel Butor par Michel Butor, Paris, Seghers, 2003, passim.

[14] Michel Butor, Répertoire V, op. cit., p. 328.

[15] V. Pierre-Marie Héron, « Fargue à la radio. Deux émissions de 1946 et 1947 », Ludions, n°18, 2019, p. 42-66.

[16] À la date des émissions, Bryen est âgé de 69 ans (il meurt l’année suivante), Butor de 50. D’une certaine façon, vocalement, leur tandem réitère le tandem Léautaud-Mallet de 1951. Tous deux font contraster des voix d’intervieweurs également cultivées, enjouées et polies (exprès) et des voix d’interviewés également faubouriennes et plus spécialement grinçantes, de type « voix de mégère » ou « de sorcière » (si on peut oser). Cependant l’écart d’âge est plus marqué entre Léautaud (78 ans en 1950) et Mallet (35 ans).

[17] Butor, au début de l’émission 3, parle de ce « rire si caractéristique » comme d’un rire « qui a dérangé tellement d’habitudes et continue à en déranger tellement ». Mais on n’apprend pas non plus, au fil des cinq émissions, en quoi ce rire dérange des habitudes et lesquelles (celles de la civilité mondaine peut-être ?). Dans la dernière émission encore, Butor imagine la question posée par les auditeurs et la pose sans détours à l’artiste : « Audiberti disait que Bryen ne sait ni lire ni écrire ; on pourrait dire aussi que, de la même façon, Bryen ne sait ni rire ni écrire parce que / son rire comme son écriture comme sa peinture est / en-dehors du rire habituel, il / déplace les choses et on pourrait se demander naturellement qu’est-ce qui fait rire / Camille Bryen. // (autre prise de son) Est-ce que tu pourrais nous dire quelque chose qui t’a fait rire ou quelque chose qui te fait rire maintenant ? » Bryen répond qu’on ne le croirait pas s’il le disait ; Butor, déjà prêt à rire, est déçu, mais s’incline (« en effet en effet, c’est trop imprudent ») et enchaîne sur autre chose. Dans « L’incantation Bryen », Butor compare ce rire « à un train express prenant un large virage à la sortie d’un tunnel » et « à un grand jet d’eau sur le lac Léman balayé par le vent soudain ».

[18] Opopanax (1927), le premier recueil de poèmes, n’est pas mentionné, non plus qu’Expériences (1932), qui mêle poèmes, dessins et collages. La première exposition personnelle de Bryen date de 1934 ; la première peinture tachiste de 1936. V. pour ces titres et les suivants, le recueil d’écrits de Bryen aux Presses du réel cité en note 1.

[19] Olivier Nora, « La visite au grand écrivain », dans Les Lieux de mémoire, Pierre Nora (dir.), Paris, Gallimard, II, 3, 1992, p. 563-587.

[20] Jean-Louis Ezine, Les écrivains sur la sellette, Paris, Éditions du Seuil, 1981. Recueil d’entretiens publiés dans Les Nouvelles littéraires entre 1973 et 1979, dans une série du même titre.

[21] Propos recueillis par Claude Cézan, « Le micro chez les écrivains », Les Nouvelles littéraires, 8 février 1951, repris dans Les écrivains à la radio : les Entretiens de Jean Amrouche, Pierre-Marie Héron (dir.), Montpellier, Publications de Montpellier 3, 2000, p. 125-129.

[22] Id., p. 139. Propos de Claudel recueillis par Stanislas Fumet pour le magazine radiophonique La Vie des Lettres, Chaîne nationale, 23 mars 1954.

[23] « J’ai eu des rapports fraternels avec des gens qui devaient être des non-conformistes terribles pour continuer à me faire des signes côté ésotérique, anti-scolastique. »

[24] Georges Perros, Lettres à Michel Butor (1968-1978), Rennes, Éditions Ubacs, tome 2, 1983, p. 109. D’après la notule de présentation proposée dans Désécritures, op. cit., p. 731, l’idée de ces entretiens viendrait d’Alain Trutat, alors conseiller de programmes de France Culture, dont Alain Veinstein est encore très proche.

[25] Jacques Audiberti, Camille Bryen, L’Ouvre-Boîte, Paris, Gallimard, « Blanche », 1952. Réédition : Paris, Les Presses du réel, 2018, ill. hors-texte de Camille Bryen, préface de Michel Giroud.

[26] Hors-commerce il est vrai, par la Société Paul Claudel, 7 disques 16 tours.

[27] Le Monde, 28 février 1972.

[28] V. Patrick Kechichian, « Le point sur les livres-cassettes », Le Monde, 11 juillet 1987, p. 11.

[29] V. Pierre-Marie Héron, « Portrait d’une collection : “Qui êtes-vous ?” (1985-1990) aux éditions de La Manufacture », Histoires littéraires, vol XX, n°80, octobre-novembre-décembre 2019, p. 81-108 et « La collaboration de l’Ina à la collection “Qui êtes-vous ?” (La Manufacture) », à paraître dans les actes du colloque Fabriques de patrimoines littéraires. Extensions des collections de monographies illustrées de poche, KU Leuven, 17-19 mai 2018, s. dir. Mathilde Labbé, David Martens & Marcela Scibiorska.

[30] Montages d’entretiens avec Bachelard, Barthes, Breton, Cendrars, Colette, Duras, Gide, Giono, Jabès, Le Clézio, Malraux, Miller, Queneau, Simenon, Jean Vilar, Louise de Vilmorin, Marguerite Yourcenar, etc. Les accords particuliers de co-édition font qu’on en trouve aussi ailleurs, par exemple dans la collection « Or » réservée aux co-éditions Adès (disparues depuis). En 2013, 12 de ces titres sonores édités dans « Les Grandes Heures » ont été réunis en transcription dans un ouvrage publié aux Éditions de La Table ronde, en co-édition Radio France et Ina  (Louis Aragon, Roland Barthes, André Breton, Blaise Cendrars, Colette, Henry de Montfreid, Jacqueline de Romilly, Romain Gary, Jean Giono, Joseph Kessel, Georges Simenon, Henry Miller).

[31] D’ailleurs présente et intervenante durant la deuxième séance d’enregistrement, celle d’où provient l’émission 5.

[32] Camille Bryen, prière d’insérer de Hepérile éclaté, Paris, Librairie Lutécia, 1953. On trouve une description et une reproduction page à page de ce livre éclaté ici. Raymond Hains avait inventé un procédé optique de déformation de l’image, l’hypnagogoscope.

[33] Carte blanche à Bryen, Paris, Librairie Connaître, 1964. Titres des poèmes ou textes : « L’Heure du Biniou – Poème pour phono », « Tête à coq », « Défense d’interdire », « Désécriture », « Mangeur de mots ».

[34] Mireille Calle-Gruber (éd.), Michel Butor. Déménagements de la littérature, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2008, DVD inclus.

[35] « Dans les cloîtres du vent, chanson-compliment bryénologique » a d’abord paru dans le catalogue de l’exposition consacrée à Bryen en 1973 au Musée national d’art moderne, puis dans Bryen en temps conjugués (1975), Troisième dessous (1977), Camille Bryen (1981) et enfin dans Anthologie nomade en 2004. Les Cloîtres du Vent est le titre d’un recueil de poèmes de Bryen paru en 1945.

[36] Première rediffusion les 29, 30 et 31 janvier et 1er et 2 février 1990, dans la série A voix nue : grands entretiens d’hier et d’aujourd’hui. Les trois suivantes ont lieu dans le cadre des Nuits de France Culture, samedi 7 décembre 1996 ; jeudi 12 juin 1997 et jeudi 14 août 1997, selon un même format unitaire de deux heures. Du 31 juillet au 4 août 2000, dernière rediffusion attestée, au format feuilleton, précédée d’une présentation de Butor.

Auteur

Pierre-Marie Héron, ancien membre de l’Institut universitaire de France, est professeur de littérature française à l’université Paul-Valéry Montpellier 3. Il y mène depuis de nombreuses années des recherches sur les écrivains et la radio en France (XXe et XXIe siècles), au sein du Rirra21. Derniers titres parus : Aventures radiophoniques du Nouveau Roman (PUR, 2017) ; Poésie sur les ondes (PUR, 2018) ; L’entretien d’écrivain à la radio (France, 1960-1985) (Komodo 21, 2018) ; Atelier de création radiophonique (1969-2001) : la part des écrivains (Komodo 21, 2019) ; Nuits magnétiques (1978-1999): la part des écrivains  (Komodo 21, 2021).

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Une semaine d’escales musicales et radiophoniques


Dans Une semaine d’escales ou les sept oreilles des virages de la nuit, une série de sept épisodes tout à la fois musicaux et poétiques conçue pour France Musique (5-11 novembre 1977), Michel Butor réalise un vaste brassage de quelques-unes de ses musiques de prédilection. Il retranscrira quelques années plus tard ces émissions dans un texte publié en 1982 et intégré à Répertoire V.

In Une semaine d’escales ou les sept oreilles des virages de la nuit, a set of seven episodes, both poetical and musical, imagined for France Musique (1977, november 5-11), Michel Butor realizes a very large melting-pot of some of his favourite musics. A few years later, he will transform these radio programs in a text incorporated into Repertoire V (1982).


Texte intégral

Les intérêts musicaux de Michel Butor étaient extrêmement variés, intimement liés à ses modes d’écriture. C’est ce je souhaiterais vous faire partager en évoquant la série d’émissions « Une semaine d’escales, ou les sept oreilles des virages de la nuit » conçue pour France Musique en 1977 [1], ou plus exactement le texte que Butor en a tiré dans le cinquième volume de Répertoire [2]. Michel Butor y concilie ses qualités analytiques et ses singulières facultés créatrices. La contrainte était particulièrement lourde : un ensemble d’émissions sur une semaine entière représentant une durée globale d’environ 18 heures. Michel Butor tient à jouer le jeu du médium radiophonique. Il était aidé par René Koering qui devient en quelque sorte un maître des cérémonies. Certes, il ne s’agit pas d’une création radiophonique au même titre que Réseau aérien, mais les options qu’il avance n’en sont pas moins surprenantes et originales. En effet, j’ai été frappé à de nombreuses reprises par la manière dont il parvenait à répondre avec la plus grande pertinence aux propositions qui lui étaient adressées. Il s’agissait ici d’élaborer tout un cheminement permettant de témoigner de ses affinités et de ses aspirations dans le domaine de la musique et, plus globalement, du son, et d’évoquer en parallèle ses collaborations avec des compositeurs. À la différence des émissions au cours desquelles un écrivain relate ses goûts en la matière, Michel Butor construit une structure dynamique qui rejoint conjointement certaines de ses préoccupations littéraires. Ses interventions apparaissent tout à fait spontanées, car la radio, c’est avant tout la présence de la parole vivante, le poids de l’oralité. Les seuls textes lus sont liés à des citations d’auteurs ou à des extraits de ses œuvres en collaboration avec des compositeurs.

Ce qui est vraiment très intéressant, c’est l’intervalle (titre d’ailleurs d’un de ses livres) entre les émissions proprement dites et la version transcrite qu’il en propose dans le cinquième volume de Répertoire. On y retrouve quelque chose du principe qu’il applique dans les différents volumes des Illustrations. Dans les Illustrations, il s’agissait pour lui de remodeler les textes poétiques initialement destinés à des livres d’artistes généralement réalisés en collaboration avec des plasticiens, dont les tirages étaient la plupart du temps très limités. Ainsi donnait-il à ses textes une nouvelle vie, dans la mesure où ils s’adressaient à un nombre moins restreint de lecteurs. Pour la « Semaine d’escales », le problème était quelque peu différent, mais néanmoins pas totalement étranger. Les émissions radiophoniques sont fugitives, éphémères, même si l’on peut espérer d’hypothétiques rediffusions. Comment les traduire selon un autre mode d’expression, en l’occurrence en les inscrivant dans un livre, tel était l’enjeu qu’a certainement dû affronter Butor. En discutant de ses livres en collaboration avec des plasticiens, je me souviens qu’il m’avait dit que, dans un premier temps, il cherchait à réaliser un texte qui soit indissociable du projet conçu communément. Cela ne pouvait que créer une tension d’autant plus forte au moment où il décidait de retravailler le texte en l’extrayant de son contexte d’origine. Et c’est aussi ce qui s’est passé avec la version écrite de la « Semaine d’escales », par rapport à la version orale qui la précédait.

Dès l’introduction de la version écrite (dédiée à René Koering), librement retranscrite et aménagée, Butor fait entrer le lecteur dans la complicité du jeu de pistes qu’il a imaginé, de l’émission en train de se faire. Il lui fait part de ses questionnements et déviations par rapport aux options de départ, de ce que les choix opérés peuvent comporter de nécessairement limitatif afin que le projet demeure ouvert, ne se restreigne pas aux seules œuvres sélectionnées. Un point demeure néanmoins tout à fait mystérieux pour moi, lorsqu’il écrit : « Ce qui m’étonne particulièrement, c’est l’absence de Schubert, un des musiciens que j’écoute depuis mon enfance, et puis aussi de la musique française du tournant du siècle qui, surtout depuis quelque temps, me fait revenir en mémoire toute l’avant-guerre [3]. » Or, s’il est vrai que ni Debussy, ni Ravel, ni Satie ne sont inclus dans sa programmation, il n’en va pas de même pour Schubert, présent dans la dernière émission, avec une Ouverture en ut mineur (mais peut-être était-ce un choix de René Koering, de même qu’une des Sonates et interludes de Cage, qui n’est pas mentionnée non plus dans son texte, ainsi qu’une Chaconne de Bach transcrite par Busoni).

*

Pour que les épisodes ne consistent pas en une simple et plate succession d’œuvres, aussi riches soient-elles, il propose une architecture, un jeu de construction capable d’en regrouper certaines, afin de les « mettre en scène » (ou plutôt, dans ce cas, « en ondes »). À cet effet, il reprend des titres de ses livres :

L’Emploi du temps : pour les musiques anciennes à modernes qu’il préférera ultérieurement appeler Répertoire [4] ;

Illustrations (au départ, Musique imaginaire) pour des citations de grands écrivains [5] ;

Matière de rêves, pour les musiques récentes [6] ;

Portrait de l’artiste en jeune singe, pour ses collaborations ou des œuvres musicales reprenant des poèmes de lui ;

Le Génie du lieu, musiques d’ailleurs ainsi que certains environnements naturels ou urbains ;

Histoire extraordinaire que, dans son texte écrit, il dit avoir détaché de la précédente rubrique afin de faire entrer une de ses musiques de prédilection, le jazz. Il associe d’ailleurs volontiers le jazz, à plusieurs reprises au cours des émissions, à un processus de libération ;

Passage du sable (sous-titre qui rappelle Passage de Milan [7]) : musiques anciennes, redécouvertes pour beaucoup au cours du XXe siècle [8].

Cela donne en tout sept rubriques, plus une qui nous projette vers des écoutes et/ou lectures en devenir : Envois. Généralement placés à la fin de chaque épisode, les Envois sont en effet des incitations à prolonger ce qui a été proposé, une fois l’émission terminée. Dans la version radiophonique, chaque émission, du samedi au vendredi suivant, propose les sept rubriques. Dans la version écrite en revanche, Butor rassemble dans une même entrée journalière (samedi, dimanche, etc.) les contenus proposés dans une rubrique tout au long de la semaine.

On retrouve dans une telle organisation l’attrait de Butor pour la combinatoire et pour les nombres. Il dit d’ailleurs dans une des émissions que c’est la musique qui lui a enseigné cela, notamment à travers les personnalités de Schoenberg et de Webern, sans oublier ses amis du Domaine Musical créé par Pierre Boulez. Mais plus que le nombre douze, c’est le sept qui occupe très précisément un rôle pivot (les sept jours de la semaine, qui constituent le cadre global des émissions et, pour entrer plus en détail dans le contenu de chacune, les sept planètes, les sept merveilles du monde ancien, les sept métaux de l’ancienne chimie, les sept couleurs de l’arc-en-ciel, les sept arts libéraux, les six directions de l’espace + le centre, les sept éléments complétés par Max Ernst pour sa Semaine de bonté[9]). Tenant compte du fait que les émissions étaient prévues pour être diffusées la nuit, Michel Butor met fréquemment l’accent sur des musiques nocturnes. Un autre thème prépondérant est celui du voyage, ce qui n’est pas étonnant quand on connaît sa vie et sa soif de découvertes. À chaque jour de la semaine était attribué ce qu’il appelle une « enseigne évocatrice ».

*

On observe un effet de rotation dans les sous-titres reliés à chacune des sept catégories. Ils interviennent peu après le début de chaque épisode du texte écrit :

I Samedi, ou les souvenirs d’un astronome (les 7 planètes)

Nomenclature de Répertoire :

Les souvenirs d’un astronome

Les échos des trésors

Les Temples d’autrefois

L’armorial des ères

Le musée des humeurs

Le Royaume des entrailles

Le Retour de Vénus

On constate que le sous-titre apparaît en premier dans la liste.

II Dimanche, ou l’appel du matin (les 7 métaux)

Nomenclature des Illustrations :

Gambara de Balzac (l’Opéra de Mahomet)

L’appel du matin dans À la recherche du temps perdu de Proust

L’Écoute du survivant dans Le Roi-lune d’Apollinaire,

Le prélude à l’exécution dans Michel Strogoff de Jules Verne,

L’épisode des « Tarots-musiciens » dans Locus solus de Raymond Roussel
L’Orgue des statues dans Erewhon de Samuel Butler

Les Noces d’Aladin dans les Mille et Une Nuits.

On constate que le sous-titre apparaît en deuxième dans la liste.

III Lundi, ou la liberté des rives (les 7 couleurs de l’arc-en-ciel)

Nomenclature de Matière de rêves :

Saturne prophète

Le Voyage vers l’ouest

La Liberté des rives

L’Exploration du feu

L’École des météores

Le Carnaval des Oracles

Les Sens futurs

Le sous-titre apparaît en troisième.

IV Mardi ou l’alambic de la foudre (les 7 arts libéraux)

Nomenclature du Portrait de l’artiste en jeune singe :

L’Atelier des Secrets

La Grammaire des anges

La distillerie des soupirs

L’Alambic de la foudre

La Pépinière des phares

Le Théâtre des opérations

La Serre des amours

V Mercredi, ou l’univers du sang (les 7 merveilles)

Nomenclature du Génie du lieu :

L’Observatoire des pistes

L’Écran des rencontres

Le Paysage indigo

Le Carrefour des rouilles

L’Univers du sang

L’Atlas des orages

Le Parcours des aubaines

VI Le jeudi ou L’œil du cyclone (les 6 directions + le centre)

Nomenclature d’Histoire extraordinaire :

L’Abîme tremblant

L’Apparition de l’or

Le miroir de l’encre

Mars en suspens

L’Adolescence du sommeil

L’œil du cyclone

La Fente en larmes

VII Le vendredi, ou la Région des aveux (la Semaine de bonté)

Nomenclature de Passage de sable :

Le Prince des ténèbres

Le Veilleur solitaire

Les Veines du vent

La Revanche des aveugles

L’Envers de l’étendue

La Douceur des Enfers

La Région des aveux

À partir de la combinatoire mise en place, on assiste dès lors à la juxtaposition et au brassage, voire à une interpénétration de phénomènes éloignés géographiquement et culturellement. Butor fait ainsi ressortir certains de leurs aspects, un de ses propos étant de marier différentes régions en un vaste tour du monde.

Tout au long de ces émissions, Butor met l’accent sur le plaisir de l’écoute, une forme d’hédonisme musical, plus que sur des aspects analytiques ou musicologiques, qu’il aurait été beaucoup plus difficile de faire passer à la radio. N’oublions pas qu’il a toujours été quelqu’un de réaliste (un de ses articles a d’ailleurs pour titre « La musique, art réaliste [10] »), de concret. Il sait parfaitement évaluer les conditions propres aux moyens d’expression qui lui sont proposés. L’analyse la plus pointue, il la réserve pour des ouvrages comme son Dialogue avec 33 variations de Ludwig van Beethoven sur une valse de Diabelli [11]. S’il ne s’adonne pas à une démarche de musicologue, ses propos sont pourtant ceux de quelqu’un qui cherche à « interpréter » par le biais de son écriture les œuvres invoquées. La musique devient un précieux outil de réflexion pour cerner non seulement l’histoire des arts, mais également celle de la société, avec les incidences politiques que cela suppose.

*

Revenons sur le contenu de chacune de ces sept rubriques organisées en journées (il vaudrait mieux dire en nuits) :

L’emploi du temps (ou Répertoire) : Sonate pour deux pianos de Mozart, Deuxième Cantate de Webern, Deuxième Quatuor de Schoenberg, une ouverture de Schubert.

Illustrations : Gambara de Balzac ainsi que des passages des œuvres suivantes : le Roi-lune d’Apollinaire, À la recherche du temps perdu de Proust, Michel Strogoff de Jules Verne, Impressions d’Afrique et Locus solus de Raymond Roussel, le voyage en orient de Gérard de Nerval, Erewhon de Samuel Butler, les Mille et Une Nuits.

Matière de rêves : Korwar de François-Bernard Mâche, Variations sur le thème El pueblo unido nadie sera vencido de Frédéric Rzewski, Pli selon pli de Pierre Boulez, Canticum sacrum de Stravinsky, Hymnopsis de Gérard Masson, Zeitmasse de Karlheinz Stockhausen.

Portrait de l’artiste en jeune singe : Henri Pousseur (Liège à Paris, Le portrait du jeune Chien, Votre Faust), Janine Charbonnier (Conditionnement à partir d’extraits d’Illustrations IV), Jacques Guyonnet (Zornagor), René Koering (Centre d’écoute, Manhattan Invention) et moi-même (musique pour carillon du film Proust et les sens, Don Juan dans l’orchestre)

Le génie du lieu : un gamelan balinais, les aborigènes d’Australie, le nô et la musique traditionnelle du Japon, les Indiens Hopi du Nouveau Mexique, le chant du muezzin, les moines tibétains du Sikkim, les oiseaux d’Australie, le son des carillons, les hurlements des loups.

Histoire extraordinaire : Charlie Parker, Duke Ellington, Count Basie, Louis Armstrong, Thelonious Monk, Miles Davis.

Passage du sable : In Guilty Night de Purcell, Le ballet des Nations de Lully, Les goûts réunis et L’Apothéose de Lully de François Couperin, la Cantate 140 de Bach, Wachet auf ! que Butor projetait d’analyser, ainsi que la Deuxième Cantate de Webern dans un ouvrage qui aurait eu pour titre Minuit, In hora ultima de Roland de Lassus, Sonata sopra santa Maria ora pro nobis de Monteverdi, les Indes galantes de Rameau, les Variations Diabelli de Beethoven.

Envois : un compte rendu des tables tournantes de Jersey rédigé par Charles Hugo, un des fils de Victor, Spirite de Théophile Gautier, Le neveu de Rameau de Diderot, La mare au diable de George Sand, un extrait du Docteur Faustus de Thomas Mann.

Cette énumération peut paraître fastidieuse, mais elle était nécessaire pour faire comprendre les combinaisons que Butor a été amené à réaliser dans la version écrite. Elle serait d’ailleurs à confronter aux contenus de la série radiophonique : là aussi, on peut s’attendre à des remaniements ou changements.

*

Dans la version éditée, Butor procède à des couplages de rubriques, provoquant ainsi un entrecroisement des références.

Samedi : entre deux extraits de Gambara, il place des allusions couplées à Korwar et à Liège à Paris, œuvres correspondant à deux rubriques distinctes. Le procédé se reproduit pour un nouveau couple de références à Duke Ellington et à Purcell par rapport à Charles Hugo.

Dimanche : entre deux extraits de citations de Proust sur la sonate de Vinteuil, il glisse des allusions à la pièce de F. Rzewski et au Procès du jeune Chien de Pousseur, puis à Count Basie et à Lully, par rapport à Spirite.

Lundi : L’écoute du survivant d’Apollinaire est coupée par une double allusion à Metastasis de Xenakis et à Votre Faust.

Mardi : l’extrait de Michel Strogoff est traversé par Pli selon pli et Centre d’écoute ; une double citation de La mare au diable de George Sand avec un insert d’allusions à Miles Davis et à Roland de Lassus intervient selon le même principe. Entre deux citations de l’Ève future de Villiers de l’Isle-Adam viennent s’inscrire des références à des musiques qui, selon Butor, auraient pu intervenir dans l’émission, à savoir un morceau de Lester Young (pour la rubrique Histoire extraordinaire) et le hoquet David de Guillaume de Machaut pour Passage de sable).

Mercredi : un extrait des tarots-musiciens de Roussel est sectionné par Hypnopsis de G. Masson et Conditionnement de J. Charbonnier. 

Jeudi : la citation de Samuel Butler est coupée par les références à des œuvres de Stockhausen et de Guyonnet, puis un extrait du Docteur Faustus de Thomas Mann, dans lequel il est question du musicien Adrian Leverkuhn, est entrecoupé par une double référence à Monk et à Monteverdi.

Vendredi : une citation en deux parties des Noces d’Aladin laisse apparaître une allusion à la Winter Music de Cage et à mes Triptyques pour Don Juan (Don Juan dans l’orchestre).

Le dernier envoi consiste en un extrait de Peter Ibbetson de Daphné Du Maurier, lui aussi en deux parties, séparées par des allusions, une fois de plus couplées, à Charlie Parker et aux Indes galantes de Rameau. Cela donne une idée de la complexité d’une telle architecture.

Ce type de procédure, clairement identifiable dans le texte écrit, est moins apparent dans la version radiophonique. Formellement, celle-ci est certainement moins sophistiquée. Elle joue avant tout sur la présence des musiques et des voix (celles de Butor, Pousseur, Koering, Jacqueline Charbonnier, Jacques Guyonnet, Claude Lenoble). Mais on retrouve épisodiquement et très partiellement énoncés les intitulés des rubriques qu’il a imaginées. Le texte publié joue pour sa part sur la confrontation entre des blocs qui se différencient par la mise en page, la grosseur des polices de caractère et l’espace des interlignes (plus étroits pour les citations).

Certaines émissions étant plus courtes, par exemple celle du mardi 8 novembre (1h58), Butor a complété les rubriques manquantes dans la version écrite. Dans cette émission aurait apparemment dû figurer aussi Metastasis de Xenakis, le Poème électronique de Varèse, avec de nombreuses références au rôle de l’espace pour la perception auditive. Il avait largement commenté cet aspect à propos de la Sonate pour deux pianos K. 448 de Mozart. Le texte correspondant à cette émission s’achève par deux citations de l’Ève future de Villiers de l’Isle-Adam. Notons que les verbes de plusieurs phrases sont au conditionnel, soulignant ainsi que d’autres choix et cheminements auraient été envisageables, ce qui confirme l’idée d’une œuvre en expansion, qui s’ouvre sur des perspectives à inventer.

Le texte écrit se fait malgré tout l’écho des propos initiaux qu’il a tenus dans les émissions successives (« Je disais à peu près », « Je continuais à peu près »)[12].

*

Parmi les thématiques qu’il développe, Michel Butor en profite pour faire le point sur une méthode d’écriture qui a beaucoup compté pour lui et qui a également été déterminante dans la musique du XXe siècle : le sérialisme. Il le fait justement en mentionnant deux compositeurs, Pousseur et Stravinsky. Un de leurs points communs est, selon lui, d’avoir vécu trois périodes créatrices successives. Il évoque également la transgression désormais nécessaire du principe devenu tabou de non répétition qui a si longtemps pesé sur la pensée musicale contemporaine, notamment au cours des années 1950. Or la répétition favorise l’action de la mémoire, donnée fondamentale pour ce qui touche au plaisir de l’écoute.

Au cours d’un entretien en 1973, Michel Butor me confiait :

Le sérialisme d’hier était un sérialisme fermé dans lequel on s’imaginait pouvoir explorer toutes les possibilités des éléments ; aujourd’hui, sont recherchées des structures qui soient toujours en expansion, des éléments dont on puisse sans cesse éclairer de nouveaux aspects [13].

Ce constat permet immédiatement d’envisager tout à la fois les limites et les chances du sérialisme, en en esquissant par là même un devenir, par-delà le contexte historiquement défini dans lequel il est trop fréquemment cantonné.

Cette conception du sérialisme n’est pas amnésique, comme cela a été maintes fois reproché aux premières œuvres musicales qui en ont avancé une application par trop littérale. Bien au contraire, le sérialisme met pleinement en jeu le travail de la mémoire, ce qu’a fort bien compris Michel Butor lors de notre entretien :

Qui dit sérialisme dit mémoire, parce qu’il faut bien qu’il y ait mémoire pour isoler les éléments du vocabulaire ; c’est parce qu’il y a déjà eu variation que ce qui est varié apparaît, que l’on prend conscience de ce qui est en train de varier. Il ne peut y avoir de sérialisme que s’il y a mémoire, mais il peut exister un sérialisme élémentaire, puéril, qui est celui de l’amnésie ; au contraire, le sérialisme qui nous concerne aujourd’hui est celui qui accomplit la mémoire.

Il faut insister sur le fait que, dans son parcours, Michel Butor vise un univers musical (et, plus globalement, sonore) au pluriel, aussi bien historiquement que géographiquement.

Son choix d’œuvres comme Les goûts réunis de François Couperin, contrepoint stylistique des styles français et italien, apothéoses de Lully et de Corelli, ou le Ballet des nations de Lully, souligne son intention de mettre en valeur des œuvres qui s’efforcent de concilier des esthétiques en apparence divergentes. Par ailleurs, il remet en question toute discrimination entre les sons considérés comme musicaux et ceux qui relèvent de notre environnement (chants d’oiseaux, sons de la nature ou de la ville). Il faut aussi ajouter ses hommages à des musiciens opprimés par la civilisation occidentale, en particulier les Indiens d’Amérique et les Aborigènes d’Australie.

Un autre thème, abondamment développé à travers plusieurs cas de figure particulièrement représentatifs (Roland de Lassus, Monteverdi, Purcell, Bach, Webern, Mâche) est le rapport d’échange que la musique n’a cessé d’entretenir avec le langage. À cette polyphonie d’éléments qui donnent lieu à toutes sortes de confrontations se mêlent de nombreux témoignages de son passé de mélomane, depuis son enfance. Cette série d’émissions reflète donc très fidèlement son profond attachement vis-à-vis du domaine de la musique, dans son acception la plus large.

Notes

[1] « Une semaine d’escales, ou les sept oreilles des virages de la nuit », France Musique, du samedi 5 novembre au vendredi 11 novembre 1977, à partir de 22h30. Les émissions sont de durée variable (entre 1h50 et 2h30), avec interruption au moment des informations de minuit. Six d’entre elles seulement sont répertoriées dans la base de données de l’Ina : manque celle du lundi soir, qui devrait venir en numéro 3 (les émissions indiquées 3 à 6 dans la base de l’Ina devraient donc être indiquées 4 à 7).

[2] Michel Butor, « Une semaine d’escales », Répertoire V, Paris, Minuit, 1982 p. 245-273.

[3] Michel Butor, « Une semaine d’escales », op. cit., p. 245.

[4] Rubrique en troisième position dans chaque émission de la série sur France Musique.

[5] Même position dans les émissions de la série radiophonique.

[6] Rubrique en première position dans les émissions de la série radiophonique.

[7] Lors de la discussion qui a suivi mon intervention, Henri Desoubeaux a fait remarquer que cette allusion voilée à Passage de Milan, dans sa relation avec des musiques anciennes, est d’autant plus significative que le roman de Butor, daté de 1954, est son tout premier publié.

[8] Rubrique en quatrième position dans les émissions de la série radiophonique.

[9] Henri Desoubeaux a également noté que le mot « sept » du titre global « Une semaine d’escales, ou les sept oreilles des virages de la nuit » vient lui-même se placer en septième position. On pourrait aussi mentionner que le titre est constitué de douze unités verbales, ce nombre occupant une place de choix dans l’écriture de Butor.

[10] Michel Butor, « La musique, art réaliste », Répertoire II, Paris, Minuit, 1964.

[11] Michel Butor, Dialogue avec 33 variations de Ludwig van Beethoven sur une valse de Diabelli, Paris, Gallimard, 1971.

[12] Un écho permettant beaucoup de libertés : ce que Butor dit sur Mozart par exemple, dans la rubrique « L’Emploi du temps. Souvenirs d’un astronome » de l’émission 1, n’a pas de rapport avec le « résumé » donné dans Répertoire V, p. 246-247.

[13] Entretien avec Michel Butor en 1971 pour le dossier « Michel Butor et la musique », Musique en jeu, n°4, 1971.

Auteur

Jean-Yves Bosseur a consacré sa thèse de doctorat en musicologie (Paris 8) à Votre Faust de Michel Butor et Henri Pousseur, avec qui il a étudié à la Rheinische Musikschule de Cologne. Comme compositeur, il a collaboré à plusieurs reprises avec Michel Butor, jusqu’à La voix entre les lignes, dont l’écrivain lui a envoyé le texte quelques jours avant sa disparition. Site de l’auteur ici.

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Michel Butor, le temps infinitif… et la radio

À plusieurs reprises, j’ai sollicité la participation de Michel Butor dans mes « documentaires de création ».

Le documentaire de création est un produit radiophonique curieux : ni Hörspiel, ni art acoustique, ni fiction, ni musique – surtout pas ce qu’on appelle un « reportage » – il est hybride, mutant, un peu orphelin…

Et s’il semble puiser sa matière dans le réel, c’est l’imaginaire qu’il prise.

« Mais l’imaginaire est dans le réel, et nous voyons le réel par lui », dit Butor… « Une description du monde qui ne tiendrait pas compte du fait que nous rêvons ne serait qu’un rêve »…

Trois courts extraits des émissions Combien de lieues jusqu’à Babylone… ? (1999), C’est au printemps qu’on moissonne les moutons et des Antipodes aux Antipodes (1985) nous révèlent une certaine façon de « rêver le réel ».

À chaque fois, Butor grossit son texte tout en approfondissant sa réflexion sur le support du poème – affiche, radio, livre – et sur les rapports complexes de l’écrit et de l’oral.

Nous ne nous demandons pas ici quelle place tient la radio dans la genèse de ce poème (car existe-t-il pour Butor une forme définitive de ses textes ?) ; nous examinons plutôt les recherches poétiques, à la fois formelles et sonores, menées par l’écrivain grâce au support radiophonique.

Auteur

Née en Australie, Kaye Mortley a fait des études de littérature française à Sydney (licence), Melbourne (master) et Strasbourg (doctorat), puis enseigné un temps à l’université avant d’intégrer le département « Fictions et documentaires » de l’Australian Broadcasting Corporation. Deux bourses, du gouvernement français puis du gouvernement finlandais, lui permettent de faire une année de stage à l’Atelier de création radiophonique de France Culture puis trois mois à l’Yleisradio d’Helsinki, renommée pour ses archives de « son naturel ». Basée à Paris depuis 1981, elle réalise des documentaires sonores pour l’A.C.R de France Culture, ainsi que pour de nombreuses radios d’état en Europe et pour l’Australian Broadcasting Corporation. De nombreux prix internationaux (Futura, Europa, Italia, IRAB, grand prix de la SCAM) ont salué la qualité de son travail à de nombreuses reprises. Elle a coordonné en 2013 l’ouvrage collectif La Tentation du son (Phonurgia nova éditions).

Copyright

Tous droits réservés.




Séquences pour explorer le laboratoire radiophonique de Michel Butor. À la lumière des archives de la Radio Télévision Suisse (RTS)


De 1957 à 2016, Michel Butor a participé à de très nombreuses émissions radiophoniques (et parfois télévisuelles) sur les ondes de la Radio Télévision Suisse. Ces séquences ont pour but d’étudier les différentes figures de Michel Butor sur les radios suisses, ses contributions extrêmement diversifiées, ainsi que ses modes d’expérimentation spécifiques au medium radiophonique.

From 1957 to 2016, Michel Butor took part in numerous radio (and sometimes television) programmes on Swiss Radio Television. The aim of these “sequences” is to study the different figures of Michel Butor on Swiss radio, his extremely diversified contributions, as well as his modes of experimentation specific to the radio medium.


Texte intégral

 

À la mémoire de David Collin

1. Séquence 1

CHARLES MÉLA. Mais c’est quelle matière, là, Michel ?
MICHEL BUTOR. C’est du papier.
CHARLES MÉLA. C’est du papier, ah, oui…
MICHEL BUTOR. C’est du papier, et puis ça c’est du cuir…
CHARLES MÉLA. Voilà, c’est ça, papier et cuir… Et là ?
MICHEL BUTOR. Ça aussi, c’est du papier…
CHARLES MÉLA. C’est une colonne…
MICHEL BUTOR. C’est une colonne, avec à l’intérieur un texte [1]

En 2013, lors de l’avant-dernière émission consacrée de son vivant à Michel Butor sur les ondes de la Radio Suisse Romande (RSR), ses anciens collègues de l’Université de Genève Charles Méla et Michel Jeanneret lui rendent visite à Lucinges en compagnie de David Collin, producteur de la chaîne culturelle Espace 2. Cette visite a lieu dans les marges de l’exposition organisée par la Fondation Bodmer à Cologny sur « Le lecteur à l’œuvre », où sont entre autres présentés des livres d’artistes auxquels a participé Butor. Peu de temps auparavant, Michel Butor a fait don d’une centaine de livres à cette magnifique fondation, qui détient l’une des plus belles bibliothèques de livres rares du monde, établie au lieu même où Mary Shelley écrivit Frankenstein lors d’un séjour avec Lord Byron – aux portes de Genève, un peu au-dessus du lac Léman.

Michel Butor reçoit ses hôtes dans ce qu’il nomme son « bureau ». Mais, bien plus qu’un bureau au sens habituel du terme, cette pièce apparaît comme un laboratoire, au sens encore utilisé en italien d’atelier (laboratorio). Il est symptomatique que Charles Méla (par ailleurs médiéviste réputé et ancien directeur de la Fondation Bodmer) pose des questions sur des matériaux qu’il ne parvient pas à identifier (comme on le ferait chez un artisan) à propos des supports de certains livres auxquels Michel Butor a participé.

Doc. 1 ‒ Le bureau-laboratoire de Michel Butor dans sa maison de Lucinges, « À l’écart ». Capture d’écran réalisée dans la collection des archives de la RTS « Images thématiques » (« Bio 01 – 06.01.01 au 06.12.31 » – clips 13 à 32). Lucinges, France, interview de l’écrivain Michel Butor dans sa maison de Haute-Savoie, 27. 04. 2006.

En pénétrant dans ce bureau-laboratoire, les hôtes de Michel Butor accomplissent ce qui est devenu un rite. Ils pénètrent dans ce que le présentateur David Collin nomme l’« antre », dans le lieu d’expérimentation où des livres qui adoptent les dispositifs les plus divers sont produits selon des procédés inhabituels : écrits sur de la rayonne (de la soie artificielle), des boîtes de camembert, des tablettes de bois, des boîtes d’allumettes, des éventails, des mobiles – formés de disques superposés pour produire des séries de textes (de compliments) presque illimitées lorsqu’on les tourne – calligraphiés, peints, gravés, tamponnés…

Doc. 2 ‒ Michel Butor, Fabrique à litanies, 1997. Capture d’écran réalisée dans la collection des archives de la RTS « Images thématiques » (« Bio 01 – 06.01.01 au 06.12.31 » – clips 13 à 32). Lucinges, France, interview de l’écrivain Michel Butor dans sa maison de Haute-Savoie, 27. 04. 2006.

Depuis quelques années, c’est-à-dire depuis que Michel Butor s’est retiré dans sa maison de Lucinges, « À l’écart », les intervieweurs qui désirent le rencontrer se rendent de plus en plus souvent dans ce bureau comme en pénétrant dans le lieu d’élaboration d’une sorte de grand œuvre – mais d’un grand œuvre non recouvert du voile de l’inaccessible et du sacré, qui se confond avec un joyeux bric-à-brac, et qui ne cesse d’étonner ni de ravir les visiteurs. Dans le cadre des émissions de la RTS, les journalistes et les producteurs qui font part de leur surprise ou de leur émerveillement face à la diversité des documents, des matériaux et des dispositifs, activent à leur insu un topos. Confrontés au « livre dans tous ses états », l’image de Butor qu’ils transmettent aux auditeurs est celle d’un très étonnant expérimentateur du livre : la radio emmène l’auditeur dans le lieu d’une production littéraire inhabituelle, qui se tient à l’écart (étant donné les tirages souvent très réduits), et dont il n’est au mieux possible de prendre connaissance que de façon très fragmentaire. Elle rend en quelque sorte visible ce qu’elle ne permet d’évoquer que par des sons.

2. Séquence 2

1957-2016 : durant presque soixante ans, les auditeurs de la Radio Suisse Romande ont pu régulièrement entendre la voix de Michel Butor. D’après les archives de RTS, cette présence sur les ondes de Suisse romande a débuté lors d’une courte interview diffusée le 12 décembre 1957 suite à sa réception du prix Renaudot pour La Modification [2], et elle s’est achevée le 4 avril 2016 avec un entretien autour de Hugo. Pages choisies [3] – anthologie que Butor venait alors de publier chez Buchet-Chastel, quelques mois avant son décès le 24 août 2016. La voix de Butor ne s’est cependant pas tue définitivement sur les ondes de Suisse romande, puisque de nombreuses émissions lui seront encore consacrées après sa disparition – dont un Hommage à Michel Butor en cinq parties, diffusé sur Espace 2 du 6 au 10 mars 2017.

À l’été 2021, les archives de la RTS signalent 141 documents liés à « Michel Butor ». Si l’on fait abstraction des mentions non pertinentes – qu’elles renvoient à des chutes d’archives sonores, reposent sur des ambiguïtés de catalogage, signalent des diffusions dans lesquelles Butor est seulement évoqué par les présentateurs ou les personnes interviewées, ou qu’elles indiquent des documents postérieurs au 24 août 2016 –, il reste un peu plus de quatre-vingts émissions dans lesquelles il a joué des rôles actifs, tantôt en compagnie d’autres intervenants, tantôt en étant le seul invité. Il arrive certes qu’il ne soit que très brièvement interviewé dans le cadre de programmes portant sur un autre sujet (par exemple à propos de Cendrars [4] ou du livre électronique [5]) ; mais, dans l’ensemble, il s’agit d’émissions conséquentes dont la durée varie d’une demi-heure à deux heures, et dans lesquelles la présence de Michel Butor est importante.

Les émissions sont le plus souvent radiophoniques, mais parfois aussi télévisuelles (dans environ un dixième des cas). La RTS regroupe en effet l’ensemble des chaînes de radio et de télévision du domaine public en Suisse romande. Les émissions de télévision permettent parfois de souligner des aspects qui n’apparaîtraient pas en écoutant les seules émissions radiophoniques, si bien qu’il convient de comprendre la télévision comme une pièce adjacente du laboratoire radiophonique, dans laquelle se développent des expériences ou des rencontres connexes. On notera par exemple avec intérêt que l’auteur de Réseau aérien a eu l’occasion de dialoguer sur le plateau de la Télévision suisse romande avec Édouard Glissant, lui-même auteur de Poétique de la relation – et ceci en 1981 déjà, bien avant que l’Université de Genève ne les réunisse à nouveau dans un dialogue public en mars 2009 [6][7].

La présence de Michel Butor sur les ondes de la RTS s’intensifie nettement à partir du moment où il rejoint l’Université de Genève, en 1975, en tant que professeur de littérature française. Elle sera alors beaucoup plus régulière, avec des pics lors de plusieurs anniversaires, en particulier lorsque la communauté littéraire et médiatique fêtera les quatorze lustres de Michel Butor en 1996, puis le quinzième et le seizième en 2001 et 2006. Alors, Michel Butor bénéficiera de séries d’émissions qui lui seront consacrées, groupées en ensembles de cinq (et une fois de dix) – qui prennent place sur les cinq jours ouvrés de la semaine, et qui évoquent la façon dont Butor a organisé ses propres séries d’ouvrages en cinq volumes (dans Répertoire, Matière de rêves ou Le Génie du lieu).

Avant de poursuivre, notons un effet d’écho – presque beckettien – entre la première apparition de Michel Butor et son avant-dernière intervention lors de la visite à Lucinges déjà évoquée. En 1957, alors qu’il vient de recevoir le Prix Renaudot, Butor souligne la transformation vertigineuse du monde dans lequel il a beaucoup de peine à se retrouver :

GEORGES DROUET. Qui êtes-vous, Michel Butor ? vous qui avez écrit dans votre livre La Modification : « Mon personnage éprouvait une sorte de vertige intérieur », et c’est ce qu’on éprouve lorsqu’on lit votre livre. Est-ce que ce vertige a un rapport avec la vie moderne ?
MICHEL BUTOR. Oui, bien sûr, ce vertige a un rapport avec la vie moderne. Je crois que le monde dans lequel nous vivons est un monde qui se transforme avec une rapidité extraordinaire, et, bien sûr, tout le monde a beaucoup de mal à s’y retrouver, au milieu de toute cette transformation. Moi-même, je dois dire que j’ai beaucoup de mal à m’y retrouver [8]

Or, non sans ironie, à l’autre bout du parcours, alors que Butor a sans nul doute essayé de mieux comprendre le monde à travers ses livres, ses efforts ne lui auront guère permis de mieux « s’y retrouver », ainsi qu’il le confesse cinquante-neuf ans plus tard dans le bureau de Lucinges :

MICHEL BUTOR. Voilà, alors installez-vous.
DAVID COLLIN. Nous voilà dans l’antre…
MICHEL BUTOR. Dans le… Dans le désordre. Vous voyez, il y a une espèce d’accumulation, là… Il faudrait… Un jour… Mais maintenant j’arriverais plus à le faire tout seul… Il faudra que j’explore tout ça.
DAVID COLLIN. [Rires]
MICHEL BUTOR. Parce que je ne sais plus du tout ce qu’il peut y avoir dedans, hein [9] !

Les livres qui devaient permettre de s’orienter ont désormais constitué un labyrinthe dans lequel leur auteur lui-même se perd.

3. Séquence 3

À partir des archives de la RTS, il est possible de distinguer plusieurs figures radiophoniques et médiatiques butoriennes.

3.1 Figure 1

La première est bien sûr celle du romancier, et plus précisément celle du Nouveau Romancier, qui ne cesse d’être rappelée, de la première interview de 1957 au sujet de La Modification à la dernière émission sur Hugo en 2016. En témoigne entre autres le fait qu’en 2007 encore – soit quarante-sept ans après la dernière publication d’un roman par Michel Butor (Degrés, 1960) –, le journaliste Jean-Luc Rieder demande à Michel Butor de lire une page de La Modification [10]. L’étiquette de romancier colle à la peau de Butor, comme pour l’arrêter au premier stade de son développement artistique. Cependant, Butor en tire son parti et en profite à maintes reprises pour indiquer pourquoi, après 1960, il s’est engagé dans d’autres voies. La figure du romancier est ainsi corrigée par celle plus générale du poète ou de l’écrivain à la recherche de formes, de pratiques et de genres nouveaux. Et, à l’époque où il publie ses Improvisations sur Michel Butor, Butor a l’occasion de rendre compte de l’ensemble de son entreprise littéraire sur les ondes de la RSR dans plusieurs émissions où il est à l’honneur : « Michel Butor par Michel Butor [11] » et « Michel Butor : en public au Collège Saint-Michel de Fribourg [12] ».

3.2. Figure 2

À la RTS, Michel Butor apparaît aussi sous les traits du critique littéraire – ou du professeur de littérature, en particulier lorsqu’est diffusée du 30 juillet au 10 août 2001 la « Petite histoire de la littérature française » réalisée avec Lucien Giraudo [13]. Il est fréquemment interviewé pour évoquer l’œuvre d’autres écrivains. En compagnie d’autres voix importantes des Lettres en Suisse romande (Jean Starobinski ou Vahé Godel par exemple), il participe à des émissions sur Beckett [14] ou sur Michaux [15]. Dans le sillage de ses Improvisations sur Rimbaud, il est interrogé par Isabelle Rüf et Louis-Philippe Rufy, respectivement en 1989 [16] et en 2004 [17]. Peu après la parution des trois volumes qui constituent les Improvisations sur Balzac, le 23 mai 1999, Isabelle Rüf s’entretient longuement avec Butor dans le cadre d’une Thématique consacrée à l’auteur de la Comédie humaine [18], et une émission sera encore consacrée à Jules Verne [19], avant le dernier entretien sur Hugo d’avril 2016 [20].

La figure du critique n’apparaît cependant pas seule. Dès 1964, lors d’un court passage en Suisse, dans une émission intitulée « À propos de la critique littéraire [21] », Butor souligne l’importance de la critique dans l’acte de création littéraire, en plaçant sa réflexion dans le sillage de celle de Baudelaire. Inversement, il évoque le rôle de la création littéraire pour faire évoluer la critique et la lecture des livres : « Un livre nouveau va apporter une lumière nouvelle sur les œuvres d’autrefois », affirme-t-il, en soulignant que la littérature en train de se faire peut être la condition d’une critique renouvelée. Butor développe donc une pensée dialectique des rapports entre critique et littérature, qui éclaire l’ensemble de sa pratique, dans laquelle les différents domaines d’activité ne sont pas séparés mais reliés les uns aux autres. Il donne à comprendre que son laboratoire comprend plusieurs pièces qui communiquent et se transforment au fur et à mesure de leurs mises en relations. Dès 1964, ce laboratoire apparaît ainsi comme un mobile en constante évolution, dont les différents pans se font écho et se fécondent mutuellement – et dans lequel la radio occupe une place de choix…

La figure du critique ne se limite pas à la littérature et s’étend à d’autres arts. C’est ainsi que le 12 novembre 1991, Butor commente le travail photographique conjoint de Gérald Minkoff et Muriel Olensen, dont la particularité est qu’ils photographient les mêmes objets au même moment ou presque – en travaillant sur de très légers décalages, souvent imperceptibles même pour leurs auteurs [22]. Auparavant, le 1er octobre 1982, lors d’une émission avec Simone Oppliger (une photographe de presse), Butor avait abordé les rapports entre la photographie et la peinture (en évoquant Stieglitz ou Aget) [23].

3.3. Figure 3

Michel Butor soulignait alors que, parmi d’autres usages, une photographie pouvait être utilisée pour être peinte ou pour y tracer des signes, ou pour être commentée – la réflexion critique menant ainsi à envisager une intervention sur ce média. La figure du critique fait alors place à celle de l’écrivain en collaboration avec d’autres artiste, et l’on retrouvera Michel Butor en compagnie d’Henri Pousseur le 30 novembre 2006, juste avant la réalisation de Voies et vues planétaires, une œuvre musicale et graphique de Pousseur pour laquelle Butor a composé des poèmes (Paysages planétaires), et dans laquelle il intervenait en tant que récitant [24]. D’autres fois, ces sont les compositeurs qui évoquent leur collaboration avec Michel Butor alors qu’il est absent, que ce soit Henri Pousseur (le 23 novembre 1965 [25] et le 23 janvier 1969 [26] à propos de Votre Faust) ou René Koering en mars 1975 [27] (à l’occasion de la création mondiale de son œuvre Mahler, op. 20, sur des textes de Michel Butor).

En ce qui concerne les collaborations qui ont lieu avec des plasticiens (peintres, sculpteurs, photographes), on ne s’étonnera pas que ce soit la télévision qui en rende compte de façon préférentielle. Au « Journal romand » du 11 juin 1986, on découvre ainsi Michel Butor en compagnie de Luc Joly lors du vernissage d’une exposition de sculptures pliables qui peuvent être emportées en vacances ou au contraire ramenées à la maison tout en rappelant ces vacances – les textes de Butor calligraphiés sur les sculptures pliables de Joly évoquant la mer, les montagnes, le ski ou la luge [28]. Auparavant, le 6 juin 1978, on pouvait voir Michel Butor dans l’atelier d’Ania Staristky, avec une chemise multicolore qui rimait avec les peintures de l’artiste [29]. L’émission était consacrée pour l’essentiel à Ania Staritsky, mais Butor y intervenait de façon ponctuelle, en laissant entendre tout ce que les collaborations avec les artistes pouvaient lui apporter dans la pensée du livre dans sa diversité. Butor évoquait alors le domaine de la typographie, qui ne saurait se contenter de l’emploi conventionnel d’aucun caractère, et qui gagnerait au contraire à explorer la diversité des polices à disposition :

Très souvent l’éditeur de livres chers va vous dire : « Eh bien naturellement, pour la typographie, on prend du Garamond ». C’est le caractère qui est utilisé dans la « Bibliothèque de la Pléiade », le caractère classique, chic, régulier. C’est un caractère dessiné au XVIe siècle, qui est redevenu à la mode au XXe, en effaçant toutes sortes de caractères du XIXe, et si on veut que ce soit bien, si on veut que ce soit la tradition française, on prend le Garamond. On ne prend presque plus que le Garamond, il n’y a presque plus que cela. Or c’est un caractère magnifique. Mais pour qu’on comprenne à quel point c’est beau, le Garamond, il faut qu’on en ait d’autres à sa disposition.

Doc. 3 ‒ Michel Butor en dialogue avec Ania Staritsky dans « Les mythologies du dimanche ou l’aventure du livre marginal », Clés du regard, TSR, 04. 06. 1978, 55 min 45 sec. Capture d’écran.

Les archives de la RTS permettent donc de reconstituer la figure du collaborateur ou de l’expérimentateur avec des artistes et avec des compositeurs (Pousseur ou Koering). Une émission télévisuelle est à cet égard exemplaire, « Trans-Imaginaire-Express » (8 novembre 1988), consacrée aux pratiques diverses de l’art ferroviaire [30]. Des artistes de divers domaines y prennent part, dont le bédéaste Jacques Tardi, le plasticien Luc Marelli (qui travaille avec des restes de voies ferrées ou d’éléments ferroviaires disposés dans une valise), ou encore des danseurs suspendus et volant au-dessus des voyageurs dans le hall de la gare de Lyon. Michel Butor intervient lui-même dans cette émission en jouant en quelque sorte son propre rôle de voyageur ferroviaire entre Genève et Paris. Il apparaît muet et en gros plan sur un siège de TGV, avec sa propre voix off qui lit des textes où il évoque sa relation très intense aux trains, depuis son enfance vécue en compagnie d’un père employé des chemins de fer.

Doc. 3 ‒ Michel Butor jouant son propre rôle de voyageur ferroviaire dans « Trans-Imaginaire-Express », Viva, RTS, 08. 11. 1988, 46 min 44 sec. Capture d’écran.

Or, dans cette émission, on peut entendre aussi une interview et un concert de Nicolas Frize, qui réalise à la gare de Lyon un « concert pour douze locomotives ». Butor apparaît ici tout proche d’autres expérimentateurs étonnants, et, même s’il est présenté comme un écrivain, il intervient en fait à la manière d’un acteur – ajoutant une autre figure à son portrait. Dans ce domaine, il sait immédiatement trouver un rôle réalisable par un non professionnel (rôle muet ne nécessitant pas de construction du personnage), comme, dans d’autres circonstances, il a su trouver sa place au milieu d’un concert non en tant que musicien – ce dont il n’aurait pas été capable –, mais en tant que récitant.

3.4. Figure 4

Le collaborateur avec les musiciens permet de présenter une autre figure encore, connexe de cette dernière : celle du mélomane éclairé, ou du musicographe. Plusieurs séries d’émissions invitent Michel Butor à parler d’œuvres musicales – en particulier celles auxquelles il a collaboré –, en développant sa propre réflexion sur la musique. Il s’agit d’« Igor Stravinski au regard de Michel Butor » (du 24 au 28 mars 1997) [31] et de « Passages de Butor » (du 26 février au 2 mars 2007) [32]. Butor a l’occasion ici de revenir longuement sur ses rapports à la musique, et en particulier de commenter le Dialogue avec 33 variations de Ludwig van Beethoven sur une valse de Diabelli ainsi que sur Stravinsky au piano, publiés respectivement en 1971 et en 1995. Mais Butor évoque alors aussi bien le jazz, Bach ou Mozart, ou les relations entre langue et musique.

3.5. Figure 5

Suivant le mouvement d’expansion propre à son œuvre, Butor s’aventure donc hors de la littérature, vers les autres arts (peinture, sculpture, musique, etc.). Mais les thématiques abordées vont parfois jusqu’à excéder le domaine des arts, de telle façon que se tisse encore un portrait de Michel Butor en penseur. Ainsi en va-t-il dans le cadre d’émissions consacrées au rêve (le 8 février 1978) [33], à l’ordre et au désordre (le 23 septembre 1983) [34], à Genève (le 12 février 1987) [35], à l’ésotérisme (en compagnie de Jean Roudaut et d’Antoine Faivre, le 19 avril 1987 [36], à l’arc lémanique (le 9 mars 1988) [37], à l’identité européenne (le 12 janvier 1988) [38], à l’Europe et aux défis culturels du marché unique (le 19 décembre 1988) [39], ou encore au livre électronique (le 3 octobre 1999) [40].

4. Séquence 4

Ainsi les archives de la RTS permettent-elles de dresser un portrait multiple de Michel Butor, qui laisse entrevoir l’étendue de ses expérimentations, mais auquel il manque une figure centrale pour notre propos : celle de l’expérimentateur en matière radiophonique. En effet, Réseau aérien et 6 810 000 litres d’eau par seconde, sous-titrés respectivement « Texte radiophonique » et « Étude stéréophonique » [41], n’ont pas été réalisés sur les chaînes de la Radio Suisse Romande, qui ne compte dans ses archives qu’une version stéréophonique de Mobile. Pour mieux cerner l’importance de la collaboration de Butor à la radio, et en particulier sur les chaînes suisses, il importe donc de se demander si – et dans quelle mesure – les multiples collaborations à la RTS constituent aussi, d’une part, un laboratoire d’expérimentation spécifique, et, d’autre part, un laboratoire en termes d’expérimentations spécifiquement radiophoniques.

4.1. Expérimentation 1

Un premier domaine à explorer est celui de l’improvisation. Durant la dernière émission, consacrée à Hugo, Butor rappelle que lorsqu’il était professeur de littérature, il voulait « pouvoir improviser [42] ». Il s’agissait alors d’improvisations soigneusement préparées, mais qui permettaient des découvertes au dernier instant, dans la tension de tel ou tel cours ou de telle ou telle conférence. Or, bien sûr, la radio rend elle aussi nécessaires de telles improvisations, dans la mesure où les questions des intervieweurs sollicitent des réponses inopinées, la pensée étant alors obligée de s’inventer au cours du dialogue ; et, dans ce sens, elle joue pour Butor un rôle semblable aux cours et aux conférences ainsi qu’aux entretiens pour la presse écrite ou pour un livre. Mais il arrive que la radio permette à Butor de développer des improvisations comme pratique spécifique, et qu’une émission soit explicitement donnée comme le cadre conçu pour accueillir des improvisations. Tel est le cas lors d’une longue Soirée thématique diffusée sur Espace 2 le 9 mai 1999, intitulée « Temps artistiques : Le temps, matière et inspiration de l’artiste », à laquelle prennent part entre autres le sculpteur Étienne Krähenbühl, l’historien d’art Victor Stoïchita et le musicologue Étienne Darbellay [43]. Dans cette émission, Butor intervient lui-même par cinq « improvisations », présentées comme telles par le présentateur David Collin. Ces improvisations sont consacrées au temps chez Proust, à la rouille comme effet du temps, au temps comme attente, au temps musical – la cinquième étant dévolue au temps suspendu. Voici la quatrième :

DAVID COLLIN. Avant-dernière improvisation sur le temps : Michel Butor.
MICHEL BUTOR. Le temps dans la musique est, on peut dire, un temps qui est strié, donc qui est organisé […] en chambres, en loges, en mesures, avec un bruit qui commence chaque mesure : le coup du tambour si vous voulez, ou du tam-tam dans toutes les musiques africaines et celles de bien d’autres pays. Et à partir de là, on peut devenir de plus en plus libre. Alors, il y a cette espèce de basse fondamentale, ce battement fondamental, à l’intérieur duquel il peut y avoir des battements plus… secondaires, si vous voulez, et au bout d’un certain temps, toute la musique peut être considérée comme un ensemble de phénomènes qui se répètent. Il y a le coup du tambour au début de chaque mesure, mais la voix qui va s’appuyer dessus pour parler, elle est formée elle-même de vibrations, avec toute sorte d’éléments qui se répètent. Et ça n’est qu’au bout d’un certain nombre de répétitions qu’il y a une hauteur de son qui apparaît, évidemment, et un timbre qui apparaît – une voyelle par exemple – dans la parole ou dans le chant. Alors, vous voyez, il y a toute une architecture donc de périodicité, dont le battement fondamental du tambour n’est que, si j’ose dire, le milieu. Parce que, à partir de ce battement fondamental, il y a des périodicités plus élevées qui vont jusqu’au timbre, à la hauteur, etc., et puis il y a des périodicités moins élevées qui vont jusqu’à des phénomènes de couplets – la même musique qui revient – de reprises, et ainsi de suite, avec des reprises qui peuvent se superposer en partie, et alors là, on a des phénomènes de canons et de polyphonie au sens habituel [44].

La musique de fond choisie pour cette improvisation appartient au jazz, qui comprend lui-même un art de l’improvisation. Or, à écouter Michel Butor, on découvre que son intérêt pour le jazz a été décisif sur son activité de conférencier. Selon lui, explique-t-il à Jean-Luc Rieder en février 2007, dans l’improvisation conférencière, il y a quelque chose de très proche de celle du jazz : « J’ai beaucoup travaillé sur l’improvisation, une improvisation naturellement qui repose sur des structures, sur toutes sortes de choses préparées, comme dans la musique de jazz [45] ».

En plaçant un fond de jazz sous la parole de Butor, on voit donc se développer une improvisation pour la radio qui, d’une part, rappelle l’une des origines les plus marquantes de l’improvisation au xxe siècle, et qui, d’autre part, permet de battre en brèche la crainte de l’improvisation développée au xixe siècle dans les conservatoires – que Butor commentera dans la même série d’entretiens avec Jean-Luc Rieder de 2007. Et cette rencontre du jazz et de l’improvisation butorienne s’opère en l’occurrence grâce au montage audio, permettant donc de développer un type d’improvisations spécifiquement radiophonique.

4.2. Expérimentation 2

Il arrive du reste qu’une simple prise de parole de Butor dans le cadre d’un entretien ordinaire se transforme en véritable improvisation qui débouche sur projet radiophonique. Ainsi en va-t-il en 1988 dans une émission sur l’arc lémanique, où Butor est sollicité par le journaliste pour évoquer l’atmosphère lémanique telle qu’il la ressent, et où il se met à imaginer une émission qui constituerait un pur montage sonore que l’on pourrait à bon droit intituler 250 000 litres d’eau par seconde – ce débit ne correspondant pas à celui de la chute du Niagara, mais à celui du Rhône à la sortie du lac Léman :

Je suis très sensible aux bruits des lieux, aux sons des lieux. Par exemple : au son particulier qu’a Venise, une ville qui a une sonorité complètement différente de toutes les autres. Eh bien, pour moi, Genève, c’est un lieu aussi qui a une sonorité complètement différente de toutes les autres, et en particulier à cause de la façon dont l’eau s’y comporte, la façon dont les vagues du lac clapotent. Et on peut capter tout ça : on pourrait faire une émission formidable sur le lac, où on capterait justement tous ces sons, et au milieu de ces sons, les sons industriels, les sons des automobiles, les sons de l’eau, et puis aussi bien sûr les sons des conversations, parce que le lac – le lac Léman – est un lieu de conversations. Autrefois, j’ai fait un texte qui était à l’origine une émission de radio sur les chutes du Niagara. Mais autour du lac Léman, eh bien ! on peut capter, au milieu de tout ce décor, on peut capter de la conversation étonnante [46]

4.3. Expérimentation 3

Dans un entretien avec François-Achille Roch datant de 1983 et rediffusé en 2006 dans une émission intitulée « Carrefour Michel Butor », Butor s’interroge par ailleurs sur les virtualités propres à la radio, qui permettrait d’étendre le domaine de la littérature dans un univers qu’elle n’a pas encore permis d’atteindre [47]. Il évoque alors une « littérature au magnétophone », qui aurait le grand avantage de ne plus nécessiter l’intermédiaire de l’écriture, mais qui ouvrirait des perspectives tout à fait nouvelles, en permettant d’expérimenter le monde à partir d’une expérience sensorielle modifiée :

Littérature au magnétophone : ça, c’est quelque chose qui est encore un peu dans l’avenir, je dirais. Le livre a des concurrents aujourd’hui extrêmement sérieux. Autrefois, lorsque quelqu’un faisait un discours, si on voulait conserver ce discours, si on voulait pouvoir le réentendre une seconde fois, il n’y avait qu’une seule solution : c’était de l’écrire. Mais aujourd’hui, nous n’avons plus besoin de ce détour par l’écriture. Aujourd’hui, nous avons la possibilité d’enregistrer directement le son et de le restituer sans qu’il y ait besoin de le faire passer par le visible, et ceci est une transformation considérable. Par exemple, je suis en train de vous parler, et ce que je dis est enregistré par un magnétophone, et cela pourra être restitué sans qu’il soit besoin de passer par l’intermédiaire de l’écriture. Alors, à partir de ce moment-là, il est évidemment possible de travailler sur la parole non seulement par l’intermédiaire de l’écriture, mais aussi par l’intermédiaire de ces autres moyens d’enregistrement, et donc de faire une littérature dans laquelle on triture la parole, par exemple à partir d’une bande magnétique. On peut couper, faire des montages, on peut changer les vitesses, on peut faire toutes sortes de choses : on a là une littérature d’un type nouveau que nous pratiquons déjà depuis un certain nombre d’années, parce que la radio est le lieu d’expérimentation – quelquefois très, très naïve – de ce nouveau travail sur la parole. Et ce qu’il y a de très, très intéressant, c’est que, en écoutant la radio ou en travaillant au magnétophone, nous avons un peu l’expérience de celui qui est aveugle, puisque nous n’avons pas besoin de nos yeux pour lire. Lorsqu’on écoute la radio, nous devenons en quelque sorte une pure oreille, et nous pouvons expérimenter la façon dont les aveugles écoutent les choses.

En 2007, Butor reviendra sur sa propre expérience de la littérature au magnétophone – sans cependant la nommer comme telle. S’entretenant avec Jean-Luc Rieder, il rappelle comment Mobile a d’un côté été à l’origine d’un scandale considérable, et d’un autre côté suscité un très vif intérêt auprès de certaines personnes qui lui ont demandé de travailler pour la radio. Ainsi Butor explique-t-il la genèse de Réseau aérien, puis celle de 6 810 000 litres d’eau par seconde, sous-titré étude stéréophonique, en indiquant faire de la « stéréo non réaliste » – dans laquelle les deux canaux seraient enregistrés de façon indépendante, de façon à ce qu’on puisse « se promener chez soi […] en jouant avec la balance » et faire ressortir « des choses qui sont à droite et des choses qui sont à gauche » – si bien que l’auditeur se transforme en « explorateur de ce monde sonore et textuel [48] ». Or, comme illustration de ce propos, c’est une réalisation non des textes radiophoniques de Butor qui est choisie, mais celle de Mobile, qui avait été réalisée spécialement à la Radio Suisse Romande, et qui faisait entendre les effets stéréophoniques [49].

4.4. Expérimentation 4

Enfin, sur les ondes de la RTS, la radio va également constituer un espace d’expérimentation dans l’après-texte et permettre des réalisations meilleures de certains livres très particuliers liés à la musique, dont les formes imprimées n’apparaissent guère satisfaisantes. Le Dialogue avec 33 variations de Ludwig van Beethoven sur une valse de Diabelli peut en effet laisser le lecteur songeur, car la voix dialoguante de la musique en est absente, et il en va de même de Stravinsky au piano, dont le piano manque. Or, à plusieurs reprises, Michel Butor, invité à la Radio Suisse Romande dans des émissions qui concernent principalement la musique, a l’occasion d’évoquer longuement les expériences qui ont conduit à ces deux ouvrages. La chaîne culturelle Espace 2 étant avant tout dédiée à la musique, Butor est en quelque sorte l’écrivain idéal pour dépasser le livre et pour la rejoindre.

Dans ces émissions, Butor restitue tout d’abord les contextes dans lesquels ont pris place les collaborations autour des 33 variations et de Stravinsky au piano. Il explique quels sont les moments où il a considéré qu’il pouvait intervenir, quel a été son rapport à des partitions qu’il ne pouvait pas vraiment lire (n’étant ni suffisamment musicien ni musicologue), mais dont il essayait de tirer le meilleur parti en les regardant et en lisant les éléments de textes qu’elles contiennent. Butor évoque alors le processus de tâtonnement qui a entraîné des réalisations diverses, mobiles, dans lesquelles ses interventions n’étaient pas immuables.

Les différents épisodes de ces émissions sont ponctués par des pauses musicales qui permettent de présenter certaines des pièces dont parle Butor, et plusieurs de ces émissions se terminent par la diffusion de concerts-dialogues auxquels Butor a participé. Ainsi, le 1er mars 2007, les auditeurs ont pu entendre la première demi-heure du Dialogue avec 33 variations à la fin du quatrième volet des « Passages de Butor » [50] – ce « dialogue » étant décrit par le présentateur Jean-Luc Rieder comme représentant pour l’auditeur « une expérience plus qu’un concert ». De même, plusieurs des pièces de Stravinski qui faisaient partie des concerts réalisés avec les pianistes Jean-François Heisser et Georges Pludermacher sont diffusées dans la série Igor Stravinski au regard de Michel Butor en mars 1997 (le Concerto pour deux pianos, le Sacre du printemps dans sa version pour piano, et trois des Cinq pièces faciles pour piano[51]. Les émissions radiophoniques apportent ainsi ce qui manque aux livres publiés par Michel Butor : elles donnent à entendre les pièces musicales qui ne sont qu’évoquées dans les ouvrages publiés, et elles permettent de découvrir concrètement les collaborations en en diffusant de larges extraits où le dialogue entre les pianistes et Butor apparaît clairement. De plus, elles révèlent la place qu’occupe Butor dans ces collaborations, qui n’est pas la première, mais la seconde – Butor s’insérant à des endroits rendus possibles par la musique, en jouant simplement le rôle de récitant, sans vouloir rivaliser avec les pièces avec lesquelles il dialogue, et sans prétention non plus à les maîtriser.

Sans doute est-ce un entretien mené par le présentateur Philippe Zibung qui permet au mieux de cerner le type d’expérimentation auquel se livre Michel Butor avec la musique lors de ces concerts en dialogue. Butor est alors le quatrième invité d’une série de cinq émissions intitulées « Le Sonore et l’humain : Musique et rêve » (du 24 au 28 août 1998) – à laquelle ont participé les jours précédents le professeur de psychologie Daniel Stern ou la philosophe Jeanne Hersch [52]. Dans cette série d’émissions, explique Philippe Zibung, il s’agit d’examiner avec les différents invités l’hypothèse selon laquelle le rapport à la musique serait semblable à celle du sommeil paradoxal. À l’époque où est enregistrée cette émission, il faut préciser que Michel Butor a publié depuis longtemps déjà les cinq volumes de Matière de rêve (dont il avait évoqué le quatrième au micro de Jacques Bofford 17 ans auparavant [53]), et qu’il avait participé à une émission télévisuelle intitulée « La Part du rêve » (8 février 1978) [54], qui rendait compte des recherches les plus récentes sur l’activité onirique, et où il intervenait en évoquant les tableaux vus dans les rêves.

En 1998, Butor était donc particulièrement bien outillé pour réfléchir à la relation de la musique et du sommeil paradoxal – dont on sait qu’elle correspond à une phase de sommeil propice à la production onirique, et qu’elle ne peut être atteinte que si le dormeur se sent en sécurité. Aussi Butor peut-il considérer d’emblée et sans hésitation que la musique classique est effectivement particulièrement propice à développer une attitude proche du sommeil paradoxal. La salle de concert apparaît comme une sorte de coquille où nous sommes protégés des bruits de la rue par des portes capitonnées, et où nous pouvons développer toutes sortes de rêveries.

Un peu plus tard, cette émission propose de faire entendre un concert-dialogue organisé à la Cité bleue à Genève, dans lequel Butor se lance dans des rêveries déconcertantes. En effet, si elles partent d’une réflexion sur le rapport entre la composition musicale et les nombres, elles digressent peu à peu sans retenue – jusqu’à évoquer l’importance des chiffres chez Rabelais (dans l’abbaye de Thélème, où tout va par six, et dans le Temple souterrain de la Dive Bouteille, où tout va par 7) – Butor passant ensuite à la numérologie des Indiens Zuni [55].

Il se trouve qu’en novembre 1996, j’avais eu l’occasion d’assister à ce concert-dialogue, en compagnie d’un public connaisseur tant sur le plan musical que sur le plan littéraire ; et je me souviens fort bien que nous avions été très sceptiques devant ces rapports apparemment très lointains entre la musique de Beethoven et le commentaire prononcé de façon excessivement sérieuse par Butor.

En réécoutant cette performance dans le cadre de cette émission sur Musique et rêve, en revanche, j’ai goûté la superbe ironie de Butor, qui dialogue avec la musique en développant sa propre rêverie, laquelle vient de ce fait parasiter les bagatelles de Beethoven – qui apparaissent précisément comme des « bagatelles » auxquelles il est possible d’imposer le silence.

Or seul le commentaire à la radio permet de parfaire ce que la performance ne laissait pas découvrir – dans la nuit d’un rêve impénétrable. La radio apparaît ainsi comme un média qui, tout en ménageant l’accès à des expériences souvent difficiles à suivre en dehors de leur contexte (et dont les livres imprimés ne sauraient pleinement donner une idée), vient également compléter certains pans de la création butorienne – et ainsi lui donner sens et la parachever.

*

Tout, dans le parcours de Michel Butor, indique que, pour lui, le monde ne pouvait se contenter d’être « tel quel », et qu’il lui fallait le transformer en un « beau livre » –  qui est le supplément d’esprit et de beauté que les humains peuvent lui conférer [56]. Si Butor a été maintes fois interrogé à la radio en répondant à de simples invitations, il est parvenu, dans de nombreuses occasions, à dépasser le cadre strict de la radio pour le transformer en lieu d’invention et d’expérimentation artistique.

Pour ce faire, il a procédé comme lors de ses innombrables collaborations avec des artistes plasticiens, en multipliant les interventions différentes, non plus sur des œuvres plastiques, mais sur – et dans – les médias radiophoniques – pour en explorer les diverses virtualités, et pour les amener très au-delà de ce que l’empire médiatique réalise d’ordinaire.

Et si certaines des réalisations les plus expérimentales et les plus osées ont été effectuées sur d’autres canaux que ceux de la RTS et de la RSR, il n’en reste pas moins que les archives de ces chaînes publiques permettent de retracer un parcours particulièrement divers et complet – en étant attentifs à des éléments sans doute moins spectaculaires que Réseau aérien et 6 810 000 litres d’eau par seconde, mais qui rendent compte de la très vaste palette qu’a su explorer Michel Butor dans le monde de la radio.

Notes

[1] Charles Méla en dialogue avec Michel Butor, « Exposition “Le lecteur à l’œuvre” à la fondation Bodmer », Entre les lignes, Radio Suisse Romande (ci-après « RSR »), Espace 2, 26.05.2013 (première diffusion : 20. 05. 2013). Participants : David Collin (intervieweur), Charles Méla, Michel Butor et Michel Jeanneret (interviewés).

[2] « Interview de Michel Butor, prix Renaudot, et de Roger Vaillant, prix Goncourt », Paris vous parle, RSR, sauvegarde d’archives, 02. 12. 1957, 3 min 20 sec. Participant : Michel Butor (interviewé).

[3] « Interview de Michel Butor, écrivain, à propos de son ouvrage Hugo (Éd. Buchet-Chastel, 2016) », Entre les lignes, RSR, Espace 2, 04. 04. 2016, 55 min 39 sec. Participants : Michel Butor (interviewé), David Collin (intervieweur), Jean-Marie Félix (présentateur).

[4] « Blaise Cendrars : La fureur d’écrire », Livre à vous, Télévision Suisse Romande (ci-après TSR), 27. 09. 1987, 29 min 32 sec.

[5] « Le livre électronique fait son apparition en Suisse romande. Réactions dans le milieu de l’édition, du livre », Mise au point, TSR, 03. 10. 1999.

[6] « Noir sur blanc, émission littéraire animée par Jacques Bofford, avec une discussion autour d’une table avec les auteurs invités avec Michel Butor, Gabrielle Nanchen, Édouard Glissant, Jean-Pierre Moulin et Eugène Ionesco, TSR, 01. 06.1981, 1 h 2 min 6 sec.

[7] « Dialogue Édouard Glissant / Michel Butor », Université de Genève, Mercredi 18 mars 2009. V. https://www.youtube.com/watch?v=HIZWFSvfLkY [consulté le 12 octobre 2021].

[8] « Interview de Michel Butor, prix Renaudot, et de Roger Vaillant, prix Goncourt », émission citée.

[9] « Exposition “Le lecteur à l’œuvre” à la fondation Bodmer », émission citée.

[10] « Passages de Butor », épisode 3 sur 5, Musique en mémoire, RSR, Espace 2, entretien de Jean-Luc Rieder avec Michel Butor, 28. 02. 2007, 28 min 15 sec. Participants : Jean-Luc Rieder (intervieweur), Michel Butor (interviewé).

[11] « Michel Butor par Michel Butor », Carré d’arts, RSR, Espace 2, 30. 11. 93, 30 min 3 sec. Participant·e·s : Isabelle Rüf (intervieweuse), Madeleine Santschi, Michel Butor (interviewé·e·s), Nicolas Rinuy (récitant).

[12] « Michel Butor : en public au Collège Saint-Michel de Fribourg », Plume en liberté, RSR, Espace 2, 11. 02. 1994, 1 h 49 sec. Interview de Michel Butor par Isabelle Rüf. Participants : Isabelle Rüf (intervieweuse), Michel Butor (interviewé).

[13] « Petite histoire de la littérature française », À tous les temps, 10 épisodes, RSR, Espace 2, 30. 07. 2001-10. 07. 2001. Participants: Lucien Giraudo (intervieweur) et Michel Butor (interviewé). Voir aussi Michel Butor, Petite histoire de la littérature française, entretiens avec Lucien Giraudo, Vernier-Genève, Mediateria, 2000.

[14] « Soirée consacrée à Samuel Beckett », RSR, 13. 04. 1976, 1 h 36 min 8 sec. Participants : Gérard Carrat (récitant), Arié Dzierlatka, Jacques Doucet, François Germont, Michel Butor, Jean Starobinski (interviewés), Bernard Falciola (intervieweur). Cette émission a été rediffusée en deux épisodes le 4 février 1978 sous le titre « Samuel Beckett et Robert Pinget), Théâtre pour un transistor, RSR.

[15] « Hommage à Henri Michaux, qui fête ses 85 ans. Avec Jean Starobinski, Michel Butor, Jean-Charles Gateau, Vahé Godel et André Meury », Dimanche littéraire, RSR, 03. 06. 1984, 1h 28 min 38 sec.

[16] « Entretien avec Michel Butor : à propos d’Arthur Rimbaud et de Claude Lorrain », Dossier : littérature, RSR, Espace 2, 09. 11. 1989, 36 min 4 sec. Participants : Michel Butor (interviewé), Thierry Fischer (présentateur), Isabelle Rüf (intervieweuse).

[17] « Rimbaud, poète permanent : Interview de Michel Butor, écrivain, auteur de Improvisations sur Rimbaud (Éd. La Différence, 1992) », Entre les lignes, RSR, Espace 2, 20. 10. 2004, 29 min 30 sec. Participants : Louis-Philippe Ruffy (intervieweur), Michel Butor (interviewé).

[18] « Bicentenaire de la naissance d’Honoré de Balzac », Soirée thématique, RSR, Espace 2, 23. 05. 1999, 2h 27 min 23 sec. Participant·e·s : Roger Pierrot, Jean-Marie Bernicat (interviewés), André Neury (récitant), Marion Urbain, Isabelle Rüf (intervieweuses).

[19] « Voyages de Jules Verne », Sonar, RSR, Espace 2, 05. 10. 2008, 1h 57 min 42 sec. Participants : Philippe Curval, Pierre Lagrande, Jacques Baudou, Jean-Yves Tadié, Jean Demerliac, Michel Butor (interviewés), David Collin (intervieweur), Jacques Roman (récitant).

[20] « Interview de Michel Butor, écrivain, à propos de son ouvrage Hugo (Ed, Buchet-Chastel, 2016) », émission citée.

[21] « Interview de Michel Butor, écrivain et critique littéraire : à propos de la critique littéraire », RSR, Premier programme, 21. 02. 1964, 11 min 42 sec. Participants : François-Achille Roch (intervieweur), Michel Butor (interviewé).

[22] « Regards croisés : Muriel Olesen et Gérald Minkoff, photographes », Dossiers d’Espace 2, RSR, Espace 2, 12. 11. 1991, 1h 21 min 18 sec. Participant·e·s : Jean Perret (intervieweur), Gérald Minkoff, Michel Butor, Charles-Henri Favrod, Muriel Olesen (interviewé·e·s).

[23] « La photographie, quel moyen d’expression ? Interview de Michel Butor, écrivain, de Simone Oppliger, photographe de presse et de Claude Chuard, critique littéraire », Empreintes, RSR, Deuxième programme, 01. 10. 1982, 54 min 41 sec. Participant·e·s : Claude Chuard, Michel Butor, Simone Oppliger (interviewé·e·s), Alphonse Layaz (intervieweur), Jean-Pierre Vorlet (commentateur).

[24] Henri Pousseur et Michel Butor, Paysages planétaires, Alga Marghen (coffret comprenant 3 CD et un livret avec le texte de Butor et une présentation par Henri Pousseur). Le texte de Paysages planétaires a été repris dans Seize lustres (in Michel Butor, Œuvres complètes, sous la dir. de Mireille Calle Gruber, t. XII, p. 703-863, p. 737-762).

[25] « Entretien avec Henri Pousseur, compositeur », RSR, Deuxième programme, 23. 11. 1965, 13 min 9 sec, sauvegarde d’archives. Participants : Henri Pousseur (interviewé), Henri Jaton (intervieweur).

[26] « Interview de Henri Pousseur par Célestin Deliège : à propos de Votre Faust d’Henri Pousseur et Michel Butor », Sur les marches du théâtre, RSR, 23. 01. 1969, 12 min 43 sec, sauvegarde d’archives. Participants : Célestin Deliège (intervieweur), Henri Pousseur (interviewé).

[27] « Entretien avec René Koering, compositeur », RSR, mars 1975, 16 min 41 sec, sauvegarde d’archives. Participants : Henri Jaton (intervieweur), René Koering (interviewé).

[28] « Témoin », Journal romand, TSR, 11. 06. 1986, 14 min 48 sec.

[29] « Les mythologies du dimanche ou l’aventure du livre marginal », Clés du regard, TSR, 04. 06. 1978, 55 min 45 sec.

[30] « Trans-Imaginaire-Express », Viva, RTS, 08. 11. 1988, 46 min 44 sec.

[31] « Igor Stravinski au regard de Michel Butor. Un compositeur vu par un écrivain », Mémoires de la musique, RSR, Espace 2, série de cinq émissions diffusées du 24 au 28 mars 1997, durée totale : 292 min 36 sec. Participants·e·s : Elisabeth Pistorio (intervieweuse), Michel Butor (interviewé).

[32] « Passages de Butor », Musique en mémoire, RSR, Espace 2, série de cinq émissions diffusées du 26. 02. 2007 au 02.03. 2007, durée totale : 311 min 6 sec. Participants : Jean-Luc Rieder (intervieweur), Michel Butor (interviewé).

[33] « La part du rêve », Dimensions, TSR, 08. 02. 1978, 55 min 23 sec.

[34] « Rencontres internationales de Genève : Entretien avec Michel Butor, poète, romancier et essayiste français », Vie qui va, RSR, Deuxième programme, 23. 09. 1983, 19 min 53 sec. Participants : Michel Butor (interviewé), Francis Magnenat (intervieweur).

[35] « Interview de Michel Butor, écrivain et professeur à l’Université de Genève », RSR, La Première, 12. 02. 1987, 24 min 57 sec. Participants : Michel Butor (interviewé), Jacques Bofford (intervieweur).

[36] « Ésotérisme et littérature. Avec Jean Roudaut, professeur à l’Université de Fribourg, Antoine Faivre, historien de l’ésotérisme, et Michel Butor, écrivain », RSR, Deuxième programme, 19. 04. 1987, 51 min 5 sec. Participant·e·s : Jean Roudaut, Michel Butor, Antoine Faivre (interviewés), Inconnue (récitante), Inconnu (intervieweur).

[37] « L’arc lémanique : Table ronde avec Michel Butor, Jean-Marc Lovay, Beppe Sebaste (écrivains), Nicolas Bouvier (écrivain voyageur et grand photographe), Anne-Marie Grobet, Nicolas Faure, Luc Chessex, Olivier Richon, Jacques Berthet (photographes) », Entrée public, RSR, La Première, 09. 03. 1988, 41 min 20 sec. Participant·e·s : Nicolas Faure, Nicolas Bouvier, Michel Butor, Olivier Richon, Anne-Marie Grobet, Luc Chessex, Jacques Berthet, Beppe Sebaste, Jean-Marc Lovay (participant·e·s au débat), Daniel Jeannet (animateur).

[38] « 1. Entretien avec Michel Butor, écrivain : à propos d’un symposium à Paris sur l’identité européenne. – 2. Entretien avec Edmonde Charles-Roux, écrivain : à propos de la mode, des artistes et de la figure de Coco Chanel », Entrée public, RSR, Espace 2, 12. 01. 1988, 56 min 54 sec. Participant·e·s : Daniel Jeannet (intervieweur), Edmonde Charles-Roux, Michel Butor (interviewé·e·s).

[39] « Canal Europe (23/50). Les défis culturels du marché unique de 1993 », Canal Europe, RSR, La Première, 19. 12. 1988. Participants : François Bondy (interviewé), Eduardo Lourenço (interviewé), Michel Butor, Carlo Jagmetti, Jacques Freymond, Jurg Altwegg, Frédéric Dubois (interviewés).

[40] « Le livre électronique fait son apparition en Suisse romande », émission citée.

[41] Michel Butor, Réseau aérien. Texte radiophonique, Paris, Gallimard, 1962. 6 810 000 litres d’eau par seconde. Étude stéréophonique, Paris, Gallimard, 1965.

[42] « Interview de Michel Butor, écrivain, à propos de son ouvrage Hugo (Ed, Buchet-Chastel, 2016) », émission citée.

[43] « Temps artistiques : Le temps, matière et inspiration de l’artiste », Soirée thématique, RSR, Espace 2, 09. 05. 1999, 2h 28 min 15 sec. Participant·e·s : Nicolas Rossier (récitant), David Collin, Martine Béguin (intervieweur/euse), Michel Butor, Victor Stoïchita, Etienne Krähenbühl, Rolf Gotthardt, Étienne Darbellay, Muma (interviewés),Yves Arnold, Louis Aragon (commentateurs).

[44] Ibid.

[45] « Passages de Butor 2/5 », Musique en mémoire, émission citée.

[46] « L’arc lémanique : Table ronde avec Michel Butor… », émission citée.

[47] « Carrefour Michel Butor », L’Horloge de sable, RSR, Espace 2, 11. 03. 2006, 1h 59 min 3 sec. Participant·e·s : Christian Ciocca (présentateur), Jacques Bofford, Alphonse Layaz, François-Achille Roch, Michel de Saint-Pierre, Isabelle Rüf (intervieweurs·euses), Madeleine Santschi, Michel Butor (interviewé·e·s), Nicolas Rinuy (récitant).

[48] « Passages de Butor, 3/5 », émission citée.

[49] « Mobile de Michel Butor », Espaces imaginaires, RSR, Espace 2, 21. 11. 1989, 1h 55 min 47 sec. Participant·e·s : Jean Turlier, Rachel Cathoud, Harriett Kraatz, Rita Gay, Nicola Rinuy, Pierre Arbel, Jacques Michel, Suzy Rambaud, Edmond Vullioud, Paul Roland, Claudine Berthet, Jean Bruno, Michel Butor, Sophie Gardaz, Monique Mani, Gilles Laubert, Yves Jenny, Jean Natto, Emmanuel Pierson, Rodolphe Ittig (actrices et acteurs).

[50] « Passages de Butor », émission citée.

[51] Igor Stravinski au regard de Michel Butor. Un compositeur vu par un écrivain », émission citée.

[52] « Le sonore et l’humain (4/5) : Musique et rêve », Mémoires de la musique, RSR, Espace 2, 27. 08. 1998, 58 min 48 sec. Participants : Philippe Zibung (intervieweur), Michel Butor (interviewé).

[53] « 1. Interview de Michel Butor, professeur, écrivain : à propos de son livre Quadruple fond. – 2. Interview d’Anne Roulet, professeur, poète : à propos de son recueil de poèmes Deux mains dans une poche. – 3. Interview d’Olivier Poivre d’Arvor, écrivain : à propos de son premier livre Apologie du mariage », Invités de Jacques Bofford, RSR, Premier programme, 15. 05. 1981, 54 min 40 sec. Participant·e·s : Michel Butor, Olivier Poivre d’Arvor, Anne Roulet (interviewé·e·s), Jacques Boffort (intervieweur).

[54] « La part du rêve », émission citée.

[55] Le texte est repris dans « Le château du sourd », livret qui accompagne les Sonates op. 109.110.111, les Bagatelles op. 119.126 et les Variations Diabelli op. 120 de Beethoven jouées par Jean-François Heisser, Auvidis/Naïve, 1999.

[56] Voir Stéphane Mallarmé, « Le Livre, instrument spirituel », Divagations, dans Œuvres complètes, éd. de Bertrand Marchal, t. II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2003, p. 224.

Auteur

Patrick Suter est professeur de littératures de langue française contemporaines à l’Université de Berne et écrivain. Il a interrogé les relations entre presse et littérature de Mallarmé à Rolin (en passant par Butor) : Le journal et les Lettres, MētisPresses, 2 vol. Il a codirigé des ouvrages collectifs sur Robert Pinget, sur Georges-Arthur Goldschmidt, sur l’interculturalité et sur la poétique des frontières (Poétique des frontières. Une approche transversale des littératures de langue française, MētisPresses, 2021). Ses publications sur Butor tournent principalement autour de la frontière et des formes du livre, avec notamment : « Butor et le livre-installation » (2013) et « Par-delà les frontières du codex » (2017). Avec Mireille Calle-Gruber, il codirige le deuxième volume des Cahiers Michel Butor: Michel Butor et les peintres, dans lequel il coordonne le dossier « Lire les livres d’artistes » (parution au printemps 2022).

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L’adresse de Michel Butor. Entretiens et enjeux radiophoniques d’un écrivain


Michel Butor a fait de l’entretien radiophonique un exercice de style à part entière : où il est moins question de parole que d’écriture. L’écrivain sur les ondes ne renonce pas à la phrase littéraire, il parle comme il écrit. Dès lors, être « Butor » à la radio devient un défi. Ce défi est relevé par le jeu subtil de l’adresse, ici analysé à la faveur de deux séquences : un entretien sur France Culture, un entretien sur Radio Aligre. En fait, c’est aux allers et retours entre texte et radiophonie que travaille Michel Butor en élaborant une forme d’écriture littéraire performative. Ce que montre l’orchestration des voix d’emprunt dans Les Révolutions des calendriers  (texte pour France Musique).

Michel Butor has turned the radio interview into an exercise in style in its own right, where it is less a question of speaking than of writing. The writer on the air does not renounce the literary sentence, he speaks as he writes. From then on, being “Butor” on the radio becomes a challenge. This challenge is taken up by the subtle game of address, analysed here through two sequences : an interview on France Culture, an interview on Radio Aligre. In fact, Michel Butor is working on the back and forth between text and radio by developing a form of performative literary writing. This is shown by the orchestration of borrowed voices in Les Révolutions des calendriers (text for France Musique).


Texte intégral

En ce qui concerne la radio, la télévision et l’émission en direct, il y a effectivement le problème du minutage. Cela peut troubler évidemment. D’autant que, disons-le, je suis bavard. Lorsque je commence à parler, ça peut durer. Une phrase peut s’épanouir en circonvolutions, lesquelles peuvent durer jusqu’à un quart d’heure. Alors, je suis perturbé lorsqu’au bout de trois minutes il faut que le point arrive. Je pense que je maîtrise mieux l’exercice qu’avant, à présent je sais mieux faire des réponses courtes, auparavant j’avais un peu de mal [1].

Ces paroles sont de Michel Butor, écrivain qui a accordé comme peu un nombre incalculable d’entretiens radiophoniques, qui a écrit des dialogues, fait lui aussi des entretiens, interrogeant à son tour des artistes et des écrivains, qui a donc pratiqué la double face de la question et toutes les facettes de l’interlocution.

Qui a fait de l’entretien un exercice de style à part entière.

Ces paroles que je viens de citer, c’est à moi que Michel Butor les adresse, alors que je fais avec lui un « entretien sur les entretiens », ceci à la demande de David Martens et Christophe Meurée qui conduisaient, en 2014, une enquête sur les entretiens littéraires.

Or, que dit Butor ? Ou plutôt : comment dit-il ? Il n’est pas « bavard », bien sûr. Il ne bavarde pas : il parle en écrivain. À la radio, Michel Butor parle comme il écrit. Il fait des phrases qui suivent leur cours et leur loi propres : leur durée, leur dessein. Il ne dit pas qu’il est perturbé parce qu’il n’a pas pu aller au bout de ses idées ; non, il est perturbé parce qu’il faut « que le point arrive » ; il faut mettre un point de façon intempestive. Ce n’est pas question de parole mais question d’écriture.

En fait, ce problème de longueur de phrase s’est posé très tôt au jeune écrivain Butor. L’Emploi du temps rate le Goncourt pour cette raison. Il rappelle les mots d’un juré de l’Académie Goncourt qui lui reproche d’avoir oublié « qu’en français on ne peut pas – on ne doit pas – écrire des phrases trop longues [2] ». Et lorsque Butor se réclame des phrases de Proust ou de Saint-Simon, et que le juré répond « Ah ! mais c’était Proust ! mais c’était Saint-Simon ! », le jeune écrivain a le toupet de rétorquer : « Eh bien, peut-être qu’un jour on dira que c’était Butor ! »

La gageure, donc : être Butor à la radio, c’est-à-dire ne pas renoncer à l’écriture littéraire. Car pour Butor, les entretiens quels qu’ils soient font partie de l’œuvre, c’est « la couronne des œuvres publiées » : il les a appelés, ainsi que la correspondance, la « littérature dormante ». C’est la nappe phréatique de l’écriture des opus publiés.

Il faudra donc, connaissant les contraintes radiophoniques, imposer un ton et un temps – un tempo –, afin qu’on n’ait le sentiment ni de parler trop ni de parler trop peu.

*

Butor insiste sur les distinctions à faire entre d’un côté l’interview, « l’entrevue » – l’appellation souligne la presse exigeant brièveté et formules frappées –, et de l’autre côté l’entretien, « conversation », qui prend le temps. Le temps d’explorer les questions annexes et les recoins de la question. Sans oublier une troisième forme, antique, le dialogue, sur le mode socratique. Où le personnage central est celui qui pose les questions et qui « accouche » ses interlocuteurs-auditeurs. Maïeutique qu’on retrouve chez Lucien avec les Dialogues des Morts, et chez Diderot avec, notamment, Le Neveu de Rameau, qui sont autant de modèles déclarés pour Michel Butor.

Or, le dénominateur commun de l’écriture et de la radiophonie, c’est l’adresse : adresse que Michel Butor pratique abondamment et sous diverses formes dans ses textes littéraires du fait d’une mise en scène de la performativité – improvisations, matière de rêves, exprès, essais, envois. Je reviendrai à cet égard sur un texte exemplaire des Répertoire.

L’adresse est le point d’application du rapport de forces qui institue l’entretien radio, rapport de forces auquel Butor est particulièrement sensible.

J’ai participé à ses côtés à quelques entretiens ; j’ai retenu un échantillon de deux styles différents. D’une part, l’entretien sur France Culture où nous sommes interrogés par Raphaël Enthoven, le 30 novembre 2009, sur « Le détail » dans l’émission « Les nouveaux chemins de la connaissance », émission dont le format consacre une semaine (50 mn par jour) au sujet choisi. D’autre part, « Les entretiens de La Différence » sur Radio Aligre, le 3 juin 2012, où Philippe Vannini nous a reçus au moment de la publication achevée des Œuvres Complètes de Michel Butor aux éditions de La Différence, puis le 2 décembre 2012 lors de la publication d’un ouvrage de Butor avec Miguel Barceló, Une nuit sur le Mont Chauve. Ces entretiens ont un tout autre format : ils sont d’une durée de 2 heures environ.

Ce qu’il s’agit de faire entendre d’abord, c’est la façon dont Butor fonctionne lors d’un entretien radiophonique dans lequel domine une verticalité du rapport de forces : il ne répond pas : il adresse et il s’adresse. Il ne répond pas : il en répond.

Il adresse : qu’est-ce à dire ? Il adresse absolument.

Il contre-vient par une tonalité narrative inattendue dans ce genre d’exercice de la parole. Il contrevient, certes, par l’énoncé mais aussi par une manière oblique : en somme, à la fois par logos et loxos.

En outre, il ne s’adresse pas seulement au journaliste en face de lui mais, par-dessus le journaliste et la situation ici-maintenant, à tous les auditeurs potentiels, ailleurs-toujours. Michel Butor s’adresse à la planète entière.

C’est la vision extensive à l’infini, généreuse et embrassante, de Butor : il spécule autant qu’il pense ; « spéculer » c’est scruter au loin les astres inconnus. C’est aussi, comme le rappelle Pascal Quignard, « être à l’affût de ce qui surgit », celui qui est à l’affût « ne sait pas ce qui va surgir [3] ». Butor est un écrivain curieux, il aime être surpris. Cela lui donne l’occasion de mobiliser toutes ses ressources.

Il en répond : c’est dire qu’il prend ses responsabilités, prend la main, se porte garant, fait autorité. Il s’agit donc pour Michel Butor qui connaît les codes et sait en jouer, de tenir ensemble toutes les fonctions langagières : tenir le lien (fonction phatique), la narration et le récit (fonction poétique et référentielle), la charge émotionnelle (fonction expressive), l’instruction de l’auditeur (fonction conative). Autrement dit, pour Michel Butor, l’entretien radiophonique est affaire de séduction et d’instruction, et pour ce faire, il mobilise l’art de conter. Il se fait conteur et quelque peu acteur.

J’en veux pour exemple son rire lors d’une escarmouche avec Raphaël Enthoven. On entend ce qui est ici une figure de rhétorique à plusieurs tranchants : le rire appuyé, surjoué, de Butor. La situation radiophonique est dans ce cas hiérarchisée, et Enthoven en est le meneur de jeu, jusqu’à cet instant où s’amorce un déplacement des rôles. Reprenons les étapes de la séquence.

D’abord, c’est l’intonation de Butor qui change : plus narratif et plus pédagogique, il fait la leçon sur la question des sciences et de la littérature.

Enthoven embraye alors, de façon inattendue, sur la question de l’adresse dans La Modification, la fameuse deuxième personne du pluriel, « vous », qui apostrophe le lecteur du roman. Ainsi, tout en parlant littérature, nous voici aussi au plan méta-linguistique : dans une situation de méta-adresse où il s’agit dans le même temps des enjeux du roman et de ce qui se joue dans la relation entre l’écrivain et son interlocuteur.

Butor ironise aussitôt quant à la question posée : « on me l’a posée des centaines de fois » ; à quoi Enthoven réplique : « ah ! Je pensais des milliers ! » C’est alors que Butor part d’un éclat de rire dont il exagère l’expressivité. Ce n’est plus l’expression spontanée et bienséante d’une conversation mais une figure de style, l’attitude caractérisée d’une pause et d’une pose. Ce rire ponctue, modifie le tempo question-réponse en établissant une distance un brin moqueuse. Redoutable d’ambiguïté, il a bien des couleurs : rire de bonhommie ? rire de coquetterie ? une moquerie ? une irrévérence ? une manifestation de condescendance ? de tolérance vis-à-vis d’une bêtise ? une relation de maître à élève ?

A partir de cette théâtralisation de la scène radiophonique affichant qu’il y a du jeu, s’opère le renversement du rapport de forces. Plus exactement : force revient à la narration de l’écrivain. Après qu’il a, de biais, dans une incise, corrigé la faute – pas 1956 mais 1957 la date de parution de La Modification –, Butor se lance dans une leçon-maïeutique où Raphaël Enthoven a le rôle de l’apprenti :

Butor : « Le récit à la 2ème personne, ça existe déjà ailleurs qu’en littérature ; par exemple les livres de cuisine »,

et Enthoven de montrer qu’il a compris : « Vous épluchez… vous émincez… »,

et Butor d’approuver ;

Butor : « Par exemple encore dans le domaine juridique, lorsque le procureur s’adresse à l’accusé, ou au témoin »,

et Enthoven de s’empresser d’exemplifier, et Butor d’applaudir son élève… ;

Butor poursuit la surenchère : « Ou comme dans le théâtre où le metteur en scène dit à son acteur : “Tu entres… tu regardes…tu te retournes”… » (on entend le second degré : le metteur en scène, c’est Butor, l’acteur Enthoven) ;

Vient enfin l’estocade, Butor tirant toute la leçon et la morale de sa démonstration :

« Le discours du metteur en scène s’efforce de transformer l’acteur en personnage, tout comme je m’efforce de transformer le lecteur en acteur, d’introduire en lui un élément de modification. Comme le livre de cuisine, je veux rendre le lecteur actif ; comme le procureur, je veux faire ressentir au lecteur une certaine culpabilité : comment faire pour changer les choses de notre monde qui ne va pas bien ? »

Michel Butor a ainsi démultiplié l’exercice, conjuguant interview, entretien et dialogue ; il a été toutes les personnes de la conjugaison, concentrant les pouvoirs du langage. Et la séquence, très animée, est radiophoniquement une réussite.

Reste que, tout à leur joute, les deux protagonistes se sont un peu éloignés du sujet. C’est à mon tour de reprendre sur le « vous » pluriel, singulier et collectif, qui est un « vous-nous » et, par le biais d’une référence à Montaigne pour qui « nous sommes tous de lopins », d’en revenir à l’humain, être voué aux fragments et aux détails.

On aura noté que cette séquence se termine sur une leçon de littérature qui n’est pas exempte d’une certaine gravité politique du propos : Michel Butor soulignant la puissance politique de l’écriture capable de changer les mentalités, pointe aussi la culpabilité de ne rien faire face à « notre monde qui ne va pas ».

*

Pour autant, dans les entretiens sur Radio Aligre du 3 juin 2012, où il y a beaucoup plus de temps de discussion et où les questions sont plus politiques, Michel Butor n’aime pas davantage être mis au pied du mur, ni en demeure de répondre aux injonctions de Claude Minneraud, alors directeur des éditions de La Différence, lequel presse l’écrivain de répondre de son « engagement », du « fil conducteur du politique dans son œuvre », et finit par l’apostropher : « Michel Butor, quand allez-vous descendre dans la rue ? »

Butor commence par mettre dix bonnes minutes « pour vous répondre » : pour dire qu’il s’est « toujours méfié de l’engagement » même si « dans tout » ce qu’il a « écrit il y a du politique » ; pour reparcourir ensuite sa biographie et nuancer « un côté politique profond » mais qui « n’est pas dans le même temps que celui des partis » ; avant de prendre à nouveau dix minutes pour affirmer que la politique est un genre littéraire dégradé (la fonction du « nègre » y est répandue), que le discours politique est d’une très mauvaise qualité textuelle et qu’il serait magnifique de le rénover, que les mots ne veulent plus rien dire du tout – ainsi « libéral » et « libéralisme », mots vides de sens : liberté de qui ? liberté de se libérer ? liberté d’opprimer ? – jusqu’à affirmer que tous ses livres ont une politique et qu’« ils font l’effort de mettre notre actualité dans une histoire ouverte, pour nos enfants et nos petits-enfants ».

Nul doute qu’en la matière le poète Butor est beaucoup plus percutant : qu’on lise Abcès, poème sur le terrorisme ; La dette, sur la crise ; tous les poèmes de sa dernière anthologie Par le temps qui court (La Différence, 2016) qui aborde les sujets les plus douloureux de nos sociétés. À la radio, la visée de l’écrivain est différente : par détours et digressions, il met la pensée à l’épreuve de la phrase et de la langue, ce qui est la façon la plus efficace de déconstruire le discours idéologique. À la radio, Butor ne fait pas passer un discours mais une manière, un art et une intelligence de communiquer.

*

Il y a davantage dans l’exercice radiophonique selon Butor, et je me dois de faire entendre, dans une autre séquence de Radio Aligre, comment l’adresse dont Butor fait jouer tous les rouages, s’inscrit dans sa recherche littéraire, et comment elle constitue elle-même une forme d’écriture littéraire performative, capable de passer la frontière aller-retour texte-radio-texte-radio.

Exemplaire est à cet égard Les Révolutions des calendriers, texte qui a été écrit pour une journée France Musique, comme une « conversation » (processus maïeutique) pour présenter les 32 sonates de Beethoven, tel un « post-scriptum au Dialogue avec 33 variations sur une valse de Diabelli [4] ».

Ce texte, qui présente 8 scansions, est réparti en 3 rôles différents porteurs de voix et ainsi dénommés : Scrutator – Investigator – Commentator. L’ordre de l’alternance est bientôt modifié ; surtout, les fonctions du « scrutateur » (au sens premier : « qui voit loin »), de l’« investigateur » (le chercheur qui regarde à la loupe) et du « commentateur » ne se distinguent bientôt guère et se brouillent. C’est le principe du mobile, de la révolution des éléments qui tournent et retournent. Tout se complique car les porteurs changent de voix, voire empruntent des voix ; ils ont des voix d’emprunt. Parmi les nombreuses fluctuations, je relève les didascalies suivantes, ce qui permet d’indiquer la parabole que décrit le texte :

p. 664 – Investigator qui prend la voix que nous pouvons imaginer à Chateaubriand :

p. 665 – Investigator qui reprend sa voix :

p. 669 – Investigator qui prend la voix que nous pouvons imaginer à l’auteur anonyme des Mille et Une Nuits :

p. 670 – Commentator qui prend la voix que nous pouvons imaginer à Fabre d’Eglantine

p. 671 – Commentator qui reprend sa voix :

p. 671 – Investigator qui prend maintenant la voix que nous pouvons imaginer à        Bougainville :

p. 671 – Investigator qui reprend sa propre voix :

p. 673 – Investigator qui prend la voix de Michel Butor plus jeune :

p. 674 – Scrutator qui prend maintenant la voix que nous pouvons imaginer à Charles Baudelaire :

p. 674 – Scrutator qui reprend sa propre voix :

p. 675 – Investigator qui passe peu à peu de voix en voix :

p. 676 – Scrutator qui prend la voix que nous pouvons imaginer à Gérard de Nerval :

p. 676 – Investigator qui a repris sa voix :

p. 677 – Scrutator qui passe peu à peu de voix en voix :

p. 677– Investigator qui reprend une voix antérieure :

p. 678 – Investigator qui recommence à passer de voix en voix :

     Investigator qui a repris sa propre voix :

     Scrutator qui a repris sa propre voix :

Au final, c’est l’Investigator qui a le dernier mot : « Qui nous confie à Neptune, dieu des découvreurs. »

L’intelligence déploie ainsi tout son potentiel de réflexivité. L’analyse musicologique des sonates de Beethoven ne va pas sans le spectre des voix du texte de l’analyse de Butor. Autrement dit, pas d’analyse des formes sans les formes de l’analyse. Pas d’analyse des formes sans y mettre les formes.

Ce n’est pas autre chose qui advient dans la (mise en) forme radiophonique de la Conversation, lorsqu’il n’y a pas de rapports de forces et que le temps n’est pas minuté.

*

Écoutons, pour finir, Michel Butor pendant deux minutes de l’entretien du 2 décembre 2012 sur Radio Aligre, émission « Les Rendez-vous de la Différence ». Cette séquence arrive après 1 h 10 de dialogue. En voici la retranscription :

1:11:53 Michel Butor : Comme tout le monde le sait, je suis un incorrigible optimiste. Je suis pessimiste pour ce siècle, oui, je pense que nous allons passer des moments très difficiles, mais je suis fondamentalement optimiste.

Vous avez raison, l’humanité est en danger, je crois qu’elle a toujours été en danger, elle l’est encore, elle le sera encore, et nous avons donc des difficultés en perspective, c’est certain. Mais on finira par trouver des solutions comme on en a toujours trouvé.

Je voudrais revenir sur un point qui est très important pour moi, c’est la notion d’artisan. En effet, je trouve qu’on devrait, à la fin d’un très beau livre, mettre tous les collaborateurs, exactement comme au cinéma, à la fin d’un film, ou à la télévision à la fin d’une série, on met un générique de fin où il y a tous les collaborateurs mentionnés…

Philippe Vannini : …Ce qui devient illisible à cause de la vitesse à laquelle ils défilent !…

Michel Butor : Mais pas du tout, la question de la vitesse ne joue pas du tout ! Dans un livre c’est à plat, vous le faites défiler vous-même : il n’y a aucun problème à cet égard. C’est juste que nous sommes remplis de blocs de préjugés que nous héritons de nos parents, grands-parents, arrière-grands-parents…

Donc, vive les artisans ! Moi, je me considère comme un artisan ; je connais beaucoup d’artisans, j’admire énormément leur travail, leur inventivité, ce qu’ils réussissent à faire. J’aime beaucoup travailler avec eux.

1:14:12 Je suis un artisan du langage. J’ai un costume d’artisan : je suis habillé en salopette, ce qui veut dire que je suis un artisan comme un autre !

 

Nous entendons Michel Butor passer de voix en voix, de rôle en rôle :

Butor le Scrutateur tirer des plans sur la comète pour les prochaines décennies voire les siècles à venir : l’humanité est en danger, elle le sera encore, mais…

Butor le Commentateur, jeune-âgé, revenant sur la notion d’artisan : artisan du langage, il est sur scène, il montre son jeu, il montre qu’il joue le jeu de l’icône à la salopette ; sans oublier le clin d’œil en forme d’antiphrase et de provocation : « un artisan comme les autres » ;

Surtout, Butor l’Investigateur, l’expérimentateur, le découvreur perpétuel en costume d’ouvrier.

Michel Butor qui aime se tenir récitant au milieu de la musique, des artistes-interprètes, se tient en conversation radiophonique au milieu des voix qu’il appelle et qui le travaillent.

À l’évidence, il aime monter et descendre la gamme des tons et intonations : tour à tour prophète visionnaire, provocateur, bonhomme, moqueur, utopiste, jouant avec sérieux mais sans en avoir l’air de la scène qui lui est offerte, altruiste et effrontément personnel, compagnon tout singulier mais partageur, conscient de ce que l’on attend de lui et s’y prêtant tout en se dérobant.

Ce Butor métamorphique, c’est l’intelligence-même de la radiophonie, le seul exercice possible de lucidité et de vérité – une vérité de la situation –, ce qui permet de ne pas se laisser prendre au piège de la représentation ; ou plutôt du représentatif. Le piège du Butor statufié. Qui permet, aussi, de surjouer pour ne pas être limité à jouer le jeu.

Ce faisant, Butor est, radicalement, l’écrivain-interprète qui se met à l’essai : avec l’exigence d’une plasticité des formes ; qui se met à l’épreuve, se met en question. Il est à l’essai de soi, au sens où l’entend Montaigne : attitude et profondément philosophique et profondément libre, « à sauts et gambades » littéraires.

Ce qui me fait dire pour finir – et ce n’est pas une boutade – : Michel de Montaigne à la radio, ce serait Michel Butor.

Notes

[1] Mireille Calle-Gruber, « Halo d’échos. Entretien avec Michel Butor » in David Martens & Christophe Meurée (dir.), Secrets d’écrivains. Enquête sur les entretiens littéraires, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2014, p. 51-52.

[2] Les Métamorphoses-Butor, entretiens de Mireille Calle avec Michel Butor, Jean-François Lyotard, Béatrice Didier, Jean Starobinski, Françoise van Rossum-Guyon, Lucien Dällenbach, Henri Pousseur, Helmut Scheffel, Michel Sicard, Grenoble et Sainte-Foix Québec, Le Griffon d’argile et Presses Universitaires Grenoble,1991, p.47-48.

[3] Pascal Quignard, « Esse in speculis », in Pascal Quignard, l’écriture et sa spéculation, ouvrage coordonné par Franck Jedrzejewski, Florent Martinez, Nathalie Périn, Limoges, éditions Lambert-Lucas, 2020, p. 10, italiques dans le texte.

[4] Michel Butor, Les Révolutions des calendriers, Répertoire, V, Paris, Minuit, 1976. Repris dans Œuvres complètes de Michel Butor, III, Répertoire 2 (sous la direction de Mireille Calle-Gruber), Paris, La Différence, 2006, p. 660-678.

Auteur

Mireille Calle-Gruber est écrivain et Professeur des Universités en littérature française et esthétique à la Sorbonne Nouvelle où elle dirige le Centre de recherches en Études féminines et de genres / Littératures francophones (CREF&G/LF). Elle travaille à la croisée de la littérature, des arts et de la philosophie. À côté de publications nombreuses, seule ou en collaboration, sur Claude Simon (dernier titre en date : Claude Simon : être peintre, Hermann, 2021), Claude Ollier, Alain Robbe-Grillet, Nathalie Sarraute, Assia Djebar, Hélène Cixous, Nelly Kaplan, Marguerite Duras, Peter Handke, Pascal Quignard (Pascal Quignard ou les leçons de ténèbres de la littérature, Galilée, 2018 ; cahier L’Herne Quignard, 2021), elle s’est imposée comme une spécialiste incontestée de Michel Butor, dont elle a dirigé l’édition des Œuvres complètes en 12 volumes aux Éditions La Différence (2006-2010). Elle a écrit avec Butor un récit-scénario, Le Chevalier morose, édité par Johan Faerber chez Hermann en 2017, et, chez ce même éditeur, elle a créé la série des Cahiers Butor consacrés aux collaborations de l’écrivain avec les artistes.

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