Présentation

Avec l’essor d’internet dans les années 1990, la littérature numérique a connu un développement spectaculaire. Non seulement les auteurs de la littérature traditionnelle s’y intéressent et l’intègrent à leurs pratiques créatives (les textes peuvent être numérisés et publiés sur internet, certains écrivains développent un blog ou un site, à l’image de tierslivre.net de François Bon [1]), mais de nouvelles formes d’écriture émergent qui nourrissent une réflexion plus large sur l’avenir de la littérature. L’abondance des œuvres de littérature numérique est devenue telle que les répertoires mis en place pour recenser les créations ont dû se pencher sur des critères d’appréciation plus pertinents depuis les années 2000, comme par exemple ceux du « Répertoire des arts et littératures hypermédiatiques » développé par le Laboratoire de recherches sur les œuvres hypermédiatiques (nt2) et la Chaire de recherche du Canada sur les arts et les littératures numériques de l’Université du Québec à Montréal (UQAM) [2]. Alors que la littérature numérique se tient encore à la marge, notamment en France où elle n’est pas enseignée (elle est absente des programmes de l’Éducation nationale malgré des incitations via le portail éduscol [3] et des rencontres annuelles qui se penchent sur le sujet [4]) et reste peu médiatisée en dehors des événements créés par quelques festivals internationaux [5], elle fait aujourd’hui partie, dans le domaine de la recherche universitaire, de ces objets émergents relevant de la littérature « hors du livre » et auxquels certains centres consacrent des programmes stables [6]. Pourtant, si l’appropriation des nouvelles technologies par les artistes semble aller de soi, leur intégration à la littérature est plus problématique. Comme le rappelle Isabelle Krzywkowski dans l’introduction de son livre Machines à écrire, « les rapports de [la technologie] avec la littérature restent largement considérés comme conflictuels (les technologies tueraient le livre, et peut-être même la littérature) ou comme incompatibles (les technologies seraient du côté de l’information et de la communication, mais ne concerneraient pas la littérature)[7] ». Dès lors, l’expression « poésie numérique » est équivoque. Elle renvoie d’une part aux relations ambiguës que la littérature entretient avec la technologie, et engage, d’autre part, deux termes dont l’extension sémantique est particulièrement forte.

En effet, le constat d’une définition intenable de la poésie est un passage obligé des études sur le sujet. Après la crise du vers et les expérimentations poétiques des avant-gardes du début du XXe siècle, comment donner une définition unifiée de la poésie ? Michel Collot, dans l’introduction à l’anthologie de la poésie française du XXe siècle de la Pléiade, dresse le tableau suivant :

En l’absence de toute règle, la notion même de poésie, qui ne peut plus se définir par aucun critère formel, s’est étendue au point de se dissoudre. Elle recouvre désormais des langages si différents qu’à la limite chaque poète peut prétendre avoir sa conception et sa pratique propres de la poésie. On se trouve ainsi confronté à une collection de singularités, qu’on ne peut même plus subsumer sous des catégories communes ni organiser en tendances clairement identifiées [8].

Le terme « numérique » est également problématique. En effet, l’adjectif prend un sens technique ou culturel en fonction du protagoniste. Alors que Milad Doueihi, dans son essai Qu’est-ce que le numérique ? [9] balaie rapidement la conception technique du numérique en faveur d’une conception culturelle, Serge Bouchardon insiste sur la « réalité théorique et technique […] [du terme qui] renvoie au codage – binaire – permettant de rendre manipulable des contenus [10] ».

Face aux acceptions épineuses des termes « poésie » et « numérique », la définition de l’objet plonge donc dans une aporie difficile à surmonter. Ce numéro de Komodo 21 propose d’interroger les usages, formes et enjeux de ce qui est désigné comme « poésie numérique ».

Des démarches tangibles et unifiées, des formes artistiques ou littéraires apparaissent-elles ? Ou aborder la « poésie numérique » reviendrait-il à faire acte d’« ufologie littéraire [11] » ? Si l’expression d’Objets Verbaux Non Identifiés [12] est répandue pour désigner ces créations qui ne répondent plus à nos schèmes habituels de lecture et de classification, peut-on ranger la poésie numérique parmi ces objets et comment l’analyser ? Quelle est la place des artistes qui s’en réclament dans le champ littéraire contemporain ? Quel est l’impact des technologies numériques sur leur travail auctorial ? Et quels en sont les enjeux esthétiques ? Peut-on établir une frontière stricte entre les œuvres dites de poésie numérique et les œuvres d’arts numériques ? Les articles du dossier répondent à ces questions selon diverses modalités.

Sylviane Médard interroge, avec l’analyse de …and by islands I mean paragraphs de J. R. Carpenter, la pertinence de la classification générique pour une telle œuvre. En explorant le dispositif génératif rendu possible par le support numérique, l’auteur montre comment la création poétique ne réside plus tant dans la production auctoriale d’un texte que dans la réception qu’elle détermine. Dès lors, c’est la perception par le lecteur de la spatialité et de la temporalité de l’écriture qui constituerait son caractère poétique, l’inscrivant ainsi au rang des dispositifs poétiques contemporains mis en lumière par Christophe Hanna [13]. À travers Les Films du monde de Franck Smith, Rodolphe Olcèse se demande également comment le numérique modifie la poésie et notre rapport au genre. L’œuvre, si elle nous confronte aux flots d’images médiatiques charriées par les plateformes numériques, introduit cependant une « fêlure » dans cette matière visuelle : extraite de son contexte d’apparition initial, et couplée au langage, elle se charge d’une portée critique où la parole poétique reprend toute sa place. Réfléchissant aussi aux évolutions formelles, Gaëlle Debeaux fait l’hypothèse d’un processus de poétisation inhérent au dispositif numérique qui rendrait la frontière entre récit et poésie particulièrement ténue. Le fragment, le déplacement et « l’instabilisation » du récit, principes récurrents de l’écriture numérique, conduiraient à infléchir le narratif vers le poétique. Cette hypothèse est mise à l’épreuve de trois créations : 253 de Geoff Ryman, « À mains nues », section du blog Petite Racine de Cécile Portier, et Accident de personne de Guillaume Vissac, initialement publié sur Twitter en 2010. Joséphine Vodoz s’écarte de la problématique générique pour s’attacher à la poétique du support et examine les conditionnements imposés par le réseau social Instagram. Si un nombre substantiel de comptes d’écrivains francophones se rallie à la division des espaces visuels et linguistiques imposée par la plateforme, le cas d’@anthropie se singularise. Ses posts, révélant des rapports complexes entre le texte et l’image, témoignent des potentialités offertes par le réseau, tout à la fois objet de détournement et lieu d’harmonisation de pratiques issues d’autres supports médiatiques. Gaëlle Théval étudie également les rapports entre création et lieu de diffusion en contexte numérique, en s’appuyant plus spécifiquement sur le cas des vidéoperformances diffusées sur YouTube. Si les travaux de Charles Pennequin, Laura Vazquez et Pierre Guéry, entre autres, témoignent d’une connaissance fine de la plateforme en s’emparant et en détournant ses caractéristiques esthétiques et éditoriales, ils prolongent aussi les ambitions de la poésie en performance en remettant le poème en circulation dans la société, et en court-circuitant les réseaux éditoriaux traditionnels. Se penchant sur l’un des dispositifs sociotechniques les plus anciens et persistants d’Internet, Marie-Anaïs Guégan révèle le potentiel poétique du forum à travers l’exemple du compte collectif FINAMOR, mis en place depuis mars 2018 et implanté sur le forum d’écriture généraliste Jeunes Écrivains. Déplaçant l’analyse vers les discours auctoriaux, Gwendolyn Kergourlay s’intéresse aux manifestes rédigés par des auteurs qui revendiquent explicitement l’expression de « poésie numérique ». Si les textes mettent en avant des enjeux manifestaires et des modes de diffusion relativement classiques, ils soulignent cependant un mode de regroupement spécifique et des positionnements complémentaires des agents dans la lutte symbolique pour la reconnaissance du domaine. À partir de différents exemples d’œuvres narratives et poétiques, Serge Bouchardon propose une synthèse des enjeux de la littérature numérique aujourd’hui, qui permet d’appréhender les problématiques à la fois générique, poétique et sociologique abordées dans ce dossier.

Trois contributions décrivent des démarches artistiques personnelles, détaillant les différents éléments d’une œuvre qui aurait partie liée à la poésie numérique. Philippe Bootz, en déconstruisant joue de la musique pour mon poème, divulgue les éléments esthétiques de l’œuvre inaccessibles au public lors d’une exposition muséale, et milite pour un accès aux dimensions non perceptibles des créations numériques, trop souvent cantonnées à une réception écranique. Cécile Babiole et Anne Laforet exposent les présupposés de leur création En française dans la texte. Le principe selon lequel la langue française véhiculerait un sexisme historiquement construit et renforcé par les technologies numériques, est au cœur de leur projet. Afin de rendre tangible par contraste la prédominance du masculin dans la langue, les artistes traduisent au féminin, à l’aide d’un algorithme et de corrections manuelles, divers extraits de l’encyclopédie Wikipédia. Juliette Mézenc et Stéphane Gantelet reviennent sur le processus de création du Journal du brise-lames, retraçant l’évolution du projet jusqu’à sa forme actuelle, désignée comme un FPS [14] littéraire par les auteurs, c’est-à-dire une œuvre où « le lecteur évolue en caméra subjective dans un environnement virtuel où lire/voyager fait gagner des points de vie ».

Notes

[1] Voir « Tiers Livre dépouille & création », Pierre-Marie Héron et Florence Thérond (dir.), Komodo 21, 1, 2015.

[2] Voir les critères du « Répertoire des arts et littératures hypermédiatiques » développé par le Laboratoire de recherches sur les œuvres hypermédiatiques (nt2) de la Chaire de recherche du Canada sur les arts et les littératures numériques (ALN) de l’Université du Québec à Montréal (UQAM) à l’adresse suivante :
http://nt2.uqam.ca/fr/search/site/?f[0]=type%3Arepertoire&retain-filters=1

[3] Voir les pages consacrées à la création littéraire numérique sur SIENE (Service d’Information sur l’Édition Numérique Éducative) (ici).

[4] « Le rendez-vous des Lettres – Les métamorphoses du livre et de la lecture à l’heure du numérique » s’est tenu entre 2010 et 2016 (voir ici).

[5] Signalons en particulier le festival international de littérature numérique Chercher le texte qui s’est tenu à Paris en septembre 2013. Aux États-Unis, l’Electronic Literature Organization (ELO) a vu le jour en 1999. Le festival e-Poetry, créé en 2000, se déroule quant à lui tous les deux ans dans différentes métropoles mondiales.

[6] En particulier à l’Université Paris 8 où le laboratoire Paragraphe a monté des programmes animés par des universitaires qui sont passés parfois à la création : Philippe Bootz, Alexandra Saemmer, en collaboration avec Serge Bouchardon…

[7] Isabelle Krzywkowski, Machines à écrire. Littérature et technologies du XIXe au XXIe siècle, Grenoble, Ellug, 2010.

[8] Michel Collot, Anthologie de la poésie française, XVIIIe siècle, XIXe siècle, XXe siècle, Paris, Gallimard, 2000, p. 835.

[9] « Les dictionnaires restent un peu perplexes devant le numérique, et leurs définitions ne renvoient souvent qu’à l’aspect étymologique et technique – un secteur associé au calcul, au nombre – et surtout aux dispositifs opposés à l’analogique. Dans notre usage, le numérique nomme bien autre chose. […] Il va de soi que je n’ai pas l’intention de proposer une quelconque définition programmatique du numérique. Par contre, il me semble que la notion d’humanisme numérique, en partie à cause de sa fluidité et de son ancrage historique – son inscription dans la longue durée –, est capable de nous permettre de mieux appréhender la transformation culturelle induite par le numérique […] » (Milad Doueihi, Qu’est-ce que le numérique ?, Paris, Presses universitaires de France, 2013, p. 5-6).

[10] Serge Bouchardon, La valeur heuristique de la littérature numérique, Paris, Hermann, 2014, p. 9.

[11] Yves Citton, « Ufologies littéraires et ovnis politiques », Revue des livres, n° 6, juillet-août 2012, p. 50-59.

[12] Pierre Alféri & Olivier Cadiot, Revue de Littérature Générale, « La mécanique lyrique », n° 1, 1996, p. 5.

[13] Christophe Hanna, Nos dispositifs poétiques, Paris, éditions Questions théoriques, 2010.

[14] FPS est l’acronyme de First Person Shooter.

Auteurs

Claire Chatelet est Maître de conférences en audiovisuel et nouveaux médias depuis 2010. Auparavant, elle a enseigné les techniques de montage et de post-production à l’ENSAV (École Nationale Supérieure d’Audiovisuel de Toulouse). Sa thèse, soutenue en 2004 à l’Université Jean-Jaurès (Toulouse), était consacrée à l’étude du mouvement cinématographique danois Dogme 95, dans son rapport aux différentes avant-gardes artistiques (notamment les avant-gardes des années 1920 et des années 1960). Sa recherche actuelle porte sur les enjeux esthétiques, esthésiques et poïétiques des nouveaux écrans (tablette, smartphone, casque de réalité virtuelle) et les nouvelles formes audiovisuelles qu’ils ont fait émerger : webdocumentaires, fictions interactives, newsgames, dispositifs de réalité augmentée et de réalité virtuelle. Elle a notamment dirigé un numéro de la revue Entrelacs consacré aux « enjeux des nouvelles formes documentaires », co-dirigé un numéro d’Interfaces numériques sur « l’audiovisuel interactif » et récemment publié aux Presses universitaires de Provence un ouvrage collectif intitulé Formes audiovisuelles connectées : pratique de création et expériences spectatorielles. Claire Chatelet est par ailleurs auteure et conceptrice de projets interactifs.

Professeure agrégée de Lettres Modernes, Gwendolyn Kergourlay a bénéficié d’un contrat doctoral à l’Université Paul-Valéry Montpellier 3 pour réaliser une thèse (en cours) dont le titre est « Autorité et auctorialité de la poésie numérique : un processus d’hybridation littéraire et artistique », sous la direction de Serge Bouchardon (Université technologique de Compiègne) et de Pierre-Marie Héron (Montpellier 3). Lauréate d’une bourse de stage doctoral à la chaire de recherche en arts et littératures numériques de l’Université du Québec à Montréal, elle a été amenée à travailler avec Bertrand Gervais au sein du laboratoire de recherches NT2 sur les œuvres hypermédiatiques. Elle a publié trois articles : « Poésie numérique et cinéma », CinémAction, n° 157, 2015 ; « L’exploration du haïku par la poésie numérique : une voie de renouvellement 
pour la poésie ? », Cahier virtuel du NT2, n° 7, 2017 (ici) ;« La légitimité de la poésie numérique en France : une autorité en construction », Communication & langages, n° 192, juin 2017).

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La poésie à l’horizon du numérique : l’exemple de …and by islands I mean paragraphs de J. R. Carpenter


…and by islands I mean paragraphs de J. R. Carpenter se présente sous la forme d’une carte semée d’îles auxquelles correspond un paragraphe, texte généré par ordinateur à partir d’une base composée d’écrits fictionnels, informatifs ou poétiques. La question de l’appartenance au genre poétique est ainsi posée par la nature générative de l’œuvre. La notion de « structure d’horizon » élaborée par Michel Collot nous a permis d’explorer la poétique de J.R. Carpenter et de montrer que la poésie de l’œuvre résidait autant dans le dispositif génératif que dans les effets produits sur le lecteur. Le lecteur est amené à s’interroger sur son rapport au texte, à l’espace tout en éprouvant physiquement sa propre lecture, inscrite, quant à elle, dans une dimension spatiale et temporelle renouvelée. C’est cette perception accrue d’un « être au monde », permise par le dispositif numérique, que nous appellerons finalement « poésie ».

… and by islands I mean paragraphs by J. R. Carpenter comes in the form of a map with islands that corresponds to a paragraph, computer generated text from a base composed of fictional, informative or poetic writings. The question of belonging to the poetry as a genre is thus posed by the generative nature of the work. The concept of “structure d’horizon” developed by Michel Collot allowed us to explore the poetic of J.R. Carpenter and to show that the poetry of the work resided as much in the generative device as in the effects produced on the reader. The reader is led to question his relation to the text, to the space while physically experiencing his own reading, inscribed in a renewed spatial and temporal dimension. It is this heightened perception of a “being in the world”, enabled by the digital device, that we will, at last, call “poetry”.


Texte intégral

A new volcano has erupted,

the papers say, and last week I was reading

where some ship saw an island being born:

at first a breath of steam, ten mîles away;

and then a black fleck—basalt, probably—

rose in the mate’s binoculars

and caught on the horizon like a fly.

They named it. But my poor old island’s still

un-rediscovered, un-renamable.

None of the books has ever got it right.

Elizabeth Bishop, Crusoe in England

Qu’est-ce que la « poésie numérique » ? D’après le site Epoetry la poésie numérique a recours à l’ordinateur dans son écriture, comme dans sa lecture bien sûr, et marque sa différence dans la mesure où elle ne peut être imprimée sans se dénaturer. Si la référence au terme « numérique » est claire dans la présentation faite par le site Epoetry, l’idée de poésie est présentée comme allant de soi, évidente. Il reste que l’œuvre numérique, en bouleversant la relation au texte, risque de remettre en cause toute conception préalable de la poésie.

Doc1Médard

Doc. 1 ‒ Capture d’écran 1 « page titre » www.luckysoap.com

…and by islands I mean paragraphs mis en ligne par J. R. Carpenter le 4 octobre 2013 dans The Island Review [1] est, certes, une œuvre numérique et se présente, de prime abord, sous la forme d’une carte semée d’îles. Le lecteur, promenant son curseur dans l’espace ainsi figuré, découvre un texte, généré par ordinateur à partir de fragments d’écrits préexistants, poétiques, fictionnels ou non, qui se modifie régulièrement. Desert Islands de Gilles Deleuze, The Tempest de Shakespeare, Robinson Crusoe de Defoe, Crusoe in England d’Elizabeth Bishop, Foe de Coetzee, Concrete Island de Ballard, Voyages and Discoveries d’Hakluyt [2] s’ajoutent à d’autres ouvrages auxquels J. R. Carpenter et la machine puisent pour construire un texte. La nature numérique, ici générative [3], peut-être cinétique[4], puisque le lecteur voit le texte se modifier dans une forme de mouvement, n’est donc pas à mettre en doute. Reste le caractère poétique…

L’œuvre …. and by islands I mean paragraphs reprend une thématique très présente dans le travail de J. R. Carpenter : l’espace de l’entre-deux. C’était déjà l’objet de la thèse Writing coastlines [5], où l’on pouvait lire : « […] les lignes de côte écrivantes sont des bords, des corniches, des lignes lisibles prises dans la double liaison de l’écriture et de l’effacement simultanés. Ces lieux entre-deux sont des espaces liminaires, des points de départ et des sites d’échange [6] ». On relève déjà ici la fusion entre les lignes de l’espace et celles de l’écriture, la volonté d’explorer « l’entre-lieux » dans une perspective de communication. La seule présentation du travail de J. R. Carpenter évoque un univers essentiellement poétique dans sa démarche de représentation du monde, mais de quelle façon le support numérique se met-il au service de cette poésie, ou de cette poétique ? Pour Michel Collot, le poème apparaît « comme une parole ouverte sur le monde et non comme un système clos sur lui-même [7] ». Cette ouverture se manifeste par ce que le critique appelle la « structure d’horizon ». Nous allons voir dans quelle mesure la notion de structure d’horizon et la façon dont elle est mise en place par le dispositif peuvent éclairer la poétique de …and by islands I mean paragraphs. Si l’œuvre ne s’inscrit pas nécessairement dans le genre poétique, elle ne s’affirme pas moins comme poétique grâce au projet de l’auteur et au dispositif mis en place dans le rapport à l’espace, mais aussi au temps. Le lecteur est saisi par le dispositif [8] qui produit un effet poétique, construit autour de la perte et du désir du texte, et conduit vers une mécanique de lecture assez différente et également poétique.

1. L’inscription générique dans le paratexte

Commençons par explorer les termes qui accompagnent l’œuvre dans ses multiples référencements sur l’Internet. Selon Gérard Genette est paratexte « ce par quoi un texte se fait livre et se propose comme tel à ses lecteurs [9] », ce qui, ici, n’est plus guère adéquat, puisque le livre en tant qu’objet, clos dans sa matérialité, n’existe plus. Le paratexte doit être compris au sens plus large de « ce qui entoure et prolonge le texte ». Souvent le paratexte est révélateur de l’inscription générique, quand il ne l’indique pas clairement. Il est cependant bien difficile, par rapport au support numérique de distinguer « paratexte », « péritexte » ou « épitexte [10] ». Lorsque nous commentons les différentes apparitions de l’œuvre, c’est davantage à l’épitexte que nous faisons appel dans la mesure où il n’y a pas de garantie auctoriale et où le texte peut être attribué aux éditeurs du site. Lorsque l’on se trouve sur le site de l’auteure, il faut comprendre que c’est elle qui assume ce qu’elle présente et l’on peut alors parler de « péritexte » dans une certaine proximité avec l’œuvre proposée, un lien vers … and by islands I mean paragraphs étant présent sur la page. Si ce « péritexte » ne « fait pas livre » au sens où Genette l’entend, nul doute qu’il est la marque d’une pragmatique de lecture, représentative d’une inscription générique.

1.1. Inscription générique dans le référencement de l’œuvre

D’après le site Luckysoap & Co [11], qui présente et regroupe son travail, « J. R. Carpenter est une artiste, lauréate de plusieurs prix, à la fois écrivaine, chercheuse, performeuse, auteur de zine, de poésie, de fictions très courtes, de fictions plus longues, de non-fiction, de récits non linéaires, hypermédia et générés par ordinateur [12] ». On peut constater que de multiples genres sont évoqués par l’auteure elle-même, y compris la poésie qui semble s’opposer à la fiction. Le modus operandi est également précisé : l’ordinateur. Les travaux sont classés suivant des formes d’écrits numériques « non linéaires », « hypermédia », « générés ».

Doc2Médard

Doc. 2 ‒ Capture d’écran : classement des travaux de J. R. Carpenter sur son site.

La première page du site personnel de J. R. Carpenter dresse donc ce qui ressemble à un classement générique. Sont proposés à la lecture les onglets « Prose and Poetics » mais aussi « digital literature » sous lequel vient se ranger … and by islands I mean paragraphs. La première catégorie a tendance à réunir les travaux publiés sous forme papier de J. R. Carpenter et reprend une vieille distinction formelle entre « prose » et « poésie », la deuxième mentionne, quant à elle, uniquement les œuvres numériques. Certaines œuvres sont nommées dans les deux onglets, comme c’est le cas de Etheric Ocean. Il semblerait néanmoins que la littérature numérique, selon J. R. Carpenter, échappe à un classement générique, elle n’appartient ni à la prose ni à la poésie. Serait-ce lié à son support numérique ? Le numérique, avec l’apport du multimédia conduit-il à une refonte des genres ? À une écriture si différente qu’elle échappe à tout classement ? Comment pouvons-nous lui attribuer un caractère poétique alors que dans la liste que l’auteure fait elle-même des occurrences de cette œuvre, le terme « poetry » n’est mentionné qu’une seule fois dans la parution la plus récente ?

Doc3Médard

Doc. 3 ‒ Capture d’écran : présentation de l’œuvre de J. R. Carpenter sur son site.

En effet, la présentation de …and by islands I mean paragraphs par l’auteure (citée en annexe) ne fait pas apparaître le terme de « poésie ». Lorsque l’œuvre est publiée dans The Island review [13], elle est ainsi définie : «… and by islands I mean paragraphs est un fascinant projet d’écriture hybride, artistique et digital qui relocalise et ré-explore la littérature, la fantaisie et les îles réelles ». Le terme de « poésie » est-il sous-entendu par « hybrid digital writing » ? Il semblerait bien que la nature numérique entraîne nécessairement une hybridation qui affecte l’inscription générique. Toutefois, quand ...and by island I mean paragraphs est référencé sur le site EPoetry [14], le mot « poésie » est souligné dans ce que l’on pourrait considérer comme un prière d’insérer : « …and by islands I mean paragraphs est un délicieux travail de poésie générée par ordinateur, retravaillant textes et cartes ». Mais il s’agit d’un site qui, de par son nom, n’admet forcément que des œuvres poétiques ! L’inscription générique est considérée comme allant de soi, ce qui est bien souvent le cas lorsqu’il est question de poésie et surtout dans les ouvrages abordant la littérature numérique.

Il est donc difficile, après avoir exploré les différents référencements de...and by islands I mean paragraphs, d’affirmer de but en blanc son caractère poétique. La nature numérique semble presque automatiquement générer une catégorie à part, distincte des genres liés traditionnellement à l’écrit et à l’imprimé. Seule une étude de l’œuvre elle-même peut le confirmer en établissant sa propre poéticité.

1.2. Un titre délibérément poétique

Le titre fait également partie, pour Gérard Genette, du péritexte. S’il ne propose ici aucune référence générique explicite, il semble prendre une valeur toute particulière, expressément poétique. Une fois que l’on a cliqué sur le lien, le titre apparaît sur la première « page », identifiable par sa typographie, plus importante que celle utilisée dans le texte accompagnant les îles cartographiées, ainsi que par la mention, en dessous, du nom du destinateur, à savoir, l’auteur, de la même façon qu’on pourrait le rencontrer sur une page imprimée. Le titre est néanmoins inclus dans le même espace que le reste du « texte », intégré à la carte qui sert de support à l’œuvre. Il est, évidemment, difficile d’affirmer que le titre occupe dans la page une place centrale, celle-ci est relative au déplacement du curseur.

Doc4Médard

Doc. 4 ‒ Capture d’écran : présentation du titre …and by islands I mean paragraphs sur www.luckysoap.com

Faut-il considérer ce titre comme « thématique », indiquant un contenu, ou comme « rhématique », précisant ce que l’on en dit, pour reprendre les catégories de Gérard Genette ? Il semblerait qu’il penche du côté rhématique, il illustre plutôt le mécanisme, le procédé de l’œuvre, relevant ainsi de ce que Genette appelle une fonction « descriptive [15] » du titre. Nous voulons y voir une intention un peu plus originale, ancrant génériquement le texte et plaçant en exergue la fonction fabricante, génitrice et poétique (au sens actif de poeïsis).

En effet, le titre ...and by islands I mean paragraphs est déjà en soi une « figure [16] » mettant en relation îles et paragraphes, espace et littérature. Les termes sont bien posés en parallèle, le désir de l’auteur de « faire figure » est placé littéralement au centre du titre, et de l’œuvre, par ce « je », « I », central, tout comme sa volonté « I mean ». Une intention poétique s’affirme dès le titre programmatique (sans jeu de mots, pour l’instant…). La métaphore est inscrite dès l’ouverture de l’œuvre, en même temps que le travail du poète. Par ailleurs, cette figure semble tout à fait constitutive d’un imaginaire propre à J. R. Carpenter. On la retrouve dans l’essai consacré à la poétesse Elizabeth Bishop : Writing Coastlines : the operation of Estuaries, Islands and Beaches as Liminal Spaces in the Writings of Elizabeth Bishop [17]. Pour J. R. Carpenter, les « lignes de côtes », ainsi traduisons-nous très littéralement, presque « littoralement » le mot « coastlines », sont, traduction à nouveau littérale, « actives et auctoriales ». La côte, une fois cartographiée, devient une « ligne lisible, perforée par du langage, des lettres, des mots, des signes, des symboles, des noms [18] ». Cette figure est bien évidemment poétique non seulement parce qu’elle met en rapport deux éléments distincts, l’espace de la mer ou celui des îles avec l’écriture, mais dans la mesure où la métaphore conduit à modifier l’état de l’un et de l’autre dans leur relation respective. Ainsi, grâce à la métaphore, le monde devient lisible, déchiffrable, la poésie propose une forme de décryptage, d’herméneutique. Quant à l’écriture, elle se spatialise, s’inscrit à son tour dans un monde, à plusieurs dimensions, non seulement spatiales, comme il semble au premier abord, mais également temporelles, comme nous l’évoquerons par la suite. La métaphore ici utilisée insiste donc sur l’ouverture de l’espace à une autre dimension scripturale. Cette ouverture se manifeste également grâce aux points de suspension qui ouvrent le titre …and by islands I mean paragraphs. En quelque sorte, ces points sont l’ébauche d’une première ligne de côte, qui reste encore à déchiffrer ; ils ne sont que des points, pas encore un trait, une ligne. Avec eux, un souffle, à peine une respiration, prend naissance. À moins qu’il ne s’agisse d’une suite, reprise et relancée par la coordination « and ». La graphie reproduit le mouvement toujours ébauché, jamais terminé, du flux et du reflux. Il s’agit bien pour J. R. Carpenter de matérialiser le lien de l’écriture et de l’espace.

Le titre inscrit ainsi délibérément une métaphore qui guide l’ensemble de l’œuvre. Le terme de métaphore, liant le dessin de l’île et de l’écriture, est apparu également « par hasard » sur la page d’accueil, associé au titre de l’œuvre, confirmant l’intention de l’auteure d’écrire poétiquement : « les îles sont des métaphores littérales » / « Islands are literal metaphors ».

Doc5Médard

Doc. 5 ‒ Capture d’écran : page d’accueil du site

Il ne nous semble pas inutile ici de convoquer la notion de « lyrisme [19] », tant de fois mise à contribution lorsqu’il s’agit de définir le genre poétique.

1.3. Une forme de lyrisme ?

À l’évidence la métaphore qui constitue le titre n’est pas dénuée d’une forme de lyrisme puisqu’elle s’organise autour d’un « je » auctorial, comme nous l’avons vu, porteur d’une intention : « and by… I mean… ». Il s’agit ici du « je » du poète [20] qui désigne les choses et leur attribue un nom. Ce « je » est peut-être également sensible à travers la respiration que nous avons cru entendre dans les points de suspension à l’initiale du titre. J. R. Carpenter, à propos d’Elizabeth Bishop, mais nous pouvons certainement lui attribuer également cette visée, voit dans l’évocation des lignes côtières la référence à un « état psychologique et subjectif, conscient ou inconscient [21] ». Nous reconnaissons ici une forme de lyrisme poétique telle que la conçoit Jean-Michel Maulpoix, liée à l’évocation des sentiments de l’auteur. L’intérêt néanmoins de l’émotion que doit susciter l’œuvre de J. R. Carpenter réside dans la manière dont est transmise l’impression fluctuante d’être balloté, au gré de l’écriture entre plusieurs espaces, ou dans un espace à venir. Par ailleurs, nous ne pouvons que remarquer que le titre constitue la seule et unique occurrence de ce « je » lyrique. Seul le titre porte la marque de l’auteur, les autres « je » appartenant aux textes utilisés pour générer l’œuvre. L’étude du titre nous semble évidemment fondamentale dans une œuvre générative, puisque c’est un des rares lieux où l’auteur s’exprime en son nom.

La figure inscrite dans le titre, tout en affirmant son intention poétique, permet de créer ce qui nous semble nécessaire à une œuvre poétique : une structure d’horizon. C’est cette notion que nous allons développer maintenant.

2. Écriture poétique et « structure d’horizon »

La « structure d’horizon » telle que la présente Michel Collot [22] s’inscrit d’abord dans une démarche phénoménologique, particulièrement pertinente face à un objet numérique, qui se lit dans un contexte sensoriel particulier. Le support numérique, tout entier organisé autour d’une communication avec le destinataire, d’une mise en œuvre, par le dispositif, des effets sur le lecteur, justifie ainsi une approche phénoménologique. Ainsi, le poème apparaît-il peut-être davantage encore sur le support numérique comme un « phénomène [23] ». Pour Michel Collot, « l’expérience poétique moderne […] repose sur un intime et incessant échange entre l’espace linguistique et l’espace extra-linguistique [24] ». La poésie numérique dans la mesure où elle s’ouvre, grâce à la machine, à d’autres espaces que celui du texte proposé à la lecture, semble particulièrement adaptée à une telle communication.

Par ailleurs, Michel Collot construit la structure d’horizon à partir d’une tension entre le visible et l’invisible, ce que les sens peuvent percevoir d’un objet, et ce qui leur demeure obscurément occulté. Une grande partie de la chose poétique se jouerait ainsi dans cette dialectique entre le visible et l’invisible [25]. Cette idée résonne encore davantage lorsque l’on se trouve face à une œuvre numérique dont on sait qu’elle est constituée d’une part visible et d’une face invisible et le plus souvent illisible, qui serait le programme orchestrant l’œuvre. Ce qui nous préoccupe est l’œuvre telle qu’elle apparaît à un lecteur. Il n’en reste pas moins que toute œuvre numérique possède cet horizon programmatique. Si nous laissons de côté cet horizon propre à l’œuvre numérique, …and by islands I mean paragraphs propose bien d’autres manifestations de la structure d’horizon.

L’idée d’horizon est déjà mentionnée dans la présentation que J. R. Carpenter fait de son travail : « ...and by islands I mean paragraphs jette un lecteur à la dérive sur une mer d’espace blanc s’étendant bien au-delà de l’horizon de la fenêtre du navigateur [26] ». L’horizon est d’ores et déjà inscrit dans le cadre de l’espace numérique puisqu’il s’agit de l’horizon de la fenêtre que l’on parcourt, « the browser window ». Notons que l’anglais préfère le terme « fenêtre » associé à une ouverture sur l’espace plutôt que la « page » française proche du contexte livresque. L’œuvre qui nous intéresse est bien présentée comme un espace, et c’est à la mise en place de la structure d’horizon dans cet espace que nous allons d’abord nous attacher.

2.1. La structure d’horizon et l’espace du texte

Un premier horizon est proposé au lecteur, il s’agit de celui de la page ou, comme on l’a vu précédemment, de la fenêtre. La page ne se présente justement plus chez J. R. Carpenter comme un espace borné, limité par l’écran, et copiant d’une certaine façon la page imprimée. Cette page-là n’existe plus et le lecteur peut déplacer son curseur comme bon lui semble dans un lieu a priori illimité. Si l’horizon a parfois été perçu comme une fin, ici c’est davantage le sens d’une frontière inaccessible qui est proposé. Le lecteur ne sait pas jusqu’où il peut parcourir l’espace de la carte, ne sait pas quelles en sont les bornes. C’est bien cette part d’inconnu que Michel Collot rattache à l’horizon. Dans un premier moment de son analyse, il mentionne l’horizon comme cette limite forcément inaccessible d’un espace mimétique. L’objet auquel est confronté le lecteur est un espace qui paraît sans borne. On peut parler ici d’horizon interne puisque c’est l’objet-poème en tant que tel que l’on ne peut percevoir dans son ensemble. Le support numérique permet ici de donner un horizon que ne possédait pas une œuvre imprimée, limitée elle, au moins dans sa matérialité, qu’il s’agisse de la page dans laquelle s’encadre le poème, ou du livre où cette même page prend place.

La forme de la carte ouvre une relation au monde différente, renvoyant à une certaine vision du monde, à la fois copie, mimesis et écriture en même temps. À travers le recours au motif de la carte, nous pouvons voir « une intention de poésie » selon Henri Meschonnic dans ce qu’elle est « un rapport particulier du langage au monde, en même temps que du langage au langage [27] ». Ce rapport au monde se fait à travers la distance installée par la carte par rapport au monde « réel ».

À travers la carte se devine une autre dimension souvent évoquée en poésie : la dimension déictique. La carte, qui reproduit par le dessin, donne davantage à voir qu’un texte, et en même temps elle donne à lire. On peut noter que la trame de fond ressemble à s’y méprendre au quadrillage de certains cahiers. L’espace se dessine aussi là où se trace l’écriture. L’œuvre semble être le lieu de passage entre le sens de l’espace et le sens langagier. Ainsi se définit un « lieu de poésie », lieu de passage essentiellement, d’échange entre le monde et le langage.

La création numérique ayant recours à un espace « élargi », dépassant la page, ainsi qu’à l’image, a permis de donner littéralement une autre dimension à l’œuvre. Il faut maintenant encore ajouter la dimension temporelle, autorisée également par le support digital.

2.2. La structure d’horizon et la temporalité

Pour Michel Collot « l’horizon est une véritable structure qui régit non seulement la perception des choses dans l’espace mais aussi la conscience même du temps [28] ». L’œuvre de J. R. Carpenter s’inscrit dans une double structure temporelle. Le temps, un temps autre et singulier, extérieur à celui maîtrisé par le lecteur de sa lecture, est rendu sensible dans les modifications apportées au texte, à intervalles réguliers. Le texte apparaît et s’efface, comme au gré des vagues. C’est un texte protéiforme qui s’offre à la lecture. Protée n’est-il pas d’ailleurs une divinité marine ? Le mouvement du texte fait le lien entre l’espace et le temps. L’écoulement du temps est rendu d’autant plus perceptible, que, d’après notre expérience, pour certains paragraphes une partie du texte (le début, les premiers mots ?), reste inamovible, alors que c’est la fin du paragraphe qui se modifie, comme effiloché par le regard, le ressac.

On peut voir ci-dessous des copies d’écran et de modifications d’un paragraphe, d’une « île/paragraphe ».

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Doc. 6 ‒ Captures d’écran : modifications d’une île-paragraphe

Selon Michel Collot, « les choses ne se donnent jamais qu’en horizon, c’est-à-dire sous une apparence et dans une configuration changeante [29] ». L’œuvre de J. R. Carpenter prend au pied de la lettre cette expression, le texte est réellement toujours modifié, ce n’est plus son contexte, son interprétation qui varient, c’est le texte lui-même. En ceci, …and by islands I mean paragraphs propose une véritable expérience, associée à une prise de conscience de la structure d’horizon inhérente à tout texte. On pourrait même dire que, par ce processus, le texte se voit attribué un double horizon. Il n’existe plus de tout temps. Il est un texte passé (le terme peut se concevoir ici dans un sens spatial comme temporel) et futur, toujours à venir. On retrouve alors les deux horizons temporels phénoménologiques, celui du passé infini, celui de l’avenir ouvert. On peut même voir encore une autre forme d’horizon passé puisque l’œuvre se construit à partir de matériaux déjà écrits, appartenant au passé de la littérature. Encore une fois, le processus combinatoire développe une caractéristique poétique, si, « être poétique », comme semble le penser Michel Collot, c’est dévoiler, mettre à nu une structure d’horizon, démultipliée ici par le recours au collage de textes, à la structure générative de l’œuvre.

2.3. La structure d’horizon et le(s) texte(s)

L’étude de l’espace dans lequel se situe ou « s’insitue » …and by island I mean paragraphs nous a permis de percevoir un horizon interne à l’objet poétique, mais l’œuvre de J. R. Carpenter par le mécanisme de collage de textes mis en place souligne également l’« horizon externe » du projet. L’« horizon externe » est, selon Michel Collot, qui reprend l’idée husserlienne, « fait des relations que la chose entretient avec les autres objets qui l’entourent [30] ». Nous avons dit que le texte lisible était généré à partir d’un assemblage de divers textes, poèmes, fictions, non fiction, dont J. R. Carpenter reproduit la liste en bibliographie. La carte également est faite d’assemblage de lieux divers. En cela …and by islands I mean paragraphs ne peut qu’entrer en résonance avec les textes dont il est composé.

Néanmoins ces échos ne sont pas produits par une relation extérieure au texte, grâce à un système de connotations par exemple, d’intertextualité, cet horizon a priori externe se trouve internalisé, inhérent au texte lui-même. L’œuvre y gagne ici en épaisseur, absorbant, faisant sien, ce qui pourrait être perçu comme purement référentiel. Contrairement au poème vu comme un monde clos, s’entretenant avec l’intertextualité et le monde dans une relation centrifuge, allant d’une clôture vers une extériorité, l’œuvre qui nous intéresse produit au contraire un effet centripète, attirant à elle l’extériorité textuelle comme pour mieux l’intégrer et la digérer. Il nous semble qu’il y a là une caractéristique propre à l’écriture numérique, et à la poésie numérique qui paraît toujours plus englobante, tissant des liens vers l’intérieur, plus que vers l’extérieur.

De plus la poésie s’insinue ainsi non dans le texte lui-même, qui semble davantage narratif ou informatif selon les éléments dont il se compose, mais dans le tissage des relations entre ses divers éléments. La poésie réside plus dans l’assemblage d’éléments que dans le résultat qui s’offre au lecteur. En présentant un collage, c’est-à-dire une mise en relation de différents textes, le travail de J. R. Carpenter nous aide à le voir de façon poétique si « pour voir poétiquement la chose, il faut renoncer à l’isoler des autres, en faire le foyer de tout un horizon [31] ». Le texte de …and by islands I mean paragraphs crée un nouvel horizon à partir du mélange des littératures appartenant à la base générative.

Nous avons bien compris comment la structure d’horizon s’installait dans l’œuvre grâce au dispositif numérique, qu’il s’agisse de la représentation de l’espace, de l’utilisation du temps lié au mouvement du texte, ou de l’aspect génératif, mais comment le lecteur reçoit-il ce triple horizon ? En quoi les effets produits peuvent-ils être considérés comme poétiques ?

3. La réception poétique à travers le concept de structure d’horizon

Michel Collot n’évoque clairement le lecteur et la réception de la structure d’horizon qu’en conclusion de son ouvrage, c’est davantage le rôle de la structure d’horizon dans l’acte de création qui lui a inspiré ses réflexions. Nous voudrions cependant montrer que ce qu’il pressent chez le poète comme sentiment d’une « présence/ absence » sensible dans une expérimentation du langage vaut aussi pour le lecteur de …and by islands I mean paragraphs et que la poésie réside tout autant sinon plus dans la réception que dans le « texte » à lire. L’œuvre est, pour le poète, indissociable d’un rapport de perte et de désir, éléments constitutifs d’une forme de lyrisme, or, ce sont ces mêmes sentiments que l’on est amené à éprouver face à l’œuvre numérique et ceci grâce au dispositif mis en place.

3.1. L’espace et la perte

Les textes composant le corpus de l’œuvre de J. R. Carpenter mettent en scène des lieux, les îles mais surtout des îles désertes, sur lesquelles s’échoue un naufragé. C’est le cas bien sûr du Robinson Crusoé de Daniel Defoe, du poème d’Elizabeth Bishop « Crusoe in England », du roman de Coetzee Foe, On peut se demander si le lecteur n’en vient pas à devenir lui-même un naufragé dans le texte. En représentant une carte, dans laquelle le regard se déplace sans pouvoir faire l’expérience des limites, J. R. Carpenter plonge son voyageur/lecteur en plein désarroi, le désoriente à tous les sens du terme. Une carte est naturellement faite pour se repérer, non pour se perdre ! Or, la carte qui nous est ici proposée est tout sauf indicative, et le lecteur ne peut que s’égarer en la parcourant. « Rêver des îles, avec angoisse ou joie peu importe, c’est rêver qu’on se sépare, qu’on est déjà séparé, loin des continents, qu’on est seul et perdu », voilà ce que l’on peut lire dans le texte de Gille Deleuze, « L’île déserte [32] », mentionné dans la bibliographie de …and by islands I mean paragraphs. C’est cette perte, cette immersion dans un espace sans frontière que J. R. Carpenter amène le destinataire (sans destination) à éprouver en l’immergeant dans la carte sans limite. La dimension ergodique [33], c’est-à-dire ici le mouvement nécessaire pour parcourir la carte ajoute à l’immersion dans l’espace ainsi qu’au sentiment d’égarement. Il est impossible de prendre du recul, de voir où l’on en est, de se situer dans l’espace de la carte comme de l’œuvre.

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Doc. 7 ‒ Capture d’écran : éléments empruntés à « L’île déserte » de Gilles Deleuze.

Un texte néanmoins apparaît lorsque le lecteur approche d’une île, s’échoue. Le texte crée ici un événement, c’est-à-dire une rupture dans une continuité, un surgissement. Cette notion nous semble d’autant plus importante que le texte est associé aux îles, les îles qui rompent par leur surgissement la mer, comme le poème rompt dans son surgissement le blanc de la page. Cette image est d’ailleurs clairement évoquée par le début du poème d’Elizabeth Bishop « Crusoe in England », source parmi lesquelles a puisé J. R. Carpenter, et que nous citons en exergue : « Éruption d’un nouveau volcan […] une île est en train de naître [34] ».

Le texte devient-il alors un point d’ancrage, un élément auquel se raccrocher ? Gille Deleuze, toujours « L’île déserte », ajoute que « rêver des îles […] c’est rêver qu’on repart à zéro, qu’on recrée, qu’on recommence ». Et c’est bien ce qu’il se passe sous les yeux du lecteur, le texte, mouvant, se recompose, se recrée sans cesse et amène le lecteur, qui ne peut s’ancrer à cette mouvance textuelle, à revoir ses perceptions y compris temporelles.

3.2. Un temps perdu ?

Le lecteur voit sa propre conception du temps modifiée dans la mesure où le texte lui échappe. Le texte n’est plus cet immuable inscrit sur la page, qu’il pouvait tout à loisir, parcourir, reparcourir. Le lecteur était maître de son temps de lecture. Le temps lui appartenait. L’œuvre de J. R. Carpenter superpose et impose à ce temps, libre, du lecteur, une autre temporalité qui n’appartient, elle, qu’au texte. Nous n’avons pas minuté, compté les secondes entre chaque modification de texte, peut-être sont-elles même aléatoires… toujours est-il que le texte se joue de la vitesse du lecteur, semble parfois lui faire concurrence. Oscillation temporelle du lecteur entre un présent qui lui échappe, la réminiscence d’un souvenir qu’il peut avoir du mal à saisir et un futur dont il ne sait ce qu’il va advenir.

Encore une fois le dispositif renouvelle une forme de poésie en inscrivant le lecteur dans une temporalité tout à fait autre, en mouvement.

Le lecteur ne peut plus guère s’approprier un texte qui le fuit sans cesse. Il ne peut plus le faire sien et le texte, sans cesse, apparaît comme autre. Le texte poétique pouvait manifester une forme d’altérité via la figure, la métaphore, mais le lecteur avait le loisir de se familiariser, au fil du temps, avec le texte, de rendre la figure moins incompréhensible, de l’apprivoiser. Ici ce n’est plus le cas puisque le texte en se réécrivant inlassablement, renouvelle également son altérité, ne laissant plus le lecteur avoir le temps de faire son travail d’appropriation. La poésie qui s’exprime ici est une poésie de l’instant. Ce faisant, …and by islands I mean paragraphs constitue le texte comme un objet de désir. Le désir naît dans l’espace du secret, du caché, et le texte dans l’œuvre de J. R. Carpenter est toujours masqué, que ce soit dans l’espace à parcourir, dont on ne peut saisir l’étendue, dans son incessante apparition/disparition, ou dans ses origines composites. Le texte est toujours « à venir », s’efface pour apparaître de nouveau, modifié, et repousse les limites du désir, qui, comme le texte renaît sans cesse. Le texte, comme objet du désir, est matérialisé par le parcours du lecteur et sa quête dans l’espace de la page. L’image de la quête se retrouve par ailleurs dans le choix des œuvres qui constituent le puzzle du texte à lire. De plus, le texte semble s’écrire dans une incessante épanorthose, comme toujours à la recherche du texte juste. Si pour Michel Collot, « le moteur du poème c’est l’écart qui à chaque instant sépare le poète du mot qu’il voudrait dire [35] », il semblerait que le texte, sous les yeux du lecteur parte en quête d’un mot adéquat, mais jamais fixé. Si la poésie est de façon générale, la mise en exergue, grâce à la structure d’horizon, d’une impossibilité de saisir le monde dans son irréductibilité, l’œuvre numérique propose de faire l’expérience de l’insaisissable du texte et de l’écriture du monde. Elle redouble l’expérience poétique.

3.3. Identité et altérité dans le texte composite

« The island upon wich I was castaway… [36] » : on reconnaît ici un récit à la première personne. Mais qui parle ? Rien ne nous permettra de le dire. Il se trouve qu’une recherche sur Internet laisse apparaître, lorsque l’on entre la première phrase de cette île-paragraphe, « the island upon wich I was castaway was not a garden of delice » le nom de Robinson Crusoé… mais le paragraphe étant composite, le « » qui s’exprime ici est évidemment autre, fondamentalement autre. Le lecteur, chez qui le texte peut faire écho, a le sentiment de retrouver un texte, plus ou moins identique à ses souvenirs, mais le texte est toujours autre. Autre parce que composite. La dernière phrase du paragraphe « I am sure you are wondering who I am [37] » reproduit d’ailleurs de façon fort ironique l’attitude du lecteur qui cherche l’identité du « je » qui s’exprime.

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Doc. 8 ‒ Capture d’écran : question d’identité.

Ces différents sentiments, cette perte des repères spatiaux, temporels, cette ambiguïté face aux instances narratives et auctoriales, sont perçus par le lecteur comme inhérents à une lecture poétique, puisqu’ils sont associés à un travail sur le texte. Mais le lecteur, pour aboutir à ce résultat, doit également fournir un travail de lecture particulièrement lié au dispositif.

4. La lecture et la poésie générative

Quelle lecture faut-il mettre en place pour éprouver ce « sentiment poétique » et, inversement, en quoi le processus de lecture que nous avons mis en place peut-il nous amener à proposer une définition d’une poésie générée ? La critique, préoccupée davantage des formes narratives, s’est assez peu intéressée, nous semble-t-il, à la spécificité de la lecture de poème, qui est certainement bien différente dans sa prise en compte de l’espace du texte et de sa temporalité. Ces facteurs se voient encore bouleversés par le support numérique. Comment lire, de façon poétique, …and by islands I mean paragraphs ?

4.1. Une autre lecture

Le lecteur doit mettre en place une stratégie différente de lecture pour apprécier la poésie de …and by islands I mean paragraphs. La lecture associe bien sûr le mouvement de l’œil et celui de la main. Le déplacement n’est plus seulement celui du regard mais également celui de la main qui va le faire voyager dans l’espace de la carte. Nous ne nous attarderons pas ici sur la dimension ergodique de la lecture, qui apparaît davantage comme une quête du texte qu’une véritable lecture. Le lecteur se déplace donc dans la carte pour lire. Sa lecture procède par « îlots », et donc par à-coups. Les îles sont des fragments perdus au milieu d’un espace maritime, comme les éléments du poème traditionnel, vers, strophes, peuvent être perçus comme des écueils émergeant du blanc de la page. La lecture poétique se conçoit moins qu’une autre comme une continuité, elle naît dans la discontinuité. Ce qui vaut pour l’espace du poème prend également sens pour le temps de la lecture du poème. Là encore, le lecteur est amené à s’arrêter ; la coupure d’un vers, la fin d’une strophe, un mot plus piquant qu’un autre, jouent sur le rythme de la lecture. Ici, le voyageur doit faire une pause sur chaque île pour pouvoir apprécier les nuances et variations du texte. Sa lecture est une relecture faite de recommencement et de nouveauté toujours renouvelée. La poésie se trouve bien dans l’aperception incessante de la naissance d’un monde, grâce au langage, à l’instar de cette île en train de naître, évoquée par le poème d’Elizabeth Bishop : « A new volcano has erupted […] an island being born ».

4.2. Le dispositif créateur de structure et d’une forme-sens

Si l’on observe, comme nous l’avons fait et comme tout lecteur ne peut s’empêcher de le faire, plusieurs occurrences d’une même île/paragraphe, on relève la présence d’invariants comme en témoignent nos captures d’écran. Dans l’exemple que nous avons choisi, le premier terme du paragraphe est systématiquement « Islands », « les îles », affirmant ainsi le thème de l’œuvre. L’îlot que nous avons isolé est proche, spatialement parlant, du titre. Il joue en quelque sorte le rôle d’introduction. La phrase « they are paragraphs » est toujours inscrite à la même place, presque centrale dans l’encart, en troisième position. Cette phrase réaffirme la métaphore principale, le lien entre l’écriture et la géographie. Les termes « isolated writting » reprennent la fusion entre l’écriture et l’île, ajoutant avec une autre figure poétique, l’idée de solitude grâce au mot valise, fait de « island » et de « isolated » (« isolé »). Enfin, un ultime mot revient obstinément, « castaway », « naufragé ». Le terme anglais insiste, davantage que le français sur l’éloignement « away », la séparation. Ainsi à travers les termes invariants ce sont les motifs principaux de l’œuvre qui sont présents. Les variations du texte développent le paradigme structurel en fonction de sous-thèmes. Les dernières phrases illustrant le thème du naufragé « The castaway wants to go back [38] » ou « the castaway registers time [39] », laissent apparaître le motif du temps. Nous retrouvons bien des éléments que nous avons déjà repérés mais qui jouent ici le rôle de structure du paragraphe, structure qui est mise en lumière par une lecture comparative des différentes versions proposées par le texte. La lecture poétique devient une lecture active, fait de relecture (mais peut-on parler de relecture ? le texte est différent même si la page reste inchangée), de superposition et de comparaison. La lecture semble elle-même combinatoire, entre dans le processus d’écriture, le reproduit pour en dégager le sens, présent à travers les invariants. C’est bien la lecture qui crée la poésie construisant par son propre mécanisme l’horizon du texte, s’approchant du sens sans bien évidemment l’atteindre.

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Doc. 9 ‒ Invariants et variations d’une même île/paragraphe.

4.3. Le dispositif créateur de figure

Si l’on considère les éléments qui restent invariants et si l’on les met en rapport avec les différentes propositions qui sont faites au fil du temps, on peut retrouver la notion de « figure ». Dans l’exemple que nous proposons, l’invariant est « the island is », il s’agit d’une proposition de définition, de description, de l’affirmation d’une permanence, qui va bien sûr entrer en contradiction avec les affirmations suivantes qui sont multiples, changeantes. Il y a bien une figure de style de l’ordre de l’antithèse mais cette figure de style est amenée par le dispositif. La nature, la taille de l’île change « only 3 miles long and under 2 miles at its widest point », « less than 4 miles by 6 » « is some nine mile… ». La figure nous amène à percevoir une réalité changeante, un impermanent dans la permanence de la localisation d’un point fixe. Il s’agit bien d’une figure poétique qui, par le dispositif textuel, nous montre une réalité différente, bien loin d’une quelconque mimesis.

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Doc. 10 ‒ Captures d’écran : « the island is »

Il semblerait possible à travers les quelques éléments que nous avons relevés jusqu’à présent de reconnaître dans la poésie numérique, du moins dans …and by islands I mean paragraphs des marqueurs qui semblent constitutifs d’une poésie traditionnelle, mais qui deviennent ici étroitement dépendants du mécanisme de l’œuvre, du dispositif.

Le dispositif numérique contribue à accentuer des effets qui sont ceux du poème traditionnel et pousse le lecteur à s’interroger sur son rapport au texte, à éprouver, physiquement grâce à l’aspect ergodique du texte, des sentiments qui sont peut-être ceux du poète, tel qu’on a pu le concevoir dans une écriture traditionnelle. Grâce au support numérique, et dans cette œuvre en particulier, il nous semble que le lecteur a bien davantage conscience que le texte s’écrit non seulement dans une spatialité qui lui est propre mais également dans une temporalité originale. Il paraît difficile de définir le poème désormais comme un simple objet textuel. Le lecteur prend conscience que sa lecture se situe dans d’autres dimensions que celles auxquelles appartient la page imprimée. La poésie n’est plus, non plus, dans l’expression d’un lyrisme de l’auteur mais dans la perception et la réception d’une sensation, d’une émotion. C’est cette perception accrue d’une réalité du monde de l’écriture, d’un « être au monde » qui passe par l’expérience de l’écriture que nous appellerons finalement « poésie ». L’auteur n’est plus le poète, celui qui produit du texte dans un rapport de poêsis, du monde aux mots mais plutôt celui qui fabrique, en utilisant le texte comme outil. Le lecteur n’est pas encore le créateur du texte, le poète, mais la dimension agonistique de la lecture du dispositif participe très certainement d’une création poétique. Si, comme l’affirme Christophe Hanna dans Nos dispositifs poétiques, toute construction d’une définition de la poésie s’opère a posteriori de façon à ce que l’on reconnaisse des œuvres poétiques déjà pensées comme telles, il est temps maintenant d’aller vers d’autres horizons, d’inventer une nouvelle définition de la poésie, pour qu’elle puisse convenir à des œuvres comme …and by islands I means paragraphs. Cette conception, nous proposons de la penser non plus à partir de l’auteur, mais en fonction de la mécanique mise en place par l’écriture numérique et surtout de ses effets sur un lecteur, spectateur, joueur et ici voyageur.

Annexes

1. Présentation de l’œuvre par l’auteure sur son site

…and by islands I mean paragraphs casts a reader a drift on a sea of white space extending far beyond the horizon of the browser window, to the north, south, east and west. Navigating (with mouse, track pad, or arrow keys) reveals that this sea is dotted with islands… and by islands I mean paragraphs. These paragraphs are computer-generated. Their fluid compositions draw upon variable strings containing fragments of text harvested from a larger literary corpus – Deleuze’s Desert Islands, Shakespeare’s The Tempest, Defoe’s Robinson Crusoe, Bishop’s Crusoe in England, Coetzee’s Foe, Ballard’s Concrete Island, Hakluyt’s Voyages and Discoveries, and lesser-known sources including an out-of-date guidebook to the Scottish Isles and an amalgam of accounts of the classical and possibly fictional island of Thule. Individually, each of these textual islands is a topic – from the Greek topos, meaning place. Collectively they constitute a topographical map of a sustained practice of reading and re-reading and writing and re-writing islands. In this constantly shifting sea of variable texts one never finds the same islands twice… and by islands, I do mean paragraphs.

2. Bibliographie du site www.luckysoap.com

Doc11Médard

Bibliographie

Bibliographie

Site Epoetry http://iloveepoetry.com/?p=11968

Site personnel de J. R. Carpenter luckysoap http://www.luckysoap.com/

AARSETH ESPERN J., Cybertext, Perspectives on Ergodic Littérature, Baltimore and London, John Hopkins university press, 1997.

BOOTZ Philippe, Le Lecteur capturé, Saint Lizier, colloque Ludovia, 2006, lisible à l’adresse : https://archivesic.ccsd.cnrs.fr/sic_00137217/document

COLLOT Michel. La Poésie moderne et la structure d’horizon, Paris, Presses Universitaires de France, 2005.

DELEUZE Gilles, L’Ile déserte, textes et entretiens (1953-1974), Paris, Éditions de Minuit, 2002.

GENETTE Gérard, Seuils, Paris, Éditions du Seuil, collection « Poétique », 1987.

GENETTE Gérard, Figures I, Paris, Éditions du Seuil, 1966.

HANNA Christophe, Nos dispositifs poétiques, Mercues, Questions théoriques, coll. « Forbidden beach », 2010.

MAULPOIX Jean-Michel, Du Lyrisme, Paris, José Corti, 2000.

MESCHONNIC Henri, Pour la Poétique I,1970, Paris, Gallimard.

Notes

[1] http://theislandreview.com/content/and-by-islands-i-mean-paragraphs

[2] Les titres cités sont mentionnés dans la présentation que J. R. Carpenter fait de ….and by islands I mean paragraphs, sur le site personnel Luckysoap and co, ainsi que dans la bibliographie, accessible en cliquant sur « sources » sur la page titre, reproduite en annexe.

[3] « Generative poetry is produced by programming algorithms and drawing from corpora to create poetic lines. » « la poésie générative est produite à partir de programmation d’algorithmes et de dessin dans le but de créer des lignes poétiques » (je traduis) EPoetry http://iloveepoetry.com/?p=11968

[4] « Kinetic poetry uses the computer’s ability to display animation and changing information over time » « la poésie cinétique utilise la faculté de l’ordinateur d’afficher une animation et de changer l’information au fil du temps » (je traduis) EPoetry http://iloveepoetry.com/?p=11968

[5] Thèse consultable à l’adresse suivante : http://writingcoastlines.net/

[6] « Writing coastlines are edges, ledges, legible lines caught in the double bind of simultaneously writing and erasing. These in-between places are liminal spaces, both points of departure and sites of exchange. ». Il est difficile de rendre la nuance active de l’expression « writting coaslines », dans laquelle les lignes de côtes peuvent être tout à la fois le sujet et l’objet du verbe « écrire ». Google Traduction propose « cotes d’écriture ».

[7] Michel Collot, La Poésie moderne et la structure d’horizon, Paris, Presses universitaires de France, 2005, Avant-propos, p. 2-3.

[8] Le terme de « dispositif » fait écho à la notion élaborée par Christophe Hanna dans Nos Dispositifs poétiques, Mercuès, Questions théoriques, collection Forbidden Beach, 2010. La notion de « dispositif d’enquête » dont « le principal effet est de reproduire une recontextualisation liée à leur espace de production », remettant en cause « l’autotélie présumée du texte poétique » aurait été parfaite pour démontrer la poéticité de …and by islands I mean paragraphs, bien que l’auteure s’en défende. En effet, le mécanisme de collage génératif correspond à cette recontextualisation et ouvre le texte, au lieu de le refermer sur lui-même, ce que  nous avons essayé de  montrer par d’autres biais.

[9] Gérard Genette, Seuils, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Poétique », 1987 p. 7.

[10] Par « Péritexte » Gérard Genette entend tout ce qui se trouve autour du texte, titre, chapitre… L’« épitexte » est constitué par un ensemble de discours qui n’est pas du fait de l’auteur.

[11] http://www.luckysoap.com/

[12] « J. R. Carpenter is an award-winning artist, writer, researcher, performer, and maker of zines, poetry, very short fiction, long fiction, non-fiction, and non-linear, hypermedia, and computer-generated narratives » (http://www.luckysoap.com/)

[13]: « … and by islands I mean paragraphs is a fascinating hybrid digital writing / art project by J. R. Carpenter, which relocates and re-explores literary, fantasy and real islands. It is currently on display in the Chercher le texte exhibition at the Bibliothèque Nationale de France » (http://theislandreview.com/and-by-islands-i-mean-paragraphs/).

[14] « “…and by islands I mean paragraphs” is a delightful combination of computer generated poetry, mapping and the reworking of texts » (http://iloveepoetry.com/?p=7127).

[15] Gérard Genette, op.cit., p. 95.

[16] « L’existence et le caractère de la figure sont absolument déterminés par l’existence et le caractère des signes virtuels auxquels je compare les signes réels en posant leur équivalence sémantique » (Gérard Genette, Figures I, Paris, 1966, p. 210).

[17] writingcoastlines.net/

[18] « a legible line perforated by language, letters, words, sign, symbols, names » (J.R Carpenter, Writing Coastlines : the operation of Estuaries, Islands and Beaches as Liminal Spaaces in the Writings of Elizabeth Bishop, 2011, https://luckysoap.com/pdf/JRCarp_EstuariesIslandsBeachesBishop.pdf).

[19] Nous renvoyons alors à la définition, assez sommaire qu’en fait Jean-Michel Maulpoix sur son site personnel : « La poésie lyrique est souvent définie comme le genre littéraire qui accueille l’expression personnelle des sentiments du poète. L’auteur lyrique parle en effet en son nom propre ; il dit “je”. Cette définition, toutefois, est insuffisante, en ce qu’elle néglige deux autres composantes essentielles du lyrisme qui sont la recherche de la musicalité et la visée de l’idéal. Il convient donc plutôt de percevoir celui-ci comme l’expression d’un sujet singulier qui tend à métamorphoser, voire à sublimer le contenu de son expérience et de sa vie affective, dans une parole mélodieuse et rythmée ayant la musique pour modèle » (http://maulpoix.net/lelyrisme.htm).

[20] Nous n’entrerons pas ici dans les détails pour préciser l’identité de ce « je », personne ou « personnage » du poète, il nous suffit qu’il apparaisse ici de façon clairement explicite dans une fonction auctoriale. Néanmoins la question du « je » et de l’auteur se posera cruellement lorsque nous parlerons du texte généré et du rôle de la machine.

[21] « […] coastlines are evoked in order to refer to a psychological subjectif state – conscious or unconscious – of being on the threshold between places » (writingcoastlines.net/).

[22] Michel Collot, La Poésie moderne et la structure d’horizon, op.cit.

[23] « […] le texte n’est pas un objet mais un phénomène inséparable de la conscience à laquelle il apparaît, de l’horizon qu’il ouvre » (Michel Collot, 2005, op. cit., Avant-propos, p. 2-3).

[24] Ibid., Troisième partie, « Horizons du poème », Présentation, p 1-2.

[25] « Cette face cachée, celle qui n’est pas tournée vers nous, semble attirer tout particulièrement les poètes contemporains. Ils interrogent inlassablement “l’envers des choses”, soustrait au sens et à la signification » (ibid.).

[26] « …and by islands I mean paragraphs casts a reader a drift on a sea of white space extending far beyond the horizon of the browser window » (http://www.luckysoap.com/statements/andbyislands.html).

[27] Henri Meschonnic, Pour la Poétique I, Paris, Gallimard, 1970, p. 54.

[28] Michel Collot, op.cit., Avant-propos, p. 2-4.

[29] Ibid., p. 3-4.

[30] Ibid.

[31] Ibid., chapitre « Le visible et l’invisible » « des horizons de la chose à l’horizon du monde », p. 2-21.

[32] Gille Deleuze, « L’île déserte », dans L’île déserte, textes et entretiens (1953-1974), Paris, Éditions de Minuit, 2002.

[33] « During the cybertextuel process, the user will have effectuated a semiotic sequence, and this selective movement is a work of physical construction that the various concepts of “reading” do not account for. This phenomenon I call ergodic, using a term appropriated from physics that derives from the Greek words ergon and hodos, meaning “works” and “path” » [« Pendant le processus cybertextuel, l’utilisateur aura effectué une séquence sémiotique, et ce mouvement sélectif est un travail de construction physique que les différents concepts de “lecture” ne représentent pas. Ce phénomène que j’appelle ergodique, en utilisant un terme approprié, issu de la physique qui dérive des mots grecs Ergon et Hodos, signifiant “œuvres” et “chemin” »] (Aarseth Espern J., Cybertext, Perspectives on Ergodic Literature, John Hopkins university press, Baltimore and London, 1997, p. 1).

[34] « A new volcano has erupted…an island being born » (Elizabeth Bishop, « Crusoe in England », https://www.poemhunter.com/poem/crusoe-in-england/).

[35] Michel Collot, op. cit., Troisième partie, « L’expérience poétique », chapitre « L’errance », p. 7-10.

[36] « L’île sur laquelle je me suis échoué n’était pas un jardin des délices » (je traduis).

[37] « Je suis sûr que vous vous demandez qui je suis » (je traduis).

[38] « le naufragé veut rentrer » (je traduis).

[39] « le naufragé compte le temps » (je traduis).

Auteur

Sylviane Médard, agrégée de lettres modernes, prépare une thèse sur « Le lecteur au risque de la poésie numérique » à l’université Grenoble-Alpes, sous la direction d’Isabelle Krzywkowski.




Entre saturation et surrection visuelle : la parole poétique comme événement dans Les Films du monde de Frank Smith


Avec Les Films du monde, Frank Smith interroge les conditions de possibilité d’une expression poétique dans un environnement médiatique et numérique qui en proscrit l’idée. Cet article se propose d’analyser le geste à l’œuvre dans cette série indissociablement filmique et poétique. La poésie se formule conjointement en phrases et en images, et se comprend en amont de toute opération technique comme une forme de montage, dont le premier acte consiste à ouvrir radicalement des images empruntées à des plateformes de partage saturées d’information, pour en faire le lieu d’expression d’un possible.

In Films du monde, Frank Smith addresses the conditions of possibility of a poetical expression in a digital media environment that seems to refuse it. This article aims to expose the gesture operating in this cinematographic and poetical serie. Poetry takes the form of both words and images. As an editing gesture this specific poetry consists in radically enhancing images found on streaming platforms like YouTube and transforms them in a genuine expression of the possibility of an event.


Texte intégral

Comment concilier le caractère libre et gratuit selon lequel se déploie spontanément l’activité poétique, avec la dimension programmatique et séquentielle des technologies numériques, où rien ne peut advenir que ce à quoi les machines auront été préalablement accordées ? Poésie et technologies numériques ne sont-ils pas deux régimes d’expression ou de reprise du réel au plus loin l’un de l’autre ? Répondre par l’affirmative à la question procède peut-être d’une mécompréhension ou d’une surdétermination de ce que l’on appelle communément « le numérique ».

Dans un article au titre volontairement provocateur : « L’art numérique n’a pas eu lieu », Patrice Maniglier cherche à défaire une équivoque, qui consiste à considérer le numérique comme un espace technique particulier, lequel permettrait de distinguer parmi les pratiques artistiques celles qui relèvent du numérique et celles qui lui sont étrangères. Toute pratique est potentiellement numérique, donne à penser l’auteur, car le numérique est devenu un horizon possible de toute réalité :

Le numérique n’est pas une région particulière de la réalité : c’est l’horizon dans lequel toute la réalité peut être réinterprétée. Ce n’est pas une sous-partie de l’étant, mais une proposition d’être […]. Rien n’est en soi numérique, mais tout peut le devenir – ou, du moins, il est impossible de dire a priori que quelque chose ne peut pas le devenir [1].

Et rien n’empêche de penser la poésie comme geste à même de se déployer dans un tel horizon.

Mais ceci étant posé, il convient de préciser ce que devient le geste poétique quand il s’inscrit dans une telle dimension « virtuellement toujours ouverte [2] », comme y invite encore Patrice Maniglier. Envisager une poésie numérique, c’est donc réinterroger le comment du geste poétique en contexte contemporain. Qu’arrive-t-il à la poésie, mais aussi que nous arrive-t-il par la poésie, quand celle-ci veut se traduire dans l’horizon du numérique ? Avec Les Films du monde, Frank Smith tente une réponse en acte à cette question vertigineuse. Le numérique est présent à l’écriture qui s’y déploie, non seulement comme outil, mais aussi comme moyen pour elle d’accéder au monde qu’elle cherche à dire.

1. Retrouver le sens de la fêlure

Les Films du monde est une série de cinétracts (au nombre de 50 + 1) réalisés suivant un dispositif systématique : un numéro, une date et un lieu [3] marquent un épisode, sinon un événement, qu’une séquence vidéo de quelques minutes et de courts textes entrant en collision avec elle cherchent à circonscrire. « Un événement est ce qui vient de se passer / et ce qui va se passer / jamais ce qui passe » dit Frank Smith [4]. Si l’image ne peut venir qu’après coup documenter une situation, un événement qui vient de se passer, l’écriture peut quant à elle tenter de dire ce qui n’est pas encore arrivé, ou ce qui ne s’est pas encore manifesté dans ce qui est arrivé. Écrites sur un écran noir ou lues en off, parfois selon un principe de redoublement de la voix par l’écrit [5], les phrases sont nécessaires pour donner à voir ce qui, dans les événements et ruptures qui émaillent la série des Films du monde, n’a pas encore eu lieu, ou dont le sens intime reste attaché à l’événement, mais y demeure à l’état latent. « L’événement n’est pas ce qui arrive (accident) », écrit en ce sens Gilles Deleuze, « il est dans ce qui arrive le pur exprimé qui nous fait signe et nous attend [6] ». Comme le nom propre de ce jeune homme, Pateh Sabally, que rappelle le cinétract 24, suicidé par noyade dans la lagune de Venise le 22 janvier 2017, sous le regard indifférent, les plaisanteries et les insultes racistes de touristes italiens [7].

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Doc. 1 et 2 – Les Films du monde, Franck Smith, cinétract 24

Les Films du monde déplient ainsi une série de textes poétiques pour approcher quelque chose que des images numériques trouvées ici et là sur les réseaux sociaux ont imprimé, mais qui peine pourtant à se manifester. Par cette écriture multimédiale qui fraie à travers la masse étouffante d’informations que proposent les plateformes comme YouTube, il s’agit de retrouver la possibilité d’une sidération. Il appartient à la poésie d’opérer des fouilles dans cette matière visuelle qui nous inonde quotidiennement, selon une fréquence telle que nous finissons par ne plus la voir et par ne plus entendre la violence pourtant inhérente aux situations qu’elle documente souvent. Les images sont celles d’un monde en ruines, qui appelle une archéologie malgré son caractère extrêmement contemporain :

Chercher concerne essentiellement les signes. Chercher, c’est d’abord considérer une matière, un objet, un être, comme s’ils émettaient des signes à déchiffrer, à interpréter. Il n’y a pas d’enquêteur qui ne soit l’égyptologue de quelque chose [8].

Ce quelque chose que cherche à déchiffrer Frank Smith, c’est un monde disparu dans l’excès même de ses manifestations numériques et médiatiques, où les images s’effacent ou se chassent constamment les unes les autres. Cette « matière naufragée », comme l’écrit Walter Benjamin à propos des objets de collection[9], appelle notre considération, c’est-à-dire notre attention, mais aussi, d’une certaine manière, notre estime. Comment rendre les images de migrants naufragés ou de terres détruites par des opérations militaires et des cataclysmes naturels, à la démesure qu’elles portent ou dont elles procèdent ? Comment réinscrire ces images dans le champ du visible, qui sont les signes de tant de drames vécus ?

La rencontre du verbe poétique et de la brutalité médiatique des images réemployées opère une distanciation qui manifeste clairement qu’il ne s’agit pas tant de documenter la capacité d’un monde globalisé à produire ses propres ruines, que de retrouver enfoui sous les décombres le sens même de la fêlure que porte avec lui tout événement.

Évoquant un propos de Schuler, archéologue allemand du début du XXe siècle, Walter Benjamin écrit en ouverture de la seconde série des Brèves ombres : « Le décisif n’est pas la progression de connaissances en connaissances, mais la fêlure à l’intérieur de chacune d’elles [10]. » Ce sont ces fêlures en effet qui peuvent dessiller nos paupières, comme la légère irrégularité dans les motifs d’un tapis, dit Walter Benjamin, marque à peine visible de l’authenticité d’une fabrication artisanale. Dans les images que s’associent Les Films du monde, les fêlures sont certes considérables. Mais le contexte de médiation numérique (YouTube, Facebook, etc.) qui vit de les ressaisir ‒ et où Frank Smith va les chercher ‒ ne peut qu’atténuer leur puissance de renversement, la maîtriser et la contrôler, pour l’accorder aux interfaces et aux écrans par lesquels ces images nous sont livrées comme autant de représentations du monde contemporain. Or c’est précisément à cet endroit du contrôle de l’image que Frank Smith se situe. Les Films du monde veulent en effet interroger cette volonté de maîtriser ou d’infléchir les capacités de voir ‒ au risque de les rendre impossibles ‒ qui caractérise le développement et l’alimentation des plateformes de partage d’informations visuelles. « Une image glisse sur une image » répète inlassablement le cinétract 36, et au fond de l’image on ne trouve rien d’autre qu’un fond d’image. C’est à cette matière informationnelle que nous sommes essentiellement confrontés, c’est à partir de cette même matière que notre monde nous propose son horizon. La question essentielle, dès lors, est de savoir comment nous pouvons nous-mêmes nous glisser dans l’image, comme le dit encore le cinétract 29, pour ouvrir cet espace numérique à une nouvelle dimension de sens.

2. Présence malgré tout

L’inscription des textes à même les images, et partant, sur les écrans qui les affichent, est essentielle à cette poésie, et c’est en quoi l’écriture de Frank Smith, ici, est à proprement parler une poésie numérique. En ce sens, une caractéristique de la poésie numérique serait sa capacité, non pas seulement à exprimer dans une langue qui lui est propre une part de réel qu’elle veut nous adresser, mais à transformer cette matière même dans sa formulation même. Le tramage du voir et du parler, de la vue et de l’énoncé, induit une mutation complète de l’image d’origine en regard de laquelle la parole poétique se lève. Jacques Rancière nous donne les moyens de le mettre particulièrement en évidence. La phrase-image, écrit Jacques Rancière dans Le destin des images, est « l’union de deux fonctions à définir esthétiquement, c’est-à-dire par la manière dont elles défont le rapport représentatif du texte à l’image [11] ». La phrase-image se définit ainsi par ses actes, ses effets sur le représentatif. Ceci étant posé, Jacques Rancière poursuit :

Dans le schéma représentatif, la part du texte était celle de l’enchaînement idéel des actions, la part de l’image celle du supplément de présence qui lui donne chair et consistance. La phrase-image bouleverse cette logique. La fonction-phrase y est toujours celle de l’enchaînement. Mais la phrase enchaîne désormais pour autant qu’elle est ce qui donne chair. Et cette chair ou cette consistance est, paradoxalement, celle de la grande passivité des choses sans raison. L’image, elle, est devenue la puissance active, disruptive, du saut, celle du changement de régime entre deux ordres sensoriels [12].

La composition du texte par l’image ‒ et réciproquement de l’image par le texte ‒ vise donc à introduire à une défaite de la représentation par un surcroît de présence, à introduire dans l’acte de voir une dimension charnelle que les images opèrent tout en la refusant. L’enjeu de la poésie numérique développée dans Les Films du monde est donc de dire, par le remploi de séquences vidéos le plus souvent sans auteur assignable, la possibilité insistante d’une chair qui excède radicalement les outils médiatiques où ces images auront commencé par circuler. La part active de telles images tient aux effets de rupture qu’elles induisent, et qui amorcent, contre l’environnement informationnel et l’espace de contrôle auxquels elles sont arrachées, cette dimension de présence toujours en excès sur sa représentation.

Il est significatif à cet égard que Frank Smith, dans cette archéologie du naufrage à laquelle s’abandonne sa recherche, prête une attention particulière à des modes de capture du réel qui ne laissent aucune place à l’inscription d’une singularité dans le cadre, ou plutôt dans le non-cadre, de l’image. Les épisodes réalisés à partir de vues tournées depuis des satellites, des drones ou autres appareils permettant des prises de vue aériennes, introduisent, entre le regard et la chose vue, une distance radicale. Ce faisant, ils produisent une séparation qui ouvre par anticipation à la nécessité d’un dire, dans lequel pourra se signaler quelque chose de cette chair qu’évoque Jacques Rancière, celle-ci dût-elle n’être évoquée que sur le mode de la perte et de la disparition. Ainsi, le cinétract 6 évoque l’événement d’un naufrage qui a eu lieu le 26 novembre 2013 au large des Côtes de Staniel Cay (Bahamas). Le noir et blanc, les effets de compression, les informations temporelles et géographiques inscrites dans le cadre de l’image, permettent de distinguer l’embarcation en difficulté et d’imaginer des corps en détresse, mais empêchent littéralement de distinguer la moindre figure humaine. Le naufrage n’est pas encore accompli que déjà « le territoire de perte » évoqué par Frank Smith en off est palpable.

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Doc. 3 ‒ Frank Smith, Les Films du monde, cinétract 6

Le cinétract 18, réalisé autour de l’arrestation et de l’exécution de Robert LaVoy Finicum filmées par le FBI le 26 janvier 2016, repose sur une même nature d’images sans vis-à-vis (au principe de la vidéo-surveillance) et que radicalisent d’une certaine manière les séquences réalisées à partir d’images tournées à l’aide de drones. Les quelques cinétracts [13] composés par de telles vidéos montrent des territoires dévastés par la guerre, les séismes ou glissements de terrains. Il est particulièrement manifeste ici qu’il n’y a plus même d’humanité derrière le dispositif de prises de vues. Les séquences vidéos que mobilisent ces épisodes procèdent pourtant d’une dimension esthétique évidente et clairement affichée, ce qui les rend scandaleuses. Cette esthétique de la destruction est également paradoxale au plus haut point, dans la mesure où elle témoigne d’un monde où toute sensation ‒ ce que désigne précisément le terme grec d’aesthesis ‒ est frappée d’interdit. Quand il n’y a plus d’homme à la caméra, mais un simple œil mécanique qui enregistre des terres dévastées ou, de loin, des corps en péril, sans que rien dans ces situations n’infléchisse ou n’interdise la fabrique de l’image, la perte est tout de suite là. Et il y va d’une perte à la seconde puissance, puisque ce qui se perd alors, c’est aussi le sens de cette perte. À propos du film À l’ouest des rails de Wang Bing, Jean-Louis Comolli fait ce constat sévère, qui pourrait s’appliquer plus justement à la matière d’images que réemploie Frank Smith dans Les Films du monde :

Mécanisation du regard, mécanisation du cinéma, disparition de la part « d’homme » dont on disait qu’elle était « derrière la caméra » : qu’y a-t-il derrière la caméra ? un jeune homme ? mais avant tout pensé comme un instrument […].

Il s’agit de confronter des hommes en voie de disparition à un cinéma qui n’est plus qu’une machine à enregistrer cette disparition interminable et toujours terminée [14].

Mais précisément, quoi faire de cette image ‒ et devant cette image ‒ de la disparition, sinon désigner cette perte, et par ce très peu, continuer de faire résonner, envers et contre tout, quelque chose de cette humanité même qui s’est perdue dans l’image ? C’est la question que nous invitent à poser Les Films du monde de Frank Smith, qui cherchent dans le langage une issue que les dispositifs numériques de représentation du monde ne cessent de boucher, là même où ils pensent l’ouvrir de fond en comble en permettant à chacun de les alimenter. Face à cette logique de mécanisation du regard, il est certain que c’est au dire poétique qu’il revient de mettre une part de souffle et de présence, pour que ces images ne restent pas de pures effectuations d’un monde déployé dans l’horizon fixé par les technologies numériques, où toute vie se signale sous le signe de sa propre défection.

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Doc. 4 – Les Films du monde, Frank Smith, cinétract 31

3. Phrase et montage

Les différents épisodes des Films du monde témoignent tous, chacun en son lieu, de l’impossibilité où nous sommes de raconter l’événement, qui dévaste jusqu’à la possibilité même de son propre récit. Nous sommes encore sous le coup de cette pauvreté en expériences communicables qu’évoque Walter Benjamin dans Expérience et pauvreté, quand il décrit une situation historique dont nous ne sommes pas encore sortis. Les expériences vécues par l’humanité sont si effroyables, dit-il en songeant notamment à la guerre 1914-1918, qu’elles interdisent d’emblée, moralement (quand ce n’est pas physiquement), toute forme de transmission. Une expérience, dit-il, est quelque chose qui doit pouvoir se communiquer de bouche à oreille. Est-il seulement possible d’accueillir les témoignages de toute une génération d’hommes et de femmes qui se tient « à découvert dans un paysage où plus rien n’[est] reconnaissable, hormis les nuages et, au milieu du champ de forces traversé de tensions et d’explosions destructrices, le minuscule corps humain [15] » ? Les expériences auxquelles « cet effroyable déploiement de la technique » nous expose ne peuvent précisément pas se dire au creux de l’oreille. Elles ne se communiquent, ni ne se transmettent, car elles ne sont les opérateurs d’aucune communauté visible. Le cours de l’expérience a chuté par excès, et c’est ce qui rend la tâche du narrateur impossible : ce qu’il pourrait vouloir dire de telles situations, nul ne saurait le reprendre dans l’élaboration de son propre chemin d’existence. Et pourtant, au sein de cette irréversible décrue de l’expérience, le geste poétique doit pouvoir s’exécuter.

C’est également en réponse à cette nécessité que les collisions entre phrases et images doivent être envisagées :

pas un trou

pas la moindre fissure

pas un visage qui ne soit lézardé [16]

La saturation visuelle à laquelle nous sommes confrontés complexifie la question du montage, qui semble exclue d’emblée par les images qu’utilise Frank Smith : photographies documentaires, séquences filmées par des caméras de surveillance par définition aveugles à toute dimension de cadre ou à toute forme de mise en scène, images tournées au téléphone portable dans l’urgence d’une catastrophe arrivée… Les vues fixes ou mobiles encodées numériquement n’ont pas été fixées en fonction de leur association ultérieure à d’autres images. Ce sont, comme le souligne Jacques Aumont, de purs items déliés de toute relation. Évoquant YouTube comme « un monde d’images irresponsables », c’est-à-dire qui ne répondent de rien, dans lesquelles personne ne parle et que nul n’est tenu d’écouter, l’auteur poursuit :

Dans tout cela, le montage devient un outil, sinon inutile, du moins souvent privé d’efficacité : les images, en ce sens libérées de tout lien, ne peuvent plus être réellement reliées entre elles, elles ne cherchent ni n’obtiennent leur sens par rapport à une totalité construite, mais par rapport à un chaos organisé, jamais monté [17].

L’image qui nous vient par les réseaux sociaux nous aveugle par sa propre mutité, qui la donne comme un ab-solu, c’est-à-dire comme quelque chose de délié et dont la tenue intrinsèque reste indépendante de tout rapport à autre chose que soi. C’est pour cette raison que les images qui se profilent dans cet environnement numérique ne peuvent que glisser les unes sur les autres, se chasser les unes les autres. L’horizon numérique dans lequel elles s’inscrivent n’est pas à proprement parler un horizon de sens. Pour qu’il le devienne, ces images doivent être déplacées, s’inscrire dans un nouvel environnement, où elles pourront apparaître autrement, ouvertes enfin à un potentiel de sens.

Or c’est précisément la tâche de la phrase que de produire un tel déplacement. La phrase-image, telle que Jacques Rancière la donne à penser, ré-ouvre pour ces images la possibilité d’être montées, c’est-à-dire tout simplement montrées. En effet, la phrase-image, dans l’analyse que Jacques Rancière en propose, est par nature parataxique [18]. La phrase introduit une fissure dans le plein de l’image, qui de ce fait change de régime d’expression. La saturation de l’image et l’hébétude à laquelle elle nous promettait, se transforment en son contraire : une syntaxe, c’est-à-dire la possibilité d’une relation synthétique. C’est la raison pour laquelle Jacques Rancière évoque la phrase-image en termes de montage : « La vertu de la phrase-image juste est […] celle d’une syntaxe parataxique. Cette syntaxe, on pourrait l’appeler montage, en élargissant la notion au-delà de sa signification cinématographique restreinte » écrit-il avant de rappeler que ce sont les écrivains du XIXe siècle qui ont inventé « le montage comme mesure du sans mesure ou discipline du chaos [19] ».

La poésie numérique que pratique Frank Smith consiste à changer le site d’apparition des images, qui dans ce déplacement voient leur nature se transformer profondément : de vue saturée qu’elle était, ne tolérant aucune relation à d’autres séquences visuelles, sinon sous la forme du glissement, de l’effacement ou de l’occultation réciproque, l’image ouverte par la phrase devient montage avant toute opération de liaison à d’autres images possibles. Comme si la phrase, par sa seule entrée en collision avec l’image, pouvait retrancher le trop plein de matière ou d’information qu’elle contient, introduire en elle une fissure, une coupure préalable à tout geste de montage, l’arrêter en quelque sorte pour qu’elle puisse se prolonger dans et par une autre image.

C’est bien le rôle de la phrase que d’articuler l’image à un sens potentiel. À cet égard, les écrans noirs, décisifs dans la poésie numérique de Frank Smith, apportent, en même temps que la possibilité d’une parole écrite, cette part obscure sans laquelle aucune lumière ne pourrait être reçue. Le cinétract 32 l’exprime de manière nette. L’écran noir, c’est ce qui permet à l’image de se livrer elle-même. Sans cette obscurité qui l’environne, l’image disparaîtrait dans sa propre luminance. « S’il n’y avait pas l’écran noir, on ne percevrait rien ». Et Frank Smith de conclure ce court récit d’ombre et de lumière : « L’image, elle est dans les choses, et pour qu’elle prenne, l’image, il faut : nous, un écran noir ». « Nous », c’est-à-dire cette écriture qui vient à la rencontre des images et ouvre l’espace où leur sens possible pourra éclore et se révéler.

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Doc. 5 ‒ Frank Smith, Les Films du monde, cinétract 32.

Le recours à l’écran noir permet donc à Frank Smith d’introduire la fissure au cœur de son dispositif d’écriture, et de réinventer la possibilité du montage pour des images dont le site originel de fabrication et de circulation empêche littéralement cet excès de sens. Cette inscription de la possibilité du montage dans des images a priori non faites pour être montées est particulièrement sensible dans les cinétracts réalisés à partir de matériaux photographiques. Les cinétracts 7 et 12 par exemple sont tous deux construits sur un principe de montage dans l’image, et obéissent à un procédé qui consiste à dévoiler progressivement le contenu d’une photographie dans laquelle des fragments sont découpés, laquelle photographie n’est livrée dans sa totalité qu’à la fin de la séquence. Il n’est pas anodin que dans ces deux exemples, ce qui introduit à l’image, c’est un texte. Dans le premier, ce qui se signale d’emblée, c’est une possibilité de dire nous, un nous qui se met en question au moment même où il se glisse dans l’image. Le cinétract 7 dit en amorce :

nous passâmes de l’euphorie

à une grande déception

à de profonds tourments

Le cinétract 12 pour sa part, réalisé à partir d’une photographie prise le 14 mai 2015 au large des côtes thaïlandaises, est introduit par ces quelques mots :

retour volontaire

migration circulaire

séjour temporaire

régularisation

ces choses n’ont ni commencement ni fin

Dans les deux cas, les phrases inscrites sur un écran noir ouvrent sur une vue de visages pris dans leur propre détresse, dont on comprendra au fil de la séquence qu’ils appartiennent à un paysage de souffrance plus vaste, saisi par une seule et même photographie. Ce travail de découpe préalable, par quoi l’image peut entrer en relation avec elle-même, et révéler progressivement, séquentiellement, sa teneur d’ensemble par cette opération de montage dans l’image, c’est l’ouverture de sens inaugurale par le texte poétique qui le permet. Si l’image peut être montée, c’est parce que le texte a commencé de la montrer sous un certain jour. Le texte, en posant d’emblée l’image dans un certain sens, la soustrait d’emblée de son effet de saturation. C’est aussi ce geste qui rend fondamentalement possible la succession des 50 +1 épisodes des Films du monde, qui tous se ferment sur le même signe de ponctuation, des points de suspension, qui sont d’abord l’expression d’une parole qui touche à ses propres limites, mais aussi les marqueurs d’une discontinuité sans laquelle  il n’y aurait pas de montage possible.

4. L’événement de la parole poétique dans l’horizon du numérique

Ce que réalise la poésie numérique de Frank Smith tient techniquement à la possibilité qu’offrent les outils de création de faire coexister sur un même plan d’exécution, dans une même application logicielle, des médias de sources variées : mots, images et sons. Mais le trait essentiel de cette poétique n’est pas son caractère multimédia, même si celui-ci est très prégnant. Si le geste artistique de Frank Smith peut opérer les ouvertures que nous avons signalées, c’est bien plutôt parce qu’il est prioritairement un acte de parole.

La philosophie d’Henri Maldiney, qui doit beaucoup à la linguistique de Gustave Guillaume dans ses développements sur le langage, est sur ce point particulièrement éclairante. Pour Henri Maldiney, toute phrase implique un événement d’ouverture qui la rend possible. Mais une telle ouverture, la phrase elle-même peut seule la produire. En ce sens, toute phrase, même formulée négativement, est toujours fondamentalement l’expression d’un oui face à l’épreuve du réel :

Une phrase n’existe qu’à ouvrir sa propre possibilité pour répondre à la condition du moment. La transition de la langue à la parole ne se fait pas par simple engrenage. Nous sommes véritablement parlant (et non parlés) parce que l’espace du dire auquel nous avons accès ne nous est pas conditionné de l’extérieur, mais que nous avons ouverture à lui à même notre pouvoir, absolument propre, de prendre la parole [20].

Dans une telle pensée, même si ce vocabulaire n’est pas exactement celui dans lequel elle se formule à proprement parler, la fêlure, la fissure appartiennent à la possibilité même de la phrase en tant que telle, qui doit toujours faire irruption pour « répondre à la condition du moment ». La phrase est donc à elle-même sa propre ouverture, elle doit trouver en elle-même sa propre nécessité et les ressources de son propre surgissement. Produire une phrase, c’est prendre la parole. Prendre la parole, c’est créer les conditions de possibilité de la phrase. La phrase commence donc toujours par opérer l’ouverture qui la rend possible. En ce sens, elle est toujours un événement. Elle ne peut advenir sans faire à la fois l’épreuve d’une faille, entre le langage et la parole qui le fonde, et de son franchissement :

Nous sommes parlant dès la langue. Si la langue parle c’est qu’il existe entre elle et la parole un accord de fond ‒ que la plupart des linguistes s’accordent à occulter : la langue veut dire mais parce que la parole a déjà ouvert le dire. C’est pourquoi la faille qui est entre elles est ressentie comme une tension. Elle n’existe qu’à dessein de son franchissement [21].

À la différence de l’image, qui est toujours résultative, la phrase se tient donc nécessairement au lieu de sa propre origine. Un autre texte d’Henri Maldiney le formule dans des termes décisifs. Toute poésie, rappelle-t-il, est son propre fondement. Pour autant, il faut bien qu’elle prenne fond dans un langage d’ores et déjà constitué. Cette situation d’avoir à parler dans une langue qui existe déjà peut sembler mettre en péril la capacité de la poésie à se tenir dans l’espace de sa propre ouverture. Mais Henri Maldiney rappelle que ce n’est pas la langue constituée qui est à l’origine de la parole, mais la parole qui est à l’origine de la langue. Les conditions de possibilités linguistiques, matérielles, sensibles ne préexistent pas à l’événement de la phrase, car c’est cet événement même qui peut y ouvrir un accès. Autrement dit, la phrase poétique ne se réfère pas à la langue dans laquelle elle émerge comme à son fondement, mais comme à la base ou le milieu de son apparaître, qui ne devient disponible qu’avec elle. Son fondement véritable, c’est la parole, qui est une dimension de perpétuelle ouverture au monde qui est à dire :

Entre ce que la langue permet de dire et ce qui est à dire, il n’y a pas adéquation. C’est précisément cet écart qui nous fait parlant. La propriété de la langue qui permet la parole c’est son impropriété. Sans elle nous ne serions que des transcripteurs d’informations programmées, des terminaux d’ordinateurs. La parole ne peut constituer des effets (phrases) qui soient accordés aux potentialités de la situation, dont précisément le dire décide, qu’en réactualisant dans un je peux les unités de puissance de la langue que sont les mots [22].

Réactualiser les mots dans un je peux, c’est les placer dans cet état d’ouverture, c’est les rendre disponibles à nouveau pour dire ce qui est à dire, cette nécessité fut-elle inscrite dans la démesure d’une catastrophe imminente. Et le langage poétique ne fait jamais que mettre en lumière cette impropriété de la langue, qui oblige toute parole poétique à toujours franchir un écart entre ce qui est à dire et les mots dont nous disposons pour le dire.

Ce qui est dit ici des conditions de possibilités linguistiques de la phrase peut être appliqué, par extension, au contexte numérique d’apparition de la poésie de Frank Smith dans Les Films du monde. En effet, même reçue dans un environnement de programmation ou d’effectuation numérique, la phrase ne peut apparaître sans ouvrir radicalement l’espace où elle se tient, sans apporter une forme au programme qui a pour tâche de la réaliser, c’est-à-dire de s’informer. Le langage binaire offre peut-être, de ce point de vue, l’expression minimale de cet état d’ouverture constante du langage par la parole qui fonde sa prise de forme, auquel la poésie donne toute son amplitude existentielle. Une page au moins dans l’œuvre d’Henri Maldiney permet de le souligner :

Ce qu’on appelle binaire (de base 01) constitue en fait une structure, une contraposition de possibilités symétriques opposées (ouvert/fermé) également probables. Un ordinateur, dont le propre est précisément d’ordonner, ne peut le faire qu’après l’imposition d’une forme. Il est informé par la programmation d’une question dont l’unité de sens, véritable logos monadique, transposé en constellation de signifiants constitue un foyer déterminé et déterminant qui introduit, pour parler et penser grec, un pléon dans l’ápeiron, et, par là, pour parler moderne, une courbure, un état de moindre probabilité, dans l’isomorphisme de la structure – en l’articulant en systèmes [23].

Le langage binaire lui-même, qui est finalement la condition de possibilité technique d’une poésie numérique, n’est donc pas étranger à cette situation où se tient tout langage d’avoir à découvrir une faille en la franchissant, ou encore d’éprouver son ouverture à un illimité (ápeiron) devant lequel il se découvre en déployant des phrases qui d’une certaine façon donnent forme à cet horizon.

Cet excursus par la pensée d’Henri Maldiney nous permet peut-être de toucher du doigt ce qui traverse Les Films du monde de part en part. En s’achevant sur une interrogation sibylline – « pourquoi arrive-t-il ceci plutôt que cela ? » –  ce vaste panorama du monde contemporain s’achève sur un acte double, qui consiste à désigner un événement qui garde une part d’indétermination et à faire surgir le possible sur lequel il tranche mais qu’il n’en finit pas de nous adresser en advenant. Tout l’enjeu des Films du monde est ainsi d’introduire, par un langage poétique, des brèches dans un environnement visuel saturé, qui semble au premier abord ne nous laisser aucune place, et ce faisant, de trouver les ressources qui permettent à une poésie numérique de se formuler dans une épreuve du monde :

L’acte premier de l’homme parlant qui fait se lever l’aurore du langage, est d’articuler, dans une forme, son éveil au monde et à soi, c’est-à-dire sa présence à cette déchirure dans la trame de l’étant qu’on appelle un événement – déchirure hors du jour de laquelle rien ne saurait se pro-duire… pas même le Rien [24].

Ce que montrent Les Films du monde de Frank Smith, c’est qu’il est encore possible, dans un monde intégralement arraisonné par les technologies numériques, de se tenir dans cet aurore du langage, à la croisée de plusieurs régimes d’expression, et d’y provoquer des surrections d’images au sommet desquelles la parole poétique peut se dresser pour nous adresser les fragiles signaux de son propre engagement.

Doc. 6 – Teaser des Films du monde de Franck Smith [https://vimeo.com/267202630]

Notes

[1] Patrice Maniglier, « L’art numérique n’a pas eu lieu », artpress 2, n° 39, hiver 2015, « Les arts numériques, anthologie et perspectives ».

[2] Ibid.

[3] À l’exception notable de quelques cinétracts, comme le 16, le 32 ou le 36, qui évoquent des situations qui ont lieu tout le temps et partout, ou le 11, dont le contenu est quant à lui indexé de la manière suivante : « de nos jours sur la terre ».

[4]  Les films du monde, Cinétract 24, 01:04:58.

[5]  ex : 55’52, faire que l’image porte l’écho de la voix.

[6] Gilles Deleuze, Logique du sens, Paris, Minuit, 1969, p. 175.

[7] Les films du monde, Cinétract 24, 01:04:46.

[8] Les films du monde, Cinétract 23, 00:59:50.

[9] Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle, traduction de Jean Lacoste, Paris, Cerf, 2006, p. 224.

[10] Walter Benjamin, Brèves Ombres, dans Œuvres II, traduction de Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz et Pierre Rusch, Paris, Gallimard, 2000, p. 349.

[11] Jacques Rancière, Le destin des images, Paris, La Fabrique, 2003, p. 56.

[12]  Ibid.

[13] Voir par exemple les cinétracts 8 (images tournées à Gaza en Palestine), 20 (images tournées en Équateur après un séisme), 31 (images tournées à Homs en Syrie).

[14] Jean-Louis Comolli, Corps et cadre. Cinéma, éthique, politique, Paris, Verdier, 2012, p. 134

[15] Walter Benjamin, Expérience et pauvreté, dans Œuvres II, op. cit., p. 365.

[16]  Cinétract 12, 00:35:15.

[17] Jacques Aumont, Le montage, « la seule invention du cinéma », Paris, Vrin, 2015, p 100.

[18] La parataxe est un procédé syntaxique qui consiste à juxtaposer des propositions sans expliciter le sens de leur relation.

[19]  Jacques Rancière, Le destin des images, op. cit., p. 58.

[20] Henri Maldiney, Le vouloir dire de Francis Ponge, Fougères-La Versanne, Encre marine, 1993, p. 115.

[21]  Ibid. p. 116.

[22] Henri Maldiney, « Espace et poésie », dans L’art, l’éclair de l’être, Seyssel, Comp’act, 1993, p. 142.

[23] Henri Maldiney, Aîtres de la langue et demeures de la pensée, Paris, Seuil, 2012 (1975), p. 400.

[24] Henri Maldiney, « Espace et poésie », dans L’art, l’éclair de l’être, op. cit., p. 143.

Auteur

Rodolphe Olcèse, membre du Laboratoire CIEREC (université de Saint-Étienne), a soutenu en novembre 2018 une thèse menée sous la direction de Danièle Méaux, intitulée L’archive, une puissance de nouveauté dans la pratique contemporaine de l’image en mouvement. Après des études de philosophie, a développé des activités de réalisation et de production cinématographiques, ainsi qu’une activité d’écriture autour du cinéma, pour des revues comme Bref magazineartpress2 ou Turbulence Vidéo. Depuis 2013, co-anime A bras le corps, une plateforme éditoriale consacrée à la création contemporaine (http://www.abraslecorps.com).

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Lignes de fuites poétiques du récit numérique


Cet article explore la frontière entre récit et poésie au sein des productions de littérature numérique, en suivant l’hypothèse selon laquelle le récit, en contexte numérique, tend vers une forme de poétisation que l’on peut lier au dispositif numérique lui-même et à la notion de flux. Le fragment, le déplacement et « l’instabilisation » du récit, analysés dans l’article, contribueraient à orienter la narration vers son autre que serait la poésie. Cette hypothèse est mise à l’épreuve de trois œuvres : 253 de Geoff Ryman, « À mains nues », section du blog Petite Racine de Cécile Portier, et Accident de personne de Guillaume Vissac, initialement publié sur Twitter en 2010. Toutes trois ont en commun de situer leurs récits au cœur de l’espace du flux par excellence de notre monde contemporain : le métro.

This article aims to explore the boundary between narrative and poetry within digital literature productions; our hypothesis is that narrative stories, when told in a digital context, tend to interact with poetic forms; this interaction lies in the digital device and its flow. We show that fragmentation, transfers and unstabilization are the three factors that transform narration into poetry. This hypothesis is confronted to three texts: 253 by Geoff Ryman, “À mains nues”, in Cécile Portier’s blog Petite Racine, and Accident de personne by Guillaume Vissac, initially published on Twitter during 2010. These works locate their story in the subway, which can be understood as the perfect symbol of the aesthetic of flow that we explore in this article.


Texte intégral

La ligne de partage entre la forme narrative et la forme poétique est, en littérature, située : les deux ouvrages fondamentaux à ce sujet, Le Récit poétique de Jean-Yves Tadié (1978) et Poésie et récit. Une rhétorique des genres de Dominique Combe (1989), ne manquent pas de le rappeler. Ce dernier caractérise ainsi la poésie moderne, à partir de Baudelaire et ses Fleurs du mal (1857), par le rejet de tout ce qui ne serait pas poésie, et en particulier par le rejet « du narratif [1] », c’est-à-dire du récit. Viendront après Baudelaire, pour résumer à grands traits, les jalons que sont Mallarmé et Valéry ; comme l’affirme alors Dominique Combe, « l’exclusion du narratif, d’abord posée comme une exigence propre à quelques poètes, est devenue partie intégrante du paysage poétique contemporain : c’est bien à un véritable système des genres que conduit le refus du récit en poésie [2] ». Système des genres qui tend à occulter le fait que, depuis le Moyen Âge au moins, la poésie et le récit ont su cohabiter sans encombre.

Jean-Yves Tadié prend appui sur ce partage générique pour proposer une définition du récit poétique : il s’agit de « la forme du récit qui emprunte au poème ses moyens d’action et ses effets », et qui constituerait de ce fait « un phénomène de transition entre le roman et le poème [3] ». Postulant la solidité de cette distinction entre deux formes que la plupart des catégorisations génériques tendent toujours à séparer, il déploie dans son ouvrage une hypothèse qu’il s’attache à démontrer par le recours à plusieurs textes du XXe siècle :

Le récit poétique conserve la fiction d’un roman : des personnages auxquels il arrive une histoire dans un ou plusieurs lieux. Mais, en même temps, des procédés de narration renvoient au poème : il y a là un conflit constant entre la fonction référentielle, avec ses tâches d’évocation et de représentation, et la fonction poétique, qui attire l’attention sur la forme même du message [4].

L’opposition créatrice au cœur du récit poétique tel que l’analyse Jean-Yves Tadié reposerait donc sur la tension entre deux fonctions renvoyant aux catégories proposées par Roman Jakobson [5] : la fonction référentielle, informative et centrée sur un élément du contexte qu’elle vise à restituer, serait un trait propre au récit, tandis que la fonction poétique, « attir[ant] l’attention sur la forme même du message », permettrait de caractériser la poésie ; la coprésence de l’une et l’autre de ces fonctions dans un même texte tendrait à en brouiller l’identification générique, nécessitant la création d’une nouvelle catégorie, celle du récit poétique.

Si les traits qu’identifie Jean-Yves Tadié concernant ce nouvel objet paraissent assez spécifiques, comme le fait qu’une œuvre qualifiée de récit poétique conserve des effets de parallélisme et d’écho [6], ou qu’elle laisse peu ou pas de place à la caractérisation psychologique des personnages [7] et au contraire beaucoup au décor [8], qui est alors parcouru dans un mouvement ménageant une continuité et des ruptures à la fois spatiales et temporelles [9], pourtant Dominique Combe en contestera la pertinence [10]. En effet, tout son travail dans Poésie et récit consiste à réhistoriciser la démarcation entre poésie et récit qui est, depuis longtemps maintenant, essentialisée : l’identification du récit et de la poésie à des fonctions dominantes, référentielle et poétique en l’occurrence, est en ce sens à replacer dans le contexte de sa fabrication par Valéry et les tenants de la poésie pure, pour lesquels la poésie doit non seulement se prémunir du narratif, mais également de toute trace de fiction, de commentaire, de description, etc., afin de permettre l’expression d’une intériorité à partir du matériau même du langage (là où le récit traduirait une action dans le monde par le prisme d’un langage rendu transparent, instrumentalisé par référentialité). Dominique Combe rappelle alors que le plus grand changement qui se joue au tournant des XIXe et XXe siècles est la position de la poésie elle-même : dans la « “triade” épique-dramatique-lyrique » qui structure la poétique, la poésie, « incarnée aux XVIIe et XVIIIe siècles par l’épique et le dramatique, au détriment du lyrique [11] », en vient au XXe siècle à se confondre avec le lyrisme, exclusivement, là où l’épique est identifié au romanesque et le dramatique au théâtral. Autrement dit, la partition générique entre roman et poésie, sur laquelle Jean-Yves Tadié prend appui pour construire sa catégorie de récit poétique, a une histoire que s’attache à reconstruire Dominique Combe ; cela signifie que les notions de poésie et de roman ou de récit, dans ce contexte, ont un sens bien précis issu des théorisations et des usages associés à la poésie moderne, de Baudelaire à Bonnefoy, en passant par Mallarmé et Valéry. Il faudra en tenir compte dans l’analyse.

Cette mise au point théorique est un préalable à l’exploration que je souhaite mener dans cet article : en effet, mon objectif est d’explorer certaines formes de récits prises dans un contexte numérique [12], c’est-à-dire des récits qui naissent sur ordinateur, et plus précisément sur internet, pour lesquels ils sont pensés et par lesquels ils sont reçus (ce qui n’empêche pas leur publication sous d’autres formats, comme le livre numérique ou imprimé). Ces textes, que j’ai pour l’instant rangés sous l’étiquette récit, constituent des objets labiles, en particulier en termes de catégorisation : on peut ainsi difficilement les considérer comme des romans, même si certains d’entre eux se construisent en référence à cet héritage. L’hypothèse qui sous-tend mon analyse consiste à dire que l’identité générique ou formelle que l’on peut attribuer initialement à ces textes, en les qualifiant de récits, est remise en cause, infléchie, complexifiée par l’intervention d’un processus de poétisation. Ce processus, je le lie directement au geste de création numérique : écrire un récit sur un blog, sur Twitter ou sous la forme d’un hypertexte, c’est raconter une histoire, mais c’est en même temps laisser la possibilité au poétique d’advenir, par ce qu’implique, ce que permet et ce que suppose le dispositif numérique [13]. Comme le soutient René Audet, « la qualité de dispositif du numérique apparaît dans sa capacité de transformation du statut du texte [14] », par sa nature processuelle. Il ne s’agit donc pas, dans la lignée des travaux de Jean-Yves Tadié, d’inscrire cette approche dans le cadre d’une essentialisation déshistoricisée des catégories récit et poésie, mais de dire que la poétisation du récit numérique tiendrait au processus d’éditorialisation numérique dans lequel ce texte est pris lorsqu’il est créé pour le dispositif numérique ; que la poïesis numérique impliquerait une poétisation du narratif. Plus encore, les objets qui sont ici manipulés semblent rétifs à toute tentative trop stricte de catégorisation, s’inscrivant dans le champ de la littérature expérimentale ou de la néo-littérature, telles que les définit Magali Nachtergael : une littérature qui creuse sa propre « créativité linguistique, technique et médiatique », qui « résiste aux outils de critique linguistiques, stylistiques et narratologiques et fait porter un doute permanent et profond sur le sens même des œuvres, l’usage des mots et leur forme [15] ».

Pour ces raisons, la définition du récit qui me servira de point de départ est volontairement minimale : « représentation d’un événement ou d’une suite d’événements, réels ou fictifs, par le moyen du langage, et plus particulièrement du langage écrit [16] », le récit est cette « relation d’événements, que l’on raconte et que l’on relie [17] ». La dimension poétique quant à elle, et sans chercher à définir précisément ce que serait la « poésie numérique [18] », se rattache à l’attention accrue que l’on porte à la matérialité du texte, au texte comme matière. À partir de cette base, et afin de mettre à l’épreuve mon hypothèse de départ consistant à dire que l’écriture numérique induit un infléchissement poétique du récit, je développerai trois points théoriques eux-mêmes accompagnés d’illustrations : je chercherai d’abord à construire la poétique du récit numérique autour d’une notion pivot, celle du fragment, et d’une œuvre, 253 de Geoff Ryman [19], hypertexte de fiction mis en ligne en 1995. J’interrogerai ensuite la poéticité de ces récits numériques, à partir de l’idée que celle-ci repose sur un principe de déplacement et de décontextualisation du narratif, et en appuyant mon propos sur la section « À mains nues » du blog Petite Racine tenu par Cécile Portier. Enfin, je montrerai que le dispositif numérique tend à mettre à l’épreuve la frontière entre narratif et poétique par un principe d’instabilisation (si l’on accepte le néologisme), passant par le prisme double de la monstration et du flux, qui trouveront à s’illustrer dans la création Accident de personne à laquelle s’est livré Guillaume Vissac, en plusieurs temps, d’abord sur Twitter, puis dans un livre numérique et un livre imprimé. Les trois œuvres convoquées à titre d’exemple incarnent ce processus propre au dispositif numérique dont parle René Audet, et ce à plus d’un titre : parce que le texte narratif est pris dans un flux qui le déporte sans cesse vers d’autres formes textuelles, mais aussi parce que ces trois œuvres se déploient dans un espace symptomatique de notre contemporain, et symbolisant efficacement le principe de la mise en réseau et de l’étoilement du web sur lequel vivent ces œuvres : celui du métro.

1. Poétique du récit numérique

1.1. Théorique, 1 : fragmentations narratives

L’objet de cet article, le récit en contexte numérique, a déjà une histoire assez longue qui débute à la fin des années 1980, avec la publication en CD-Rom des premiers hypertextes de fiction. L’hypertexte de fiction apparaît ainsi, dans ces années pionnières du champ de la littérature numérique, comme une de ses expressions principales, aux côtés de la génération automatique des textes et de l’animation textuelle [20]. La poésie numérique se situerait plutôt à la croisée des deux dernières catégories, explorant tout à la fois le potentiel musical, rythmique et expressif de la mécanisation de la création textuelle, et la possibilité de pousser à son terme le traitement du signe linguistique comme matériau de création, en le mettant en mouvement à l’écran, orientant la lecture du côté de la visibilité. Emmanuelle Pelard rappelle [21] ces traits en se livrant à une synthèse des différentes propositions de classification des poèmes numériques ; ailleurs, elle retrace l’histoire de ces productions dans lesquelles « la poésie [se fait] image pour devenir un véritable fait plastique [22] ». Si ce champ de la poésie numérique n’est pas au cœur de cette étude, ses enjeux toutefois servent à penser ce qu’il advient du récit dès lors qu’il peut, lui aussi, être soumis à un travail d’éditorialisation numérique offrant des possibilités de manipulation matérielle aussi bien que des contraintes de formats ou de diffusion.

Les premiers récits numériques paraissent donc avoir partie liée avec la forme de l’hypertexte [23], qui se caractérise par la mise en relation, à l’aide de liens hypertextes, de multiples fragments de différentes longueurs. L’ensemble se présente comme une œuvre textuelle non-linéaire, puisque chaque fragment de texte peut potentiellement contenir un ou plusieurs liens hypertextes renvoyant vers d’autres fragments. Dans le cadre d’un hypertexte dit de fiction, il s’agit pour les auteurs de raconter une histoire, donc de construire un récit, à l’aide de cette contrainte double, la non-linéarité et la fragmentation [24]. Cette fragmentation a intéressé la recherche en ce qu’elle a semblé constituer un des traits centraux de la poétique narrative en contexte numérique, à rebours du modèle du récit fleuve qui se déploierait dans le livre imprimé. René Audet et Simon Brousseau synthétisent ainsi cette idée :

Marquées par une prise en compte avancée de la dématérialisation de l’œuvre littéraire, les pratiques littéraires numériques se développent autour d’une esthétique profondément définie par la diffraction des contenus et par leur hétérogénéité, tout autant que par un détachement de la fixité de ces contenus, rapport entre le texte et son support pourtant fortement conventionnalisé dans l’écosystème du livre [25].

La notion de diffraction, approfondie par René Audet ailleurs [26], vise non pas tant à rassembler une catégorie d’œuvres qu’à saisir un processus d’éclatement du récit ; ce processus repose sur « une saisie stratifiée et réticulée d’une œuvre-archive profondément mosaïquée [27] », traduisant dans l’œuvre la nature même du dispositif numérique, fondamentalement lié au principe du réseau et de la base de données. Pour René Audet, cela constitue l’élément-clef « d’une poétique du texte littéraire numérique », c’est-à-dire d’un texte marqué par « une caractéristique intrinsèque du support qui l’accueille [28] ».

Les premiers grands récits numériques (on peut penser par exemple à afternoon, a story de Michael Joyce ou encore à Victory Garden de Stuart Moulthrop) exploitent ainsi ce processus de diffraction et de fragmentation dans une visée narrative. Ce faisant, ils font dévier le récit de son cours en induisant de la discontinuité ; cette dernière contribue à isoler des portions de récit en les détachant du fil dans lequel elles sont habituellement prises, brisant ainsi un des éléments centraux de la définition minimale du récit proposée en introduction : la mise en relation d’événements entre eux par la création d’une série, d’une succession relevant du (chrono)logique. Toute mise en relation, cependant, ne disparaît pas dans l’hypertexte : celle-ci n’est plus (chrono)logique mais accidentelle et de ce fait, pourrait-on dire, poétique. La lecture d’œuvres hypertextuelles procède alors par effets de décontextualisation : un fragment narratif peut conduire à un fragment tout autre, amorçant un autre récit ou creusant des portions de récits déjà lues [29] ; chaque nouvelle « page » lue correspond potentiellement à un nouveau récit qui peut paraître n’avoir aucun rapport avec ce qui vient d’être lu. Tout l’intérêt de la forme réside alors dans ce potentiel de bifurcation, soumettant le récit à son éclatement possible, sans pour autant que cet éclatement ne s’accomplisse à tous les coups. La lecture, et par là l’œuvre elle-même, en ressortent marquées par une forme d’instabilité, de trouble, qui paraissent rejoindre le « flou » que Christèle Devoivre analyse dans le récit poétique, un récit en mouvement qui refuse l’arrêt, le statisme [30].

C’est bien là que se situe le premier infléchissement poétique du récit en contexte numérique. Jean Clément analysait dans cette perspective en 1994 l’hypertexte de Michael Joyce, afternoon, a story, en affirmant en guise d’hypothèse que « l’hypertexte fait passer la fiction du narratif au poétique [31] ». Comparant le fragment textuel dans l’hypertexte à un aphorisme, qui produit du sens en dehors de tout contexte, il note que « ce sont les repères habituels de la fiction qui s’effacent : voix narratives incertaines, indétermination des rapports entre personnages, confusion volontaire des lieux, etc. ». Cet effacement, rejoignant le « flou » que je notais précédemment, est ce qui oriente la lecture du côté du poétique :

Comme la poésie libère les mots de leur enchaînement à la linéarité de l’axe syntagmatique pour les projeter dans un réseau de correspondances thématiques, phonétiques, métaphoriques, etc. qui dessine une configuration pluri-isotopique, l’hypertexte libère les séquences narratives de leur asservissement à la grammaire du récit traditionnel pour les faire entrer dans l’espace multidimensionnel d’une structure entièrement neuve et ouverte [32].

Dès lors, ce qui ferait de ce type de récit numérique un objet flottant entre les catégories du narratif et du poétique serait sa lecture. Dominique Combe rappelle d’ailleurs qu’un des éléments rejetés par Paul Valéry dans le roman est l’état dans lequel le récit place le lecteur : c’est bien « la narrativité qui asservit le lecteur en le mettant en posture d’attente passive, mais frénétique [33] ». On peut alors distinguer, bien que ce soit pour partie schématique, une lecture linéaire qui serait celle du récit dans ses formes traditionnelles, et une lecture tabulaire, qui serait celle de la poésie, autorisant par exemple à lire les poèmes d’un recueil dans le désordre ou de façon non exhaustive. L’hypertexte de fiction favorise la lecture tabulaire, et prolonge un état de lecture moins passif et « frénétique », mais plus contemplatif et réflexif, que Jean-Yves Tadié identifiait déjà pour le récit poétique :

La lecture du récit poétique, comme celle du poème, apparaîtrait sans doute beaucoup plus hachée que celle d’un roman classique, parce que les chocs des instants poétiques appellent, non seulement dans le récit, mais en nous, un prolongement, un temps qui les développe et pendant lequel nous les recréons. La page se contemple alors comme un tableau […] [34].

1.2. Exemple, 1 : l’hypertexte. 253, a Novel for the Internet about London Underground in Seven Cars and a Crash

253, de Geoff Ryman, est un hypertexte de fiction mis en ligne pour la première fois en 1995. Faisant partie de la première génération des œuvres de littérature numérique, il est un des premiers hypertextes de ce genre à être publié directement sur Internet, et non sur CD-Rom comme cela avait été le cas pour afternoon, a story. Dans les années qui suivent, l’hypertexte est transposé sous la forme d’un ouvrage imprimé [35], mais reste en ligne pendant plus de quinze ans. Il n’est désormais plus accessible que grâce à la Wayback Machine. Comme son sous-titre l’indique, l’œuvre, caractérisée comme un roman (« novel ») et affichant donc sa dimension narrative, prend pour cadre le métro londonien, qui se matérialise graphiquement sur la page de l’hypertexte : le titre de l’œuvre représente le nombre « 253 » sous la forme de la carte d’un réseau du métro, et ce nombre est repris dans le « Journey Planner [36] », placé au centre d’un étoilement de parcours qui rassemble certaines potentialités de navigations permises au lecteur au sein de l’hypertexte. Ce « roman » est polarisé par un événement précis, l’accident que va connaître une des rames du métro, qui constitue le point d’aboutissement du récit et, en quelque sorte, une radicalisation du principe de dénouement. Chaque fragment textuel est organisé de la même façon : il correspond à l’un des 253 passagers du métro accidenté, est organisé en trois sections (« Outward appearence », « Inside information », « What he / she is doing or thinking »), et comporte 253 mots.

J’ai montré ailleurs [37] de quelle façon, face à cette fragmentation narrative, le lecteur pouvait être conduit à reconstruire, par différents procédés impliqués par l’œuvre elle-même, une intrigue, comme si le récit lui était en fait livré « en kit » ; cette analyse suggère que l’œuvre favorise bien la lecture tabulaire évoquée dans le point précédent. En effet, il n’y a pas d’ordre ou de fil narratif à suivre, qui viendrait relier entre eux les différents fragments textuels, et pour cause : si chaque personnage n’est pas une entité strictement autonome et peut être relié à d’autres personnages de son wagon par proximité ou parce qu’ils vont interagir dans le cadre de la diégèse, pour autant ces liaisons restent accidentelles et dues au hasard du placement dans les rames du métro. Il faut alors, pour le lecteur, chercher à donner du sens à la relation qui reste, établie par les différents liens hypertextes et qui infléchirait le récit vers une forme de poétisation. « Mosaïqué », pour reprendre un terme de René Audet et Simon Brousseau, le « roman » 253 incite à être sensible aux jeux d’échos entre différents lieux de l’œuvre, au sein d’une construction textuelle favorisant la répétition du même (les trois catégories et les 253 mots) : c’est alors le réseau du métro lui-même, pensé à la fois comme flux de circulation constant et répétition infinie d’un même parcours, qui sert de modèle pour penser l’œuvre. Chaque fragment y apparaît comme une sorte d’entité à la fois autonome, fonctionnant par elle-même, ciselée à la manière d’une création oulipienne, mais aussi toujours en mesure d’entrer en collision avec un autre fragment au gré de l’avancée du lecteur dans le texte, ne tenant pas compte de la chronologie des événements. En effet, tout comme dans afternoon, a story, la navigation du lecteur dans le réseau de l’hypertexte l’autorise à lire un fragment situé avant l’accident, puis un fragment situé après, et de nouveau un fragment situé avant, de telle sorte que la chronologie n’est pas tant déconstruite que rendue inopérante.

Ces rencontres accidentelles d’un fragment textuel avec un autre, que le motif du crash thématise, génèrent des « instants poétiques », un « prolongement » contemplatif, ainsi que le disait Jean-Yves Tadié à propos du récit poétique. Ainsi, lorsque je lis le fragment concernant la passagère numéro 3, Mrs Deborah Payne, je remarque parmi les liens hypertextes attirant visuellement le regard (par leur mise en couleur usuelle dans les premiers temps d’Internet) un lien intitulé « businesswoman », dans la première section du texte : il vise à décrire l’apparence de la jeune femme, mais dans le même temps, il m’apparaît comme lesté d’une profondeur de signification autre, qui ne se donne pas au premier regard. Le lien m’indique une potentialité, m’incite à m’extraire d’une lecture « passive [et] frénétique » caractérisant la narrativité selon Valéry pour laisser vagabonder ma pensée. Cliquer sur le lien me conduit dans un autre lieu du texte, vers le passager 36, Mr Jason Luveridge : ma lecture de ce nouveau fragment est alors orientée par l’attente provoquée par le lien, et par la sémantique du terme mis ainsi en exergue ; s’amorce une lecture double : l’extrait pour lui-même, et en correspondance avec le précédent, ce qui fait émerger un troisième texte fantôme à la surface des deux autres. Si chaque lien correspond en définitive à un point de rencontre entre les personnages [38] (ici, le personnage de Jason a été frappé par l’apparence de « businesswoman » de Deborah Payne au point d’en tomber amoureux), il suscite également une lecture que l’on pourrait dire créatrice, en ce qu’elle facilite chez le lecteur la constitution de rapprochements subjectifs, fondés autant sur les potentialités narratives qu’une telle structure comporte [39] que sur des possibles poétiques, sémantiques, lexicaux attachant le regard au mot et son étoilement.

2. Poéticité du récit numérique

2.1. Théorique, 2 : le déplacement

Ce que l’exemple de 253 tend à montrer est l’idée que la poéticité de ce type de récit numérique hypertextuel se situe dans une logique de déplacement : déplacement du sens du fragment par contact avec un autre fragment, déplacement des attentes de lecture par l’abandon du désir frénétique de l’intrigue, déplacement du geste de création et de réception dans son entier, faisant du récit ainsi diffracté autre chose que lui-même. Cette autre chose ne correspond pas à une forme qui existerait déjà (un poème, par exemple) : autrement dit, ce sont bien les processus de narrativité et de poéticité qui sont ici envisagés et non un résultat que l’on pourrait reclasser. Ce déplacement est ce en quoi réside la poétisation du récit en contexte numérique.

On peut ici appuyer l’analyse sur l’histoire déjà longue de la poésie expérimentale aux XXe et XXIe siècles, qu’analyse Gaëlle Théval dans ses travaux [40]. Elle évoque, dans un article intitulé « Non-littérature [41] », ce principe du déplacement (ou de la décontextualisation, terme de Jean Clément dans ses analyses de l’hypertexte de fiction) en renvoyant aux travaux du poète Anne-James Chaton : sa pratique, relevant de la « non-littérature » ou de « l’écriture sans écriture » (ainsi que François Bon traduit l’Uncreative Writing de Kenneth Goldsmith), consiste à déplacer un matériau textuel dans un contexte poétique. C’est alors le geste qui constitue la poéticité du texte, et non la nature de ce dernier, qui par ailleurs n’est généralement pas écrit de la main du poète. On rejoint ce « geste d’écrire » que Kenneth Goldsmith désigne comme un « transfert littéral de langage d’un lieu à un autre [42] ». René Audet place ce geste de déplacement, qu’il situe au cœur de la logique de la forme hypertextuelle, sous le signe de la réticulation :

La réticulation des textes numériques repose sur une diffraction textuelle et narrative. Appeler des contenus qui n’appartiennent pas à la trame en cours, c’est ouvrir à la multiplicité – celle des voix, des types discursifs, des fils narratifs concurrents. Cette diffraction […] trouve à s’incarner avec force dans ces œuvres réticulées, où la discontinuité du texte est valorisée, mais souvent au sein d’un travail de (re-)connexion complémentaire [43].

Cette dernière remarque me paraît mettre en relief le principe de la relation accidentelle pourvoyeuse de poéticité que j’évoquais dans l’exemple de 253 : le récit est soumis à une logique double d’ouverture et de stratification qui interdit à la narrativité de se faire synonyme de linéarité ; et l’unité narrative d’un récit numérique semble pouvoir se construire à plusieurs échelles, au niveau du fragment, dans la relation croisée de plusieurs fragments distants, jusqu’au niveau surplombant de l’objet lui-même – un peu à l’image de ce qui se joue à la lecture d’un recueil de poèmes.

Si l’on quitte le modèle de l’hypertexte, qui reste en définitive probablement la forme la plus narrativisée de récit numérique, on constatera que l’association des deux principes évoqués jusqu’à présent, la fragmentation et le déplacement, donnent lieu à d’autres types de récits qui s’éloignent du modèle romanesque sans renoncer à la narrativité. Ces récits, qui ne paraissent pas viser l’œuvre comme totalité et parmi lesquels je place les deux autres exemples qui servent d’appui à ce travail, se présentent comme des éclats narratifs, se rapprochant toujours plus du principe de l’aphorisme, prenant appui sur des éléments du monde qu’ils viennent mettre en fiction. Il s’agit bien d’un déplacement, consistant pour l’auteur à se saisir d’une impression pour la fixer par l’écriture dans un dispositif capable de la remettre en mouvement, que ce dispositif soit le blog ou le compte Twitter ou Facebook, pour ne mentionner que les exemples les plus évidents. Dès lors, la référentialité à l’origine même du texte se trouble, et le récit ne cherche plus tant à traduire le monde qu’à révéler son potentiel poétique. Ces condensés narratifs, reposant en grande partie sur l’implicite et incitant le lecteur, par leur force de suggestion, à s’insérer dans les interstices, s’offrent à ce dernier dans un flux permanent ; formes éphémères en ce qu’elles sont rapidement ensevelies par leur propre accumulation sur la page de blog ou le fil Twitter, elles paraissent renouer avec un des enjeux que Paul Valéry attribuait à la poésie pure : se servir du langage comme matériau afin de faire émerger l’expression d’une intériorité, cet œil regardant de l’auteur qui voit et retranscrit le monde non pas dans une prose transparente et asservie à ce dernier mais dans l’objectif de traduire au contraire son opacité, ou de montrer ce que l’on n’y voit pas. Ces fragments narratifs, contrairement à ce qui se joue par exemple dans 253, paraissent exhiber une figure narratoriale forte que l’on peut sans trop de difficulté associer à celle de l’auteur ; cette figure est alors la focale qui unifie tous ces fragments, infléchissant la lecture vers une forme de lyrisme discret.

2.2. Exemple, 2 : le blog. Petite racine, « À mains nues »

Cécile Portier, sur son blog Petite Racine [44], consacre une section de ses écrits à ses observations métropolitaines : « À mains nues » rassemble ainsi plusieurs clichés de mains de passagers du métro, sur lesquelles l’autrice a fait porter son regard et qu’elle accompagne d’un texte retraçant l’échange qu’elle a eu avec les porteurs de ces mains remarquables qu’elle collectionne. Puisque le projet consiste à « rendre compte de rencontres inopinées dans le métro en faisant parler les gens de leurs mains [45] », ainsi que Cécile Portier le résume, on peut considérer ces mains comme des symboles ou des métaphores, incarnations de sujets avec lesquels on partage, le temps du trajet en métro, un espace commun. De la même façon que 253 exploite le dispositif de l’hypertexte pour établir une relation entre les différents individus d’une même rame de métro, « À mains nues » cherche à donner corps à ces rencontres potentielles, qui apparaissent alors comme des réservoirs narratifs.

C’est ainsi, par exemple, que la photographie sous-titrée « Entre », plaçant au centre de l’image deux mains d’homme comme en miroir, l’une tatouée de l’inscription « tout », l’autre « rien », semble avoir été suscitée par la présence même de cette amorce textuelle inscrite sur la chair. Le texte qui déploie la photographie, et qui retrace l’échange entre l’autrice et le possesseur de ces deux mains, vise alors à raconter l’histoire de ces tatouages, une histoire qui ne peut se dire : « J’ai demandé pourquoi ces mots inscrits, il a répondu que c’est exactement la question qu’il s’était posé en sortant de les avoir fait inscrire, une sorte de vertige prospectif sur le tant de fois où la question viendrait buter contre ses mains [46] ». Tout se passe alors comme si ce qui suscitait la rencontre, la photographie et l’échange, était le potentiel poétique de ces deux inscriptions, par lesquelles les mots « tout » et « rien » résonnent, « point aveugle à partir duquel tout le reste se déploie [47] ». Le support qu’est le blog permet de rassembler en une même page l’image et son commentaire, et de préserver en quelque sorte, par le geste qu’effectue le lecteur pour accéder au texte (il lui faut cliquer sur la photographie parmi toutes les autres, en miniature, donc lui-même opérer une action de sélection par le regard parmi de multiples mains qui s’offrent à lui, pour pouvoir accéder à la page rassemblant la photographie en grand format et le texte), la démarche de l’autrice dans sa chronologie : d’abord ces deux mots inscrits à la surface du corps, puis la mise en récit de leur présence.

Dans cet exemple, la contemplation poétique semble être première, et le texte narratif en découler ; on notera que ce dernier est parfois récit de façon plus évidente, comme dans la photographie sous-titrée « Déplacements » capturant, sur une main de femme noire, une bague reproduisant deux grandes ailes, que Cécile Portier interprète comme les ailes d’Hermès : c’est alors la rencontre elle-même, et ses suites, qu’elle met en scène, introduisant des discours rapportés et terminant son texte par un effet de chute [48]. Le processus est toujours le même : partir de l’impression pour aboutir au texte, permettant d’en revenir à l’image. On pourrait replacer cette pratique dans une lignée qui remonterait aux flâneries baudelairiennes, et je ne peux m’empêcher de penser ici au premier quatrain du sonnet « À une passante », où la main resurgit :

La rue assourdissante autour de moi hurlait.

Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,

Une femme passa, d’une main fastueuse

Soulevant, balançant le feston et l’ourlet [49]

On situera toutefois plus facilement Cécile Portier dans la lignée de la pratique de la « dérive », issue du situationnisme et explorée par plusieurs artistes québécois prenant à la fois la ville et le numérique comme terrains de jeu. Enrico Agostini-Marchese y consacre un article dans lequel il propose une définition de ce que serait cette flânerie numérique : « l’exploration et […] la mise en récit de la ville […], où [l’auteur] se promèn[e] laissant [sa] trace à travers l’utilisation de plusieurs supports [50] ».

Il semble que l’on rejoint là plusieurs caractéristiques du récit poétique qu’analyse Christèle Devoivre, prenant sa source dans la contemplation à laquelle se livre le sujet écrivant ; dans ce récit, c’est d’abord « le vide et le plein des textes » qui ressort (le « tout » et le « rien » ?), « une sorte de manque de consistance au niveau des éléments narratifs du récit [qui] étonne [51] ». Ce vide, ce manque de consistance du récit ouvrent la porte à la poésie. Cécile Portier est familière de cette pratique, qu’elle déploie également dans Étant donnée [52], fiction numérique qui place au centre une femme amnésique dont on retracera l’existence par les données qu’elle a laissées derrière elle. Elle analyse cette création dans un article [53] publié dans un numéro de la revue Itinéraires consacré aux Ethos numériques : en préambule de ce dernier, la rédaction en charge du numéro présente précisément l’objet comme une « fiction poétique transmédia », et Cécile Portier elle-même en fait une « fable poétique ». Partant du constat que « nos vies s’écrivent par traces, que nous laissons sans y penser, mais qui nous documentent et nous archivent », l’autrice construit Étant donnée comme une entreprise de ressaisissement, par l’écriture et par la mise en fiction, de ces traces de soi-même parsemées et captées par les outils numériques ; cette entreprise vise bien à « écrire pour réintroduire », parce que celles-ci sont aussi les conditions de notre « traçabilité », « de l’incertitude dans nos traces, comme condition de notre liberté ». L’œuvre se compose d’un assemblage de textes et de créations diverses, parmi lesquelles des « vidéo-poèmes », visant à rétablir le récit de l’existence de cette femme amnésique. Mais ce récit, à l’opposé de la fiabilité et de l’exhaustivité du récit officiel de nos vies porté par les données, s’efforce de ménager des vides, de détourner la trace, de la poétiser pour la déjouer. Comme le dit Cécile Portier,

Les données nous font la promesse de pouvoir tout voir, mais on oublierait assez facilement qu’il existe un point aveugle, que tout n’est pas si évident dans cette visibilité triomphante, et que peut-être il est nécessaire de venir éclairer le plein jour d’une autre lumière, poétique, politique, pour briser l’évidence du « tout est donné ».

Ce « point aveugle » était aussi à la source du fragment narratif « Entre » exploré ci-dessus : c’est son insertion dans le tissu du récit qui permet à la poésie de se déployer.

3. Le narratif et le poétique en contexte numérique : une frontière ?

3.1. Théorique, 3 : instabilisation

L’exemple précédent le montre : « nous sommes certainement devenus […] des biographes amassant des collections de faits minuscules et d’impressions sur quiconque nous choisissons de braquer notre objectif [54] » ; s’agirait-il, pour ces fragments narratifs qui se déploient sur les blogs ou sur les réseaux sociaux et dont les exemples sont nombreux, d’Éric Chevillard à Cécile Coulon (qui publie également des poèmes), d’(auto)biographies poétiques ? Pourquoi, en définitive, vouloir conserver des catégories qui ont été pensées pour des productions littéraires antérieures au numérique ? Gaëlle Théval rappelle, lorsqu’elle évoque ces œuvres de « non-littérature » qu’elle analyse par les outils de la poésie, la réaction de Jacques Roubaud : « Pourquoi les baptiser “poésie” ? Pourquoi ne pas les nommer musique, gymnastique, air d’opéra, numéro de cirque, sketch, chanson, ballet, strip-tease ? [55] » On pourrait poser la même question à propos des récits évoqués dans cet article ; reste que sans ces outils, même un peu inadéquats, on s’interdit de penser les objets. Je souscris de ce fait pleinement au constat de Gaëlle Théval :

Partant de la réception critique de ces pratiques, représentative d’une « doxa », il s’agirait alors de tenter de mesurer ce qui, dans les définitions, est amené à se déplacer : où le terme de « littérature » est, comme celui d’art, tenu pour un concept tantôt évaluatif, tantôt essentialiste, tantôt institutionnaliste, là où celui de « poésie » est plus volage [56].

Gaëlle Théval montre que le terme de poésie est manipulé et mis à distance, comme s’il ne voulait plus rien dire ou comme s’il était une étiquette qu’on vidait peu à peu de ses traits caractéristiques pour en faire une coquille vide qu’on pourrait dépasser. Il en va de même dans les objets qui m’intéressent : l’étiquette récit est infléchie par son insertion dans le dispositif numérique, lui faisant subir un certain nombre de déplacements que l’on peut identifier au geste poétique, déplacements peut-être préalables au dépassement.

Le point de rencontre le plus fort entre poésie et récit en contexte numérique repose alors sans doute sur la monstration : un des enjeux du déploiement de la littérature sur les dispositifs numériques a été de mettre en relief le fait que tout texte, et pas seulement le texte poétique, avait une matérialité, et que celle-ci devait être interprétée. Il n’est ainsi pas anodin que le roman réaliste se développe, au XIXe siècle, en même temps que l’objet livre lui-même, de plus en plus facile à reproduire et à diffuser ; on peut alors établir une concordance entre la narrativité linéaire reposant sur le principe de la mise en intrigue, et l’objet livre incitant à une lecture qui irait de la couverture à la quatrième de couverture, dans un déroulement ininterrompu et lui-même continu. Les dispositifs numériques, permettant de s’émanciper de cet objet, impliquent l’invention de nouvelles procédures de lecture et de matérialisation du texte en même temps qu’ils attirent l’attention sur le fait que le livre est lui-même un dispositif avec ses contraintes de création et de réception [57]. Dès lors, une attention accrue est portée à la façon dont le texte, peu importe sa nature, se déploie à l’écran, et peut en passer par l’usage d’outils permettant sa manipulation, qu’il s’agisse de le rendre cliquable par le lien hypertexte [58], de l’associer à des images, de le mettre en réseau par le biais de hashtags, de le mettre en couleur ou en mouvement. Emmanuelle Pelard affirme ainsi :

Quand l’écriture sur support numérique redécouvre à son tour l’univers de la « matière », on constate qu’elle se rattache des qualités graphiques qui, pendant des siècles, avaient été réservées à l’image : la couleur, la forme, l’espace, et bien évidemment l’animation. Les signes écrits ne sont plus condamnés à seulement signifier, ils peuvent montrer ce qu’ils désignent ; ils règnent dans l’immontrable et dans le montrable [59].

Le texte en contexte numérique relève à la fois de l’immatériel et du visible, il se rappelle au lecteur pour ce qu’il dit, la façon dont il le dit et l’aspect concret qu’il prend pour le faire : tenir ces trois pans ensemble dans l’analyse contribue à inclure la poésie, que j’avais définie comme l’attention accrue que l’on porte à la matérialité du texte, au texte comme matière, dans toute analyse, y compris de textes narratifs. Tout se passe dès lors comme si le récit en contexte numérique était toujours un récit poétique, dans lequel par définition, selon Jean-Yves Tadié, « l’attention du lecteur est retenue par la forme du message, par la matérialité du texte [60] ». Je rejoins ici un constat fait par Kenneth Goldsmith, pour qui avec le numérique « quelque chose a radicalement changé : jamais auparavant le langage n’avait disposé d’une telle matérialité – fluidité, plasticité, malléabilité – implorant d’être activement ressaisie par l’écrivain [61] ».

Que la plasticité du texte numérique soit associée à sa fluidité me paraît crucial : il ne s’agit pas seulement de constater que l’on doit désormais autant voir le texte que le lire, mais également comprendre en quoi cela constitue une dissociation dans l’acte de lecture, un dédoublement qui fait de la réception d’une œuvre en contexte numérique une opération fondamentalement instable, en mouvement (en déplacement, je l’ai déjà noté) : une opération d’instabilisation de l’œuvre.

3.2. Exemple, 3 : le fil Twitter. Accident de personne

Accident de personne, le projet multi-support que Guillaume Vissac mène depuis près de dix ans désormais, met parfaitement en lumière cette instabilisation, et ce à plus d’un titre : l’œuvre est d’abord un ensemble de 160 fragments publiés, à raison de trois fois par jour, sur le compte Twitter @apersonne pendant le mois de décembre 2010. Elle devient, en 2011, un livre numérique, dans lequel ces fragments sont réagencés, liés, et auxquels Guillaume Vissac adjoint des intertitres, des notes de bas de page, et autant d’autres moyens de circuler dans le texte, ce que ne permettait pas (ou du moins, pas de la même façon) le dispositif du fil Twitter. Enfin, en 2018, l’œuvre devient un livre imprimé, prenant appui sur les expérimentations du livre numérique mais adaptant le texte au support imprimé [62]. Véritable « roman en pièces détachées » dans sa dernière mue, comme l’indique l’auteur lui-même, l’œuvre paraît incarner l’ensemble des analyses proposées ci-dessus : cette mise en fiction à partir du message bien connu, du métro au RER, du TER au TGV, signalant un retard dû à un « accident de personne », déploie des textes à partir de ce que Guillaume Vissac, prisonnier du flux soudain arrêté de la rame dans laquelle il se trouve, imagine et reconstruit derrière la froideur normée de l’annonce. L’analyse qui suit prendra principalement appui sur le premier état de l’œuvre, sur Twitter : dans cette perspective, les deux publications suivantes font fortement dévier le projet.

Les échos avec 253 ne peuvent manquer de surgir : la fragmentation de l’œuvre, le cadre du métro, la présence de l’accident, la contrainte du nombre de signes. Mais le dispositif n’est pas le même : la plateforme Twitter n’autorise pas la présence de liens hypertexte internes (c’est-à-dire permettant de relier un fragment à un autre), et l’auteur n’a pas recours aux hashtags, qui permettraient de rassembler plusieurs Tweets. Dès lors, ce qui reste aujourd’hui de cette œuvre en direct est un ensemble de fragments auxquels on accède en ordre inverse de publication, et il faut remonter le fil assez loin pour retrouver ce fameux mois de décembre 2010 ; plus encore, le flux de publication lui-même est comme sans cesse interrompu par d’autres Tweets, visant à remercier les lecteurs qui interagissent et partagent les publications. Comme Guillaume Vissac lui-même le précise dans la préface qu’il adjoint à la publication de l’œuvre sous forme de livre numérique (entreprise que l’on peut comprendre comme une tentative de sauver et de stabiliser l’expérience), le projet est fondamentalement volatile, favorisant le désordre, l’émergence ou le surgissement de personnages fictifs au gré des annonces bien réelles de ces « accidents » venant heurter le flux constant de la circulation des transports en commun. Chaque journée correspond à un nouveau personnage, s’exprimant à chaque fois, entre rage et désespoir, à la première personne du singulier :

tôt le matin venir traquer les trains dans l’aube encore : face à leurs phares respirer le reflet des nuits dernières […]

trains restés à quai, grève, & moi je me balance contre le pare-brise sans résultat : sans vitesse tapée dans les mâchoires on ne crève pas [63]

mon boss me dit de pas avoir peur de sauter dans la modernité à pieds joints, mais j’ai peur : je reste à quai : je laisse passer les autres […]

mis à pied pour faute grave, 5 minutes pour quitter le bureau : alors je cherche, cherche ma faute grave, dans les graviers, sous les rails [64]

Ces fragments, qui fonctionnent par ensemble de quatre Tweets le plus souvent, apparaissent ainsi comme la mise en récit parcellaire (et le format Twitter de l’œuvre est le plus parcellaire des trois) de ces accidents, dévoilant dans le même temps le portrait d’une époque, angoissant et désespéré, mais aussi parfois comique, et toujours poétique.

Ce portrait se construit par la lente accumulation de ces portions narratives, qui semblent peu à peu toutes fonctionner de la même façon, suivant un rythme commun contribuant à la poétisation de l’expérience : la contrainte des 140 caractères implique la brièveté et le morcellement, mais aussi un langage elliptique et hypotaxique ; on retrouve régulièrement l’usage des deux points, jouant comme une césure au milieu du Tweet. Ces procédés tendent à attirer l’attention au moins autant sur la nature de ces éclats textuels que sur ce qu’ils racontent, et l’on peut lier cet effet, en suivant Kenneth Goldsmith, au dispositif de la plateforme lui-même : « l’interface de Twitter a reconfiguré le langage ordinaire pour qu’on le perçoive comme extraordinaire [65] ». Détournant le principe du réseau social, Guillaume Vissac s’en empare ainsi pour ce potentiel poétique, inscrivant son projet dans la lignée de ceux qu’analyse le praticien américain, pour qui « les mots refusent d’être immobiles aujourd’hui ; ils sont intrinsèquement sans repos. Les mots d’aujourd’hui sont des bulles, des manettes, des récipients vides, flottant dans l’invisibilité du réseau […] [66] ».

Plus que jamais, le récit qui se déploie dans ce contexte numérique, qu’il s’agisse d’envisager les premiers hypertextes, la pratique du blog ou la publication sur les réseaux sociaux (plateformes qui sont d’ailleurs de moins en moins accueillantes pour ce type de projets), doit alors faire avec la menace permanente de son propre éclatement et de son déplacement. Littérature du flux, l’écriture « à l’âge numérique » incite à repenser la fixité des catégories d’analyse et de classement. Si tout récit en contexte numérique n’est pas analysable en termes de poétisation – la récente création 3e droite de François Descraques, également sur Twitter, montrant par exemple assez magistralement comment la plateforme Twitter peut aussi être utilisée pour ses potentialités de tension narrative – pour autant, on remarquera que ce corpus de récits infléchis vers (ou par) la poésie est désormais large et couvre les différentes époques de ce que l’on nomme littérature numérique. Cet infléchissement, que je caractériserai également comme un dépassement des frontières, tient à plusieurs traits du dispositif numérique lui-même, qui sont alors volontairement exploités dans le geste de création : la fragmentation, le principe de décontextualisation ou de déplacement, et l’instabilisation. On peut les rassembler sous l’égide du flux que plusieurs ont déjà exploré, comme René Audet, Bertrand Gervais ou Anaïs Guilet, et que les récits présentés dans cet article, se déroulant tous dans le cadre des transports en métro, incarnent.

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Notes

[1] Dominique Combe, Poésie et récit. Une rhétorique des genres, Paris, José Corti, 1989, p. 7.

[2] Ibid., p. 10.

[3] Jean-Yves Tadié, Le Récit poétique [1978], Paris, Gallimard, 1992, p. 7, pour cette citation et la précédente.

[4] Ibid., p. 7-8.

[5] Voir Roman Jakobson, « Linguistique et poétique », dans Essais de linguistique générale, t. 1, Paris, Éditions de Minuit, 1963.

[6] « Les unités de mesure peuvent changer, pourvu qu’il s’agisse toujours de mesurer des séquences » (Jean-Yves Tadié, op. cit., p. 8).

[7] « Le dépérissement des références réalistes comme de la psychologie est la condition qui permet l’intégration des personnages au récit poétique » (ibid., p. 9).

[8] « L’effacement des personnages laisse à l’espace, au décor, urbains ou naturels, une place privilégiée ; peut-on imaginer un récit poétique d’où ils soient absents ? » (ibid., p. 9).

[9] Ibid., p. 9 à 11.

[10] Il le fera de façon assez radicale, en considérant que le « récit poétique » proposé par Tadié est une catégorie disparate qui ne repose pas sur des traits stylistiques permettant de donner un sens clair à « poétique ». Pire : Tadié emploierait poétique comme on dit d’une femme qu’elle est romanesque.

[11] Dominique Combe, op. cit., p. 70, pour cette citation et la précédente.

[12] J’utilise à dessein cette tournure plutôt que « récit numérique » afin d’indiquer les débats en cours autour de la notion de littérature numérique. On en trouvera un aperçu dans le billet suivant : Gaëlle Debeaux, « Séminaire Humanités Numériques MSHB – Réception et transmission des travaux de Marcello Vitali-Rosati : “Peut-on encore parler de littérature numérique ?” », Carnet de recherche Multirécits, 27/03/19, en ligne : https://multirecits.hypotheses.org/550 (consulté le 23 avril 2019).

[13] Je donne au terme dispositif le sens que construit Giorgio Agamben dans Qu’est-ce qu’un dispositif ? : « Tout ce qui a, d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’amener les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants » (Giorgio Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif ?, Paris, Payot et Rivages, 2007, p. 31).

[14] René Audet, « Écrire numérique : du texte littéraire entendu comme processus », Itinéraires, vol. 1, 2014 [2015], en ligne : http://journals.openedition.org/itineraires/2267 (consulté le 14 janvier 2019).

[15] Magali Nachtergael, « Présentation », Itinéraires, vol. 3, 2017 [2018], en ligne : https://journals.openedition.org/itineraires/3876 (consulté le 23 avril 2019).

[16] Gérard Genette, « Frontières du récit », Communications, nº 8, 1966, p. 152.

[17] Jean-Yves Tadié, op. cit., p. 7.

[18] Je renvoie pour cela à l’article d’Emmanuelle Pelard, « Poétique de la poésie numérique pour écrans tactiles », dans Poétiques et esthétiques numériques tactiles : littérature et arts, Anaïs Guilet et Emmanuel Pelard (dir.), Cahiers virtuels du laboratoire NT2, n° 8, 2016, en ligne : http://nt2.uqam.ca/fr/cahiers-virtuels/article/poetique-de-la-poesie-numerique-pour-ecrans-tactiles (consulté le 23 avril 2019).

[19] Les trois œuvres seront présentées en détail dans le cours de l’article. On les retrouve aux adresses suivantes : https://web.archive.org/web/20120113034518/http://www.ryman-novel.com/, https://petiteracine.net/wordpress/catégorie/a-mains-nues/et https://twitter.com/apersonne.

[20] Voir à ce propos l’article de Jean Clément, « La littérature au risque du numérique », Document numérique, vol. 5, nº 1, 2001, p. 113-134.

[21] Emmanuelle Pelard, « Poétique de la poésie numérique pour écrans tactiles », art. cit.

[22] Emmanuelle Pelard, « Poésies numériques tactiles : toucher les signes par la “main de l’œil”, manipuler la matière à l’écran », Itinéraires, vol. 3, 2017 [2018], en ligne : http://journals.openedition.org/itineraires/3983 (consulté le 24 avril 2019).

[23] Même si, comme Philippe Bootz le rappelle dans son historique de la littérature numérique, les premières tentatives de mécanisation de la production littéraire, antérieures aux années 1980, portaient tout autant sur la poésie que sur le récit. Voir Philippe Bootz, Les basiques : la littérature numérique, Leonardo/OLATS, 2007, en ligne (consulté le 24 avril 2019).

[24] Jean Clément a écrit plusieurs articles sur cet objet : voir Jean Clément, « Fiction interactive et modernité », Littérature, nº 96, 1994 ; « Du texte à l’hypertexte : vers une épistémologie de la discursivité hypertextuelle », Hypertextes et hypermédias : réalisations, outils, méthodes, Balpe, J.-P., Lelu, A., Saleh, I. (dir.), Paris, Hermès, 1995 ; « Hypertexte et complexité », Études françaises, nº 36, vol. 2, 2000.

[25] René Audet & Simon Brousseau, « Pour une poétique de la diffraction de l’œuvre littéraire numérique. L’archive, le texte et l’œuvre à l’estompe », Protée, vol. 39, nº 1, 2011, p. 10. Je souligne.

[26] Voir René Audet, « Roman éclaté ou diffraction narrative et textuelle ? Repères méthodologiques pour une poétique comparée », Voix et Images, vol. 36, n° 1, 2010 ; « Œuvres diffractées contemporaines et méandres de l’interprétation : du récit comme errance cognitive », L’Herméneutique fictionnalisée. Quand l’interprétation s’invite dans la fiction, Correard, N., V. Ferré, Teulade, A. (dir.), Paris, Classiques Garnier, 2015 ; « Diffraction. Pour une poétique de la diffraction des textes narratifs », Fragments d’un discours théorique. Nouveaux éléments d’un discours théorique, Bouju, E. (dir.), Nantes, Éditions Nouvelles Cécile Defaut, 2015.

[27] René Audet & Simon Brousseau, « Pour une poétique de la diffraction de l’œuvre littéraire numérique. L’archive, le texte et l’œuvre à l’estompe », art. cit., p. 10.

[28] René Audet, « Écrire numérique : du texte littéraire entendu comme processus », art. cit.

[29] Sur ce point, je me permets de renvoyer à mes travaux de thèse : Gaëlle Debeaux, Multiplication des récits et stéréométrie littéraire. D’Italo Calvino aux épifictions contemporaines, disponible sur HAL : https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01677450 (consulté le 24 avril 2019).

[30] Christèle Devoivre, « Errance dans le récit poétique, errance du récit poétique », Errances, Cahier Figura, nº 13, 2005, p. 40.

[31] Jean Clément, « Afternoon, a Story, du narratif au poétique dans l’œuvre hypertextuelle », dans A:\LITTÉRATURE, Actes du colloque Nord Poésie et Ordinateur, Mots-Voir et Gerico-Circav, 1994. Je cite à partir de la version mise en ligne par l’auteur, non-paginée (consulté le 24 avril 2019).

[32] Ibid.

[33] Dominique Combe, op. cit., p. 81.

[34] Jean-Yves Tadié, op. cit., p. 111.

[35] Geoff Ryman, 253 : the print remix, London, Flamingo, 1998. L’hypertexte numérique était initialement publié à l’adresse http://www.ryman-novel.com/home.htm mais celle-ci renvoie désormais au site personnel de l’auteur, après avoir été plusieurs années inactive ; on retrouve la trace de l’hypertexte grâce à la WayBack Machine, à l’adresse suivante : http://onlinebooks.library.upenn.edu/webbin/book/lookupid?key=olbp27604 (consulté le 25 avril 2019). Pour une analyse de la remédiation concernant 253, voir Gaëlle Debeaux, « Penser les relations médiatiques du livre et de l’hypertexte à partir de 253 de Geoff Ryman et Luminous Airplanes de Paul La Farge », Itinéraires, vol. 2, 2016 [2017], en ligne : https://journals.openedition.org/itineraires/3405 (consulté le 25 avril 2019).

[36] On peut le consulter en suivant ce lien : https://web.archive.org/web/20120115114505/http://www.ryman-novel.com/info/home.htm (consulté le 25 avril 2019).

[37] Voir Gaëlle Debeaux, Multiplication des récits et stéréométrie littéraire. D’Italo Calvino aux épifictions contemporaines, op. cit., p. 259-279.

[38] Je renvoie ici à l’article d’Anne-Laure Fortin-Tournès, « Confluence du corps et des signes dans la fiction électronique hypertextuelle : le cas de 253 de Geoff Ryman », Études britanniques contemporaines, nº 52, 2017.

[39] Voir par exemple mon analyse sur la micro-intrigue autour du personnage de Sam Cruza (Gaëlle Debeaux, Multiplication des récits et stéréométrie littéraire. D’Italo Calvino aux épifictions contemporaines, op. cit., p. 138-139).

[40] On mentionnera par exemple Gaëlle Théval, Poésies ready-made. xxe – xxie siècles, Paris, L’Harmattan, coll. « Arts & Médias », 2015.

[41] Gaëlle Théval, « Non-littérature », Itinéraires, vol. 3, 2017 [2018], en ligne : http://journals.openedition.org/itineraires/3983 (consulté le 24 avril 2019).

[42] Kenneth Goldsmith, L’Écriture sans écriture. Du langage à l’âge numérique, François Bon (trad.), Paris, Jean Boîte Éditions, 2018, p. 11 (Uncreative Writing. Managing Language in the Digital Age, New York, Columbia University Press, 2011).

[43] René Audet, « Écrire numérique : du texte littéraire entendu comme processus », art. cit.

[44] Accessible en suivant ce lien : https://petiteracine.net/wordpress/ (consulté le 26 avril 2019).

[45] Voir https://petiteracine.net/wordpress/cecile-portier/ (consulté le 26 avril 2019).

[46] Voir https://petiteracine.net/wordpress/2012/06/entre/ (consulté le 26 avril 2019).

[47] Ibid.

[48] Voir https://petiteracine.net/wordpress/2011/11/deplacements/ (consulté le 26 avril 2019).

[49] Charles Baudelaire, « À une passante », Les Fleurs du mal, 2e édition, Alençon, Poulet-Malassis & De Broise Éditeurs, 1861, p. 216.

[50] Enrico Agostini-Marchese, « La littérature à la dérive numérique. De lignes, d’écritures et d’espaces », Sens Public, 15/12/2017, en ligne : http://sens-public.org/article1285.html (consulté le 26 avril 2019).

[51] Christèle Devoivre, « Errance dans le récit poétique, errance du récit poétique », art. cit., p. 32.

[52] L’œuvre en elle-même n’est plus directement accessible, mais on peut voir son fonctionnement dans la fiche que le répertoire NT2 lui consacre : http://nt2.uqam.ca/fr/video/etant-donnee-cecile-portier-video-1 (consulté le 26 avril 2019).

[53] Cécile Portier, « Étant donnée : une fable poétique sur le régime de notre identité numérique », Itinéraires, vol. 3, 2015 [2016], en ligne : https://journals.openedition.org/itineraires/3124 (consulté le 26 avril 2019).

[54] Kenneth Goldsmith, L’Écriture sans écriture. Du langage à l’âge numérique, op. cit., p. 191.

[55] Jacques Roubaud, « Obstination de la poésie », Le Monde Diplomatique, 2010, p. 23, cité par Gaëlle Théval, « Non-littérature », art. cit.

[56] Ibid.

[57] Voir à ce propos trois ouvrages fondateurs : Espen J. Aarseth, Cybertext. Perspectives on Ergodic Literature, Baltimore & London, The John Hopkins University Press, 1997 ; Christian Vandendorpe, Du papyrus à l’hypertexte : essai sur les mutations du texte et de la lecture, Paris, Éditions La Découverte, 1999 ; N. Katherine Hayles, Writing Machines, Cambridge, Massachusetts, MIT Press, 2002.

[58] Voir à ce propos Alexandra Saemmer, Rhétorique du texte numérique : figures de la lecture, anticipations de pratiques, Villeurbanne, Presses de l’ENSSIB, 2015.

[59] Emmanuelle Pelard, « Poétique de la poésie numérique pour écrans tactiles », art. cit.

[60] Jean-Yves Tadié, Le Récit poétique, op. cit., p. 143.

[61] Kenneth Goldsmith, L’Écriture sans écriture. Du langage à l’âge numérique, op. cit., p. 33.

[62] La généalogie du projet est présentée ici (consulté le 29 avril 2019).

[63] Fragments en date du 11 décembre 2010, accessible ici (consulté le 29 avril 2019).

[64] Fragments en date du 6 décembre 2010, accessible ici (consulté le 29 avril 2019).

[65] Kenneth Goldsmith, L’Écriture sans écriture. Du langage à l’âge numérique, op. cit., p. 178.

[66] Ibid., p. 231.

Auteur

Gaëlle Debeaux est Maîtresse de conférences en Littérature générale et comparée à l’université Rennes 2, et membre du CELLAM. Ses recherches portent sur les enjeux narratifs des productions de littérature contemporaine (littérature imprimée, littérature numérique), sur l’hybridation médiatique du texte et son implication concernant l’objet livre, et sur les formes de multiplication des récits. Elle s’intéresse en particulier aux domaines anglophones, français et italien. Elle a publié plusieurs articles interrogeant la littérature numérique, dont « Penser les relations médiatiques du livre et de l’hypertexte à partir de 253 de Geoff Ryman et Luminous Airplanes de Paul La Farge », Itinéraires, 2016-2 | 2017 et « Prendre au pied de la lettre les métaphores spatiales dans House of Leaves et Luminous Airplanes : arpenter le labyrinthe textuel », Savoirs en prisme, 08 | 2018.

Copyright

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Quelle poétique pour Instagram ? Possibles et contraintes du support : l’exemple d’@anthropie


Cet article est une tentative d’approche du fait littéraire sur Instagram dans ses spécificités formelles. Nous proposons d’esquisser les contours d’une poétique du support Instagram en décrivant les contraintes et les possibilités que la plateforme représente pour les auteurs. Après un rapide survol des pratiques littéraires francophones les plus répandues, nous présentons plus longuement le cas du compte « anthropie » en ce qu’il constitue un exemple singulier d’exploitation du support apte à susciter quelques réflexions critiques sur la littérature digitale.

This article is an attempt to grasp a few specificities of poetry experimentations on Instagram. We aim to underline some formal constraints and possibilities that the network sets for the authors. After a prompt overview of the actual practical applications in the frenchspeaking field, we introduce and analyze the peculiar account ‘‘anthropie’’ for it is a relevant example of a literary experiment aware of the precise digital frame aforementioned. To conclude, we suggest how and why can instapoets become a way of rethinking some of our critical tools.


Texte intégral

« La poésie du XXIe siècle s’écrira ainsi », commente @antoinemaine, suite au post du compte Instagram @anthropie en date du 1er février 2018. Sans être certain de ce que « ainsi » signifie (hors des livres ? avec des images, fixes, animées ? avec du son ? tout cela en même temps ?) il faut lui donner raison sur un point : vingt ans après le début du siècle de la communication digitale, la littérature y a déjà fait son nid, notamment sur les réseaux sociaux. On parle depuis 2009 de « twittérature », et dans un cadre moins formel, depuis peu, d’« instapoètes ». La critique universitaire envisage souvent le phénomène comme une triade (Facebook, Twitter, Instagram), ou plus spécifiquement dans le cadre du réseau de l’oiseau bleu, dont la contrainte des 140 puis 280 caractères a tout de suite eu quelque chose de séduisant pour les poéticiens. Le cas Instagram, moins étudié, attire pourtant l’attention de la presse écrite et numérique depuis déjà quelques années, notamment pour relayer les grands succès que la plateforme a connus (surtout dans la sphère anglophone). Des auteurs comme Tyler Knott Gregson (@tylerknott), Christopher Poindexter (@christopherpoindexter) ou encore Rupi Kaur (@rupikaur_) méritent ainsi, dans ces mêmes articles, le titre d’« instapoètes [1] ». Réunissant plusieurs centaines de milliers de followers (2,5 millions pour Rupi Kaur), ces écrivains nouvelle génération sont targués d’avoir ressuscité un art à l’agonie. C’est, en un sens, une vérité : aujourd’hui, quatre des cinq meilleures ventes de recueils de poésie d’Amazon International sont signées par des auteurs ayant commencé leur carrière d’écrivain sur Instagram. Les recueils, qui reprennent souvent le contenu posté sur la plateforme, atteignent des chiffres de ventes dont la poésie traditionnelle ne peut que rêver (500 000 exemplaires vendus, en 2016, pour Rupi Kaur et son Milk and Honey, Andrew McMeel Publishing, 2015).

En amont de ces phénomènes éditoriaux, la plateforme regorge également d’expérimentations littéraires plus discrètes, dont la seule existence est numérique ; ces cas de figures révèlent spécifiquement comment le réseau social peut conditionner la forme poétique même. Ils témoignent également des nouvelles formes littéraires émergeant par le biais du numérique, objets hybrides et problématiques auxquels les études poétiques se confrontent depuis quelques dizaines d’années déjà. Cependant, n’étant ni codés ni forcément créés par le biais d’un programme, les écrits poétiques sur Instagram relèvent d’un « genre » spécifique dont les spécificités, et notamment leur rapport premier à l’image, restent à explorer. Sous cet angle, une étude poétique du réseau rejoint par exemple le travail de Gilles Bonnet [2] en ce qu’elle s’essaye à décrire une sphère à la fois moins spécialisée et plus publique de la littérature numérique.

On voudrait donc ici se concentrer sur ces auteurs dont les créations se font à la fois pour et par Instagram. Dans ce but, on fera une rapide description du support et des déterminations formelles qu’il impose au contenu qu’il relaye, plus spécifiquement aux objets de langage [3]. Un panorama des pratiques francophones permettra ensuite de tracer quelques balises dans ce champ particulièrement protéiforme. On isolera de cet ensemble sporadique le compte @anthropie pour l’observer plus en profondeur. Plutôt atypique en regard des utilisations générales du réseau – entre autres de par son exploitation des déterminations évoquées – anthropie s’annonce comme une occasion de penser les formes poétiques en contexte digital particulièrement fertile : le travail du collectif engage des réflexions d’ordre sémiotique, poétique et herméneutique. On verra que le dernier élément du maillon auteur-lecteur-texte-support [4] est ici le déclencheur d’une réactualisation des trois premiers, selon des configurations que l’on évoquera à titre de pistes de réflexions.

1. Vers une poétique du support Instagram ?

Nous souhaitons ici donner quelques pistes pour une poétique du support Instagram, soit ouvrir une analyse des conditionnements que la plateforme impose à la création littéraire.

Si le passage de la forme post [5] à la forme livresque implique de nombreuses reconfigurations qui pourraient être détaillées, il nous servira ici plutôt de contrepoint. Il semble en effet que la possibilité même de ce transfert du numérique au papier souligne une des particularités de ces « post bad [6] » littéraires : ils utilisent le réseau comme un relais plus que comme un support formel à part entière. En règle générale, les textes sont écrits à la main ou dactylographiés, pris en photo puis postés. La dimension visuelle (photographique) du post est alors plutôt transitive, ou décorative : elle vise d’abord le partage et la diffusion de textes qui seraient probablement restés confidentiels sans la plateforme. Cependant, et c’est ce qui nous intéressera ici, certains comptes revendiquent une recherche poétique qui investit plus en profondeur les caractéristiques formelles d’Instagram. Ces investissements se font à l’intérieur d’un ensemble de possibilités et de contraintes auquel sont confrontés les auteurs, et c’est de cette tension que naît la spécificité du cas Instagram, vis-à-vis de ces concurrents Twitter et Facebook, mais aussi de tout autre medium plus traditionnel.

Une première remarque s’impose. Comme il est d’usage sur les réseaux sociaux, un contenu se délivre, sur Instagram, sous la forme d’un « post ». Une fois en ligne, le contenu est donc « figé », ce qui démarque déjà ce type de publications des littératures numériques plus « mobiles », où le contenu est toujours susceptible de modifications. La « mobilité », que plusieurs critiques identifient comme l’une des caractéristiques de la littérature numérique [7], est ainsi impossible sur Instagram. Signalons également d’emblée qu’Instagram est un réseau créé et pensé pour la diffusion d’images : à sa naissance (2010), il ne permettait que la prise instantanée de clichés (dits « natifs ») et l’ajout de filtres. Contrairement à Facebook, où textes et images peuvent occuper des espaces proportionnels, et Twitter, où l’image est plutôt un mode d’illustration de la parole, Instagram ne dédie qu’une petite superficie au verbe : la légende. Elle est en général relativement brève et peut s’accompagner de hashtags (« # » suivi d’un ou de plusieurs mots), dont la fonction est de référencer les posts sous une thématique commune. Le verbal peut bien sûr s’inviter dans l’espace dédié au visuel, selon deux modalités : par la photographie de quelque chose d’écrit, ou par la mise en image numérique d’un texte, préalable à la publication (et donc produit par un autre programme). Nous verrons par la suite comment les comptes littéraires jouent avec cette contrainte.

Au lancement du réseau, la forme standardisée du post était le carré, qui rappelait le polaroïd (et l’idée d’une prise photographique instantanée). Aujourd’hui, le carré est toujours la forme par défaut du post, mais l’utilisateur peut choisir de le réduire à un ratio rectangulaire horizontal (du type 16/9e) ou allongé en hauteur (ce format découlant probablement de l’évolution des écrans de smartphone). Tous ces formats sont pensés pour la diffusion d’images, qu’ils rappellent d’autres supports de diffusion (polaroïd, cinéma) ou s’adaptent au support pour lequel le réseau a été créé (le smartphone).

S’ajoutent encore les multiples modes d’exposition des images proposés par la plateforme. Depuis 2017, un post peut être unique ou multiple, auquel cas l’utilisateur découvre les images par le slide (de côté) dans ce qui forme une sorte d’album, ou de livre à feuilleter. D’autre part, un compte peut être visité en overview, c’est-à-dire sur une interface montrant à la fois l’espace bio [8] et l’ensemble des posts. Cet ensemble peut être affiché sous la même forme que le fil d’actualité (chaque image défilant l’une après l’autre), ou alors sous la forme d’une « galerie » (les posts sont affichés les uns à côté des autres, par lignes de trois ; les légendes ne sont plus visibles).

En outre, la navigation sur Instagram s’effectue dans un espace-temps particulier a priori hostile au fait littéraire, de par son ergonomie : l’utilisateur d’Instagram découvre les images de ses abonnements ou de l’explorer [9] par le scroll, c’est-à-dire par un défilement continu. Rappelons qu’Instagram est une plateforme mobile-first [10], ce qui conditionne notamment le temps de la lecture. Le premier défi pour celui qui publie consiste à fixer l’attention de l’utilisateur plus d’une seconde et demie, fixation que le texte est cognitivement moins à même de produire que l’image. Ce constat concerne également la durabilité des posts, puisqu’ils disparaissent rapidement des fils d’actualités (chronologiques et algorithmiques).

Lorsque l’application ajoute la possibilité de publier des vidéos sonores en 2013, elle inaugure un nouvel espace poétique possible : tout le champ du multimédia est désormais exploitable. D’abord limitées à 15 secondes, elles peuvent durer jusqu’à une minute depuis 2016. Elles sont aussi susceptibles d’être publiées en album, le tout pouvant durer jusqu’à 10 minutes par post (ce qui est rare, au demeurant). En 2016 encore, Instagram ajoute l’option stories, d’après le modèle d’un autre réseau social en pleine expansion, Snapchat. Les stories sont des posts éphémères (photos ou vidéos) modifiables directement depuis l’application (ajout de textes, de dessins, d’émojis), visibles depuis le compte de l’utilisateur pendant 24 heures.

On constate ainsi que la plateforme est plutôt défavorable à la création littéraire (voire au langage en général) et constitue avant tout un défi pour les auteurs. Il s’agira à présent d’étudier comment les pratiques poétiques sur Instagram investissent graduellement l’ensemble de ces possibilités/contraintes.

Force est de constater que nombre de formes déjà canonisées par l’Histoire littéraire se rejouent sur la plateforme. On sait d’ailleurs que la visualité [11] est une modalité de la forme poétique exploitée depuis, en tout cas, la fin du XIXe siècle. En dehors de ces modèles, on verra que les comptes à revendication poétique adoptent diverses attitudes face à l’utilisation standardisée du réseau, déplaçant plus ou moins ses attentes. Les plus intéressants à analyser, relativement minoritaires pour l’instant, sont ceux qui relèvent ce défi médial. Plus largement, on entend par « comptes littéraires » ceux qui réunissent deux caractéristiques : d’une part l’auto-suffisance (on écarte les comptes privés d’écrivains ou visant la promotion de leur activité) ; d’autre part, une intégration de la plateforme dans la forme (on ignore par exemple les comptes dont l’intérêt porte sur le livre comme objet).

Ces données peuvent ensuite être confrontées aux pratiques observables sur le réseau. Même si les découpages linguistiques paraissent parfois artificiels, nous nous bornerons ici à la sphère francophone. Notons qu’il existe une sorte de « champ » franco-suisso-québécois, dont l’existence est attestée par le fait que ces utilisateurs s’« inter-followent », et donc se lisent mutuellement. Sur la base d’une trentaine de comptes, on peut dégager en tout cas deux grands types de pratiques différentes, dont les écarts se situent principalement autour de partis pris par rapport aux contraintes/possibilités évoquées plus haut.

Une partie non-négligeable de ces comptes se caractérise par une adhésion générale aux principes du réseau, et notamment à sa division des espaces visuels et linguistiques. On y retrouve souvent une photographie, relevant en général du « genre » Instagram – c’est-à-dire tirée de la vie quotidienne – accompagnée d’une légende. On peut encore distinguer ici deux tendances, selon les types de légendes.

D’abord, les formats courts : la photographie est accompagnée d’une ou de plusieurs phrases à vocation littéraire qui prennent une fonction de commentaire. Ces posts (voir par exemple @antoinemaine, @grandemangecorinneauteure, ou encore @poet.ize.) s’inscrivent dans une dynamique que l’on pourrait qualifier de « poétisation du réel », prolongeant sans vouloir la contrarier « l’extrême banalité des images Instagram [12] ». Le parangon de ce type de compte pourrait être celui de François Bon (@fbon), qu’il qualifie lui-même de « Miroir promené au bord de la route [13] ».

D’autres comptes privilégient des formats plus longs (@poetisetoute, @plume_revee) et un déplacement de la fonction « légende » qui deviennent de réels textes dont le genre est plus difficilement catégorisable. Ce sont souvent des fragments de récits, fictionnels ou non, autonomes ou plus rarement découpés en posts-chapitres. Thierry Crouzet a tenté l’expérience en 2016 : il publie neuf extraits de son roman Résistants sur @tequila_fr (du nom de l’héroïne), illustrés spécialement pour l’occasion car, selon ses mots, « sans image, personne ne clique. C’est un triste constat, mais c’est comme ça [14]. » Le projet est ensuite abandonné. Observons, dans ces cas-là, que l’on a tendance à accorder une fonction illustrative à l’image (le renversement se fait assez naturellement selon la taille accordée au texte)[15]. Pour autant, c’est peut-être le choix le moins « stratégique » prenant compte du fait qu’il est probablement assez rare qu’un utilisateur s’arrête pour lire le texte proposé en entier.

Une grande majorité des auteurs décident d’introduire du langagier dans l’espace dédié aux images. Le post devient ainsi un espace spécialement travaillé à la mise en image d’un texte bref. Il se défait, a priori, complètement de sa fonction illustrative pour devenir image en lui-même. Ces comptes se reconnaissent très rapidement par ce qu’on serait tenté d’appeler un « effet de galerie », qui évoque une version digitale du recueil, c’est-à-dire par une uniformité graphique travaillée témoignant également d’un souci d’harmonie depuis l’overview.

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 Doc. 1 – Capture du compte @barbacane_ab en overview.

La tension entre textes et images n’est ainsi plus un dialogue entre deux entités à part entière, mais interne au post lui-même et les auteurs peuvent se choisir de l’accentuer ou de la minorer. En l’état, les codifications visuelles choisies reproduisent souvent celle de la page du livre (un fond blanc avec du texte noir, aligné à gauche), même si certains comptes prennent des partis graphiques plus forts, intensifiant d’autant plus la dimension constitutive du visuel dans la mise en forme textuelle (@lesformesliquides, @penséesdécrochées). Plus spécifiquement, certains comptes rappellent certaines formes connues de l’histoire littéraire, comme le poème en vers libre et ses extensions typographiques : spatialisme, poésie concrète (@poesiemorcelee ; @carambolesoupe). D’autres phénomènes d’écho, plus contemporains, s’observent encore : les comptes @lesmotssontforts ou @lesmauxacides, par exemple, jouent sur une transmédialité avec d’autres supports numériques du quotidien en exploitant les espaces textuels de Snapchat et de l’application Notes d’Apple. On classera aussi ici les pratiques plutôt transitives (clichés de textes écrits, @livrefantôme, @haikus_writwoo), qui sont une autre façon de renverser la dominance du verbal sur le visuel.

Plus rares sont les comptes littéraires qui exploitent plus profondément les déterminations formelles de la plateforme (notamment l’audiovisuel) sans figurer une parenté avec le format papier. La filiation avec le format graphique d’un livre semble former une sorte de caution poétique de laquelle il n’est pas encore, pour les auteurs, intuitif de se défaire. En somme, le degré de reproduction ou de rupture avec ce mimétisme détermine la part visuelle du post : quand il y a effet de « page », le signe linguistique est plus transitif, le lecteur l’identifiant comme quelque chose à lire plus qu’à regarder, et inversement.

Si les réseaux sociaux, dont Instagram, peuvent sembler particulièrement « déterministes », en regard de ce que permettrait une plateforme numérique créée spécifiquement pour une expérimentation littéraire (site internet/blog) il faut voir qu’ils rejouent quand même certains grands enjeux de la littérature numérique, tels qu’ils ont été définis dans la littérature sur le sujet. À commencer par une fragmentation de la notion d’œuvre. De façon similaire à ce que souligne Jean Clément à propos des œuvres codées, la première unité de l’œuvre sur Instagram n’est plus le livre aux contours déterminés, mais le corpus [16]. Sur la page personnelle d’un auteur, les différents posts s’appréhendent comme une collection de morceaux qui peuvent se faire échos et constituer une série, sans perdre toutefois leur indépendance (délimitée par le format « post »). Dans le cas d’Instagram, l’ergonomie du profil personnel permet une saisie globale de l’œuvre, dans laquelle chaque post répond de façon assez horizontale aux autres, ce qui facilite l’appréhension générale comme les jeux d’écho ou de comparaison. À plus large échelle, le réseau permet des parallélismes aisés entre différents corpus. Connectés à la fois par la plateforme elle-même (via les algorithmes qui proposent des comptes similaires à ceux déjà visités dans l’explorer) et par les auteurs entre eux (par la citation, le partage, le hashtag), les pratiques poétiques individuelles entrent très facilement en communication au sein d’un ensemble plus large. Ainsi, de façon similaire à un réseau comme Twitter, mais distincte des pratiques littéraires numériques expérimentales « autonomes », les corpus de textes sur Instagram entrent dans une mise en réseau internationale et ouverte au public, dans laquelle un morceau poétique s’affiche aux côtés de posts dont la nature et le « genre » [17] sont complètement différents. L’acte poétique s’y construit ainsi dans une horizontalité avec tout un panel de contenus aux visées communicatives différentes.

Il faut souligner ensuite comment Instagram participe à la redéfinition de la notion de « texte » inaugurée par la littérature numérique. Ici, dans les cas où l’espace visuel du post est investi par du texte, la notion est rendue poreuse par l’hybridation du medium texte avec le medium visuel. Selon les catégories génériques identifiées par Jean Clément, la poésie d’Instagram relèverait du « genre » numérique de la poésie animée : « sur l’écran, la poésie se donne à voir en mouvements, elle est totalement indissociable de son support et ne pourrait ni être dite, ni être lue sans perdre l’essentiel de sa substance » [18]. En effet, même dans les cas où le texte n’est pas mobile, le « faire image » du post poétique est constitutif de son mode de signification, conséquence directe de l’ergonomie du réseau social. Si le « faire image » d’un post littéraire est conditionné en premier lieu par la forme même du post, pensée pour la communication visuelle, il est ensuite accentué par les choix typographiques et le graphisme en général.

Par ailleurs, le relais de la plateforme, acceptant plusieurs formats de support de texte (photographique, numérique) permet une diversité immense en termes de mise en forme. Que ce soit la création d’une identité visuelle spécifique, ou un désir d’attraper l’œil de l’utilisateur, il faut remarquer que ces mises en images sont le fruit de réflexions propres aux auteurs, de « mises en scènes » personnelles de l’œuvre littéraire. Elles sont ainsi le produit de la profonde modification du processus éditorial qui s’opère globalement dans les littératures numériques. L’auteur ayant un contrôle direct et total sur ses publications, les posts littéraires ne passent pas par l’homogénéisation graphique imposée par les maisons d’éditions. Ainsi, non seulement l’auteur produit ses propres publications, gérant leur fréquence et leur contenu, mais il décide aussi, dans les frontières du post, de leur forme qui en devient un constituant essentiel du « corpus ».

L’étude de cas que l’on propose à présent se fera sur un compte qui serait difficile à affilier à l’une des deux catégories identifiées plus haut. En effet, sur @anthropie, chaque post est une création poétique en soi : si les textes sont des bribes extraites du site anthropie.art – où sont publiés différents textes – ils acquièrent une autonomie nouvelle sur la plateforme, devenant des œuvres poétiques à part entière travaillées par le texte, le graphisme, la vidéo et le son. Le format papier y est définitivement oublié, les créateurs s’adaptant plutôt aux potentialités numériques du réseau et produisant ainsi des œuvres au statut original et résolument contemporain. Par ailleurs, l’affiliation du compte Instagram avec un site internet nous permettra de mettre en relief deux enjeux de la création sur Instagram.

 2. @anthropie : adaptations multimédiales du texte

Anthropie.art (le site) est un espace numérique (porté par un collectif de littérature et d’arts graphiques qui ne communique pas l’identité de ses membres) dédié à la publication de textes dont les tailles et les genres varient (roman, fragments poétiques, nouvelles), dans un « geste en constante augmentation » (pour reprendre les mots de la plateforme). Plus qu’un blog littéraire, le site se présente comme un palimpseste digital dont le visiteur pourra suivre les évolutions, par exemple sous la section début, « acte de langage unique / mais nécessairement inachevé / récrivable à l’infini » : de ce point, le site fait sienne la « mobilité » caractéristique des littératures numériques.

Mais, n’étant présent sur aucun autre réseau, anthropie a fait de son compte Instagram une sorte d’extension créative de son site internet, depuis lequel on accède directement. Le compte se veut ainsi promotionnel mais démontre aussi une volonté d’investir le réseau social dans tous ses possibles. Puisqu’il semble nécessaire qu’une décontextualisation d’extraits ait des effets plus ou moins intentionnels, le geste pose la question de la multi-modalité entre support web et support Instagram.

Par ailleurs, dans ce « world of image », anthropie garde dans la plupart de ses posts une prédominance linguistique, du moins au niveau communicationnel. Le choix des polices Times et Times New Roman comme seules vectrices des éléments verbaux doit certainement se lire comme un parti pris. On le sait, les polices dites à « empattements » sont privilégiées à l’écrit pour leur lisibilité, alors que le numérique a promulgué les polices linéales pour les mêmes raisons. La police utilisée sur anthropie, Times, la plus transitive possible sur du papier (l’œil, habitué, ne la voit plus [19]) est importée sur un support qui lui est étranger. Paradoxalement l’image du texte gagne ainsi une visibilité, qui devient une lisibilité.

On peut dire qu’@anthropie relève tous les « défis » qu’Instagram lui lance : le temps amputé de la lecture est déjoué (albums, longues vidéos, images à décrypter), les hashtags sont défonctionnalisés, le signe textuel est aussi complètement graphique. Par ailleurs, les expérimentations d’@anthropie montrent que l’épanouissement du fait littéraire sur Instagram donne une nouvelle profondeur aux possibles « images du texte » [20], hors du livre et de ses références graphiques, et d’autre part pose la question de l’autonomie / hétéronomie entre des textes présents sur différents médias. Suivant ces propositions, on se concentrera sur trois séries de posts présentes sur le compte : les antijungles, les romans cassés, et les vidéos-poèmes.

2.1. Les anti-jungles

La série des anti-jungles est un ensemble de posts uniques constitués d’une photographie sur laquelle se déploie un texte de quelques lignes. La première antijungle propose une confrontation sémantique entre l’image du jardin de Versailles et les premières lignes du roman Chaosmose (publié sur le site) : « La jungle, on voit plus que ça, la jungle partout […] ». Les posts suivants (on suit la série grâce aux numérotations), évoluent vers des formes plus graphiques, où il devient parfois plus difficile de séparer le corps du texte du fond visuel. Ces posts sont les plus propices à l’« effet galerie », puisqu’il s’agit, en fait, de mise sur/dans image de fragments poétiques. Pour autant, ils s’éloignent radicalement des codifications que l’on a évoquées : plus rien ne rappelle la page, sauf parfois la forme rectangulaire du post (mais notons qu’elle apparaît d’autre fois en format paysage [21]). L’image n’est plus celle que crée le texte, mais devient sa scène d’exposition, voire d’existence. Le texte émerge de la photo, se détachant du fond par des effets de transparence. Comme c’est le cas pour beaucoup d’autres posts, le texte est travaillé à la fois comme une image et comme un texte : sa matérialité est mise en avant, sans jamais s’imposer complètement. Sur le modèle du premier post de la série, la scène est une globalité signifiante : dans antijungle no 4, un ordinateur nous informe de notre désuétude sur un fond de cockpit d’avion.

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Doc. 2 – Antijungle n04. Message de mon ordinateur. Post du compte Instagram @anthropie, 13 mars 2018. Droits : collectif anthropie

2.2. Les poèmes visuels ou vidéos-poèmes

Anthropie intitule quatre de ses posts « poèmes visuels » ou « vidéos-poèmes ». Il s’agit de vidéos mettant en scène un extrait de texte toujours emprunté aux œuvres du site et accompagné de son. Si la spatialité est une caractéristique définitionnelle de l’image, elle est ici contrebalancée par le mode d’apparition linéaire des phrases. Les phrases isolées apparaissent les unes après les autres, dans une dynamique qui rejoue celle de la lecture, à l’exception que nos yeux restent fixes : les phrases s’auto-narrent et, via ce processus, gèrent l’ensemble de l’expérience.

Les poèmes notés 1 et 3 se déroulent sur un fond noir. L’image du texte s’affiche seule, en négatif du couple traditionnel noir/ blanc. La visualité n’est donc créée que par le texte : on est à nouveau tentés de replacer ce genre d’expérimentation au bout d’une trajectoire que Le coup de dés [22] a commencé. À la cadence des phrases mêmes s’ajoutent au moins quatre rythmes : celui créé par la fragmentation et la recomposition, par les animations cinétiques, par l’enchaînement des phrases, et par le son. Les vidéos sont montées de sorte qu’on peut distinguer deux temps différents : une fixité propice à la lecture et un mouvement (même s’ils se recoupent largement). Les phrases s’animent de façon à résonner aussi avec leur sens. Le texte et sa matérialité communient de façon assez inédite, par des sortes d’extensions audiovisuelles de la langue.

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Doc. 4 – Photogramme de Poème visuel n03. Pirogue Ivre. Post du compte Instagram @anthropie, 31 janvier 2018. Droits : collectif anthropie.

Dans les poèmes 2 et 4, le texte est accompagné d’images, dans un processus un peu similaire à celui des antijungles, avec le mouvement en plus. L’image devient là aussi la scène d’existence du texte, dans une relation qui ne peut pas être qualifiée d’illustrative. À nouveau, il faudrait voir le post comme une globalité signifiante : au début de naissance d’un soleil, le jeu des lettres éparpillées évoque le tableau périodique des éléments ; le fond une atmosphère cosmique et vaporeuse, alors que le texte narre la formation d’un astre. On pourrait reprendre tous ces éléments d’analyse pour le poème 4 mais en y ajoutant un élément de complexification : les images ne forment pas seulement la scène du texte, mais elles participent aussi activement à la narration.

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Doc. 5 – Terre vide, Post du compte Instagram @anthropie, 11 avril 2018. Droits : collectif anthropie

Ce genre de configuration est plus inédite, à la fois par rapport aux usages sur le réseau, mais même, peut-être, à l’histoire de la poésie. L’ère du numérique permet ce genre de collages digitaux ; une plateforme comme Youtube pourrait les accueillir. Néanmoins, sur Instagram, ils ont un statut différent car ils participent à la construction d’une globalité esthétique rattachée à un compte, et donc à une intention auctoriale, ce que l’ergonomie de Youtube, similaire à une base de données, met beaucoup moins en relief.

2.3. Les romans cassés

Les romans cassés sont des posts-albums reprenant différents extraits de Chaosmose. « Cassé » fait référence à cette amputation du texte source qui est présenté sur le site comme « un gros iceberg dont il faut casser les jambes », mais aussi à la mise en forme du texte, non-linéaire, ou plutôt dont la linéarité est bousculée jusqu’à la frontière de la lisibilité.

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Doc. 6 – Enfant-ailes. Roman Cassé n02. Post du compte Instagram @anthropie, 31 janvier 2018. Droits : collectif anthropie.

Cette série est plus proche, graphiquement, de la page en papier, même si une volonté d’utiliser la spatialité du post est clairement visible. Parfois, la ligne brisée du texte adopte les contours du post, mimant matériellement la contrainte visuelle du rectangle. Le texte, comme s’il était trop grand pour l’espace du post, semble s’y adapter, et la contrainte spatiale imposée par le réseau social devient ici un terrain de jeu.

D’autre part, les extraits sont donnés sans contextualisation. L’utilisateur se retrouve ainsi au contact de noms, qu’il peut identifier comme personnages, insérés dans un récit dont il ignore potentiellement les tenants et les aboutissants. Ces posts créent un jeu avec leur double public potentiel (celui du site et celui du compte) : pour un lecteur de Chaosmose, ces extraits apparaissant au milieu de leur fil d’actualité peuvent enclencher un souvenir, la remise en jeu d’une expérience fictionnelle passée. Les romans cassés lui proposent inévitablement une expérience formellement nouvelle en regard du roman. En revanche, pour un lecteur n’ayant pas lu le roman, la décontextualisation produit des effets différents. À titre d’exemple : le roman cassé 2 isole une scène de bataille, où l’on peut identifier lieux, actions, personnages, etc. mais que l’on ne peut plus appeler « roman ». La dimension proprement narrative du texte source perd de son ampleur, l’extrait vaut pour le post qu’il produit. La légende (comme pour de nombreux autres posts) y participe : le titrage de l’extrait (« Enfant-ailes ») en fait une œuvre à part entière. Son autonomisation est ainsi le fait de ce brouillage générique, induit lui-même par le support qui l’accueille. Les hashtags y concourent également par leur défonctionnalisation : ils ne créent plus des connexions avec d’autres posts mais deviennent un lieu d’investissement poétique conçu comme une prolongation stylistique de l’extrait.

3. Ouvertures

Aussi les antijugngles, les romans cassés, et les vidéo-poèmes illustrent comment anthropie scénographie l’une de ses utilisations d’Instagram : signifier un geste unifié qui adapte et autonomise ses textes selon différents supports. La réutilisation du texte source permet de mettre en jeu les possibilités offertes par le cadre spécifique d’Instagram et elles sont dans ce cas aussi bien narratives et discursives qu’esthétiques et stylistiques. Ainsi, l’exemple du compte Instagram @anthropie problématise la notion de texte poétique par de multiples voies. S’il s’agit d’expériences formelles (d’une exploration d’un support numérique), elles modifient également les paramètres textuels aussi bien que lectoraux, ce que les romans cassés mettent par exemple en exergue par une intention claire de déjouer une lecture classique de roman. On aimerait revenir ici sur quelques pistes de réflexions qu’une exploration générale de la poésie sur Instagram, et plus particulièrement d’@anthropie, permet d’ouvrir.

Il est intéressant, tout d’abord, de revenir sur la notion d’interactivité, ou de participation, propre à la fois aux réseaux sociaux et à la littérature numérique. En effet, les études sur la littérature numérique ont montré que la publication d’un contenu littéraire sur une plateforme numérique permettait par de nombreuses voies – notamment les hypertextes – de donner au lecteur et au trajet individuel de lecture une place nouvelle et augmentée. Certains font concorder cette dimension nouvelle de l’échange littéraire avec les tournants récents de la théorie littéraire, dont elle deviendrait une sorte de matérialisation. Dans les mots de Guy Benett :

Il est clair que l’avènement de la littérature électronique a provoqué une remise en question de la nature du texte littéraire, qui a finalement atteint, grâce aux médias numériques, la textualité latente et centrée sur le lecteur prédite depuis des décennies par des théoriciens post-structuralistes et postmodernes […]. Le lecteur du texte électronique n’est plus simplement celui qui reçoit le message et qui déchiffre le message « tout fait » contenu dans le texte écrit par l’auteur ; au contraire, il participe à l’élaboration du texte comme de son message [23].

Finalement, la démarche d’auto-éparpillement du collectif sur différents supports est également une étape de conditionnement d’une lecture que l’on veut sans cesse réactualisée. L’interactivité n’est pourtant pas tout à fait la même que celle qui se joue par exemple dans un texte à « zones manipulables » [24], comme un hypertexte. Dans le cas d’anthropie, la multiplication des trajets de lecture possibles se fait en effet à travers les plateformes, dans un parcours qui, d’une certaine manière, est assez habituel pour l’utilisateur lambda (basculer d’un site internet à un réseau social spécifique). Cependant, le parcours est ici unifié par une instance auctoriale qui produit les publications reçues des différentes plateformes et par la récurrence des textes à chaque fois transformés. Ainsi, si l’interactivité à proprement dite (influence active du lecteur sur son parcours de lecture) est absente, il y a bien une participation du lecteur à la construction d’un texte, possédant une certaine uniformité tout en étant recréé par les expériences de lecture à chaque fois uniques. Anthropie met ainsi en relief un autre potentiel quasi illimité du numérique : celui des croisements inter-plateformes et de leurs déterminations plurielles d’un même contenu (ou d’un contenu parent).

En outre, l’aspect actif et participatif de la lecture est inhérent à la plateforme même sur laquelle les textes s’exposent. Il y a d’abord la fonction importante du commentaire, mise en avant par le réseau social. Comme le remarque Thierry Crouzet, sur Instagram les commentaires ne forment qu’un avec la légende et le post [25]. D’autre part, et en plus de tous les échanges possibles entre auteurs et lecteurs (commentaires, messages privés, etc.), Instagram permet un autre type de dialogue entre contenus et utilisateurs, produit par la publication de textes poétiques sur une plateforme créée initialement pour le partage d’images quotidiennes, et donc par une intégration importante de la poésie dans l’espace public numérique. L’originalité d’anthropie réside aussi dans sa capacité à faire vivre ses expérimentations littéraires à la fois sur une plateforme spécifique (le site) et sur une plateforme sociale, où elles coexistent avec des pratiques complètement hétérogènes. Le public de ces essais, plus étendu, est par ailleurs un public en principe lui-même actif sur la plateforme – que ce soit dans la sphère « littéraire » ou non – et ses créations côtoient les contenus poétiques. Ces posts aux visées communicatives différentes peuvent être associés en un seul coup d’œil de l’utilisateur, par exemple dans la rubrique explorer.

Dans un deuxième temps, soulignons que la notion de textualité se voit poussée aux limites de ses propres définitions, et sur certains points ce phénomène dépasse la simple convergence avec les théories de la lecture contemporaines. En effet, dans cette dynamique de démocratisation et de multiplication, la littérature « hors du livre » est aussi une performance, une exposition, une vidéo, et cette pluralité de natures fait ici écho à plusieurs phénomènes observables dans la littérature et les arts contemporains, dont les frontières respectives se font de moins en moins claires [26]. La tension première est bien celle entre le texte et l’image (et le texte devenu image), mais elle devient ensuite une tension entre texte et performance, entre un contenu et un dispositif voué à la monstration, « permettant […] une spectacularisation du texte à l’écran [27] ».

Si l’étape de transfert entre support texte et support écran implique une « spectacularisation » ne serait-ce que par la mise en évidence de la dimension visuelle du texte, elle trouve sur un réseau social comme Instaram une ampleur nouvelle. Il faut remarquer en effet que l’ergonomie de la plateforme est elle-même basée sur un principe « perfomatif », dans la mesure où elle préconditionne la durée de visibilité des posts et leur effectuation. Le temps de réception est extrêmement proche du temps de la publication (après un certain temps, le post disparaît du « fil »). L’apparition du texte (statique ou mobile) opère pendant le temps d’affichage du post sur l’écran dans un ici-maintenant qui est pensé comme étant à la fois celui du créateur et celui du récepteur. Quand il y a publication, il y a d’abord désir de toucher, dans un temps relativement court, un utilisateur connecté au même moment, et ensuite, éventuellement, une volonté d’archivage, de construction d’un profil cohérent, etc. Instagram met ainsi également en relief un autre conditionnement naturel du support, qui est celui du mode de consommation des œuvres par le lecteur-spectateur. Ici, le réseau social unifie la consommation de contenus aux natures multiples sur un même principe, un même espace-temps, et rapproche par-là l’acte poétique de pratiques autres, notamment performatives.

Ainsi, si l’objet de cet article était de montrer, sur un objet spécifique, le conditionnement maintenant connu d’un support sur une forme littéraire, il se conclut sur une remarque plus ouverte. Si la poésie Instagram peut exemplifier une conception postmoderne de la textualité comme de la lecture, les créations contenues par le réseau font aussi écho à une redéfinition plus large des pratiques artistiques, de leurs diffusions et de nos façons de les consommer. Les angles d’approche sur un simple « post » poétique sont multiples, et cette diversité prouve à elle seule l’impact que le support Instagram a sur les œuvres de ces nouveaux poètes. Toutefois, ces exemples tirés d’un réseau social spécifique ne sont en réalité qu’une autre illustration des bousculements que le numérique a provoqués vis-à-vis des notions de texte et de lecture, des processus éditoriaux et des interactions entre auteurs et lecteurs. Surtout, ils montrent encore comment, à l’intérieur du vaste univers que recouvre le terme « numérique », chaque plateforme matérialise une autre idée, formelle et relationnelle, de l’acte poétique.

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Notes

[1] Voir par exemple, l’article du New York Times du 07.11.2015, qui inaugure le néologisme, ou, en français, celui de Slate du 10.11.2015.

[2] Gilles Bonnet, Pour une poétique numérique. Littérature et internet, Paris, Hermann, 2017.

[3] On suit ici l’attention portée à la détermination du contenu par le support notamment mise en avant par Marie-Ève Thérenty, « Pour une poétique du support », dans Romantisme, 2009/1, n° 143, p. 109-115.

[4] Comme il a été repensé par Marie-Ève Thérenty : « Après des années d’occultation par la discipline des conditions matérielles de production de la littérature, l’histoire littéraire est peut-être aujourd’hui en mesure de substituer à sa triade : auteur, lecteur, texte, un nouveau quarté : auteur, lecteur, texte, support » (ibid, p. 111).

[5] « Posts » est un anglicisme qui désigne la publication d’un contenu sur un forum, blog ou réseau social.

[6] « Post bad » désigne dans l’argot des réseaux sociaux une jeune femme attirante dont les selfies sont amplement « likés ». Accompagné d’un complément (« post bad couples » ; « post bad métisse »), le terme s’élargit pour englober tous les comptes très populaires. Pour les comptes proprement littéraires, voir également @langlaev (441k), @najwazebian (741k), @rmdrk (1,8M), @nikita_gill (367k) ou @r.h.sin (1,1M) et @benisidore (35,9k), francophone et publié aujourd’hui aux éditions du Chêne (2016).

[7] « Les inscriptions sur support numérique, contrairement à celle sur des supports statiques comme le papier, la pellicule ou le vinyle, possèdent des propriétés dynamiques qui modifient profondément les modes de constitution d’une signification à partir de signes » (Serge Bouchardon, Evelyne Broudoux, Oriane Deseilligny, Franck Ghitalla, Un Laboratoire de littératures, littérature numérique et internet, Paris, Éditions de la Bibliothèque publique d’information, 2007, p. 101).

[8] Pour « biographique ». Il s’agit d’un encart où l’utilisateur peut se présenter en quelques mots.

[9] Onglet accessible depuis son compte utilisateur, où l’on découvre des contenus populaires déterminés par un algorithme personnalisé.

[10] C’est-à-dire prévue pour une utilisation à partir d’un téléphone portable. Certaines fonctionnalités sont ainsi bloquées si on accède au réseau depuis un ordinateur (et le design change légèrement).

[11] Par quoi l’on entend un investissement spatial de la forme poétique (vers libres, calligrammes, etc.), qui force l’attention du lecteur sur la dimension visuelle de ce qu’il lit.

[12] C’est l’expression de Laurent Jenny dans les Inrockuptibles du 29.05.2013 (ici).

[13] « disait Stendhal », rajoute-t-il. La formule empruntée au narrateur du Rouge et le Noir entre également en échos avec l’œuvre écrite de François Bon, dont la dimension documentaire est forte. Voir par exemple l’entrée « Miroir » d’Autobiographie des objets, Paris, Seuil, 2012.

[14] Ce qu’il déplore en revenant sur cet ambitieux projet dans un article de son blog tcrouzet.com (« Des livres sur Instagram », 02.04.2016).

[15] Cette fonction pouvant se complexifier, notamment selon le degré d’iconicité de l’image, de l’illustration pure à l’évocation ou la métaphorisation du texte qu’elle accompagne.

[16] « Le livre a cessé d’être un « volume », il ne constitue plus l’unité de lecture de la bibliothèque. Les textes numérisés n’étant plus contraints par les limites du papier, ils peuvent être stockés sur des supports de très grande capacité […] Le corpus remplace le livre. Constitué des textes d’un même auteur ou de ceux d’un ensemble plus large […], le corpus est la nouvelle unité de lecture sur support électronique » (Jean Clément, « La littérature au risque du numérique », Document numérique, vol. 5, n° 1, 2001, p. 118). Sur certains comptes que l’on mentionnera, cette unité se voudrait presque un recueil, le travail graphique des auteurs allant dans ce sens.

[17] Photos de plats, de vacances, selfies, publicités, comptes d’artistes ou d’institutions, de célébrités, etc.

[18] Jean Clément, « La littérature au risque du numérique », art.cit., p. 126.

[19] Une remarque qui est faite par Emmanuël Souchier, à propos de la typographie en général (« son évidente omniprésence masque son existence au point de la faire disparaître et d’en effacer le sens et la fonction ») mais qu’il faudrait peut-être ajuster selon les modalités de la lecture, typiquement ici entre support papier et numérique (« L’image du texte pour une théorie de l’énonciation éditoriale », Les cahiers de médiologie, 1998/2, n6, p. 141).

[20] Selon l’expression d’Emmanuël Souchier, art.cit.

[21] Il est d’ailleurs intéressant de constater que les deux seuls posts du compte qui évoquent explicitement le format d’une page de livre sont ironiques : ce sont les poèmes illisibles et le roman contemporain.

[22] Stéphane Mallarmé, Un coup de dés jamais n’abolira le hasard, publié pour la première fois dans la revue Cosmopolis en mai 1897, puis réédité par la NRF en 1914.

[23] Guy Bennett, « Ce livre qui n’en est pas un : le texte littéraire électronique », Littérature, vol. 160, n° 4, 2010, p. 42.

[24] Alexandra Saemmer, « Hypertexte et narrativité », Critique, vol. 819-820, n° 8, 2015, p. 639.

[25] « J’ai même découvert un auteur qui, pour attirer l’attention vers son livre de marketing, l’a publié en intégralité sur Instagram, le sujet du livre étant comment promouvoir un livre. Chacune de ces expériences s’enrichit des commentaires des lecteurs, affichés immédiatement à la suite du texte principal et qui fusionnent avec lui, au point d’être presque indifférenciables. » (« Des livres sur Instagram », op.cit.).

[26] Voir par exemple l’article de David Ruffel, « Une littérature contextuelle », Littérature, vol. 160, n° 4, 2010, p. 61-73.

[27] Serge Bouchardon et alii,  op.cit., p. 103.

Auteur

Joséphine Vodoz est doctorante à l’Université de Lausanne, rattachée au Centre des sciences historiques de la culture. Dans ce cadre, elle collabore au projet de recherche “Littérature et culture matérielle XIXe-XXIe siècles” financé par le Fonds national suisse et dirigé par Marta Caraion.

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Poésies en performance sur YouTube


Considérant notamment les travaux de Charles Pennequin, Laura Vazquez et Pierre Guery, il s’agit de comprendre dans quelle mesure leurs vidéoperformances diffusées sur YouTube usent de la plateforme non seulement en tant que vecteur de diffusion mais aussi comme outil de création à part entière. Investissant et détournant les propriétés spécifiques à la plateforme, ces vidéopoèmes relèvent d’une forme de poésie numérique en ce qu’elles se destinent à une diffusion en milieu numérique et travaillent dans leur écriture même avec les propriétés spécifiques à cet environnement. En ce sens, elles semblent pouvoir s’inscrire dans ce que Leonardo Flores a identifié comme la « troisième génération » de la littérature numérique, émergée avec l’avènement du Web 2.0 en 2005, et caractérisée par des œuvres qui utilisent des interfaces et plateformes existantes, tout en renouvelant et prolongeant les problématiques spécifiques à la poésie en performance.

Considering the work of Charles Pennequin, Laura Vazquez and Pierre Guéry, it is important to understand that these videoperformances broadcasted on YouTube use the platform not only as a vector of transmission but also as a way of creation. Investing and diverting properties specific to the platform, these videopoems are a form of digital poetry in the sens that they are intended for dissemination in a digital environment and work in the writing itself with the specific properties of this environment. Indeed, they seem to fit into what Leonardo Flores has identified as the “third generation” of digital literature, emerged with the advent of Web 2.0 in 2005, and characterized by works that use existing interfaces and platforms, while renewing and extending the issues specific to performance poetry.


Texte intégral

À la fin des années 1950, Bernard Heidsieck entend, avec la « poésie action », développer une poésie qui se réalise en performance. S’inscrivant dans un mouvement plus large, amorcé dès le début du XXe siècle avec Apollinaire puis les avant-gardes, d’utilisation par la poésie de moyens technologiques et de medias nouveaux, il affirme une volonté de remise en circulation du poème dans la société. Poésie hors du livre, la poésie numérique telle qu’elle s’est développée depuis ses tout premiers essais, se situe partiellement dans cette lignée [1]. La poésie en performance, entendue comme poésie qui se réalise dans une co-présence du poète et du public et une mise en œuvre du corps, utilise également le numérique, et tout un pan de la poésie dite numérique se développe en performance, au sein de travaux exploitant le flux, les relations corps/machine, les possibilités de retraitement et de retransmission en live du son et de l’image, de mise en relation du son, de l’image et du mouvement, d’intégration de données en direct, ou encore d’improvisations textuelles [2].

Le corpus ici abordé relève cependant d’une articulation entre la poésie performance et le numérique selon des modalités tout autres. Ces œuvres relèvent tout d’abord de la poésie en performance dans sa dimension vidéo : on parlera de vidéoperformances, forme spécifique qui ne se confond ni avec les captations vidéo de performances ou de lectures publiques live, ni avec l’enregistrement de lectures à voix haute filmées face caméra. Qu’elle montre une action filmée par le poète lui-même ou un tiers, réalisée dans un espace public ou privé, avec ou sans public, la vidéoperformance se caractérise avant tout par une implication du filmage dans sa forme même, et, partant, d’une forme d’écriture vidéo. Cette forme n’est pas spécifique à la poésie : elle s’inscrit elle-même dans une tradition fortement liée à la performance artistique depuis ses débuts au cours des années 1960, via la pratique de l’autofilmage par les performeurs [3]. Les œuvres ici considérées relèvent également à plusieurs titres d’une forme de poésie numérique, non pas en ce qu’elles utilisent des moyens numériques d’enregistrement et de retraitement de la vidéo (caméra numérique, la webcam, un logiciel de montage vidéo, etc.) – comme la quasi-totalité de la production littéraire actuelle utilise des outils informatiques, mais en ce qu’il s’agit bien de formes qui utilisent le « dispositif informatique comme médium » et mettent en œuvre « une ou plusieurs propriétés spécifiques à ce medium [4] », selon la définition donnée par Philippe Bootz, ou encore, pour reprendre cette fois la définition de Serge Bouchardon de créations « qui mettent en tension littérarité et spécificités du support numérique [5]. » Leur dimension numérique tient ainsi au fait que ces œuvres se destinent à une diffusion en milieu numérique et travaillent dans leur écriture même avec les propriétés spécifiques à cet environnement. En ce sens, elles semblent pouvoir s’inscrire dans ce que Leonardo Flores a identifié comme la « troisième génération [6] » de la littérature numérique, émergée avec l’avènement du Web 2.0 en 2005, et caractérisée par des œuvres qui utilisent des interfaces et plateformes existantes. Les auteurs concernés n’ont pas nécessairement de compétences techniques en programmation : à la figure de l’auteur-programmeur se substitue celle d’un auteur usager, investissant, à l’instar de millions d’autres internautes, des réseaux  sociaux comme Facebook [7], de microblogging comme Twitter [8], mais aussi des plateformes de partages d’images fixes et animées comme Instagram, Tumbl.r, et YouTube, en relation avec le tournant iconique qui transforme le paysage en ligne depuis le milieu des années 2000. C’est cette dernière plateforme qui a retenu notre attention, lieu d’émergence de ce que Gilles Bonnet propose de nommer une « LittéraTube », un corpus « regroupant les expériences actuelles de vidéo écriture, qui explorent un plan audio-visuel de la littérature qu’elles diffusent sur Internet. » Gilles Bonnet poursuit :

Qu’il s’agisse de contenus nativement numériques et « YouTubéens », c’est-à-dire pensés et créés pour être mis à disposition d’un public d’internautes usagers du site, ou de contenus provenant d’autres médias (TV, radio, captations) et désormais remédiatisés, transférés sur la plateforme. Une web-littérature au format vidéo [9].

La vidéoperformance n’a pas attendu YouTube pour exister en tant que telle, y compris dans sa dimension numérique. Les premières utilisations du medium numérique dans sa spécificité pour filmer une action, en live ou en différé, sont ainsi marquées par une utilisation de la webcam, et du montage d’une part, d’autre part par l’utilisation du live chat vidéo, comme on peut le voir chez Annie Abrahams ou encore Philippe Castellin, qui dans « Fondu-au-noir [10] » (2008) par exemple travaille à dire de mémoire d’anciens poèmes face caméra puis opère un montage, alliant l’improvisation propre à la performance, à la combinatoire, l’une des tendances importantes de la poésie numérique. Cependant, les vidéoperformances envisagées sont diffusées sur YouTube, ce qui exclut plusieurs possibilités (celles notamment de l’interaction ou de la simultanéité présentes chez Annie Abrahams), et ouvre d’autres potentialités. Qu’y a-t-il de spécifiquement « youtubéen » dans les productions de vidéoperformance ici envisagées ? Lieu d’archive et de remédiation, YouTube est aussi le lieu de créations spécifiques. Il s’agira alors de comprendre comment ces vidéoperformances s’emparent de la plateforme non seulement comme moyen de diffusion mais comme moyen de création, pour mettre en œuvre une véritable écriture web, c’est-à-dire, pour reprendre les termes de Gilles Bonnet, reconnaissant que « l’environnement numérique, choisi comme espace originel de publication informe et détermine en partie la poétique du texte produit [11] », et du poème performé.

1. Une poétique de la plateforme ?

Depuis sa création en 2005, YouTube permet à tout un chacun de créer et de diffuser des vidéos, confortant, selon la formule de Patrice Flichy, « le sacre de l’amateur [12] » : à l’instar de nombreuses autres plateformes développées avec le Web 2.0, des blogs aux réseaux sociaux, YouTube autorise une publication directe, qui se passe des intermédiaires traditionnels, institutionnels ou éditoriaux. Or cette possibilité semble entrer en résonance profonde avec le projet des poésies en performance, dont l’ambition est précisément de se passer des cadres éditoriaux pour privilégier un rapport direct, frontal au public, qui se joue hors de la chaîne traditionnelle du livre. Envisagé comme plateforme, YouTube est également un espace commun, trivial : non artistique.

Les outils d’autofilmage ont d’autre part, du fait de leurs capacités dans un premier temps assez limitées, puis du déferlement de millions de vidéos sur YouTube, fini par créer une sorte de répertoire faisant émerger un vocabulaire commun et des genres distincts. En effet, YouTube n’est pas la seule plateforme de diffusion et partage de vidéos en ligne, d’autres espaces de mutualisation comme Vimeo ou Dailymotion ayant une place importante, en particulier dans le domaine de la diffusion de vidéos artistiques en ligne : Vimeo s’adresse ainsi davantage aux créateurs et artistes, leur proposant des modalités de mise en ligne et de partage adaptées [13]. Mais si YouTube est devenu, parmi les 250 sites de vidéos en ligne recensés depuis l’avènement du Web collaboratif, « l’emblème de la vidéo en ligne [14] », c’est aussi en raison de son orientation singulière, tournée vers les contenus produits par les utilisateurs (User Generated content) : le « You » de la marque ainsi que le slogan « Broadcast yourself », tout comme la toute première vidéo diffusée sur la plateforme, « Me at the zoo », montrent que « YouTube s’est initialement axé vers les contenus et les pratiques amateurs [15] ». Au partage en ligne de vidéos de toutes sortes s’est bientôt surimposée une figure spécifique, celle du YouTubeur, soit « tout créateur d’un contenu vidéo original, qui héberge ses créations sur une plateforme, dans l’optique de les diffuser au plus grand nombre [16] ». Les contenus en sont très variés, mais des genres ont fini par émerger : sketch, web-série, vlog, unboxing, vidéos de vulgarisation, gaming, tutoriel, autant de genres devenus spécifiquement « youtubéens ». Associés à ces genres, des vocabulaires sont également repérables, dus aux contraintes techniques (usage d’une caméra fixe, autofilmage) et aux phénomènes d’imitation mutuelle des producteurs de vidéo. Comme le soulignent Patrick Vonderau et Pelle Snickars à propos des pratiques de homedance  dans The YouTube reader,

[…] l’imperfection évidente des vidéos crée une sorte d’archive de poses et d’images, sa gamme d’éléments joués de manière répétée et variée. Cette archive est uniquement accessible par ordinateur, via YouTube pour être précis. L’ordinateur est donc le centre des événements. En conséquence, il n’existe pratiquement aucune vidéo domestique annulant ou dissimulant l’appareil numérique auquel elles sont adressées [17].

Ainsi YouTube n’est-il pas uniquement une plateforme d’hébergement de vidéos mais bien un média, dont les créations vidéos sont marquées par un certain nombre de traits récurrents : et ce sont précisément ces caractéristiques récurrentes que l’on retrouve reprises, retravaillées ou détournées dans les vidéoperformances ici envisagées.

1.1. Un vocabulaire…

Ce vocabulaire est tout d’abord marqué par un amateurisme souvent exhibé, revendiqué, qui participe du bricolage technologique. Celui-ci est identifié par André Gunthert comme un trait esthétique commun aux formes d’autophotographie et autofilmage en circulation sur les réseaux « jouant des incertitudes du cadrage, des traces visibles de manipulation ou de l’amateurisme de la prise de vue [18] », au point de devenir une signature du genre.

La généralisation et la démocratisation des outils de filmage (via la webcam, puis le smartphone, ou la caméra GoPro) et les facilités associées semblent avoir tout d’abord favorisé les pratiques d’improvisation et de prise directe. L’improvisation, si elle n’est pas définitoire de la performance poétique, en constitue parfois une part importante, comme chez le poète et performeur Charles Pennequin, en activité depuis la fin des années 1990, dont la pratique performative a très vite intégré l’enregistrement, via le dictaphone puis la vidéo, pensé comme captations d’improvisations [19].

D’un point de vue formel, le cadrage fixe, lié à la pratique de l’autofilmage par la webcam, est une constante. Fenêtre sur chambre, salon ou cuisine, la webcam ouvre sur un plan mettant le corps au premier plan, et le situe dans un espace domestique. Nombreuses sont les œuvres qui, à l’instar des vidéos dominantes sur YouTube comme les vidéo-blogs ou vlog, et dans la continuité des premiers usages privés de la webcam en réseau type « Jennicam », ouvrent sur une scène ordinaire, un espace quotidien. Ainsi Vincent Tholomé nous montre-t-il une partie de son bureau, ses rayonnages de bibliothèque ou de sa cuisine dans sa récente série « Mon épopée [20] », François Bon intervient de façon privilégiée dans son bureau, parmi ses livres. Chez Pierre Guéry, cet espace est souvent neutralisé, la « talking head » s’adressant au spectateur devant un mur, mais l’on aperçoit de temps à autre des fenêtres, un meuble, et la prise de son directe révèle une acoustique qui n’est clairement pas celle d’un studio. Présentée de façon somme toute traditionnelle (l’auteur à son bureau, dans sa bibliothèque) ou à l’inverse désacralisée (l’auteur dans sa cuisine), la figure de l’auteur se construit ici comme figure d’amateur comme les autres : parlant depuis un espace domestique [21]. La webcam comme fenêtre cède à d’autres moments la place à un filmage approximatif, fait de tremblés, d’un cadrage en gros plan déformant légèrement le visage, de ratages divers liés à la manipulation du téléphone, lorsque le filmage se fait en extérieur, en situation, ouvrant alors également sur des espaces triviaux, non dédiés à la pratique artistique, mais surtout communs, et essentiellement citadins : on retrouve ainsi à plusieurs reprises Charles Pennequin dans des toilettes, celles d’un train par exemple, une douche [22], dans une gare ou dans la rue [23], dans une voiture [24], et Laura Vazquez dans différents endroits de la ville, en particulier la rue. L’usage du miroir, caractéristique du selfie avant la généralisation des caméras frontales, conduit dans plusieurs cas à l’exhibition de l’appareil, comme on peut le voir dans la vidéo de Charles Pennequin « Tu sais très bien que j’t’aime [25] » décrite comme une « déclar’action d’amour au téléphone portable et au miroir de la salle de bains, 2016. Technique mix et max. Improvisé dans un hôtel, à Sarzeau (Bretagne) » : la qualité de la vidéo dépendant du smartphone possédé par le poète évolue de ce fait fortement dans le temps. Le format et l’esthétique amateurs relèvent ainsi d’un vocabulaire qui fait entrer ces vidéoperformances en résonance avec les vidéos vernaculaires diffusées sur YouTube.

Cette esthétique amateur se retrouve dans l’utilisation d’outils de captation et d’édition d’image standard : décors et filtres Photobooth, du nom du logiciel de capture d’images installé par défaut sur les Mac, sont ainsi par exemple fréquemment utilisés. Dans la série des « Poèmes du mois [26] » de Laura Vazquez, le déclencheur Photobooth sert de générique à chacune des vidéos, et Pierre Guéry [27] use et abuse des effets spéciaux et filtres proposés par ce même outil. Pris en charge par un voix synthétique, le texte de Charles Pennequin est dit sur une succession d’images tour à tour animées et fixes, usant toutes des décors plus ou moins kitsch proposés par les applications standard de traitement de photographies : faux cadre type Polaroïd, décors saturés de petits cœurs, de pères Noël ou de gâteaux d’anniversaire dans lesquels s’inscrit invariablement la tête du poète dans diverses expressions dans « La vision finale [28] » : à l’instar du projet énoncé par le texte, il s’agit, en utilisant ces outils, de « sentir comment cette vision qu’il a de lui-même peut faire ridicule. Il voit ça, comme s’il en était détaché. » Le logiciel de montage intégré à la plateforme est enfin également utilisé, et, là encore, exhibé : Charles Pennequin précise sous certaines de ses vidéos que le montage est réalisé avec YouTube. C’est le cas de « Causer n’est pas poser [29] », dont le titre précise qu’il est « monté avec youtube ». Dans ce même poème, le texte thématise la prise de vue à la perche à selfie utilisée pour filmer l’auteur, de façon circulaire. Sous-titré « essai perchiste », le texte inscrit sous la vidéo se construit sur un polyptote autour du mot « perche » :

[…] il faut y aller franco, il faut pas essayer de se dire je vais essayer pourquoi pas, j’ai ma petite perche, c’est-à-dire j’ai ma chance après tout, après tout j’ai mon petit lopin de chance qui m’attend au tournant, mais non, rien qui t’attend, te tend une perche non, ce qui t’attend au tournant c’est de dire que tu vas tenter le perchoir, tu vas essayer et finalement rester à faire ton prêchi-prêcha là-dedans.

Cet amateurisme assumé ne relève ainsi pas d’une volonté de se passer de médiation au profit d’une coïncidence rêvée entre l’action et son enregistrement : loin d’effacer le medium, il s’agit au contraire de travailler avec des outils technologiques standard, et de s’insérer dans un vocabulaire commun. Ainsi, à l’instar de Charles Pennequin dans l’exemple précédemment cité, beaucoup de vidéoperformances entretiennent un rapport réflexif au medium utilisé : Pierre Guéry utilise le format standard de la « talking head », devenu une référence en raison du dispositif frontal imposé par la webcam, et intitule précisément sa série de vidéo « My talking heads ». De la même manière, Laura Vazquez utilise le déclencheur Photobooth comme générique, alors même que ses vidéos sont tournées avec une caméra numérique portable, et non avec Photobooth. Mais YouTube en tant que plateforme informe également l’écriture du poème performé dans la mesure où ce sont les genres spécifiquement youtubéens qui y sont retravaillés – ou détournés.

1.2… et des genres youtubéens

Nombre de vidéoperformances « nativement youtubéennes » s’emparent en effet de leurs codes, pour se les approprier souvent de manière plus ou moins ironique, opérant de la sorte un télescopage entre des genres triviaux et le genre poétique.

Genres communs aux réseaux sociaux, le selfie, et le vidéo-selfie, se retrouvent ainsi parodié par Charles Pennequin, dans « Tu sais très bien que j’t’aime », référence amusée au narcissisme inhérent au genre, ou encore dans « Tuto-poème n°2 : le selfie-perf [30] », une vidéo muette où chaque micro-mouvement du visage est ponctué de rires enregistrés, comme une mise en évidence du caractère dérisoire de cette publicisation du n’importe quoi. Le selfie informe également la série des « Poèmes du mois » de Laura Vazquez, en association avec le « vlog » ou vidéo-blog, rappelé ici par la régularité métronomique avec laquelle chaque poème est posté (le 1er de chaque mois). Le poème se compose d’un montage très rapide de prises de vues réalisées chaque jour, où l’on voit la performeuse proférer un seul mot, le montage final seul recomposant une phrase syntaxiquement cohérente mais proférée sur des tons et dans des lieux différant selon le contexte d’enregistrement. Chez Laura Vazquez, ce genre se conjugue également avec la pratique très en vogue sur YouTube du montage bout à bout d’extraits de films dans des compilations thématiques, ou des meilleures vines filmées par des amateurs, pratique elle-même dérivée des procédés dadaïstes ou encore situationnistes de collage et de montage, et plus généralement de l’esthétique de la répétition, de la fragmentation et du montage épileptique à l’œuvre dans de nombreux genres youtubéens.

Genre surreprésenté sur YouTube, les vidéos d’exploits et challenges en tous genres filmés en caméra embarquée, à la GoPro, donnant à voir des exploits sportifs mais aussi des ratages divers, chutes, cascades et défis stupides, « poussant à l’hyperbole le règne de l’idiot planétaire [31] » selon les termes d’Antonio Dominguez Leiva, sont également convoquées à la vision de ces vidéos. Les performances effectuées par Charles Pennequin dans l’espace public le montrant par exemple dans la rue en train de prononcer tout haut les mots « je jouis [32] », lisant des extraits de son livre Comprendre la vie au bord du périphérique, hurlant sur sa mobylette (croisant au passage un microgenre existant, le « selfie moto ») dans « Poésie pétarade [33] », ou encore arpentant une galerie en répétant « ça a déjà été fait », filmées pour la plupart à la GoPro résonnent, dans cet espace médiatique, avec ces genres. L’usage de la GoPro, ou de tout moyen où la captation est solidaire de l’action, rend l’action et son filmage indissociables. À l’instar du selfie touristique, consistant à se prendre en photo devant tel ou tel site, l’autofilmage

relève du registre de l’expérience. La photographie [ou le film] exécutée à ce moment précis n’est ni seulement une image de soi, ni seulement une image du site, mais précisément la trace visuelle de leur articulation éphémère, le rapport de l’acteur à la situation, inscrit dans l’image [34].

Dans le cas des selfies de Laura Vazquez ou des vidéos autofilmées de Pennequin, la performance et sa captation sont articulées à un contexte qui devient prégnant. Il s’agit, par ces biais, de se filmer en situation, dans des espaces quotidiens.

Autre genre très populaire sur YouTube, le tutoriel devient le thème de plusieurs performances de Sylvain Courtoux. Filmées dans l’espace domestique, cuisine et salon, du poète,  ces vidéos respectivement intitulées « Tuto-litières (performance 1) [35] » et « Tuto-aspirateur (performance 2) » montrent le performeur dans les situations les plus triviales, réalisant une action basse, purement ménagère (changer la litière du chat, passer l’aspirateur) et se contentant de décrire en s’adressant à la caméra les étapes d’un processus de manière plus ou moins improvisée, vantant sa grande habileté à exécuter cette tâche, l’« art zen » et la « danse » que représentent respectivement la première et la deuxième activité. Le « tuto » bâclé est pourtant présenté comme extrait d’un livre à paraître, L’Avant-garde, tête brûlée, pavillon noir [36], laissant le spectateur pour le moins perplexe quant au contenu du livre annoncé, et s’inscrit dans une des multiples représentations de la figure du « poète de merde » au centre de plusieurs de ses créations. Le « tuto » est également le fil directeur d’une série de Charles Pennequin publiée sur le site anthologique Tapin2 et présenté comme suit : « Sur cette page, Charles Pennequin proposera régulièrement à tapin² de nouveaux “tuto-poèmes” nous initiant à la poésie par des activités simples & variées réalisables à la maison avec un minimum de matériel ». La vidéo reprend les caractéristiques principales du tutoriel vidéo tel qu’il se diffuse en masse sur YouTube : plan fixe pris à la webcam, cadrant un individu en situation, dans un espace domestique, adresse à la caméra, et donc au potentiel usager du tutoriel, puis décomposition des étapes nécessaires à la réalisation de la recette. Cependant ce tutoriel ne propose pas d’apprendre à faire de la pâte à tarte mais un poème sonore, renvoyant alors à une poésie élaborée au cours des années 1950 via l’utilisation de techniques d’enregistrement à commencer par le magnétophone. La forme du tutoriel appliquée à la poésie fait également immanquablement penser à la recette de Tristan Tzara « Pour faire un poème dadaïste », autre appropriation d’un genre non auctorial et standard, celui de la recette de cuisine, à la poésie, dans une perspective de démystification et prosaïsation dadaïste : le tuto-poème fonctionne comme une actualisation 2.0 de la recette des mots dans un chapeau.

Toujours en plan fixe, filmé par webcam, le genre de la homedance, consistant à danser sur une musique enregistrée et/ou à mimer en playback décalé une chanson, le plus souvent de variété, est également exploré à plusieurs reprises par le performeur : « Tuto-poème n°4 : la danse de l’entravé » et « Tomber dans la danse [37] » présentent le poète dansant dans son salon et dans sa cuisine, pendant qu’un texte est dit en voix off, et « I want to break free [38] » (2017) le montre face caméra, casque sur l’oreille diffusant la chanson de Queen que l’on devine, très faible, à travers l’appareil, gesticulant et mimant les paroles, dans une attitude qui rappelle le célèbre « Numa numa [39] », playback dégénéré d’un enfant sur le tube d’O-Zone, vidéo virale qui engendra des milliers de meme.

L’esthétique pauvre qui émane de ces vidéos entre alors en relation et en pleine cohérence avec l’écriture « au ras des pâquerettes » revendiquée par l’auteur. Elle participe d’une poétique de l’idiotie que le poète travaille également dans sa diction. Cette écriture idiote émane d’abord d’une nécessité : beaucoup de poèmes publiés et d’improvisations filmées comme « J’en ai marre », « J’te ramène », « Tu sais bien que j’t’aime », trouvent leurs sources, leur matériau premier, dans des expressions courantes, langage de tous les jours, celui des gens, mais aussi celui de la télévision, des médias, de la publicité, que le poète capte pour mieux le vider. Si tous les poètes publiant sur YouTube ne partagent pas aussi pleinement cette esthétique de l’idiotie, il reste que l’immédiateté, la frontalité recherchée dans les vidéoperformances postées sur la plateforme entrent en relation et en conversation avec les genres communicationnels qui y sont diffusés par ailleurs. Mais, de façon réciproque, la récupération et le détournement des genres de vidéos diffusées sur YouTube font entrer ces vidéoperformances dans un régime qui est celui-même à l’œuvre dans la plateforme, marquée par une esthétique de la répétition, de la reprise, de la réitération et du détournement. Tout se passe comme si la diffusion de ces vidéopoèmes dans l’espace youtubéen les faisait entrer en relation directe, potentielle du fait de la publication sur la même plateforme, avec un corpus non poétique, et investir poétiquement une esthétique commune. Mais YouTube n’est alors pas uniquement un outil de création et de diffusion : c’est aussi un outil d’édition spécifique, à son tour exploité et détourné selon différentes modalités.

2. (Més-)usages de la plateforme

YouTube est une base de données : elle peut ne servir qu’à cet usage, et trouver dans le site de l’auteur ou d’une institution donnée, son cadre éditorial propre. Nombreux sont les auteurs proposant leurs créations vidéographiques, hébergées par cette plateforme ou une autre, utilisées essentiellement comme de simples bases de données accessibles depuis un site Web qui en constituera alors le paratexte éditorial premier. Ainsi les vidéos de Charles Pennequin sont-elles aussi accessibles et visionnables depuis et à l’intérieur des pages de la rubrique « Bobines » de son site : l’utilisateur n’a pas besoin de se rendre sur le site YouTube pour accéder aux contenus hébergés par la plateforme.

Cependant la possibilité de visionner la vidéo depuis la plateforme est constante : YouTube est aussi une interface. Investie comme telle ou délaissée au profit du site avec lequel elle fonctionne en écosystème, la « chaîne » YouTube fait entrer la vidéo dans un espace sémiotiquement fortement marqué, avec son logo, ses icônes, ses boutons, ses vignettes, identiques quel que soit le contenu partagé : un cadre éditorial fortement standardisé. Or ce cadre éditorial est, comme le rappellent Emmanuël Souchier et Yves Jeanneret, également vecteur d’une énonciation spécifique. Définie comme « l’ensemble de ce qui contribue à la production matérielle des formes qui donnent au texte sa consistance, son “image de texte” », l’énonciation éditoriale pointe « ce par quoi le texte peut exister matériellement, socialement, culturellement… aux yeux du lecteur [40] ». Si l’objet en question est ici vidéographique, il n’en reste pas moins lui aussi éditorialisé, plus fortement encore dans ce contexte numérique que sur un support type DVD, où l’éditorialisation concerne – outre la jaquette et le boîtier, voire le livret d’accompagnement – les pages de « menu » et les propositions de navigation, mais deviennent invisibles au moment de la lecture : sur YouTube, diverses possibilités de lecture sont possibles, à l’intérieur de la fenêtre ou en mode « plein écran », mais la plateforme se signale toujours ne serait-ce que par la présence de la « barre » inférieure de lecture, aux couleurs du logo. « L’image d’un contact direct entre auteur et le lecteur (qui postule l’absence de médiation sémiotique) [41] », doxa dénoncée comme illusoire par Souchier et Jeanneret à propos du texte informatisé, est peut-être plus prégnante encore quand il s’agit de contenus vidéo, et utilisée comme argument publicitaire par la plateforme elle-même : « broadcast yourself », le slogan de « YouTube », « votre chaîne », « votre canal », signe un travail d’invisibilisation, jouant du lieu commun selon lequel le réseau, et plus encore la vidéo, autoriseraient un contact plus « direct » que l’imprimé ou le support matériel quel qu’il soit, confondant de la sorte, facilité de production, de diffusion et d’accès et transparence médiologique. Or « le média de l’écriture n’est pas seulement le lieu de passage d’un flot informationnel ; c’est un objet matériel configuré qui cadre, inscrit, situe et, par là même, donne un statut au texte [42] ». Ou à la vidéo. L’énonciation éditoriale se signale en premier sur la plateforme par une forte identité visuelle : un logo omniprésent, une charte graphique en deux couleurs, une organisation des vignettes invariable, la présence de divers boutons (« like/dislike », « s’abonner », « partager », etc.), d’informations quantitatives (nombres d’abonnés), l’insertion dans des « catégories », la suggestion de vidéos apparentées, etc. Ce format unique a pour premier effet de produire une indifférenciation : les contenus artistiques ou poétiques, amateurs ou professionnels, sont présentés de la même manière, dans le même cadre éditorial que le tuto beauté ou la vidéo de gaming.

Or il est intéressant de constater que les poètes ici considérés, non seulement possèdent tous, et parfois seulement, une chaîne YouTube propre, mais qu’ils jouent avec les codes de ce cadre éditorial de manière à les détourner et à les faire entrer dans un fonctionnement qu’on qualifiera de poétique. À un tout premier niveau, les playlists sont utilisées pour mettre en évidence la logique sérielle des productions de Pierre Guéry et Laura Vazquez : « My talking heads » d’une part et « Poèmes du mois » d’autre part se présentent comme des séries, conformément à la logique induite par la structure même de la plateforme et l’usage type « vlog », permettant au spectateur de visionner la vidéo dûment numérotée – seule ou à l’intérieur d’une liste, ce qui en modifie la réception et le statut. Les vidéos de Laura Vazquez en particulier sont dotées d’un générique, présentées dans des vignettes avec titrage et arrêt sur une image sélectionnée, conformes en cela à de très nombreuses vidéos de youtubeurs et youtubeuses en ligne.

Si la playlist ordonne les vidéos en série, l’espace éditorial présent autour de chaque vidéo contribue également à en conditionner la réception. Ainsi sous le titre de la vidéo figure un espace où l’internaute peut entrer du texte libre, en général dévolu à l’indexation et à la description du contenu de la vidéo. Utilisé comme paratexte, cet espace recueille la plupart du temps des informations objectives : date de création, crédits, parfois rappel du titre, liens vers d’autres sites de l’auteur. On y trouve également dans certains cas la reprise à l’écrit du texte dit à l’écran, comme chez Laura Vazquez, où certains des poèmes sont retranscrits après un rappel du protocole de création à l’œuvre dans la série. Ainsi pour « L.L.L #42 Avril 2017 [43] » :

Le poème du mois : 1 mot par jour. Dans le mois d’AVRIL il y a 30 jours. 1 mot par jour = 30 mots. // J’épingle un brin d’herbe / sur le mur / pour le regarder / disparaître / chaque jour / j’arrose le drame / avec de la lenteur / je passe à pied / au drive / je commande / un pansement

La transcription écrite du poème réalisé par le montage de trente micro-plans en produit une interprétation possible, proposant un découpage prosodique par le retour à la ligne, là où dans d’autres cas, la transcription adopte d’autres codes typographiques, créant un effet tout autre : le texte de « L.L.L #47 septembre 2017 » s’inscrit quant à lui en majuscules, sur une seule ligne, sans ponctuation : « JE PEINS MES ENFANTS UNE PARTIE EN JAUNE UNE PARTIE EN BLEU JE LEUR DEMANDE DE COURIR ET JE LES COMPTE ILS SE BOUSCULENT ILS SE MÉLANGENT ILS SONT PERDUS [44] ». Il est investi de façon toute particulière par Charles Pennequin : ainsi sous la vidéo de « Causer n’est pas poser » figure, outre la date, un texte complet, qui n’a manifestement pas de vocation paratextuelle, mais n’est pas non plus la transcription du texte proféré dans la vidéo : il s’agit d’un autre texte poétique. Le même processus est à l’œuvre dans « Je jouis », où la vidéo montre le performeur énoncer ces deux seuls mots, lorsque le texte développe un propos bien plus imposant. Ces textes, inaccessibles à la lecture de la vidéo depuis le site de l’auteur, révèlent un usage singulier de la plateforme jusque dans ses propriétés éditoriales spécifiques. Une disjonction s’opère ici entre l’écrit et l’oral, entre l’inscrit et le proféré, qui déjoue les attentes du lecteur/spectateur. Cette disjonction est accentuée, jusqu’à l’excès, dans l’usage qui est parfois fait des sous-titres de YouTube, à leur tour détournés de leur fonction initiale. Ainsi dans « Marre [45] » le titre même enjoint à activer les sous-titres « (il y a des sous titres) », et le spectateur y découvre alors un tout autre texte. À l’expression brute du ras-le-bol exprimé dans la vidéo, se superpose un propos métapoétique, contre la poésie « savante » et philosophique, comme une « traduction » de la pensée inscrite dans ce cri, et un troisième texte, en vers, est placé en commentaire qui diffère à son tour de celui des sous-titres. Un jeu comparable est à l’œuvre dans plusieurs autres vidéos, par exemple dans « I want to break free », ou encore dans « On aime la poésie contemporaine [46] ». Dans cette dernière vidéo, les sous-titres automatiques sont convoqués pour, lorsqu’ils sont activés, recréer une sorte de poème ready-made de mots inconnus, l’algorithme peinant à reconnaître les mots prononcés par le performeur et proposant des solutions absurdes. Le vidéopoème joue ainsi alors des possibilités de la plateforme pour en investir poétiquement les espaces éditoriaux, en détourner les outils et élaborer un véritable dispositif, dans lequel la vidéo s’inscrit mais n’est pas autonome : c’est bien, alors, l’ensemble du dispositif qui fait œuvre, dans les relations et tensions qui s’instaurent entre les textes, la vidéo, et l’espace éditorial.

Sur Internet, l’espace éditorial n’est pas identique à celui du livre – ou du DVD : à l’édition se substitue ce que Marcello Vitali Rosati a théorisé sous le terme d’« éditorialisation », c’est-à-dire « l’interaction entre une dynamique individuelle ou collective » ‒ la publication d’un contenu dans une base de données, les commentaires qui y sont liés, le fait qu’il ait été partagé par d’autres… ‒ et un « environnement numérique particulier ». Ainsi « le sens du document est soumis à l’intentionnalité d’une entité le publiant […] mais doit toujours s’adapter à l’espace numérique dans lequel il se trouve, tenant compte de ses logiques et de sa structuration [47] ». Sur YouTube, cette logique passe par les recommandations déterminées par l’algorithme de la plateforme, qui croise la prise en considération des habitudes de l’usager à d’autres paramètres plus ou moins transparents. Elle est donc automatique. Dès lors, le processus d’éditorialisation échappe au contrôle de l’éditeur initial du contenu : la vidéo visualisée depuis la plateforme se retrouve dans un environnement incontrôlable par le producteur de la vidéo. Or, loin de subir cet état de fait comme par défaut, les auteurs publiant de manière privilégiée sur YouTube semblent rechercher pour ainsi dire cette perte de contrôle. Il n’est que d’observer la manière dont Charles Pennequin indexe les catégories de ses vidéos. Sur YouTube, la catégorie « vidéopoésie » ou « art vidéo » n’existe pas : l’indexation croise les genres et les contenus, et la plupart des créateurs indexent leurs travaux dans les catégories les plus proches du domaine artistique : « Films et animations », « Musique » (chez Pierre Guéry), voire « Education », ou encore « People et blog » lorsque l’aspect « vlog » est privilégié, par exemple chez François Bon. Laura Vazquez prend une tangente, désolidarisant ses vidéos du domaine artistique, fut-il voisin, en les indiquant dans la catégorie « Divertissement ». C’est précisément cette logique de désolidarisation qui est à l’œuvre chez Charles Pennequin qui choisit les catégories « Vie pratique et style », « Humour », voire « Auto moto », c’est-à-dire des catégories non artistiques, faisant potentiellement apparaître la vidéo dans des playlists hétérogènes par le jeu des suggestions de l’algorithme.

Cet usage du dispositif numérique entre ainsi en relation avec l’ambition de mettre la poésie en contexte, dans la vie, et de produire un poème qui soit « standard », sans propriété particulière qui le singularise comme œuvre d’art. YouTube est ici pensé comme espace non littéraire, où la poésie, la performance, se diffuse sur les mêmes réseaux que les autres vidéos communicationnelles, au sein du tout-venant, dans un espace non séparé, celui-là même que recherchent nombre de pratiques de poésie en performance depuis leurs manifestations historiques. Échapper au domaine de la poésie, ne pas être dans la poésie, c’est justement ce que revendique le poète dans le petit texte de présentation de sa chaîne YouTube :

charles pennequin n’est pas dans la poésie, le cercle des poètes charles pennequin n’y est pas, charles pennequin ne fait pas de poèmes, charles pennequin ne lit pas, il ne sait pas lire de poèmes, charles pennequin est dedans le poème même, charles pennequin aime vivre dans une bouche et il sort de temps à autre de lui-même et sa bouche pour crier ou dire ou lire un texte, charles pennequin perd les pédales dans sa langue et improvise depuis sa bagnole, charles pennequin s’improvise vivant.

Au filmage d’actions réalisées dans l’espace public ou privé, hors livre et hors institution, pratiqué par le performeur depuis le début des années 2000, correspond alors un contexte de diffusion, qui relève lui aussi de ce n’importe où de la vie dans son versant numérique : publiées sur YouTube, ces vidéos rejoignent l’immense flot des vidéos déversées par la plateforme. L’indifférenciation éditoriale des contenus sur YouTube a ainsi une autre conséquence majeure. YouTube n’est pas – pas plus que n’importe quel autre réseau social – un « monde de l’art » dans lequel un objet s’implémenterait comme œuvre, artistique ou littéraire. Seule l’identification d’un nom déjà connu comme nom d’auteur, d’une maison d’édition [48] ou d’une institution, c’est-à-dire le paratexte, inscrit, donne les informations nécessaires à l’identification des œuvres diffusées comme telles. Or les chaînes des poètes performeurs envisagés sont individuelles : leur identification comme appartenant à un champ poétique ne peut se faire que via le renvoi à un site ou la présence d’un texte de présentation dans la rubrique « À propos », soit par une notoriété antérieure. Dès lors, l’on pourrait envisager YouTube comme un espace où se prolonge le geste de sortie du livre et de performance dans l’espace public effectué par la poésie en action. YouTube n’est cependant pas un espace public, et, si le geste est comparable, il ne peut être pensé dans les mêmes termes. En effet, YouTube et son architexte numérique propre sont, comme le rappelle Marine Siguier, une « autorité formatante », dont la logique de palmarès (classement des vidéos en fonction de leur notoriété, affichage du nombre de vues et d’abonnés, etc.) entre bien davantage en écho avec celle qui anime le best-seller, d’ailleurs sujet très largement privilégié des vidéos littéraires (celles que tournent les « booktubers » notamment) sur la plateforme, qu’avec l’audience pour le moins limitée de la poésie expérimentale. « On n’écrit jamais que dans des formes, et ces formes, qui ne relèvent pas de l’interaction en situation des acteurs présents, sont précisément le lieu réel du pouvoir [49]. » L’usage détourné fait par certains poètes performeurs de la plateforme relève alors autant du court-circuitage des réseaux éditoriaux traditionnels que du détournement et du jeu avec le pouvoir et la logique dont il est le lieu, en ce qu’ils se situent précisément à son opposé. En cela, il rejoint certaines pratiques de littérature numérique à l’œuvre sur les réseaux sociaux [50], qui visent tant à poétiser le réseau social qu’à proposer un usage critique des plateformes, voire à développer une forme de parasitage.

Conclusion : une poésie en milieu numérique ?

Le corpus vidéopoétique, en particulier de vidéoperformance, en présence sur YouTube, reste limité : en matière de poésie, la plateforme compte davantage de captations de lectures et performances « IRL », jouant alors un rôle d’archive. Il n’en reste pas moins que ces pratiques, récentes et en devenir, témoignent d’une évolution des enjeux liés tant à la performance qu’à ce que nous nommons « poésie numérique », évolution liée pour cette dernière au changement de statut de l’objet numérique. Plutôt que de poésie numérique, qui laisserait entendre une filiation avec des pratiques de programmation esthétiquement très éloignées des pratiques ici présentées, peut-être faudrait-il parler pour cette troisième génération évoquée par Fernando Flores de poésie en milieu numérique. Pour Marcello Vitali-Rosati, un changement de statut théorique de l’objet numérique s’est en effet produit :

Il y a encore quelques années, la définition de la littérature électronique était axée sur les outils utilisés pour produire les œuvres littéraires et les analyses critiques se concentraient alors sur des objets produits avec de nouvelles technologies. Le passage à l’adjectif « numérique » détermine un changement de perception : désormais, on se réfère davantage à un phénomène culturel qu’aux outils technologiques et, dans cette perspective, l’enjeu n’est plus d’étudier les œuvres littéraires produites grâce à l’informatique, mais de comprendre le nouveau statut de la littérature à l’époque du numérique [51].

À la lumière de ce corpus qui certes rejoint par certaines propriétés la littérature numérique mais qu’on ne rangerait pas, compte tenu du fait que ces œuvres circulent aussi dans d’autres espaces, dans la poésie numérique stricto sensu, on pourrait ainsi envisager l’existence de pratiques poétiques « en milieu numérique », marquées par l’intermédialité et la relation avec des genres communicationnels non littéraires, en circulation sur des réseaux, qu’elles contribuent à détourner, critiquer, interroger, poursuivant et déplaçant de la sorte le projet de la poésie action, en l’ouvrant à des problématiques nouvelles.

Notes

[1] Philippe Bootz en retrace la généalogie dans Les Basiques : La Littérature numérique, Paris, Olats, 2007 [en ligne] (consulté le 11 mai 2019).

[2] Comme par exemple chez Jörg Piringer, Lucille Calmel, Annie Abrahams, Heike Fiedler, HP Process, Jacques Donguy, ou encore Philippe Castellin.

[3] Françoise Parfait consacre par exemple un chapitre à la performance dans son ouvrage Vidéo : un art contemporain, Paris, Editions du Regard, 2001.

[4] Philippe Bootz, op. cit.

[5] Serge Bouchardon, La Valeur heuristique de la littérature numérique, Paris, Hermann, 2014, p. 75.

[6] Leonardo Flores, « Third generation electronic literature », 2018, vidéo en ligne (consulté le 11 mai 2019).

[7] Voir par exemple la série « 365 preuves de l’existence de Je » publiée en 2018 par Anne-James Chaton sur Facebook.

[8] Voir par exemple “hashtag poetry” par Laure Limongi sur Twitter.

[9] Gilles Bonnet, « LittéraTube », Fabula – Atelier de théorie littéraire, avril 2018, en ligne (consulté le 11 mai 2019).

[10] Philippe Castellin, « FONDU_AU_NOIR », 2008, en ligne (consulté le 11 mai 2019).

[11] Gilles Bonnet, Pour une poétique numérique. Littérature et Internet, Paris, Hermann, coll. « Savoirs lettres », 2017, p. 8.

[12] Patrice Flichy, Le Sacre de l’amateur. Sociologie des passions ordinaires à l’ère numérique, Paris, Seuil, coll. « La République des idées », 2010.

[13] Des poètes créateurs de vidéopoésie comme Jérôme Game ou Pierre Alféri privilégient ainsi cette plateforme, pour ces raisons. On y retrouve de manière générale davantage de vidéos de qualité artistique que sur YouTube.

[14] Bastien Louessard, Joëlle Farchy, Scène de la vie culturelle. YouTube, une communauté de créateurs, Presses des Mines, « les cahiers de l’EMNS », 2018, p. 9.

[15] Ibid., p. 11.

[16] Ibid., p. 14.

[17] Patrick Vonderau et Pelle Snickars, “Home Dance : aesthetics of the self on YouTube”, dans Patrick Vonderau, Pelle Snickars (dir.), The YouTube reader, Wallflower press, 2010, p. 390 (notre traduction). “In fact, the obvious imperfection of the videos creates a kind of archive of poses and images, its range of elements played repeatedly and varied. This archive is accessible by means of a computer only, through YouTube to be specific. The computer is thus the center of events. As a consequence, there are hardly any home videos that negate or conceal the digital device to which they are addressed.”

[18] André Gunthert, « La consécration du selfie », Études photographiques, n°32, Printemps 2015, en ligne (consulté le 17 octobre 2018).

[19] Les enregistrements au dictaphone ont été numérisés et diffusés sur le site de l’auteur via Soundcloud avant d’être publiés pour certains en vinyle par le FRAC de Besançon [en ligne].

[20] Vincent Tholomé, « Mon épopée (chant 29) » (2019), en ligne.

[21] Sur les postures d’auteur, voir Sylvie Ducas, « Faire écouter la littérature avec les yeux », Itinéraires 2015-3 | 2016, en ligne (consulté le 11 mai 2019).

[22] Charles Pennequin, « Tous les jours j’ai ma tête rigolote » (2019), en ligne.

[23] Charles Pennequin, « Plié de rire » (2012), en ligne.

[24] Charles Pennequin, « Le vide qui pousse » (2019), en ligne.

[25] En ligne.

[26] Laura Vazquez “Poèmes du mois”, 2013-2017, en ligne.

[27] Par exemple : « My talking heads #26 // réinsertion » ; « #27 // Œil pour œil » ;  « #28 // Le Momot », «  #29 // pas tout écrire » et « #30 Still life » alternent les filtres, respectivement « Éclat », «Rayon X », « Caméra thermique », « Crayon de couleur » et « Bande dessinée »,  en ligne.

[28] Charles Pennequin, « La vision finale » (2014), en ligne.

[29] Charles Pennequin, « Causer n’est pas poser (essai perchiste monté avec youtube) » (2015), en ligne.

[30] En ligne.

[31] Antonio Dominguez Leiva, « YouTube, Univers Néobaroque (1): réitération, frénésie et excentricité », Pop en stock, « YouTube studies », avril 2016, en ligne  (consulté le 11/05/2019).

[32] « Je jouis » (2011), en ligne.

[33] « Poésie pétarade » (2015), en ligne.

[34] André Gunthert, « La consécration du selfie », Études photographiques, n°32, Printemps 2015, en ligne  (consulté le 17 octobre 2018).

[35] À voir sur la chaîne YouTube du poète.

[36] L’ouvrage n’est pas paru, mais des extraits sont lisibles ici sur le site remue.net.

[37] Charles Pennequin (avec Camille Escudero), « Tomber dans la danse » (2016),  en ligne.

[38] Charles Pennequin, « I want to break free » (2017), en ligne.

[39] En ligne.

[40] Emmanuël Souchier et Yves Jeanneret, « L’énoncation éditoriale dans les écrits d’écran », Communication & langages, n° 145, Septembre 2005, p. 6.

[41] Ibid., p. 7.

[42] Loc. cit.

[43] Laura Vazquez, en ligne.

[44] En ligne.

[45] « Marre (charles pennequin) (il y a des sous-titres) » (2015), en ligne.

[46] « On aime la poésie contemporaine » (2013), en ligne.

[47] Marcello Vitali-Rosati. « Qu’est-ce que l’éditorialisation ? », Sens public, 18 mars 2016, en ligne.

[48] Voir notamment la chaîne de la maison P.O.L, et, associée, celle de son responsable communication Jean-Paul Hirsh (ici).

[49] Yves Jeanneret et Emmanuël Souchier, art. cit., p. 7.

[50] Voir les analyses d’Alexandra Saemmer à propos du projet « Un monde incertain », lui-même articulé à YouTube autant qu’à Facebook, « Poésies dans, et hors le numérique », dans Stéphane Hirschi, Corinne Legoy, Serge Linarès, Alexandra Saemmer, Alain Vaillant, La Poésie délivrée, Presses Universitaires de Paris Nanterre, 2017.

[51] Marcello Vitali-Rosati, « La littérature numérique, existe-t-elle? », Digital Studies/le Champ Numérique, 2015, en ligne (consulté le 10 janvier 2019)

Auteur

Ancienne élève de l’École Normale Supérieure de Lyon-LSH, Gaëlle Théval est Professeure agrégée à l’université de Rouen (IUT). Chercheuse membre du laboratoire MARGE (Université Lyon 3) et Chercheuse associée au THALIM de l’université Paris 3 ‒ Sorbonne Nouvelle, ses travaux portent sur  les poésies d’avant-garde, expérimentales et contemporaines, dans le livre (comme espace de création) et hors du livre (poésie sonore, performance, vidéopoésie, poésie numérique…). Elle a publié : Poésies ready-made, XXe-XXIe siècle (Paris, l’Harmattan, 2015, coll. « Arts & médias ») ; avec Hélène Campaignolle et Sophie Lesiewicz (dir.), Livre/Poésie : une histoire en pratique(s), Paris, Éditions des Cendres, 2017 ; avec Olivier Penot-Lacassagne (dir.), Poésie & performance, Nantes, Cécile Defaut, 2018. Elle travaille actuellement en collaboration avec Erika Fulop et Gilles Bonnet sur les formes de littérature sur YouTube.

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FINAMOR, trobairitz numérique : écriture collective sur forum


Cet article étudie comment une communauté de poètes en ligne, implantée sur un forum d’écriture généraliste, Jeunes Écrivains, a mis en place depuis mars 2018 une œuvre poétique dispositive à même d’interroger les modalités d’une poétique forum. Cette œuvre est un compte collectif, FINAMOR, qui réinjecte un imaginaire courtois médiéval sur une plateforme du Web statique tout en énonçant une règle du jeu minimale : ne sont écrits que des poèmes d’amour ou d’amitié, ni explicitement signés, ni explicitement adressés. FINAMOR met en scène une auctorialité numérique, écrit des poèmes qui peuvent être lus par la communauté comme les textes à clef d’une enquête collective ; il interroge la poétique du topic de forum en le rendant à sa fonction polylogale, et permet enfin d’interroger les filiations artistiques des membres par un processus d’appropriation créative et collective. Tous ces éléments en font une œuvre poétique numérique à part entière.

This paper shows how an online community of poets, established on a generalist writing forum, Jeunes Écrivains, put in place from march 2018 a poetic artwork able to question the conditions of forum poetics. This artwork is a collective account, FINAMOR, which injects a courteous and medieval imaginary on a platform of the static web while enunciating a minimum game rule: one has to write love or friendship poems on a single thread without signing or addressing it. FINAMOR stages its digital authorship, writes poems which can be read by the community as key texts in a collective investigation; it thereby interrogates the dynamics of online forum’s thread by returning it to its polylogal function, and at last allows to ask the members’s artistic affiliations with a process of creative and collective appropriation. All these elements make it a digital artwork in its own right.


Texte intégral

Sur le forum Jeunes Écrivains [1], une communauté de poètes et poétesses expérimente depuis le mois de mars 2018 un dispositif poétique original, FINAMOR. Il s’agit d’un compte collectif et communautaire dont le mot de passe est accessible à tous les membres inscrits. Son fonctionnement prend pour départ une règle du jeu minimale : toute contribution postée par FINAMOR doit consister en un poème d’amour ou d’amitié, sur un fil unique et ne contenant de mention explicite ni du nom du scriptor [2] ni de celui du (ou des) destinataire(s). Ce dispositif a peu à peu été investi par les poètes du forum qui ont cherché à en révéler tout le potentiel en le jouant. C’est donc l’hétéronyme superlatif d’une communauté de poètes et poétesses en ligne ; tout à la fois œuvre collective ouverte, poème numérique et conversion d’un imaginaire médiéval courtois à la culture geek. Mais c’est surtout, en tant qu’œuvre processuelle ancrée dans un écosystème forum et que fiction d’auteur collectivement racontée, la manière la plus éclatante qu’a choisie la communauté implantée sur le forum Jeunes Écrivains pour proposer un outil heuristique à même d’interroger les conditions de création qui sont les siennes.

FINAMOR agit à la manière d’une loupe ou d’un révélateur : il exploite à plein tous les éléments d’une poétique forum [3] et fonctionne comme un formidable outil heuristique en nous les révélant. FINAMOR n’invente rien, sur le forum : il ne fait que reprendre et concentrer toutes les pratiques quotidiennes des usagers de la plateforme, pour nous défamiliariser d’avec leur évidence. Ce dispositif appartient à la troisième vague de la littérature électronique telle que la définit Leonardo Flores dans une conférence donnée à Bergen en 2018 : il adopte des interfaces qui lui préexistent, l’originalité ne lui est plus essentielle et il se construit à partir de formes existantes. Pendant des décennies, le poète numérique devait mettre en valeur la composante technique de sa créativité et sa numératie pour constituer son autorité numérique. Depuis peu, des milliers de poètes amateurs n’envisagent même plus la question des trois couches de l’écriture numérique [4] lorsqu’ils investissent les réseaux sociaux ou les plateformes plus traditionnelles que sont blogs et forums. Ils n’en sont pas moins poètes numériques, puisque c’est par Internet et leur culture numérique qu’ils s’instituent auteurs [5]. On postulera pour ce faire qu’il est plusieurs manières d’écrire en ligne, de tirer parti du support numérique et de s’inscrire comme créateurs au sein d’un écosystème numérique. L’écriture sur forum qui, à première vue, peut sembler très proche des écritures de cénacles sur papier et pour le livre, pratiquée qu’elle est par des poètes à peu près analphabètes sur le plan du code, génère en réalité des formes et des œuvres à même d’interroger le lieu de leur édition, et d’en tirer parti.

FINAMOR se propose d’abord comme un hétéronyme [6] superlatif, fiction auctoriale incarnée par la collectivité ; cela permet une réflexion sur les tenants de l’identité auctoriale lorsqu’elle est d’abord numérique. Ses poèmes sont de véritables textes à clef et engagent une lecture contextuelle qui n’est que le reflet des pratiques lectoriales en vigueur dans la communauté. Il propose également une poétique détournée du topic de forum, en interrogeant la fonction polylogale qui lui est ordinairement dévolue ; enfin, il est le lieu d’élaboration d’une filiation poétique commune à travers un dialogue créatif.

1. Fonction ou fiction auctoriale : un hétéronyme superlatif

1.1. Poétique du profil

FINAMOR existe depuis le 1er mars 2018, 1h54 du matin. Poétesse nocturne dès son acte de naissance, elle vient au monde à travers la création d’un compte et d’une règle du jeu. Deux membres du forum en prennent l’initiative et remplissent les champs vacants du profil. Or, cette construction du profil offre à l’écrivain numérique « une scène où construire sa figure auctoriale [7]» et possède un « potentiel poétique [8]» grâce aux pratiques « de détournement ludique des connotations associées au fait numérique [9]».

De fait, FINAMOR est genrée au féminin : première entorse à l’imaginaire médiéval de l’amour courtois, dans lequel les trobairitz [10] occupent censément une place de second plan. Elle a 99 ans, âge canonique pour une poétesse médiévale, et son avatar représente une enluminure ambiguë : dans ce couple d’amoureux tendrement enlacés, qui de l’homme ou de la femme détient la parole poétique ?

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Doc. 1 ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR.

Ce brouillage est volontaire, comme peut l’être le choix de transfigurer l’expression occitane de fin’amor en FINAMOR, en toutes majuscules – on sait comme dans les chats et sur les forums, l’usage des majuscules est un marqueur de volume sonore élevé, ou de colère ; le préfixe fin est d’ailleurs un superlatif annonçant un parachèvement de l’amour, ici superlativé une seconde fois par les majuscules. Dans tous les cas, il s’agit d’une mise en forme expressive du discours, native de la culture numérique, qui n’est pas anodine au moment de choisir l’autonyme d’un compte courtois. On peut également noter l’effet de décalage entre la connotation courtoise et médiévale de l’imaginaire historique dans lequel se situe ce personnage, son éditorialisation sur une plateforme sociotechnique du Web statique, et les choix ironiques de mise en forme qui en appellent aux codes geek. Tous ces choix font sens dans le contexte qui est le leur : celui d’un forum réservé aux écrivains. Au sein de chaque communauté en ligne, la « représentation de l’utilisateur est une structuration d’informations dont le contenu est fonctionnel : donner des informations utiles aux usages locaux [11]» ; sur Jeunes Écrivains, les informations utiles relèvent de la mise en scène auctoriale : les positionnements générique et esthétique sont deux des critères locaux les plus significatifs. FINAMOR est d’emblée signalée, grâce à son seul opérateur autonyme [12], comme poétesse lyrique ; le détournement de l’imaginaire courtois et l’ambiguïté de l’énonciation, quant à eux, annoncent une mise à distance du personnage d’auteur ainsi créé, tout en poétisant le profilage de cet avatar fantomatique.

Mais FINAMOR ne serait rien sans la double règle du jeu qui fonde son existence, et figure le mode d’emploi de cette œuvre ouverte à tous ceux qui le désirent. Le premier post de son topic de textes mime tant bien que mal les usages en vigueur dans la communauté, en produisant tout d’abord un pacte de lecture-écriture :

Oh mes ami·es !

Si vous avez le cœur grand, si vous avez le cœur lourd, si vous avez le cœur plein d’un amour trop grand pour vous, empli d’une tendresse étrange et difficile à nommer, si vous êtes secrètement amoureux·se d’amour ou d’amitié de quelqu’un·e qui ne vous regarde pas ou qui vous regarde trop, qui ne vous lit pas, ou mal, qui vous aime aussi mais ne veut pas le dire, qui ne vous aime pas encore mais devrait vous aimer, ou qui vous aime et vous le dit bref si vous avez un message doux à faire passer à celle/celui pour qui vous vibrez (même amicalement, même platoniquement, nous ne sommes pas regardant sur vos vibrations) : ce sujet est fait pour vous.

L’énumération anaphorique des motivations des scripteurs potentiels, saturée du mot d’amour, souligne le brouillage volontaire qui préside à la prise en main du dispositif ; brouillage des intentions d’écriture, mais aussi brouillage énonciatif : FINAMOR déstabilise les ondes et reprend à son compte toutes les variations de l’intention lyrique.

Vient ensuite la règle du jeu, minimale et qui pourtant, à sa manière, agit comme une contrainte mécanique ou un programme informatique :

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Doc. 2 ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR.

Triple critère : ni nom d’énonciateur, ni nom d’énonciataire, et une contrainte thématique, celle de l’amour. FINAMOR n’est pas encore ici un personnage capable de prendre en charge la parole poétique, mais demeure un dispositif anonymisant (deux fois). C’est à l’investissement du dispositif par les membres que nous devons l’incarnation d’un véritable poète hétéronyme.

1.2. Une histoire collective

Si l’histoire peut se raconter à plusieurs, c’est d’abord parce qu’elle émane d’un imaginaire collectif propre à la communauté réunie sur la plateforme. Les biographèmes de FINAMOR n’émanent pas d’une narration assumée dans le cadre de sa présentation (inexistante), mais sont directement pris en charge au sein des poèmes et des indices biographiques qu’ils disséminent. À charge pour les scripteurs d’ordonner une cohérence biographique afin que la fiction de l’auteur en personnage puisse susciter l’adhésion des récepteurs de son œuvre ; il s’agit d’une forme d’écriture biographique collective dont la littérarité tient à la cohérence, à l’adéquation avec l’écosystème qui la voit naître et à son inventivité.

L’espace des commentaires est lui aussi l’occasion pour les membres du forum de mettre en scène le personnage de la poétesse ; drôle de métalepse narrative où la narratrice bien réelle, Loup Colette, s’invite doublement dans la fiction, par le biais d’outils techniques qui rendent indiscernable son existence de celle du faux compte, tout autant que par l’histoire qu’elle raconte. C’est cette tension qui travaille l’identité numérique du poète fictif : rien ne le distingue, techniquement, des autres membres dont le référent est réel ; toute sa matière pourtant est technodiscursive.

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Doc. 3 ‒ Capture d’écran du site FINAMOR.

 Mais de l’intérieur des poèmes, et malgré la pluralité des scripteurs, l’unique narrateur de l’histoire dit bien « je » ; et on remarquera non sans malice combien le procédé décale légèrement la vieille question théorique de la double énonciation. Le scripteur, chaque fois différent, confie bien à un même énonciateur lyrique sa parole amoureuse, lequel est distinct de lui. Les choses se compliquent lorsqu’on examine la manière dont les scripteurs investissent effectivement le « je » FINAMORien. On relèvera trois situations distinctes :

‒ FINAMOR comme masque : FINAMOR n’est utilisé que pour anonymiser un poème, et fonctionne à la manière d’un masque de carnaval. Dans ce premier cas, le « je lyrique » est assimilable à un membre du forum distinct de FINAMOR, grâce à des indices biographiques qui permettent de l’identifier. Dans l’exemple ci-dessous, l’utilisation du surnom « Claudine » identifie par contrecoup le scripteur, seul membre du forum à surnommer ainsi la récipiendaire. C’est le degré zéro de l’investissement scriptorial du dispositif, puisqu’il fait de FINAMOR un intermédiaire purement technique.

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Doc. 4 ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR.

  FINAMOR comme personnage distinct : tous les poèmes ne contenant ni biographèmes ni indices de l’identité du scripteur ou du destinataire sont par défaut des poèmes assumés par FINAMOR, comme sujet lyrique universel. Parmi eux, une sous-catégorie raffine le procédé en donnant des biographèmes assimilables à FINAMOR comme personnage, ou en introduisant la signature dans le corps du texte, comme c’est le cas ici :

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Doc. 5 ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR.

‒ FINAMOR comme énonciateur lyrique collectif : cette utilisation est apparue plus tardivement, comme si elle était le fruit d’un imaginaire de FINAMOR qui avait eu besoin de sédimenter pour donner aux scripteurs des idées plus raffinées du personnage. Ce chant d’amour à plusieurs voix se matérialise dans des textes où le « je lyrique » s’écrit en langue inclusive :

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Doc. 6 ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR.

 Ce texte travaille les ambiguïtés du dispositif : il se clôt sur la signature, devenue topique, d’un FINAMOR profilé d’une périphrase (ici, « Le premier cœur de tous » ; le 30 juillet 2018, « seule digne poétesse » ; le 30 septembre 2018, « seul-e parfait-e amour » ; plus tard, FINAMOR interviendra comme signature au beau milieu d’un poème en prose [13]). Doté du don d’ubiquité (par l’énumération des lieux du sommeil partagé), intouchable et pourtant donné à l’existence grâce à « un mot », « quelques vers », « quelques lignes », FINAMOR est ce fantôme de présence numérique qui se déplace dans un espace qui, rappelons-le, n’a d’existence que métaphorique ; il brode d’ailleurs autour de deux des métaphores spatiales les plus courantes pour en référer au numérique [14] : la métaphore stellaire (le tour du « ciel » et des « saisons ») et la métaphore maritime (les « cavernes humides » et le « déluge »).

D’autres poèmes encore prennent appui sur cet imaginaire collectif d’un FINAMOR comme sujet lyrique universel, ou tout du moins situé dans les limites de la communauté. Ce qu’écrivent les scripteurs du dispositif, c’est leur histoire collective comme poètes lyriques du Web 1.0, plus forts collectivement et sous le visage d’un troubadour érigé en symbole de toute une filiation, ininterrompue, de poètes et poétesses lyriques.

1.3. FINAMOR en sa vivance

Pour parachever l’identité numérique et l’illusion fictionnelle, manquent encore ce que Fanny Georges nomme les indices de vivance, et qui participent à la métaphore du flux : en effet, ceux-ci « donnent du mouvement à l’ensemble du système de représentation de l’utilisateur [15]». Deux types d’indices de vivance existent : les indices de présence et les indices chroniques. Sur un forum hébergé par forumactif, un des widgets présents en bas à gauche de la page d’accueil rend visibles les utilisateurs connectés : autant d’indices de présence. À chaque fois qu’un membre se connecte avec FINAMOR, il le rend métaphoriquement présent et disponible :

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Doc. 7 ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR : widget de connexion des membres, le 2 avril 2019 à 16h.

Deux types d’indices chroniques renforcent la fiction d’auteur FINAMORienne : la date et l’heure de ses publications, ainsi que son rythme de publication. Les membres du forum contribuent doublement à la légende nocturne qui entoure la poétesse : en postant effectivement ses poèmes dans la nuit (lorsqu’ils en sont scripteurs), et en commentant la teneur nocturne de l’aura de la poétesse :

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Doc. 8 ‒ Graphique des heures des contributions de FINAMOR.

 On voit sur ce graphique que presque la moitié des contributions de FINAMOR a été postée la nuit (entre 22 heures et 6 heures du matin), ce qui est une moyenne remarquablement haute relativement aux usages en vigueur dans la section poésie du forum. Cette légende est alimentée par les commentaires de membres :

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Doc. 9 ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR.

Moïra dévoile ici l’horizon d’attente développé par le dispositif, et le jeu scriptural aussi bien que lectorial qu’il engendre : poster la nuit, lire le matin. Les poètes amoureux sont insomniaques. Cette légende nocturne se construit d’ailleurs aussi de l’intérieur des textes postés par la poétesse, comme en témoigne ce nuage de mots généré via IRaMuTeQ à partir des plus fortes occurrences de noms, adverbes et adjectifs, entre la date de création de FINAMOR et le 10 mars 2019.

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Doc. 10 ‒ Occurrences de noms, adverbes, adjectifs dans le corpus de FINAMOR (généré par IRaMuTeQ).

Le mot « nuit » arrive en quatrième position avec 51 occurrences. Sur le schéma des cooccurrences, on le voit voisiner les mots « soir », « seul » et « poème », ce qui alimente bien l’imaginaire vivant d’une poétesse seule, dans la nuit, en posture d’écriture. Cette cohérence biographique donne de la densité au dispositif, grâce à l’intervention collective de tous les joueurs que sont les membres : FINAMOR est bien une fiction auctoriale qui se raconte grâce à des textes, des actions et un imaginaire, et assume ce faisant pleinement sa fonction auctoriale.

2. Jeux, enquêtes et textes à clef : comment lire en communauté

2.1. Jouer en ligne

Gaëlle Debeaux explore dans un article en ligne, « La littérature interactive : aux frontières du jeu vidéo [16]», les liens entretenus entre littérature et ludisme, et rappelle la définition du jeu donnée par l’historien Johan Huizinga :

Une action libre, sentie comme « fictive » et située en dehors de la vie courante, capable néanmoins d’absorber totalement le joueur ; une action dénuée de tout intérêt matériel et de toute utilité ; qui s’accomplit dans un temps et un espace expressément circonscrits, se déroule avec ordre selon des règles données et suscite dans la vie des relations de groupes s’entourant volontiers de mystère [17].

Elle explique que la notion de fiction est commune au jeu et à la littérature ; dans FINAMOR, il y a fusion entre la fiction de l’auteur en personnage et la littérarité du dispositif. L’univers de croyance auquel adhèrent les scripteurs et les lecteurs, dans ce temps et cet espace circonscrits évoqués par Huizinga, est ordonné par la règle précédemment évoquée et absorbe les passions de chacun des membres transformé en joueur. Dans la classification du jeu établie par Caillois [18], FINAMOR relève de la mimicry, ou simulacre, tradition qui recouvre aussi bien les jeux enfantins d’imitation que le théâtre et les diverses mystifications littéraires.

2.2. Hétéronymes convertis

FINAMOR n’est pas un cas isolé au sein de la communauté, bien qu’il soit l’incarnation superlative de l’hétéronymie littéraire lorsqu’elle emprunte le dispositif technique du double-compte [19]. On peut penser avec Milad Doueihi que les objets et concepts culturels prénumériques sont convertis par la pervasivité du numérique ; ce discours de la continuité prend sens lorsqu’on se penche sur ce que devient la vieille habitude de l’hétéronymie littéraire dans l’écosystème du forum.

L’hétéronyme, c’est ce « nom donné (ou prêté) par le scriptor à un autre imaginaire [20]», et dont l’existence est confortée par l’« invention d’une biographie, la constitution d’un “portrait de caractère”, la production de prétendus documents (manuscrits et iconographiques) [21]» ; personnage fictif d’auteur, l’hétéronyme s’insère naturellement dans le cadre des mystifications littéraires, ces « jeux de société fortement ritualisés [22]» où les dupes sont peu à peu rendus complices du procédé. Sur le forum Jeunes Écrivains, nombreux sont les double-comptes hétéronymes qui convertissent la vieille tradition des Bilitis et autres Adoré Floupette [23]. Ils s’appellent Svetlana, célestine!, DartyGascogne ou Acanthe, apparaissent puis disparaissent aussi soudainement, postent six ou sept poèmes, et sont agis par un, deux ou trois membres. Ils s’énoncent à la première personne et ne sont pas posthumes, comme l’étaient leurs ancêtres dont on retrouvait les cahiers dans des malles de brocante. Au sein de ce bouillonnement créatif d’identités fictives, FINAMOR ne relève de la mystification que dans la mesure où chacun persiste dans ce « faire comme si » qu’implique le jeu ; et tous persistent.

2.3. Des poèmes et leurs clefs

Les poèmes de FINAMOR, pour un certain nombre d’entre eux, fonctionnent comme textes à clef et entraînent une lecture contextuelle ; les micro-événements qui font le liant de la communauté et les relations qui unissent les membres les uns aux autres sont le ferment d’une créativité impure, puisque située. Quand Michel Murat affirme à propos du roman à clef :

Regarder du dedans vers le dehors, regarder du dehors vers le dedans, c’est faire communiquer la littérature et le monde réel : le lecteur trouve son intérêt dans l’une et dans l’autre. Il y a bien quelque chose de romanesque à penser que les clés du monde – ou les dessous des cartes – sont données dans un livre [24].

il pointe du doigt le plaisir mêlé que nous éprouvons lorsque nos lectures deviennent des quêtes d’indices au sein d’enquêtes liées au monde littéraire. Ce plaisir, finalement romanesque, serait-il moins honteux qu’on ne croit ? Et la poésie amoureuse n’a-t-elle pas été pour large part une poésie adressée à des référents réels, dont les biographes nous donnent les clefs ?

Les scripteurs de FINAMOR respectent scrupuleusement l’interdiction qui leur est faite, bien sûr, de mentionner le nom du destinataire du poème ; cette règle s’inscrit dans la tradition des contraintes formelles, si fécondes dans les avant-gardes poétiques du XXe, et devient la source de toutes les expérimentations des scripteurs tout en générant des intervalles de liberté diversement saisis dans le cadre de poèmes à clef plus ou moins transparents. Ces poèmes, souvent d’amitié, reposent sur quelques procédés explorés à mesure du temps :

‒ le surnom ou l’initialisme : le destinataire n’est que recouvert d’un masque par l’altération ou la modification de son nom. On se situe à la limite de la transgression de la règle, comme ici :

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Doc. 11 ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR.

‒ l’insertion d’éléments biographiques, comme dans cette scène de rencontre, où la teneur narrative l’emporte afin de matérialiser un souvenir partagé :

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Doc. 12 ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR.

‒ la référence à d’autres poèmes du fil. Dans ce cas-limite, la clef du poème ne se situe plus hors du forum comme espace, mais dans la stricte enceinte du topic de poèmes. Dans cette relation intertextuelle, c’est l’hypotexte qui fournit les clefs nécessaires à la compréhension de l’hypertexte[25]. Cette relation est souvent médiatisée par une adresse explicite, non plus à une personne nommée mais au poème hypotextuel, comme c’est le cas ici, au travers d’un référencement chronique :

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Doc. 13 ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR.

Ou là, en utilisant le positionnement des poèmes les uns par rapport aux autres dans le déroulé du topic :

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Doc. 14 ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR.

Tout lecteur de FINAMOR le lit dans l’espérance de se reconnaître comme le destinataire de la parole poétique. Plusieurs poèmes s’amusent de cette attente et la mettent au carré, comme le font trois poèmes d’horoscope parus entre le 8 octobre et le 3 novembre 2018 :

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Doc. 15 ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR.

Le lecteur d’horoscope peut facilement se reconnaître dans le vague de l’adresse et des prédictions, suffisamment ambiguës pour concorder avec un éventail de situations et de personnalités. L’adresse amoureuse, dans sa composante lyrique, ne fait pas autrement, et rares sont les poèmes d’amour à dresser un portrait du destinataire suffisamment explicite pour être exclusif. FINAMOR ici se moque de l’espoir naïf du lecteur d’horoscope ou de poésie amoureuse ; et le fait en évoquant ce fil d’Ariane qui nous mène à travers les labyrinthes métaphoriques de la lecture poétique comme enquête. Il n’est pas jusqu’à ces poissons qui dans le sommeil « trouvent des poèmes tendres à vous chanter / à l’oreille » qui ne mettent la puce à l’oreille ; quelle meilleure incarnation de la parole amoureuse, lorsqu’elle est tenue cachée ?

Ce petit jeu n’est d’ailleurs pas réservé aux seuls poèmes ; il faut que les lecteurs entrent en scène pour que la mystification prenne corps, comme le fait art.hrite en feignant de se découvrir seul bénéficiaire de tous les poèmes, pastichant discrètement l’érotomanie lectoriale :

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Doc. 16 ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR.

Tous ces éléments appellent une lecture collective et sociale des textes, qui n’ont de sens que pris dans leur contexte d’insertion. Le forum comme atelier suppose une créativité située, processuelle et dépendante des interactions qui donnent chair à l’espace du site : en ce sens FINAMOR ne fait qu’amplifier une tendance lectoriale déjà à l’œuvre dans cette communauté de poètes et poétesses fortement cénaculaire, où les liens affectifs se font jour dans toutes les interactions, fussent-elles de réception des textes.

3. Poétique du topic de forum

3.1. Produsage et technoformes de discours

Partons de quelques points théoriques : comme le rappelle Marie-Anne Paveau dans son Analyse du discours numérique, les CMS [26] jouent un rôle prescriptif en imposant des formats où doivent s’inscrire les discours de leurs utilisateurs. Cependant, dans les écosystèmes numériques, la technologie ne se contente pas d’agir en support : elle est aussi une « donnée négociable et flexible que les usagers peuvent s’approprier, investir d’un sens social [27] ». On peut parler de produsage [28] lorsque l’usager de la plateforme devient producteur à son tour de formes discursives qui n’étaient pas prévues par les concepteurs de la plateforme (l’exemple canonique étant celui du hashtag sur Twitter, d’abord produsé par un utilisateur, repris par de nombreux autres, puis intégré techniquement à la plateforme par ses concepteurs).

Le topic de forum, en tant qu’il s’agit d’une forme discursive prévue par les CMS de forumactif [29], a pour vocation d’accueillir des discussions écrites à plusieurs – ou polylogues. Ces discussions à plus de deux interlocuteurs et par écrit sont d’ailleurs natives des environnements numériques. Lorsque les membres d’un forum d’écriture utilisent un topic de forum à la manière, métaphoriquement, d’un recueil ou d’un livre, ils produsent un nouveau technogenre de discours [30] : ils en deviennent en effet le seul énonciateur et détournent l’usage conversationnel et polylogal prévu pour les topics de forum. Un technogenre, tout comme un genre littéraire traditionnel, est « issu d’un ensemble de normes collectives [31]» qui stabilisent sa forme ; le topic de forum consacré aux textes d’un unique auteur, sur le forum Jeunes Écrivains, implique donc une mise en forme particulière produsée par la communauté.

Les romanciers de la plateforme ont par exemple stabilisé le premier post de tout topic consacré à un roman, à tel point que la norme est devenue prescriptive (contenue dans le règlement de la section romans, et donc obligatoire pour tout nouveau membre). En voici un exemple :

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Doc. 17 ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR.

 Ce véritable seuil du texte [32], au sens genettien du terme, permet une inscription éditoriale du roman, si l’on accepte que la communauté génère ses propres normes en la matière ; ici, Aomphalos ne s’autoédite pas strictement puisqu’il se soumet au produsage collectif de la plateforme. Les informations nécessaires à l’édition du texte ne recouvrent pas complètement les seuils du texte dans le monde de l’imprimé ; citons quelques différences : nul besoin de mentionner le nom de l’auteur, puisque chaque post de forum se constitue d’une petite fenêtre où apparaissent, à gauche, les opérateurs autonymes de ce dernier : l’énonciation est déjà prise en charge de manière explicite par le formatage de la plateforme, en rattachant chaque post à l’identité de son auteur (Étienne Candel et Gustavo Gomez-Mejia parlent quant à eux d’une « industrialisation du processus d’auctorialisation des textes [33]»). On signale l’état d’avancement du texte, puisqu’il n’est ni clos ni achevé. On relie le topic du roman à celui des commentaires, par le biais d’un lien hypertexte bleu. Toutes ces fonctions éditoriales prennent sens grâce aux usages et aux besoins de la communauté.

3.2. Produser la poésie

Les pratiques des poètes en matière de seuils du texte sont plus lâches et moins fixées. Si tout premier post propose bien un lien vers le topic de commentaires, le reste est en revanche laissé à l’avenant du poète. Deux grandes tendances se dégagent toutefois :

‒ celle des pactes de lecture, comme ici :

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Doc. 18 ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR.

‒ la tendance minimaliste, où le post se compose d’un simple lien vers les commentaires :

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Doc. 19 ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR.

La suite des topics se compose de posts non hiérarchisés et non différenciés par les CMS, distribués sur plusieurs pages (on dénombre quinze posts par page, soit potentiellement quinze textes). Chaque post est une unité séparée du tout que constitue le topic (lui-même coupé par la pagination). En effet, chaque post, formellement, figure une petite boîte accueillant un texte, et pris en charge par l’énonciation du profil qui le complète sur la gauche ; cette structuration invite à une fragmentation du texte pour ne pas rompre l’immersion dans le dispositif. Certains écrivains du forum, et parmi eux les romanciers qui se plient à des conventions formelles préexistantes (le chapitrage, section longue de texte), ignorent les ruptures induites par chaque post et fragmentent par exemple un même chapitre de leur texte sur plusieurs posts : leurs textes ont vocation à être remédiatisés en livres.

Ce problème ne se pose pas de la même façon aux poètes qui se placent dans une tradition du texte court (la poésie ayant depuis longtemps abandonné, hormis quelques hapax notables, ses longues épopées) ; les posts accompagnent organiquement la fragmentation entre plusieurs poèmes, et deviennent le support non transparent de leur écriture. On ne pourrait comparer cette fragmentation à la pagination du livre, qui, de supporter la diversité des éditions et mises en page d’un même texte, ne charge pas de sens l’appartenance d’un fragment de texte à une même unité paginale (exception faite de quelques recueils poétiques novateurs en leur temps).

La poétique du topic produsé par les poètes du forum repose donc sur une fragmentation d’éléments hétérogènes, les posts, qui pourtant se répondent dans l’unité du fil ; cette appréhension n’est bien sûr pas systématiquement utilisée par les poètes, bien qu’avec le temps, la part de topics correspondant à des projets unifiés aille s’accroissant. La manière dont cette hétérogénéité se manifeste repose souvent sur une diversité médiatique : une photographie, un texte de vers libre, une boîte Soundcloud pour une chanson, se juxtaposent par effet de collage et se répondent dans le tout unifié du topic. Le topic de forum peut être vécu comme une contrainte éditoriale plutôt rigide, d’autant qu’elle n’est pas conçue pour l’édition et la structuration de textes littéraires ; mais elle est investie par les membres de significations et d’usages nouveaux, où l’on peut dire que ces technogenres de discours sont bien une coproduction humaine et technique ; ils invitent à repenser fragmentation et unification du projet littéraire.

3.3. FINAMOR en son topic

FINAMOR n’exploite pas cette hétérogénéité médiatique, mais le même type de rapport existe cependant entre les posts qui composent son fil : on peut parler, grâce à la diversité des contributeurs, d’une hétérogénéité stylistique, thématique et énonciative. Mais cette hétérogénéité, plutôt naturelle dans le cadre d’un projet collectif au sein duquel les textes pris individuellement ne sont pas écrits à plusieurs, se double de jeux d’échos et de renvois, qui réinstaurent une forme de polylogue dans le topic. Là où les écrivains du forum avaient produsé des topics qui bannissaient cette forme de conversation, FINAMOR réintroduit dans la section bibliothèque du forum la possibilité d’une dialogue entre textes. Nous avons déjà abordé le topos de la signature et les poèmes hypertextuels. Existent aussi les reprises et modulations d’images poétiques ; le 1 décembre 2018, FINAMOR insère dans un poème : « vous parlez si bien de mon buisson d’aubépine », et le 4 janvier 2019, dans un autre : « c’est une adorable personne qui a dans son jardin un buisson d’aubépine ». Ce motif est d’ailleurs une réponse au topic « Orbes » de chien-dent, où il est installé parmi d’autres objets de rituel :

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Doc. 20  ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR.

Ces jeux sont fréquents, et forment souvent des liens d’intertextualité avec d’autres textes du forum, comme lorsque ce même texte du 1er décembre rappelle qu’« on dit que Clément est le plus élégant des tueurs d’oiseaux » ; Clément, c’est le personnage d’un roman éponyme, écrit sur le forum de 2014 à 2016 [34], puis plagié sur le forum depuis 2018 [35], et qui y fut la première grande expérience d’écriture collective développant un unique topic. Il n’est pas anodin de voir des jeux d’échos entre les deux projets.

C’est à partir du 29 juillet 2018 que s’enclenche un véritable polylogue poétique, prenant pour point d’appui un poème lyrique très classique dans sa situation d’énonciation : un énonciateur masculin hétérosexuel déclare sa flamme à une destinataire féminine, à l’aide de force métaphores convenues. Les cheveux de la muse, « amie grave et légère », sentaient « la menthe fraiche et la nuée d’orage » tandis que, marqueur temporel, « le tonnerre redessinait la carte du ciel » ; la femme dansait « une Valse de Shostakovich en descendant du lit ». Tout cela enveloppe la situation de brumes romantico-surréalisantes qu’un poème posté la nuit suivante vient dissoudre en les aplanissant :

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Doc. 21 ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR.

Chacune des métaphores utilisées par le premier énonciateur est ici littéralisée puis aplanie, par l’insertion d’objets du quotidien peu tolérés par la lyrique mise en place par le premier : petit marseillais mais aussi « lose yourself d’Eminem » plutôt qu’une valse de Shostakovitch. La muse objectivée assure son droit de réponse, en s’instituant poétesse : le dispositif technique pallie un des grands manques de l’Histoire littéraire. Le désir hétérosexuel masculin comme « unique figure de la création [36] », qui réservait « aux amantes des rôles de faire-valoir, de support du fantasme ou du désir, pour lesquels toute peinture d’une quelconque intériorité s’avér[ait] superflue [37] », est ici retourné grâce à la fonction polylogale du topic. Ce qui transforme ce dialogue muse-amant en polylogue, c’est la curieuse intrusion du lecteur comme poète, qui lui aussi brise une des barrières invisibles de l’énonciation poétique :

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Doc. 22 ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR.

Le lecteur s’insinue jusque dans la diégèse poétique ; ce n’est pas là une attitude inédite sur le forum, où nombre de retours sur les poèmes s’effectuent sous forme de textes poétiques à fonction critique, voire corrective. Le topic prolonge cette conversation sur sept poèmes, et rend compte de la complexité de l’intrication des systèmes d’adresse et de réponse sur les topics polylogaux de forum, où les citations de messages précédents viennent clarifier les choses, comme dans ce poème qui cite entre guillemets et en italiques un poème placé deux messages plus haut, mais qui pourtant est adressé à l’énonciateur d’un poème placé encore plus haut :

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Doc. 23 ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR.

Il s’agit là d’une manière joueuse et créative de rendre compte du réseau de relations scripto-techniques entre les messages d’un fil [38], dont la lisibilité s’avère quelquefois complexe du fait de l’intrication des discussions ; en effet, les polylogues de forums sont composés de messages souvent longs, non hiérarchisés (quand par exemple la plupart des plateformes du Web 2.0. incitent à la brièveté des messages et permettent une différenciation de plusieurs niveaux de conversation, par le biais du sous-sous-commentaire sur Facebook par exemple). Les membres pallient ce problème grâce à des citations et références aux messages antérieurs.

4. Héritage et ludisme : au carrefour des cultures geek et lettrées

4.1. La fin’amor convertie

On pourrait penser que le choix d’un costume de troubadour n’est qu’un clin d’œil lettré sans réelle consistance, il s’avère toutefois que la fin’amor médiévale envahit les usages jusqu’à les convertir à son image. En effet, dans l’idéal de corteizie né dans les cours occitanes du XIIe siècle, l’une des valeurs clef est la solaz, ce divertissement qu’on met en œuvre par la capacité à vivre en contexte courtois, avec politesse, en menant une conversation agréable et dans le respect d’autrui [39]. Ce polissage des rapports n’est pas sans rappeler l’injonction qui est faite aux lecteurs de FINAMOR : « Il y a des commentaires, mais on ne juge ni le style ni rien ici : on dit juste “c’est mignon, c’est beau, merci beaucoup, je suis tout·e troublé·e, voyons-nous demain, je t’aime aussi d’amour tendre, buvons-nous un thé” ou des trucs comme ça. » Au sein de l’espace du forum, la critique n’est pas tendre, et c’est bien un portrait en négatif de la critique ordinaire que dessinent ces interdits. L’espace des commentaires de FINAMOR fait figure d’îlot de douceur et d’aménité, et la lecture comme les commentaires de ses textes forment une véritable parenthèse courtoise dans le jeu des interactions ordinaires. La rhétorique courtoise est donc prise en charge par les lecteurs :

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Doc. 24 ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR.

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Doc. 25 ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR.

Lire les pages de commentaires peut même s’avérer lassant ; quand les lecteurs ne s’exclament pas devant la beauté des poèmes, ils se disent touchés, ou feignent d’être les récipiendaires des poèmes. FINAMOR vient même leur répondre :

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Doc. 26 ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR.

4.2. Pacifier nos héritages : la réception des amateurs

FINAMOR, on commence à l’entrevoir, est le lieu d’une mise en scène de la « réception créatrice [40] » pratiquée par les poètes en tant qu’ils sont d’abord lecteurs. Patrice Flichy parle de pratiques de « réception-réinvention de la culture », qui font du lecteur ou du fan un acteur de la réception, ainsi qu’un médiateur à part entière. Ce geste de réception n’est pas simplement ludique : il possède également une fonction critique, voire corrective. « Refaire, c’est le mot qui désigne le geste critique du créateur [41] », et les jeunes poètes du forum refont les scènes de l’Histoire littéraire, réattribuent les rôles, et ce faisant interrogent la manière dont notre héritage littéraire nous est transmis et l’imaginaire genré qu’il véhicule.

L’avatar de FINAMOR est ambigu : dans ce couple enlacé, on ne peut fermement déterminer qui de l’homme ou de la femme est le poète ; le dispositif est, à contre-courant des représentations usuelles, genré au féminin. Une bataille sourde se fait œuvre dans la signature de chacun des poèmes de FINAMOR : œuvre féminine ou masculine, que ce chant lyrique trompeusement universel ? Ce débat se résout parfois, comme ici, par l’écriture inclusive :

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Doc. 27 ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR.

Mais c’est surtout par la réactivation ludique d’un imaginaire lesbophile et saphique que s’affirme le plus nettement cette volonté de faire de ce lyrisme universel un lyrisme au féminin :

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Doc. 28 ‒ Capture d’écran du forum FINAMOR.

Cardenio, c’est le personnage qui, dans Don Quichotte, figure le paroxysme de la folie amoureuse, et donc d’une certaine idée de l’amour savamment entretenue par la poésie lyrique masculine. Ce poème fait suite au polylogue décrit précédemment, et propose à l’énonciatrice du second poème une échappée constructive : si l’amour hétérosexuel ne mène qu’à la possibilité d’une poésie toute faite de métaphores, où la répartie féminine est inexistante, réactivons d’autres imaginaires historiques, lesbiens, à la source eux aussi du lyrisme occidental. On peut voir en Myrto la Myrtocleia du roman de Pierre Louÿs, Aphrodite. La jeune Myrto y forme en effet avec Rhodis un couple lesbien d’artistes ; elle est chanteuse quand Rhodis joue de la flûte. Lesbos désigne par métonymie son illustre poétesse, Sappho, et refonde les sources du lyrisme au sein d’une voix de femme.

Tous les groupes d’écrivains génèrent leur propre canon, et leur propre lecture de l’histoire littéraire au prisme de postulats esthétiques et idéologiques. FINAMOR semble le dispositif ludique le plus à même de jouer ce rôle au sein d’une communauté où les questions d’héritage culturel et de féminisme sont largement débattues, et où l’appariement sélectif des membres procède par affinités culturelles, génériques et esthétiques. Le canon formé par les poètes du forum fait la part belle à une lyrique féminine : Tsvetaeva, Akhmatova, mais aussi Dickinson ou Pizarnik, irriguent la créativité des membres tout en fondant un devenir-autrice et un devenir-poétesse réconciliés avec leurs filiations.

FINAMOR relève donc bien d’une esthétique processuelle ; il révèle le fonctionnement de l’écosystème numérique qui l’a vu naître à travers un jeu collectif et communautaire. Cette expérience poétique participative demande l’implication de chacun pour être vécue comme expérience esthétique. Il s’agit aussi, peut-être et à sa manière, d’une réponse originale aux soupçons qui pèsent sur le lyrisme poétique à l’heure postmoderne ; on convertit l’imaginaire courtois aux codes de la culture numérique la plus contemporaine, et ce faisant, on mêle deux mondes hétérogènes grâce au ludisme inhérent aux communautés 2.0.

Notes

[1] Créée en 2005 par quelques adolescents écrivant de la fantasy, cette plateforme hébergée par forum actif est aujourd’hui consacrée à l’écriture généraliste (romans, nouvelles, poésie et miscellanées). Depuis sa création, plus de 20 000 comptes y ont été enregistrés, pour deux ou trois centaines de membres régulièrement actifs actuellement. Divers affichages, arborescences et équipes d’administration se sont succédés, faisant de son histoire longue le théâtre d’évolutions marquées. Il s’agit du plus grand forum francophone consacré à l’écriture généraliste, à côté d’autres plateformes telles que Cocyclics, Vos Écrits ou Le Monde de l’Écriture. Pour une étude plus générale consacrée à ces forums, voir Julien Côté, « Les forums d’écriture francophones : rouages, membres et usages », mémoire de Maîtrise ès Arts, sous la direction d’Anthony Glinoer, Sherbrooke, Université de Sherbrooke, 2018.

[2] Les termes de scriptor, de mystification ou de supposition d’auteur renvoient tous à l’ouvrage de Jean-François Jeandillou, Esthétique de la mystification. Tactique et stratégie littéraires, Paris, Éditions de Minuit, 1994, auquel nous reprenons sa typologie des mystifications littéraires et la manière dont il aborde leur esthétique.

[3] Tout comme il existe une poétique propre aux sites et blogs d’écrivains, analysée par Gilles Bonnet dans Pour une poétique numériqueLittérature et internet, Paris, Hermann, 2017

[4] Code, architexte et texte.

[5] Nous reprenons et adaptons à la question de la poésie numérique les questions abordées par Servanne Monjour lors de sa conférence « La littérature numérique n’existe pas » donnée à Lille le 21 mars 2018.

[6] Personnage fictif d’auteur à l’existence duquel le scriptor tente de faire croire.

[7] Servanne Monjour, « Dibutade 2.0 : la “femme-auteur” à l’ère du numérique », Sens public, 2015.

[8] Ibid.

[9] Ibid.

[10] Trobairitz est la forme féminine de troubadour en langue d’oc.

[11] Fanny Georges, Identités virtuelles. Les profils utilisateur du Web 2.0, Paris, Questions théoriques, « L>P », 2010, p. 19.

[12] Il s’agit, toujours selon la terminologie mise en place par Fanny Georges, du nom et du signe graphique permettant l’identification d’un même utilisateur dans des contextes différents, et du fondement de la métaphore du Soi dans les espaces numériques.

[13] On voit ici une dispersion mémétique d’un procédé formel qui, en étant repris ludiquement par les différents scripteurs, se voit légèrement modifié à chaque occurence : c’est le fonctionnement du mème sur internet.

[14] Antonio A. Casilli, Les Liaisons numériques. Vers une nouvelle sociabilité ?, Paris, Seuil, 2010, p. 20.

[15] Fanny Georges, Identités virtuelles. Les profils utilisateur du Web 2.0op. cit., p. 160.

[16] https://acolitnum.hypotheses.org/351

[17] Johan Huizinga, Homo ludens. Essai sur la fonction sociale du jeu, Paris, Gallimard, 1951, p. 35.

[18] Roger Caillois, Les Jeux et les hommes. Le masque et le vertige, Gallimard, Paris, 1958.

[19] On appelle double-compte le second compte créé par le membre d’une communauté numérique, présenté comme distinct de son premier compte et de son identité civile ; ce dispositif technique est prohibé par la plupart des règlements de forums puisqu’il vient fragiliser l’identification des membres et les relations de confiance qui peuvent s’établir entre les membres d’une communauté numériquement constituée.

[20] Jean-François Jeandillou, Esthétique de la mystification. Tactique et stratégie littéraire, op. cit., p. 80.

[21] Ibid.

[22] Ibid. p. 12.

[23] Voir Jean-François Jeandillou, Supercheries littéraires : La vie et l’œuvre des auteurs supposés (nv éd. rev. et augm., Genèven Droz, 2001), où sont exposées ces mystifications.

[24] Michel Murat, Le Romanesque des lettres, Paris, Corti, « Les Essais », 2018, p. 132.

[25] Au sens où les entend Genette dans Palimpsestes : la relation d’hypertextualité se définit entre un texte A, l’hypertexte, et un texte B, l’hypotexte, qui lui est antérieur sans en être un commentaire.

[26] Système de gestion de contenu du site.

[27] Marie-Anne Paveau, L’analyse du discours numérique. Dictionnaire des formes et des pratiques, Paris, Hermann, « Cultures numériques », 2017, p. 264.

[28] Axel Bruns, « Produsage : A Working Definition », http://produsage.org/produsage, 31.12.2007.

[29] Forumactif héberge le forum Jeunes Écrivains.

[30] Il s’agit d’un « genre de discours doté d’une dimension composite, issue d’une co-constitution du langagier et du technologique » (Marie-Anne Paveau, op. cit., p. 300).

[31] Marie-Anne Paveau, op. cit., p. 295.

[32] Dans Seuils, Genette définit les seuils du texte comme les éléments paratextuels entourant le texte : nom de l’auteur, préfaces, notes…

[33] Étienne Candel & Gustavo Gomez-Mejia, « Écrire l’auteur : La pratique éditoriale comme construction socioculturelle de la littérarité des textes sur le Web », dans L’auteur en réseau, les réseaux de l’auteur, Sylvie Ducas & Oriane Deseilligny (dir.), Paris, Presses universitaires de Paris Ouest, « Orbis litterarum », 2013, p. 55.

[34] En ligne.

[35] En ligne.

[36] Yasmina Foehr-Janssens, La jeune fille et l’amour. Pour une poétique courtoise de l’évasion, Genève, Librairie Droz, « Publications romanes et françaises », 2010, p. 22.

[37] Ibid. p. 14.

[38] Valérie Beaudouin, « Forums en ligne : des espaces de co-production de la connaissance et du lien social », dans L’ordinaire d’internet : Le web dans nos pratiques et relations sociales, Éric Dagiral & Olivier Martin (dir.), Paris, Armand Colin, 2016, p. 209.

[39] Adeline Richard-Duperray, L’amour courtois. Une notion à redéfinir, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, « 1… », 2017, p. 9.

[40] Patrice Flichy, Le Sacre de l’amateur. Sociologie des passions ordinaires à l’ère numérique, Paris, Seuil, 2010, p. 13.

[41] Michel Murat, op. cit., p. 65.

Auteur

Marie-Anaïs Guégan est doctorante-contractuelle au sein du laboratoire MARGE de l’Université Lyon 3. Elle effectue une thèse, sous la direction de Gilles Bonnet, qui se donne pour objectif d’élaborer une poétique numérique adaptée aux forums d’écriture. Son travail de master comparait les formes de sociabilité à l’œuvre sur ces plateformes numériques aux cénacles d’écrivains du XXe siècle.

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Poésie numérique et manifestes


Face à la diversité des pratiques chapeautées par le terme manifeste, quelles conceptions les auteurs de « poésie numérique » convoquent-ils, et dans quelle mesure ces textes renseignent-ils, en retour, sur ce qu’est la « poésie numérique » ? Quatre manifestes, rédigés par des auteurs qui revendiquent explicitement l’expression de « poésie numérique », ont attiré notre attention. Malgré l’hétérogénéité des textes, nous nous efforçons de mettre en regard leur contexte d’apparition avec les prises de position exprimées, avant de considérer leur réception au sein des institutions culturelles, soulignant ainsi un mode de regroupement spécifique des agents et des positionnements complémentaires dans la lutte symbolique pour la reconnaissance du domaine.

Faced with the diversity of practices named by the term “manifesto”, what conceptions do authors of “digital poetry” conjure up, and to what extent do these texts inform, in return, about what “digital poetry” is? Four manifestos, written by authors who explicitly claim the expression of “digital poetry”, caught our attention. Despite the heterogeneity of the texts, we try to compare their context of appearance with the positions expressed, before considering their reception within cultural institutions, highlighting how agents group and position in the symbolic struggle for the recognition of the domain.


Texte intégral

Dans le dernier chapitre de son ouvrage consacré à la poésie contemporaine, Jean-Michel Espitallier demande : « La poésie numérique, qu’est-ce à dire [1] ? » En effet, comment définir un objet si contemporain et dont les deux termes associés qui le désignent engagent chacun une extension sémantique particulièrement forte ? Le manifeste, discours où l’on se bat pour la promotion d’une conception, semble un terrain d’étude privilégié pour répondre à cette question. Pourtant, Anna Boschetti met en garde contre une catégorisation abusive de la notion, préférant l’inscrire dans un processus historique qui lie intrinsèquement le concept à son contexte d’apparition [2]. Dès lors, si l’on s’en tient aux manifestes littéraires, il paraît évident que la pratique a énormément varié dans le temps. Hissé au rang de genre par les avant-gardes historiques [3], ce type de discours est fortement discrédité dans les années 1980. Jean-Marie Gleize n’hésite d’ailleurs pas à affirmer que « l’“époque” des manifestes est close […] la posture manifestaire est devenue anachronique [4] ». Conséquence logique de la fin annoncée des avant-gardes [5], le manifeste n’aurait plus sa raison d’être. Pourtant, l’histoire du champ littéraire révèle qu’il n’est pas l’apanage des avant-gardes [6] et, au regard des pratiques contemporaines, on ne peut que constater la survivance de la forme. « [Le manifeste] se fait moins virulent, moins dogmatique et plus consensuel [7] » pour certains, ne vise plus à « fonder un mouvement ou un groupe ni [à] proclamer une série de volontés ou de vérités générales [8] » pour d’autres. Face à la diversité des pratiques chapeautées par le terme, quelles conceptions du manifeste les auteurs de « poésie numérique » convoquent-ils, et comment, en retour, ces textes renseignent-ils sur ce qu’est la « poésie numérique » ?

Quatre manifestes [9], rédigés par des auteurs qui revendiquent explicitement l’expression de « poésie numérique », ont attiré notre attention. Malgré l’hétérogénéité des textes, nous nous efforcerons de mettre en regard leur contexte d’apparition avec les prises de position exprimées, avant de considérer leur réception au sein de la communauté et des institutions culturelles.

1. Manifestes et prises de position des auteurs de « poésie numérique »

1.1. La « poésie numérique » au tournant des années 2000, dramatisation d’un moment propice aux luttes symboliques

Les quatre textes ont été rédigés entre 2002 et 2014. Si le début des années 2000 constitue un nouvel « âge d’or » du manifeste littéraire et artistique en France selon les études statistiques menées par Camille Bloomfield et Mette Tjell à partir de la base de données Manart [10], détailler les conditions historiques qui ont favorisé ces gestes paraît indispensable. La publication de « Terminal Zone – manifeste pour une poésie numérique » de Jacques Donguy, paru en 2002 dans la revue Art Press, peut sembler tardive [11]. En effet, les premières expérimentations liant poésie et ordinateur en France sont établies dans les années 1980 [12] : dès 1985, des poèmes générés par ordinateur sont présentés au Centre Georges Pompidou lors de l’exposition « Les Immatériaux » [13] ; en janvier 1989, à l’occasion d’une Revue parlée du Centre Georges Pompidou, paraît le premier numéro d’alire, « revue de littérature et de poésie électronique [14] », créée par le collectif L.A.I.R.E. (Lecture, Art, Innovation, Écriture) [15]. Le lancement de la revue, et ses nombreux éditoriaux, contiennent déjà une portée manifestaire [16]. Pourtant, le passage du titre de « revue animée d’écrits de source électronique » à celui de « revue de littérature animée et interactive » en mars 2000, témoigne du tournant littéraire d’alire [17], mais également de la vitalité du domaine et des débats qui l’animent. La littérature et la poésie informatique font l’objet de plusieurs colloques universitaires entre 1990 et 2000 [18] ; le champ de la poésie contemporaine reconnaît ces démarches, les éditeurs et les associations professionnelles s’en préoccupent, en même temps que le secteur acquiert une portée internationale [19]. Une liste de discussion en français, e-critures [20], spécialisée dans la littérature informatique, se forme en novembre 1999. D’autres revues voient également le jour (Kaos de Jean-Pierre Balpe entre 1991 et 1993, E/cart(s) d’Eric Sadin entre 1999 et 2003, la série des numéros Web_Doc(k)s en 1999, Litératique d’Eric Sérandour en 2000). Le tournant des années 2000 correspondrait donc à un moment critique où le besoin des auteurs d’expliquer leurs démarches paraît légitime.

Alors qu’ils ne sont publiés qu’à quelques mois d’intervalle, « Terminal Zone –manifeste pour une poésie numérique » et « Transitoire Observable : Texte fondateur » affichent pourtant des intentions inconciliables. Malgré l’unique signataire, le texte de Jacques Donguy présente des pratiques partagées par plusieurs générations d’artistes. Le titre du manifeste est évocateur : s’il renvoie au célèbre poème d’Apollinaire, « Zone », qui fait lui-même écho aux manifestes futuristes [21], le substantif « Terminal » dit aussi l’accomplissement et le dépassement des expérimentations passées [22], quand l’article indéfini rappelle la portée générale du propos. Il ne s’agit pas là de définir un programme esthétique commun derrière lequel un collectif s’organiserait (les exemples renvoient d’ailleurs à des œuvres qui se nourrissent diversement du numérique [23]), mais de rendre compte d’une tendance forte, celle de l’utilisation des technologies numériques dans le champ de la poésie expérimentale française et internationale, que l’auteur connaît bien [24]. Jacques Donguy accomplit ainsi le tour de force d’assigner une généalogie supposée à la « poésie numérique » (héritière tout à la fois de la poésie sonore – Dufrêne, Chopin, Heidsieck, Blaine –, de la poésie visuelle – Bory –, et des mouvements d’avant-garde américains – Burroughs, Gysin – et brésiliens – Ladislao Pablo Györi), tout en désignant la relève (en France, Anne-James Chaton, Éric Sadin, Jean-René Étienne, Christophe Fiat, Olivier Quintyn, Christophe Hanna, Joachim Montessuis, Kathy Molnar, Laure Limongi, Emmanuel Rabu et Philippe Boisnard). Le mode de diffusion du texte est lui aussi éloquent. Le choix de Jacques Donguy d’investir le papier, et non un support numérique, pour publier son manifeste peut paraître paradoxal. Cependant, le prestige et la visibilité d’une revue comme Art Press [25] favorisent quelques compromis [26]. Dès lors, le texte s’apparente à un putsch symbolique. Alors qu’il touche un large public, Jacques Donguy s’institue en « précurseur [27] » et chef de file de jeunes poètes français manipulant les nouvelles technologies mais omet de mentionner la revue alire et le collectif Transitoire Observable, dont il connaît parfaitement les travaux [28].

Le manifeste de Transitoire Observable adopte un mode de diffusion tout à fait différent. Les auteurs affichent tout d’abord leur indépendance institutionnelle : le « regroupement d’artistes numériques » préfère créer son propre support de diffusion plutôt que de s’adosser à une revue existante pour exposer ses idées. Contrairement à Jacques Donguy, et malgré le mass-media investi [29], les signataires de Transitoire Observable s’adressent à un public restreint, celui de la communauté [30]. De plus, l’absence de tout nom propre et de toute référence culturelle précise dans le texte participe d’un positionnement sans concession. Comme le rappelle le titre du manifeste, « Texte fondateur [31] », Transitoire Observable ne s’inscrit nullement dans une filiation littéraire, mais se présente comme le prescripteur de « ce qui peut être nommé sans ambages une œuvre numérique [32] ». Là encore, les membres du collectif ressentent le besoin impérieux de se présenter clairement, à une période qui est perçue comme cruciale [33]. Philippe Bootz s’en explique : le « manifeste Transitoire Observable […] n’arrive qu’en 2003 car ce qui est dominant à l’époque dans la littérature numérique est la littérature Flash [34], c’est-à-dire une littérature de l’écran [35] ». Le collectif s’oppose donc à des auteurs qui se désengageraient de la programmation informatique en ne codant pas directement leurs œuvres, préférant passer par des logiciels d’écriture formatée, tel Flash, pour réaliser leurs créations. À l’opposé du texte de Jacques Donguy, des enjeux esthétiques liés au numérique sont alors formulés : l’interaction entre le programme informatique écrit par l’auteur, et la manipulation de la forme observable à l’écran par le lecteur, crée des œuvres dont le caractère labile et irreproductible est fondamental.

Les deux manifestes affichent donc des intentions divergentes : alors que le manifeste de Jacques Donguy légitime des pratiques liant poésie et numérique (au sens large) au sein de la poésie expérimentale, celui de Transitoire Observable initie un programme esthétique et une réflexion théorique pour des œuvres à venir.

1.2. Les années 2010 : la réapparition d’une rhétorique avant-gardiste comme aveu d’un échec de la « poésie numérique » ?

Selon Camille Bloomfield et Mette Tjell, les années 2003-2009 en France [36] représentent une période particulièrement riche en manifestes littéraires et artistiques, ce qui s’expliquerait par le recours accru à Internet comme support de diffusion. Pourtant, les auteurs de « poésie numérique » ne produisent aucun texte de cet ordre entre 2004 et 2008. Que révèle alors la proclamation de nouveaux manifestes entre 2009 et 2014 ? Si le domaine connaît un réel essor au niveau international [37], les idées des auteurs de « poésie numérique » en France sont discutées parmi les poètes expérimentaux [38] mais peinent à dépasser ce milieu [39].

La dimension avant-gardiste et contestataire des manifestes de Philippe Boisnard (2009 et 2014) et de Luc dall’Armellina (2014) corrobore l’idée d’une place difficile à tenir pour les auteurs de « poésie numérique ». L’acronyme qui compose les titres de la série des manifestes de Philippe Boisnard, « PAN » pour « Poésie Action Numérique », rappelle les mots en liberté futuristes et rend un hommage discret au recueil de Christophe Tarkos, Pan, dans lequel ce dernier se présente comme « l’avant-garde en 1997 [40] ». L’onomatopée révèle aussi l’intensité du débat qui transparaît dans la rhétorique des textes. Philippe Boisnard a largement recours à l’isotopie de la violence physique et symbolique [41], et file une antithèse fortement polémique : le livre est du côté de la « passivité textuelle », quand la Poésie Action Numérique offre « toutes les possibilités de notre être-au-monde », selon une intrication de l’art et de la vie chère aux avant-gardes. Le même système antithétique, parfois proche de l’hyperbole, survient dans le manifeste de Luc Dall’Armellina : les écritures numériques créatives, aux « dimensions artistiques, esthétiques et politiques » sont opposées à l’écriture scolaire « asservi[e] […] au dogme de l’accès aux savoirs et à l’injonction de la communication », « cantonnée à un rôle instrumental » ; « les anciennes [ou vieilles] institutions » se dressent contre les « nouvelles voies et formes » offertes par les écritures numériques créatives. Les tournures impératives et volitives du manifeste de Luc Dall’Armellina [42] suggèrent également la portée contestataire de ces textes qui cherchent à persuader leurs lecteurs.

Cette rhétorique virulente ne vient cependant pas soutenir les discours manifestaires précédents, mais porte au contraire des programmes esthétiques singuliers. À l’image de Jacques Donguy, Philippe Boisnard propose un manifeste individuel qu’il inscrit dans une tradition littéraire, la poésie action de Heidsieck et Blaine, qu’il entend dépasser grâce aux potentialités du numérique. Contrairement à la poésie action qui joue de relations finies entre différents éléments (le poète interagit avec l’espace, avec des bandes sonores, des objets ou des vidéos, mais les interactions entre ces paramètres sont impossibles), la poésie action numérique développe des interférences multiples entre différents média (la voix ou un geste peuvent générer du texte, transformer une vidéo, etc.), matérialisant des effets synesthétiques proches de l’illusionnisme. Si l’aspect interactif du numérique est également présent dans le manifeste de Luc Dall’Armellina, c’est en insistant sur la dimension participative de la notion, dont l’élaboration du texte prend acte. Ce n’est pas une interactivité maîtrisée et mise en scène par l’auteur, mais une interactivité synonyme de coopération et de co-production, une interactivité qui modifie en profondeur le rapport aux savoirs (en faveur de l’interdisciplinarité et de l’expérimentation) et l’auctorialité, qui est modifiée grâce aux relations multiples tissées par les réseaux numériques (au premier rang desquels Internet, relativement absent des autres textes). Ainsi, le manifeste de Luc Dall’Armellina, co-écrit en ligne avec « les annotations et remarques de Annie Abrahams, Philippe Aigrain, Pierre Fourny, Emmanuel Guez, Jean-Michel Lebaut, Julien Longhi, Antoine Moreau, Jacques Rodet, Stephan Hyronde », est lui-même pensé comme un « espace d’expérimentation poétique [43] ». « Ce pas qui nous élève – pour des écritures numériques créatives, un manifeste », a fait l’objet d’un site, disparu aujourd’hui, où la rédaction s’élaborait de manière collective. Si la version 78 présentée sur le site de l’artiste est figée par le format .pdf, le texte peut être librement copié, et reste susceptible d’évolution [44], comme dans la lecture performée qu’en propose Luc dall’Armellina lors du colloque ECRiDil en 2016 [45]. On retrouve cette même diffusion multimodale [46] et en expansion pour les manifestes de Philippe Boisnard. Le « Premier Manifeste Poésie Action Numérique » est publié sur le site de la revue de critique littéraire en ligne, libr-critique [47], et sur celui du collectif HP Process, alors que « PAN_Poésie Action Numérique / Manifeste 3 » paraît dans le septième numéro de la revue en ligne du Cube, avant d’être affiché sur scoop.it! [48]. Si ces reprises favorisent une réception élargie des textes, elles dénoncent aussi l’ambivalence des auteurs qui usent d’une rhétorique d’avant-garde mais ont du mal à se positionner entre l’éclairage médiatique qu’offre Internet et la méfiance vis-à-vis du médium. Publiés dix ans après les manifestes de Jacques Donguy et de Transitoire Observable, ceux de Philippe Boisnard et Luc dall’Armellina mettent tout du moins en exergue le trouble pérenne d’agents en manque de reconnaissance auctoriale.

2. Réception des manifestes au sein des institutions culturelles

2.1. Champ ou label ?

Face à la multiplication des manifestes et des prises de position individuelles, donner une définition unifiée de la poésie numérique reste donc une gageure. Si quelques éléments communs apparaissent d’un texte à l’autre (filiation avec la poésie sonore et visuelle, emphase sur les potentialités du numérique ouvrant l’espace de création, références philosophiques post-modernes [49]), ils ne sont pas suffisants pour exprimer un programme esthétique révélant une union pérenne entre les auteurs. Dès lors, comment interpréter ces prises de position régulières d’auteurs à propos d’une pratique qui reste confidentielle ? On ne peut que constater, avec Paul Aron, que « l’abondance de textes manifestaires […] paraît caractériser une position ressentie comme périlleuse [50] ». En effet, malgré les écarts temporels qui séparent les manifestes, les auteurs semblent partager le fait d’être à la marge du champ littéraire. Dans le schéma que Fabrice Thumerel propose du champ de la poésie contemporaine française entre 1980 et 2000, la « poésie numérique » se situerait au sein des « poésies-dispositifs/écritures multimédia », c’est-à-dire dans le pôle dominé du sous-champ de la production restreint [51]. Deux événements, à dix années d’intervalle, paraissent symptomatiques de cette mise à l’écart. Lors des États Généraux de la Poésie qui se sont déroulés à Marseille en 1992, les interventions de Philippe Bootz et de Tibor Papp, invités en tant que rédacteurs de la revue alire, sont passablement houleuses [52]. En 2003, Philippe Boisnard et six autres poètes dénoncent leur évincement de la cinquième édition du Printemps des Poètes (2003) consacrée aux dernières innovations poétique [53]. La place accordée par Jean-Michel Espitallier au domaine dans son essai sur la poésie contemporaine française est aussi révélatrice : le chapitre consacré aux « Poésies numérique et multimédia », un des plus courts du livre, est relégué à la fin de l’ouvrage ; l’auteur n’hésite pas à y fustiger la prise de pouvoir exercée par quelques poètes sur l’étiquette « poésie numérique » [54]. Sans approfondir ici les raisons sociologiques et individuelles qui expliqueraient cette mise à la marge, il est probant que l’expression de « poésie numérique », à travers une valorisation collective, permet de pallier le faible capital symbolique des agent [55]. Mais comment définir la forme de ce regroupement ? En 2003, Évelyne Broudoux consacre une partie de sa thèse [56] à la « constitution du champ de la littérature numérique », hypothèse partagée la même année avec Serge Bouchardon dans un article intitulé « E-critures : co-constitution d’un dispositif technique, d’un champ et d’une communauté [57] ». En 2015, Philippe Bootz propose un postulat similaire concernant la « poésie numérique » : « [la poésie numérique] existe comme champ socio-culturel avec ses acteurs, ses théoriciens, ses lieux de légitimation, de diffusion et d’enseignement. C’est un champ qui a évolué dans le temps. [58] » Pourtant, en 2012, Serge Bouchardon est plus mesuré : « En ce qui concerne le champ littéraire, on peut se demander si nous allons voir la naissance d’un nouveau champ, ou si la littérature numérique est une fraction expérimentale du champ littéraire [59]. » En effet, est-il possible de considérer la littérature et la poésie numérique comme des champs, dans le sens que Bourdieu donne à ce terme ? Le caractère expérimental des œuvres et le public restreint touché semblent saper l’hypothèse. Pourtant, au regard des divergences programmatiques et des désaccords individuels relevés, la « poésie numérique » ne peut être davantage assimilée à « un “mouvement”, fondé sur un “paradigme” ou un “programme commun” [60] ». Elle serait plutôt « une convergence provisoire, fondée notamment sur une problématique, des références et des refus partagés [61] » selon la définition qu’Anna Boschetti donne d’un label, renouvelant ainsi les notions de mouvement ou d’école, trop rigides pour désigner les modes d’action collective dans le champ littéraire contemporain.

2.2. Manifestes et positionnements dans différents champs culturels

Cependant, si on retient l’hypothèse que la « poésie numérique » forme un label, la diversité des ancrages institutionnels et des champs culturels sollicités à travers les manifestes est remarquable. Le texte de Jacques Donguy publié dans la revue Art Press s’adresse avant tout au milieu artistique alors que l’auteur, à travers ses chroniques de poésie numérique parues dans les Cahiers Critiques de Poésie, a déjà initié un travail de reconnaissance du domaine au sein du champ littéraire. Jacques Donguy précise d’ailleurs qu’il veut « remettre la poésie au centre de la création artistique [62] ». C’est également dans le champ artistique que se situe explicitement le manifeste de Transitoire Observable : « Qu’il soit bien clair que la voie que nous suivons est tout entière située dans le champ de l’art, même si la programmation est un outil indispensable dans la production de nos formes, le premier outil. » Philippe Boisnard est moins catégorique : si le premier manifeste se trouve sur libr-critique, le site de la revue de critique littéraire en ligne qui s’intéresse à « la littérature dans toutes ses formes », le troisième est publié dans le septième numéro de la revue éditée par « Le Cube », qui est un centre de création numérique. Quant au manifeste de Luc dall’Armellina, il vise explicitement les champs scolaire et universitaire, qui sont aussi ses lieux de réception [63]. La diversité des champs investis se fait aussi l’écho de la multiplicité des positions des agents dans l’espace social [64]. Jacques Donguy a été enseignant d’arts plastiques à la Sorbonne, critique de poésie et commissaire d’expositions ; Philippe Bootz (Transitoire Observable) est enseignant-chercheur en Sciences de l’Information et de la Communication à Paris 8 ; tout comme Luc dall’Armellina à l’ESPE de l’université de Cergy-Pontoise ; Philippe Boisnard et Hortense Gauthier (HP Process) dirigent un centre d’art ; chacun revendiquant parallèlement le statut de poète. Si une homologie entre la position professionnelle des agents et celle qu’ils occupent dans le champ littéraire français se dessine [65], il est pourtant difficile de conclure à l’échec de ces positions multiples. En effet, le fort engagement de certains chercheurs qualifiés en Sciences de l’Information et de la Communication pour constituer la « poésie numérique » en objet d’étude littéraire semble payant. C’est tout du moins ce dont témoigne la programmation du colloque international de Nanterre consacré à « La Poésie hors le livre » en octobre 2013, où la session finale est dédiée à « la poésie numérique », légitimant ainsi l’existence de l’objet et son acception particulière dans le champ universitaire français [66].

*

Les manifestes des auteurs de « poésie numérique » étonnent par leur caractère conventionnel. Entre luttes symboliques et programmes esthétiques, ils mettent en avant des enjeux manifestaires et des modes de diffusion relativement classiques, tout en reprenant la rhétorique contestataire et éprouvée des avant-gardes. En accord avec ce constat, la chronologie de parution des textes s’accorde sensiblement aux pics de publication du genre distingués par Camille Bloomfield et Mette Tjell [67]. Ce conformisme apparent n’invalide pourtant pas leur portée subversive qui résiderait dans l’indiscipline des champs culturels investis. La contemporanéité de l’objet nous empêche cependant de témoigner, à terme, de l’efficacité des stratégies manifestaires. Il est bien sûr impossible de savoir si le domaine, qui tente de dépasser la catégorisation française des biens culturels en se liant, pour une part, à un modèle nord-américain plus ouvert au composite, gagnera en reconnaissance dans les prochaines années, ou pâtira du brouillage de classification et d’institutionnalisation des œuvres. Enfin, dépasser le cadre national, pour s’intéresser aux positions internationales des agents, serait nécessaire pour conclure cette enquête.

Bibliographie

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Luc BOLTANSKI, « L’espace positionnel : multiplicité des positions institutionnelles et habitus de classe », Revue française de sociologie, 1973, n° 14.

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Jean-Michel ESPITALLIER, Caisse à outils – Un panorama de la poésie française aujourd’hui, Paris, Pocket, 2014.

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Fabrice THUMEREL, Le Champ littéraire français au XXe siècle – Eléments pour une sociologie de la littérature, Paris, Armand Colin, 2002.

Alain VUILLEMIN, « Poésie et informatique II : approches », L’Encyclopédie de l’Astrolabe, Ottawa (Ontario), Canada, Université d’Ottawa, 2002.

Notes

[1] Jean-Michel Espitallier, Caisse à outils – Un panorama de la poésie française aujourd’hui, Paris, Pocket, 2014, p. 227.

[2] Anna Boschetti, « La notion de manifeste », Francofonia, n° 59, « Les manifestes littéraires au tournant du XXIe siècle », automne 2010, p. 13-29.

[3] Anne Tomiche, « Manifestes artistiques, art manifestaire », dans Anne Larue, L’art qui manifeste, Paris, L’Harmattan, 2008, p. 24 et 28.

[4] Jean-Marie Gleize, « Manifestes, préfaces : sur quelques aspects du prescriptif », Littérature, n° 39, 1980, p. 13.

[5] « Revendiquer une avant-garde, en l’an 2000, relèverait assurément d’un combat d’arrière-garde. Nous l’avons sagement compris depuis plusieurs décennies, les avant-gardes sont mortes » (François Noudelmann, Avant-gardes et Modernité, Paris, Hachette Supérieur, 2000, p. 5).

[6] Anna Boschetti, art. cit., p. 28.

[7] Paul Aron, Denis Saint-Jacques & Alain Viala (dir.), Le dictionnaire du littéraire, Paris, Presses universitaires de France, 2006, p. 263.

[8] Anne Tomiche, art. cit., p. 41.

[9] Les manifestes ont été publiés à plusieurs années d’intervalle, et ont fait l’objet de modes de diffusion et de réception très variés. Jacques Donguy compose seul « Terminal Zone : manifeste pour une poésie numérique », en 2002 ; Philippe Boisnard a rédigé une série de trois manifestes pour une Poésie Action Numérique, entre 2009 et 2014, dont le premier et le troisième – co-signé avec Hortense Gautier sous le nom d’HP Process – sont mentionnés ici ; Philippe Bootz co-écrit « Transitoire Observable – Texte fondateur » avec deux autres membres du groupe Transitoire Observable, Alexandre Gherban et Tibor Papp, en 2003 ; Luc Dall’Armellina conçoit le texte « Ce pas qui nous élève – pour des écritures numériques créatives, un manifeste » « avec les annotations et remarques d’Annie Abrahams, Philippe Aigrain, Pierre Fourny, Emmanuel Guez, Jean-Michel Lebaut, Julien Longhi, Antoine Moreau, Jacques Rodet, Stephan Hyronde », en 2014. Pour cette étude, nous avons écarté « Pour une littérature informatique : un manifeste… » de Jean-Pierre Balpe, dans la mesure où l’auteur ne réclame pas personnellement l’étiquette de « poésie numérique », même si d’autres agents la lui assignent. La préface de Tag-surfusion de Jacques Donguy est évoquée mais ne fait pas partie des quatre principaux textes étudiés car elle a été rebaptisée après-coup « préface-manifeste ».

[10] Camille Bloomfield & Mette Tjell, « Les âges d’or du manifeste artistique et littéraire en France : étude contrastive à partir de la base de données Manart », Études littéraires, vol. 44, n° 3, 2014, p. 151-163. Parmi les quatre manifestes qui nous intéressent, seul celui de « Transitoire Observable » est présent dans la base de données. http://www.basemanart.com/les-manifestes [consulté le 30 avril 2018]

[11] Pour comparaison, le « Manifeste de l’œuvre d’art sur ordinateur » d’Antoine Schmitt paraît en 1998. http://www.conseildesarts.org/documents/Manisfeste/manifeste_ordinateur.html

[12] À l’instar des pratiques du rédacteur de ce manifeste qui précise : « Parmi les poètes, il faudrait parler aussi de nous-même, en collaboration avec Guillaume Loizillon, utilisant le cybertexte ou texte défilant sur l’écran dès 1983 […] » (Jacques Donguy, « Terminal Zone – manifeste pour une poésie numérique », Art Press, n° 281, 2002, p. 60).

[13] « Les premiers programmes qui ont été présentés au public ont été les Rengas créés […] pour l’exposition Les 
Immatériaux au Centre Georges Pompidou (Paris, 1985) », entretien donné par Jean-Pierre Balpe à l’electronicliteraturereview, consultable à l’adresse suivante : https://electronicliteraturereview.wordpress.com/2015/03/27/elr-entretien-avec-jean-pierre-balpe/

[14] Expression relevée sur la page d’accueil du site Mots-Voir, http://motsvoir.free.fr

[15] La revue est éditée de 1989 à 2009 par l’équipe composée de Philippe Bootz, Frédéric Develay, Jean-Marie Dutey, Claude Maillard et Tibor Papp.

[16] À titre d’exemple, l’éditorial de l’édition originale du premier numéro de la revue, rédigé par Claude Maillard, signale le caractère collectif et pionnier de l’entreprise :

« Oserons-nous : inter/prendre. Rapprochant ainsi le verbe au mot. Entreprise.

Quelque chose s’entreprend dans alire entre écriture et machine jetant les bases d’un travail où s’élabore et se transpose l’histoire de la lettre. L’histoire de la littera.

Il ne s’agit pas d’un après.coup [sic] spécifique à l’informatique venant là pour aligner, mixer, consommer des travaux d’écriture. Ni d’un avant.coup [sic] créatif de nouveautés d’utilisation allant de pair avec la soif inextinguible de jeter sur le marché de nouvelles propositions d’images d’écriture.

Quelque chose d’autre est en œuvre dont l’itinéraire est hors de tout champs [sic] d’imitation. Quelque chose qui exige un investissement d’un autre ordre. D’une mise à lire différente. D’une prise à écrire nouvelle.

Au sein même de la machine comme invention, dans un jeu matériel et temporel – qui est aussi en jeu – l’écriture toujours en voie de s’écrire livre, dans l’humour et l’ironie voire tragique, l’in/interrompable de la démarche écrite. »

[17] Alain Vuillemin, « Poésie et informatique II : approches », L’Encyclopédie de l’Astrolabe, Ottawa (Ontario), Canada, Université d’Ottawa, 2002, http://artsites.uottawa.ca/astrolabe/fr/auteurs/

[18] Quelques exemples : « Texte et ordinateur : les mutations du Lire-Ecrire », 6-8 juin 1990, Centre de Recherches Linguistiques, Paris X Nanterre (actes du colloque : Linx, hors-série n° 4, 1991) ; Rencontre Nord Poésie et Ordinateur organisée en mai 1993 par Mots-Voir à l’Université de Lille III avec la collaboration du centre de recherche Gerico-Circav et la Maison de la Poésie du Nord-Pas-de-Calais (actes du colloque : A:/LITTERATURE, Villeneuve-d’Ascq, MOTS-VOIR et le GERICO-CIRCAV, 1994) ; Journées d’études internationales « Littérature et informatique », 20 au 22 avril 1994, co-organisées à Paris VII par Alain Vuillemin de l’université d’Artois et Michel Lenoble de l’université de Montréal avec la collaboration d’Item-sup et du laboratoire d’Ingénierie didactique de l’université de Paris VII (actes : Alain Vuillemin (dir.), Littérature et informatique, Arras, Artois presses université, 1995).

[19] Philippe Bootz est invité à intervenir lors des États Généraux de la Poésie de 1993 ; Alain Frontier note, dès 1992, que « la récente vulgarisation de l’ordinateur devait élargir encore l’éventail des moyens d’expression poétique. Tibor Papp ne tarde pas à s’emparer de ce nouveau support et, dès 1985, à Paris, au cours d’une séance de lecture publique organisée par le plasticien et poète Servin, il montre pour la première fois sans doute dans l’histoire des poésies, un poème visuel directement et entièrement composé sur ordinateur » (Alain Frontier, La Poésie, Paris, Belin, 1992, p. 334) ; Jacques Donguy tient une chronique de poésie électronique dès 1999, qui se mue en chronique électronique en 2000, pour devenir chronique de poésie numérique à partir de 2001. Le CD-Rom Machines à écrire d’Antoine Denize est publié par Gallimard Multimédia en 1999. La Société des Gens de Lettres met en place le grand prix de l’œuvre multimédia à partir de 1997. L’Electronic Literature Organization est fondée en 1999 aux Etats-Unis, http://eliterature.org

[20] Ce forum de discussion est accessible à un groupe restreint de 161 membres à travers la plateforme Yahoo ! groupes France.

[21] Anna Boschetti, La poésie partout, Apollinaire, Homme-époque (1898-1918), Paris, Seuil, 2001, p. 134-141.

[22] Jacques Donguy explicite d’ailleurs cette filiation et n’hésite pas à mentionner les « techno-avant-gardes qui, aujourd’hui, prendraient le relais des avant-gardes historiques du début du 20e siècle » (Jacques Donguy, art. cit., p. 60).

[23] Le numérique favoriserait tout à la fois une mise en espace tabulaire des textes – avec les poèmes en 3D de Ladislao Pablo Györi –, des créations combinant plusieurs média – telles les performances de Jacques Donguy et Guillaume Loizillon, ou celles d’Eric Sadin –, un traitement sonore de la voix de l’artiste – comme dans les œuvres d’Anne-James Chaton –, des pratiques de détournement d’outils techniques – proposées par Olivier Quintyn ou Christophe Hanna –, etc.

[24] Jacques Donguy a consacré une thèse aux poésies expérimentales (Jacques Donguy, Poésies expérimentales, zone numérique (1953-2007), Presses du Réel, 2007), et intervient régulièrement dans diverses revues de poésie contemporaine, au premier chef desquelles le Cahier Critique de Poésie.

[25] Art Press bénéficie en effet d’un positionnement éditorial remarquable. La revue a largement été impliquée dans la polémique visant le soutien étatique et muséal dont bénéficiait l’art contemporain au début des années 1990 (Yves Michaud, La crise de l’art contemporain, Paris, Presses Universitaires de France, 2011, p. 11), mais est également connue pour son orientation en faveur des arts numériques (Norbert Hilaire, L’art dans le tout numérique – une brève histoire des arts numériques à partir de trois numéros de la revue Art Press, Paris, Éditions Manucius, 2014).

[26] Compromis que Jacques Donguy a déjà acceptés quelques années auparavant en faisant imprimer en 1996 le recueil Tag-surfusion et sa préface, rebaptisée « préface-manifeste » (Tag-surfusion, Fontenay-sous-Bois, L’évidence, 1996, p. 7-10) et reproduite en 2000 dans un numéro de la revue Mutations (Franck Smith & Christophe Fauchon, « Zigzag poésie – formes et mouvements : l’effervescence », Mutations, Paris, Éditions Autrement, 2001, p. 174-181).

[27] « Autre précurseur au niveau de la théorie, le Canadien Arthur Kroker, qui a développé la notion de “Crash art”, écrit en 1993 dans Spasm : “Chacun sera un média hacker, recodant la frontière électronique à volonté”. Parmi les poètes, il faudrait parler aussi de nous-même […] » (Jacques Donguy, art. cit., p. 60).

[28] Jacques Donguy évoque la revue alire et les noms de Philippe Bootz, Jean-Pierre Balpe, Claude Faure, Paul Nagy et Claude Faure dans la préface de Tag-surfusion, reprise dans « Zigzag poésie – formes et mouvements : l’effervescence ». Dans « Terminal Zone – manifeste pour une poésie numérique », il fait donc le choix de ne retenir en France comme seul poète numérique de sa génération que Philippe Castellin, en tant qu’éditeur de la revue Doc(k)s.

[29] La publication du manifeste de « Transitoire Observable » sur le Web reste une ouverture ambiguë au public dans la mesure où, certes, la publication est potentiellement disponible à chaque internaute, mais l’esthétique (sobriété des choix structuraux et chromatiques) et le mode de référencement du site révèlent un rejet implicite du mass-media. En effet, dans un échange de mails datant du 20 janvier 2016, Philippe Bootz parle d’« esthétique pauvre » et explique qu’il refuse les « modes esthétiques dominants [de la publication Web], tout simplement parce que ce sont des marqueurs du jeu commercial ». De plus, le rejet d’un système de gestion de contenu pour l’internet (SGC) limite le référencement du site par les moteurs de recherche.

[30] Les grandes lignes du manifeste sont d’ailleurs présentées au cours du festival E-Poetry qui s’est tenu à Morgantown (États-Unis) du 23 au 27 avril 2003. Voir Patrick-Henri Burgaud, E-poetry 2003 : Tendances, http://transitoireobs.free.fr/to/article.php3?id_article=16

[31] Il est notable que le verbe « fonder » apparaisse à deux autres reprises dans le texte, qui est pourtant relativement court.

[32] Philippe Bootz, Alexandre Gherban & Tibor Papp, « Transitoire Observable – Texte fondateur », 2003, http://transitoireobs.free.fr/to/article.php3?id_article=1

[33] L’« erreur » de manipulation de Philippe Bootz, qui permettra la constitution du groupe « Transitoire observable », semble témoigner de cette ardeur : « L’annonce de la création du mouvement a lieu dans un message que l’auteur Philippe Bootz souhaitait adresser à l’un des membres de la liste et qu’il aurait “par erreur” adressé à la liste elle-même : “Alexandre, Tibor et moi sommes en train de mettre en place un nouveau “groupe” avant-ou-pas-garde, de réflexion-production, expérimental-ou-pas, enfin quelque-chose qui se veut un pavé dans la marre consensuelle. Notre position consiste à affirmer que la littérature électronique n’est pas, fondamentalement, une littérature de l’écran mais avant tout une aventure (ou un ensemble de démarches) programmatique littéraire dont le statut remet profondément en cause la notion d’objet textuel héritée des siècles passés. […] Le nom du groupe n’est pas définitivement arrêté. Il tourne pour l’heure autour de l’expression “transitoire observable”.” (message de Philippe Bootz à la liste E-critures le 11 janvier 2003) » (cité par Évelyne Broudoux, « Outils, pratiques autoritatives du texte, constitution du champ de la littérature numérique », Thèse de doctorat, Université de Paris VIII, 2003, p. 255).

[34] Flash, de la société Adobe, est un logiciel particulièrement prisé pour la création d’images ou de textes animés. Il est cependant en voie de disparition à l’heure actuelle : il n’est déjà plus reconnu par le navigateur Google Chrome, sauf quand il est le seul élément présent sur la page Web.

[35] Propos tenu par Philippe Bootz lors des « Rencontres autour de la poésie » organisées par le RIRRA21 le jeudi 3 novembre 2016 à Montpellier.

[36] L’année 2009 est la borne chronologique fixée par les auteurs de l’étude (Camille Bloomfield & Mette Tjell, art. cit.).

[37] Le festival international e-Poetry est créé en 2001 et se déroule tous les deux dans différentes métropoles mondiales ; l’Electronic Literature Organization organise depuis 1999 des conférences chaque année et publie sa première anthologie en octobre 2006.

[38] Le 17 novembre 2005 sont organisées à la Bibliothèque nationale de France des rencontres intitulées « Contrées de la poésie numérique » ; en 2006, paraît Caisse à outils – un panorama de la poésie française aujourd’hui dans lequel Jean-Michel Espitallier accorde un chapitre aux « Poésies numérique et multimédia » (Paris, Pocket, 2006, p. 227-228) ; en 2007, Jacques Donguy publie Poésies expérimentales. Zone numérique où un chapitre est consacré à la poésie numérique (op. cit.) ; en 2008, des auteurs se rassemblent autour d’un numéro de la revue passage d’encres intitulé « Poésie : numérique » (Alexandre Gherban & Louis-Michel de Vaulchier (dir.), n° 33, 2008) ; en 2010, en réponse à ce numéro, paraît dans la même revue « pures données » (Hélios Sabaté Beriain (dir.), n° 40, 2010).

[39] Philippe Boisnard fait partie des signataires de l’article « Les refusés du Printemps ! » publié sur Sitaudis le 27 mars 2003 (https://www.sitaudis.fr/Incitations/les-refuses-du-printemps.php). Si le texte dénonce l’académisme de l’événement, il révèle aussi les difficultés de l’auteur à investir des circuits promotionnels institués ouverts à un large public.

[40] « On dit le mot avant-garde pour dire les inventeurs, un endroit après les avant-gardes est un endroit sans inventeurs. […] Je ne comprends pas après les avant-gardes, je ne comprends pas non plus après les révolutions […]. Je suis l’avant-garde en 1997. […] Mot d’ordre : Pan et pan ; But ultime : Plaquer la plaque ; Prise de pouvoir : immédiate » (Christope Tarkos, Pan, Paris, POL, 2000, p. 35-36).

[41] « arracher », « rompre », « césarienne », « domination », « pouvoir », « contrôle », « écrasement », etc. (Philippe Boisnard, « Premier Manifeste pour une Poésie Action Numérique (PAN) », http://databaz.org/xtrm-art/?p=519; « PAN_Poésie Action Numérique / Manifeste 3 », http://lecube.com/revue/agir/pan-poesie-action-numerique-manifeste-3)

[42] Onze formes verbales à la première personne du pluriel du présent de l’impératif et treize occurrences de la tournure impersonnelle « il faut » apparaissent dans le manifeste de Luc Dall’Armellina, le verbe « devoir » est conjugué cinq fois (Luc dall’Armellina, « Ce pas qui nous élève – pour des écritures numériques créatives, un manifeste », http://lucdall.free.fr/publicat/manifeste.html).

[43] Anne Tomiche, art. cit., p. 26.

[44] Le manifeste est également publié sur le site de David Larlet (https://larlet.fr/david/blog/2016/ce-pas-qui-nous-eleve/). Luc dall’Armellina précise que le texte « est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution 4.0 International CC-BY-SA. Cette œuvre est libre, vous pouvez (l)également la copier, la diffuser et la modifier selon les termes de la Licence Art Libre 1.3 http://artlibe.org ».

[45] Le programme du colloque est disponible à l’adresse suivantes : https://ecridil.hypotheses.org

Le texte sera également l’occasion d’une nouvelle expérience d’écriture dans le cadre de l’œuvre Reading Club d’Annie Abrahams et Emmanuel Guez, http://readingclub.fr/events/52e521e63eac48fc70000231/info

[46] Nous n’avons pas eu la confirmation que Philippe Boisnard ait présenté un de ses trois premiers manifestes lors d’une communication universitaire malgré l’encart introductif publié sur le site libr-critique (« Ce premier manifeste, ou anti-manifeste, puisque toute action poétique y compris numérique, déborde le texte, le resitue dans un cadre de présentation plus large que la page, entre en écho avec un ensemble d’interventions performatives et explicatives mené depuis un an » (http://www.libr-critique.com). Cependant, lors des « Rencontres autour de la poésie numérique » organisée par le RIRRA21 en novembre 2016 à Montpellier, ce dernier a présenté sous forme d’une communication-performance un quatrième manifeste de Poésie Action Numérique.

[47] Philippe Boisnard et Fabrice Thumerel sont les deux administrateurs de la revue en ligne.

[48] https://www.scoop.it/t/des-poetiques?page=25

[49] Jacques Donguy ouvre son manifeste avec la notion d’« hypertexte » qui est fortement influencée par les théories post-structuralistes des années 70 ; le terme « dispositif », qui est répété sept fois dans le court texte de Transitoire Observable, peut être interprété comme un discret écho aux théories foucaldiennes (Michel Foucault, Dits et écrits, tome II, Paris, Gallimard, p. 299) ; Luc dall’Armellina fait explicitement référence aux auteurs de la French Theory (Michel Foucault, Gilles Deleuze et Félix Guattari) alors que Philippe Boisnard reprend leur vocabulaire (« PAN est une circulation infinie du sens de façon entropique et rhizomatique », dans « PAN_Poésie Action Numérique / Manifeste 3).

[50] Paul Aron, « Les manifestes des revues littéraires sur internet, éléments pour une analyse institutionnelle », Francofonia, n° 59, « Les manifestes littéraires au tournant du XXIe siècle », automne 2010, p. 114.

[51] Fabrice Thumerel, Le Champ littéraire français au XXe siècle – Eléments pour une sociologie de la littérature, Paris, Armand Colin, 2002, p. 152.

[52] Lors du débat consacré au rôle des revues et des anthologies, l’accueil réservé par Michel Deguy à la revue alire est des plus mitigés : « […] il y a une différence forte entre la sphère herméneutique où il ne s’agit pas de communiquer ni d’informer et puis ce que nous dit alire, qui est assez différent […], je vais citer un vieux mot de Barbey qui disait : “J’entre dans les écuries d’Augias pour y ajouter”, à moins que alire entre dans les écuries d’Augias, c’est-à-dire la surproduction, la surproduction dite textuelle, pour y ajouter… » (États Généraux de la Poésie, Marseille, Centre international de poésie Marseille, 1993, p. 114).

[53] Dans un article du site Sitaudis intitulé « Les refusés du printemps », Franck Laroze, Philippe Boisnard, Éric Sadin, Philippe Castellin, Joachim Montessuis, Julien d’Abrigeon et Jérôme Duval dénoncent leur mise à l’écart de la cinquième édition du Printemps des Poètes (2003). On peut noter le caractère paradoxal de ce geste qui critique une certaine institutionnalisation de la poésie, tout en affichant la déception de ne pas en être.

[54] « La poésie numérique, qu’est-ce à dire ? […] La poésie numérique s’est autoproclamée depuis une quinzaine d’années, autour de Jean-Pierre Balpe, Philippe Bootz, Philippe Castellin et Jacques Donguy […]. Mais, ici encore, les pratiques et les outils s’entrelacent, se pillent, se métissent et, à côté des “numéristes” autoproclamés, c’est la poésie dans son ensemble qui, en s’emparant de ces expériences pionnières, est en train de reconfigurer ses définitions et d’en repousser les limites » (Jean-Michel Espitallier, op. cit., p. 227-228).

[55] Pierre Bourdieu, Les règles de l’art – Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1992, p. 371.

[56] Évelyne Broudoux, op. cit.

[57] Évelyne Broudoux et Serge Bouchardon, « E-critures : co-constitution d’un dispositif technique, d’un champ et d’une communauté », Esprit Critique – Revue internationale de sociologie et de sciences sociales, automne 2003, vol. 05, n° 4.

[58] Philippe Bootz, MOOC « Poésie numérique, naissance d’un champ. De la difficulté à définir la poésie numérique », octobre 2015.

[59] Je traduis. « With regard to the literary field, we can wonder if we are going to see the birth of a new field, or if digital literature is an experimental fraction of the literary field. » (Serge Bouchardon, « Digital Literature in France », http://www.dichtung-digital.org/2012/41/bouchardon/bouchardon.htm).

[60] Anna Boschetti, Ismes. Du réalisme au postmodernisme, Paris, CNRS Éditions, 2014, p. 264.

[61] Ibid.

[62] Jacques Donguy, art. cit., p. 61.

[63] « Le défi des institutions école et université, est de vivifier l’enseignement de l’écriture et de la littérature avec la culture et les pratiques numériques de sa création contemporaine » (Luc dall’Armellina, art. cit., p. 22). Lors de la lecture performée du manifeste présentée au colloque ECRiDil, Luc dall’Armellina s’adresse principalement à un public universitaire, alors que l’entretien accordé au Café pédagogique touche davantage les enseignants du primaire et du secondaire (http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/pages/2014/09/08092014article635457586911291786.aspx).

[64] Luc Boltanski, « L’espace positionnel : multiplicité des positions institutionnelles et habitus de classe », Revue française de sociologie, 1973, n° 14, p. 3-26.

[65] Les auteurs de « poésie numérique » enseignent en Sciences de l’Information et de la Communication ou en Arts, et non en Littérature française, comme c’est le cas pour nombre de poètes contemporains.

[66] Actes du colloque : La poésie délivrée, Stéphane Hirschi, Corinne Legoy, Serge Linarès, Alexandra Saemmer & Alain Vaillant (dir.), Paris, Presses universitaires de Paris Nanterre, 2017. Programme du colloque à l’adresse suivante : http://www.fabula.org/actualites/la-poesie-hors-le-livre_58733.php

[67] Camille Bloomfield & Mette Tjell, art. cit.

Auteur

Professeure agrégée de Lettres Modernes, Gwendolyn Kergourlay mène une thèse dont le titre est «Autorité de la poésie numérique: un processus d’hybridation littéraire et artistique», sous la direction de Serge Bouchardon, Professeur en Sciences de l’Information et de la Communication à l’Université Technologique de Compiègne, et de Pierre-Marie Héron, Professeur de Littérature française à l’université Paul-Valéry Montpellier 3.

Copyright

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Littérature numérique : dix marches à franchir ?


L’objectif de cet article n’est pas de faire un bilan de plusieurs décennies de littérature numérique, mais d’identifier certains défis qui se présentent à elle actuellement, ainsi que les tensions que ces défis recouvrent. Ce papier est tiré d’une keynote pour le colloque international ELO (Electronic Literature Organization) organisé à Montréal en août 2018. Le thème du colloque était le suivant : Attention à la marche ! Mind the gap !  Quels seraient les fossés à sauter ou les marches à franchir pour la littérature numérique ? Nous allons nous concentrer sur dix marches ou gaps, sans prétendre à l’exhaustivité. Il s’agit plus ici de poser des questions en montrant certaines tensions à l’œuvre, concernant le champ de la littérature numérique, puis l’expérience de lecture des œuvres et enfin la formation et la recherche.

The purpose of this article is not to give a state-of-the-art review of several decades of digital literature, but rather to identify some of the challenges which it is currently facing, as well as the – creative – tensions implied by these challenges. This paper is based on a keynote speech for the international ELO (Electronic Literature Organization) conference organized in Montreal in August 2018, of which the theme was “Mind the gap !”. What are the bridges which digital literature has yet to cross ? Which steps have yet to be taken? We are going to focus on these ten steps or gaps, without however making any claim to exhaustivity. We shall rather raise some questions and reveal some of the tensions entering into play in the field of digital literature, while at the same time considering the associated reading experience and the teaching and research aspects.


Texte intégral

Qu’est-ce que la littérature numérique ? Celle-ci existe depuis plus de six décennies et s’inscrit dans des filiations connues (écriture combinatoire et à contraintes, écriture fragmentaire, écriture visuelle et sonore…). Littérature numérique, électronique ou informatique, la terminologie n’est pas figée. En revanche, la critique s’entend généralement pour distinguer deux principales formes de littérature sur un support numérique : la littérature numérisée et la littérature numérique proprement dite (même si parfois la frontière peut être floue, et peut-être l’est-elle de plus en plus).

La littérature numérisée reprend le plus souvent des œuvres d’abord publiées sur papier dans des éditions numériques, que l’on appelle enrichies ou augmentées en ce qu’elles apportent des fonctionnalités (annoter, chercher, partager) ou des contenus multimédias (vidéos, iconographie…) permettant d’apprécier et de comprendre l’œuvre. La nature du texte lui-même n’a pourtant pas foncièrement changé : nous pouvons ou pourrions toujours l’imprimer sans altérer sa signification.

Dans la deuxième forme de littérature (la littérature numérique), pensée et conçue par et pour le numérique, le texte changerait profondément de nature si on l’imprimait. Qu’il s’agisse de fictions hypertextuelles, de poèmes animés, d’œuvres faisant appel à la génération automatique de texte ou encore de productions collaboratives en ligne, la création littéraire « nativement numérique [1] » est actuellement florissante. Pour les auteurs, il s’agit de concevoir et de réaliser des œuvres spécifiquement pour les supports numériques (ordinateur, tablette, smartphone), en s’efforçant d’en exploiter les caractéristiques : dimension multimédia ou multimodale, animation textuelle, technologie hypertexte, interactivité, mais aussi géolocalisation ou encore réalité virtuelle.

L’objectif de cet article n’est pas de faire un bilan de plusieurs décennies de littérature numérique, mais d’identifier certains défis qui se présentent à elle actuellement, ainsi que les tensions que ces défis recouvrent. Ce papier est tiré d’une keynote pour le colloque international ELO (Electronic Literature Organization) organisé à Montréal en août 2018 [2]. Le thème de ce colloque était le suivant : Attention à la marche ! Mind the gap ! Quels seraient les fossés à sauter ou les marches à franchir pour la littérature numérique ? Nous allons nous concentrer sur dix marches ou gaps, sans prétendre à l’exhaustivité. Il s’agit plus ici de poser des questions en montrant certaines tensions à l’œuvre, concernant le champ de la littérature numérique, puis l’expérience de lecture des œuvres et enfin la formation et la recherche.

1. Le champ de la littérature numérique

1.1. Gap n° 1
1.1.1. Création : de la conception d’interfaces à l’exploitation de plateformes existantes ?

Leonardo Flores [3] propose une typologie de la littérature numérique avec trois générations d’auteurs et d’œuvres. Concernant les deux premières générations, il s’appuie sur K. Hayles [4]. La première génération, à partir des années 1950 et jusqu’en 1995, correspond aux « expérimentations d’avant le web qui s’appuient sur des supports électroniques et numériques » (je traduis, « pre-web experimentation with electronic and digital media »). La deuxième génération, à partir de 1995 et jusqu’à maintenant, donne naissance à « des œuvres innovantes créées avec des interfaces et des formes dédiées » (je traduis, « innovative works created with custom interfaces and forms »). Leonardo Flores distingue une troisième génération, à partir de 2005, qui utilise « des interfaces et plateformes existantes et touchant un large public » (je traduis, « established interfaces with massive user bases »).

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Doc. 1 ‒ Présentation de Leonardo Flores à l’Université de Bergen en 2018.

Selon Leonardo Flores, même si les deuxième et troisième générations coexistent actuellement, on peut observer chez les auteurs de littérature numérique un mouvement de la deuxième vers la troisième génération. Une des difficultés pour les auteurs a parfois résidé dans les compétences informatiques à maîtriser pour créer des œuvres de littérature numérique. C’est ce que l’on pourrait appeler le « fossé technique » (« technical gap »). Ce fossé technique pourrait être considérablement réduit, voire disparaître, dans le passage de la deuxième à la troisième génération. Les plateformes de réseaux sociaux, notamment, présenteraient de ce point de vue un atout précieux pour tous les auteurs qui n’ont pas forcément de compétences techniques en programmation. Mais au-delà de la question des compétences, la motivation première peut être de jouer avec (et de détourner) des dispositifs comportant une dimension industrielle et idéologique forte, et ainsi de sensibiliser un large public aux enjeux socio-politiques de ces dispositifs.

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Doc. 2 – Aleph Null 3.0, de Jim Andrews : un exemple de création de la seconde génération (“both a tool and a work of art” [5]).

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Doc. 3 ‒ Troisième génération : les netprovs (improvisations sur internet) de Rob Wittig et Mark Marino, qui se déroulent sur les réseaux sociaux, en particulier sur Twitter.

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Doc. 4 ‒ Troisième génération : les Nouvelles de la colonie, création collaborative sur Facebook (depuis 2016).

1.1.2. Tension : complicité vs résistance vis-à-vis des plateformes

Mais une question se pose dès lors, formulée par David Ciccoricco [6] :

La littérature électronique doit-elle fonctionner sur le mode de la complicité, en se connectant à son public par le biais des mêmes moyens et supports auxquels il est déjà connecté ? […] Ou bien, la littérature électronique fonctionne-t-elle comme un art de la résistance […] ?

Lorsqu’on s’appuie sur une plateforme de réseau social (comme Facebook) ou de microblogging (comme Twitter) pour créer une œuvre de littérature numérique, propose-t-on uniquement une approche critique détournant ces dispositifs, ou ne court-on pas le risque d’être également complice de la logique commerciale et industrielle de ces plateformes ? Se pose également la question de la pérennité des créations qui sont fondées sur des plateformes propriétaires, et donc de la dépendance à ces plateformes.

1.2.  Gap n° 2
1.2.1. Public : d’une audience confidentielle à une large audience ?

La question d’une nouvelle génération d’outils et d’œuvres conduit à la question souvent débattue de l’audience de la littérature numérique. Leonardo Flores parle, à propos des œuvres de la troisième génération, de la possibilité de toucher des « audiences massives » (je traduis, « works in spaces with massive audiences »).

Depuis plusieurs années déjà, de nombreuses démarches tentent de toucher un public plus large. Ainsi l’initiative Opening Up Digital Fiction Writing Competition, organisée notamment par l’Université de Bangor en Grande-Bretagne, « vise à récompenser des créations susceptibles de toucher un large public » (je traduis, « We aim to introduce more readers to digital fiction », « to discover […] digital fiction that appeals to mainstream audiences » [7]).

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Doc. 5 ‒ Capture d’écran du site « Reading Digital Fiction ».

Cette volonté est également explicite dans tous les événements organisés autour de la littérature numérique pour enfants (« Children elit » ou « Kid elit »). Cette littérature est présente depuis plusieurs conférences et festivals ELO. Par exemple, dans le cadre de la conférence ELO organisée à Bergen en août 2015, une exposition avait été consacrée à la littérature numérique pour enfants dans la bibliothèque de la ville de Bergen. Une journée de conférences s’était tenue dans cette même bibliothèque, en corrélation avec l’exposition.

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Doc. 6 ‒ The Kid Elit exhibition for ELO 2015 in Bergen [8].

1.2.2. Tension : large audience vs expérimentation

On peut toutefois se poser la question suivante : faut-il avant tout viser le grand public ? Ne serait-ce pas contradictoire avec le fait que la littérature numérique est avant tout une littérature expérimentale ? Dans un échange en ligne avec Joe Tabbi, Scott Rettberg parle ainsi d’« une pratique fondamentalement expérimentale, dans le sens scientifique d’une expérimentation » (je traduis, « a fundamentally experimental practice, in a scientific sense of experimentation ») [9]. Quel serait le coût d’une telle marche à franchir en termes de public, et est-ce seulement possible ?

1.3. Gap n°3
1.3.1. Traduction : d’une culture homogène globale à des spécificités culturelles ?

Nous avons évoqué une nouvelle génération de plateformes et d’outils industriels (gap numéro 1) permettant éventuellement de toucher un lectorat plus large (gap numéro 2). Ce passage pourrait entraîner une culture homogène globale fondée sur la technologie numérique. C’est la question évoquée notamment par Erika Fülöp :

Leonardo Flores souligne que la littérature électronique dépend davantage des développements technologiques (globaux) et des influences internationales que des traditions nationales ou régionales. Les technologies numériques représentent un changement de paradigme si radical, estime-t-il, qu’il faut considérer la littérature électronique comme un phénomène international, voire postnational [10].

Face à cette vision de la littérature numérique comme phénomène international et postnational, Erika Fülöp oppose une volonté de « contrer le stéréotype d’une culture homogène globale à l’ère numérique » (je traduis, « counter the stereotype of a homogenous global culture in the Digital Age »), en soulignant que la littérature qui se fait dans cet espace n’en garde pas moins les traces des cultures pré-digitales.

1.3.2. Tension sur le rôle de la traduction : domestication vs foreignization

Ce passage éventuel pose également la question de la traduction des créations de littérature numérique : le rôle du traducteur, par exemple en langue anglaise, est-il de gommer les différences culturelles pour que la production parle à un public anglophone, ou au contraire consiste-t-il à faire ressortir ce qui relèverait d’une forme de spécificité culturelle, mettant ainsi en évidence la diversité culturelle des productions de littérature numérique plus que leur dimension internationale ?

En théorie de la traduction, Schleiermacher [11] distingue deux manières de traduire : essayer d’amener le lecteur plus près du texte (et de la culture d’où celui-ci vient), en gardant donc un peu l’étrangeté, l’altérité culturelle du texte ; ou bien rapprocher le texte du lecteur, en lui proposant une traduction qu’il s’appropriera facilement parce que le texte traduit s’assimile à la culture du lecteur. Cette opposition, si elle peut sembler réductrice, met bien en évidence la question de la dimension culturelle de la traduction. C’est sur la distinction de Schleiermacher que s’appuie Lawrence Venuti [12] pour mettre en avant une tension entre « foreignization » et « domestication ». Comment cette tension s’exprime-t-elle dans la littérature numérique, dans l’espace numérique où selon certains on est partout « chez soi » ? Que voudraient dire les frontières linguistiques dans cet espace, si ce ne sont plus (également) des différences culturelles ?

Et comment cette diversité culturelle s’exprime-t-elle : uniquement par la dimension linguistique [13] ? On peut faire l’hypothèse que le fait que les créations de littérature numérique ne soient pas seulement fondées sur des mots, mais également sur des gestes et sur du mouvement (animations), renforce la prégnance des spécificités culturelles et l’importance de leur prise en compte [14].

1.4.  Gap n°4
1.4.1. Champ littéraire : de la littérarité à l’expérience littéraire ?

Créer des œuvres accessibles et toucher un public plus large pourrait renforcer le passage vers une institutionnalisation et une inscription dans le champ littéraire, en mettant en exergue la littérarité de ces œuvres. Pourtant, ne faut-il pas considérer qu’il y aurait une « nouvelle qualité de littérarité » (je traduis) dans la littérature numérique, pour reprendre l’expression de Roberto Simanowski : « Is there a new quality of literariness in digital literature [15] ? ».

Mais quelle serait cette propriété qui rendrait littéraires certaines œuvres ? Réfléchissant sur la littérarité des œuvres de littérature numérique en rapport avec une littérarité déjà existante, Jörgen Schäfer met l’accent sur « la production d’une autre réalité » (je traduis, « the production of an alternative reality [16] »). Zuern parle d’« un usage figuré du langage » (je traduis, « the figurative as opposed to the literal deployment of language [17] »). Strehovec rappelle quant à lui le concept de « défamiliarisation [18] ».

Les formalistes, suivant Viktor Chklovski dans « L’art comme procédé » (1917), ont posé comme critère de littérarité la « défamiliarisation » ou « l’étrangeté » (ostranénie) : la littérature, ou l’art en général, renouvelle la sensibilité linguistique des lecteurs par des procédés qui dérangent les formes habituelles et automatiques de leur perception [19].

Mais si la littérarité pose la question de la figuration et de la défamiliarisation, on pourrait se demander, avec Simanowski, quelles seraient les stratégies équivalentes de la figuration et de la défamiliarisation dans les œuvres de littérature numérique.

Strehovec a certainement raison d’avancer que le concept de défamiliarisation dépasse le seul domaine de la linguistique et qu’il doit s’appliquer à la langue cyber sous toutes ses formes : matériaux visuels, sonores et caractéristiques propres aux médias numériques, tels que l’intermédialité, l’interactivité, l’animation et l’hyperlien. Une définition plus générale émerge donc du littéraire comme l’agencement des matériaux ou l’utilisation de caractéristiques d’une façon inhabituelle dans le but de favoriser une perception esthétique aux dépens d’une perception automatique [20].

Cette défamiliarisation, en outre, ne devrait pas toucher seulement la dimension linguistique, mais également les dimensions iconique et sonore. Une difficulté apparaît : comment identifier la défamiliarisation dans un système d’expression qui est trop récent et trop évolutif pour avoir établi du familier et du commun ?

Une question se pose dès lors : la littérarité d’une œuvre de littérature numérique serait-elle similaire à celle d’une œuvre imprimée (tout en reposant sur des moyens différents), ou bien constate-t-on une transformation de cette littérarité ? Joe Tabbi parle d’une nécessaire transformation de la littérarité avec les œuvres de littérature numérique :

Quoi qu’il advienne de la littérature électronique, elle n’est pas le seulement un nouveau champ de recherche. Il semble plutôt que nous soyons impliqués collectivement dans la transformation de la façon dont le travail littéraire est donné à jouer, présenté et représenté dans les différents médias [21].

Dans les œuvres de littérature numérique, nous assisterions ainsi plus à une métamorphose de la littérarité qu’à une incarnation d’une littérarité qui existerait déjà. Cela va aussi dans le sens d’une construction et d’une variation – notamment en fonction des supports – historiques de la littérarité.

Ceux qui avancent le manque de valeur littéraire des textes n’ont peut-être pas saisi ce qui fait la spécificité et la pertinence de la littérature numérique : une expérience littéraire interactive. Ils continuent à opposer littérature et informatique (ou numérique) et parlent de deux mondes qui ne peuvent pas communiquer. C’est pourtant la confrontation, l’interpénétration, avec toutes ses tensions, entre littérature et numérique qui construit la littérarité de la littérature numérique. Ou plutôt faudrait-il parler – de façon pragmatiste (v. Dewey [22]) – d’expérience littéraire plus que – de façon essentialiste – de littérarité.

1.4.2. Tension : légitimité dans le champ littéraire vs inscription en marge de ce champ

L’ELO définit la littérature numérique ainsi :

Qu’est-ce que la littérature électronique ? Le terme fait référence à des œuvres qui ont une forte dimension littéraire et qui tirent avantage des possibilités et des contextes de l’ordinateur, seul ou en réseau [23].

 Mais doit-on continuer à parler de littérarité ? N’est-ce pas prendre le risque de continuer à être évalué selon des critères qui ne correspondent pas à la littérature numérique et à ses spécificités, et pour les auteurs continuer à être toujours incompris ? Faut-il chercher à combler le fossé institutionnel avec le champ littéraire ? Faut-il chercher une légitimité dans le champ littéraire ou tracer une (ou des) voie(s) en marge de ce champ ?

2. L’expérience de lecture

2.1. Gap n°5
2.1.1. Geste : de la lecture de textes à l’interprétation gestualisée ?

Sur quoi est fondée l’ « expérience littéraire » dont il a été question précédemment ? Les œuvres de littérature numérique proposent souvent – mais pas systématiquement – un mode de lecture faisant appel aux gestes, autrement dit une lecture gestualisée. Un texte numérique, s’il est un texte à lire, peut ainsi proposer une manipulation gestuelle. Cette dimension de la manipulation du texte, mais aussi des autres formes sémiotiques, ouvre un large champ de possibles pour les créations numériques interactives. Dans quelle mesure peut-on dire qu’il y a un gestural gap, un saut à franchir avec cette lecture gestualisée ? Et dans quelle mesure peut-on parler d’une gestualité spécifique au numérique ?

Dans le récit interactif Déprise [24], le geste contribue pleinement à la construction du sens. Le lecteur est confronté à des manipulations gestuelles reposant sur un écart entre ses attentes lorsqu’il manipule et l’affichage qu’il constate à l’écran. Il expérimente ainsi de façon interactive le sentiment de déprise du personnage. Ainsi, dans la troisième scène, le personnage tente d’interpréter un mot que sa femme lui a laissé : s’agit-il d’un mot d’amour ou d’un mot de rupture ? Cette double interprétation, l’interacteur peut l’expérimenter gestuellement : s’il déplace le curseur de sa souris d’un bord à l’autre de l’écran, l’ordre des phrases du texte s’inverse et le mot d’amour se transforme en mot de rupture (la musique, extraite de Carmen de Bizet, est alors également jouée à l’envers).

L’exemple ci-dessus pose la question du geste et plus largement de l’engagement du corps dans la littérature numérique. La manipulation gestuelle est certes inhérente aux supports techniques d’écriture et de lecture ; toutefois, le numérique entraîne un passage à la limite en introduisant la calculabilité au principe même de la manipulation [25]. De cela, la littérature numérique en est peut-être le meilleur révélateur. Lorsque le lecteur fait le geste de taper une lettre au clavier, que peut-il arriver ? Une autre lettre peut s’afficher à la place (v. la dernière scène de Déprise [26]), la lettre tapée peut quitter la zone de saisie et s’envoler, ou bien encore ce geste peut générer un son, lancer une requête dans un moteur de recherche, voire éteindre l’ordinateur (tous exemples existants)… À partir de ce geste très simple, des possibles sont bien ouverts qui excèdent l’anticipation inhérente au geste.

Le numérique rend possible la défamiliarisation de l’expérience gestuelle inhérente à la lecture et à l’écriture. La défamiliarisation est bien sûr le projet de beaucoup d’avant-gardes et d’approches littéraires (et plus généralement artistiques). Mais on pourrait avancer qu’il y a des spécificités dans le mode numérique de défamiliarisation. En littérature, la défamiliarisation concerne l’aspect linguistique. Dans la littérature numérique, nous l’avons dit, la défamiliarisation ne concerne pas seulement la dimension linguistique, mais également les dimensions iconique et sonore, ainsi que la dimension gestuelle. C’est sans doute avec la question du geste que la défamiliarisation peut être la plus explicite, dans la mesure où un répertoire de gestes commence à se stabiliser avec les supports numériques (PC et supports tactiles). Avec le numérique, le geste interactif est défamiliarisé grâce à l’opacité du calcul : le numérique introduit un écart entre les attentes de l’utilisateur fondées sur ses gestes et les possibles offerts. Dans la littérature numérique, la défamiliarisation est fondée sur le calcul. En ce sens, on pourrait parler d’une gestualité spécifique au numérique, notamment bien mise en évidence dans la littérature numérique. C’est ce rôle du calcul et du programme, ainsi que la question des interfaces et de l’apprentissage culturel de celles-ci, qu’il faut prendre en compte dans l’analyse des manipulations gestuelles si l’on souhaite en saisir les spécificités. Faire l’hypothèse d’une gestualité spécifique au numérique, c’est également poser la nécessité de sensibiliser et de former au rôle du geste dans la construction du sens d’une production numérique. Il est en effet important de réfléchir à la sémiotique et à la rhétorique propres à ces gestes de manipulation. Cette dimension pourrait être intégrée dans une formation à l’écriture numérique.

2.1.2. Tension : entre la contemplation de la révélation d’un sens et l’activité de son effectuation [27]

Ce que l’on peut alors constater, c’est une tension entre la contemplation de la révélation d’un sens et l’activité de son effectuation. Les créations de littérature numérique reposent en effet souvent sur des dispositifs dans lesquels le lecteur agit, compose, construit ; cette expérience, qui repose sur une activité gestuelle, est-elle compatible avec une expérience – si ce n’est une révélation – esthétique ? La tension créatrice est ici celle de l’ouverture au sens, où il faut être prêt, dans l’attente, disponible, et la fermeture du dispositif où il faut être affairé, mobilisé. Le dispositif doit nécessairement se dépasser vers une expérience esthétique, celle-ci ne pouvant être seulement un faire. Ce qui inciterait à faire l’hypothèse que la littérature numérique est vraiment un art, si elle permet de sortir de la fermeture du dispositif tout en révélant ses possibilités de manifestation du sens.

2.2. Gap n° 6
2.2.1. Récit : vers un effacement de la frontière entre réalité et fiction ?

Dans Littérature numérique : le récit interactif [28], j’ai défendu la thèse selon laquelle le support conditionne la narrativité. Ainsi, alors que les théories du récit (par exemple les formalistes russes comme Propp, les structuralistes comme Greimas, Bremond) affichent, pour la plupart, une universalité indépendante du support, la littérature numérique montre que le support conditionne la narrativité. Le terme « conditionne » signifie ici que le support est la condition de la narrativité mais aussi qu’il la contraint, sans pour autant induire une vision déterministe : le support numérique est travaillé par des tensions et autorise ainsi une multitude de jeux [29].

Parmi les contraintes et les possibles ouverts par le support numérique, assistons-nous depuis quelques années à une nouvelle façon de raconter ? Le gap par rapport à d’autres façons de raconter pourrait venir du couplage avec des bases de données [30] et des flux de données en temps réel.

Prenons l’exemple de Lucette, gare de Clichy [31] (création présentée par Françoise Chambefort sous forme de performance dans le cadre de ELO 2018 à Montréal). Il s’agit d’un récit reposant sur un flux de données en temps réel.

Lucette habite juste en face de la gare de Clichy-Levallois. De sa fenêtre, elle voit les voyageurs qui passent. Ces trains, avec leurs petits noms étranges et familiers, sont autant de personnages qui viennent rendre visite à Lucette. Il y a des moments pleins de vie et des moments de solitude.

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Doc. 7 ‒ Lucette, Gare de Clichy, de Françoise Chambefort (2017).

Ce type de récit est une pure expérience du temps, le temps d’un autre, mais qui est en même temps fondé sur du temps réel. Cette œuvre narrative non interactive est en effet connectée en temps réel avec les données du réseau ferroviaire de la région parisienne (ligne L du transilien). Elle pose des questions très intéressantes sur l’hybridation entre réel et fiction. Dans quelle mesure le récit de fiction peut-il s’appuyer sur un flux de données en temps réel ? Est-ce que cela peut faire émerger une nouvelle forme de narration ?

Françoise Chambefort analyse ainsi le rapport entre faits réels et fiction :

Nous sommes à même de pointer les particularités narratives de ces objets médiatiques et technologiques qui utilisent les données comme moteur d’une mise en récit. Les données sont un matériau qui se prête particulièrement bien à la narration […]. Le choix des données contribue pleinement à la mise en récit. Faits réels et fiction entretiennent un rapport fonctionnel qui amène le spectateur à placer son attention tantôt sur l’un, tantôt sur l’autre dans un mouvement qui renforce selon nous le sens de l’œuvre. Enfin la notion de temps réel provoque une fusion entre la mise en intrigue et sa réception. Grâce à cette temporalité particulière, le réel donne à la fiction la force de sa contingence tandis que la fiction apporte au réel sa puissance émotive [32].

Au-delà de la question des flux de données en temps réel, ou encore de la réalité virtuelle, le gap dans la manière de raconter pourrait venir de l’intrusion du temps et de l’espace réels du lecteur dans la fiction [33]. Ainsi, certains récits, sous forme d’applications pour supports mobiles, reposent sur des notifications, où il s’agit de prendre en compte la temporalité réelle du lecteur. Dans Lifeline (2015), fiction interactive sur smartphone avec une dimension ludique forte, nous échangeons avec un personnage fictif et nous le conseillons dans sa quête (un astronaute perdu dans l’espace pour le premier épisode, une jeune magicienne dans le second). Le personnage nous raconte sa quête et de temps en temps se déconnecte pour accomplir une tâche, se reposer… Nous le retrouvons ensuite quelques minutes ou heures plus tard lorsqu’il nous parle à nouveau. Notre journée est donc rythmée par ces échanges qui, si nous les suivons à un rythme normal, se prolongeront pendant quelques jours.

Concernant l’espace, il s’agit de récits numériques liés à des espaces physiques. On peut inclure dans cette catégorie les récits en ligne qui utilisent des outils cartographiques [34], jusqu’à ceux qui investissent l’espace urbain et sortent de l’espace de l’écran, notamment ceux qui reposent sur la géolocalisation [35] (locative narratives, ou encore ambient literature). Par exemple The Cartographer’s Confession [36], application pour téléphone portable qui raconte l’histoire de deux réfugiés juste après la seconde guerre mondiale, nécessite que le lecteur déambule dans les rues de Londres pour se dérouler. Ces fictions hypermédiatiques posent la question du rapport entre narrativité et spatialité [37], et notamment la question du rapport à l’espace physique couplé à des bases de données.

DOC8

Doc. 8 ‒ The Cartographer’s Confession, de James Attlee (2017).

Le gap consiste ici à introduire davantage de la réalité du lecteur dans la fiction. L’intrusion du temps et de l’espace réels du lecteur dans la fiction semble différente des métalepses littéraires et cinématographiques auxquelles nous sommes habitués ; le « franchissement de seuil » (Genette) n’est pas de même nature.

2.2.2. Tension : narration vs jeu dramatique

Est-ce que la littérature numérique ne contribue pas de la sorte à l’effacement de la frontière entre fiction et réalité ? La différence entre narration et jeu dramatique [38] pourrait être mobilisée : si quelqu’un me raconte une histoire (narration), il y a bien une frontière entre réalité et fiction (ce qui n’empêche pas une forme d’immersion) ; si je fais les actions à la place du personnage, comme si j’étais le personnage (jeu dramatique), alors peut-être que cette frontière s’estompe. Dans les récits numériques reposant sur l’intrusion du temps et de l’espace réels du lecteur dans la fiction, la narration peut parfois sembler s’effacer au profit du jeu dramatique ; le lecteur joue le rôle d’un personnage.

Selon Françoise Lavocat, le pouvoir de la fiction repose sur le « désir empêché de venir en aide aux personnages, de pénétrer dans leur monde [39] ». Ce qui entraîne une forme d’empathie, plus que d’identification. L’empathie ainsi définie, loin de conduire à un effacement de la frontière entre la réalité et la fiction, renforcerait celle-ci. L’empathie serait du côté de la narration, l’identification du côté du jeu dramatique. Quelle est la projection dans le monde de la vie du lecteur ? Celle-ci n’est sans doute pas la même dans les dispositifs qui reposent sur l’identification du lecteur/interacteur/joueur. Dans ces dispositifs, le lecteur est très centré sur lui-même, ce qui peut favoriser l’introspection. Mais le décentrement que procure l’empathie, le plaisir de ne pas être soi-même, est sans doute moins fort.

Doit-on faire l’hypothèse d’un effacement de la frontière entre réalité et fiction dans les créations de littérature numérique qui s’appuient sur le temps et l’espace réels du lecteur, ou bien plutôt d’un nouvel agencement [40] entre réalité et fiction, ainsi qu’entre identification et empathie ?

2.3. Gap n° 7
2.3.1. Le sujet numérique : d’une identité narrative à une identité poétique ? [41]

Comme l’a montré Paul Ricœur, notre identité personnelle se construit au fil de nos lectures, et le genre narratif peut constituer une grille d’intelligibilité de notre propre existence [42]. Au cœur de ce lien entre relation au texte et relation à soi réside l’idée, posée par Alberto Manguel dans sa lecture de Saint-Augustin [43], que le monde est un livre que l’on est censé lire – ou, comme l’avance Clifford Geertz, que le texte est un paradigme d’interprétation de la texture de l’action humaine [44]. Mais dans ce nœud entre la littérature et la vie, qui ferait de la première le miroir ou le laboratoire de la seconde, il semble que tous les genres, tous les types de textes ne soient pas égaux. Ce que semblent suggérer des œuvres fondatrices de la modernité comme Don Quichotte, ou bien plus tard Madame Bovary, c’est que le genre narratif, jusqu’au grotesque et au drame, ait constitué le paradigme central d’interprétation de l’action, de la temporalité de la vie, de la relation à l’altérité.

Le récit en effet, et peut-être en particulier le roman, est un modèle qui nous aide à nous comprendre nous-mêmes, et à penser notre propre évolution dans le temps sous le signe d’une intrigue. Un tel modèle narratif du soi suppose en creux une certaine représentation de la vie, comme une grande progression linéaire, jalonnée d’étapes et de péripéties qui pourraient se découper en chapitres, incarnée dans des personnages (le héros qui serait le soi, les adjuvants et les opposants qui seraient les autres), et pouvant se lire comme une histoire unitaire. Or, les formes d’écriture et de lecture favorisées par le milieu numérique pourraient bien faire vaciller ce modèle.

D’abord, parce que les formes littéraires qu’ouvre le web, ainsi que les pratiques de lecture qu’il éveille, offrent des alternatives à la linéarité du récit romanesque. Lire sur le web devient une activité fragmentaire, courte, nomade, naviguant d’hyperlien en hyperlien selon l’ordre de son choix ; tandis que la création littéraire numérique expérimente des textes qui bifurquent, multimédia, interactifs, où l’unité n’est jamais donnée mais toujours à construire et à questionner [45].

Simultanément, les outils d’expression de notre identité en milieu numérique semblent favoriser à leur tour, non la mise en avant d’une trajectoire unitaire, mais la récollection d’instants et de fragments. Les manières de figurer notre vie sur les réseaux sociaux, par exemple, échappent à la linéarité du curriculum vitae pour se livrer sous forme de billets (« statuts » Facebook) soulignant la multiplicité du soi sous ses visages variés et ses moments mémorables. Le sujet s’actualise à chaque fois par et dans l’instant qu’il est en train de vivre : mosaïque de photos, recueil de haïkus, où « je » devient la somme bigarrée de ses instantanés.

Ces deux phénomènes, transformation de la lecture et transformation de l’expression de soi, seraient-ils liés ? Participent-ils l’un et l’autre d’un même devenir, où les mutations de la vie et les mutations du texte se rejoignent, battant en brèche la concordance du récit au profit d’un recueil d’instants ? Assiste-t-on à une nouvelle manière de se lire soi-même, provoquée ou reflétée par nos manières de lire les textes – et en quel sens irait cette relation de causalité ?

Une hypothèse, formulée par Ariane Mayer [46], serait d’interpréter cette nouvelle position de l’identité lectrice sous le signe du poème. Un modèle poétique du soi coexisterait avec le modèle narratif à l’école duquel il s’est longtemps compris – où le sujet se lirait moins comme une histoire, que comme un regard qui émerge d’une pluralité d’espaces sensoriels, de moments, d’impressions fugaces, rassemblés après-coup en recueil. Il se dirait moins comme une progression temporelle, que comme l’espace d’un paysage, dont les sons, images et pensées se répondent accidentellement pour dessiner une ambiance.

2.3.2. Tension : une appétence toujours plus grande pour les récits [47] vs un devenir poétique de l’identité

Est-ce que les plateformes des réseaux socionumériques (v. gap n° 1), notamment, ne renforcent pas ce passage vers une identité poétique ? Dans quelle mesure les œuvres de littérature numérique permettent-elles tout particulièrement de montrer/penser ce passage ?

Fabrique de soi en ligne et littérature numérique participent-elles d’un même devenir poétique de l’identité ? Ou au contraire – et peut-être pour cette raison même -, le sujet contemporain a-t-il plus que jamais besoin d’histoires ?

3. Formation et recherche

3.1. Gap n° 8
3.1.1. Formation : de la littératie à la littératie numérique ?

Du point de vue pédagogique, la littératie numérique représente-t-elle un fossé à franchir par rapport à la littératie ? Faut-il former de la même façon ? Quels types de connaissances et de compétences sont à développer ? Et quel peut être le rôle de la littérature numérique dans cette littératie numérique ?

La notion de littératie est entendue selon de multiples acceptions [48]. Tout d’abord, comme le rappellent Béatrice Fraenkel et Aïssatou Mbodj [49], « le terme anglais literacy appartient au langage commun en langue anglaise, il désigne la capacité à lire et à écrire ». Ce terme vient du latin « litteratus » et selon l’étude du médiéviste Herbert Grundmann, sa sémantique se construit en relation à son antonyme « illiteratus », terme qui désigne avant le XIIe siècle « celui qui ne sait ni lire ni écrire » et qui par la suite acquiert la connotation supplémentaire de la non maîtrise du latin. Les auteurs soulignent ainsi l’ambiguïté originelle du terme de littératie qui oscille entre une compétence qui relève d’une maîtrise technique du lire/écrire et une composante culturelle.

Les auteurs pointent en outre que les deux grands courants d’études sur la littératie reflètent cette ambiguïté du terme. Le premier, le modèle dit « autonome », issu des travaux de Jack Goody, considère que l’écriture en tant que « technologie de l’intellect ouvre des possibles pour l’organisation sociale et les processus cognitifs [50] », indépendamment des pratiques effectives et des contextes où elles se déploient. Ces possibles peuvent selon les contextes n’être que partiellement exploités, ce qu’il qualifie de « littératie restreinte ». Le second, le modèle dit « idéologique » proposé par Bryan Street, pose que les pratiques scripturales sont toujours situées et qu’il n’est pas possible de leur attribuer des effets a priori.

3.1.2. Tension : apprentissage théorique / apprentissage par la pratique (code)

Le premier courant, dans la lignée de la thèse de la « raison graphique » de Jack Goody, requiert une approche qui envisage la littératie numérique comme relevant d’une connaissance et d’une compréhension des spécificités de la technologie de l’intellect qu’est l’écriture, indissociablement technique et culturelle. Une telle approche – que nous privilégions – pose la question du niveau de compréhension de la technologie numérique : peut-elle rester théorique ou bien doit-elle passer par une pratique, une écriture des outils de lecture et d’écriture, autrement dit un apprentissage du code ? Cette question est actuellement largement débattue [51]. Pour notre part, il nous semble qu’une pratique de la programmation peut contribuer à une littératie au sens où nous l’entendons. L’apprentissage du code est un moyen d’expérimenter la relation agissante du milieu numérique, de prendre conscience de nos possibilités de choisir parmi un ensemble de possibles techniques, de contribuer à la conception de nos outils d’écriture et de lecture quotidiens, voire d’en modifier ou d’en créer. Il ne s’agit pas de faire de tout un chacun un ingénieur en informatique mais bien plutôt un acteur du milieu numérique.

Ainsi, selon Stéphane Crozat, « l’apprentissage de la littératie numérique relève d’un couplage entre apprentissage technique et apprentissage culturel d’une part et apprentissage théorique et apprentissage pratique d’autre part [52] ».

 

Théorique Pratique
Technique Informatique théorique (algorithmique, modélisation…) Programmation (développement, administration…)
Culturel SH de la technique (histoire, philosophie, anthropologie…) Usages des outils (bonnes pratiques, détournement…)

Doc. 9 ‒ Composantes techno-logiques d’un apprentissage de la littératie numérique, par Stéphane Crozat (2018).

En quoi la littérature numérique permet-elle de franchir ce gap vers une littératie numérique ? Nombre de créations sensibilisent au fait qu’un texte numérique consiste en deux types de textes [53] :

‒ un texte codé, forme d’enregistrement, qui va être interprété (par exemple un texte sur le web sera souvent codé en langage HTML) ;

‒ un texte affiché à l’écran, forme de restitution.

Contrairement au support papier sur lequel forme d’enregistrement et forme de restitution sont identiques (le texte imprimé), sur un support numérique elles sont distinctes. Via la médiation du calcul, à une même forme d’enregistrement peuvent correspondre plusieurs formes de restitution. C’est ce jeu dynamique entre forme d’enregistrement et formes de restitution qui est exploité par certains auteurs.

C’est le cas dans le poème en ligne de Julien d’Abrigeon intitulé Proposition de voyage temporel dans l’infinité d’un instant [54] : « La raison d’être de ce poème est, quoi qu’il arrive, d’être le plus contemporain des poèmes. Puis de disparaître. » En activant l’œuvre, le lecteur déclenche un poème animé constitué par la date et l’heure présentes qui apparaissent, dans des polices différentes, dans l’espace de la page-écran. À la fin, le texte reste figé pendant quelques secondes avant d’être à nouveau généré automatiquement, en prenant en compte la nouvelle heure. Le texte de ce poème est un texte non seulement animé, mais qui n’a aucune pérennité. Le texte du poème, calculé, ne sera jamais le même car la date et l’heure de consultation seront toujours différentes.

Derrière ce jeu entre texte-code et texte-à-lire, la littérature numérique permet de pointer la dissimulation structurelle propre à tout programme informatique. Le lecteur ne sait pas ce que le programme est en train de faire, de calculer. Le lien hypertexte sur lequel je viens de cliquer est-il statique (si je clique dix fois sur le même lien, obtiendrai-je à chaque fois le même fragment textuel) ? Ou bien est-il dynamique (conduisant vers un fragment tiré aléatoirement, ou bien vers tel ou tel texte en fonction de telle ou telle condition, par exemple selon les textes déjà parcourus par le lecteur) ? Il y a là une opacité induite, due à cette machine logique qu’est tout programme informatique, sur laquelle s’appuient certains auteurs.

Talan Memmott, dans Lexia to Perplexia [55], explore les relations entre une conscience humaine et un réseau informatique. Dans cette exploration, il joue du rapport entre texte du programme (dont des bribes sont données à lire) et texte narratif. Le texte du programme créolise progressivement le texte narratif, illustrant par là-même l’idée que le code fait partie du texte de l’œuvre.

DOC10

Doc. 10 ‒ Lexia to Perplexia, de Talan Memmott (2000).

Concernant la question du code, certains auteurs ont pu concevoir des poèmes numériques pouvant être lus et interprétés par un lecteur mais également exécutés par un ordinateur (c’est le cas par exemple de Jean-Pierre Balpe). De tels poèmes jouent sur la frontière entre écrit destiné à être lu et écrit destiné à être calculé et mettent l’accent sur le calcul en tant que processus matériel. Alan Sondheim, auteur de littérature numérique, a inventé le terme de codework pour désigner ce type de créations, qui se présente comme un mixte de langage de programmation et de langage ordinaire. Le terme de codework est d’ailleurs plus large, désignant également les créations qui se présentent comme des lignes de code mais ne sont pas destinées à être calculées. Voici un exemple tiré de Days of JavaMoon de Duc Thuan [56] :

            //Feeling.

   if(ashamed++ == losing self-esteem.S_____ wasn’t on diet) [re]solution =

   would stop eating lunch next time;

            //Result.

   after all = S_____ couldn’t resist to eat when see[sniff]ing food

   (“ate();”, felt defeated & self-disgusted x 1000);

            }

Par ailleurs, le passage de la création d’outils dédiés à l’utilisation de plateformes de réseaux socio-numériques (v. gap n° 1) nous incite sans doute à penser différemment le numérique. Ce déplacement consiste à ne pas penser le numérique seulement comme un moyen, mais comme un milieu, c’est-à-dire ce qui est à la fois autour de nous mais aussi entre nous [57], ce selon quoi nous agissons et que nous transformons dans une relation de co-constitution permanente. Selon ce point de vue, l’individu est dans un environnement, alors que le milieu est ce par quoi il se constitue. Il s’agit de penser le numérique comme notre nouveau milieu d’écriture et de lecture.

La littérature numérique a ainsi un rôle à jouer pour nous aider à comprendre notre milieu numérique et à agir dans celui-ci de manière éclairée. La littérature numérique peut rendre notre milieu numérique visible : elle nous aide à lutter contre les mythes de la transparence et de l’immatérialité. Au-delà d’une culture littéraire, la littérature numérique contribue à construire une littératie et une culture numériques.

3.2. Gap n° 9
3.2.1 Préservation : d’une mémoire stockée à une mémoire réinventée ?

La question la formation à la littérature numérique – mais aussi de la recherche sur la littérature numérique – pose la question de la préservation des œuvres (la préservation des œuvres de littérature numérique constituant également en soi un objet de recherche). Il semble incontournable de tenter de préserver toutes les œuvres, mais aussi de construire des anthologies. Concernant les anthologies, on peut notamment mettre en avant trois initiatives : celle du laboratoire NT2 [58], celle de ELMCIP [59] et celle de ELO [60]. L’organisation ELO est également à l’origine du projet CELL [61], qui contribue au développement d’un système centralisé de taxonomies pour toutes les bases de données de littérature numérique.

Beaucoup de projets d’archivage et de préservation des œuvres sont menés depuis de nombreuses années. À titre d’exemple, le travail de Dene Grigar et de son laboratoire Electronic Literature Lab [62] à Washington State University est de ce point de vue  remarquable.

DOC11

Doc. 11 ‒ Le laboratoire de littérature électronique dirigé par Dene Grigar à Washington State University.

La question de l’archivage et de la préservation des données numériques apparaît en effet comme particulièrement cruciale dans le domaine de la création artistique et littéraire numérique. La préservation des œuvres pose un véritable problème à la fois théorique et pratique. Une création numérique n’est pas un objet, mais elle n’est pas non plus, le plus souvent, un simple événement borné dans le temps telle que peut l’être une performance ou une installation numérique. En fait, elle participe des deux aspects à la fois : objet transmissible, mais également fondamentalement processus qui ne peut exister que dans une actualisation [63].

Que doit-on conserver dans de telles œuvres ? Se contenter de conserver le fichier original semble insuffisant pour la préserver, a fortiori si elle est générative ou interactive (le fichier informatique n’est pas l’œuvre dans la mesure où ce n’est pas ce qui est perçu par le lecteur). Sans compter que parfois, les œuvres en ligne présentent une dimension contributive : elles s’enrichissent des apports des internautes et évoluent continuellement…

Dans « Preservation of digital literature : from stored memory to reinvented memory » est mentionnée l’initiative sur le Web [64] du poète canadien Jim Andrews pour préserver l’œuvre de poésie numérique First Screening de bpNichol (1984). Cette initiative est intéressante en ce qu’elle combine plusieurs stratégies. Ainsi Jim Andrews propose :

‒ le programme informatique original codé avec Hypercard,

‒ l’émulateur de la machine originale qui permet de rejouer le programme aujourd’hui (émulation),

‒ une réécriture du programme (en JavaScript) pour pouvoir le jouer sur les machines actuelles sans émulateur (migration),

‒ une reconstitution du rendu visuel de l’époque sous forme de vidéo QuickTime (simulation de l’événement).

En mettant à disposition ces approches complémentaires, Jim Andrews affirme que : « le destin des écrits numériques ressorte généralement de la responsabilité des auteurs numériques eux-mêmes » (je traduis : « the destiny of digital writing usually remains the responsibility of the digital writers themselves. »). Ce serait ainsi aux auteurs eux-mêmes de mettre en œuvre les stratégies de préservation de leurs œuvres.

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Doc. 12 ‒ Préservation du poème « First Screening » de bpNichol, par Jim Andrews.

Ce qui est dès lors intéressant, c’est d’observer le nombre d’auteurs qui reprennent quelques années plus tard leurs créations en ligne pour en proposer une recréation, une réinvention, ou pour les repenser en prenant en compte l’instabilité du dispositif. C’est par exemple le cas d’Alexandra Saemmer pour Tramway [65]. Cette pièce, dont la première version date de 2000, fut repensée par son auteur en 2009, prenant en compte et poétisant l’évolution des formats et des systèmes :

Dans la première version de « Tramway », il y avait déjà l’idée d’une lecture combinatoire des fragments, les textes étaient déjà écrits, mais l’instabilité du dispositif n’était pour moi qu’un éventuel défaut de conception ou un bug ; j’étais loin de pouvoir la « poétiser » [66].

 Tramway repose sur un épisode douloureux de la vie de l’auteur, la mort de son père. Face au corps de l’être aimé et désormais sans vie, impossible de faire ce dernier geste, fermer les paupières. Ce geste qui n’a pas pu être fait rend encore plus difficile le travail de deuil. L’auteur écrit :

Dès les premiers clics dans Tramway apparaît une ligne textuelle défilante. Elle contient le récit d’un traumatisme. Sur la plupart des ordinateurs standard, il est actuellement possible de déchiffrer le texte. Grâce à l’évolution de la vitesse de calcul des ordinateurs, ce mouvement de défilement, dans peu de temps passera cependant si vite que le texte deviendra illisible. L’instabilité du dispositif est ici mobilisée au profit d’une scène qui sera travaillée par le temps jusqu’à sa décomposition complète – définition d’un deuil qui mènera lentement vers l’oubli, et dont le lecteur ne pourra trouver dans quelque temps plus qu’une trace illisible dans Tramway [67].

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Doc. 13 ‒ Tramway, d’Alexandra Saemmer (2000).

Alexandra Saemmer exprime bien ici à quel point Tramway repose sur la labilité du dispositif informatique et dans quelle mesure cette labilité fait partie du projet artistique. Certains auteurs considèrent ainsi que leurs œuvres – notamment les œuvres en ligne – ne sont pas destinées à perdurer, mais qu’elles portent en elles leur propre disparition.

Face à l’obsolescence matérielle et logicielle, certains auteurs estiment ainsi qu’on ne peut pas lutter contre la « tendance technique [68] » du médium : le meilleur parti serait de laisser faire le temps, voire de poétiser cette obsolescence dans une « esthétique de l’éphémère » (Saemmer). Toutefois, la majorité des auteurs ne revendiquent pas cette esthétique de la déréliction ou de la disparition.

3.2.2. Tension : archiver la création originale vs la laisser disparaître/ la préserver en réinventant continuellement

Une question se pose donc : face à l’obsolescence matérielle et logicielle, doit-on tenter à tout prix de préserver ces œuvres ou bien mettre en avant une « esthétique de l’éphémère » (Saemmer) ? Cette logique de l’éphémère nous incite-t-elle à passer d’un modèle de la mémoire stockée à un modèle de la mémoire sans cesse réinventée ?

Pour prendre l’exemple de l’une de mes créations, le récit Déprise [69] développé initialement en Flash en 2010 a été en 2018 recréé/réinventé en JavaScript pour le web, mais aussi sous forme d’application pour téléphones portables et tablettes [70].

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Doc. 14 ‒ Trois versions différentes de Déprise (2010-2017-2018).

Sans doute y a-t-il trois options concernant la pérennité d’une œuvre de littérature numérique, selon le type de création et l’esthétique de l’auteur : archiver l’œuvre et tous les documents du cycle de vie de l’œuvre (les documents de conception, les sources, la totalité des versions…), laisser celle-ci disparaître, ou la réinventer continuellement. Les trois démarches semblent légitimes (et parfois combinables).

En matière de préservation, et contrairement à ce qu’on avait pu imaginer, le numérique est sans doute le support le plus fragile et le plus complexe dans l’histoire de l’humanité. La valeur ajoutée du numérique n’est donc pas là où l’on croit. Si le numérique n’est pas un support de préservation, en revanche il nous fait basculer dans un autre univers qui est un univers de la mémoire réinventée et non conservée [71]. D’un point de vue anthropologique, ce modèle de la mémoire semble plus riche et plus véridique que le modèle de l’imprimé qui est une mémoire de la conservation, du stockage (le livre que l’on range sur une étagère comme le souvenir que l’on rangerait dans une case du cerveau). Les sciences cognitives nous apprennent d’ailleurs que la mémoire ne fonctionne pas sur le modèle du stockage.

De ce point de vue, la littérature numérique peut être considérée comme un bon laboratoire pour penser la préservation numérique : elle permet notamment de se poser les bonnes questions et met en exergue le numérique comme passage d’un modèle de la mémoire stockée à un modèle de la mémoire réinventée [72].

3.3. Gap n° 10
3.3.1. Recherche : d’une épistémologie de la mesure à une épistémologie de la donnée ?

Certains chercheurs dans notre domaine, sensibilisés aux Digital Humanities, s’appuient pour leur recherche sur de très grands corpus ou des bases de données importantes. Ainsi Jill Walker Rettberg [73] a-t-elle analysé les œuvres citées dans quarante-quatre thèses sur la littérature numérique, et a notamment produit une visualisation cartographique stimulante de ces références avec le logiciel Gephi [74].

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Doc. 15 ‒ Représentation cartographique avec le logiciel Gephi, par Jill Walker Rettberg.

Le déploiement des technologies numériques s’accompagne en effet de nouvelles modalités d’organisation et de production des connaissances. Il ne s’agit pas seulement de disposer de plus grandes capacités de calcul ou de production de données. Il s’agit également de donner à lire et à voir ces données, de les rendre intelligibles, et potentiellement d’en faire varier les représentations pour produire de nouvelles connaissances. Le milieu numérique repose donc la question de la visualisation comme outil de production et de circulation des savoirs.

DOC16

Doc. 16 – Message de Scott Rettberg sur Facebook (2018).

3.3.2. Tension : outils de représentation très sophistiqués / régime critique d’interprétation

Dans le passage que nous vivons actuellement d’une épistémologie de la mesure à une épistémologie de la donnée [75], on peut parfois avoir l’impression qu’un régime du faire s’est instauré avant le régime du comprendre. Il peut sembler que la sophistication des outils, notamment de visualisation, n’a pas encore permis de mettre en place un nouveau régime critique d’interprétation de ces outils. Ces dispositifs instrumentaux numériques reposent en effet « sur des programmes d’écriture qui sous-tendent une implémentation méthodologique et une inscription paradigmatique et déterminent finalement des postures épistémologiques singulières [76] », sans que les concepteurs de ces dispositifs ni les chercheurs qui les utilisent n’en aient toujours conscience. Ces dispositifs détiennent un pouvoir normatif sur les pratiques de recherche mais aussi sur les conceptions de la connaissance scientifique.

En quoi la littérature numérique peut-elle nous aider dans ce passage d’une épistémologie de la mesure à une épistémologie de la donnée ? Les œuvres de littérature numérique sont souvent attrayantes visuellement par leurs interfaces. Mais l’enjeu reste l’interprétation de ces œuvres. On peut ainsi établir un parallèle avec les outils de visualisation, notamment cartographiques. Ces outils sont très attrayants visuellement, mais il faut construire un nouveau régime critique du savoir. La pratique et l’analyse des œuvres de littérature numérique, qui nous permettent de comprendre et d’interpréter ce qui est encapsulé dans un dispositif numérique, pourraient nous aider à construire ce nouveau régime critique du savoir.

Nous nous sommes arrêtés sur certains défis posés à la littérature numérique actuellement. La littérature numérique est un lieu de tensions, ce que j’avais mis en avant dans un article intitulé « Towards a tension-based definition of Digital Literature [77] » (Bouchardon, 2016).

*

Reprenons quelques questions que nous avons soulevées.

Une nouvelle génération d’auteurs opère un passage vers l’exploitation de plateformes et réseaux socio-numériques existants pour leurs créations ; ce passage risque-t-il d’entraîner une forme, non seulement de dépendance, mais de complicité avec ces plateformes industrielles ? À supposer que ces environnements et plateformes d’écriture permettent de toucher un public beaucoup plus large, que deviendra alors la dimension expérimentale de cette littérature ? Doit-on lutter contre une forme d’homogénéité globale de la culture numérique pour retrouver des spécificités culturelles, et quel rôle peut jouer la traduction dans cette démarche ? Si la littérature numérique tend à s’institutionnaliser et à chercher une légitimité dans le champ littéraire, s’agit-il pour autant de la même expérience littéraire ? Cette nouvelle expérience littéraire est notamment fondée sur la question des gestes, ainsi que sur une nouvelle façon de raconter. Ceci dit, n’observe-t-on pas un glissement, dans la construction subjective, d’une identité narrative vers une identité poétique ? La littérature numérique invite à la formation à une nouvelle littératie, une littératie numérique. À des fins de formation et de recherche, nous avons besoin de préserver les œuvres : adopter une approche de continuelle réinvention permet-elle de lutter contre la tendance technique d’un médium à l’obsolescence ? Enfin, dans quelle mesure la littérature numérique peut-elle nous éclairer sur l’usage que nous pouvons faire en recherche des outils numériques de représentation et de visualisation ?

La notion du passage ou de la marche à franchir (gap), qui figure dans l’intitulé du colloque ELO 2018 Montréal, pose la question souvent débattue de la continuité ou de la rupture, de l’évolution ou de la révolution, concernant la littérature numérique mais aussi plus largement le numérique. Sans doute faut-il se méfier de l’idéologie du « nouveau ». Il semble en effet important de ne pas céder à la tentation idéologique d’une révolution numérique, et d’inscrire la littérature numérique, et plus largement les écritures numériques, dans la longue tradition des supports et des pratiques de l’écrit [78]. Entre continuité et rupture, comment dès lors situer et penser les passages et les marches (gaps) dont cet article a fait l’objet ?

Le livre est un support matériel qui, tout au long de son histoire, a offert toujours plus de manipulabilité à son lecteur (que l’on pense au passage du volumen au codex, qui a permis la numérotation des pages, les tables des matières…). Le support numérique s’inscrit ainsi dans une continuité, vers toujours plus de manipulabilité. Il y a toutefois une forme de passage à la limite [79] dans la mesure où toute la médiation est calculée : tout devient manipulable. Avec le numérique, ce n’est plus seulement le support, mais le contenu lui-même qui est manipulable. La manipulabilité est au principe même du numérique. Cette notion de passage à la limite permet de penser une forme de rupture dans la continuité.

C’est dans ce « passage à la limite » que la littérature numérique est passionnante. Les fossés à sauter ou les marches à franchir sont en effet autant d’occasions de revenir en arrière, de faire retour sur certaines notions : sur la littérature, le texte, l’auteur, le récit (ce que j’appelle la « valeur heuristique » de la littérature numérique), mais aussi sur le numérique et sur la technique. Chaque saut en avant est une occasion de mieux comprendre le présent en convoquant le passé. Franchir un gap, c’est avant tout se projeter vers l’avenir en repensant notre passé.

Bibliographie

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Notes

[1] « Digital-born » (N. Katherine Hayles, Electronic Literature : New Horizons for the Literary, Notre Dame, University of Notre Dame Press, 2008).

[2]  http://www.elo2018.org/.

[3] http://leonardoflores.net/blog/lecture-third-generation-electronic-literature/.

[4] K. Hayles, Electronic Literature : New Horizons for the Literary, Notre Dame, University of Notre Dame Press, 2008.

[5] http://vispo.com/aleph3/slideshow/info.htm

[6] Je traduis : « Must electronic lit operate in a mode of complicity, connecting to its audience through the same means and media to which they are already connected ? […] Or, does electronic lit operate as an art of resistance […] ? » (Joseph Tabbi, The Bloomsbury Handbook of Electronic Literature, Bloomsbury, Bloomsbury Academic, 2018).

[7] http://openingup.wonderboxpublishing.com/ : « Wonderbox Publishing, in conjunction with Bangor University (Wales), is sponsoring the second annual competition to discover the best “popular” digital fiction : digital fiction that appeals to mainstream audiences. »

[8] http://www.kidelit.dk/?m=201507.

[9] https://www.facebook.com/jill.rettberg/videos/522434064169/.

[10] Je traduis, « Leonardo Flores highlights that elit depends more on (global) technological developments and international influences than on national or regional traditions. Digital technologies represent such a radical change of paradigm, he argues, that we should consider electronic literature as an international or even postnational phenomenon » (Erika Fülöp, « Digital CultureS : A View from French Studies and Literature », dans Explorations in Media Ecology, vol. 18, 2018).

[11] Friedrich Schleiermacher, « On the Different Methods of Translating », 1813.

[12] Lawrence Venuti, The translator’s invisibility: A history of translation, New York, Routledge, 2008.

[13] María Mencía, Søren Pold et Manuel Portela abordent la traduction en articulant quatre niveaux :  « Translinguistic (translation between languages) ; transcoding (translation between machine-readable codes ; translation between machine-readable codes and human-readable texts) ; transmedial (translation between medial modalities) ; transcreational (translation as a composition practice ; translation as a shared creative practice) » [présentation lors de la conférence ELO 2017 à Porto] (María Mencía, Søren Pold et Manuel Portela, « Electronic Literature Translation : Translation as Process, Experience and Mediation », ELectronic Book Review, juin 2018, en ligne). Je traduis: « Translinguistique (traduction entre les langues) ; transcodage (traduction entre codes lisibles par la machine ; traduction entre codes lisibles par la machine et textes lisibles par l’homme) ; transmédial (traduction entre modalités médiales); transcréationnel (traduction en tant que pratique de composition ; traduction en tant que pratique créative partagée) ».

[14] V. Giovanna Di Rosario et Laura Borras, « Translating Digital Literature : two experiences and a reflexion », Texto Digital, Florianópolis, vol. 8, n° 1, jan./jul. 2012, p. 138-162.

[15] Roberto Simanowski, Jörgen Schäfer et Peter Gendolla, Reading Moving Letters. Digital Literature in Research and Teaching, Bielefeld, Transcript Verlag, 2010.

[16] Jörgen Schäfer, « Reassembling the Literary », dans Jörgen Schäfer et Peter Gendolla, Beyond the Screen, Bielefeld, Transcript Verlag, 2010, p. 25-70.

[17] John Zuern, « Figures in the Interface. Comparative Methods in the Study of Digital Literature », dans Roberto Simanowski, Jörgen Schäfer et Peter Gendolla, op. cit., p. 59-80.

[18] https://firstmonday.org/ojs/index.php/fm/rt/printerFriendly/6811/5892

[19] Antoine Compagnon, Le Démon de la théorie. Littérature et sens commun, Paris, Seuil, 1998.

[20] Je traduis : « Strehovec is certainly right in maintaining that the concept of defamiliarization needs to be applied beyond the realm of linguistics to the entire cyber ”language”, including visual and acoustic material as well as genuine features of digital media such as intermediality, interactivity, animation and hyperlink. A more general definition therefore characterizes the literary as the arranging of the material or the use of features in an uncommon fashion to undermine any automatic perception for the purpose of aesthetic perception » (Roberto Simanowski, Textmaschinen – Kinetische Poesie – Interaktive Installation, Bielefeld,  Transcript Verlag, 2010).

[21] Je traduis : « “Electronic literature”, whatever it might become, is not just the latest area of academic specialization. Rather, it seems that we are involved, collectively, in transforming how literary work is performed, presented, and represented in multiple media » (Joseph Tabbi, Cognitive Fictions, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2002).

[22] Pour Dewey, il n’existe pas d’œuvre dotée d’une valeur en soi indépendamment des expériences qui en sont faites (John Dewey, Art as Experience, New York, Perigee, 1980).

[23] Je traduis : « What is Electronic Literature ? The term refers to works with important literary aspects that take advantage of the capabilities and contexts provided by the stand-alone or networked computer » ( http://www.eliterature.org/about).

[24] Serge Bouchardon et Vincent Volckaert, Déprise, 2010, http://deprise.fr/.

[25] V. Bruno Bachimont, Le sens de la technique : le numérique et le calcul, Paris, Éditions Les Belles Lettres, coll. « encre marine », 2010.

[26] http://deprise.fr.

[27] Ce que j’appelle dans « Towards a tension-based definition of Digital Literature » la tension de l’expérience esthétique et littéraire. Est mise en question l’antinomie de principe entre l’activité (notamment gestuelle) dans la réception et l’expérience esthétique (Serge Bouchardon, « Towards a tension-based definition of Digital Literature », Journal of Creative Writing Studies, vol.  2, Issue 1, 2010, en ligne).

[28] Serge Bouchardon, Littérature numérique : le récit interactif, Paris, Hermès Science, coll. « Ingénierie représentationnelle et construction du sens »,  2009.

[29] On pourrait objecter que c’est parce que le support numérique est très prégnant dans les œuvres interactives que le support conditionne la narrativité. En réalité, le récit littéraire interactif permet de revisiter les supports précédents, à commencer par le support papier, et de mettre en exergue le rôle du support dans tout dispositif de narration.

[30] En 2001, Lev Manovich parlait déjà de « database narratives » (Lev Manovich, The language of New Media, Cambridge, MIT Press, 2001).

[31] Lucette, gare de Clichy (2017), http://fchambef.fr/lucette/.

[32] Françoise Chambefort, « Data Art et mise en récit », dans Mettre en récit, Metz, AJCREM éd., (à paraître).

[33] Il existe toute une tradition de cette insertion dans les jeux vidéo, notamment depuis le CD-ROM In Memoriam en 2003 (Alternate Reality Game, avant que l’expression ne soit forgée) : http://www.dailymars.net/dossier-les-jeux-videos-en-arg-1sur4-in-memoriam/.

[34] Notamment les récits qui font appel à Google Maps (par exemple : Carpenter J.R., In Absentia, 2008, en ligne).

[35] Par exemple The Cartographer’s Confession (2017), application pour téléphone portable conçue par James Attlee, en ligne. Cette création, qui raconte l’histoire de deux réfugiés juste après la seconde guerre mondiale, nécessite que le lecteur déambule dans les rues de Londres pour se dérouler.

[36] En ligne.

[37] Renée Bourassa, Les fictions hypermédiatiques : mondes fictionnels et espaces ludiques – des arts de mémoire au cyberespace, Montréal, Le Quartanier, 2010.

[38] Jeu dramatique ne fait pas référence ici seulement à l’univers théâtral. L’expression jeu de rôle pourrait aussi convenir.

[39] Françoise Lavocat, Fait et fiction. Pour une frontière, Paris, Seuil, 2016.

[40] Pour Deleuze, un « agencement » consiste à articuler deux composantes hétérogènes qui n’ont pas vocation à être agencées (Gilles Deleuze et Claire Parnet, Dialogues, Paris, Flammarion, 1977).

[41] Cette partie repose sur Ariane Mayer & Serge Bouchardon, « Le sujet numérique : d’une identité narrative à une identité poétique ? », RIHM (Revue des Interactions Humaines Médiatisées), vol. 18, n° 1, 2017, p. 71-94, en ligne.

[42] Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1985.

[43] Alberto Manguel, Le Voyageur et la tour. Le lecteur comme métaphore, Arles, Actes Sud, 2013.

[44] Clifford Geertz, The Interpretation of cultures, New York, Basic Books, 1973.

[45] Il est vrai que l’hypertexte, le montage de fragments écrits et la littérature combinatoire précèdent largement, dans l’histoire littéraire, l’introduction de l’informatique. Pensons à la technique du cut-up, dont Tristan Tzara jeta les bases avant que William Burroughs ne l’expérimente dans son Festin nu, ou encore à la fascination pour le rôle de l’aléa dans le montage textuel qui traversa les créations de l’OuLiPo aussi bien que celles de Marc Saporta avec sa Composition n°1, roman dont le lecteur permute les pages comme il battrait un jeu de cartes. Ce que les dispositifs numériques ont de spécifique, c’est non seulement qu’ils généralisent ces pratiques autrefois explorées par les avant-gardes, mais aussi qu’ils les étendent au-delà du seul monde littéraire, dans les usages communicationnels ordinaires, et notamment sur les dispositifs de réseaux dits sociaux.

[46] Ariane Mayer & Serge Bouchardon, « Le sujet numérique : d’une identité narrative à une identité poétique ? », art. cit.

[47] Au-delà de la question du storytelling, on peut constater un nombre toujours plus important de récits, qu’il s’agisse de films et de séries, mais aussi de fanfictions produites par les internautes eux-mêmes.

[48] Isabelle Cailleau, Serge Bouchardon et Stéphane Crozat, « Un MOOC pour agir et comprendre en milieu numérique », Revue de la société française des sciences de l’information et de la communication, n° 12, 2018, en ligne.

[49] Béatrice Fraenkel, Aïssatou Mbodj-Pouye, « Introduction. Les New Literacy studies, jalons historiques et perspectives actuelles », Langage et société, n° 133, 2010, p. 7-24.

[50] Jack Goody, Pouvoirs et savoirs de l’écrit, Paris, la Dispute, 2007.

[51] Emmanuel Souchier, « Et demain, j’apprends quoi ? Le leurre démocratique du code informatique », Le français aujourd‘hui, n° 196, 2017, p. 11-24.

[52] En ligne.

[53] Bruno Bachimont, Le sens de la technique : le numérique et le calcul, Paris, Editions Les Belles Lettres, 2010.

[54] Julien d’Abrigeon, Proposition de voyage temporel dans l’infinité d’un instant, 2002, en ligne.

[55] Memmott Talan, Lexia to Perplexia, 2000, en ligne.

[56] Thuan Duc, Days of JavaMoon, 2000, en ligne.

[57] Nous empruntons notamment cette notion de « milieu » à Gilbert Simondon, qui n’a eu de cesse d’essayer de réconcilier culture et technique (Victor Petit, « Internet, un milieu technique d’écriture », dans Estrella Rojas (dir.), Réseaux socionumériques et médiations humaines, Paris, Hermès-Lavoisier, p. 155-173).

[58] Répertoire des arts et littératures hypermédiatiques.

[59] Anthology of European Electronic Literature.

[60] Electronic Literature Collection.

[61] http://cellproject.net/

[62] The Electronic Literature Lab.

[63] V. Philippe Bootz, Les basiques : la littérature numérique, Leonardo/Olats, 2006, en ligne ; Serge Bouchardon et Bruno Bachimont, « Preservation of digital literature : from stored memory to reinvented memory », Cibertextualidades, n° 5, 2013, p. 184-202.

[64] http://vispo.com/bp

[65] http://www.revuebleuorange.org/œuvre/tramway

[66] Courriel d’Alexandra Saemmer datant de mars 2011.

[67] Serge Bouchardon et Alexandra Saemmer, « Littérature numérique et enseignement du français », Guide TICE pour le professeur de français – identité professionnelle et culture numérique, CNDP-CRDP de l’académie de Paris, 2012, p. 225-248.

[68] André Leroi-Gourhan, Le Geste et la Parole II. La Mémoire et les Rythmes, Paris, Albin Michel, 1964.

[69]  http://deprise.fr/.

[70] Pour une réflexion sur la recréation d’une pièce, voir également Stephanie Strickland & Ian Hatcher, « Loss of Hover : Recreating Shockwave Vniverse as an App for iPad », Przegląd Kulturoznawczy, n° 3, 2017, p. 364-371.

[71] Serge Bouchardon et Bruno Bachimont, art. cit.

[72] Id.

[73] http://www.electronicbookreview.com/thread/electropoetics/analyzing

[74] https://gephi.org/.

[75] Brunon Bachimont, « Le numérique comme milieu : enjeux épistémologiques et phénoménologiques. », Interfaces numériques, vol. 4, n° 3, 2015, en ligne.

[76] Jean-Édouard Bigot, Instruments, pratiques et enjeux d’une recherche numériquement équipée en sciences humaines et sociales, thèse de doctorat, Université de technologie de Compiègne, 2018.

[77] Serge Bouchardon, « Towards a tension-based definition of Digital Literature », Journal of Creative Writing Studies, Vol. 2, Issue 1, 2016, en ligne.

[78] Ce que fait Scott Rettberg dans son livre sur littérature numérique et genres (Scott Rettberg, Electronic Literature, Polity Press, décembre 2018).

[79] Bruno Bachimont, Le sens de la technique : le numérique et le calcul, op. cit.

Auteur

Serge Bouchardon, agrégé de lettres modernes, est actuellement professeur à l’Université de technologie de Compiègne. Son travail de recherche porte sur les écritures numériques, en particulier sur la littérature numérique (voir ici). Parmi ses publications : La valeur heuristique de la littérature numérique, Paris, Hermann, coll. « Cultures numériques », 2014. En tant qu’auteur de littérature numérique, il s’intéresse notamment à la mise en scène de l’interactivité et au rôle du geste dans l’écriture interactive. Ses créations ont été présentées en diverses occasions en Europe, en Amérique, en Afrique et au Moyen-Orient. Elles ont fait l’objet de publications dans des revues en ligne (bleuOrange, Hyperrhiz, SpringGun, The New River…). La création Déprise a obtenu le New Media Writing Prize en 2011.

Copyright

Tous droits réservés.




Déconstruction et contrôle dans joue de la musique pour mon poème


L’article présente en détail le fonctionnement de mon installation joue de la musique pour mon poème. Il montre que certaines dimensions esthétiques de l’œuvre ne sont pas perceptibles dans le dispositif de l’installation et propose d’autres modalités de réception, complémentaires de l’installation interactive. Le propos se poursuit par une réflexion sur la réception des œuvres numériques et la nécessité de véritables « machines de lecture » numériques. Celles-ci doivent différer de la lecture sur écran habituelle et être capables de dévoiler plus en profondeur les propriétés esthétiques des œuvres. De telles machines seraient particulièrement utiles pour aborder  dans leur plénitude les œuvres numériques littéraires des auteurs qui considèrent que la programmation constitue une écriture et non un simple outil ou un matériau de l’œuvre.

The article presents in detail how my installation play music for my poem works. It shows that some aesthetic dimensions of the work cannot be perceived in the context of the installation and proposes other modes of reception, complementary to the interactive installation. The talk continues with a thought on the reception of digital works and the need for true digital “reading machines”. These must differ from the usual screen reading and be able to reveal more in depth the aesthetic properties of the works. Such machines would be particularly useful to address in their fullness literary digital works by authors who consider that programming is writing and not a simple tool or material of the work.


Texte intégral

Je présenterai ici le fonctionnement de l’œuvre joue de la musique pour mon poème, incluant les éléments esthétiques inaccessibles dans l’installation. Puis j’esquisserai quelques réflexions qui permettent de replacer cette œuvre dans une problématique plus large qui parcourt l’ensemble de mes œuvres actuelles depuis 2009.

1. joue de la musique pour mon poème

1.1. Description de l’installation
1.1.1. Un dialogue entre robots

joue de la musique pour mon poème est une installation dans laquelle deux ordinateurs communiquent entre eux via une table de mixage. Chaque ordinateur est associé à un écran (Doc. 1). Il s’agit d’un système de deux robots dans lequel l’élément humain est totalement exogène, il n’est pas nécessaire au fonctionnement de l’installation. Le premier ordinateur, musicien, compose une séquence musicale en combinant des fragments sonores préalablement enregistrés qu’il joue pour l’autre ordinateur. La musique est donc une œuvre ouverte. L’autre ordinateur, le poète, fabrique un poème en quatre strophes en combinant quatre générateurs de textes animés qui fonctionnent sur des principes génératifs différents, un pour chaque strophe. Il écrit ce poème en continu sur son écran. Les générateurs des différentes strophes ayant des temporalités différentes, le texte résultant change constamment. Il est également animé d’un mouvement global au sein duquel chaque strophe obéit à une animation qui lui est propre. Par ailleurs l’ordinateur poète écoute l’ordinateur musicien. Le premier ordinateur est donc un compositeur instrumentiste et le second un auditeur poète.

DOC1

Doc. 1  ‒ Installations play music for my poem, au Palazio Real, festival OLE01, Naples, 2014 (Gauche) et à la Lydgalleriet, festival ELO, Bergen, 2015 (droite).

L’ordinateur auditeur réagit « émotionnellement » à la musique entendue, non pas dans la thématique du texte qu’il génère, mais dans sa façon d’écrire le poème à l’écran. La musique joue sur la visibilité de chaque strophe, ce qui produit un texte partiellement lisible dans lequel l’opacité de chaque strophe fluctue en permanence entre absence et visibilité maximale.

L’installation peut ainsi tourner jour et nuit en continu comme ce fut le cas en 2015 à la Lydgalleriet de Bergen lors de l’exposition « Hybridity and Synaesthesia in Electronic Literature Exhibition ». L’humain n’est pas nécessaire à son fonctionnement, il s’agit d’une installation entre deux robots.

1.1.2. Du robot à l’humain

Ce qu’il y a à l’intérieur de ces robots est profondément humain : la langue est là, la pâte humaine par la programmation est là, la musique est là ; ces deux robots ne sont pas extraterrestres, ne sont pas de simples ferrailles, ce sont des machines qui portent en elles une part de notre humanité, qui sont le réceptacle d’un supplément d’âme humaine. On n’est donc pas en face de robots poètes ou de robots musiciens au sens où ces machines seraient autonomes et dépourvues d’humanité : ce n’est jamais la machine qui fait de la poésie ou de la musique, c’est toujours l’homme qui investit la machine et qui l’oblige à faire quelque chose d’une certaine façon, fût-ce ce qui ressemble à de l’art. Je ne dis pas que le texte ou la musique générés ne feraient que ressembler à de l’art, ils sont constitutifs d’une œuvre d’art mais n’en forment pas la totalité. Un peu comme dans un paysage de Van Gogh ; l’arbre tourmenté au premier plan est bien de l’art mais l’œuvre, le tableau, ne se réduit pas à ce seul arbre. Il en va de même des médias produits dans l’installation : ils ressemblent à une production artistique interactive et multimédia mais ne sont en fait qu’une composante de la production artistique.

Cette installation n’est pas non plus fermée. Elle se situe dans un espace public investi par les humains, le public. La communication entre les deux robots prend en compte cette intrusion humaine à travers une composante de l’installation qui sert d’interface à l’humain pour s’immiscer dans la communication entre les deux machines. Cette interface présente une dimension de jeu totalement étrangère à la communication entre les deux robots [1]. L’humain agit sur la gestion sonore et les deux robots façonnent des médias, sonore pour l’un, visuel pour l’autre, à destination exclusive de l’humain. Nous verrons en effet que la gestion sonore à destination de l’ordinateur poète n’est pas la même que la gestion du son envoyé sur les enceintes. Or l’ordinateur poète ne peut pas entendre le son issu des enceintes, il ne lui est pas destiné. Inversement, l’ordinateur musicien est « aveugle » et l’affichage du texte généré sur le grand écran n’est donc destiné qu’aux seuls humains.

1.2. La gestion médias
1.2.1. Gestion sonore

Ce que le public entend n’est pas ce que l’ordinateur poète entend (Doc. 2). Les voies droite et gauche de chaque fragment sonore stéréophonique sont traitées différemment et la table de mixage les sépare. La voie de droite est écoutée par le second ordinateur alors que celle de gauche est transformée en un son monophonique envoyé sur les enceintes à destination du public. Un traitement sonore différent est appliqué sur chaque voie du fragment utilisé qui n’est plus, dès lors, le fragment original produit par l’instrument. Chaque instrument est enregistré en monophonie à l’aide d’un micro directement fixé sur lui. Cet enregistrement est filtré par un filtre passe-bande étroit, la fréquence centrale de ce filtre étant différente pour chaque tôle et choisie bien sûr dans la gamme de fréquences produites par l’instrument. Ce fragment filtré constitue la voie droite du son généré. C’est lui qui est entendu par l’ordinateur poète. Ce dernier décompose le spectre de ce qu’il entend, ce qui lui permet de repérer à chaque instant les fréquences des différentes tôles et de connaître ainsi l’instrument joué. Chaque instrument est associé à une strophe. La visibilité de la strophe correspondante est proportionnelle au volume sonore détecté sur la fréquence filtrée de l’instrument associé. Ne disposant que de trois instruments, l’un d’eux est associé à deux bandes de fréquences distinctes et gère simultanément la visibilité de deux strophes. Le fragment monophonique capté sur l’instrument et envoyé sur la voie de gauche fait, quant à lui, l’objet d’un traitement sonore modifiant sa granularité et sa matière. Le résultat de ce traitement est diffusé dans les enceintes à destination du public.

doc2

Doc. 2 ‒ Schéma du traitement audio de l’installation

Bien entendu, le public peut aussi agir dans l’installation et intervenir dans la communication entre les deux machines. Cette intervention s’effectue via un jeu qui fait office d’interface et qui est affiché sur l’écran de l’ordinateur musicien. En agissant, le lecteur/auditeur/joueur modifie la séquence musicale en insérant de nouveaux fragments. Il change ainsi la musique qu’il entend et celle qu’entend l’ordinateur poète, ce qui modifie la visibilité des strophes affichées. L’interface est donc également un jeu et un séquenceur qui permet à l’auditeur de composer de véritables morceaux musicaux. Cependant, cette action est entravée par la dimension « game » de l’interface.

Les fragments sonores ont été créés par trois instruments percussifs (Doc. 3) que Nicolas Bauffe a spécialement conçus et confectionnés pour cette œuvre. Il s’agit de tôles martelées de tailles variables, déformées selon divers procédés, sur lesquelles l’instrumentiste déplace une bille métallique. Chaque plaque possède sa bille spécifique dont la taille et la masse sont adaptées au son désiré. Chaque tôle produit ainsi un son dont le déroulement temporel et la gamme de fréquences sont spécifiques. Ces tôles sont mises en mouvement par des instrumentistes du laboratoire Musique et Informatique de Marseille (MIM) qui produisent en fait des unités sémiotiques temporelles (UST) [2] plus ou moins bien formées. La musique est donc composée en UST et non selon des modes de composition classiques. Un ensemble de fragments produits par chaque instrument constitue la banque de sons à disposition de l’ordinateur musicien.

doc3

Doc. 3 ‒ Instrumentarium.

Une composition musicale continue a d’ailleurs été composée à partir des fragments proposés et constitue en quelque sorte la musique originale de l’œuvre. Cette composition n’est pas accessible depuis l’installation, elle est présente sous forme de fichier parmi les données mais n’est pas utilisée par le programme. Pour l’atteindre et l’écouter, il faut donc prendre une autre posture de réception que celle de l’installation : accéder aux fichiers et la jouer pour elle-même. Ainsi donc, la modalité de réception créée par l’installation n’est pas la seule possible et ne donne pas accès à toutes les caractéristiques esthétiques de l’œuvre. Pour parcourir celles-ci en entier il est nécessaire de prendre une autre posture de réception, complémentaire de celle du public de l’installation et indépendante de celle-ci. L’œuvre possède donc une vie esthétique disjointe hors installation et ses fichiers seront rendus publics pour permettre cette autre vie esthétique.

1.2.2. Le jeu interface

Dans l’installation, l’interface est un jeu de réflexe utilisé par l’armée américaine pour entraîner ses pilotes de jets. Elle se compose d’un carré de bordure noire dans lequel le joueur déplace à la souris un carré rouge et dans lequel se déplacent des rectangles bleus gérés par le programme. L’objectif du jeu est de déplacer le carré rouge le plus longtemps possible dans cet espace en évitant les rectangles bleus et le bord noir. Le déplacement des rectangles accélère par étapes. J’ai légèrement modifié le jeu en ajoutant 3 carrés jaunes situés dans les coins du carré noir. Chacun de ces trois coins est associé à un instrument, toujours le même pour un coin donné. Chaque instrument commande la visibilité d’une strophe. Cette dernière est proportionnelle au niveau sonore de la bande de fréquence étroite du fragment joué par l’instrument puis filtré, qui constitue la voie de droite du son. N’ayant que trois instruments pour quatre strophes, un instrument combine deux bandes de fréquences et gère ainsi simultanément la visibilité des strophes 2 et 3. Les quatre strophes sont hiérarchisées en fréquence : la strophe 1 est associée à une fréquence basse (300 Hz), la strophe 4 à la fréquence la plus haute (7kHz), les deux autres étant intermédiaires, respectivement 1,8 kHz pour la strophe 2 et 2,5 kHz pour la strophe 3.

L’objectif de l’interface, différente de l’objectif du jeu, consiste alors à activer ces carrés jaunes qui déclenchent un fragment de l’instrument considéré, et rendent ainsi plus ou moins visible(s) la ou les strophe(s) correspondante(s). Lorsqu’un fragment est joué, le carré correspondant n’est pas visible. Il n’est ainsi pas possible d’exécuter simultanément deux fragments du même instrument, gérant donc la même strophe, ceci pour éviter les conflits. En revanche, plusieurs instruments peuvent jouer en même temps, ce qui permet de visualiser plusieurs strophes simultanément. On obtient d’ailleurs un phénomène intéressant : pour visualiser le texte en entier et ainsi percevoir le travail réel de la génération textuelle, il faut activer l’ensemble des instruments et les maintenir activés, ce qui génère une cacophonie sonore. Il n’est d’ailleurs pas facile de conserver cet état longtemps car il nécessite une grande rapidité et une grande dextérité dans la manipulation de l’interface. En revanche, un résultat musical intéressant nécessitera de garder des silences, d’alterner des phases d’instruments solos et de groupes, ce qui entraînera une visibilité partielle et fragmentaire du texte. De plus, « perdre » en établissant une collision entre le carré rouge et un rectangle bleu, ou la bordure noire, fige l’interface et produit un résultat graphique abstrait intéressant. On peut également créer des compositions visuelles abstraites animées en déplaçant le carré rouge pour lui-même au détriment des compositions sonores ou textuelles produites. Le programme n’est pas alors utilisé comme interface mais comme instrument plastique. Ainsi donc, le programme interface possède trois dimensions que la personne à la manœuvre peut activer pour elles-mêmes : un rôle de séquenceur, un instrument plastique et une dimension d’interface de la visibilité du texte.

La spécificité du jeu entraîne d’autres conséquences. S’agissant d’un jeu utilisé par l’armée américaine pour entraîner ses pilotes, on se doute qu’il mobilise fortement l’attention et la concentration du joueur. Autrement dit, il est impossible de jouer et de contrôler en même temps le résultat de la manipulation, notamment le texte, car cela demande à regarder l’autre écran, ce qui entraîne ipso facto une rencontre fatale qui bloque l’interface. Ainsi, ce qui se présente comme une interface dans sa dimension de contrôle des médias n’est nullement une interface, car une interface nécessite de contrôler les fonctionnalités mais, dans le même temps, de mesurer l’effet produit sur l’élément interfacé. Ici, le programme contrôle la personne qui le manipule plus que l’inverse. La solution pour s’en sortir et accéder aux dimensions non ludiques de l’œuvre, consiste à se positionner dans une autre modalité de réception, que je nomme méta-lecture. Il s’agit simplement d’observer quelqu’un d’autre manipuler  et de « jouir passivement » du résultat de son action. Autrement dit, de se placer dans la banale situation de spectateur. La déstructuration n’est pas seulement multimédia, elle est également fonctionnelle et touche l’interface. L’idéal est même d’avoir son « esclave » pour lui donner les instructions de manipulation ; à lui d’être performant pour produire le résultat désiré (mission difficile et parfois impossible !). Pour percevoir toutes les dimensions de l’installation il faudra alterner les deux modalités : manipulateur / spectateur mais la dimension de contrôle sera difficile à réaliser. De plus, aucune modalité de réception n’arrivera à éliminer la déstructuration multimédia mentionnée plus haut. La perception structurée de l’ensemble jouant sur la reconstruction mnésique, le public est toujours dans la construction créative car la mémoire trahit, transforme et oublie.

1.2.3. Un multimédia déstructuré

L’installation est bien un générateur multimédia mais dont les dimensions ne peuvent pas toutes être optimales en même temps : il s’agit d’un multimédia déstructuré qui demande un effort de recomposition mentale au lecteur/auditeur/joueur s’il veut en percevoir la cohérence. L’œuvre est déstructurée dans trois espaces : celui du programme, celui de l’écran (puisque le visuel se partage deux écrans) et celui qui sépare le spectateur de l’écran puisque le son et les actions se situent dans cet espace.

Le visuel est bien déstructuré sur les deux écrans : sur l’un, où est projeté le texte, et bien qu’il comporte nécessairement une dimension plastique, c’est bien le système linguistique qui s’impose à la perception. Sur l’autre, l’interface a une dimension plastique abstraite très forte, qui n’est pas sans rappeler Mondrian. Cette dimension est plus prégnante encore lorsque le lecteur « perd », car alors le visuel se fige obligatoirement durant quelques secondes puis demeure figé jusqu’à ce qu’il soit réinitialisé par un lecteur. Durant cette phase, le visuel de ce jeu cesse d’être une interface ou un jeu et demeure exclusivement un objet plastique.

1.2.4. Les générateurs de textes

Le texte est déstructuré de façon assez complexe, notamment à travers son caractère génératif. Le programme se compose de quatre générateurs de textes (Doc. 4), un par strophe, combinés dans le même programme qui les chapeaute et gère conjointement le comportement graphique des quatre textes générés. Chaque générateur fabrique un bloc de texte à l’écran. Le programme chapeau crée une cohérence esthétique entre les strophes et contribue à unifier l’ensemble, à bien percevoir les blocs comme strophes du poème, et non comme des poèmes indépendants. Trois strophes fonctionnent ensemble au niveau des thématiques, la quatrième constituant un commentaire sur ces trois strophes. Chaque générateur est construit à partir d’un texte écrit préalablement. Ces textes sont :

Strophe 1 :

La mer hourdit de son sable les joints calcinés de la mémoire.

Le vent soudain s’engouffre. / C’est un gouffre déjà ‒ l’oubli !

La mer. Puis un ploc, plic avant ploc. Sur Brest. ‒ T’en souvient-il Barbara ?

Avant, arrière avant, arrière arrière seulement ‒ la vague emporte jusqu’au souvenir de la vague.

Strophe 2 :

d’un roc surgit la vie

eau toujours

soleil aussi

Strophe 3 :

c’est ainsi

si l’on peut dire

ainsi que l’arbre croît

soit-il

strophe 4 :

qu’une page en vienne à jaunir

qu’elle soit jaunie par la cendre du temps

ou blanchie, lavée de tout soupçon

et c’est le texte ‒ encore

qui se retire de nos veines.

Doc. 4 ‒ Capture vidéo du texte généré (le programme générateur fonctionnant seul, hors de l’installation)

Ces textes initiaux servent de matrices à des solutions génératives différentes. Les trois premières utilisent des variantes de l’algorithme génératif le plus ancien qui soit (1952), celui des « phrases à trous ». Pour les deux premiers textes, chaque vers est considéré comme le moule d’une phrase à trous. Une phrase à trous est une phrase bien formée dans laquelle certains mots sont absents. Une liste de mots pouvant prendre la place du trou est alors constituée. Le programme génératif choisit un mot au hasard dans la liste correspondante qu’il positionne à la place du trou pour reconstruire le vers.

Le texte de la première strophe est généré de la façon suivante : le programme calcule une première variante qui demeure affichée durant sept secondes, puis une autre variante du texte est générée en choisissant aléatoirement un moule. La visibilité de la première variante diminue alors progressivement tandis que celle de la seconde qui lui est superposée augmente. Durant cette période les deux versions se superposent de façon non lisible. Ce changement s’effectue en huit secondes et le processus reprend. Ce comportement est, comme pour toutes les strophes, modulé par la gestion de la visibilité par le son : l’opacité calculée par le générateur de texte est multipliée par un facteur inférieur à un, proportionnel au volume sonore détecté à la fréquence du son gérant cette strophe. Elle est nulle en absence de fragment sonore associé à cette strophe.

Dans la strophe 2, chaque vers est généré selon son propre moule et garde donc toujours sa structure. Les vers sont successivement animés d’un mouvement vertical qui les permute, le premier vers parcourant tout le poème alors que les deux autres ne se croisent jamais comme le montre la vidéo (Doc. 4). Il se construit ainsi les configurations suivantes, chaque numéro étant celui du vers dans le poème initial : 123 ; 213 ; 231 ; 213 ; 123… À chaque chevauchement de deux vers, le générateur combinatoire génère ces deux vers, de sorte que le moment de la génération passe inaperçu, les deux vers étant superposés et donc illisibles.

La troisième strophe est plus complexe. Du poème original on retient la structure suivante : le premier vers et le dernier sont couplés (ainsi… soit-il) et forment une expression existante ou créée pour cette œuvre ; le deuxième débute par une partie du premier (ainsi / si) ; le troisième présente une redondance avec le premier. Le moule retenu est alors le suivant, chaque expression entre crochet étant une matrice de vocabulaire ou un autre moule (en gras) et les parenthèses indiquant les dépendances entre moules :

[init]

[deb(init)] + [comment]

[redondance(init)] + que + [action]

[final(init)] + [coda]

Avec les moules subsidiaires :

[action] = [substantif] + [verbe d’action (substantif)]

[comment] = [je] + [pouvoir] + [dire]

Le générateur réalise une transformation lente entre deux maximes générées et réalise un mouvement de rotation d’ensemble du poème affiché. La transformation se fait en remplaçant chaque matrice de la première maxime par celle de la seconde selon un ordre aléatoire. Comme un changement ne s’effectue que toutes les trois secondes et demie, le texte semble statique, la génération ne se voit pas. Par exemple, le passage entre les deux maximes suivantes s’effectue en douze étapes.

— “c’est ainsi

si l’on s’évertue à penser

ainsi… que l’eau s’engourdit

…soit-il.”– “entre ch-at

errance tu peux croire

et ch-ien comme le nuage se dislo que

entre r-at et r-ien parfois”

La quatrième strophe est construite par permutations et non selon un algorithme de phrases à trous. On remarque tout d’abord qu’on peut détecter la présence de dix vers inscrits dans le texte original en gras (Doc. 4) qui forment un second texte « fantôme » ayant pour titre jaunir. C’est le seul texte porteur d’un titre, caractérisant ainsi le fait qu’il ne s’agit pas d’une strophe du poème principal. Voici ce texte :

jaunie, blanchie

une page en cendre se retire de nos veines.

La cendre est le texte.

En cendre encore

elle est le texte.

Une page en nos veines…

‒ vienne le soupçon, encore ? ‒

…blanc est le texte.

Le temps encore se retire,

la cendre du temps, lavée, se retire.

L’incrustation de ce poème dans la strophe quatre produit une séquence de dix poèmes construits sur le texte initial de cette strophe. Chaque poème contient un vers du poème fantôme disséminé dans la strophe 4. Voici les poèmes de la série qui comprennent respectivement les vers 2 et 3 du poème fantôme jaunir :

qu’une page en vienne à jaunir

qu’elle soit jaunie par la cendre du temps

ou blanchie, lavée de tout soupçon

 

et c’est le texte – encore

qui se retire de nos veines

qu’une page en vienne à jaunir

qu’elle soit jaunie par la cendre du temps

ou blanchie, lavée de tout soupçon

 

et c’est le texte – encore

qui se retire de nos veines

 

L’ensemble des poèmes de cette série est montré dans un ordre aléatoire durant six secondes, puis le poème de la quatrième strophe est affiché seul durant vingt-quatre secondes. Une nouvelle permutation de la série est alors réalisée et le processus d’affichage reprend.

Chaque strophe possède une couleur propre et est animée d’un mouvement lent, ce qui a pour effet d’en mettre hors champ certaines parties durant un certain laps de temps. La couleur de fond se modifie également lentement, ce qui diminue parfois le contraste entre le fond et certaines strophes.

1.2.5. Rien à lire, circulez

Au final, l’installation gêne considérablement la lisibilité et oriente le spectateur vers une réception plastique ou ludique. Il est nécessaire de rentrer dans le programme pour découvrir les éléments ici énoncés qui ne sont fournis dans l’installation que sous forme d’indices perceptibles. La véritable dimension textuelle, qu’on qualifierait de littéraire dans une conception classique de la littérature centrée sur le texte, ne s’obtient avec plus de pertinence qu’en cassant la coque des médias directement perceptibles dans l’espace-son de l’installation, dans une modalité de lecture qui elle-même déconstruit l’œuvre en dehors de l’installation. Il s’agit là d’une opération de méta-lecture. La méta-lecture est une des modalités de réception de l’œuvre rendues possibles par le dispositif numérique. Notre culture de l’image, fondée sur la situation spectatoriale construite par le livre, le concert classique, la scène à l’italienne et le cinéma, considère que la dimension perceptive de l’œuvre est une surface située devant le lecteur/auditeur/spectateur. Le dispositif numérique complexifie cette situation en utilisant des domaines perceptifs ou signifiants qui ne sont pas accessibles dans cette configuration. Le modèle que je développe (Doc. 5) qualifie de « méta-lectures » les modalités nécessaires pour les atteindre, qui nécessitent des instruments pour y accéder, tout comme l’écran est un instrument de lecture de l’image filmique et le livre un instrument de lecture du texte.

doc5

Doc. 5 ‒ Les méta-lectures dans le modèle procédural. Extrait de : Philippe Bootz, « La poesia digital programada: una poesia del dispositivo », dans Poéticas technológicas, transdiciplina y sociedad : Actas del Seminario Internacional Ludión/Paragraphe, Pablo Esteban Rodriguez (trad.), Claudia  Kozac (ed.), Buenos-Aires, Exploratorió Ludión, 2011, p. 38.

Pour que les méta-lectures soient possibles, l’œuvre ne doit pas seulement être installée, elle doit également être publiée comme « document » accessible, par exemple en ligne. J’en ai moi-même déconstruit certaines dimensions afin de réaliser des « machines de lecture » (fichiers textes, fichiers exécutables, schémas, captures vidéos…) qui ne nécessitent pas de rentrer dans le programme pour atteindre ces dimensions. La vidéo Doc. 4 en est un exemple. Pour l’obtenir il a fallu déstructurer le programme du robot poète pour n’en récupérer que le générateur de texte.

Je ne prétends pas avoir fait le tour de toutes les dimensions esthétiques de l’œuvre. Je ne me suis notamment pas encore intéressé à l’esthétique du code de cette œuvre. L’analyse du code révèle souvent des composantes esthétiques ou rhétoriques. Dans tous les cas,  il me sera impossible d’atteindre toutes les dimensions de l’œuvre, notamment parce que celle-ci échappe nécessairement à son auteur et que d’autres points de vues, associés à d’autres dimensions signifiantes, sont toujours possibles. En revanche, l’installation procure au lecteur / spectateur une expérience de vie, sensible, intellectuelle, physique, esthétique que la déstructuration ne peut donner. Votre lecture vous appartient, même si elle ne peut s’effectuer que depuis l’intérieur de l’œuvre (on ne « lit » pas une œuvre, on « lit depuis » une œuvre). Rien d’autre ne peut la remplacer. Lecture et méta-lecture sont ainsi complémentaires et non hiérarchisées bien qu’antagonistes.

2. Quelques réflexions en guise de cadrage

Cette œuvre appartient à la série des petits poèmes à lecture inconfortable. La lecture inconfortable s’inscrit dans l’actualisation de l’esthétique de la frustration que j’ai créée dans les années 1980 et qui caractérise l’approche esthétique de nombre de poètes français dans cette période. La frustration n’y était pas un objectif mais un dommage collatéral lorsque le lecteur se rendait compte qu’il ne possédait pas les bonnes modalités de lecture de l’œuvre, c’est-à-dire lorsque ses tentatives de lecture selon les modalités classiques de lecture d’un livre échouaient. La lecture inconfortable travaille plus spécifiquement sur le contrôle en prouvant par une mise en œuvre que le dispositif technique contrôle le lecteur plus que celui-ci ne peut agir sur la machine et bien avant qu’il puisse tenter quoi que ce soit : l’interactivité est le meilleur moyen par lequel la machine vous contrôle. La frustration peut également se manifester comme dommage collatéral chez un lecteur qui ambitionne de contrôler l’œuvre ou sa lecture. En ces temps de manipulation sournoise des libertés et des démocraties par les algorithmes, il est judicieux de faire prendre conscience que ce contrôle de la machine peut s’exercer en toute circonstance, dût-elle prendre une forme ludique et esthétique dans une œuvre d’art.

Dans l’œuvre, l’interactivité concerne la lecture, qui est une modalité de réception spécifique venant de la situation du spectateur de cinéma, puis transformée par la possibilité, spécifique au numérique, d’agir via un écran. Cette continuité par l’image mouvante entre le cinéma et le visuel créée par des programmes, a tendance à nous faire croire que l’œuvre est ce qu’on observe à l’écran, car il s’agit de la partie immédiatement perceptible. On agirait donc « sur » l’œuvre. En fait, l’analyse des œuvres littéraires numériques, et des œuvres à lecture inconfortable en particulier, montre que cette conception confond « dimensions esthétiques » et « modalités d’accès aux dimensions esthétiques », c’est-à-dire l’objet et la modalité de l’accès. En instituant implicitement la lecture numérique comme unique modalité d’accès à l’œuvre au motif que c’est la plus évidente, on se prive d’une part non négligeable de ce qui constitue la dimension esthétique spécifique des œuvres littéraires numériques. Réduire l’œuvre à son contenu écran ou à ce qui est immédiatement donné à la perception par le dispositif proposé de monstration (installation, performance, exécution on-line…) revient à la castrer. Il est vrai que toute notre culture, depuis plusieurs siècles, et plus spécialement dans les cultures occidentales, a forgé ce pouvoir démesuré de la lecture, et même les auteurs numériques ont aujourd’hui encore beaucoup de mal à penser l’œuvre différemment, bien que l’analyse de leurs productions [3] montre qu’en fait l’œuvre fonctionne différemment. Il est logique, dans ces conditions, qu’aucun instrument ne permette d’accéder aux dimensions non écraniques des œuvres, ce qui nous prive de machines de lecture de ces dimensions.

Le parallèle avec le livre fera mieux ressortir mon propos. Il convient d’établir une différence entre le texte et le livre. On pense généralement que le livre est un « support » du texte mais la situation est plus complexe que cela. Le livre dispose de toute une « machinerie » textuelle et physique qui oriente et contraint le lecture du texte : un paratexte (pagination, chapitrage…) et une disposition plastique (blancs entre les mots, délimitation de blocs constituant des paragraphes, corps de fontes différents pour le corps du texte, les titres…, sauts de lignes et de pages, utilisation de tirets pour les répliques, d’italiques…) de sorte que le livre n’est pas un simple support du texte, il s’agit d’une véritable machine de lecture dont l’invention ne s’est pas faite du jour au lendemain et résulte de transformations idéologiques. Jusqu’au VIIe siècle, il fallait connaître le texte car tous les mots étaient collés et le codex, l’ancêtre du livre, jouait davantage le rôle d’une partition que d’un livre. Cette disposition empêchait le commun des mortels de lire, la lecture étant réservée aux hommes d’église détenteurs de la parole de Dieu. Il a donc fallu que l’église perde un peu de ses prérogatives sur le texte et que puisse advenir la lecture silencieuse pour que le livre voie progressivement le jour (le paragraphe au XIe siècle, la pagination au XIIIe). Tant que notre idéologie de l’œuvre restera marquée par quelques notions issues des siècles passés, et plus spécifiquement du XIXe siècle (pour lequel l’œuvre littéraire est un texte immédiatement perceptible porté sur un support), l’humanité ne développera pas de machine à lire les dimensions autres.

La solution la plus utilisée aujourd’hui pour pallier l’absence de telles machines est de montrer le code informatique. Cette solution est loin d’être optimale. Outre qu’elle nécessite des compétences informatiques pour en tirer parti, ce qui confine et discrimine l’accès à une certaine élite formée en conséquence, cette solution ne tient pas compte de la dimension « d’outil intellectuel » qu’est le code. En tant qu’outil, le code sert en effet à augmenter quantitativement et non qualitativement les possibilités du cerveau. Il fait ce que le cerveau humain peut faire mais en plus vite et sans la barrière de la surcharge cognitive, ce qui lui permet de retenir et traiter simultanément des quantités énormes d’informations, selon des objectifs différents, ce que ne saurait faire un cerveau humain. De ce fait, la lecture humaine d’un programme complexe bloque sur ce dépassement quantitatif opéré par le programme, ce qui interdit d’en percevoir en détail toutes les implications et dimensions en dehors d’un processus d’exécution. Ainsi donc, une machine à lire le code ne consistera sans doute pas en un affichage simple du code, mais inclura sans doute une exécution de portions de ce code dans un environnement différent du programme de l’œuvre. C’est dans cette direction que j’oriente mes expérimentations sur le code, et elles ont déjà fourni quelques résultats probants [4].

La lecture en situation traditionnelle, rebaptisée lecture étroite dans le modèle général que je développe, englobant ainsi la lecture numérique, la lecture interactive dans une installation, la lecture spectatoriale d’une projection ou d’une performance, permet d’accéder à certaines dimensions de l’œuvre qu’aucune autre modalité de réception ne permet, mais interdit également l’accès à d’autres dimensions qui nécessitent de ce fait des modalités d’accès différentes que je nomme de façon générique des « méta-lectures ». Tout comme la lecture étroite, il s’agit d’opérations instrumentées [5] qui permettent d’atteindre d’autres niveaux esthétiques de l’œuvre. La réception se trouve ainsi déconstruite selon plusieurs modalités autonomes, indépendantes et non simultanées qui, chacune, permet d’accéder à des dimensions esthétiques ou littéraires différentes de l’œuvre. La réception ne résulte donc pas simplement d’une transmission, elle nécessite une reconstruction mentale qui assemble les diverses pièces du puzzle résultant de ces modalités diverses.

*

L’installation et la performance, tout comme la lecture numérique, sont des dispositifs qui contraignent la réception et en limitent l’accès à la seule lecture étroite. Dans le cadre de l’esthétique de la frustration et de la lecture étroite, l’œuvre constitue un « piège à lecteur ». Ce concept, que j’ai forgé dès le début de mon basculement dans l’écriture numérique programmée, indique que l’œuvre met en échec la conception de l’œuvre comme spectacle, fût-il interactif. L’objectif du piège à lecteur n’est pas de vous dire au sein de l’œuvre que vous êtes piégé mais de vous le faire expérimenter. On le dit ailleurs, dans un discours second comme cet article.

Notes

[1] Voir le document vidéo sur le festival OLE 01 réalisé par la Rai en 2014. L’installation joue de la musique pour mon poème est présentée entre les dates 3:41 et 4:17. On y voit clairement le fonctionnement de l’interface.

[2] Une unité sémiotique temporelle (MIM) est une structure temporelle iconique d’un mouvement naturel. Voir à ce sujet Xavier Hautbois & Nicolas Donin (dir.), musimediane , n° 5 : « Les Unités Sémiotiques Temporelles : enjeux pour l’analyse et la recherche », mars 2010, revue en ligne  (consulté le 20 mai 2018).

[3] V. par exemple Philippe Bootz, « signs and apparatus in digital poetry: the example of Jean-Marie Dutey’s Le mange-texte », LLC/Literary and Linguistic Computing, volume 27, issue 3, septembre 2012, p. 273-292 ; ou (2007), Les Basiques : La littérature numérique, Leonardo Olats (collection les basiques) [en ligne] (consulté le 10/02/2010) ; ou encore « vers de nouvelles formes en poésie numérique programmée ? », Rilune, n°5 : « littératures numériques en Europe, état de l’art », juillet 2006 [en ligne] (consulté le 15 février 2014).

[4] Voir par exemple Philippe Bootz et Marcel Frémiot, «  Passage, poème numérique, éléments d’esthétique et d’analyse », Les Cahiers du MIM, n° 3, octobre 2009 [en ligne] (consulté le 10/02/2010).

[5] Le fait que la modalité soit instrumentée ne signifie pas qu’elle utilise une machine de lecture. Une machine de lecture fonctionnerait de la même façon pour toutes les œuvres alors qu’aujourd’hui les procédures et instruments mis en œuvre dans les méta-lectures s’adaptent aux œuvres ainsi lues.

Auteur

Philippe Bootz est auteur de poésie programmée depuis la fin des années 70, et enseignant-chercheur à Paris 8. Éditeur de la revue de littérature animée et interactive alire, impliqué dans divers collectifs de poésie numérique, il s’intéresse aux altérations des opérations de lecture et d’écriture opérées par ces formes nouvelles. Se démarquant de la génération de textes et des créations hypertextuelles, Philippe Bootz a proposé dès la fin des années 80 des œuvres de poésie animée. Ses créations, qui interrogent le rapport entre l’écriture informatique, son exécution machinique et sa manifestation sur l’écran de l’ordinateur, sont liées à une « esthétique de la frustration » qui déroute le lecteur, tels les « Petits poèmes à lecture inconfortable » (« Petite brosse à dépoussiérer la fiction », 2005, ici ; « L’e rabot poëte », 2005, ici ; « Les amis sur le seuil », 2011, ).

Copyright

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Langue, genre et automatisation : le projet En française dans la texte


En française dans la texte est un projet artistique traitant du rapport de la langue française au genre. L’article revient sur la motivation du projet : faire apparaître et dénoncer le sexisme de la langue française, construit historiquement au XVIIe siècle, à l’origine d’une invisibilisation des femmes à travers l’institution de la primauté du masculin dans la langue. Il montre comment, aujourd’hui, les outils de traitement automatique du langage prolongent cette discrimination sexiste dont il analyse certains mécanismes qui peuvent passer inaperçus, par exemple les biais de genre dans le traducteur automatique de Google.

En française dans la texte is an artistic project dealing with French language and gender. Its outputs are texts which are edited and then automatically translated from common French language into a version of French whose grammatical gender is feminine only. In French, most words (nouns ‒ including those of inanimate objects ‒, adjectives, pronouns, determiners…) are gendered in masculine or feminine forms. This article is based on our experience as artists with that project. We analyze how sexist gender rules have been set up by the Académie française, a preeminent council for matters pertaining to the French language created by Cardinal Richelieu, the chief minister to King Louis XIII in 1635. Since the seventeenth century, those sexist gender rules have persisted. Nowadays, natural language processing tools reproduce and amplify sexist biases, such as gender prediction in Google Translate.


Texte intégral

Ce texte part de notre expérience en tant qu’artistes avec le projet En française dans la texte [1], un projet critique sur le thème « langue française et genre ». Il tente d’en analyser le contexte, c’est-à-dire le sexisme de la langue française, un sexisme construit historiquement au XVIIe siècle et renforcé par les technologies numériques d’aujourd’hui.

Notre réflexion et notre pratique artistique s’inscrivent dans un renouveau des féminismes depuis quelques années, qui s’exprime sous différentes formes. Tout récemment, par exemple, les campagnes sur les réseaux sociaux comme #metoo et #balancetonporc ont largement rendu publique l’ampleur du phénomène de harcèlement sexiste, mais aussi les réticences spécifiquement françaises à les entendre et à agir en conséquence.

Le projet artistique En française dans la texte a pour origine notre volonté de lutter contre le paternalisme inscrit au cœur de la langue française, en traduisant « en française », c’est-à-dire entièrement au féminin, des textes provenant de différents horizons, grâce à des algorithmes complétés par des corrections manuelles. C’est ainsi que les traductions perturbent sensiblement les messages originaux, en créant un sentiment d’inquiétante étrangeté proche du trouble que génère l’expression poétique. Cette littérature « en française » produit aussi un certain humour en dévoilant à l’improviste, comme des lapsus, l’origine ou la parenté de certains mots ou expressions, par exemple « il n’aurait pas le culot de venir ici » devient en française « elle n’aurait pas la culotte de venir ici ». Enfin, notre proposition rend obsolète tout le débat autour de l’écriture dite inclusive.

Ce processus de traduction s’inscrit dans la poésie numérique telle que Kenneth Goldsmith la définit dans L’écriture sans écriture ‒ du langage à l’âge numérique, c’est-à-dire une poésie ouverte aux multiples régimes d’écriture de l’Internet, une poésie dont les moteurs sont l’appropriation, la copie, la compilation, l’agrégation de matériaux hétérogènes et déjà existants. Une poésie à mille poètes, humains et non-humains (numériques, incluant toutes les opérations conduites par les ordinateurs).

Le programme de traduction en française génère automatiquement une nouvelle prosodie, les phrases en française sont bousculées par des hiatus et des allitérations : sa amour (au lieu de son amour), elle la la donne (au lieu d’il le lui donne)… Les mots gagnent une expressivité nouvelle par l’aspect déconcertant et insolite des formes féminines substituées et des néologismes. Ce jeu avec la langue est un acte performatif, un acte de langage, qui agit sur le monde et sème littéralement un « trouble dans le genre [2] ». C’est un des propres de la poésie que de produire des effets de révélation du monde.

1. Genre linguistique : histoire d’une discrimination construite

L’histoire du genre linguistique ne s’est pas faite seulement par l’usage des locuteur-rices, elle est surtout le résultat d’une lutte idéologique (incarnée par l’Académie française puis prolongée de manière implicite par les GAFA[3] pour imposer la primauté du masculin au détriment du féminin et pour invisibiliser et discriminer les femmes dans l’espace social. C’est l’histoire d’une discrimination construite par des règles et par des techniques.

1.1. Grammaire : introduction de la primauté du masculin au XVIIe siècle

La langue française comporte deux genres : tous les substantifs désignant indifféremment des entités animées et inanimées sont soit féminins, soit masculins. La règle de base prévoit que les déterminants, les adjectifs, les participes passés, les pronoms s’accordent en genre et en nombre avec les substantifs auxquels ils se rapportent ou auxquels ils se substituent (par exemple, un pantalon blanc, des chaussettes blanches).

C’est au XVIIe siècle que naît une nouvelle règle qui déroge à la précédente et institue la primauté du masculin sur le féminin. Elle est l’œuvre de l’Académie française (créée par Richelieu en 1635 pour normaliser et perfectionner la langue). En 1647, le grammairien et académicien Claude Favre de Vaugelas la justifie par le postulat suivant : « le genre masculin étant le plus noble, il doit prédominer chaque fois que le féminin et le masculin se trouvent ensemble. » Mais cette nouvelle règle ne fut pas unanimement, ni immédiatement acceptée. Ainsi, Gilles Ménage (autre grammairien du XVIIe siècle) rapporte une conversation avec Madame de Sévigné :

S’informant sur ma santé, je lui dis : Madame, je suis enrhumé. Je la suis aussi, me dit-elle. Il me semble, Madame, que selon les règles de notre langue, il faudrait dire : je le suis. Vous direz comme il vous plaira, ajouta-t-elle, mais pour moi, je croirais avoir de la barbe au menton si je disais autrement [4].

D’ailleurs, en ancien français comme en latin, il était permis d’accorder l’adjectif en genre et en nombre avec le nom qu’il qualifie le plus proche. Cette règle, qui reprend du service aujourd’hui, est nommée règle de l’accord de voisinage, ou de proximité, comme dans la formulation des sondages et statistiques électorales au lieu de des sondages et statistiques électoraux qui est la forme « correcte » toujours préconisée aujourd’hui par l’Académie. Elle fut d’un usage commun jusqu’à la Révolution française. Racine appliquait la règle de voisinage de manière habituelle, par exemple avec l’alexandrin « mais le fer, le bandeau, la flamme est toute prête [5] » dans Iphigénie (1674) ou bien « Armez-vous d’un courage et d’une foi nouvelle [6] » dans Athalie (1691).

Malgré tout, la primauté du masculin sur le féminin finit par s’imposer définitivement au XVIIIe siècle en vertu de la tautologie : « le genre masculin est réputé plus noble que le féminin à cause de la supériorité du mâle sur la femelle [7] », rappelée par le grammairien et académicien Nicolas Beauzée en 1767.

Aujourd’hui, même si l’influence de l’Académie s’émousse, le masculin s’impose encore, contre toute logique, dans des expressions comme quelle heure est-il ? » au lieu de quelle heure est-elle ? qui serait pourtant la forme attendue puisque le mot heure est du féminin. Sans parler des cas où le masculin est utilisé à la place de ce qui serait un neutre dans d’autres langues, par exemple, il fait beau où le il est purement arbitraire…

Tout récemment, l’Académie française continue à raisonner de manière sexiste et erronée en prétendant que « le masculin a valeur générique ou non marquée, le féminin est la forme marquée [8] ». En réalité, comme le fait remarquer Éliane Viennot et ses co-autrices dans l’ouvrage collectif Lacadémie contre la langue française [9], les académiciens confondent masculin et racine d’un mot. Ils pensent sans doute que coiffeuse est formé d’après coiffeur, alors qu’en fait, les mots dérivent d’une racine commune et non d’une forme masculine à laquelle il faudrait retrancher ou rajouter quelque chose. À partir de n’importe quelle racine, le français est apte à faire des substantifs masculins et féminins, des verbes, des adjectifs… Par exemple : la racine coiff- permet de créer : coiffeur, coiffeuse, coiffer… Cette méconnaissance de la langue est étonnante de la part de l’Académie, mais n’est pas si étrange puisque la composition actuelle de cette institution ne comprend aucun.e linguiste, aucun.e agrégé.e de grammaire, aucun.e historien.ne de la langue [10].

1.2. Vocabulaire : dépréciation du féminin – Galant, galante

Pour des raisons qui ne font que traduire le sexisme de la société, le féminin est souvent dépréciatif. C’est fréquemment le cas quand il désigne une qualité ou une fonction. Il suffit de comparer les formes masculines et féminines pour saisir la différence sémantique : galant, galante, un homme galant est courtois, une femme galante est une prostituée ; professionnel, professionnelle, un professionnel connaît bien son métier, une professionnelle est une prostituée ; couturier, couturière, un couturier est un créateur, une couturière est une petite main, etc. Dans le domaine de la terminologie des métiers et fonctions, jusqu’au XXe siècle, les termes comme la présidente ou la capitaine ne désignaient pas celle qui exerce la fonction de présidente ou de capitaine, mais l’épouse du président ou du capitaine, c’est-à-dire la subordination au statut marital. En matière de désignations métaphoriques, l’exemple des noms d’oiseaux est flagrant : pour quelques coqs ou paons, combien de poules, poulettes, poules pondeuses, poules mouillées, poules de luxe, mères-poules, cocottes, cailles, oies (blanches), pies (jacassantes), bécasses, dindes ? Toute la basse-cour y passe.

1.3. « Madame le Président » ‒ Invisibilité linguistique des femmes : une invisibilité délibérée

Un des usages fondamentaux du latin, des langues romanes qui en sont issues et en conséquence du français, est de parler des femmes au féminin et des hommes au masculin.

C’est à partir du XVIIIe siècle que le français est délibérément masculinisé. C’est tout particulièrement visible dans les noms de métiers et de fonctions. Il est à noter que le XVIIe siècle est la période à laquelle un certain nombre de femmes de lettres comme Mmes de Lafayette, de Scudéry, de Sévigné, de Villedieu, Deshouillères, de Coligny de la Suze et bien d’autres, commencent à accéder à la notoriété, malgré l’interdiction qui est faite aux femmes de poursuivre des études secondaires et supérieures. Cette reconnaissance nouvelle des femmes dans le monde des lettres, jusqu’alors chasse-gardée exclusive des hommes, explique le refus des académiciens de tolérer désormais les termes féminins désignant les activités qu’ils ne voulaient pas partager avec les femmes : « [i]l faut dire cette femme est poète, est philosophe, est médecin, est auteur, est peintre ; et non poétesse, philosophesse, médecine, autrice, peintresse, etc. [11] » écrivait ainsi Andry de Boisregard (Réflexions sur l’usage présent de la langue françoise, 1689). Si les académiciens prirent la peine de les interdire, c’est que ces formes étaient bien en usage courant jusqu’au XVIIe siècle. Pour preuve, la langue juridique conserve encore aujourd’hui des traces de cet usage ancien des formes féminines. Par exemple, les termes demanderesse ou défenderesse ont réussi à passer outre l’interdiction de l’Académie, sans doute parce que la langue juridique est encore plus conservatrice que cette dernière.

En France, la lutte contre l’invisibilité linguistique des femmes est récente : il faut attendre 1984 pour qu’une commission relative à la féminisation des noms de métiers [12] soit mise en place sous l’impulsion de Yvette Roudy, alors ministre des Droits de la femme (de 1981 à 1986). L’instigatrice de cette commission était Anne-Marie Houdebine, sa présidente, Benoite Groult.

Malgré les préconisations ministérielles favorisant la féminisation dans les textes officiels, les résistances restent fortes. En 2014, l’Académie française continue de refuser des formes telles que professeure, auteure, ingénieure, procureure etc, qu’elle considère comme de « véritables barbarismes [13] » alors que ces formes sont la norme au Québec.

À l’Assemblée nationale, en octobre 2014, alors que la présidente de séance, Sandrine Mazetier (députée PS), demande au député LR Julien Aubert de respecter la présidence et le règlement de l’Assemblée en l’appelant « Madame la présidente », il persiste à employer les mots « Madame le président ». Sanctionné par le bureau de l’Assemblée et privé à ce titre d’un quart de son indemnité parlementaire pour un mois (soit 1378 euros), il dépose un recours en justice en janvier 2015.

1.4. Le langage épicène : le « péril mortel » pour les Immortels

Plusieurs propositions de langue épicène, c’est-à-dire permettant de nommer les deux genres sans discrimination, ont vu le jour récemment, comme l’emploi de parenthèses, mais cette forme discrimine la marque du féminin en la plaçant entre parenthèses, c’est-à-dire en position inférieure ; à l’opposé, l’emploi du E majuscule (motivéEs), est la forme la plus militante, utilisée dans des contextes féministes et LGBTQI [14], mettant en avant la marque du féminin ; l’emploi du trait d’union ; l’emploi du point médian, semblable au trait d’union mais plus discret, ainsi que nous l’utilisons dans cet article.

Ces pratiques typographiques pour démasculiniser la langue écrite n’ont pas encore abouti à une norme commune. De plus, elles provoquent des réactions disproportionnées de la part de nombreuses personnalités, en particulier des ministres, des journalistes et des membres de l’Académie française qui déclarent en 2017 « devant cette aberration “inclusive”, la langue française se trouve désormais en péril mortel [15] ».

2. Renforcement de la discrimination par la technologie

Les formes de sexisme et de discriminations à l’œuvre dans les relations sociales et inscrites dans la langue sont conséquemment présentes dans les outils numériques utilisés au quotidien, en particulier sur Internet : moteurs de recherches, plateformes et réseaux sociaux…

2.1. Les nouvelles formes de misogynie en ligne

Le cyber-harcèlement sexiste est un fait avéré, même s’il n’est pas reconnu par les instances modératrices des plateformes, ni par la justice. Selon des études récentes citées par le collectif Féministes contre le cyberharcèlement :

Une jeune femme sur cinq déclare avoir été victime d’au moins un cyberharcèlement d’ordre sexuel depuis l’âge de quinze ans et une adolescente sur quatre déclare être victime d’humiliations et de harcèlement en ligne concernant son attitude (notamment sur son apparence physique ou son comportement amoureux ou sexuel). Ce que ces études ne disent pas en revanche, c’est que les femmes qui subissent d’autres formes de discriminations en raison d’un handicap, de leur origine, leur couleur de peau, leur religion, leur orientation sexuelle, leur identité de genre sont encore plus exposées à ce type de violences [16].

Contrairement à l’espace physique de la rue, du lieu de travail ou du lieu de vie, les agressions misogynes en ligne prennent la forme de textes écrits, souvent associés à la propagation d’informations et de photographies personnelles sans consentement (doxing).

Insultes et autres menaces fusent facilement, pouvant émaner d’un très grand nombre de personnes à la fois, à travers des campagnes de harcèlement coordonnées. Ces actes misogynes sont minimisés autant par les plateformes publiques d’échanges et de discussions sur lesquelles elles ont lieu, que par la police et la justice, et plus généralement l’opinion publique, et par conséquent sont perpétrés souvent en toute impunité. Par exemple, malgré de nombreuses polémiques au cours des années, une plateforme comme Twitter n’a pas pris de disposition pour empêcher le cyber-harcèlement de ses utilisateur⋅rices, sauf en de très rares cas, et de manière souvent ponctuelle.

Ce fut le cas par exemple avec le bannissement de Twitter en janvier 2016 de Milo Yiannopoulos, ex-journaliste (du site américain néoconservateur Breitbart News) pour sa campagne de harcèlement contre l’actrice africaine-américaine Leslie Jones à l’occasion de la sortie de la nouvelle version de la comédie fantastique S.O.S Fantômes avec un casting féminin.

Cette parole misogyne se retrouve à tous les échelons de la société, ainsi le candidat puis président Trump adopte sciemment une façon de communiquer sur Twitter sexiste et raciste. Ses tweets envers Barack Obama alors président et Hillary Clinton, sa rivale dans l’élection présidentielle américaine, en sont des exemples [17]. Donald Trump sait pertinemment qu’ils seront « retweetés » et largement cités dans la presse, autant par ses partisans que par ses opposants outrés par sa façon de s’exprimer.

Pour attirer l’attention sur le fait que les pratiques de harcèlement sont courantes et par la même occasion attirer les trolls [18], Sarah Nyberg a crée le compte @arguetron [19], un bot qui envoie toutes les 10 minutes des affirmations progressistes et qui reçoit donc des tonnes d’immondices sexistes.

En ce qui concerne le cyber-harcèlement en France, il semble que peu de plaintes aboutissent. Par exemple, la militante féministe Caroline de Haas a porté plainte en février 2016 pour diffamation et injures publiques et provocation au viol suite à des milliers de messages sur Twitter et Facebook en réaction à son tweet le 7 janvier 2016 qui disait : « Ceux qui me disent que les agressions sexuelles en Allemagne sont dues à l’arrivée des migrants : allez déverser votre merde raciste ailleurs ». Un an plus tard, le verdict tombe, un non-lieu car le juge a annoncé ne pas pouvoir identifier les personnes, le procureur aurait pu imposer à Facebook et Twitter de fournir les adresses IP mais ne l’a pas fait.

2.2. Les algorithmes sont-ils sexistes ?

Le langage utilisé en ligne charrie donc stéréotypes et préjugés qui concernent le genre (mais aussi la race, l’orientation sexuelle, la classe sociale, etc). Ces mots, phrases, documents deviennent la matière première traitée par les algorithmes en ligne. Ces textes deviennent des données qui sont classées, triées, agrégées afin d’être utilisées sous de multiples modes.

Pour exploiter sur le plan sémantique le vaste volume de données produites chaque jour (55 000 gigabytes par seconde de trafic internet selon le site Internet Live Stats [20]), des technologies ont dû être inventées. L’une d’elles, particulièrement en expansion actuellement, est le « machine learning » (ou apprentissage automatique), qui est un des domaines de l’intelligence artificielle.

2.2.1. Un exemple de méthode de machine learning : word embeddings

Afin de créer du sens à partir des mégadonnées ou big data, c’est-à-dire ces très larges ensembles de données hétérogènes non structurées (archives numérisées, données scientifiques, commentaires et autres textes issus de chats et des réseaux sociaux…), il faut développer des méthodes beaucoup plus complexes que les algorithmes utilisés pour des données structurées (déjà répertoriées et classées dans des bases de données). Des modèles sont alors conçus afin de réduire cette complexité et la transformer en unités d’informations utilisables de manière opérationnelle par les machines.

Cet apprentissage automatique, terme français pour traduire l’expression machine learning, renvoie à des techniques variées où l’intervention humaine est plus ou moins présente. On parle d’apprentissage supervisé ou non-supervisé en fonction de l’implication humaine dans le processus. La supervision (humaine) concerne la phase d’entraînement des machines afin de constituer des modèles à partir d’exemples validés. À l’inverse, dans le cas d’un apprentissage non supervisé, la nature des données d’entraînement n’est pas connue, l’algorithme permettant l’émergence d’une structure depuis les données mêmes.

Le recours aux word embeddings est une des techniques les plus efficaces du traitement automatique du langage naturel. Il s’agit d’une méthode d’apprentissage automatique de la langue par les machines, basée sur une représentation des relations entre les mots par des vecteurs dans un espace 3D. La proximité sémantique des mots est représentée par leur proximité spatiale. Cette représentation géométrique est ensuite beaucoup plus facile à manipuler par les machines pour reconnaître les entités-mots, les classer, les étiqueter. Les proximités représentées par les vecteurs reflètent les préjugés sociaux, eux-mêmes inscrits dans le big data : ainsi le terme femme est plus proche de celui d’infirmière que celui de médecin, et le terme homme est plus proche de celui de médecin que dinfirmier.

2.2.2. La notion de biais

C’est ainsi que le machine learning relaye les stéréotypes et les distorsions (ou biais) extraites du big data. Or, ce type de développement biaisé sert de base à de nombreuses applications comme le moteur de recherche de Google ou son traducteur automatique.

Aylin Caliskan[2 1] a montré comment, dans le cas de la traduction d’une langue non genrée vers une langue genrée, le traducteur automatique prédit le genre en fonction des proximités spatiales générées par les word embeddings. En turc, langue non genrée, « o bir doktor » est traduit par Google Translation par « il est médecin » (au lieu d’« il ou elle est médecin ») et « o bir hemsike » est traduit par « elle est infirmière [22] ».

Le moteur de recherche de Google s’appuie également sur la méthode des word embeddings pour répondre aux requêtes. Ainsi, lorsqu’il doit afficher la liste des doctorants en informatique d’une université [23], il ordonne les résultats en classant d’abord les étudiants puis les étudiantes, car le mot informaticien est plus proche spatialement du mot homme que du mot femme, biais manifeste.

En mars 2016, Microsoft lance sur Twitter Tay [24], un robot de conversation qui emprunte l’identité d’une adolescente et qui a pour but de devenir plus intelligente au fil de la conversation. Au bout de quelques heures, Microsoft ferme le compte suite aux propos extrêmes tenus par le bot (racistes, sexistes, homophobes, négationistes…). En effet, le programme d’intelligence artificielle fonctionne par mimétisme et met dans sa bouche le vocabulaire et les tournures utilisées généralement en ligne, et donc stéréotypées. De plus, Tay a fait l’objet d’une campagne très suivie de détournement de ses capacités conversationnelles. Partisans de Donald Trump, soutiens du mouvement anti-féministe GamerGate et autres trolls de tous bords se sont associés pour transformer l’intelligence artificielle en un compte Twitter de robot néo-nazi.

Ces trois exemples montrent bien comment les algorithmes relaient en les systématisant le sexisme et le racisme de la société.

Des chercheurs travaillent sur des manières de supprimer les préjugés liés au genre reproduits et renforcés par ces outils. Toutefois, la réelle volonté des GAFA de corriger ces biais est bien faible car ces entreprises commerciales n’ont pas pour but la poursuite du bien commun ni la justice sociale. De plus, l’égalité femme-homme n’est pas au cœur de leurs pratiques : par exemple, Google vante sa politique d’égalité dans l’entreprise alors que le ministère du travail américain vient justement de l’accuser de pratiquer une disparité salariale « extrême ».

Par ailleurs, l’élaboration des algorithmes, la collecte et le tri des données, la supervision des phases d’apprentissages des machines ne sont pas expertisés de manière indépendante. Une grande opacité semble donc régner sur des processus qui influencent notre accès à l’information. Ces processus nous sont présentés comme transparents et purement techniques alors qu’ils façonnent de manière biaisée notre rapport au monde.

3. Le projet en française dans la texte

Nous avons développé le projet En française dans la texte pour prendre le contre-pied des masculinistes qui imposent leur loi depuis des centaines d’années. Il s’agit d’une opération de décolonisation de la langue française, de démasculinisation radicale qui institue un seul genre, le féminin.

Ce choix de réduire les deux genres à un seul, le féminin, outrepasse les solutions préconisées par le langage épicène, c’est-à-dire utilisant une terminologie générique désignant indifféremment le féminin et le masculin, ou par l’écriture inclusive qui tente de représenter de manière équitable les deux genres. C’est là notre manière de refuser la binarité du genre (masculin/féminin), de la faire exploser au profit de tous les possibles. Une lecture attentive de nos traductions en française est parfois nécessaire pour démêler les relations entre des personnages tous désignés au féminin et pour imaginer leurs identités potentielles.

Après plusieurs siècles de prééminence du masculin, et prenant acte du retard français en matière d’égalité femme/homme dans tous les domaines de la société (travail, politique, culture, loisirs…) et de la langue, nous trouvons légitime de promouvoir aujourd’hui ce systématisme inversé. Quand, enfin, la langue française ne discriminera plus les femmes, nous songerons à participer à l’invention d’une nouvelle forme de langue non genrée.

Le projet consiste à traduire au féminin, à adapter, à éditer des textes pré-existants venant de différents domaines : fiction, documentaire, textes théoriques…

Les textes créés ont en commun un processus de production algorithmique qui a pour effet de révéler l’arbitraire du genre, et de générer des trouvailles littéraires (la marché aux bestiales, la droite de vote, les factrices économiques…). Notre projet s’inscrit ainsi dans une forme de littérature algorithmique ou de poésie numérique.

L’algorithme de féminisation utilisé est complété par des relectures et des corrections manuelles. Nous occupons ainsi une double fonction d’autrices et de petites mains que nous avons expérimentée à travers deux réalisations : A votée et Wikifémia.

3.1. Processus de traduction en française

Le projet En française dans la texte donne lieu à une production textuelle en française qui fait l’objet de performances, de publications, d’expositions… Ces traductions nécessitent le développement d’outils de travail spécifiques.

3.1.1. Les règles de féminisation

Nous nous sommes longuement interrogées sur l’envergure à donner à notre féminisation. Devrions-nous utiliser les formes féminines existantes dans le français actuel ? Ou bien inventer des formes féminines en nous basant sur les règles préconisées par le guide d’aide à la féminisation des noms de métiers, titres grades et fonctions publié en 1999 [25] ? Ou enfin créer des néologismes de toutes pièces ? Après avoir testé ces différentes possibilités, nous avons opté pour une féminisation franche, mais qui préserve la lisibilité.

Par ailleurs, nous avons opté pour une féminisation des mots, pas des choses. Il ne s’agit pas d’un monde sans hommes mais d’une langue sans masculin : un homme devient en française une homme, pas une femme. Nous développerons éventuellement plus tard d’autres modalités. Nous nous réservons le droit de faire évoluer ces règles dans un sens plus radical ou plus créatif.

Nous avons intitulé ces règles la bonne usage en référence au Bon usage de Grevisse en vigueur dans toutes les écoles primaires depuis plusieurs générations.

La bonne usage

Règle générale :

Substituer systématiquement les formes féminines aux formes masculines.

Application de la règle aux substantifs :

Remplacer systématiquement les formes masculines par les formes féminines quand elles existent. Si aucune forme féminine n’existe, utiliser les formes masculines précédées d’un déterminant féminin par exemples : une institutrice, une parapluie, une petite sac en papier, ma grande-père

‒ Application de la règle aux participes présents :

Les participes présents sont arbitrairement au masculin singulier en français, il faut donc utiliser arbitrairement le féminin singulier en française, par exemple, nous travaillons en chantante.

Application de la règle aux participes passés :

Les participes passés sans complément d’objet direct antécédent sont arbitrairement au masculin singulier en français, il faut donc utiliser arbitrairement le féminin singulier en française, par exemple, a votée.

3.1.2. Le programme de traduction automatique

Le programme informatique de traduction est développé en Python. Python est un langage de programmation orienté objet, multiplateforme, placé sous une licence libre, et particulièrement adapté à l’analyse lexicale. Ce script fait appel à un fichier qui substitue les formes masculines aux formes féminines. Ce dictionnaire est établi en application de la bonne usage. Nous l’avons constitué à partir de la base de données Lexique 3.81 [26], outil libre et gratuit développé par l’Université de Savoie. Il est en perpétuelle expansion et reçoit au fur et à mesure de nouvelles entrées au gré de nos traductions.

Nous avons aussi pris le parti de créer des néologismes. Ainsi le terme ordinateur est traduit par ordinatrice sur le modèle des noms de machines de l’atelier de mécanographie (la tabulatrice, l’interclasseuse ou encore la calculatrice…). C’était d’ailleurs l’un des noms préconisés en 1955 par Jacques Perret, professeur de philologie latine à la Sorbonne, dans une lettre à Christian de Waldner, président d’IBM France, qui l’interrogeait pour avoir son avis sur le nom à donner aux premières machines qu’IBM s’apprêtait à construire en France [27]. Actuellement, le script ne corrige pas encore automatiquement les erreurs liées aux homonymes orthographiques que nous corrigeons manuellement : « il répondit sur un ton sévère » est traduit automatiquement par « elle répondit sur une ta sévère »…

3.2. Notre double rôle d’autrices et de petites mains

Nous accordons une attention particulière à ce travail de relecture et de correction manuelle. Nous sommes conscientes de la manière dont les systèmes automatisés sont basés sur l’exploitation du travail de petites mains.

L’automatisation ne remplace pas le travail humain, mais le déplace loin des lieux visibles de la technologie car le discours se concentre sur l’automatisation des fonctions cognitives par les machines. Ce travail est invisibilisé, à cause du statut subalterne des personnes qui le font, mais aussi parce que, pour les besoins des machines, les tâches sont découpées dans des unités si petites qu’elles ne sont pas toujours reconnues comme du « vrai » travail. Ainsi, lorsque les internautes remplissent des formulaires ou écrivent des commentaires et qu’il leur est demandé de prouver qu’ils « ne sont pas des robots », les opérations qu’ils font, comme cliquer sur les photos de voiture, servent à améliorer le système de reconnaissance d’images de Google, les internautes servant gratuitement d’experts pour calibrer les algorithmes. Sur la plateforme Mechanical Turk d’Amazon dont le sous-titre est ironiquement « l’intelligence artificielle artificielle », les turkers peuvent réaliser, pour quelques centimes, des tâches qui sont nommées des Hits (Human Intelligence Tasks) qui sont trop complexes pour être réalisées actuellement par des algorithmes, comme écrire des légendes de photos, traduire quelques phrases d’une langue à l’autre, etc. À ces deux types de travail non qualifiés, il faut ajouter d’autres pratiques sous le nom de « digital labor » : modérations de plateformes de l’internet, annotations de base de données, numérisations de grands volumes de livres, etc. [28]. Hetéromation est le processus dans lequel le travail des humains et des machines est imbriqué de telle sorte qu’il est difficile de les différencier [29].

En tout état de cause, et tant qu’autrices et artistes, nous endossons et revendiquons le double rôle de néo-académiciennes-programmeuses ET de petites mains [30].

3.3. Choix des textes à traduire

Le travail sur le corpus de textes à traduire a nécessité plusieurs étapes. Nous avons pratiqué une série de tests sur différents matériaux textuels (fictions, essais, articles de journaux, etc), et nous nous sommes concentrées sur des champs plus spécifiques (féminismes, approches critiques des technologies…).

Ces expérimentations linguistiques ont orienté nos choix artistiques et éditoriaux, et nous ont conduit, après avoir abordé un texte de fiction écrit par un auteur unique, à finalement privilégier un texte documentaire et dont l’écriture est collective.

L’encyclopédie Wikipédia nous intéresse particulièrement comme texte source car il s’agit d’un écosystème, d’un monde en miniature, et d’un laboratoire de la production du savoir universel. Son organisation structurée et ses protocoles nous ont semblé propices à accueillir notre traitement algorithmique de féminisation et nos propres protocoles. Nous avons eu plus d’audace à modifier, perturber, déconstruire un tel texte, ressenti plus de liberté à nous l’approprier, peut-être aussi parce que nous sommes également, par ailleurs, contributrices de Wikipédia et connaissons cette construction de l’intérieur.

Notre appropriation du texte va bien au delà d’une simple traduction automatique, il s’agit, dans un premier temps, d’un travail de sélection, d’édition et d’adaptation « humaine » afin de construire un récit.

3.4. Réalisations

Jusqu’à présent, nous avons travaillé à partir de deux textes, un texte de fiction par un auteur de science-fiction reconnu, et un texte documentaire à partir d’articles écrits collectivement dans le cadre de l’encyclopédie en ligne Wikipédia.

3.4.1. A votée

Notre première traduction a été établie d’après une nouvelle d’Isaac Asimov sur les rapports entre élections, technologies et genre, qui résonnait avec la campagne présidentielle française de 2017 et avec l’actualité technologique (algorithmes prédictifs, machine learning, etc). Cette nouvelle a servi de texte-source pour une performance.

À titre d’exemple, voici le début de la performance :

C’était la grande jour. La Jour de l’Élection ! À la début, ça avait étée une année semblable à toutes les autres. Peut-être une peu plus mauvaise parce que c’était une année présidentielle mais, somme toute, pas pire qu’une autre année présidentielle. Les politiciennes parlaient de la grande corps électorale et de l’énorme cerveau électronique qui était à sa service. La presse analysait la situation à l’aide d’ordinatrices industrielles et multipliait les allusions à ce qui allait se produire. Commentatrices et éditorialistes en contradiction les unes avec les autres énuméraient les États et les comtés critiques.

La performance consiste en une lecture du texte en française par une comédienne, accompagnée d’un surtitrage en vidéo qui fait apparaître l’orthographe étonnante du texte en française [31]. De plus, sur l’écran, apparaissent des commentaires informatifs, critiques, ironiques qui viennent ponctuer la lecture.

Pour la performance nous avons fait appel à la comédienne Coraline Cauchi [32] qui a la tâche ardue de faire passer de manière naturelle et fluide un texte très difficile à dire car il remet en cause des automatismes linguistiques ancrés depuis l’enfance.

doc1

Doc. 1 ‒Performance A votée présentée le 2 mars 2017 à l’université d’Orléans.

3.4.2. Wikifémia

Wikifémia propose de traduire en française et de mettre en scène des biographies de femmes remarquables figurant dans l’encyclopédie en ligne Wikipédia. Bien qu’elle soit basée sur un principe de neutralité, l’encyclopédie en ligne Wikipédia n’échappe pas aux stéréotypes : dans sa version francophone, 16% seulement des biographies sont consacrées à des femmes. Avec le projet Wikifémia, nous souhaitons faire connaître plus largement des personnalités historiques invisibilisées, alors qu’elles ont contribué au développement de la pensée, de la culture, de la science, de la politique, au même titre que les hommes, du moins quand elles n’en ont pas été empêchées. Nous produisons ainsi de nouvelles narrations ouvertes pour compenser des représentations monolithiques quasi exclusivement masculines.

Wikifémia est conçue comme un ensemble de plusieurs productions parallèles et complémentaires : une série de performances, des outils en ligne, des workshops et éditathons [33], une publication papier à paraître ultérieurement.

Les performances prennent comme point de départ un article de Wikipédia et en déplient les hyperliens. Nous choisissons de ne retenir que les liens concernant des femmes. Ainsi nous mettons en lumière les réseaux et les relations que ces femmes entretiennent. Les aiguillages que constituent ces hyperliens structurent le récit. Nous générons ainsi une narration non linéaire qui relie les protagonistes dans une perspective féministe. Dans le même temps, nous souhaitons mettre en valeur le processus d’élaboration des articles par les contributeur·rices de Wikipédia.

La première performance de la série propose une narration augmentée autour d’une personnalité oubliée de la fin du XIXe siècle, Madeleine Pelletier. Cette performance prend pour point de départ l’article de Wikipédia qui lui est consacré. Madeleine Pelletier (1874-1939) devient en 1906 la première femme médecin diplômée en psychiatrie en France. Elle est également connue pour ses multiples engagements politiques et philosophiques et fait partie des féministes les plus engagées à l’époque des premières luttes pour le droit de vote des femmes à la fin du XIXe et au début du XXe siècle.

Le texte de la performance est composé d’une sélection de fragments d’articles réécrits en française. Il est construit sur la base de l’arborescence des liens depuis l’article Madeleine Pelletier, sur plusieurs niveaux d’hyperliens. Nous avons pré-selectionné une centaine d’articles consacrés à des femmes ou à des organisations de femmes (journaux, associations, organisations politiques, problématiques féministes). Nous abordons différents aspects de la vie de ces femmes, mêlant anecdotes, citations, histoire des mentalités et commentaires critiques. Le travail d’édition a consisté à agencer ces différents éléments afin de construire une progression dramatique.

Voici un extrait du texte de la performance Wikifémia :

Article La Fronde

La Fronde a pour originalité de ne pas être seulement une journal destinée aux femmes, c’est la première quotidienne française conçue, rédigée, administrée, fabriquée et distribuée exclusivement par des femmes journalistes, rédactrices, typographes, imprimeuses, colporteuses. La Fronde est fondée par Marguerite Durand en 1897 et paraît jusqu’en 1903.

Article Marguerite Durand

Marguerite Durand (1864-1936) est une journaliste, féministe et actrice française, fondatrice de la journal La Fronde.

“La Figaro en 1896 m’avait chargée d’écrire une article sur la Congrès internationale de la condition et des droites de la femme que des obstructions malveillantes, des quolibets et des chahuts d’étudiantes signalaient bruyamment à l’attention publique. Je fus frappée par la logique de la discours, la bien-fondée des revendications et la maîtrise, qui savait dominer l’orage et diriger les débats, de la présidente Maria Pognon.”

Article Maria Pognon

Maria Pognon (1844-1925) est une journaliste et oratrice française, socialiste, féministe et franche-maçonne.

“Les hommes avancent, de classe en classe, jusqu’à la poste de Directrice ; pourquoi les femmes ayante prouvée par leur travail, des capacités égales à celles des hommes, sont-elles exclues de toutes les emplois rémunératrices ? Nous attendons la réponse !”

Retour à l’article Marguerite Durand

“Je refusai d’écrire l’article de la Figaro. Mais l’idée m’était venue d’offrir aux femmes une arme de combat, une journal qui devait prouver leurs capacités en traitante non seulement de ce qui les intéressait directement, mais des questions les plus générales et leur offrir la profession de journaliste active.”

La performance consiste en un tissage de voix reprenant le principe des hyperliens de Wikipédia. La parole est distribuée entre une comédienne, Coraline Cauchi, des performeuses-opératrices, Cécile Babiole et Anne Laforet, et des voix de synthèse. Ces différents régimes de parole permettent de mettre en relief notre travail d’édition sur les articles et notre réflexion critique sur l’encyclopédie.

Les recherches faites autour de notre projet En française dans la texte nous ont amenées à nous interroger sur l’évolution de la littérature algorithmique. Depuis l’Oulipo, la littérature algorithmique, en changeant d’échelle, a aussi changé de nature : il ne s’agit plus de jouer avec les mots dans le périmètre familier d’un dictionnaire de langue française, mais d’une pratique qui se confronte à la masse en expansion du big data. La maîtrise des outils de traitement automatique du langage met en jeu de nombreux facteurs économiques et techniques (capacité à utiliser et développer des programmes informatiques sophistiqués), culturels (prédominance de l’anglais dans les modèles de traitement du langage…), qui dépassent largement les frontières de la seule langue française et de la langue tout court.

Bibliographie

Bolukbasi Tolga, Chang Kai-Wei, ZOU James, SALIGRAMA Venkatesh, KALAI Adam, Man is to Computer Programmer as Woman is to Homemaker? Debiasing Word Embeddings, en ligne.

CALISKAN Aylin, BRYSON Joanna, NARAYANAN Arvind, « Semantics derived automatically from language corpora contain human-like biases », Science, 356 (6334). p. 183-186.

CARDON Dominique & CASILLI Antonio, Quest-ce que le Digital Labor ? Bry-sur-Marne, INA, coll. « Études et controverses » 2015.

EKBIA Hamid & NARDI Bonnie, Heteromation and its (dis)contents : The invisible division of labor between humans and machines, First monday, 2014, en ligne.

IRANI Lilly, Justice for « Data Janitors », Public books, 2015, en ligne.

GOLDSMITH Kenneth, L’écriture sans écriture – du langage à l’âge numérique, Paris, Jean Boîte Éditions, 2018.

O’NEIL Cathy, Weapons of math destruction, New York, Crown Books, 2016.

VIENNOT Éliane (dir.), LAcadémie contre la langue française : le dossier «féminisation », Donnemarie-Dontilly, Éditions iXe, 2015.

—, Non, le masculin ne lemporte pas sur le féminin ! Petite histoire des résistances de la langue française, Donnemarie-Dontilly, Éditions iXe, 2014.

 

Notes

[1] http://enfrancaisedanslatexte.fr/ et http://robertelarousse.fr/ (consultation le 11 mai 2018).

[2] Cette formule est un clin d’œil au titre de l’essai de Judith Butler, Trouble dans le genre, paru en 1990, qui a montré comment est performé le genre.

[3] Expression communément utilisée pour désigner l’ensemble : Google, Amazon, Facebook et Apple.

[4] Éliane Viennot, Non, le masculin ne l’emporte pas sur le féminin ! Petite histoire des résistances de la langue française, Donnemarie-Dontilly, éditions iXe, 2014, p 80.

[5] Jean Racine, Iphigénie, 1674, Acte III, scène 5.

[6] Jean Racine, Athalie, 1691, Acte IV, scène 2.

[7] Éliane Viennot, Bannir la règle du masculin qui l’emporte sur le féminin, Slate, 19 mars 2017, en ligne  (consulté le 11 mai 2018) ; « La féminisation des noms de métiers, fonctions, grades ou titres – Mise au point de l’Académie française », en ligne (consultation le 11 mai 2018)

[9] Éliane Viennot (dir.), avec Maria Candea, Yannick Chevalier, Sylvia Duverger, Anne-Marie Houdebine, et la collaboration d’Audrey Lasserre, L’Académie contre la langue française : le dossier « féminisation », Donnemarie-Dontilly, Éditions iXe, 2015.

[10] En ligne (consulté le 11 mai 2018). Les académiciens sont écrivain, avocat, haut-fonctionnaire, historien, philosophe, romancier, historien d’art, poète, homme d’Église, homme politique, chef d’État, essayiste, biologiste, scénariste, médecin, journaliste, réalisateur.

[11] Éliane Viennot, Non, le masculin ne l’emporte pas sur le féminin ! , op. cit., p. 52.

[12] En ligne (1) et (2) (consultés le 11 mai 2018).

[13] Art. cit.

[14] LGBTQI : Lesbiennes Gays Bisexuel.les Trans Queer Intersexes

[15] En ligne (consulté le 11 mai 2018).

[16] En ligne (consulté le 11 mai 2018).

[17] « If Hillary Clinton can’t satisfy her husband, what makes her think she can satisfy America ? » « Sadly, because President Obama has done such a poor job as president, you won’t see another black president for generations! ».

[18] Un.e troll est un.e internaute qui écrit intentionnellement des messages désobligeants, polémiques, provocants, absurdes, de mauvaise foi, voire insultants, et souvent répétitifs, sur des sites communautaires, de conversation ou de réseaux sociaux.

[19] En ligne (1) et (2) (consultés le 11 mai 2018).

[20] En ligne (consulté le 11 mai 2018).

[21] En ligne (consulté le 11 mai 2018).

[22] Aylin Caliskan, conférence « A story of discrimination and unfairness », 27 décembre 2016, 33C3 Hambourg, en ligne (consulté le 11 mai 2018).

[23] Tolga Bolukbasi, Kai-Wei Chang, James Zou, Venkatesh Saligrama, Adam Kalai, Man is to Computer Programmer as Woman is to Homemaker? Debiasing Word Embeddings, en ligne (consulté le 11 mai 2018).

[24] En ligne  (consulté le 11 mai 2018).

[26] En ligne (consulté le 11 mai 2018).

[27] Jacques Perret (1906-1992). Lettre du 16 avril 1955 de J. Perret, professeur à l’université de Paris, à C. de Waldner, président d’IBM France (Archives IBM France). En ligne (consulté le 11 mai 2018).

[28] Lilly Irani, Justice for « Data Janitors », Public books, 2015, en ligne (consultation le 11 mai 2018).

[29] Hamid Ekbia, Bonnie Nardi, Heteromation and its (dis)contents : The invisible division of labor between humans and machines, First monday, 2014, en ligne (consulté le 11 mai 2018).

[30] Les « petites mains » sont parfois visibles sur les images des documents numérisés. Voir http://theartofgooglebooks.tumblr.com/ (consultation le 11 mai 2018)

[31] La performance a été montrée le 2 mars 2017 au l’Université d’Orléans, le 5 mai 2017 à la Gaité Lyrique et le 16 juin à l’ENSCI-Les Ateliers à Paris.

[32] Compagnie Serres chaudes : http://serreschaudes.fr/ (consulté le 11 mai 2018).

[33] Mot-valise composé d’édition et de marathon, un éditathon est un atelier court et intensif consacré à la rédaction et à l’apprentissage de l’édition d’articles au sein de Wikipédia.

Auteurs

Cécile Babiole est artiste. Elle est active depuis les années 1980, dans le champ musical d’abord, puis dans les arts électroniques et numériques (voir son site). Elle associe dans ses créations arts visuels et sonores au travers d’installations et de performances qui interrogent les médias, questionnent les technologies et tentent d’en transposer de façon détournée les usages normés dans le champ de la création. Ses derniers travaux s’intéressent à la langue (écrite et orale), à sa transmission, ses dysfonctionnements, sa lecture, sa traduction, ses manipulations (Conversation au fil de l’eau, Leçon de vocabulaire, Spell, Disfluences, Copies non conformes, En française dans la texte, etc.). Son travail a été exposé internationalement (Centre Pompidou, Gaîté Lyrique – Paris, Mutek, Elektra – Montréal, Fact – Liverpool, MAL – Lima, NAMOC – Beijing…). Il a été distingué par de nombreux prix et bourses (Ars Electronica, Locarno, prix SCAM, bourse Villa Médicis hors les murs, Transmediale Berlin, Stuttgart Expanded Media Festival…). Cécile Babiole est par ailleurs membre du collectif d’artistes-commissaires « Le sans titre ».

Anne Laforet est chercheure, enseignante, artiste et critique. Elle est docteure en sciences de l’information et de la communication (voir son site).  Sa thèse a été publiée en 2011 éditions Questions théoriques sous le titre Le Net art au musée. Stratégies de conservation des œuvres en ligne. Ses thématiques de recherche sont principalement la conservation et la documentation des arts numériques, l’anarchronisme, les relations entre analogique et numérique, l’internet, le logiciel libre et les pratiques artistiques collaboratives. Depuis 2011, elle enseigne à la Haute École des arts du Rhin (HEAR) à Strasbourg. Elle a participé activement au projet de recherche européen Digital art conservation à l’Espace Multimédia Gantner et à la HEAR de 2010 à 2012, et a été chercheure associée au laboratoire art audio Locus Sonus de 2011 à 2013 et commissaire de l’exposition « Anarchronismes, machines à perturber le temps » (IMAL, Bruxelles en 2015 ; Espace Gantner, Bourogne en 2016). Depuis 2013, elle collabore régulièrement avec les collectifs Constant et Algolit pour des projets artistiques et éditoriaux.

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Journal du brise-lames


Le Journal du brise-lames est au départ un texte de Juliette Mézenc. Le Journal du brise-lames aurait pu être un livre. Il se trouve que le Journal du brise-lames devient progressivement un jeu. Notre projet était de concevoir un livre en utilisant les ressources du jeu vidéo et de l’espace virtuel 3D temps réel. Ce faisant, le Journal du brise-lames sort peu à peu du champ strict du livre pour devenir ce que l’on appellera ici un FPS littéraire.

The Journal du brise-lames is originally a text written by Juliette Mézenc. The Journal du brise-lames could have been a book, but is gradually becoming a game. Our project was to design a book using video game resources and real-time 3D virtual space. Thus, the Journal du brise-lames is slowly emerging from the strict field of the book to become what will be called here a literary FPS.


Texte intégral

Le Journal du brise-lames est au départ un texte de Juliette Mézenc. Le Journal du brise-lames aurait pu être un livre [1]. Il se trouve que le Journal du brise-lames devient progressivement un jeu. Notre projet était de concevoir un livre en utilisant les ressources du jeu vidéo et de l’espace virtuel 3D temps réel. Ce faisant, le Journal du brise-lames sort peu à peu du champ strict du livre pour devenir ce que l’on appellera ici un FPS littéraire [2].

Au cours de ce processus de création, nous apprenons le jeu, son esthétique et ses codes, et sommes de plus en plus amenés à jouer avec le jeu, comme le font les enfants, sérieusement et méthodiquement, l’art envisagé ici comme la continuation du play de Winnicott [3], activité libre et inventive, allant jusqu’à désosser le jeu pour voir ce qu’il a dans le ventre, l’ouvrir pour donner également à voir l’espace de production du jeu, l’espace de travail, comme c’est déjà le cas dans le texte du Journal du brise-lames qui contient le journal d’écriture du Journal du brise-lames.

Jouer donc avec l’esthétique du jeu : donner à voir des images « mal finies », des images intermédiaires et notamment des images filaires, faire des barres de vie des barres de lecture, travailler l’esthétique du bug.

Il s’agit aussi de jouer avec les codes du jeu, la navigation, les niveaux, le rapport particulier au temps avec le fameux binôme F5/F9 qui permet de recommencer une séquence à l’infini, expérimenter cette « possibilité extraordinaire » qu’évoque Mathieu Triclot lorsqu’il s’interroge dans Philosophie des jeux vidéos sur « ce que serait le monde, le grand monde, celui qui nous entoure, s’il était pourvu des touches F5/F9 [4] », et ceci pour créer une expérience d’écriture et de lecture inédite, entre jeu-vidéo et littérature.

Le travail sur le déploiement du matériau existant génère des questions et des émerveillements, une rêverie du jeu se met en place, qui produit à son tour des textes qui trouveront sans nul doute leur place quelque part dans l’espace du jeu.

1. Note d’intention

1.1. Par Juliette Mézenc, auteur

C’est en écrivant que progressivement je comprends (un peu) mieux ce que j’écris. Il se trouve que, sans le vouloir, ce qui me travaille et cherche une forme dans l’écriture trouve invariablement son expression dans des récits fragmentaires, non linéaires, des assemblages de textes aux tonalités et voix parfois radicalement différentes.

Nos vies ne sont pas réalistes. Leurs architectures me semblent souvent assez proches de la « baraquette », faite d’objets variés et mal appariés qui forme pourtant un tout dans lequel on peut tenter de vivre, et parfois c’est une joie. La vie comme un agencement hétéroclite de plages d’ennui, d’étrangetés, de faits concrets, de scènes rêvées, lues, vécues, à l’image des Fraises sauvages de Bergman dans lequel un vieil homme revisite, au sens littéral, l’espace de son enfance, la vie comme un milieu dans lequel on évolue en faisant sans cesse l’expérience de la discontinuité, du saut, de la simultanéité temporelle, comme c’est le cas pour le narrateur de la Recherche du temps perdu lorsqu’il retrouve, dans la cour de l’hôtel de Guermantes, la sensation éprouvée des années plus tôt sur les dalles inégales du baptistère de Saint-Marc, à Venise.

Un texte littéraire n’est pas le reflet de la vie, mais un organisme vivant qui suit les mêmes lois, participe des mêmes mouvements qu’un être vivant. Je crois que c’est la raison pour laquelle mes récits relèvent plus de la « baraquette » que du roman linéaire, souvent qualifié de traditionnel mais qui, si l’on songe à la diversité des formes que le roman a pu prendre depuis Tristan et Yseult, n’est sans doute de toute façon qu’une coquille vide.

Rencontre d’évidence, donc, entre mes processus de pensée/création et ce que permet le numérique, en particulier une circulation libre dans un texte qui au départ s’y prête, du fait de sa structure hétérogène, fragmentaire et non linéaire.

C’était déjà la cas avec Poreuse, récit pour lequel je n’avais pas envisagé au départ une publication numérique mais qui a pu trouver sa forme la plus accomplie aux éditions Publie.net, grâce au format e-pub qui autorise différents parcours de lecture dans le texte.

Le choix du FPS littéraire pour le Journal du brise-lames est une étape supplémentaire vers une plus grande liberté de mouvement pour le lecteur qui pourra naviguer à volonté dans l’espace-temps de l’œuvre. Le lecteur participera ainsi, comme c’est déjà le cas dans un livre classique, mais ici de façon plus aiguë et plus extensive, au processus de création, construisant peu à peu son propre parcours, unique, dans un FPS littéraire qui proposera une infinité de lectures possibles.

1.2. Par Stéphane Gantelet, artiste codeur

La création numérique a cela de particulier qu’elle fait appel à de nombreuses « couches » de savoir qui, articulées entre elles, autorisent des comportements prévisibles et adaptables. On comprend donc bien la complexité de l’opération qui nécessite la compréhension plus ou moins profonde de ces strates. Ce qui m’intéresse dans la démarche technique de la création d’un jeu vidéo, ce n’est pas tant de devenir un expert en acquérant une large partie de ce savoir, que de tenter de découvrir des pistes et des interactions inédites que seules les expérimentations au plus près de la technique peuvent révéler. Ce faisant, j’acquiers une compréhension plus profonde de la technologie, me donnant l’occasion d’amener parfois le jeu à « se réfléchir ».

2. Historique du projet par Juliette Mézenc

Tout commence avec le brise-lames, île de béton reliée à la ville de Sète par tout un trafic de petits bateaux, qui forme une frontière poreuse entre les eaux de la mer et les eaux du port. Le brise-lames est un colosse de 3,2 kilomètres qui brise les vagues depuis plus de deux siècles et qui fascine de par sa structure, les éléments qui le composent, son histoire, riche et mouvementée, et aussi en raison de l’étroite relation qu’il entretient avec les Sétois qui se sont appropriés ce lieu de mille façons.

C’est donc ce bout de territoire qui a suscité le désir d’écrire le Journal du brise-lames, sorte de carnet de bord tenu par le brise-lames, en imaginant qu’il a une voix et qu’il consigne au jour le jour ses observations, ses rêves, ses pensées. Le Journal du brise-lames s’est écrit sur la durée et s’est chargé peu à peu de dialogues chapardés au gré des balades sur le brise-lames, de récits racontés par les habitués du lieu, pêcheurs, artistes, tagueurs.

Ce texte a donné lieu à des mises en lignes régulières sur mon blog puis des extraits ont été transférés sur mon site Mot Maquis au moment de sa création. Première existence du texte, premiers retours, des lecteurs ont suivi et manifesté leur intérêt. J’ai continué à écrire et à mettre en ligne, à la fois le texte lui-même mais aussi des réflexions et interrogations sur l’écriture du texte. Le journal d’écriture du Journal de brise-lames fait partie dès le départ de l’œuvre numérique et ne manquera pas d’être intégré au FPS littéraire.

Le site comme espace de diffusion permettait aussi d’intégrer des photos prises sur place mais aussi des dessins réalisés par l’artiste Agnès Rosse, des sons captés puis retravaillés sur ordinateur, des vidéos réalisées avec l’artiste Stéphane Gantelet.

Parallèlement, nous avons été invités en différents lieux à des lectures-performances où nous avons eu l’occasion d’expérimenter plusieurs formes : pecha kucha à la BnF et au Centre Cerise (repris sur le site remue.net) ; lecture et création d’images en direct au festival « Hors-lits », puis au festival « Chercher le texte » à Beaubourg ; vidéopoèmes pour l’exposition « Détournement » à Aubais dans le cadre des Artistes Nomades et pour le festival « Entre chien et loup » à Loupian (repris sur le site Tapin2).

L’ensemble a donc pris peu à peu une forme qui ne pouvait pas entièrement se matérialiser dans un format papier. Nous avons songé un temps à un site spécialement dédié, mais très vite nous avons eu l’idée de déployer cette matière dans un environnement 3D proche de celui d’un jeu vidéo.

Une première version de ce FPS littéraire a été réalisée au cours d’une résidence au Centre des Arts d’Enghien les Bains (2013-2014). Cette version, Nous sommes tous des presqu’îles*, associe des extraits du Journal du brise-lames, ainsi que des images créées par Stéphane Gantelet, à des réalisations produites en atelier de création numérique par des jeunes qui vivaient leur première année en France.

3. Description détaillée de l’œuvre : Principes de fonctionnement, architecture du FPS littéraire et techniques utilisées

3.1. Game design

Le jeu de tir en vue subjective, souvent appelé Doom-like ou FPS, sigle pour l’expression anglaise First Person Shooter, est un type de jeu vidéo de tir basé sur des combats en vision subjective, c’est-à-dire que le joueur voit l’action à travers le regard du protagoniste.

Dans le Journal du Brise-lames, l’enjeu est de découvrir une œuvre artistique et non de mener un combat. Pourtant l’angle de vue est bien celui du genre FPS puisque le point de vue du lecteur/joueur est celui de la caméra, placée à hauteur d’homme, au niveau des yeux.

Doc. 1Mezenc

Doc. 1 ‒ La caméra en position derrière le joueur (capsule rose). Capture d’écran.

Le Journal du brise-lames ayant la forme d’un journal (un jour, un texte), la progression dans le récit est matérialisée par les dates fictives d’écriture des textes. Cette structure particulière au journal nous permet donc de disséminer les textes dans l’espace du jeu de façon à ce que le lecteur/joueur s’y déplace tout à fait librement, sans respect imposé de la chronologie de lecture, puisque les textes se succèdent dans le journal sans pour autant se suivre comme c’est le cas dans un récit linéaire. Lorsque le lecteur pénètre dans une zone de texte, l’affichage de la date en surimpression à l’écran lui permet cependant de se situer dans le temps. L’espace du jeu FPS permet donc au lecteur/joueur de créer sa propre chronologie de lecture, et ceci à son rythme. Il garde la maîtrise du temps et du texte. Il pourra ainsi choisir de lire ou de ne pas lire certains passages, de passer d’un niveau à l’autre sans avoir à finir le chapitre.

Le jeu s’adresse à un public qui ne s’adonne pas forcément au jeu vidéo. Aussi, la navigation est conçue pour être la plus simple possible. Elle se fait à la souris pour les déplacements et les actions à effectuer (clics droit et gauche) et avec l’aide du clavier plus ponctuellement (barre d’espace pour sauter et flèche haut/bas pour augmenter la vitesse de déplacement).

La navigation très libre, dans le Journal du Brise-lames, que permet la plateforme de jeu est matérialisée aux yeux du lecteur grâce à un sommaire chronologique présent en permanence sur la droite de l’écran, sous forme de barres de lecture translucides. Dans un FPS classique, la « santé » du joueur est représentée par une barre de progression qui devient de plus en plus rouge à mesure que ce dernier perd en force de vie dans ses combats, renseignant en permanence le joueur sur les capacités de son avatar à progresser dans le jeu. Dans le Journal du Brise-lames, les barres de vie deviennent des barres de lecture.

Rouges au départ, elles deviennent vertes au fur et à mesure de la lecture du texte. Il y a autant de barres de lecture que de textes, et ceci à chaque niveau du jeu. Les barres de lecture sont positionnées à l’écran l’une sous l’autre, de manière chronologique. Ainsi, si le lecteur sort d’une zone de lecture avant l’achèvement de cette dernière, il en est informé par la barre de progression de la barre de lecture. De même, lorsque qu’il pénètre dans une bulle, la barre de lecture concernée apparaît en couleur « solide » (pas de transparence) se détachant des autres, et la progression reprend.

Enfin, pour arpenter le vaste espace du niveau, d’un texte à l’autre, comme on tourne les pages d’un livre, il suffit de faire un clic droit pour que toutes les barres d’espace apparaissent en couleur « solide ». Un plan du niveau sur lequel on se trouve apparaît également. La zone géographique du texte sur le plan étant associée à la barre de lecture, il suffit de cliquer pour que le joueur s’élève dans les airs et soit propulsé dans la bulle de texte qu’il a choisie.

Ainsi, si se déplacer dans un livre consiste à tourner les pages, se déplacer dans notre FPS littéraire consiste à se déplacer dans l’espace du jeu.

L’accès à un nouveau niveau est possible même si la lecture complète des textes ou la résolution d’une énigme n’a pas abouti. L’équivalence entre l’espace et le texte créée par notre mécanisme de lecture nous permet d’atteindre notre objectif : proposer au lecteur une expérience de la lecture à la fois fluide et anarchique, radicalement différente de celle du papier.

Doc. 2Mezenc

Doc. 2 ‒ Différentes zones de lecture disposées dans l’espace de jeu sur le brise-lames. Capture d’écran.

L’espace général dans lequel se déploie le jeu est un espace virtuel entièrement fabriqué avec des techniques de modélisation et d’animation sophistiquées, qualifié de « monde » dans le domaine du jeu vidéo.

L’espace du « monde » est divisé en plusieurs parties ou niveaux. Chaque partie du monde correspond à un niveau. Un niveau regroupe l’ensemble des interactions programmées pour se dérouler dans cet espace du jeu.

Le déplacement du joueur dans l’espace est matérialisé par « une ligne de lecture » qui s’affiche en permanence et en surimpression sur l’écran de l’ordinateur de telle sorte que les éléments en 3D du décor n’en masquent jamais la vue. Il s’ensuit une sorte de brouillage visuel puisque la perspective de la « ligne de lecture » respecte la perspective du monde, mais semble se jouer de sa profondeur. En effet, elle ne respecte pas la loi du premier plan masquant le plan suivant en même temps que le temps passé sur le jeu accumule les lignes au point de finir par rayer tout l’écran à la manière d’un gribouillage. Ainsi, le monde devient moins lisible et le temps se trouve matérialisé dans l’espace du monde. Un bouton Retour arrière doublé d’une glissière permet à tout moment de remonter l’espace en revenant sur ses pas en mode accéléré le long de cette « ligne de lecture ».

Un système de sauvegarde permet de conserver les signets de lecture du joueur ainsi que divers paramètres afin de lui permettre de reprendre son jeu/lecture là où il l’avait arrêté. Il est possible d’enregistrer jusqu’à quarante parties et donc d’avoir plusieurs lecteurs sur une même machine.

Doc. 3Mezenc

Doc. 3 ‒ Liste de sauvegardes. Il suffit de cliquer sur le nom de la sauvegarde pour la charger. Capture d’écran.

Tout au long du jeu il suffit de cliquer sur le bouton du menu pour faire apparaître une liste des barres de lecture (à jour) de tous les niveaux du jeu et ainsi avoir une vision concise et précise de l’état d’avancement de la lecture (et donc de la découverte « du monde »).

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Doc. 4 ‒ Liste de lecture. Capture d’écran.

Il suffit alors de cliquer sur une des barres de lecture pour se rendre à cet endroit de l’espace même si ce dernier se trouve sur un autre niveau. Les navigations dans le texte et l’espace sont ainsi intimement mêlées.

Mais il est également possible de transformer les barres de lecture en liens vers le texte seul en cliquant sur le bouton texte. La vue change et en cliquant sur un titre de texte ce dernier s’affiche en plein écran pour une lecture autonome. On peut ensuite soit passer au texte suivant, soit revenir au jeu.

Doc. 5Mezenc

Doc. 5 ‒ Texte affiché en plein écran. Capture d’écran.

La mer :

Le brise-lames de Sète est une île de béton. Le mer est la raison de son existence et par conséquent un élément important du gameplay. L’accès au brise-lames se fait par le fond de la mer au large de Sète lors de la scène d’ouverture du niveau 1. Ensuite, alors qu’elle est présente sous une forme traditionnelle de mer, elle se retire peu à peu en venant se plier sur le contour du brise-lames jusqu’à disparaître.

Plus tard dans le jeu, suite à un processus déclenché par le joueur, elle sera créée et dépliée à nouveau en temps réel. En fait la mer préexiste au moment du lancement du jeu ce qui permet de l’afficher sans délai. Mais lorsqu’elle doit à nouveau réapparaître, ce sont bien les calculs en temps réel qui fabriquent sa surface et sa forme. Ce travail complexe de création de polygones et de déplacement de vecteurs est assuré par un ensemble de scripts développés spécialement pour le jeu. Ainsi la mer du début est le résultat d’une mer produite par le jeu qui a été sauvegardée dans un fichier afin d’être réutilisée. Une mise en abîme importante pour nous apparaît dès lors, puisque le jeu devient une source pour le jeu. C’est un monde qui se nourrit aussi de lui-même.

Doc. 6Mezenc

Doc. 6 ‒ La mer sous sa forme traditionnelle au début du jeu. Chargement depuis un fichier de la géométrie de la mer. Capture d’écran.

Doc. 7Mezenc

Doc. 7 ‒ Organisation polygonale du maillage de la mer. Capture d’écran.

Doc. 8Mezenc

Doc. 8 ‒ Ici le brise-lames repose sur le sable car la mer s’est retirée. Capture d’écran.

On voit en blanc des tirs de bouées pour détecter le contour du brise-lames et déplier la mer à partir de ce dernier. Une fenêtre fait état du nombre de tirs et de la progression générale dans la création du contour. On voit aussi tout en haut de l’écran une succession de barrettes colorées avec le mot « Cercle » affiché au dessous. La barrette colorée est une représentation visuelle (equalizer) du son diffusé à cet instant. Ce son créé en temps réel (pas de fichier audio préexistant) est une interprétation en onde sonore du mot « Cercle » prélevé dans la lecture du texte de Juliette Mézenc (fichier audio) que l’on entend au moment de la création du contour du brise-lames.

Doc. 9Mezenc

Doc. 9 ‒ Une fois tous les calculs terminés (les calculs sont répartis sur une durée fixe afin de ne pas provoquer de ralentissements dans le jeu), la mer commence à se déplier. Capture d’écran.

Doc. 10Mezenc

Doc. 10 ‒ La mer changeant d’aspect et se transformant en surface solide navigable pour le joueur. Capture d’écran.

Doc. 11Mezenc

Doc. 11 ‒ La mer devenue un mur infranchissable. Capture d’écran.

Le Journal du brise-lames possède lui aussi un vocabulaire de formes liées à sa fonction et son architecture. Ainsi il est constitué, entre autres, d’énormes cubes de béton et de tétrapodes qui servent de support au déroulement du jeu.

Doc. 12Mezenc

Doc. 12 ‒ L’avatar inspiré des tétrapodes du brise-lames en mode fil de fer. Capture d’écran.

3.2. Techniques

Techniquement parlant le Journal du brise-lames met en œuvre un ensemble de technologies qui sont combinées et centralisées dans le Framework dédié au jeu vidéo Unity. Unity est donc le point de convergence des éléments du jeu, lieu où les comportements sont décrits et organisés entre eux par programmation. Le langage utilisé est pour l’essentiel le Unity script, soit une version adaptée par les développeurs de Unity du Javascript. Certains scripts sont programmés en C#.

3.3. Sound design

L’environnement sonore et la voix sont spatialisés (3D Sound) pour créer une sensation d’immersion, et ainsi les déplacements dans l’espace du jeu modifient les sensations sonores. Le son est fondamental dans la logique du projet. En effet, comme dans tout univers multimédia, le son donne de la profondeur aux images.

Mais, s’agissant de créer un univers poétique inspiré et porté par un texte, le son de ce projet, c’est avant tout la voix. La majorité des textes sont lus et donc préenregistrés. Les textes du Journal du Brise-lames sont lus par Juliette Mézenc mais à voix basse, sur le ton de la confidence. La voix du jeu est celle du Brise-lames qui tient son journal. C’est donc une entité réputée sans voix qui s’exprime à l’oreille d’un lecteur capable d’entendre ce que l’on n’entend généralement pas. Le niveau d’entrée du son est amplifié permettant une écoute facile, mais le climat d’intimité créé par la voix de Juliette Mézenc lisant à voix basse son propre texte implique l’auditeur dans le contenu du jeu.

Les sons d’environnement et la musique sont générés par le joueur en fonction de ses actions, de sa vitesse mais, là aussi, de sa position dans le texte. Ils sont créés en temps réel par des courbes audio à partir d’un script conçu spécialement et qui utilise les mots du texte, convertis par l’intermédiaire d’un dictionnaire de note en valeurs numériques comprises entre -1 à 1 et interprétées par la machine en temps réel. D’autres fonctions créées pour le jeu transforment les pixels de l’écran ou les mouvements de la souris, par exemple, en son.

3.4. Level Design : Les différents niveaux du « monde »

Le parti pris consiste à s’éloigner du photoréalisme très présent dans l’univers du jeu vidéo 3D pour proposer des images qui ne pourraient être produites autrement que par la création assistée par ordinateur. L’univers graphique du jeu est inspiré aussi de vidéo-poèmes réalisés et diffusés sur internet qui reposent à leur tour sur une recherche visuelle liée aux nouvelles technologies que Stéphane Gantelet mène depuis une dizaine d’années.

Par exemple la technologie de modélisation ou « catch » de sujet réel par photographie est très imparfaite et propose donc une lecture de l’environnement à la fois décalée et très éloignée du photoréalisme qu’elle est censée apporter au volume virtuel, suggérant des trous, des failles, dans le maillage d’espace-temps du jeu.

Doc. 13Mezenc

Doc. 13 ‒ Saynète de Go home view réalisée à partir d’une trentaine de catchs. Capture d’écran.

3.4.1. Niveau 0 : splash screen

Le splash screen est l’écran d’accueil qui a comme fonction de lancer le lecteur sur une nouvelle partie ou de reprendre le jeu là où il l’avait arrêté lors d’une précédente session. Il doit s’afficher très rapidement et donc être assez simple.

Le titre du jeu apparaît progressivement sous les déplacements de trois points qui dessinent le titre grâce à un script créé pour l’occasion. Les déplacements de ces trois points nourrissent un tableau de datas qui sont converties en ondes sonores en temps réel et produisent un environnement sonore original lié aux mouvements sur l’écran.

Doc. 14Mezenc

Doc. 14 ‒ Dessin du titre du jeu en temps réel. Capture d’écran.

3.4.2. Niveau 1 : préliminaires

Le niveau 1 est le plus court. Il propose une plongée dans la mer où se trouve un boyau qui, en passant par une succession de galets, permet de remonter à la surface et pénétrer dans le brise-lames. Il héberge deux textes fondateurs du récit qui sont lus par Juliette Mézenc. Il crée et pose l’ambiance du jeu ainsi que son concept de navigation où les barres de vies sont en fait des barres de lecture.

Doc. 15Mezenc

Doc. 15 ‒ Ouverture de la scène sur Sète vue du ciel. Capture d’écran.

Doc. 16.Mezenc

Doc. 16 ‒ La mer s’ouvre et invite le joueur, par un « LA » animé, à faire son premier clic pour prendre la main dans le jeu. L’idée est d’impliquer le lecteur/joueur progressivement et de l’amener à se déplacer par lui-même. Capture d’écran.

Doc. 17Mezenc

Doc. 17 ‒ Un système de magnétisme accompagne le joueur pour qu’il ne s’éloigne jamais de la trajectoire à suivre pour accéder au brise-lames et qu’il avance dans le bon sens. Capture d’écran.

Doc. 18Mezenc

Doc. 18 ‒ Déplacement dans « le brise-lame intérieur ». Capture d’écran.

Doc. 19Mezenc

Doc. 19 ‒ Arrivée dans la zone des galets. Capture d’écran.

Doc. 20Mezenc

Doc. 20 ‒ Une fois le dernier galet atteint le joueur est aspiré vers la surface et le changement de niveau se met en place. Le nouveau niveau charge. Capture d’écran.

3.4.3. Niveau 2 : le brise-lames

Le niveau 2 propose une balade/lecture sur le brise-lames. Des infos-bulles accompagnent le lecteur pour lui indiquer les choses importantes pour la navigation comme la « barre d’espace pour sauter ». Le clic droit affiche le plan. Des vidéos ou des effets de post-production ainsi que divers avatars permettant au joueur de muter peuplent ce niveau. Un mini-jeu sous l’eau propose aussi de toucher des sacs plastiques qui évoquent des poulpes ou des bouteilles en plastique qui se transforment en goélands.

Doc. 21Mezenc

Doc. 21 ‒ Affichage du plan permettant de se rendre d’une zone de texte à une autre rapidement en passant « par les airs ». Capture d’écran.

Doc. 22Mezenc

Doc. 22 ‒ Barre de lecture démarrant. Capture d’écran.

Doc. 23Mezenc

Doc. 23 ‒ La glissière « Vitesse » évolue de haut en bas en fonction de la position de la souris à l’écran. Capture d’écran

En effet, plus le joueur pousse la souris vers le haut, plus il se déplace rapidement. La barre d’accès rapide comprend : le bouton AIR qui permet d’aller au niveau suivant, le bouton TXT qui lui permet d’afficher le texte en mode prompteur en plus d’écouter l’enregistrement audio, le bouton Retour arrière (absent de la capture d’écran) qui permet de revenir sur ses pas en mode accéléré à tout moment et enfin la croix qui permet de sortir du jeu. Capture d’écran.

Doc. 24Mezenc

Doc. 24 ‒ Texte en mode prompteur. Capture d’écran.

3.4.4. Niveau 3 : les caves

On accède au niveau 3 en franchissant une porte du lazaret du brise-lames. Ce niveau héberge une succession de récits de rêve. Ces rêves sont spatialisés sous forme de bulles de son dans des pièces aux formes qui varient en fonction des textes. Il n’y a pas de rupture de continuité comme souvent dans un changement de niveau car les objets de jeu en avant du joueur s’activent progressivement alors que se désactivent discrètement les objets de jeu de la partie extérieure du brise-lames.

Doc. 25Mezenc

Doc. 25 ‒ Porte d’entrée du niveau 4. Comme pour les autres niveaux la flèche « LA » indique la bonne porte pour aider le joueur. Capture d’écran.

Doc. 26Mezenc

Doc. 26 ‒ Prompteur d’activation d’objet de jeu. Capture d’écran.

Doc. 27Mezenc

Doc. 27 ‒ Succession de salles hébergeant des rêves. Capture d’écran.

Doc. 28Mezenc

Doc. 28 ‒ Écran de transition lors du changement de niveau vers le niveau suivant soit le niveau des Newtopies. Capture d’écran.

3.3.5. Niveau 4 : les Newtopies

Le niveau 4 est radicalement différent. En cliquant sur le niveau suivant le monde se renverse faisant chuter le joueur dans le ciel. Se présente alors à lui un ensemble de cartes inspirées des cartes IGN qui vont se modifier au fur et à mesure de son déplacement. Tour à tour, elles vont se déformer en montagnes ou en creux laissant alors apparaître en volume les éléments principaux de chaque carte, à savoir les routes, les rivières, les maisons, les limites de champ et les courbes de niveau alors que le texte fait entendre les voix d’un peuple qui fait vivre et incarne une utopie artisanale et très concrète.

Ce niveau est découpé en trois temps :

‒ navigation sur les cartes et déformation de ces dernières. Lorsque le joueur croise la route d’un des éléments principaux des cartes cités plus haut, un pictogramme visuel contextuel apparaît, rappelant les légendes des cartes IGN.

‒ en cas de chute sous les cartes, déclenchement de Newtopie Editor. Newtopie Editor est, à l’image d’un traitement de texte, une fenêtre plein écran avec menu déroulant invitant le joueur à écrire à son tour. Un assistant qui va puiser des éléments classés par catégories dans le texte des Newtopies de Juliette Mézenc est à la disposition du joueur qui augmentera ainsi son propre texte ou produira une forme de texte automatique et aléatoire, plus ou moins organisé.

‒ en sortant de Newtopie Editor, retour sur les cartes dépourvues cette fois de plans mais constituées uniquement des éléments 3D que sont les routes, les rivières etc. Le sol est produit à la volée sous l’avatar, accréditant l’idée que le chemin se fabrique en cheminant. Les pictogrammes visuels sont alors en lien avec le ciel, le temps qu’il fait change en fonction des zones de déplacement du joueur. Les pictogrammes visuels ne reflètent plus les éléments de la carte mais le ciel et le temps qu’il fait (passage de la pluie à l’orage, du coucher de soleil au grand ciel bleu etc.).

Doc. 29Mezenc

Doc. 29 ‒ Arrivée sur le niveau Newtopies. Le dessin de la carte se propage sous les pieds du joueur dès qu’il touche un élément de la carte en 3D. Capture d’écran.

Doc. 30Mezenc

Doc. 30 ‒ Chute sous les cartes. Capture d’écran.

Doc. 31Mezenc

Doc. 31 ‒ Apparition progressive de l’éditeur Newtopies. Capture d’écran.

Doc. 32Mezenc

Doc. 32 ‒ Écriture en cours et menu déroulant de changement de couleur. Le nombre de caractères du texte définit la sortie de l’éditeur Newtopies. Ainsi une barre de progression indique au joueur combien il lui reste de caractères à taper pour retourner au jeu. Il faudra donc qu’il écrive quelque chose pour retourner sur les cartes. Capture d’écran.

Doc. 33Mezenc

Doc. 33 ‒ Menu déroulant Newtopies Macros de l’aide à l’écriture puisant des groupes de mots pris dans le texte de Juliette. Capture d’écran.

Doc. 34Mezenc

Doc. 34 ‒ Pictogrammes visuels à présent indiquant des éléments de temps liés au ciel d’arrière plan (Skyboxes). Capture d’écran.

Doc. 35Mezenc

Doc. 35 ‒ Les Skyboxes changent à chaque fois que le joueur rencontre un élément 3D de catégorie différente (les catégories sont créées en lien avec les éléments 3D de la carte : courbes de niveaux, habitations, etc.). Capture d’écran.

3.4.5. Niveau 5 : Mathilde

Le niveau 5 est celui qui met en scène le personnage féminin de Mathilde. L’avatar que pilote le joueur est donc un personnage, et non plus une sphère ou un tétrapode. Cependant ce personnage est traité sans volume avec des aplats de couleurs afin d’échapper au réalisme et conserver la dimension énigmatique que le texte lui confère. D’un point de vue technique il s’agit d’un personnage 3D animé avec une hiérarchie complète de « bones » pilotés par une « state machine » permettant de combiner les différents mouvements de l’avatar Mathilde (attente, marche, saut, course, etc.). L’action se déroule cette fois en suivant la chronologie du texte sans jamais forcer le joueur. En effet une passerelle générée de manière procédurale se déploie sous les pas du joueur et un bloc de béton vient se positionner à intervalles réguliers sur cette passerelle. Ensuite le bloc s’ouvre et se déplie pour proposer un environnement réalisé par photogrammétrie [5] navigable librement ou en mode « Visite guidée ». Dans ce dernier mode le joueur suit un parcours le long d’une spline prévue à cet effet. Chaque bloc de béton abrite une « saynète ». Une de ces saynètes déclenche un programme (script) qui déplie la mer en temps réel. C’est aussi le lieu d’une confrontation entre migrants et Sétois.

Le niveau démarre par une activation des objets de jeu rendus visibles aux yeux du joueur sous forme de cubes et par une liste déroulante qui affiche les uns après les autres les milliers d’objets qui constituent le niveau au démarrage.

Doc. 36Mezenc

Doc. 36 ‒ Mathilde. Capture d’écran.

Doc. 37Mezenc

Doc. 37 ‒ La passerelle se déployant et s’ajustant sous les pas de Mathilde. Capture d’écran.

Doc. 38Mezenc

Doc. 38 ‒ Saynète « go home view ». Capture d’écran.

Doc. 39Mezenc

Doc. 39 ‒ Saynète sur le texte érotique dans le Journal du brise-lames d’Ulysse et de Calypso. Capture d’écran.

Doc. 40Mezenc

Doc. 40 ‒ Ciel (skybox) en mode bulbe. Capture d’écran.

Doc. 41Mezenc

Doc. 41 ‒ Dissolution de l’image à l’aide d’un shader et débogage à l’aide de la console. Capture d’écran.

Doc. 42Mezenc

Doc. 42 ‒ Exemple de « ligne de lecture » (en jaune) matérialisant le déplacement du joueur dans l’espace de cette saynète. Image de travail. Capture d’écran.

4. Cible

Le Journal du brise-lames étant un ouvrage artistique et littéraire sous forme de jeu vidéo, la question du « lectorat » se pose, participant ainsi au débat actuel autour de la littérature numérique tout autant que celui portant sur l’intérêt, la place et le statut du jeu vidéo.

Membre actif du MUUG (Montpellier Unity User group) qui regroupe les studios de jeux vidéo indépendants de Montpellier, j’ai eu l’occasion de faire une présentation du jeu en l’état devant une soixantaine de programmeurs et graphistes dont la plupart ont commencé leur carrière dans la société Ubisoft, basée à Montpellier. Le caractère littéraire de ce projet n’a pas été un frein, bien au contraire : le monde du jeu vidéo est constitué essentiellement de passionnés qui ont soif de découvrir de nouvelles façons de conjuguer des outils qu’ils connaissent et qui sont donc très friands de sensations et de concepts nouveaux.

Conclusion

« On dirait que le brise-lames n’est pas une personne ni même un
 personnage mais on dirait qu’il a une voix […]. On dirait que le brise-lames a une peau […]. On dirait qu’il a des yeux qui veillent, balayent la nuit. […] On dirait que dans sa peau circule de l’eau. On dirait que la 
mer, il l’a dans la peau. On dirait qu’il veille, posté entre les eaux du port et les eaux de
 la mer, entre la ville et la plaine marine. On dirait que vous me suivrez les yeux ouverts [6]. »

Doc. 43 ‒ Teaser du jeu vidéo.

Le Journal du brise-lames est un poème épique dit à des tétrapodes. Le Journal du brise-lames est un essai documenté sur le brise-lames de Sète, qui fait barrage de son corps pour protéger le port de la mer. Le Journal du brise-lames est une pièce de théâtre où chaque voix porte une fiction en elle. Le Journal du brise-lames est un roman qui sait sonder les profondeurs du béton poreux, de l’eau violente, et des courants temporels. Le Journal du brise-lames est un jeu vidéo donnant à voir respirer le Journal du brise-lames [7]. Bien sûr, le Journal du brise-lames est aussi un journal. Il s’exprime en son nom propre. Et il s’adresse à tous. Matière vivante prise dans un incessant va-et-vient qui évoque autant le rythme des marées que le circuit du sang dans un corps humain, cette œuvre hybride ne cesse de s’incarner et se réincarner sous la forme de ces coulées de mots qui ne coagulent pas.

Notes

[1] Le Journal du brise-lames paraîtra le 15 avril 2020 chez Publie.net.

[2] FPS littéraire : le lecteur évolue en caméra subjective dans un environnement virtuel où lire/voyager fait gagner des points de vie.

[3] Donald Woods Winnicott, Jeu et réalité ; l’espace potentiel, Paris, Gallimard, 1975.

[4] Mathieu Triclot, Philosophie des jeux vidéo, Paris, Zones, 2011, p. 21.

[5] Modèle 3D généré à partir d’images réalisées autour d’un modèle.

[6] Phrases extraites du jeu-vidéo.

[7] La version bêta-test du jeu est disponible ici.

Auteurs

Juliette Mézenc vit et écrit à Sète. Elle travaille régulièrement avec d’autres écrivains et artistes, en particulier Stéphane Gantelet et Cécile Portier. Ses terrains de jeu : l’écriture « entre les genres », la fiction transmédia, la performance et le vidéopoème. Juliette Mézenc mène également de nombreux ateliers d’écriture auprès de publics variés. Son site : mot maquis. Publications : Sujets Sensibles (2009), Publie.net ; Poreuse, roman (2012), Publie.net ; Elles en chambre (2014), aux Éditions de l’attente. Publications dans la revue numérique D’ici là (n°4 et n°5, n°6, n°7 et n°10) ainsi que sur les sites remue.net et tapin².

Stéphane Gantelet est un artiste qui vit et travaille à Sète. Sculpteur et même fondeur (bronze), il s’intéresse très vite à l’espace virtuel (3D) et la programmation orientée jeu vidéo. Il collabore avec des auteurs et réalise aussi bien des sculptures physiques que des espaces numériques programmés. Il travaille actuellement à la réalisation du FPS littéraire le « Journal du brise-lames » sur un texte de Juliette Mézenc. Il a participé entre autres au festival d’art numérique « Les Bains Numériques », au festival d’écriture numérique « Chercher le texte » à Beaubourg, au festival Kolyada en Russie, et au festival d’Avignon avec l’auteur Cécile Portier dans le cadre de la Chartreuse de Villeneuve-lez-Avignon. Sites : http://www.gantelet.com ; http://s.gantelet.over-blog.com/

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