Présentation

L’originalité du travail de Chloé Delaume réside en partie dans son désir de varier les supports de création. C’est cette question qui, sous le titre de « S’écrire par-delà le papier » a été au centre de la journée d’étude du 5 novembre 2014 organisée par le RIRRA 21 à l’université Paul-Valéry-Montpellier 3 [1]. Elle s’inscrivait dans un cycle de rencontres entre chercheurs et écrivains de l’extrême contemporain dans le but de réfléchir à l’utilisation que ces derniers font des nouveaux medias, aux pratiques originales qui en découlent et à la nécessaire redéfinition, dans ce contexte, des notions d’œuvre et d’auteur.

L’hybridation des supports nous a semblé être étroitement associée chez Chloé Delaume à sa pratique autofictionnelle et, de façon plus large, à son identité d’écrivaine. Il nous est donc apparu souhaitable, pour la publication de ce dossier, d’ajouter des articles plus récents qui permettent d’approfondir cette question du choix de l’autofiction et peut-être aussi d’intégrer l’idée d’un éloignement de ce mode d’écriture.

Naître de la littérature

Chloé Delaume, de son vrai nom Nathalie Dalain, d’origine franco-libanaise est née à Versailles le 10 mars 1973. À l’âge de dix ans, elle est témoin du meurtre de sa mère par son père et du suicide de celui-ci. Marquée par ce drame familial, elle a commencé à écrire pour maîtriser sa propre histoire et a pratiqué l’autofiction expérimentale aux antipodes des productions culturelles de masse.

Son nom d’écrivaine est bien plus qu’un simple pseudonyme : Chloé Delaume est née de la littérature puisqu’elle porte le prénom de l’héroïne de L’Écume des jours de Boris Vian et que son patronyme est emprunté à Antonin Artaud, qui, à l’époque où il était hospitalisé à Rodez, a traduit le 6e chapitre de La Traversée du miroir de Lewis Carroll, sous le titre « L’arve et l’aume ».

Quand Chloé parle de ce que d’autres appelleraient son œuvre, elle utilise les termes laboratoire, chantier ou expériences. Ses productions artistiques constituent un ensemble dont on ne peut que constater l’ouverture, la pluralité, le caractère polymorphe. Ces textes, ces productions artistiques témoignent volontairement d’un travail, d’une démarche, plus encore que de son aboutissement. « Je fais des tentatives, je ne suis pas dans l’œuvre, juste dans la recherche », lit-on dans le bref essai S’écrire mode d’emploi [2]. Une place y est souvent laissée pour le lecteur et une place grandissante dans les plus récents chantiers. Des pans entiers du travail de Chloé Delaume à travers les performances, les différentes versions de son site, les interventions de chroniqueuse, le travail lié aux médias officiels comme alternatifs, ne se laissent pas assigner une place. Il y a toujours quelque chose de l’ordre de la profusion, du débordement même si tout est relié, si tout prend sens, mais d’une façon radicalement contemporaine, selon des échos, des rhizomes. « Seuls m’importent processus, tuyauteries, protocoles. J’explore un point c’est tout », a-t-elle déclaré dans le même texte [3].

Par ailleurs, elle n’est pas seulement écrivaine et artiste, mais aussi éditrice et journaliste. Elle a été longtemps directrice de la collection « extraction » chez Joca Seria. Elle a travaillé quelques années comme journaliste littéraire pour Le Matricule des Anges, écrit dans différentes revues littéraires et politiques. Elle est aussi chroniqueuse. Depuis peu, elle anime des ateliers d’écriture, des cercles de lecture et développe en 2017 un projet théâtral collectif : « Liberté-parité-sororité ».

Depuis novembre 2003, elle a un site internet, où elle utilise largement les liens hypertextuels et toutes les possibilités du lien texte/image. Ce site a été plusieurs fois reconstruit, en accord avec l’évolution de ses pratiques littéraires.

S’écrire dans des livres

Chloé Delaume est aujourd’hui l’auteur d’un peu plus de vingt livres. Son premier ouvrage Les Mouflettes d’Atropos a été publié chez Leo Scheer en 2000 mais c’est le second, Le Cri du Sablier, publié en 2001 chez le même éditeur, couronné par le prix Décembre qui l’a fait connaître à un large public. Ce récit fait largement référence à l’événement traumatique survenu lorsqu’elle avait 10 ans. Dans un entretien avec Thierry Guichard publié dans le nº100 de la revue Le Matricule des Anges (2009), l’écrivaine s’interrogeait sur d’éventuels malentendus de lecture, liés à une prise en compte exclusive de l’histoire racontée, alors que son projet d’écriture principal est dans le recours à une prose expérimentale, proche de la poésie. Le Cri du Sablier est un texte hybride qui associe la violence de ce qui est narré à une écriture poétique riche en suppressions d’articles, ruptures de construction, appositions, vers blancs, mots rares etc. (« syntaxe ecchymosée », selon l’expression de l’auteur).

D’autres livres ont suivi, toujours fondés sur un travail rigoureux du style et de la forme. Sur le site internet de l’écrivaine – où figurent pour chaque ouvrage des indications génériques – le mot autofiction revient fréquemment. Chloé Delaume indique être l’auteur de « roman(s) autofiction(s) », de « récit(s) autofiction(s) » et aussi de « poésie autofiction ». Quelques rares livres échappent à cette classification, notamment celui qui a été publié en 2016, Les Sorcières de la République.

J’habite dans la télévision, publié en 2006, est le compte rendu d’une expérience, celle de l’exposition à haute dose à la télévision durant vingt-deux mois, texte développé à partir de performances et de chroniques pour la revue Le Matricule des Anges.

En 2007, Chloé Delaume publie un livre-jeu La Nuit je suis Buffy Summers, qui emprunte sa forme aux « Livres dont vous êtes le héros », et son personnage à la série télévisée américaine : Buffy The Vampire Slayer. Elle y joue habilement avec les codes de la « fan-fiction » tout en les traitant au second degré et les associant à un questionnement sur les enchaînements narratifs et l’activité du lecteur.

Avec Dans ma maison sous terre, en 2009, apparaît une nouvelle notion jusque là implicite, celle de l’écriture performative. La narratrice dit vouloir que ses textes aient un effet dans le réel. Avec ce livre-ci elle aimerait tuer sa grand-mère, qui lui a récemment fait transmettre l’information selon laquelle l’auteur du double crime de 1983 n’est pas son véritable père, affirmation qui vient remettre en question son identité personnelle et son identité d’écrivaine difficilement construite.

Elle est l’auteur de trois pièces de théâtre. L’une d’entre elles – Eden matin midi et soir – est un monologue lors duquel une jeune femme décrit le mal dont elle souffre (baptisé thanatopathie) qui la pousse à choisir la mort et le suicide. Cette pièce a été mise en scène en 2009 au théâtre de la Ménagerie de verre.

En 2010, elle publie, La Règle du Je, essai théorique sur l’autofiction dans lequel elle prend position sur sa manière personnelle de la pratiquer.

En 2013, elle se lance dans une nouvelle expérience, celle de l’écriture à quatre main à travers la publication, avec son compagnon le journaliste Daniel Schneidermann de Où le sang nous appelle, roman et autofiction (si l’on en croit son site) narrant un voyage au Liban en quête d’un contact avec sa famille paternelle et des souvenirs de sa petite enfance. Apparaissent dans ce livre de nombreuses références aux engagements politiques de ses oncles paternels dont l’un, Georges Ibrahim Abdallah, a été à l’origine du FARL (Fraction armée révolutionnaire libanaise) et condamné dans les années 80 à la prison à perpétuité.

Enfin Les Sorcières de la République, livre publié en 2016, n’est plus sous-titré autofiction, ni sur sa couverture ni dans la présentation sur le site de l’auteur. Il s’agit d’un roman situé en 2062, dans un univers dystopique, où dieux et déesses tentent vainement d’intervenir dans le devenir de l’humanité. On y retrouve, dans un style toujours aussi élaboré et dans le registre de l’humour décapant, les thèmes des œuvres précédentes (critique sociale, critique de la manipulation des individus par les médias dominants, apologie des valeurs de solidarité féminine etc.) mais sans référence à son histoire personnelle et familiale.

Plusieurs de ses livres enfin ont été écrits en collaboration avec des artistes visuels. La dimension d’ouverture à la fois vers d’autres modes d’expression et d’autres créateurs est importante dans sa pratique.

« Par-delà le papier [4] »

Le choix systématique de l’hybridation déjà pratiqué par Chloé Delaume au sein des livres, à travers le mélange des genres ou l’écriture à quatre mains, donne également lieu à des croisements de supports. Le son, l’image vidéo, les possibilités offertes par l’écriture numérique ou la présence réelle sur scène sont autant d’espaces médiatiques, qu’elle investit, les associant tout en explorant leurs spécificités.

Dans le domaine du son et de la musique, elle investit son époque sans complexe, assumant d’être fan du groupe de rock français Indochine. À son goût pour ce groupe elle a consacré un roman en 2007 (La dernière fille avant la guerre) et signé les paroles d’une de leurs chansons : « Les aubes sont mortes ». Elle a également été parolière pour d’autres musiciens. On peut aussi mentionner ses créations sonores pour la radio. Elle a conçu un Atelier de création radiophonique diffusé en 2004 par France Culture : « J’ai le souffle trop court pour 31 bougies », essai sonore associé à une composition musicale de Julien Loquet et Dorine_Muraille sur le thème de la solitude. Ses pièces de théâtre ont toutes été diffusées à la radio et l’une d’elles (Transhumances) a été rédigée suite à une commande de fiction radiophonique par France Culture. Parmi ses travaux personnels ou collaborations liés à la musique, on peut signaler le fait qu’une bande-son est associée au livre Dans ma maison sous terre et qu’une playlist est disponible sur des sites d’écoute de musique en ligne en relation avec La dernière fille avant la guerre.

Le jeu vidéo est également intégré à ses créations. Elle a utilisé le jeu de simulation de vie des Sims, dans lequel elle s’est créé un avatar téléchargeable et utilisable par d’autres joueurs. Elle-même s’en est servie à l’intérieur de performances. Sur son site, elle écrit qu’elle devient « un petit personnage de jeu vidéo formaté, soumis à des règles différentes du monde réel », qu’elle conçoit le jeu comme « territoire d’investigation poétique », comme « générateur de fiction doublé d’un outil technique singulier ». De cette expérience témoigne le livre Corpus simsi, (« jeu vidéo autofiction ») constitué de documents divers, captures d’écran, journal de jeu etc.

En 2015, elle s’engage dans l’écriture numérique et publie avec le vidéaste Franck Dion, Alienare, application numérique disponible en ligne, constituée de textes, son et vidéo. À propos de cette expérience elle déclare : « avec l’hybridité, on peut soudain toucher à quelque chose qui est une forme d’art total. »

Elle a aussi réalisé un film, un court-métrage, La Contribution, présenté à Cannes en 2015.

Enfin, elle est performeuse. Ses performances se développent en relation avec l’écriture de ses livres en amont ou en aval de la publication. Lors de ces représentations elle a recours à la musique électronique, à la vidéo et à la projection d’images informatiques. Ce sont souvent des créations collectives, auxquelles elle a associé, avec les rencontres du Parti du cercle, une dimension de cérémonie et une référence à la magie.

Autofiction

Un terme utilisé depuis quelques décennies dans la critique littéraire et journalistique se voit donc utilisé de façon récurrente par Chloé Delaume : celui d’autofiction. « Voilà maintenant dix ans que mon laboratoire affiche Autofiction résidence principale », lit-on dans La Règle du jeu, l’essai qu’elle a consacré à cette série littéraire. Comme pour Serge Doubrovsky, créateur du néologisme, on peut dire que pour Chloé Delaume, deux manières différentes de définir l’autofiction se complètent et s’éclairent mutuellement.

La première s’oriente vers l’idée d’entre-deux. L’autofiction est un genre ambigu, à la fois autobiographique (respect du principe de l’homonymat auteur/narrateur/personnage principal) et fictionnel (mention roman ou distorsions évidentes par rapport à la réalité). Ainsi pensée, cette série littéraire entretient des liens avec l‘hybridation, l’ambiguïté, l’entre-deux, domaines dans lesquels se situent indéniablement les chantiers de Chloé Delaume

Selon une seconde approche, l’autofiction reposerait sur l’idée d’un échange, d’une inversion du lien entre la vie réelle et l’univers de la création, voire d’une indistinction entre les notions de personne et de personnage. Selon ce point de vue, la vie se modèle par anticipation sur son devenir artistique et l’œuvre devient plus vraie que l’expérience vécue. Serge Doubrovsky parlait déjà de « confier le langage d’une aventure à l’aventure du langage. » Cette seconde définition de l’autofiction s’applique à Chloé Delaume, qui se définit de façon récurrente comme « personnage de fiction » et dont les travaux sont toujours fondés sur une démarche de recherche identitaire, qui s’origine non dans la vie réelle mais dans le langage et dans la littérature. « Faire de sa vie une œuvre d’art, et d’une œuvre d’art sa vie [5] », lit-on dans S’écrire mode d’emploi.

Sa spécificité au sein de l’autofiction est à la fois d’avoir pleinement pris au mot le projet de Serge Doubrovsky, mais aussi de lui donner un sens politique. En des temps où la notion d’autofiction est fréquemment utilisée par les journalistes sans contenu réel ou mise au service de l’étalage de l’intimité et des règlements de comptes personnels, Chloé Delaume a adopté un éthos qui met cette pratique au service de la libération des personnes. Chez elle, l’autofiction se fait subversive, devient un geste politique dénonçant l’uniformisation galopante et l’avènement d’une fiction collective aliénante engendrée par les médias de masse. Sa réflexion et sa pratique prennent pleinement en compte celle des sociologues, autour de l’idée selon laquelle l’identité à l’époque de la modernité avancée serait définie par des modèles biographiques extérieurs à l’individu. Elle se situe dans la perspective du livre de Christian Salmon : Storytelling, selon lequel nos vies sont écrites à notre insu de façon normative, visant en partie à modeler nos comportements et nos choix. Elle écrit dans La Règle du je : « Vivre son écriture, ne pas vivre pour écrire. Écrire non pour décrire, mais bien pour modifier, corriger, façonner, transformer le réel dans lequel s’inscrit sa vie [6] » et « Du réel effectuer une modification. C’est à ça que ça sert, aussi, l’autofiction. Imposer le temps interne à l’horloge du dehors. Agir, avoir une prise, forcer les événements [7]. » Chloé Delaume écrit pour changer le réel, pour se réapproprier sa vie.

Hybridation et bifurcations

Une autre notion peut servir de fil conducteur à l’approche du travail de Chloé Delaume : celle d’hybridation (et par voie de conséquence bifurcation). Par ces termes, il faut non seulement comprendre l’hybridation des supports (ou des modes d’expression), mais aussi l’usage au sein d’un support donné de processus qui relèvent d’un autre domaine. Cette idée nous semble être commune aux trois premiers articles de ce dossier : ceux d’Anaïs Guilet, d’Anne Roche et de Marika Piva.

Anaïs Guilet étudie les performances de Chloé Delaume (des premières lectures des Mouflettes d’Atropos aux performances multimédia de Corpus Simsi et jusqu’aux récentes rencontres du Parti du cercle) et constate qu’elle sont à la fois une médiation du littéraire (car elles se développent à partir de lectures publiques), mais aussi une déterritorialisation du littéraire dans le sens où cette notion n’est plus pour elle (comme pour un certain nombre de ses contemporains tels François Bon, Pierre Guyotat ou Éric Chevillard) exclusivement liée au livre. C’est précisément le lien entre livre et littérature que Chloé Delaume, tout en restant dans une primauté de l’écriture et de la parole, souhaite dépasser. Cette démarche est en relation directe avec le projet central d’écriture autofictionnelle, car l’utilisation de sa propre personne permet à Chloé Delaume de prendre possession d’un corps qu’elle ne ressent pas pleinement comme sien. Sa présence réelle sur une scène met en œuvre pleinement la dimension performative de la littérature présente dans ses livres et qui trouve ainsi un aboutissement.

Anne Roche étudie dans son article un autre mode de dépassement du livre sous sa forme traditionnelle : le roman interactif, avec La nuit je suis Buffy Summers. L’intermédialité en est constituée par le fait que les choix opérés par les lecteurs rappellent ceux de la littérature numérique et que le personnage de Buffy est issu d’une série télévisée. La figure intertextuelle et intermédiatique du vampire sert de fil conducteur à cet article, dans lequel est largement prise en compte la dimension performative des livres de Chloé Delaume. Selon Anne Roche, l’écrivaine se fait vampire au sens où elle utilise, recycle, enterre un vaste matériau issu d’œuvres antérieures et de tous types d’œuvres : séries télévisées, fantasy, science-fiction, cinéma.

Si la notion de bifurcation jouait un rôle important dans l’étude d’Anne Roche, il se trouve repris et amplifié dans l’article de Marika Piva, qui montre qu’au sein des livres de Chloé Delaume sont à l’œuvre des processus qui viennent subvertir une pratique littéraire traditionnelle, processus qui sont ceux de l’expression artistique hors des livres. Chloé Delaume importe, au sein d’une pratique de l’écriture narrative, des processus qui la font éclater, la transforment en kaléidoscope, la pratiquant en des modes qui la poussent vers ses limites. Elle ne respecte pas la limite entre univers romanesque et monde réel, pas plus que la frontière entre récit et réflexion, utilisant largement le vocabulaire des sciences humaines dans des textes narratifs. En unissant des éléments hétérogènes, elle dynamite les formes traditionnelles. Même chose au niveau de la phrase dont elle fait exploser la syntaxe. Elle utilise abondamment une intertextualité qui emprunte à tous les genres et médias possibles et implique le lecteur en le mettant face à des choix

L’identité d’écrivaine

Les trois articles de Dawn Cornelio, Annie Pibarot et Florence Thérond explorent la question de l’identité de l’auteur Chloé Delaume.

Le point de départ de l’étude de Dawn Cornelio est la question du lien entre Chloé Delaume et Nathalie Dalain, lien qui ne saurait consister simplement en une opposition personne réelle/ être de papier ou nom d’état civil/pseudonyme. L’intérêt de l’étude de Dawn Cornelio est d’utiliser la biographie, non pour mettre en évidence des déformations opérées par la fiction mais pour éclairer le processus de création. Dawn Cornelio pour la première fois dans la critique universitaire sur Chloé Delaume s’appuie sur des documents d’état civil et des articles de journaux qui attestent définitivement de la véracité du double crime paternel en dehors des écrits littéraires. L’aspect le plus nouveau de cette étude est la révélation de l’existence d’un frère de Nathalie Dalain âgé de trois ans lors du crime et présent ce jour-là, détail ignoré jusqu’à présent par les critiques, montrant clairement la différence entre Chloé Delaume fille unique et Nathalie Dalain dotée d’un petit frère. Ainsi est éclairé le processus de constitution d’une nouvelle identité fondée sur le rejet et l’oubli de la première.

Annie Pibarot suit au sein des livres de Chloé Delaume un double itinéraire. Le premier parcours est celui de la relation à l’origine : la mère, le père, l’enfance, la filiation libanaise et les engagements politiques du clan paternel. Le second est celui de l’éthos de l’écrivaine, son identité d’auteur et sa relation à l’autofiction. Les deux fils sont de toute évidence liés. L’identité de l’auteur constituée d’abord à partir de la haine du père est ensuite remise en question par le vide révélé lors de la confidence familiale, avant d’évoluer vers une quête de sens dans le réel, déjà plus autobiographique qu’autofictionnelle. En lien avec cette évolution en est effectuée une autre : celle de l’identité de l’auteur, de la définition du projet d’écriture. Celui-ci, après être majoritairement resté dans la sphère de l’autofiction et l’entre-deux qui la sous-tend, semble s’orienter vers un choix entre l’écriture du réel (avec Où le sang nous appelle) et la fiction narrative (avec Les sorcières de la République).

Dans son article consacré à la pièce Eden matin midi et soir, Florence Thérond montre que, malgré un certain éloignement de l’autofiction, Chloé Delaume poursuit, avec le personnage d’Adèle, son propre travail de construction identitaire. Cet « ouvrage sur le refus de vivre [8] », écrit en même temps que Dans ma maison sous terre, pourrait bien avoir une valeur cathartique : il fallait traverser la mort pour faire le choix de la vie, « mettre les mains dans la mort [9] », examiner minutieusement les ravages de la thanatopathie sur l’esprit et le corps, pour parvenir à reprendre le contrôle et se ressaisir de sa vie en littérature. Par ailleurs cette pièce, la seule dans l’œuvre de Chloé Delaume à avoir été pensée directement pour le théâtre, pour la voix et le corps d’une comédienne en particulier, est emblématique de sa conception de l’écriture comme prise de parole hors du livre. Les extraits ici publiés de l’entretien du 5 novembre 2014 entre Thierry Guichard et Chloé Delaume viennent confirmer le souci chez elle d’accoucher d’une langue qui soit la sienne (elle qui a vécu plusieurs mois d’aphasie après la mort des parents), de la mettre en mouvement et d’en faire un « outil guerrier [10] », en particulier au théâtre, lieu de l’émotion productrice supposant la présence du spectateur. Les lectures proposées par l’auteur lors de la journée d’étude du 5 novembre 2014 et présentées dans ce dossier (le chapitre 17 d’Une femme avec personne dedans, les incipits du Cri du sablier et de Dans ma maison sous terre, le début d’Eden matin midi et soir et un texte préparatoire à l’écriture des Sorcières de la République) viennent confirmer la dramaticité des textes de Chloé Delaume.

D’autres échos peuvent être perçus entre ces derniers articles et l’entretien avec Thierry Guichard : Chloé se plaint par exemple du fait que l’idée a été avancée sur des réseaux sociaux selon laquelle le crime de son père aurait été inventé. Des preuves sont ici données par Dawn Cornelio. Thierry Guichard attire l’attention sur l’importance de l’antébiographie, celle de Nathalie Dalain avant même la naissance de Chloé Delaume comme auteur et personnage de fiction. Cette antébiographie est largement prise en compte dans les deux articles de Dawn Cornelio et Annie Pibarot, à travers les références à l’enfance libanaise, au père et à la nomination avant même le crime. Ces deux articles et l’entretien convergent vers un essai pour dire la situation paradoxale de naître dans la fiction, d’être un personnage de roman mais aussi une écrivaine dotée d’un corps bien réel, une jeune femme active dans des projets politiques et collectifs, pratiquant les performances, animant des ateliers d’écriture.

Les différents travaux ici présentés montrent tous à quel point la pratique de la littérature chez Chloé Delaume est nouvelle et originale. Chez elle l’authenticité rejoint l’expérimentation et ne recule devant aucune nouvelle piste. Tout est susceptible d’être dépassé, renversé, selon une conception de l’écriture comme exploration incessante de tous les possibles, à l’intérieur d’un genre, d’un support ou en les croisant, intégrant l’altérité, la collectivité, l’humour.

Notes

[1] « “S’écrire par-delà le papier” : hybridation des formes et des supports dans l’œuvre autofictionnelle de Chloé Delaume », journée d’étude organisée le 5 novembre 2014, en présence de Chloé Delaume, par le RIRRA21, Annie Pibarot et Florence Thérond (programme « La littérature à l’heure du numérique »), Université Montpellier 3.

[2] Chloé Delaume, S’écrire mode d’emploi, document téléchargeable, Publie.net, 2008, p. 4.

[3] Id.

[4] Expression utilisée par Chloé Delaume dans S’écrire mode d’emploi, op. cit., p. 25.

[5] S’écrire mode d’emploi, op. cit., p. 8.

[6] Chloé Delaume, La Règle du Je, Paris, PUF, 2010, p. 8.

[7] Ibid., p. 73.

[8] Chloé Delaume, Une femme avec personne dedans, Paris, Éditions du Seuil, « Points », 2012, p. 69.

[9] Chloé Delaume, Dans ma maison sous terre, Paris, Seuil, 2009, p. 189.

[10] Une femme avec personne dedans, op. cit., p. 72 : « […] modifier le réel, la fiction et la langue sont des outils guerriers. Guerriers, oui, parfaitement. »




Donner corps à la fiction : les performances littéraires de Chloé Delaume


Cet article se propose d’interroger l’importance de la performativité dans l’œuvre de Chloé Delaume. La pratique de la performance s’inscrit directement dans les dispositifs expérimentaux de l’auteure qui caractérisent ses différents projets d’écriture. Chez elle, la création littéraire, en plus de l’autofiction, passe en grande partie par l’exploration des formes variées de médiatisation du texte. Si ses performances sont avant tout des mises en scène de la lecture de ses romans, un de leurs objectifs premiers est en effet d’expérimenter des médiatisations inédites pour ses textes, c’est pourquoi elles possèdent souvent une dimension multimédia. Mais elles contribuent également, du fait qu’elles impliquent la présence physique de l’auteure, à construire le récit autofictionnel au cœur de la pratique littéraire de Delaume.

This article intends to question the significances of performativity in Chloé Delaume’s work. The practice of performance falls directly within the author’s experimental plan that characterize her various writing projects. For her, literary creation, in addition to autofiction, passes in large part through the exploration of various forms of mediation of the text. Although her performances primarily stage the reading of her novels, one of their most important objectives is to experiment new medias for her texts, which explains why they often are multimedia. Performance also contributes, because it implies the physical presence of the author, to construct the autofictional narrative at the core of Delaume’s literary practice.


Texte intégral

Les formes de littérature performées, si elles appartiennent à une histoire longue de la littérature – qui intègre notamment la transmission orale, la lecture publique, les représentations scéniques – trouvent actuellement un regain d’intérêt de la part des praticiens comme des récepteurs. Si la pérennité de ces formes de médiatisation du littéraire est moindre en comparaison de celle du livre, c’est aussi parce qu’elles posent ontologiquement un problème pour leur propre transmission et leur inscription historique. En effet, elles ne laissent que peu de traces à la postérité littéraire et leur éphémérité constitutive ne concède que peu de prise à l’exégète. Ces formes de manifestations du littéraire posent donc un problème épistémologique important pour le chercheur : quel objet étudier, sur quoi appuyer l’analyse ? En tant que chercheur, il est indispensable de prendre en compte ces manifestations sous peine de faire preuve d’une vision étroite de la littérature contemporaine, pour ne pas dire sclérosée. Et, dans le cas plus précis de la pratique de Chloé Delaume, comment aborder ses performances, dont il est si primordial de se saisir en dépit de leur labilité, pour comprendre la dimension expérimentale de son œuvre ? La pratique de la performance par Chloé Delaume s’inscrit directement dans les dispositifs expérimentaux qui caractérisent ses différents projets d’écriture. Chez elle, la création littéraire, en plus de l’autofiction, passe en grande partie par l’exploration des formes variées de médiatisation du texte.

Sans aborder les problèmes de définitions inhérents à la variété de pratiques que recoupe la performance, ou la pluralité de disciplines qui se sont approprié le terme, je propose de désigner par « performance », tout événement artistique produisant des gestes, des actes, ayant lieu le plus souvent en public, et dont le déroulement temporel constitue l’œuvre même. La performance peut être plus ou moins improvisée, mais chaque occurrence reste unique. La présence du performeur (qui peut être physique ou médiatisée) y est généralement centrale. Renvoyant aux essais fondateurs de Roselee Goldberg, Cynthia Carr ou Arnaud Label-Rojoux [1], je passerai outre l’équivocité essentielle du terme de performance, pour me concentrer sur la manière dont Delaume la pratique en acte.

Dans son essai, Performance: a Critical Introduction, Marvin Carlson décrit les différentes pratiques que recoupe le terme :

D’un côté, il y avait la performance […] l’œuvre d’un seul artiste, ayant souvent recours à des matériaux tirés du quotidien et qui joue rarement un personnage conventionnel, se concentrant sur les actions du corps dans l’espace et le temps, parfois grâce à la mise en scène de comportements naturels, d’autres fois par l’exhibition de compétences physiques hors du commun ou extrêmement intenses, se tournant progressivement vers des explorations autobiographiques. De l’autre côté, il y avait une tradition, que nous n’appelions pas performance jusqu’aux années 80, mais qui y a été incluse par la suite. Une tradition de spectacles plus élaborés, non plus basés sur le corps ou la psyché de l’artiste même, mais consacrés à la représentation d’images et de sons, impliquant le plus souvent du spectacle, de la technologie et un mélange de médias [2].

Les performances telles que les réalise Delaume se trouvent entre ces deux tendances décrites par Carlson. Elles sont avant tout des mises en scène (souvent dépouillées) de la lecture de ses romans. Un de leurs objectifs premiers est d’expérimenter des médiatisations inédites pour ses textes, c’est pourquoi elles possèdent souvent une dimension multimédia. Mais elles contribuent également, du fait qu’elles impliquent la présence physique de l’auteure, à construire le récit autofictionnel au cœur de sa pratique littéraire. Ceci nous conduira ultimement à interroger de manière plus large l’importance de la performativité dans l’œuvre de Chloé Delaume.

1. La performance comme expérimentation médiatique

La performance est une pratique ontologiquement liée à l’expérimental et c’est probablement cette dimension qui attire Delaume. Son premier roman, Les Mouflettes d’Atropos paraît en 2000 et presque immédiatement elle débute les lectures en public et les projets musicaux qui la conduisent vers la pratique de la performance. C’est en 2002 et en collaboration avec Dorine_Muraille, alias Julien Loquet [3], musicien électronique, qu’a lieu le premier cycle de performances auquel elle participe. Ce dernier, intitulé L’Impasse Muraille se déclinait en six volets et interrogeait déjà le lien entre fiction et identité cher à l’auteure, même si cette fois le personnage central était Dorine_Muraille. La performance accompagne ainsi dès le départ les expérimentations littéraires de Delaume qui en a effectué autour d’une cinquantaine.

Dans chacune de ses occurrences, la performance est un des avatars d’un projet d’écriture qui la dépasse, en perpétuelle mutation et qui inclut une pluralité de médiatisations. À ce titre le projet Corpus Simsi réalisé par Chloé Delaume de 2002 à 2005 est exemplaire [4]. Au cœur de ce dernier se trouve le jeu vidéo Les Sims, utilisé à des fins fictionnelles. Dans Corpus Simsi, l’auteure est une joueuse de God Game et le personnage un avatar de jeu de simulation de vie, mis en scène dans différents contextes d’énonciation. Il se construit en premier lieu dans une situation de jeu privé effectué par Chloé Delaume, puis il entre, à travers des performances multimédias, dans la sphère publique. Un blog, consacré au projet, relate au quotidien les aventures de l’avatar Sims, des articles et un livre paru en novembre 2003 aux Éditions Léo Scheer, sont publiés ; mais l’avatar est aussi au centre de plusieurs performances.

L’une d’entre elles est Corpus Simsi 1.0. Elle a eu lieu le 15 septembre 2002 lors de la soirée Chronic’Organic à La Cigale (Paris) et en collaboration avec Jim Thirlwell alias Foetus. Corpus Simsi 1.0 a été choisi comme exemple parce qu’il s’agit d’une des rares performances dont on peut trouver quelques traces. Il est en effet possible d’en voir un très court extrait vidéo sur youtube.

Vidéo 1 : Extrait de la performance de Chloé Delaume et Jim Thirlwell, Corpus Simsi 1.0, Chronic’Organic, Paris : La Cigale, 15 septembre 2002. Consulté le 23 mars 2016.

Chronic’Organic était organisée par le magazine culturel Chronic’Art qui accueillait des performances en tous genres alliant musiciens et écrivains expérimentaux. La Cigale est une salle de spectacle pouvant accueillir environ mille personnes, elle est utilisée habituellement pour des concerts et autres festivals. Cette performance de lecture et de jeu ne se fait donc pas dans un environnement intimiste, mais dans une grande salle hébergeant un public nombreux.

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Figure 1 : Corpus Simsi 1.0, image tirée du site Internet de Chloé Delaume.

Chloé Delaume est installée à une table au centre de la scène, devant un ordinateur sur lequel elle effectue en direct des séquences du jeu Les Sims, qui sont simultanément projetées sur un écran géant face au public, en même temps qu’elle lit un texte. Jim Thrilwell l’accompagne en créant en direct un morceau de musique électronique adapté aux situations décrites par Chloé Delaume. L’ambiance musicale est celle d’un univers gothique de film d’horreur qui apparaît a priori en totale opposition avec l’univers aux couleurs acidulées du jeu vidéo. D’un point du vue proprement plastique, nous avons un environnement obscur avec seulement deux pôles de lumière éclairant les artistes sur scène et l’écran géant. Le dispositif technique (ordinateurs, micros, console, fils) est mis en lumière. Dans le projet Corpus Simsi, le processus et les procédés de réalisation médiatique sont au cœur même de l’œuvre.

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Figure 2 : Corpus Simsi 1.0, image tirée du site Internet de Chloé Delaume.

 La technique fait partie intégrante de la création, qu’il s’agisse de la partie performance, ou par ailleurs du livre ou du site Internet. Tout le projet est un work in progress, et c’est la sémiose même, la construction du sens à travers les différentes aventures médiatiques de l’avatar et l’expérimentation, qui sont à l’origine du projet artistique et littéraire de Chloé Delaume. Comme l’explique Fernando Aguiar,

La performance en tant qu’acte esthétique est avant tout l’art de l’expérimentation, l’art de l’intensité et de la communicabilité, l’art ayant le plus grand nombre de signes à chaque moment de son évolution, l’art de la narration constante, de la transformation chromatique et formelle. L’art où l’artiste n’est plus le créateur contemplatif de sa propre œuvre, mais vit l’art qu’il crée et crée un art qui vit [5].

Dans les performances Corpus Simsi, tout se fait en direct dans un temps donné. L’objectif est de mélanger les médias, la technique et la littérature dans un spectacle ultra-contemporain, permettant de véhiculer une histoire fictive aux éléments classiques : un personnage vit une action, subit des péripéties (ici générées par l’adjuvant logiciel) dans un contexte expérimental. La fiction ici créée est une fiction assumée, aucune suspension d’incrédulité comme l’a explicité Coleridge n’est nécessaire : son artificialité se fait manifeste.

La performance est, pour reprendre une expression de Rosenthal et Ruffel la « cristallisation éphémère d’un processus [6] ». Elle est une étape parmi d’autres du work in progress que constitue chaque projet de Chloé Delaume, elle appartient à ce que David Ruffel appelle la littérature contextuelle qui désigne ces

[…] pratiques littéraires qui ont en commun de déborder le cadre du livre et le geste d’écriture, de démultiplier les possibilités d’intervention et de création des écrivains, possibilités parmi lesquelles le livre occupe toujours une place centrale mais désormais partagée, et de se faire in situ, sur les scènes des théâtres, dans les centres d’art, dans les bibliothèques ou dans la ville. Une littérature qui se fait donc « en contexte » et non dans la seule communication in absentia de l’écriture, du cabinet de travail ou de la lecture muette et solitaire des textes. Je propose de regrouper ces pratiques littéraires sous l’énoncé de « littérature contextuelle », en référence à la notion d’« art contextuel » inventée par l’artiste polonais Jan Swidzinski dans un manifeste intitulé « L’art comme art contextuel 1 » et popularisée récemment par l’essai de l’historien de l’art Paul Ardenne, Un art contextuel [7].

Il semble que bien des pratiques littéraires de Chloé Delaume appartiennent à cette littérature contextuelle, particulièrement ses performances, à travers lesquelles elle rompt avec la vision romantique de l’écrivain solitaire à sa table de travail. D’abord, elle s’approprie en tant qu’auteure des espaces publics, des espaces qui par ailleurs ne sont pas habituellement ceux où l’on partage de la littérature. La performance Corpus Simsi ici étudiée, se déroule à La Cigale, mais Delaume peut également investir les jardins de la villa Medicis pour la première performance du projet sur Le Parti du Cercle, intitulée « In bosco veritas » qui a eu lieu le 21 juin 2011, ou encore la chapelle de la Miséricorde à Metz en octobre 2011 pour « Strenga Misericordia. » Pour David Ruffel, l’écrivain contemporain,

prenant acte de l’affaiblissement et du décentrement de la position de la littérature dans la culture contemporaine, […] intègre naturellement les lieux de l’art, les scènes de théâtre, les milieux sociaux, là où il est possible de gagner en visibilité, en puissance symbolique, en « modernité », ainsi que de déplacer sa discipline, de l’interroger et de la doter de possibilités nouvelles [8].

Si elle peut aussi dénoter une nécessité économique pour les écrivains contemporains – nécessité que l’on ne saurait naïvement écarter – cette délocalisation, ou plutôt déterritorialisation de la littérature hors de ses lieux de prédilection que sont la bibliothèque, la librairie ou même l’université, fait partie intégrante de la démarche expérimentale de Delaume : elle témoigne d’une volonté explicite d’investir le réel. Comme elle l’écrit sur son site pour décrire Le Parti du Cercle, la saison 10 de son grand œuvre :

Les fictions dominantes colonisaient les mots, les eaux du Bangladesh étaient devenues violettes, l’industrie teignait ses textiles au jus de mort. La soirée du solstice d’hiver, elle a lancé Le Parti du Cercle à la Maison de la Poésie. Depuis, il s’écrit ici-même, et ailleurs. Surtout dans le réel, pour qu’il reste des traces. Des ateliers, des performances, des créations diverses, si possible collectives. La Sibylle est nomade, mais toujours connectée [9].

Investir de nouveaux lieux, en contact avec le public et rompre avec l’isolement de l’écriture, être « connectée » : un désir de collaboration qui caractérise chacune de ses performances. Pour la musique elle s’accompagne tour à tour de Dorine_Muraille, Fœtus, The Penelopes ou Gilbert Nouno, mais il y a aussi parfois des scénographes comme John Mahistre qui a participé à la performance « Invoquer les puissances femelles est ce soir la seule solution » du 9 septembre 2014 dans l’Amphithéâtre des trois Gaules à Lyon. Par ailleurs, pour cette même performance, Chloé Delaume était accompagnée d’une danseuse (Fanny Riou) et a convoqué le travail de « Devastée », un duo de designer gothique qui a réalisé ses tenues.

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Figure 3 et 4 : Corpus Simsi 1.0, images tirées du site Internet de Chloé Delaume.

2. Ostension du moi et du corps dans la performance

Toutefois, quelle que soit la part de collaboration dans les performances de Delaume, l’auteure est toujours au centre de l’événement. Il est dans la définition de la performance qu’elle soit incarnée, les anglophones diraient embodied. En tant qu’acte de représentation, de mise en scène de soi, elle s’avère correspondre parfaitement à la démarche autofictionnelle de Delaume. L’auteure est mise en « ostension » pour reprendre le vocabulaire d’Umberto Eco dans son article « Semiotic of Theatrical Performance ». Pour Eco : ce qui est en ostension « a été prélevé parmi les corps physiques existant et a été montré ou mis en ostension [10]. » Sans trop verser dans la sémiotique ou dans les théories de la performativité, l’ostension, caractéristique de la représentation, crée une distance avec le réel, elle inscrit la chose ou la personne comme signe, c’est-à-dire porteuse de signification. Il s’agit, dans les performances de Chloé Delaume, de mettre en scène un personnage de fiction joué par l’auteure qui, comme elle aime à le répéter, est de toute façon déjà un personnage de fiction [11].

Selon Marin Carlson, « au sein de l’espace de jeu, la performeuse n’est pas elle-même (du fait de l’illusion de la représentation) mais elle n’est aussi pas pas elle-même (du fait que ceci appartient au réel). La performeuse comme le public opèrent dans un monde de double conscience [12]. » Ainsi la mise en scène de soi à travers la performance, poursuit la démarche autofictionnelle de l’auteure. Pour reprendre les mots de Nancy Huston dans L’Espèce fabulatrice : « Devenir soi – ou plutôt se façonner un soi – c’est activer, à partir d’un contexte familial et culturel donné, toujours particulier, le mécanisme de la narration [13]. » La performance comme l’écriture romanesque semblent participer chez Delaume d’une seule et même narration, celle de l’autofiction. Dans la lignée des performeuses adeptes du monologue que sont Anna Dewaer Smith ou Laurie Anderson ou, avant elles Ruth Draper et Beatrice Herford, les performances de Delaume s’inscrivent dans une tradition d’exploration personnelle par la performance, qui selon Marvin Carlson remonte aux années 70 : « L’usage de la performance afin d’explorer des alter ego, de révéler des fantasmes ou son autobiographie psychique est devenu à partir de la moitié des années 70 une des approches majeures de la performance aux États-Unis [14]. »

Néanmoins, si les performances artistiques sont souvent centrées sur la problématique de la corporéité, celles de Corpus Simsi ont la particularité de moins mettre en scène le corps du performeur que la corporéité virtuelle de son avatar, ainsi que le titre même du projet le sous-entend. Corpus Simsi, en latin, signifie le corps du Sims, parodie de Corpus Christi : l’eucharistie, le symbole de la mort et de la résurrection du Christ, son passage de l’absence à une nouvelle présence. À travers l’avatar, nous avons affaire à un corps médiatisé. Le corps physique de Chloé Delaume, l’auteure, est d’ailleurs, durant la performance, dans une posture plutôt passive : elle est assise sur sa chaise quand son corps médiatique, Chloé Delaume, le personnage de fiction, est actif à l’écran.

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Figure 5 : Corpus Simsi 1.0, image tirée du site Internet de Chloé Delaume.

La présence corporelle n’est donc pas évacuée de la performance, mais elle se joue ici de manière différente : c’est un corps médiatisé dans un corps virtuel, un corps qui n’existe plus par le fait même de sa numérisation, un corps présent et absent. Chloé Delaume est à la fois physiquement présente sur scène, par sa voix, sa lecture, mais son corps est rendu absent, aspiré par son avatar, personnage de fiction, présence purement visuelle, dont le corps numérique est fondé sur une absence.

Les performances Corpus Simsi semblent ainsi être exemplaires d’une relation difficile au corps qui parcourt toute l’œuvre de Delaume. À ce sujet, dans Dans ma maison sous terre, elle écrit : « Je n’habite pas mon corps, j’ose à peine l’habiter, parce qu’il n’est pas le mien, mais celui de Nathalie [15]. » Puis, dans un entretien récent avec Colette Fellous, elle ajoute : « J’ai une sensation de flottement, je l’habite très peu mon corps [16]. » Ce mode de relation au corps se retrouve de manière assez similaire dans Messalina Dicit, performance centrée autour de la figure de Messaline, « puissante et bacchante qui a de son vivant fait ployer le réel au point que celui-ci l’a rejetée [17]. »

Vidéo 2 : Extrait de la performance « Messalina Dicit » réalisée par Chloé Delaume et Gilbert Nouno, le 14 septembre 2011 à La Criée à Marseille lors du festival Actoral.11.

Si la scénographie est quelque peu différente de Corpus Simsi, puisqu’il n’y a pas d’écran, le dispositif technique est encore une fois visible : les fils et la console du musicien Gilbert Nouno, les micros, etc. Delaume se tient dans une attitude relativement figée : elle est debout, vêtue en noir sur un fond noir, postée derrière son micro, les mains posées fixement sur le pupitre, dans une posture très solennelle. Elle n’effectue pas de gestes, presqu’aucun déplacements tout au long des cinquante minutes de performance –  si ce n’est pour sortir de scène. L’espace scénique occupé par l’auteure est minime : le corps cède ainsi l’initiative aux mots, à leur lecture.

 Au tout début de la performance, elle signale sa présence physique et sa posture publique. Elle dit :

Sur scène se dresse un corps articulant des sons qui s’agencent de façon à former un discours, un discours. Ce corps il m’appartient, m’appartiendra toujours… j’en ai pris possession il y a longtemps maintenant […] [18]

Elle dit « un corps » et non « mon corps », elle dit « ce corps », utilisant un déictique, impliquant une distance, une scission puisque le « je » et le corps y sont deux entités distinctes. Ces mots témoignent d’une relation complexe à son propre corps, qui transparaît dans la mise en scène. Toutefois cette forme de négation du corps dans la performance, peut aussi être vue comme la volonté de produire une œuvre minimaliste où le sonore, c’est-à-dire la voix et, à travers elle, le texte, « le discours » de Delaume, ainsi que la musique de Nouno, priment absolument. Delaume lit de manière assez monocorde, sa lecture est scandée par des phrases souvent courtes et de nombreuses pauses. Ceci, ainsi que la longueur même de la performance, lui confèrent une dimension proprement incantatoire, accentuée par des jeux d’écho, l’absence de mélodie et les rythmes répétitifs ponctués de notes aiguës créées par Nouno. La performance reprend la thématique du rituel de sorcellerie, de l’incantation qui caractérise les différentes déclinaisons du projet réalisé autour du Parti du Cercle. Le corps de Delaume est un corps possédé, elle le déclare pendant la performance : « Ce corps est un médium, le verbe le pénètre comme les identités. Ce corps est un médium [19]. » En même temps, la performance même, en tant qu’expérimentation médiatique, peut être perçue comme une tentative de réapparition, d’exorcisation de ce corps, de ce médium. Delaume dit à ce sujet :

Je suis très éloignée de mon corps, je l’habite vraiment très très peu et assez mal, en même temps, je somatise parfois assez violemment et puis je suis la reine des bleus. […] Donc, il s’agit en ce moment de réhabiter ce corps, parce qu’effectivement, je pense avoir assez bien réussi à me réapproprier une nouvelle identité fixe, fixe au sens de pas mouvante et donc, il y a rien de schizophrénique là-dedans, c’est vraiment quelque chose de volontaire et d’esthétique j’ai envie de dire, c’est une démarche artistique, en fait mais le corps est le seul, le seul point d’ancr…, qui pourtant est le point d’ancrage principal, où j’ai pas encore résolu l’affaire [20].

Les propos de Delaume peuvent laisser penser que la performance est une manière d’ancrer ce corps, de l’expérimenter pour finalement en reprendre les rênes.

3. La dimension performative de l’écriture, de l’œuvre de Chloé Delaume

Si réaliser une performance apparaît comme un moyen de se réapproprier son corps, il semble que la dimension performative de sa pratique ne puisse se réduire à une volonté d’incarnation. Plus largement, la dimension performative est présente dans l’ensemble de son œuvre tant le dire et le faire y sont toujours liés. Performance et performativité se recoupent dans sa pratique même d’écriture. À ce titre, l’auteure ne peut se contenter du livre comme support d’écriture : pour que cette performativité du langage puisse pleinement s’épanouir, elle doit investir le réel, se faire parole et donc lecture publique.

Chez Delaume, écrire, performer le soi, c’est être ; et ce quand bien même ce moi est fictionnel. Selon elle, de toute façon, le réel est composé d’une multitude de fictions ; par conséquent, dans une forme de syllogisme implacable, écrire la fiction de soi, c’est entrer dans le réel. L’autofiction devient ainsi une manière de reconstruire son identité après le drame inaugural. Beaucoup de ses œuvres répètent ce leitmotiv : « Je m’appelle Chloé Delaume. Je suis un personnage de fiction [21]. » Ces paroles relèvent d’une dimension performative. Elle crée son personnage, recrée son identité sous son pseudonyme à chaque fois qu’elle l’énonce. À travers cette phrase, et donc à travers le langage, elle reprend en main sa fiction. Elle écrit :

Parce que j’affirme m’écrire, mais je me vis aussi. Je ne raconte pas d’histoires, je les expérimente toujours de l’intérieur. L’écriture ou la vie, ça me semble impossible, impossible de trancher, c’est annuler le pacte. Vécu mis en fiction, mais jamais inventé. Pas par souci de précision, pas par manque d’imagination. Pour que la langue soit celle des vrais battements de cœur [22].

Écrire, c’est vivre. Dire, c’est être. Toutefois cette performativité du langage s’exprime chez Delaume au-delà de l’aspect cathartique du dire. Dans Dans ma maison sous terre elle écrit pour tuer sa grand-mère. La tuer et, si possible, pas seulement symboliquement. Dans un très beau billet de blog, Arnaud Maïsetti déclare à propos de ce roman :

D’une écriture qui se voudrait performative : de celle capable de donner la naissance de la mort, accomplissant l’acte qu’elle énonce : mais ce qu’elle énonce, ce n’est pas : tu meurs, tu vas mourir. C’est sans doute plus que cela : j’écris pour que tu meures. Et que la mort vienne ou non, ce n’est pas le plus important [23].

Delaume croit en l’efficace du « Verbe » avec une majuscule, au pouvoir « illocutoire » du langage, pour reprendre le vocabulaire du philosophe du langage John Austin. Et ce n’est pas un hasard si dans ses dernières expérimentations dans le cadre du Parti du Cercle elle a recours à la magie, à la performativité du rituel de sorcellerie et du sortilège. D’ailleurs, dans un entretien avec Barbara Havercroft, elle déclare à ce sujet :

L’autofiction s’approche souvent de la magie noire. Le Je n’est pas le Moi, il exige des rituels et souvent des victimes. La femme de Doubrovsky, en lisant le manuscrit du Livre brisé, a bu de la vodka jusqu’à ce que mort s’en suive. Le père de Christine Angot est mort, lui aussi, d’avoir lu L’Inceste [24].

En effet, le langage a des effets illocutoires et perlocutoires redoutables et le décès de la grand-mère de Chloé Delaume à l’issue de la parution de Dans ma maison sous terre ne dément pas la puissance de ses sortilèges. Néanmoins, au-delà de la magie noire, c’est la force de vie ou de survie que Delaume semble dégager du langage qui interpelle le plus souvent le lecteur.

User de la fiction pour construire, reconstruire, le passé le présent signifie rester maître de son propre destin. Contrer Parque et fatum, se redresser par le biais des techniques narratives. Ne jamais filer doux, tisser son quotidien. Dire non, rester debout. Se réapproprier sa propre narration existentielle, utiliser la langue pour parer aux attaques rampantes et permanentes issues du Biopouvoir. Position verticale, riposte politique [25].

Au-delà de l’autofiction, Delaume fait donc preuve d’un rapport vital à l’écriture. Pour elle, comme pour Proust dans Le Temps retrouvé, « la vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent, c’est la littérature [26] » et ce quel que soit son mode de médiatisation.

Si jusque-là le livre, de par son pouvoir consacrant, était, pour les auteurs et leurs exégètes, un « horizon d’écriture incontournable [27] », pour reprendre l’expression de Lionel Ruffel et Olivia Rosenthal dans « La Littérature exposée [28] », il est aujourd’hui indispensable d’accompagner le mouvement amorcé par des auteurs comme Pierre Guyotat, François Bon, Jean-Luc Raharimanana, Éric Chauvier, Jean-Yves Jouannais, ou encore Éric Chevillard, etc. [29], qui proposent un rapport tout à fait différent à l’écriture et qui dépassent le rapport quasi métonymique entre la littérature et le livre. Chloé Delaume appartient résolument à ces écrivains capables de penser la littérature hors le livre. D’ailleurs, dans un billet issu de la section « remarques et compagnie » (aujourd’hui disparue) de son site Web, elle réagit au fait qu’on lui demande régulièrement son avis sur le livre numérique et la tant annoncée mort du livre, et déclare une absence d’attachement ‒ d’aucuns parleraient de fétichisme ‒ pour le livre :

Je ne comprends pas cette peur du numérique. C’est le texte qui importe, pas son support. […], le rapport charnel au livre, c’est vrai que je ne le saisis pas, je ne l’ai jamais vécu, la bibliophilie, les reliures, ça me laisse de glace, seul le contenu me touche. Mais je reste perplexe, quand même, face à cette frayeur de la fin du livre, comme si ça signifiait la mort de la littérature, le numérique [30].

Cette posture qui fait primer le texte, l’écriture, l’expérimentation sur le support, elle la développera également à travers le dialogue entre Théophile et Clotilde Mélisse dans Dans ma maison sous terre. Clotilde Mélisse, qui aime à déclarer « le livre est mort, vive la littérature [31] ! », avec un point d’exclamation comme le précise Théophile, est une sorte d’alter ego militant du personnage de fiction Chloé Delaume, « un creuset à fantasmes, un transfert très grossier [32] » dit-elle. La littérature hors le livre selon Delaume possède une dimension indéniablement politique, voire éthique : contre « la république bananière des lettres [33] », puisque le livre est aussi pour elle, dans une certaine mesure, symbole de ce monde éditorial rongé par le monopole des grandes maisons d’éditions et leurs démarches commerciales. Ainsi, chercher à s’échapper du livre par la performance est également comme un moyen de remettre en question son monopole symbolique. Cela permet aux auteurs comme Delaume d’exercer le littéraire à l’extérieur du monde normatif de l’édition, l’objectif étant avant tout de laisser plus de place à l’expérimental.

Au-delà du simple exercice promotionnel, les écrivains contemporains revendiquent leur place dans l’espace public, et la lecture et la performance participent résolument de cette nouvelle présence. Loin d’être un locuteur in absentia, l’auteur contemporain s’incarne, s’expose, voire se trouve « surexposé », comme le constatent Ruffel et Rosenthal :

L’écrivain, s’il veut être présent et exister en tant qu’écrivain, doit désormais se rendre visible. Ses interventions dans le champ social vont de pair avec le développement du spectaculaire et d’une industrie culturelle littéraire pour lesquels le corps physique de l’auteur est de plus en plus requis : des signatures en librairie aux lectures publiques jusqu’au développement inédit et massif des festivals littéraires, on assiste à une transformation de la présence sociale de l’auteur. La visibilité de l’écrivain devient à la fois un principe esthétique et une condition sociale [34].

L’exercice même de la performance permet de pallier les écueils que peuvent parfois former la présence publique de l’écrivain en le faisant entrer dans l’espace et en lui donnant corps sur un mode purement représentationnel et fictionnel, mode qu’embrasse absolument Delaume. Grâce à son pseudonyme concaténant références à L’Écume des jours de Boris Vian et L’Arve et l’Aume d’Antonin Artaud, adaptation-traduction de La Traversée du miroir de Lewis Caroll, l’auteure reste toujours du même côté du miroir, le seul dans lequel la vie est possible : la fiction.

Notes

[1] V. Roselee Goldberg, Performances  L’Art en action, Londres, Thames & Hudson, 1999 ; Roselee Goldberg, La Performance, du futurisme à nos jours, Londres, Thames & Hudson, [1979] 2001 ; Cynthia Carr, On Edge  Performance at the End of the 20th Century, Middletown, Wesleyan University Press, [1993] 2008 ; Arnaud Label-Rojoux, Acte pour l’art, Paris, Al Dante, [1989] 2007.

[2] Je souligne. « On the one hand there was performance […] the work of a single artist, often using material from everyday life and rarely playing a conventional “character”, emphasizing the activities of the body in space and time, sometimes by the framing of natural behaviour, sometimes by the display of virtuosic physical skills or extremely taxing physical demands, and turning gradually toward autobiographical exploration. On the other hand there was a tradition, not often designated as performance until after 1980 but subsequently generally included in such work, of more elaborate spectacles not based upon the body or the psyche of the individual artist but devoted to the display of non-literary aural and visual images, often involving spectacle, technology, and mixed media. » (Carlson Marvin, Performance : A Critical Introduction, New York et Londres, Routledge, 2004, p. 115).

[3] V. Dorine Muraille, Mani, Fat Cat Records, 2003.

[4] Une partie de cette analyse de Corpus Simsi est tirée d’un article précédemment publié : Anaïs Guilet, « Lire le jeu vidéo, jouer à la littérature : Corpus Simsi de Chloé Delaume », Questions de communication, série acte 8 : Les jeux vidéo au croisement du social, de l’art et de la culture, Sylvie Craipeau, Sébastien Genvo et Brigitte Simonnot (dir.), Nancy, Presses universitaires de Nancy, 2010.

[5] « Performance as an aesthetic act is above all the art of experiment, the art of intensity and communicability, the art having the greatest number of signs at each moment of its evolution, the art of constant narrative, chromatic and formal transformation. Where the artist is also no longer the contemplative creator of his own work, but lives the art he creates and creates an art that lives. » (Fernando Aguiar, Performance : the Essence of the Senses, en ligne ici).

[6] Olivia Rosenthal, Lionel Ruffel, « Introduction », Littérature, nº 160, décembre 2010, p. 9. En ligne ici.

[7] David Ruffel, « La littérature contextuelle », ibid., p. 62. En ligne ici.

[8] Ibid,  p. 63.

[9] Chloé Delaume, « Vie, saisons, épisodes », en ligne ici.

[10] « [It] has been picked up among the existing physical bodies and it has been shown or ostended » (Umberto Eco, «Semiotic of Theatrical Performance», The Drama Review : TDR, Vol. 21, nº 1, Theatre and Social Action Issue, mars 1977, p. 110).

[11] « Je m’appelle Chloé Delaume. Je suis un personnage de fiction. Je le dis, le redis, sans cesse partout l’affirme. Je m’écris dans des livres, des textes, des pièces sonores. J’ai décidé de devenir personnage de fiction quand j’ai réalisé que j’en étais déjà un. À cette différence que je ne m’écrivais pas. D’autres s’en occupaient. Personnage secondaire d’une fiction familiale et figurante passive de la fiction collective. J’ai choisi l’écriture pour me réapproprier mon corps, mes faits et gestes, et mon identité » (Chloé Delaume, S’écrire mode d’emploi, Publie.net, 2008).

[12] « Within the play frame a performer is not herself (because of the operation of illusion) but she is also not not herself (because of the operations of reality). Performer and audience alike operate in world of double consciousness » (Carlson Marvin, Performance : A Critical Introduction, New York et Londres, Routledge, 2004, p. 49).

[13] Nancy Huston, L’Espèce fabulatrice, Paris, Actes Sud, 2008, p. 24.

[14] « […] the use of performance to explore alternate selves or to reveal fantasies or psychic autobiography had by the mid 1970’s become a major approach to performance in the United States » (Carlson Marvin, Performance : A Critical Introduction, New York et Londres, Routledge, 2004, p. 126).

[15] Chloé Delaume, Dans ma maison sous terre, Paris, Seuil, 2009, p. 202.

[16] Entretien radiophonique avec Colette Fellous, « Vingt-quatre heures dans la vie de… », France Culture, dimanche 9 août 2009.

[17] Description de la performance « Messalina Dicit » sur le site d’Actoral.11. En ligne ici.

[18] Retranscription de la performance « Messalina Dicit » réalisée par Chloé Delaume et Gilbert Nouno, le 14 septembre 2011 à La Criée à Marseille lors du festival Actoral.11. En ligne ici, consulté le 25 mars 2016.

[19] Ibid.

[20] Entretien radiophonique avec Colette Fellous, « Vingt-quatre heures dans la vie de… », France Culture, dimanche 9 août 2009.

[21] V. Chloé Delaume, La Vanité des Somnambules, Paris, Leo Scheer, 2003 ; Chloé Delaume, Corpus Simsi, Paris, Leo Scheer, 2003 ; Chloé Delaume, Une femme avec personne dedans, Paris, Seuil, 2012 ; La règle du Je. Autofiction : un essai, Paris, PUF, 2015.

[22] Chloé Delaume, S’écrire mode d’emploi, Publie.net, 2008.

[23] Arnaud Maïsetti, « Chloé Delaume Dans ma maison sous terre : Poétique de l’autofiction », billet de blog, 28 février 2009, en ligne ici.

[24] Chloé Delaume, « Le soi est une fiction », entretien avec Barbara Havercroft, Revue critique de fixxion française contemporaine, 2012. En ligne ici.

[25] Chloé Delaume, S’ écrire mode d’emploi, Publie.net, 2008.

[26] Marcel Proust, Le Temps retrouvé, Paris, Gallimard [1927], 1990, p. 202.

[27] Olivia Rosenthal, Lionel Ruffel, « Introduction », Littérature, op. cit., p. 4.

[28] Ibid.

[29] Auteurs que citent David Ruffel dans « Une littérature contextuelle », Littérature, op. cit.

[30] Chloé Delaume, billet de blog, « Remarque et cie », anciennement en ligne ici, consulté le 13 juin 2010.

[31] Chloé Delaume, Dans ma maison sous terre, Paris, Seuil, 2009, p. 27.

[32] Ibid. p. 29.

[33] Ibid. p. 27.

[34] Olivia Rosenthal, Lionel Ruffel, « Introduction », Littérature, op. cit., p. 10.

Auteur

Anaïs Guilet est maîtresse de conférences en Lettres et en Sciences de l’information et de la communication à l’université Savoie-Mont Blanc. Elle fait partie de l’équipe G-SICA, consacrée à la  recherche sur l’image, la communication et les arts numériques, du laboratoire LLSETI. Spécialisée dans les humanités numériques, ses recherches portent sur les esthétiques numériques et transmédiatiques, ainsi que sur la place du livre dans la culture contemporaine. Son site Web : www.cyborglitteraire.com.

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Chloé avec les vampires


« L’autofiction s’approche souvent de la magie noire » a déclaré Chloé Delaume dans un entretien avec Barbara Havercroft. Sous ce titre qui démarque explicitement  la série télévisée Buffy the vampire slayer et La nuit je suis Buffy Summers, on se propose d’examiner, d’une part, la recherche de supports extra-littéraires dans le travail de Delaume, et d’autre part les aspects performatifs (différents de son activité de « performeuse ») de l’œuvre, dans sa relation avec la mort – mort cherchée, mort procurée – ainsi que dans sa volonté de provoquer un « haut-le-cœur du lecteur ».

“Autofiction often borders on black magic”, states Chloé Delaume in an interview with Barbara Havercroft. With this title, “Chloé with vampires” which refers to the TV serial Buffy the vampire slayer and Delaume’s book By night I am Buffy Summers, we intend to look for extra-literal basis in Delaume’s work, as well as the performative trends in several of her books, as linked with death and her wish to provoke “the reader’s nausea”.


Texte intégral

Lorsque [l’écrivain] publie un livre, il lâche dans la foule anonyme des hommes et des femmes une nuée […] de vampires secs, assoiffés de sang, qui se répandent au hasard en quête de lecteurs. À peine un livre s’est-il abattu sur un lecteur qu’il se gonfle de sa chaleur et de ses rêves. Il fleurit, s’épanouit, devient enfin ce qu’il est : un monde imaginaire foisonnant où se mêlent indistinctement […] les intentions de l’écrivain et les fantasmes du lecteur. Ensuite, la lecture terminée, le livre épuisé, abandonné par le lecteur, attendra un autre vivant afin de féconder à son tour son imagination […] [1].

Ces réflexions de Michel Tournier proposent de définir le livre, et non l’écrivain, comme un vampire, qui va se nourrir du lecteur. Or le vampire en littérature a de multiples usages, depuis le littéral (le personnage) jusqu’aux nombreuses fonctions métaphoriques. Il m’a semblé que cette image pouvait constituer une clef de lecture du travail de Chloé Delaume, d’autant qu’elle nous est obligeamment fournie par l’auteur à divers moments de l’œuvre. Parmi ces usages, on dénombrera le vampire littéral (dont on verra qu’il accède très vite au second degré) par exemple dans La nuit je suis Buffy Summers [2], le vampire intertextuel, le vampire psychologique (même si l’auteur casse sur la tête d’un psy qu’on espère imaginaire un cendrier de bonne qualité ‒ c’est du Baccarat [3]), vampire qui se rencontre entre autres dans Une femme avec personne dedans, le vampire performatif et le vampire métatextuel. Quant au vampire autofictionnel, il est en facteur commun avec tous ces avatars de la variété, dont on va voir qu’ils sont étroitement articulés.

Assez tôt dans La nuit je suis Buffy Summers, le personnage déclare « Je m’appelle Buffy Summers. Je suis un personnage de fiction » (LN 32). Or le titre et cette déclaration font écho avec le leitmotiv « Je m’appelle Chloé Delaume, je suis un personnage de fiction [4] », qui est précisément la signature de Chloé Delaume, son auto-présentation. Il s’agit d’un roman interactif, sur le modèle des « livres dont vous êtes le héros ». Ce type de livre, d’origine anglo-saxonne, fonctionne sur le principe de choix multiples proposés au lecteur, choix qui offrent des bifurcations possibles à l’histoire. La nuit je suis Buffy Summers est

une jolie utilisation nostalgique des Livres dont vous êtes le héros, immensément populaires durant les sept ou huit années qui suivirent la parution du The Warlock of Firetop Mountain, de Steve Jackson et Ian Livingstone, en 1982, avec leurs choix multiples numérotés en fin de paragraphe permettant au lecteur de développer une lecture « interactive ». […] Surprenante, réussie parodie, rusée et inquiétante, d’un livre dont vous et Buffy seriez les héros [5].

À ce titre, le livre de Delaume joue avec la frontière des genres, ou plus précisément avec leur hiérarchie : les « livres dont vous êtes le héros » n’appartiennent pas à la « bonne » littérature [6], hiérarchie que refuse implicitement l’auteur.

D’autre part, les bifurcations proposées à tout moment, même si elles ne sont pas sans exemple dans la littérature-papier [7], font évidemment signe du côté de la littérature numérique avec les liens, les renvois hypertextuels. On pourrait faire le même type d’analyse avec Corpus Simsi [8] ou Certainement pas [9], mais la spécificité de Buffy est précisément le motif vampirique. D’autant plus que le livre est lui-même un emprunt « vampirique » à la série télévisée Buffy contre les vampires. Cette série appartient à ce que Martin Winckler appelle des « fictions-miroirs », c’est-à-dire des fictions qui cultivent l’intertextualité et « s’interrogent ouvertement sur leur propre élaboration [10] ». Ce qui invite potentiellement le lecteur (ou le téléspectateur) à s’interroger aussi, voire à participer. Le livre de Delaume est plus précisément fondé sur un épisode de la série Buffy [11] qui met en question tout ce qui a précédé : l’épisode se situe dans un hôpital psychiatrique et suggère que, depuis le début de la série, Buffy est une schizophrène, toutes ses aventures ne sont que des projections mentales.

Delaume va jouer avec les éléments sémantiques fournis par la série, mais en pratiquant des crossover et en modifiant le pacte générique, notamment en proposant au lecteur une série de choix qui modifient son parcours de lecture, même si sa liberté est finalement restreinte.

1. Vampire et intertexte

La thématique du vampire, on l’a dit, est à multiples entrées. J’examinerai en premier lieu le fait que l’écriture est une opération de vampirisation des écritures antérieures. Delaume en a parfaitement conscience, à preuve la description qu’elle fait des opérations d’écriture dans un entretien avec Barbara Havercroft :

L’écrivain est un fossoyeur : des siècles d’histoire littéraire, alignement des urnes et Necronomicon [12]. Chaque lourd volume vous toise, tant d’œuvres vous contemplent, classiques, modernes et avant-garde. […] pratiquer l’écriture c’est user du charnier mis à disposition, prélever dans les entrailles un motif ici-même, tricoter sa syntaxe sur des nervures anciennes, si fragiles que souvent elles se changent en poussière au premier point de croix. Tous mes livres sont bâtis sur des monticules d’os et à base de fragments de moult cages thoraciques [13].

L’intertextualité est certes un phénomène général, mais dans le cas de Buffy elle est étroitement liée au genre du texte : en effet, le fait que le livre soit censé interactif induit notamment qu’il fonctionne avec un personnel, des décors, des actions reconnaissables par le lecteur. Au premier chef, l’usage du personnel de la série : Buffy et ses compagnons, réduits à une initiale, W pour Willow, A pour Alex, ou X pour Xander, nom d’Alex dans la série d’origine, tandis que les méchants sont nommés : Spike, qui est un vampire, garde son nom, ainsi que Cordelia. En second lieu, des scènes canoniques. Par exemple, la séquence 58 est un compendium de situations stéréotypées : désastre imminent et sauvetage in extremis. L’héroïne, captive, est entraînée dans des souterrains, cernée par des hommes encagoulés, ligotée sur un pentacle, incantations, surgissement de Zarathoustra réveillé par les incantations, il estourbit les méchants, tous les gentils arrivent, couverts de sang mais heureux, the end (LN 110-115). Sauf que ce n’est pas the end ; la séquence suivante récrit la précédente, mais finit mal : « Je suis désolé, dit le médecin. Cette fois-ci nous l’avons perdue » (LN 119). On reviendra sur cette fin.

En troisième lieu, le livre puise dans l’encyclopédie du fantastique, de la science-fiction, de la fantasy, fondée sur une culture filmique et télévisuelle, même si, à l’arrière-plan, il y a la tradition « gothique » : dans Le Monde [14], Alain Morvan, qui a procuré dans La Pléiade une édition de cinq romans gothiques (Frankenstein, Le Moine, Le château d’Otrante, etc.) déclarait son affection pour Buffy contre les vampires. Le champ sémantique du vampirisme est présent sous la forme éminente (car unique) d’un dessin, représentant un pieu, qui ponctue à intervalles réguliers les rubriques « Salubrité Mentale » et « Habitation Corporelle [15] ». Examinons quelques exemples de ces intrusions.

Le plus souvent, il s’agit d’allusions ponctuelles, assez faciles à repérer pour le lecteur familier de cette culture, et portant essentiellement sur des personnages. Ainsi la dame qui tient une bûche dans ses bras (LN 34) est un personnage de la série Twin Peaks de David Lynch, ce qui est confirmé par l’apparition de Laura Palmer (LN 45), héroïne (morte) de la série. De même Bree Van de Kamp (LN 86), sortie de la série Desperate Housewives, dont l’obsession du rangement et de la propreté est bien utile quand il s’agit d’éliminer quelques cadavres, ou Locke (LN 98) et le vol 815 d’Oceanic Airlines, en provenance de Lost. Mais les séries télévisées, familières certes aux « jeunes lecteurs » supposés de Buffy, ne sont pas la seule source intertextuelle. Le cinéma est également convoqué, avec des allusions parfois plus délicates à repérer. Certes, on identifie assez vite un certain Stéphane Blandichon, dont le nom ne nous dit rien, mais qui nous devient familier quand nous apprenons qu’il a fait ses études à Poudlard, dans la section Serpentard, où il a passé son Master de Sorcellerie sur le sujet suivant : « De l’utilisation de la littérature pour conquérir le monde. » (LN 70) Cet émule de Harry Potter définit ainsi son programme, qui pourrait bien avoir inspiré l’auteur :

Nous avons oublié d’évider les personnages de fiction. Puiser l’énergie des héros de légende, aspirer l’essence fictionnelle dont ils sont constitués. Se gorger de la vitalité de l’écriture. À terme rédiger un roman dans le seul but de s’emparer de la vigueur de ses personnages. (LN 70)

La série des films inspirés de l’œuvre de J.K. Rowling appartient peu ou prou au même univers culturel que les séries télévisées. Plus difficile est de cerner à quoi fait allusion le personnage qui déclare :

Le soleil vert, depuis longtemps, on sait que c’est de la chair humaine. […]

On n’a pas toujours mangé les morts dans les sociétés occidentalisées du xxième siècle. On préférait les animaux, c’est eux qu’on tuait exprès pour ça. (LN 21-22)

car la référence au film de Richard Fleischer, Soylent Green (1973), dont le titre français est Soleil vert, est moins immédiate que dans les exemples précédents. Plus difficile encore de décrypter le nom de Sutter Cane (LN 101), qui renvoie au film de John Carpenter, In the mouth of Madness (1994) (en français, L’Antre de la folie) : la thématique du film, par l’indécidabilité qu’elle programme entre le « réel » et la « folie », est en résonance évidente avec celle de La nuit je suis Buffy Summers [16]. D’autant que l’un des inspirateurs de Carpenter est précisément Lovecraft, déjà évoqué à propos de l’imaginaire Necronomicon, et qui ressurgit dans l’invocation à Cthulhu, dans une langue inconnue mais compréhensible pour les lecteurs de L’appel de Cthulhu (LN 100), identification confirmée peu après par le nom même de l’écrivain : « L’auteure n’entendait pas. Pour faire peur à ses personnages, elle avait invoqué un illustre Grand Ancien qui lui dévorait le crâne à cet instant maudit. Nul ne saurait décrire le monstre [17]… » (LN 102).

Dans tous ces cas, les « emprunts » sont à la fois des hommages (Lovecraft), des clins d’œil à une culture partagée avec le lecteur (Harry Potter) mais aussi des détournements (Bree Van de Kamp.) Surtout, ils constituent des étayages : le lecteur, dans la mesure où il a affaire à une encyclopédie dont il partage les références, accepte plus volontiers de s’immerger dans un univers fictionnel ; à la limite, il accepte le pivotement qui lui est proposé entre son « réel » et ce qu’il lit. C’est précisément la question posée par l’épisode de Buffy, comme dans le cas de Sutter Cane et d’autres, et qui renouvelle agréablement la question canonique à la fin d’un récit d’épouvante : « était-ce un rêve ? »

2. Vampire et psychologie

Quittons provisoirement Buffy pour examiner Une femme avec personne dedans. De ce texte on ne retiendra que la relation entre l’auteur et sa lectrice, qui est une variation sur le motif du vampire, mais pas exactement dans le sens suggéré par Tournier. Mais il faut préciser d’emblée que le savoir psy que détient à l’évidence l’auteur ne l’emprisonne pas. Elle ironise à plusieurs reprises sur les prétentions des analystes à « comprendre » ou commenter son histoire, son mal-être : dans Le Cri du sablier intervient de loin en loin un psy qui fait chaque fois fausse route, et dont le texte finit par dénoncer le caractère fictif :

Il me fallait seulement dialogue à l’avatar un double ficelé rôti pour enfourner proprette ma post-consomption […] Car depuis le début tout n’était qu’autopsy[18].

L’auto-analyse forge ses propres outils, même si elle fait usage de ceux que l’analyse peut lui fournir.

Une femme avec personne dedans relate l’identification pathologique d’une lectrice à l’écrivain, difficilement supportable pour celle-ci, car elle lui présente un miroir, mais déformant. Le manuscrit de la lectrice lui apparaît comme « un décalque malsain de [ses] trois premiers livres. […] sa langue […] ânonnait les stigmates de la mienne » (UF 8). La narratrice s’interroge sur la carence qui a provoqué cette assimilation morbide : « qui pouvait à ce point être devenu aphone pour se greffer fil blanc, au vif des cordes vocales, mes polypes étrangers ? » (UF 8) Nous reviendrons sur cette émergence de la voix, voix empêchée d’un côté, voix dérobée/dérobante de l’autre. La lectrice finit par énoncer son but : « Je veux être à mon tour Chloé Delaume » (UF 12). Face à l’impossible de cette demande, la narratrice tente de donner un conseil : « cesser d’aspirer mon ombre » (UF 8), c’est-à-dire : cesser d’être (ou d’essayer d’être) mon vampire. Mais la lectrice se suicide. Son secret : elle a été victime d’un inceste, et l’écriture ne lui a pas permis de surmonter son trauma. Commentaire, implacable mais lucide, de la narratrice : « Elle n’avait pas saisi qu’une plaie seule ne chante guère » (UF 11).

Ce suicide, point de départ du livre, ouvre ou plutôt accompagne une crise dans la vie de la narratrice, qui se dit « exsangue » (UF 9). Les ruptures, liaisons et déliaisons évoquées sont renvoyées à une cause unique :

Être en moins, c’est la cause. J’ai déserté mon corps il y a des années […] J’ignorais que la vacance pouvait être visible pour une âme extérieure. […] Un qui suis-je, n’est-ce pas, qui suis-je. Peut-être bien une femme avec personne dedans. (UF 15-16)

Je m’enfonce au divan, une enfant laissée seule, toujours seule. L’ennui. L’ennui, le vide. L’angoisse qui creuse, les os troués, l’attente attire les morts vivants (UF 27).

Et de fait, les morts-vivants sont bien arrivés : « Mon cœur a l’âge d’une reine vampire » (UF 35). Comme le prouve l’expérience du miroir, bien connue de tous les lecteurs de Bram Stoker et autres : « mon reflet n’y est plus » (UF 86). La narratrice a donc bien été vampirisée (« exsangue »), toutefois la conséquence n’est pas la mort, ou la transformation en un nouveau vampire qui répandrait à son tour la malédiction, mais la perte du langage, ou de la parole. Le lecteur est confronté à deux chapitres quasi-vides, l’un intitulé « Calliope, mutisme », l’autre « Calliope, autisme », qui ne comportent qu’une phrase chacun : « Ceci est le récit de ma propre Apocalypse » (UF 69). « Ceci est le récit de ma propre Apocalypse, il ne faudrait pas l’oublier » (UF 99). Calliope, muse de la poésie, de l’éloquence, est donc ici à contre-emploi, mais la référence érudite ne doit pas masquer la terreur, car c’est un mutisme qui remonte loin, à l’enfance et au silence imposé par l’entourage :

Vous fûtes témoin cuisine dénouement innommable pour tout individu benoîtement formaté. Chaque membre de la famille redoutait qu’un matin vous lâchiez le récit au petit déjeuner. Vous fûtes enfant rustine du silence imploré [19].

Mais mutisme et autisme ‒ apanages de la narratrice ‒ sont paradoxalement des auxiliaires de l’écriture, loin toutefois de l’écriture-sublimation, ou consolation, comme l’a peut-être cru la lectrice :

Écrire pour ne pas mourir, ça ne peut avoir de sens. J’écris pour déconstruire : modifier le réel, la fiction et la langue sont des outils guerriers. […] je suis de Némésis une enfant naturelle, le don de qui est dû j’en ai fait ma mission, seule la vengeance m’anime […] mon âme est un hachoir. (UF 74-75)

Après l’évocation du « désastre étranger » (UF 76) – même le désastre n’est pas de l’ordre du « propre », il est invasion [20] ‒ le dernier chapitre, intitulé « De l’autre côté », change de registre, devient interactif, et par là humoristique. Il fait appel au lecteur qu’il suppose « attendant lascivement la suite des événements » (UF 111) : « Au milieu est ma vie. Laquelle me souhaitez-vous ? » (UF 112) Suit un questionnaire, sur le modèle familier des magazines féminins, dont le résultat permet de savoir lequel des chapitres suivants vous est destiné [21]. Le temps des noyaux est une réponse post mortem à la lectrice, ou à tout lecteur : « Ne m’investissez pas en surface à transferts, entrez en votre Je […] Écrivez-vous vous-même, quelle vie vous souhaitez-vous » (UF139).

Une femme avec personne dedans (2012) est postérieur à La nuit je suis Buffy Summers (2007) alors qu’on serait tenté de croire que cette fin interactive, qui intervient à la fin d’un roman non interactif, prépare le passage de l’un à l’autre. En fait cette absence de fléchage pourrait être la marque de ce refus des hiérarchies de genres déjà signalé.

3. Performativité du vampire

L’enfant du Cri du sablier, prise dans la violence du père (et de la mère), prie : « Dieu vous qui êtes si bon et si juste exaucez ma prière par pitié tuez mon père et je promets d’être sage et de devenir bonne sœur et de plus jamais monter sur les marches de l’autel [22]. » Curieusement, elle ne prie pas pour la mort de sa mère, alors que celle-ci n’est pas mal non plus :

Combien de fois ma fille mon tourment mon dégoût ai-je espéré qu’enfin tu ne sois qu’un mirage. […] Ma Chloé mon erreur comprends-tu ton prénom je te crachais en mars à la vie à ma mort pensant t’inoculer cancer du nénuphar et […] j’ai fini première enterrée en juillet [23].

On sait que « Chloé » n’est pas le prénom natif de l’auteur, c’est le prénom de l’héroïne de L’Écume des jours, qui meurt d’un nénuphar dans le poumon : or la mère (dans la fiction) prononce le prénom que l’auteur s’est donné bien après la mort de la mère, comme une signature, un aval.

Dieu, pour une fois, répond, et même il exauce le vœu :

Tu as voulu du père la chute irrémédiable la chute au marécage parricide écumant. J’accède à ta requête. Mais contre prélèvement. Un modique tribu (sic) : je t’enlève la maman. Ton souhait est exaucé. Maintenant il faut payer. […] Car ma petite sirène, vois j’ai coupé la queue. A présent donne ta voix [24].

Quelles ont pu être les conséquences, pour l’enfant puis pour l’adulte, de cette efficacité de la pensée magique ? L’auteur lui-même y a réfléchi, et s’en explique :

L’autofiction s’approche souvent de la magie noire. Le Je n’est pas le Moi, il exige des rituels et souvent des victimes. La femme de Doubrovsky, en lisant le manuscrit du Livre Brisé, a bu de la vodka jusqu’à ce que mort s’en suive. Le père de Christine Angot est mort, lui aussi, d’avoir lu L’Inceste. Il est fort possible que les écrivains aient depuis fort longtemps perdu le pouvoir de changer le monde, mais la particularité de l’autofiction, c’est qu’elle manipule du vivant, les corps et les âmes sont réels, et au-dessus du grimoire nous sourit Némésis. La déesse de la vengeance, mais plus précisément “le don de ce qui est dû”. Le projet de mon roman Dans ma maison sous terre était de tuer ma grand-mère. Ça a bien fonctionné, mais je n’ai aucun mérite, elle était tellement vieille. Par contre, je l’ai payé [25].

La performativité de l’écriture est donc articulée, non pas à l’autobiographie, mais à l’autofiction.

4. Fiction, autofiction

Retour à Buffy.

Le pacte de base de la littérature, c’est le maintien d’une frontière ferme entre l’univers de la fiction et l’univers du lecteur, même s’il y a suspension d’incrédulité pendant le temps de la lecture. Des textes du type de Continuité des parcs de Cortazar [26] sont, en principe, l’exception. Or, dans Je suis Buffy Summers, le « dérapage » est une constante. La fiction contamine le réel, à preuve : « Tout a dérapé quelques années après que le premier personnage de fiction ait (sic) été élu gouverneur de Californie [27] » (LN 35) ? Mais ce dérapage ne consolide pas pour autant le statut des personnages de fiction, et les voix narratives s’en inquiètent : « Personnage de fiction, c’est la mémoire des hommes qui nous maintient en vie au-delà de nos aventures gravées dans un airain dont les supports varient » (LN 32).

Un personnage toutefois a un statut à part dans le texte, c’est Clotilde : elle semble se situer au même niveau que les autres mais elle est peut-être un avatar de C[h]loé, c’est du moins ce que l’on peut croire d’abord, comme le suggérerait ce qu’elle déclare :

Je ne m’entends pas si bien avec le reste du groupe […] Je suis une pièce rapportée. […] Ils disent que je suis paranoïaque, qu’on m’écrit au même niveau qu’eux, que je n’ai pris la place de personne, et que jamais ils ne pensent à ça. […] Laisse-toi écrire n’importe comment si tu veux. Mais moi je ne suivrai plus la moindre des lignes imposées. À partir de maintenant je me désolidarise de cette narration. (LN 46-47)

Cette liberté qu’elle prend pourrait nous faire penser qu’elle est l’auteur, ou l’un des auteurs possibles. Clotilde ne peut pourtant pas être confondue avec « l’auteur », elle se distingue de « son écrivain »:

Je suis une borderline tout ce qu’il y a de plus classique, je n’ai aucun pouvoir magique. […] Avant, là où j’étais, mon utilité, je ne sais pas. Mon insertion sociale non plus. Mais au moins j’écrivais des livres. […] Je n’ai jamais été héroïne principale, et ça c’est assez triste, voire décevant, pour un personnage de fiction. J’étais écrivaine terroriste, je posais des bombes dans les salons. Je m’amusais énormément mais la police m’a attrapée. Mon écrivain n’a rien pu faire […] (LN 85-86)

Discutant avec « Vous », qui incarne la nouvelle Buffy, elle la met en garde :

Je crois que notre auteure est furieuse […] Tu étais l’héroïne, tu avais le pouvoir et très souvent le choix. C’est pas tellement fréquent, elle était laxiste avec toi. A mon avis elle t’aimait bien, elle doit être extrêmement déçue. (LN 101)

Clotilde interpelle alors l’auteur, mais « l’auteure n’entendait pas. Pour faire peur à ses personnages, elle avait invoqué un illustre Grand Ancien qui lui dévorait le crâne à cet instant maudit. Nul ne saurait décrire le monstre… », monstre que nous avons déjà rencontré.

5. Où se situe donc l’auteur autofictionnel ?

Si on examine la dissémination des pronoms personnels, on constate que « Vous » désigne le lecteur, mais aussi la nouvelle Buffy, ce qui revient au même puisque le joueur/la joueuse est censé s’identifier au héros du jeu ; les « Je » (Miss Mildred, Clotilde…) sont variables, de mêmes que les « Il », « Elle ». Le seul pronom qui semble vraiment « personnel », c’est le « Tu » : « Tu ne commets le meurtre qu’à l’intérieur. Tu ne sais lutter que contre toi. Ton héritage c’est un sang rance, ton histoire inscrite aux cellules tu as voulu y échapper. » (LN117) Ce « Tu » est au centre de la séquence finale, mais c’est un centre immobile, cerné par les voix, car cette dernière séquence est une sorte de strette infernale, à voix multiples.

Les voix ennemies, sous couleur d’exempter « Buffy » de sa responsabilité ‒ « (Ce qui se passe en vrai, ce n’est pas de ta faute. C’est une tare génétique. […] Tu es atteinte, mon ange, d’une maladie terrible. Tu dois être née comme ça, l’inné de la souffrance » (LN 118) ‒ l’incitent à revenir « au réel », c’est-à-dire à l’hôpital, à la normalisation pathologique. Les voix amies, qui sont les voix de la fiction, l’appellent au contraire : « Être l’Élue pour soi ce n’est peut-être pas grand-chose mais tu resteras vivante, avec nous oui, vivante, car ici est ton monde. Renonce à leur là-bas, pour eux tu ne seras rien qu’une énième schizophrène » (LN 119). « Buffy » s’échappe dans la mort, ultime liberté : « Je suis désolé, dit le médecin. Cette fois-ci nous l’avons perdue » (LN 119). Ce qui était la fin de l’épisode de la série originale.

Dans cette strette, le lecteur retrouve les éléments qui lui sont familiers depuis les premiers livres de l’auteur, la folie familiale et ses conséquences sur la vie de l’enfant puis de l’adulte, mais ces éléments sont modulés dans le registre vampirique de la série, donc ludiques (« En guise d’arme un fémur est brandi cœur de poing […] la salle est un marais de sang, etc. » LN 118-9) ce qui laisse au lecteur la liberté de lire au degré qu’il voudra. Le tragique (incontestable) de l’histoire, Chloé Delaume ne l’a jamais modulé au premier degré. Ce que n’avait pas compris la lectrice d’Une femme avec personne dedans. Et l’auteur Delaume n’en reste pas à « la plaie seule ».

Il y a peut-être une efficacité particulière dans la série Buffy. En 2002, j’avais organisé avec Martin Winckler une décade à Cerisy sur les séries télévisées, et une soirée était consacrée à Buffy : c’était un épisode où les vampires avaient dérobé la voix des habitants de tout un village, et donc tous les humains de cet épisode étaient muets. Le lendemain, une participante du colloque était frappée d’aphasie… Heureusement, par-delà le drame et la psychose, la voix de l’écrivain continue de « chanter ».

Notes

[1] Michel Tournier, Le Vol du vampire, Paris, Gallimard, « Idées », 1981, p. 12-13.

[2] Chloé Delaume, La nuit je suis Buffy Summers, Alfortville, Éditions Ère, 2007. Désormais LN. Les références seront données dans le corps du texte.

[3] Chloé Delaume, Une femme avec personne dedans, Paris, Éditions du Seuil, « Fiction et Cie », 2012. Désormais UF. Les références seront données dans le corps du texte. « Un jour un thérapeute a émis l’hypothèse selon laquelle mes tentatives de suicide suivaient le modèle paternel, le modèle, la pulsion de mort en héritage, une singerie pour m’en rapprocher. Je lui ai cassé le nez avec le cendrier. Un baccarat, pas de la camelote, le cabinet était à Saint-Cloud » (UF 93).

[4] Déclaration notamment dans Chloé Delaume, La règle du Je, Paris, Presses universitaires de France, 2010, p. 5, 21, 35, 44, 79. Voir aussi Chloé Delaume, « S’écrire mode d’emploi », dans Claude Burgelin, Isabelle Grell et Roger-Yves Roche (dir.), Autofiction(s) : Colloque de Cerisy, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2010, p. 109.

[5] Charybde2, blog consulté le 2 février 2014.

[6] Lors de la publication de mon Atelier d’écriture (première édition : Paris, Bordas, 1989), j’avais proposé en guise de sous-titre « Un livre dont vous êtes le héros », et le responsable de la collection avait répondu en substance : vous ne connaissez certainement pas, mais c’est un intitulé très bas de gamme…

[7] V. Raymond Queneau, « Un conte à votre façon » [1967], dans Oulipo, La littérature potentielle, Paris, Gallimard, 1973, p. 273-276.

[8] Chloé Delaume, Corpus Simsi, Paris, Éditions Léo Scheer, 2003.

[9] Chloé Delaume, Certainement pas, Paris, Éditions Verticales, 2004.

[10] Martin Winckler, Les Miroirs de la vie. Histoire des séries américaines, Paris, Le Passage, 2002, p. 80.

[11] L’épisode 17 de la sixième saison.

[12] Le Necronomicon est un livre maléfique, mais imaginaire, inventé par H.P. Lovecraft. Après lui, d’autres auteurs de fantasy ont repris ce titre, au point de faire croire à son existence. Pour finir, le titre a été « décliné » en plusieurs réalisations.

[13] « Le soi est une fiction : Chloé Delaume s’entretient avec Barbara Havercroft », dans Barbara Havercroft et Michael Sheringham (dir.), Fictions de soi/Self-fictions, numéro de la Revue critique de fixxion françaisecontemporaine / Critical Review of Contemporary French Fixxion, n°4, juin 2012, p. 126.

[14] Double page « Fort accès de fièvre gothique » (Le Monde du 31 octobre 2014). Alain Morvan, « Un monde sans peur est un monde qui fait peur », propos recueillis par François Angelier : « Touchant le cinéma et les séries télévisées, je suis assez sévère avec “Twilight”, mais la série “Buffy contre les vampires” m’a semblé intéressante » (p. 3.)

[15] Il y a bien un autre graphisme, en bas de page impaire, représentant une paire de dés, mais contrairement au précédent il n’est pas inclus dans le texte.

[16] Rappelons que le livre est fondé sur l’épisode où est suggéré que toutes les aventures de Buffy ne sont que fantasmes schizophréniques.

[17] Les mots en italiques citent L’appel de Cthulhu.

[18] Chloé Delaume, Le Cri du sablier, Tours, Farrago, 2001, p. 122-123.

[19] Le Cri du sablier, op.cit., p. 82. Les lecteurs de Delaume savent à quel drame familial il est fait allusion : le meurtre de la mère par le père, le suicide de ce dernier, précédé par un geste de menace meurtrière vis-à-vis de l’enfant qui y assiste.

[20] Nous avons volontairement laissé de côté des pans entiers du récit et l’évocation des relations avec Igor ou la Clef.

[21] J’ai une majorité de B, mon chapitre est donc B5, F7, dame cavalier (UF 130), un hymne à la déconstruction. Lilith dolorosa (UF 119-128) est un hymne à la nulliparité et le récit du meurtre de la femme aimée qui annonce qu’elle veut avoir un enfant.

[22] Le Cri du sablier, op.cit., p. 37.

[23] Ibid., p. 65.

[24] Ibid., p. 80. Dans le conte d’Andersen, la petite sirène, amoureuse d’un humain, veut être semblable à lui : elle obtient des jambes à la place de sa queue de sirène, mais devient muette.

[25] Entretien cité avec Barbara Havercroft.

[26] Julio Cortazar, « Continuité des parcs » [1956], dans Les Armes secrètes, traduit de l’espagnol par Laure Bataillon, Paris, Gallimard, 1973.

[27] Il s’agit de l’acteur Arnold Schwarzenegger, qui n’est évidemment pas un « personnage de fiction » mais que le public a pu confondre avec les rôles qu’il a incarnés (Terminator…).

Auteur

Anne Roche, professeur émérite à l’Université d’Aix-Marseille, spécialiste de littérature française et francophone des xxème et xxième siècles, est l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages de théorie littéraire ainsi que de fiction (romans, théâtre). Dernière publication : Algérie, textes et regards croisés, Éditions Casbah (Alger), 2017.

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« Donner à sa vie une forme inédite » : morphologie du carrefour et du basculement chez Chloé Delaume


Dans l’univers hybride de Chloé Delaume, l’interrogation sur les formes et les limites des genres, la centralité accordée à l’acte performatif, la manipulation des aspects structurels et linguistiques amènent à une assimilation personnelle de la tradition littéraire et critique qui implique une participation de la part du lecteur et qui trouve une concrétisation dans l’image du carrefour.

Within the hybrid universe of Chloé Delaume, the questioning of the forms and limits of genres, the centrality of performance, the modification of structural and linguistic aspects lead to a personal assimilation of the literary and critical tradition involving the reader’s participation and finding a representation in the image of the crossroads.


Texte intégral

« Autofiction, fiction / autobiographie : comme un trouble dans le genre [1]. »

Chloé Delaume a créé son nom et son identité en hybridant la protagoniste de L’Écume des jours de Boris Vian et une variation sur le titre de la tentative anti-grammaticale d’Antonin Artaud contre Lewis Carroll ; elle se définit comme un personnage de fiction, proclame pratiquer l’autofiction et la littérature expérimentale, écrit et s’écrit pour modifier le monde et le Je. Tout, dans son univers, se place sous le signe d’un travail artisanal, de la centralité de la forme, d’un geste singulier et performatif. Sa production engage, dans son ensemble, un véritable corps à corps contre les fictions collectives – « familiales, culturelles, religieuses, institutionnelles, sociales, économiques, politiques, médiatiques [2] » – et incite à plier le réel, à explorer des chemins qu’elle « souhaite de traverse [3] » à la recherche de l’inédit. Les espaces que l’auteure franchit ont des frontières mouvantes qu’elle ne cherche nullement à fixer, mais plutôt à ébranler dans sa lutte contre l’immobilisation ; d’un point de vue littéraire, cela correspond à une recherche perpétuelle de ce que l’on pourrait appeler une forme de métissage ou de bâtardise [4].

Il suffit de considérer le rapport entre texte et image : les illustrations de François Alary qui ouvrent et ferment Éden matin midi et soir, l’alternance entre les dessins d’Alary et les textes de Delaume dans Perceptions dont la conception porte le nom d’Ophélie Klère, la création graphique de Chanson de geste & Opinions – ouvrage consacré à Pascal Pinaud Peintre –, la complémentarité entre texte et captures d’écran dans Corpus Simsi où, si l’on renverse le tome, on se trouve face à un album photo. Ce livre est la phase terminale d’un projet explorant les pistes du virtuel et du jeu vidéo en tant que « générateur de fiction [5] » ; les autres expérimentations impliquant l’univers ludique voient une partie de Cluedo jouant avec la typographie et l’intertextualité, Certainement pas, et un livre-jeu interactif qui est aussi une forme de fan-fiction, La nuit je suis Buffy Summers. Pour ce qui est de la musique, Chloé Delaume consacre un texte au groupe Indochine, La dernière fille avant la guerre, et renvoie le lecteur à des bandes-son à la fin de J’habite dans la télévision et de Dans ma maison sous terre. Sans oublier les références au monde cinématographique et télévisé qui émaillent ses ouvrages. L’auteure affirme se construire « à travers des chantiers dont les supports et surfaces varient, textes, livres, performances, pièces sonores [6] », elle vise à des « objets hybrides, qui interrogent la notion de forme et d’expérience esthétique frontalement [7] ».

Cette recherche transartistique et transmédiatique s’accompagne d’un travail acharné sur l’objet livre et surtout sur le texte lui-même dont la forme est toujours au centre des réflexions et des expérimentations de l’écrivaine. Cette contribution voudrait prouver que l’hybridation proposée sur le papier à travers les mots n’est en rien moins subversive surtout quand elle démarre de traditions établies que l’auteure croise entre elles. Si « le monde contemporain nous formate et dévore à renfort de vieilles fables et de petites histoires [8] », Delaume va se servir des techniques et des structures narratives pour modifier la configuration du récit et l’utiliser comme une stratégie de résolution sans cesse renouvelée.

1. Les genres : limites et forme

Chloé Delaume s’interroge sur les formes littéraires qu’elle utilise dans un essai autofictionnel sur l’autofiction – La règle du je, développement de sa contribution à la journée d’études Autofiction(s) – et dans des textes brefs consacrés au roman, notamment « Exercice & définitions » à l’intérieur de la table ronde Les limites du roman, où elle mène une enquête sur « la manière dont le roman renouvelle ses formes au point qu’on puisse parfois s’interroger sur sa définition [9]. » À travers l’insertion de définitions tirées du Petit Robert – roman, limite, expérimental –, l’auteure déclare et précise sa propre position : « je m’écris dans des livres qui récusent la narration traditionnelle en psychologisant à bloc. Dans l’épisode d’aujourd’hui, je poursuis le Petit Robert [10]. » Elle propose en effet une sorte de dialogue avec le dictionnaire où elle reprend les axiomes des définitions citées, les modifie et les juxtapose à l’axe de réflexion de la table ronde et à ses propres considérations qu’elle prête aux hémisphères du cerveau :

Le Petit Robert dit : Roman, moderne et courant : Œuvre d’imagination en prose, assez longue, qui présente et fait vivre dans un milieu des personnages donnés comme réels, fait connaître leur psychologie, leur destin, leurs aventures ; le roman genre littéraire romanesque, voir aussi récit. Le Petit Robert ajoute : nouveau roman sans majuscules : tendance du roman français des années 1960-1970, se réclamant d’une description objective, récusant l’analyse psychologique et la narration traditionnelle.

[…]

L’hémisphère droit rappelle : limites du roman. S’interroger sur sa définition. L’hémisphère gauche crécelle : Roman, contemporain et courant : renouvelle ses formes au point qu’on puisse parfois Œuvre littéraire d’une certaine longueur, qui présente et fait vivre dans un milieu ou non des personnages donnés comme réels ou pas. L’hémisphère gauche ajoute : le roman, genre littéraire rhizomatique, voir aussi multiplicité des supports [11].

La définition adaptée tient évidemment compte de l’expérience du Nouveau Roman et se concentre sur le roman contemporain : le contenu est réduit aux personnages, – l’auteure, personnage de fiction, entre les deux passages, dit psychologiser « à bloc » – en éliminant destin et aventures ; le milieu ainsi que la réalité des personnages sont admis, mais ils ne sont pas nécessaires. La question de la longueur et de la forme du récit est reprise par Delaume dans sa conversation par mail avec Jean-Charles Massera, où elle pose tout d’abord la question du calibrage : « tout texte doit rentrer dans une catégorie clairement identifiée commercialement. Roman, poésie, essai, recueil de nouvelles : il existe implicitement une sorte de barème du format [12] » ; elle recopie dans ce texte aussi la définition de roman tirée du Petit Robert et souligne le problème de la pagination ainsi que du genre : « il semblerait que le format se substitue à la forme, comme le livre se substitue à la littérature [13]. » Dans le passage cité d’« Exercice & définitions », l’auteure remplace justement les locutions « œuvre d’imagination, en prose » et « assez longue » de la définition du Petit Robert par « œuvre littéraire » et « d’une certaine longueur », en s’écartant d’une manière nette du roman industriel :

Je travaille de façon artisanale, c’est-à-dire non industrielle. Roman industriel : œuvre de fiction dénuée de préoccupation esthétique, régie par des procédés commerciaux. Introduction du capital dans la littérature + rentabilité de l’air du temps = Production de romans très limites. Fin de digression [14].

Elle s’interroge sur les frontières entre « deux territoires contigus. La fiction et le réel. Le réel et le virtuel. Le roman et. Une autre forme de narration, une autre forme si loin si proche, une autre forme en général. La poésie, l’installation, pourquoi pas le jeu vidéo [15]. » Se poser la question des limites porte à reconnaître la nature hybride du genre dès l’amont et fait surgir le mot geste qui permet de dépasser les frontières – « Le roman ; en équarrir l’espace de temps, dépasser par le geste le champ d’action réservé [16] » – ; se pencher sur des exemples (Maurice Roche, Pierre Guyotat, Jean-Jacques Schuhl, Danielewski, Patrick Bouvet) ne peut que troubler la détermination taxinomique et amène à la formule « kaléidoscope narratif », un lieu d’infinies combinaisons rapidement changeantes, ainsi qu’à aporie, mot évoquant le paradoxe, la singularité, le conflit et aussi une situation sans issue. Parmi toutes les possibilités envisagées, est-il possible d’en suivre une seulement en respectant les lignes de démarcation ?

Faire du roman un kaléidoscope narratif. Ne pas s’acharner à tisser retisser les canevas traditionnels, aux cerceaux pas de Pénélope, folklore et vieilles dentelles beaucoup trop admirables, évidence aux contrefaçons. Enfin c’est ce que je me dis. Dans l’épisode d’aujourd’hui, je cherche. Je cherche encore, comme d’habitude. Je ne suis jamais certaine du contenu du précipité. Je cultive beaucoup l’aporie et en plus je n’ai pas la main verte, aussi on me reproche de ne pas souvent trouver. Comme si le jeu ne suffisait pas, comme s’il fallait pouvoir dire : ici est la frontière, elle est tangible, touchez [17].

L’auteure passe évidemment par l’autofiction – recopiant une fois de plus la définition de Serge Doubrovsky – et s’arrête sur le passé du roman :

Le roman, fils de la fiction et de la langue. Raconter une histoire, l’important c’est comment, et peut être pourquoi, mais surtout pas tout court. Le roman, initialement en vers, qui toujours s’est su faire hybride. Il a toujours eu faim, il est du sang de l’homme. Aussi il en suit les limites comme les évolutions [18].

Elle retrace enfin sa propre histoire littéraire et sa relation au genre ; elle conclut que le roman est plus vaste que sa définition commune, que sa séparation des autres genres n’est aucunement nette, qu’il change de supports comme les autres arts et que « ses seules limites resteront la technique ». En même temps, elle propose la nième variation de sa devise qui devient, dans la conclusion, « Je m’appelle Chloé Delaume. Je suis un personnage d’affliction », elle se réfugie dans le roman en tant que genre intrinsèquement borderline, frontalier. C’est justement la limite qui devient l’élément essentiel : comme le dit Matteo Majorano, la prose de l’extrême contemporain se constitue en acte créatif grâce à une contamination permanente, « dans ce parcours, la limite devient un élément producteur d’une nouvelle signification et d’un recul des contraintes narratives [19] », le processus de changement est élaboré sur une logique transitive. Dans les mots et à l’intérieur du système de Chloé Delaume :

Je m’appelle Chloé Delaume. Je suis un personnage de fiction. J’ai choisi de m’écrire pour maîtriser un peu le flux des évènements. Mais dans cet épisode, ça ne m’aide pas tellement. Limites du roman. Convenir à peine, être tout juste acceptable. Affirmer qu’aujourd’hui le roman est plus vaste que sa définition inscrite dans le dictionnaire, c’est un peu court, jeune péronnelle. Ajouter que toujours le roman s’est goinfré de ses cousins germains, ça peut être suffisant, mais il faut démontrer et là je manque de temps. Conclure que comme d’autres arts, la littérature quitte de plus en plus la page pour s’incarner ailleurs trois petits tours durant, et que ses seules limites resteront la technique, c’est correct, mais passable. Et dire que le corps que j’habite a fait Lettres Modernes, si c’est pas malheureux.

Je m’appelle Chloé Delaume. Je suis un personnage d’affliction. Parce qu’il est borderline et cela intrinsèquement j’ai choisi le roman comme refuge prolongé [20].

Si cet écrit se présente comme un exercice, une confrontation avec les définitions, l’autre texte évoqué, par contre, est un dialogue par mail avec un autre écrivain et critique d’art. Dans ce cas, Chloé Delaume dit souscrire à l’accusation que Jean-Charles Massera lance contre les typologies obsolètes, mais elle avoue être encore attachée à la notion de roman, son but est celui « d’en explorer les limites, de les repousser, de les tordre » ; si elle s’est adonnée à l’autofiction,

c’est aussi pour des raisons formelles : ce genre permet de détourner la définition de base du roman, l’« imagination », le « milieu », « les personnages donnés », tout est à repenser, mais de l’intérieur, de l’intérieur de ce cadre. Même si, effectivement, tout le XXe siècle s’est appliqué à l’atomiser, je pense que le roman contemporain ne se réduit pas à des ORACU [Ouvrages-Reliés-Au-Contenu-Unitaire], que ce n’est pas intrinsèquement une forme agonique au service du marché [21].

Son propos, son programme, est d’« inventer des formes au sein d’une forme déjà existante, d’un genre [22] » ; le roman n’est « qu’une forme parmi d’autres, d’autres déjà existantes ou à inventer », « la littérature peut s’emparer de n’importe quelle forme, parce que la forme reste l’architecture du texte » et « ce qui motive et construit une écriture […] c’est la langue elle-même [23]. » Ici le mot-clé est évidemment forme, l’auteure oppose la langue à la narration, cette dernière « n’est depuis longtemps l’enjeu de la littérature, c’est celui du cinéma, des séries [24] ». On reviendra sur cet aspect.

L’idée d’invention, de modification, côtoie celle de basculement dans les définitions que l’auteure donne des genres ; non seulement le roman, mais surtout l’autofiction est au centre de débats terminologiques et ontologiques [25]. Si La règle du je est entièrement consacrée à cette question, dans Une femme avec personne dedans on assiste au passage de l’autofiction à l’autofixion, ce qui correspond à un remaniement de la célèbre définition du père du genre :

Serge Doubrovsky : « fiction, d’événements et de faits strictement réels. Si l’on veut, autofiction, d’avoir confié le langage d’une aventure à l’aventure d’un langage en liberté ».

Alors.

Réel, d’événements et de faits strictement fictifs. Si l’on veut, autofixion, d’avoir injecté de l’aventure à une vie tellement programmée [26].

C’est un renversement de perspective qui se manifeste à travers une permutation des mots, ce qui amène à un néologisme – autofixion –­ et, qui plus est, à une nouvelle approche : il ne s’agit plus d’une œuvre fictive concernant des événements réels ; c’est l’ouvrage, l’écriture elle-même qui devient le réel et les événements fictifs en constituent simplement la matière. La vie programmée [27] est basculée par l’intervention de l’aventure, le langage, quant à lui, disparaît. Est-il tout simplement sous-entendu ? Ce qui est certain est le fait que l’insertion d’un x en remplacement du groupe consonantique ct ne cause aucun changement pour l’oreille, les deux mots sont homonymes. Si la prononciation ne révèle aucunement la transmutation, l’acte performatif devient pour l’œil : la permutation des mots trouve un équivalent dans le fait de tourner la page du grimoire, l’opération magique correspond à tracer « la croix centrale du mot avec méthode » :

Modifier le réel s’impose donc en mission. Je saisis le grimoire et je tourne la page, un acte nécessaire. Je trace la croix centrale du mot avec méthode, autofixion, i rouge encadrant l’inconnu. Je trace donc, oui, j’affirme. L’oracle Belline, cinq cartes, la houlette du Changement, ça constitue une preuve. Un retour au réel, dessiner les contours et définir les règles de sa petite histoire, un déplacement s’impose. Je ne suis sûrement personne mais c’est moi au-dedans, moi toute seule qui contrôle. Encadrer l’inconnu pour mieux le libérer, ce sera le but du jeu. Auteur narratrice héroïne, face au miroir, de l’autre côté [28].

L’auteure insiste sur le verbe tracer qui se double de l’acte de « dessiner les contours et définir les règles de [la] petite histoire », il s’agit d’« encadrer l’inconnu pour mieux le libérer ». Cette idée d’un déplacement, d’un changement qui s’impose n’est pas sans rappeler que la croix est la forme du carrefour, lieu de croisement des voies, lieu rituel par excellence, conjoncture où on est obligé de choisir ; la mission évoque une fois de plus les jeux vidéos qui remanient l’univers chevaleresque et celui des contes de fées, ce dernier autorise à lire les règles sus-citées comme un avatar des parties constitutives du conte dont parle Vladimir Propp. On va y revenir.

Les critiques ont souligné que la conception que l’auteure a de l’autofiction correspond à « une tentative de marginalisation des pratiques normatives qui serait réalisée par la manipulation de la langue [29] » en insistant sur le pouvoir performatif du langage pour critiquer la notion de genre [30]. Le réalisme romanesque est ébranlé tout d’abord par l’utilisation d’un vocabulaire d’analyse littéraire ; en particulier l’expression « personnage de fiction », emblématique de l’œuvre de Chloé Delaume, participe « à une entreprise de brouillage et de réappropriation de la réalité par l’écriture [31] ». On peut emprunter la définition de « fictions critiques » proposée par Dominique Viart qui permet justement de « concevoir l’espace fictionnel comme le lieu d’un dialogue avec les autres domaines de la pensée et de la réflexion [32]. » Cette confrontation et collaboration entre fiction et réflexion met à son tour en question les divisions génériques et amène à réfléchir sur les « tentatives de refondation ou de reformulation de catégories bousculées par l’émergence de multiples formes d’hybridité [33]. » La situation esquissée par Viart, le choix de croiser les références au domaine des sciences humaines avec un grand usage critique de l’héritage littéraire, convient bien à la production de Chloé Delaume tout comme la conclusion du critique portant sur la redéfinition de la fiction en tant que « fiction critique c’est-à-dire interrogeante, parfois élucidante, une fiction “dialogale” ou “dialogique”, en ce qu’elle dialogue constamment avec elle-même et avec sa propre critique mais aussi avec l’éventail le plus large des Sciences humaines [34]. » Il suffit de penser aux références à la sociologie et surtout à la psychologie et à la linguistique parsemées dans les ouvrages de l’auteure.

Arrêtons-nous un instant sur l’aspect principal de l’œuvre littéraire selon Chloé Delaume, la langue, et sur les moyens que l’écrivaine utilise pour défaire la construction des phrases et proposer une forme nouvelle. À propos de Certainement pas, Dawn Cornelio souligne que l’auteure brise les limites de la narration contemporaine et traditionnelle et démolit les idées reçues sur la littérature et le genre romanesque à travers la multiplication de voix, polices de caractère et références et aussi grâce à l’écrasement de la ponctuation et de la syntaxe : en comparant le roman à une structure architecturale construite de « la ponctuation et la syntaxe, l’apparence des mots, les styles, et la narration, Delaume va saboter chacun de ces éléments pour faire imploser sa construction en fin de parcours [35]. » Marie-Pascale Huglo, quant à elle, parle de fluidité du récit contemporain en tant qu’« enchaînement continu d’éléments hétérogènes » et « défilement fluide d’éléments disparates ou disjoints [36]. » La critique s’interroge sur les valeurs impliquées et sur les rapports mis en œuvre par l’enchaînement syntaxique, configuration de nos perceptions, et souligne que la fluidité implique le glissement d’un régime discursif à un autre. Chez Delaume, notamment, la fluidité remet en jeu l’intériorité. La mise en place d’un enchaînement fluide d’éléments narratifs et discursifs hétérogènes rend les frontières poreuses : le manque de transition brouille les limites entres espace privé et espace public sans les effacer ; on assiste donc à une contamination entre conscience et monde [37]. Mais ce qui est plus intéressant pour notre propos est l’accent mis sur l’impact de la technique du montage typique de l’ère des ordinateurs sur la fabrique de la prose, c’est-à-dire la perception « écranique » du texte et son lien avec « les modes d’apparaître contemporains associés aux nouveaux médias qui imprègnent l’écriture et l’univers romanesque [38]. » Il s’agit, selon la critique, d’une mise à plat du texte.

Si des études d’inspiration féministe soulignent que le travail d’hybridation des genres « participe, au même titre que l’éclatement syntaxique, [d’un] combat contre la Loi [39] », on s’accorde sur l’impossibilité de restreindre l’œuvre de Chloé Delaume à un but militant [40]. On a vu dans la syntaxe morcelée, coupée, de cette auteure « un autre exemple d’une écriture qui a encore partie liée à l’expérimentation langagière [41]. » En effet, l’analyse que Julien Piat donne de L’Expérimentation syntaxique dans l’écriture du Nouveau Roman synthétise les traits fondamentaux de la structure mise en œuvre par Chloé Delaume : des phrases bizarres, riches en reprises et renvois, des phrases très longues contenant parenthèses et détails, juxtaposées à des phrases très brèves et saccadées ; « dans chaque cas, les mots prolifèrent, les contours phrastiques se dissolvent, le sens vacille ; on finit par perdre de vue de quoi “ça parle [42] ”. » On se range sous la bannière de Piat quand il préfère parler de difficulté plutôt que d’illisibilité puisque le manque de la dominante référentielle, l’élimination des traces de fabrication, la délégation aux personnages du fonctionnement du texte, la motivation des éléments, la richesse des reprises, le principe de non contradiction n’empêchent nullement une lecture effective qui révèle comment « les enjeux stylistiques et esthétique croisent […] des problématiques linguistiques et épistémologiques [43] ». La discontinuité permet la création de relations moins figées entre les segments et présente une dimension iconique qui suppose « une vision dynamique et topographique de la syntaxe [44] » opposée à la linéarité. Déjà Cornelio avait souligné que l’alternance entre surabondance et manque de ponctuation, l’alignement de séries de mots sans articulation « entravent toute possibilité d’une lecture inattentive ou “facile”. Elles exigent non seulement l’attention du lecteur mais aussi sa réflexion [45]. »

2. La tradition et la réception : le carrefour

Chloé Delaume, on l’a dit, crée son identité à partir de deux œuvres et toute sa production se bâtit sur des références littéraires, artistiques et culturelles souvent juxtaposées sinon mêlées [46]. Il ne s’agit évidemment pas pour l’auteure de rester dans le sillage d’un maître ou d’un genre, mais plutôt d’assimiler des traditions, de les décomposer, parfois de les renverser afin de les amalgamer à ses propres composants et d’en tirer un résultat inattendu. Les exemples sont innombrables, on va se borner à la reprise de thèmes médiévaux, génériquement chevaleresques.

Ce choix pourrait surprendre, parce qu’il ne s’agit certainement pas d’un intertexte très répandu, au contraire, il se limite à une référence assez vague à Brocéliande, Merlin et Perceval dans Les mouflettes d’Atropos – « Éradication saule pleureur. On nous joue la métonymie. Mais voilà si la branche c’est l’arbre derrière lui c’est pas Brocéliande. Merlin est mort il y a un siècle. C’est Perceval qui me l’a dit [47] » –, où ces noms se placent à la suite d’une liste beaucoup plus nombreuse de personnages de la mythologie grecque : Cronos, les Érinyes, Tisiphone et les Atrides  – Électre, Oreste, Phèdre – ; l’atmosphère de l’évocation dans son ensemble est grinçante et démystifiante.

Dans Le cri du sablier, ce sont le Graal et Lancelot – « Toute seule évidemment le Graal fut impossible. Chienne aux quilles et Lancelot perçant la valériane à coups de gin tonic [48] » – qui déclenchent des renvois entrecroisés aux contes de fées (La Barbe bleue, Cendrillon), aux contes merveilleux (Casse-noisette), aux romans (L’Écume des jours), aux mythes (Pélops, Atropos), aux chansons (Y a qu’un cheveu sur la tête à Mathieu) et à l’Apocalypse de Saint-Jean. Dans La dernière fille avant la guerre, par contre, l’auteure évoque des « promesses aventurières » qui font ressurgir les Templiers :

J’étais Miss Paramount, l’annulaire d’une menotte promesses aventurières, la troisième des sans-joie dévouées à leur seigneur et maître. Un jour il y eut des chevaliers. Leurs gestes comme leurs chansons se voulaient hiératiques. C’est pas faux. Ils étaient braves et orphelins, ils voulaient s’approcher du Temple, y laver leur métamorphose. Sur l’autel dépecer les lièvres d’infortune, faire subir aux corbeaux le supplice de la roue. Nous partîmes à peine six et aucun ne revint.

Je suis Miss Paramount, la dernière survivante / mon destin je le sais / est dans la Citadelle (au secours) [49].

Le Moyen Âge et le conte de fées, la quête et le fantastique se conjuguent dans Chanson de geste & Opinions, texte s’ouvrant sur la formule traditionnelle « Il était une fois », qui présente les personnages classiques du roi et de la reine – fragile, capricieuse et cruelle en l’occurrence – entourés des représentants du genre et d’intrus rentrés par la fenêtre de l’association et de l’analogie : « jeunes princes, héros, aventuriers, amazones et preux chevaliers, nobles vieillards, barons rougeauds [50]. » Le premier chapitre, « Situation initiale », mêle les contes de fées (l’omniprésente Peau d’âne) et la science fiction (les machines à démonter le temps et le soleil vert [51]) et se termine sur ces mots renvoyant de façon cocasse à la morphologie de Propp : « À chaque cadeau, son énigme et sa quête. Nous entendons par quête un périlleux périple morphologiquement structuré par des emmerdements [52]. »

L’étude de Propp est utilisée non seulement pour analyser les programmes de télé-réalité [53] – la narration, on l’a vu, est pour Delaume l’enjeu du cinéma et des séries –, mais elle surgit aussi dans La vanité des somnambules : ici, la tentative d’expulsion du personnage de fiction Chloé Delaume de la part du corps qui s’appuie sur Le marteau des Sorcières, alterne avec la liste des fonctions de Propp qui oppose la recherche de liberté du personnage aux règles régissant le récit [54]. C’est justement à partir du modèle de la morphologie du conte qu’on a élaboré diverses grammaires de la narration identifiant les éléments du récit et les lois qui en règlent la combinaison. En faisant abstraction des différences entre les théories, la narratologie cognitive identifie les mécanismes de production, compréhension et reproduction du récit avec des systèmes élaborant les informations à un niveau logique-symbolique. En simplifiant à l’extrême, l’hypothèse est que les procédés mentaux d’élaboration du récit correspondent à un mécanisme de transformation des symboles en vertu d’inférences suivant une stratégie de résolution de problème (problem-solving strategy [55]).

L’œuvre de Delaume n’est nullement étrangère aux approches cognitives, il suffit de penser aux passages consacrés à la mémoire et au système nerveux, à son attention aux processus de traitement de l’information et en particulier des souvenirs [56]. Dans ses textes, l’auteure explicite certaines étapes du progrès de la science médicale dans l’étude cognitive de la mémoire et des émotions en assimilant, par exemple, la théorie de MacLean sur le cerveau triunique (1949) à l’attaque qu’elle lance au système télévisé. Il importe ici de noter que Delaume alterne les visions traditionnelles et stéréotypées des représentations affectives avec des données scientifiques, le plus souvent médicales ; la conception classique des passions et ses clichés s’opposent ainsi à l’approche cognitive [57]. Or, on voudrait ici proposer l’hypothèse selon laquelle ce mélange entre structures du récit et théories cognitives conduit l’auteure à mettre en scène une symbolique du carrefour qui se fait icône de son refus des systèmes rigoureux et qui combine heureusement les données textuelles et la problématique de la réception [58].

On l’a vu, les ouvrages de Delaume mettent en scène une interrogation sur la forme du roman, un effondrement du texte, une désintégration de la syntaxe, une décomposition de la structure du livre, bref un écoulement de la structure narrative et romanesque ; même la succession et la division en chapitres sont mises en question : on ne respecte pas l’ordre numérique dans Chanson de geste & Opinions, il y a télescopage de chapitres dans Certainement pas, etc. L’acquisition analogique de la part du lecteur de la séquence narrative des propositions en tant qu’icône des événements racontés bascule face aux compositions de Chloé Delaume qui ont recours à n’importe quel expédient pour empêcher une assimilation linéaire et acritique de ses textes [59].

La demande de participation de la part du lecteur devient explicite dans des ouvrages qui insèrent dans leur structure plusieurs alternatives narratives, des véritables carrefours du récit. Dans Une femme avec personne dedans, le lecteur est invité à répondre à un questionnaire pour « entrer dans un récit qui saura [lui] convenir [60] », les réponses à douze questions permettent en effet de choisir entre trois chapitres différents proposant des conclusions alternatives. Cette idée de collaboration active est renforcée par l’invitation à se munir « d’un crayon à papier ou bien d’un stylo bille [61] » et de cocher le questionnaire. Comme d’habitude, l’auteure tisse des fils entre ses ouvrages et renvoie explicitement à Certainement pas contenant des formulaires et des questionnaires [62]. L’autre référence, bien que non formulée, est La nuit je suis Buffy Summer, roman interactif où le pacte de lecture est annoncé dans le Didacticiel ; les règles ne concernent pas seulement le choix de la voie à suivre, mais aussi le rapport à établir avec l’objet livre :

Inscrivez, gommez ou biffez, réécrivez. Mis à part quelques anciens ayant dans leur enfance traversé la forêt de la malédiction, le lecteur entretient un curieux fétichisme avec l’objet dit livre, attachement synecdoque, respect face au papier. À ceux qui ne cornent jamais, protègent les couvertures, il est dit faites un geste, apprenez à toucher. Premier point de contact, intervention physique. Vous comprenez enfin que ce n’est qu’un support, un support de fiction. Qui peut être malléable et soumis au trafic, à la circulation [63].

Le carrefour devient dans cet ouvrage à la fois un lieu physique (à la sortie de la chambre l’héroïne peut aller tout droit, à gauche ou à droite [64]), une bifurcation du récit (qui ne se limite pas à proposer sa propre voie ou à raconter successivement plusieurs histoires, mais qui pousse le lecteur à assumer son propre parcours de lecture) et un croisement de genres qui remet en question non seulement la structure du livre, mais aussi la tradition littéraire dans son ensemble.

On a déjà souligné la centralité du symbolisme du papier dans les ouvrages de l’auteure [65] ; le fait de tracer des mots relève d’un geste performatif singulier qui fait appel au travail artisanal aussi bien qu’au rituel magique. Le fait de pousser le lecteur à tacher le papier, à y laisser sa propre trace, n’équivaut pas seulement à l’inviter à franchir les limites d’une déférence qui implique une mise à distance de l’objet livre et de la littérature elle-même, cela répond aussi à la recherche d’une connivence. Le travail d’émiettement que Chloé Delaume met en place envers la tradition littéraire et la réalité ne se limite pas à lui offrir des interstices pour donner une nouvelle forme à sa vie et à sa production – deux aspects qui dans son système correspondent –, il permet aussi d’ouvrir un passage pour le lecteur qui peut à son tour participer à ce travail d’interrogation, de modification et de reconstruction personnelle du réel. Même cette volonté d’étendre l’épreuve au lecteur – « Écrivez-vous vous-même » – utilise, à la fin d’Une femme avec personne dedans, l’image d’un carrefour :

L’Apocalypse n’est rien face au renouvellement, la subjectivité peut modifier le réel, imposez les pourtours de votre identité, celle que voudraient dissoudre les fictions collectives imposées quotidiennes : c’est là la Fin des Temps. L’autofixion est plus qu’un concept littéraire, ampleur grandeur nature c’est une arme potentielle, je répète, quelle vie vous souhaitez-vous. Tracez-la en dix lignes, parchemin consacré, nouez un ruban violet, faites des croix tout autour. Ici l’ultime passe-passe, imaginez-vous tous, vos chemins se déploient s’entrecroisent se chevauchent, prenez jouissez-en tous, je vous lègue la formule, quelle vie en ferez-vous [66] ?

L’acte de modification du réel a besoin d’un sortilège qui a recours au conte merveilleux –évoqué par le grimoire et le miroir – pour « dresser les contours et définir les règles de [la] petite histoire », « encadrer l’inconnu pour mieux le libérer [67]. » La morphologie du conte remonte à la surface – l’auteure à la page précédente parle d’adjuvant – et se mêle au topos chevaleresque de la quête suggéré par les termes reliés à l’idée de tour – pourtour, passe-passe – et surtout par l’allusion au carrefour, lieu de passage par excellence. La symbolique de la rencontre avec le destin, l’inquiétude associée à l’inconnu, se relie au fait qu’une croisée de chemins indique qu’il faut prendre une orientation. Comme le dit le Dictionnaire des Symboles,

D’après l’enseignement symbolique de toutes les traditions, un arrêt au carrefour semble de rigueur, comme si une pause de réflexion, de recueillement sacré, voire de sacrifice, était nécessaire avant la poursuite du chemin choisi. […] Dans la véritable aventure humaine, l’aventure intérieure, au carrefour, on ne retrouve jamais que soi : on a espéré une réponse définitive, il n’y a que de nouvelles routes, de nouvelles épreuves, de nouvelles marches qui s’ouvrent. Le carrefour n’est pas une fin, c’est une halte, une invitation à aller au-delà [68].

L’originalité de Chloé Delaume est celle de ne pas choisir une voie face aux carrefours qu’elle rencontre et qu’elle crée, mais d’embrasser l’ensemble des possibilités en les basculant [69]. Elle ne se limite pas à traverser le miroir, elle le brise dans son choix méthodique de refuser tout système binaire.

Notes

[1] Chloé Delaume, La règle du Je. Autofiction : un essai, Paris, PUF, 2010, p. 79. La citation du titre vient de Une femme avec personne dedans, Paris, Seuil, 2012, p. 13.

[2] Id., p. 77.

[3] Id., p. 7.

[4] V. Marika Piva, « Formes kaléidoscopiques : l’hybridité chez Chloé Delaume », Babel – Littératures plurielles, 33, 2016.

[5] Chloé Delaume, Corpus Simsi, Paris, Léo Scheer, 2003, p. 124.

[6] « Bio » sur le site de l’auteure, jusqu’à 2012.

[7] « Bio » sur le site de l’auteure de 2012 à 2014.

[8] Chloé Delaume, Une femme avec personne dedans, op. cit., p. 13.

[9] Chloé Delaume, « Exercice & définitions », dans Le roman, quelle invention ! Assises du roman 2008, Paris, Christian Bourgois, 2008 ; la pagination se réfère au fichier pdf téléchargeable sur le site de l’auteure ici, p. 1.

[10] Ibid.

[11] Ibid.

[12] Chloé Delaume & Jean-Charles Massera, « Pour nous en fait, écrire c’est pas… mais plutôt… et contrairement à ce qu’on pourrait penser… », TINA, 4, 2009, p. 118-133, p. 120.

[13] Id., p. 121.

[14] Chloé Delaume, « Exercice & définitions », loc. cit., p. 1.

[15] Id., p. 2.

[16] Ibid.

[17] Ibid.

[18] Ibid.

[19] Matteo Majorano, « Questions en attente », dans M. Majorano (dir.), Chercher la limite, Bari, Edizioni B. A. Graphis, 2008, p. xiii-xvii, p. xiii-xiv.

[20] Chloé Delaume, « Exercice & définitions », loc. cit., p. 2.

[21] Chloé Delaume & Jean-Charles Massera, « Pour nous en fait, écrire c’est pas… », loc. cit., p. 123.

[22] Id., p. 125.

[23] Id., p. 129.

[24] Id., p. 130.

[25] V. Marika Piva, « Autofiction e autocritique. L’io e il genere letterario nella letteratura francese contemporanea », dans A. Gullotta & F. Lazzarin (dir.), Scritture dell’io. Percorsi tra i generi autobiografici della letteratura europea contemporanea, Bologna, I libri di Emil, 2010, p. 13-29, en particulier p. 22-29.

[26] Chloé Delaume, Une femme avec personne dedans, op. cit., p. 138.

[27] Dans ce même roman elle se dit « figée parce qu’un jour définie, comme si ce n’était pas moi qui écrivais l’histoire » (Id., p. 82).

[28] Id., p. 138-139.

[29] A. Troin-Guis, « Une narrativisation singulière du féminisme : lecture de quelques œuvres de Chloé Delaume », Postures, critique littéraire, 15, 2012, p. 83-96, p. 86.

[30] Notamment à travers les outils méthodologiques que met en place Judith Butler pour critiquer la notion de genre sexuel. L’analyse mène à la conclusion que Chloé Delaume donne « à penser, de manière détournée, la condition de la femme dans la société ainsi que la notion de genre, qu’il soit sexuel ou littéraire », Id., p. 94.

[31] Ibid.

[32] Dominique Viart, « Les “Fictions critiques” dans la littérature contemporaine », dans Matteo Majorano (dir.), Le goût du roman, Bari, Edizioni B.A. Graphis, 2002, p. 30-46, p. 30-31.

[33] Id., p. 32.

[34] Id., p. 46.

[35] Dawn M. Cornelio, « Les limites de la narration minée dans Certainement pas de Chloé Delaume », Contemporary French and Francophone Studies, 13/4, 2009, p. 423-430, p. 425.

[36] Marie-Pascale Huglo, « L’art d’enchaîner : la fluidité dans le récit contemporain », Protée, 34/2-3, 2006, p. 127-137, p. 127.

[37] La porosité ne représente pas toujours un aspect positif, notamment en ce qui concerne les aspects corporels. Béatrice Jongy (« Les écorchées : Chloé Delaume et Filipa Melo », dans Hugues Marchal & Anne Simon (dir.), Projections : des organes hors du corps, www.epistemocritique.org, 2008, p. 71-79) fait remarquer « une inquiétante communication entre l’intérieur et l’extérieur » dans Le cri du sablier et, en soulignant les entorses grammaticales, la pauvreté de la ponctuation et les affirmations où l’auteure déclare avoir cherché « une langue aussi abîmée que le corps de l’enfant » et une écriture tissée de vers blancs qui « correspondent aux vers des cadavres parentaux », elle constate comment « le langage se modifie avec le corps » (p. 72 et 75).

[38] Marie-Pascale Huglo, « L’art d’enchaîner », loc. cit., p. 135.

[39] Evelyne Ledoux-Beaugrand, Imaginaires de la filiation. La mélancolisation du lien dans la littérature contemporaine des femmes, Thèse de l’Université de Montréal, 2010, p. 424.

[40] Selon Ledoux-Beaugrand, qui limite son analyse aux deux premiers romans de l’auteure, « l’énonciation a cessé de primer sur l’énoncé et ces modalités scripturaires que sont l’hybridité générique et l’expérimentation langagière cessent surtout d’être investies d’un sens guerrier et révolutionnaire » (Id., p. 426) ; pour Virginie Sauzon (« Le rire comme enjeu féministe : une lecture de l’humour dans Les mouflettes d’Atropos de Chloé Delaume et Baise-moi de Virginie Despentes », Recherches féministes, 25/ 2, 2012, p. 65-81) l’auteure a fondé sa révolte sur un rire grinçant et problématique qui correspond à une forme d’appropriation des codes des discours patriarcaux, psychanalytiques et religieux, mais la complexité narrative, l’éclatement du récit et la polyphonie rendent réductive une lecture militante de ses ouvrages.

[41] Evelyne Ledoux-Beaugrand, Imaginaires de la filiation, op. cit., p. 426.

[42] Julien Piat, L’Expérimentation syntaxique dans l’écriture du Nouveau Roman (Beckett, Pinget, Simon) Contribution à une histoire de la langue littéraire dans les années 1950, Paris, Champion, 2011, p. 9 et 10.

[43] Id., p. 13.

[44] Id., p. 14.

[45] Dawn M. Cornelio, « Les limites de la narration », loc. cit., p. 426.

[46] À titre d’exemple, Jean-Bernard Vray (« Chloé Delaume : la chanson revenante », Revue critique de fixxion contemporaine, 5, 2012, p. 32-40) s’adonne à l’analyse de l’utilisation de la chanson dans Dans ma maison sous terre en rappelant, une fois de plus, que l’écriture de l’auteure est caractérisée par l’intertextualité, la pratique du montage et l’intégration de la poésie. Le critique parle d’une « pratique de la référence hyper-allusive » qui requiert « un lecteur actif et coopératif » (p. 34).

[47] Chloé Delaume, Les mouflettes d’Atropos, [2000], Paris, Gallimard, « Folio », 2003, p. 167 et 168. Le célèbre magicien de la légende arthurienne revient dans Chanson de geste & Opinions (Vitry-sur-Seine, Mac/Val, 2007) où il délivre un indice pour trouver l’essence de PPP : aller chercher le fantôme d’Alexandre Lenoir (chapitre 2, « Ensuite » et chapitre 4 « Soudain » ; ici apparaît aussi la Dame du lac).

[48] Chloé Delaume, Le cri du sablier, [2001], Paris, Gallimard, « Folio », 2003, p. 110-111. Dans Chanson de geste & Opinions (op. cit.) le chevalier réapparaît : « Le malheureux faisait une crise de nerfs devant Le Pot doré de Jean-Pierre Raynaud, il avait eu un mal de chien à s’infiltrer dans une faille spatio-temporelle, c’était toujours pas le Graal, il en avait ras le bol » (chapitre 9 « Résolution », n.p.).

[49] Chloé Delaume, La dernière fille avant la guerre, Paris, Naïve, 2007, p. 42 ; le corps mineur de la police d’écriture identifie dans ce chapitre la voix de Chloé Delaume alors que la narratrice principale est Anne, l’ancien Je dont le personnage de fiction Chloé Delaume a pris possession.

[50] Chloé Delaume, Chanson de geste & Opinions, op. cit., chapitre 1 « Situation initiale », n.p.

[51] Référence au film d’anticipation de Richard Fleisher, Soylent Green, 1973.

[52] De façon similaire, la première halte du duc d’Auge dans sa quête est « aux portes du royaume, [dans] une taverne pittoresque où se buvait du cidre devant un spectacle de travestis » (chapitre 3 « Juste avant », n.p.), ce qui n’est pas sans rappeler une scène du film d’animation Shrek 2 (DreamWorks, 2004), une parodie parfois féroce des contes de fées.

[53] Dans « Je désire que Madame soit belle » (« Vu à la Télé », rubrique de Le Matricule des Anges, 2006), idée qui est développée dans J’habite dans la télévision (pièce 23/27 Du programme de la téléréalité comme narration soumise aux principes de Vladimir Propp : étude du personnage du candidat gagnant) à propos du programme Star Academy auquel l’auteure applique les 31 fonctions de la morphologie en citant un ouvrage fictif de Clotilde Mélisse ayant pour titre Morphologie de la Star Academy (Chloé Delaume, J’habite dans la télévision, [2006], Paris, J’ai lu, 2008, p. 132).

[54] V. à ce propos Marika Piva, Nimphaea in fabula. Le bouquet d’histoires de Chloé Delaume, Passignano sul Trasimeno, Aguaplano, 2012, p. 36-38.

[55] V., entre autres, David Herman (dir.), Narrative Theory and the Cognitive Sciences, Chicago, University of Chicago Press, 2003. Comme le résume bien Anatole-Pierre Fuksas (« Selezionismo e Conjointure », dans A. Abruzzese & I. Pezzini (dir.), Dal romanzo alle reti: soggetti e territori della grande narrazione moderna, Torino, Testo & Immagine, 2004, p. 152-184, p. 152-154), il y a trois types de modèles : le système basé sur des procédés génératifs top-down où le récit, régi par des relations sémantiques et par des combinaisons d’inférence syntaxique, est l’effet de mécanismes déductifs ; le modèle bottom-up selon lequel le récit s’organise dans une série causale selon des mécanismes analogiques ; l’approche considérant la narration comme un réseau de relations causales où les éléments du discours relèvent aussi d’une co-dépendance au niveau logique. On reprend la conclusion du critique sur la matrice commune de l’identification d’universels du discours narratif (p. 154).

[56] V. Marika Piva, Nimphaea in fabula, op. cit., p. 121-126.

[57] V. Marika Piva, Le système binaire en fluctuation : la mise en fiction des sentiments chez Chloé Delaume, dans Matteo Majorano (dir.), La giostra dei sentimenti, Macerata, Quodlibet, 2015, p. 215-233.

[58] Pour revenir à la matière chevaleresque, si les textes arthuriens ont été souvent qualifiés d’assemblages incohérents d’épisodes, c’est parce qu’on n’a pas reconnu la cohérence de ce « vaste système de symétries, de réitérations, d’oppositions et de renversements » (Anita Guerreau-Jalabert, « Romans de Chrétien de Troyes et contes folkloriques. Rapprochements et observations théoriques », Romania, 104, 1993, p. 1-48, p. 21). C’est donc grâce à la conjointure que la matière devient roman chez Chrétien de Troye suite à une dispositio basée sur des associations de caractère analogique demandant un déchiffrage. Cette nécessité d’un décryptage en écho des structures de forme et des structures de sens s’adapte bien à l’œuvre de Chloé Delaume où la conjoncture joue un rôle central et mériterait une analyse systématique.

[59] Sur l’iconicity assumption v., entre autres, Suzanne Fleischman, Tense and narrativity. From Medieval Performance to Modern Fiction, Austin, University of Texas Press, 1990.

[60] Chloé Delaume, Une femme avec personne dedans, op. cit., p. 113.

[61] Ibid.

[62] Chloé Delaume, Certainement pas, Paris, Verticales, 2004, p. 145-148, 152, 296-299.

[63] Chloé Delaume, La nuit je suis Buffy Summers, Maisons-Alfort, èRe, 2007, p. 13.

[64] Id., p. 17.

[65] V. Marika Piva, Nimphæa in fabula, op. cit., p. 46-52.

[66] Chloé Delaume, Une personne avec personne dedans, op. cit., p. 139-140.

[67] Id., p. 139.

[68] Jean Chevalier & Alain Gheerbrant, Dictionnaire des Symboles [1969], Paris, Robert Laffont, 1982, p. 175.

[69] Ce refus de la rigidité concerne aussi et surtout le Moi : « Des Moi monolithiques, pas la moindre scission, des personnalités sans troubles, stables, solides, dans l’incapacité de percevoir les efforts inouïs fournis au quotidien par le psychotique lambda, juste pour apprivoiser et maîtriser ses flux. Elle était étrangère en leur terre normative, restait fidèle au peuple des pyjamas bleus », Une femme avec personne dedans, op. cit., p. 60. Comme le dit son partenaire Daniel Schneidermann, « ce qui est bouleversant, […] c’est cette tentative permanente de faire cohabiter la reine et la pétasse, la petite fille et la terroriste palestinienne, la funambule et l’épouse attentionnée. Et la bonne harmonie qu’elle parvient à maintenir, entre tous ces sous-personnages », Chloé Delaume & Daniel Schneidermann, Où le sang nous appelle, Paris, Seuil, 2013, p. 39.

Auteur

Marika Piva est maître de conférences HDR en littérature française à l’Université de Padoue. Spécialiste de Chateaubriand (Memorie di seconda mano. La citazione nei Mémoires d’outre-tombe di Chateaubriand, 2008 ; Chateaubriand face aux traditions, 2013), elle est membre d’un groupe de recherche sur les littératures européennes de l’extrême contemporain. Elle est l’auteur d’une monographie sur Chloé Delaume (Nimphaea in fabula. Le bouquet d’histoires de Chloé Delaume, 2013) et de sa première traduction en italien (Narciso e i suoi spilli / Il lutto delle due sillabe, 2016). Elle s’intéresse notamment à l’hybridation des genres, aux écritures du Je et à la réécriture des contes de fées.

Copyright

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De Nathalie Dalain à Chloé Delaume : qui est qui ?


Tout en étant d’abord le pseudonyme de Nathalie Dalain, « Chloé Delaume » est devenue, au fil des années, un être autonome, indépendant et distinct de celle-là. Bien que les deux partagent des éléments d’identité incontestables, dire qu’elles sont identiques serait naïf et inexact. En prenant surtout des exemples dans les textes de l’auteure, mais aussi en s’appuyant sur des articles de journal relatant le meurtre-suicide de ses parents, cet article trace l’évolution et la fonction du nom et de l’identité de Chloé Delaume, et montre comment elle se distingue de Dalain.

While “Chloé Delaume” was originally Nathalie Dalain’s pseudonym, she has become, with the passage of time, an autonomous, independent, separate being. While these two undeniably share certain elements of their identities, saying they are identical is both naïve and inaccurate. Primarily through the use examples from the author’s work, supported by the newspaper articles relating her parents’ murder-suicide, this article traces the evolution and the function of the name and identity of Chloé Delaume, and explicitly demonstrates how she is different from Dalain.


Texte intégral

« Je ne dis pas tout mais je peins tout. »

Pablo Picasso

« [P]arce qu’écrire, c’est toujours cacher quelque chose de façon qu’ensuite, on le découvre. »

Italo Calvino, Si par une nuit d’hiver un voyageur

« Qui détient le langage possède déjà le pouvoir. »

Chloé Delaume, Les Sorcières de la République

Quand elle écrit : « Je m’appelle Chloé Delaume. Je suis un personnage de fiction », devrait-on la croire ? Si celle qui le dit est en effet un personnage de fiction, quel est son rapport à l’identité de Nathalie Dalain qui figure sur ses papiers d’identité (« figurait » serait peut-être plus exact, mais nous y reviendrons dans la conclusion) ? Depuis 2000, on lit ces deux phrases-phares comme une rengaine récurrente et régulière dans les textes principaux de l’écrivaine qui s’appelle et se fait appeler Chloé Delaume. Toujours depuis cette même année de l’arrivée de Delaume sur la grande scène littéraire avec la publication des Mouflettes d’Atropos, les journalistes, les lecteurs et les chercheurs semblent prendre plus ou moins pour acquis que, tout en se disant personnage de fiction, Chloé Delaume n’a fait que prendre le relais de l’adulte qu’est devenue Nathalie Dalain, la petite fille qui, le 30 juin 1983, à Bourg-la-Reine, a vu son père assassiner sa mère avant de se suicider. L’écrivaine le dit souvent, elle n’écrit pas pour guérir de cet épisode, mais pour se construire en dépit de lui et contre lui, contre toutes les fictions collectives qui échappent à son contrôle.

Depuis l’avènement de l’autofiction, que l’on admire ou trouve nombrilistes ceux et celles qui la pratiquent, les lecteurs et critiques de ces textes se livrent à cœur joie au jeu du décryptage entre vécu et fiction, souvent ricanant et pointant du doigt les « oublis », les « mensonges » ou les « écarts ». Selon le point de vue du lecteur, il sera certainement possible de lire le présent article, dont les recherches sont complétées par des références et des citations de documents externes au travail de Delaume publiés ici pour la première fois, comme participant à cette activité de dépistage comme s’il s’agissait d’un roman à clé, mais ce serait se méprendre sur le but de son auteure. Celle-ci tient en effet à souligner des « écarts » entre vie et littérature, mais dans l’unique but de démontrer que, tout en ayant accès au passé et aux souvenirs de Nathalie Dalain, Chloé Delaume est irréductiblement autre, c’est-à-dire quelqu’un qui se construit délibérément dans son œuvre, en partie du moins par le changement d’identité mais aussi en transcrivant à la fois la vie et la fiction dans ses textes. Nous organiserons notre réflexion autour de l’évolution de l’identité Chloé Delaume, de la relation entre Delaume et Nathalie Dalain, et des différentes versions du meurtre-suicide parental chez Delaume et dans des journaux, pour conclure par la possibilité d’une construction illocutoire dans la création de Chloé Delaume.

Aux environs du 19 novembre 2003 [1], Delaume a créé et lancé son site web, chloedelaume.net. Celui-ci se composait d’une pièce sonore, d’images de nénuphars vert fluo, et de rubriques « actualités », « corpus simsi », « adaptations et cie », « musique électronique », « presse » et « liens ». Bien que tout soit de nature autobiographique puisqu’il s’agit du travail de l’écrivaine, la rubrique « bio » n’apparaît que vers le 25 février 2007. À partir de cette date, un examen des incipit des différentes rubriques « bio » du site permet de comprendre l’évolution de Chloé Delaume, surtout en ce qui concerne le descripteur « personnage de fiction » au fil des années. Delaume a réorganisé le site web plusieurs fois, et mis à jour son autobiographie, comme on le voit dans le tableau ci-dessous, qui comporte une entrée pour chaque modification importante.

date [2]

rubrique

Description

07/05/07

bio [3]

Je m’appelle Chloé Delaume. Je suis un personnage de fiction. J’ai pour principal habitacle un corps féminin daté du 10 mars 1973. Conception franco-libanaise, le néant pour signe particulier. Les locaux étaient insalubres lorsque j’en ai pris possession.

 

07/01/12

Bio

Le corps de Chloé Delaume est né le 10 mars 1973 dans le département des Yvelines. Il ne se destinait à rien, aussi s’est-il inscrit en Lettres Modernes à l’orée de ses dix-huit ans. L’Université de Nanterre Paris X comportant la spécificité d’être en face de la gare et de l’ANPE, il n’acheva pas son mémoire de Maîtrise sur La Pataphysique chez Boris Vian et s’engouffra de lui-même dans le premier train menant nulle part.

[…]

Personnage de fiction qui s’écrira lui-même, le pacte était formel et je m’y suis tenu.

30/03/14

accueil

Chloé Delaume est écrivaine et personnage de fiction ; son premier roman est paru en 2000. Elle pratique la littérature et ses hybridations, expérimente des formes, investit des espaces, s’essaie à des techniques.

12/11/14

Accueil

Chloé Delaume a 41 ans, elle est principalement auteur et personnage de fiction. De fait, elle est performeuse : pratique le Dire, c’est faire.

21/02/15

( ;

Chloé Delaume est écrivain et performeuse.

Ses premiers textes ont été publiés dans des revues littéraires et poétiques à la fin des années 90. Son premier roman, Les Mouflettes d’Atropos, a été publié par feues les Éditions Farrago en 2000. Après avoir obtenu le Prix Décembre 2001 pour Le Cri du Sablier, elle a poursuivi son exploration de l’autofiction à travers de multiples supports, techniques et outils.

31/03/16

( ;

Chloé Delaume est née en 1973. Elle pratique l’écriture sous de nombreuses formes depuis la fin des années 90. Romans, autofictions expérimentales, livres-jeux, nouvelles, fragments poétiques, pièces de théâtre, essais romancés ; fictions radiophoniques, dialogues, chansons ; un court-métrage.

Ce défilé de descriptions de soi en pleine mutation dynamique suscite plusieurs commentaires. Tout d’abord il faut constater que Nathalie est entièrement absente de ces notices autobiographiques ; elle n’y a pas de rôle à jouer, elle est exclue et le site est entièrement voué à Delaume – sa vie et son œuvre. Aussi, le premier portrait est resté inchangé pendant environ cinq ans et se raconte à la première personne – le nouveau Je se crée et s’affirme de toutes ses forces. Avec le premier changement de description vient aussi le changement le plus radical sur le plan grammatical en 2012, l’écrivaine passe de la première personne du singulier à la troisième, mais insistant un tant soit peu sur les particularités de l’identité de Chloé Delaume en disant que c’est son corps qui « est né le 10 mars 1973 dans le département des Yvelines ». Tout comme le Je de la première autobiographie, le corps disparaîtra de celles qui suivront à partir de 2014. À partir de ce moment, ce seront la place et l’importance accordées à la formule « personnage de fiction » dans cette série qui se montreront dignes d’intérêt. Dans la notice de 2007, cette remarque est presque l’écho de l’annonce du nom : « Je m’appelle Chloé Delaume. Je suis un personnage de fiction » – la symétrie et le positionnement en début de notice en disent long sur l’importance du nom et son statut comme personnage de fiction. Malgré d’autres modifications et mises à jour, cette conjonction du nom et du statut reste inchangée sur le site web pendant environ cinq ans. En 2012, les informations de l’autobiographie sont augmentées, et la mention « personnage de fiction » se voit reléguée à une position bien plus basse sur la page. Dans les deux mises à jour de 2014, la formule se trouve de nouveau plus proche du nom de l’auteur en tête d’article, mais sans la symétrie sonore notée dans la première version. De plus, le statut d’écrivaine ou d’auteur intervient entre le nom et sa description de personnage de fiction, ce qui témoigne d’un changement subtil mais réel de l’importance qui lui est accordée dans une hiérarchie de descriptions. Finalement, dans les deux derniers exemples du tableau ci-dessous, on voit que la mention « personnage de fiction » est entièrement absente de la page d’accueil représentée par l’émoticon ( ; . Par contre, la mention n’est pas pour autant rayée du site, revenant dans le sous-titre de la page « Parcours » : « Vie, saisons, épisodes / Les aventures d’un personnage de fiction pire que les autres : Résumé des nombreux épisodes précédents. » Loin des yeux, peut-être, mais pas absent du cœur (du site web).

Tout comme c’est le cas des romans de Delaume, la lecture approfondie des différentes versions du site web montre que bien des éléments de la vie de Nathalie Dalain se trouvent mis en fiction chez l’écrivaine. Cette stratégie de la part de l’auteure mène à une confusion des identités qui est délibérée mais contre laquelle il faut aussi se mettre en garde. Tout en étant une stratégie de lecture problématique, prendre pour acquis que Chloé Delaume = Nathalie Dalain déguisée en romancière et faire l’amalgame des deux se comprend. D’une part, le lecteur trouve les détails du meurtre-suicide et aussi parfois le nom de Nathalie ou même Anne dans les textes autofictifs de l’auteure Delaume où elle-même laisse se profiler plus que des ressemblances. D’autre part, cela arrive parce que les références à la vie de Nathalie – repêchées dans l’œuvre delaumienne, mais sans vérification externe – ont été considérablement reprises et répétées dans les articles savants et journalistiques, ainsi que sur des sites web populaires et universitaires, faisant donc d’elles la biographie de Delaume après coup. À l’encontre de la plupart des autofictionalistes qui écrivent sous pseudonyme (pour ne mentionner que Michel Houellebecq et Camille Laurens, par exemple), Delaume accorde une place privilégiée à son nouveau nom sans exclure celui qui l’a précédé. Par exemple, dans Dernière fille avant la guerre (2007), un petit prénom et deux phrases font astucieusement le pont entre Delaume et Nathalie (dont le deuxième prénom est Anne) : « Anne est morte je crois. Peut-être qu’elle avait raison, que je n’aspirais qu’à la tuer, elle était tellement encombrante [4] […] » Selon l’auteure il n’y a pas de doute, Nathalie ne fait plus partie de ce monde, Chloé Delaume s’en est bel et bien débarrassé.

Cependant, si Nathalie /Anne pointe juste le bout du nez dans Dernière fille, cela n’est qu’un petit écho de sa présence dans La Vanité des Somnambules [5] (2003), quatrième des récits de l’auteure, où à tour de rôle Nathalie et Delaume prennent chacune la parole en se disputant le titre de maîtresse du corps physique qui ne saurait les héberger toutes les deux en même temps. Ceci dit, bien que ce soit Nathalie qui triomphe et garde possession du corps à la fin de ce récit, la conclusion de Dans ma maison sous la terre, texte publié 6 ans après La Vanité[6], informe le lectorat de la mort de Nathalie : « Nathalie, Anne, Hanné, Suzanne Dalain à l’état civil. Fantômes envahissants et parfaitement geignards. Sont reliés à la mère, se nourrissent de sa terre, ne mâchent que des vers blancs. Mortes en 1999 [7]. » La narratrice accompagne cette annonce de sa suggestion pour l’inscription à graver sur la tombe que Nathalie partagerait avec sa mère, et ses grands-parents maternels : « Je propose que sur la stèle, avant Suzanne, après Charles et Soazick, soit gravé Nathalie. Nathalie Dalain (1973 -1999). Comme ça les choses seront claires, et vous pourrez enfin, quand perceront les remords, un peu vous recueillir [8]. » L’annonce de la date de 1999 sert implicitement mais fermement à souligner la distinction entre Chloé Delaume et Nathalie Dalain puisque la date du décès de celle-ci précède la publication de tous les récits de Delaume.

Seulement un an après la publication de Dans ma maison, Delaume insiste de nouveau sur la mort de Nathalie dans La Règle du Je (2010), l’essai théorique où elle expose sa pratique autofictionnelle et donc un texte qui devrait être classé dans une catégorie à part des romans autofictifs. Dans cet essai, Delaume écrit d’abord : « Mon corps est né dans les Yvelines le 10 mars mille neuf cent soixante-treize, j’ai attendu longtemps avant de m’y lover. […] J’ai très officiellement pris possession des lieux l’été de ses vingt-six ans [9]. » Plus loin, elle revient à la relation Chloé-Nathalie, et ajoute le fait que « Chloé Delaume est un personnage de fiction créé par Nathalie Dalain (1973-1999). Elle a pris le relais dans le corps, et elle s’écrit avec depuis [10]. » Il convient de s’arrêter un instant pour bien comprendre cette dernière phrase capitale dans la distinction Delaume/Dalain. Delaume, dans ce cas essayiste et non pas romancière, dit bien qu’elle prend « le relais », alors il serait facile de la voir comme celle qui a remplacé Dalain dans l’accomplissement d’une tâche qui leur est commune : raconter le passé de Nathalie par le biais de l’autofiction telle que conçue par Delaume. Mais, ce dont l’écrivaine prend le relais dans cette phrase n’est pas la vie de la fille de Soazick et Sylvain ; ce dont elle prend le relais, c’est le corps, dont grâce à la mort de Nathalie, Chloé Delaume est maintenant bel et bien la maîtresse. Ce corps, c’est la charnière entre les deux identités, et aussi ce qui, grâce aux traces physiques laissées par les événements passés, permet à Chloé Delaume d’avoir accès au passé de Nathalie sans être exactement la même personne.

De surcroît, dans plusieurs textes, l’écrivaine propose la notion selon laquelle ce corps est un endroit, un lieu d’hébergement. Par exemple, toujours dans La Règle, elle fait ainsi le lien : « Les locaux étaient sombres et plutôt insalubres, j’ai passé une saison à blanchir à la chaux les parois cervicales. Les nerfs étaient hirsutes et le cœur en lambeaux, j’ai mis beaucoup de temps à le raccommoder [11]. » Par extension de la métaphore d’un lieu d’habitation, le lien peut se faire entre le corps d’où Delaume a chassé Nathalie et deux habitants successifs d’une même maison. Dans ce cas, un deuxième habitant peut prendre connaissance de la vie du premier par des traces laissées dans la maison et ainsi avoir une connaissance de l’existence qui y a été menée. D’ailleurs, dans un second texte théorique, « S’écrire, mode d’emploi », publié dans l’ouvrage collectif voué au colloque Autofiction tenu à Cerisy-la-Salle en 2008, cette analogie est rendue explicite : « la vie marque le corps et le corps retransmet. À la langue d’effectuer le travail de conversion [12]. » Il se comprend donc que Chloé Delaume, en investissant le corps de Nathalie Dalain, a pu prendre connaissance de sa vie, qu’elle raconte en partie dans son autofiction. Toutefois, le changement de propriétaire n’élimine pas l’histoire qui s’est déroulée dans une maison, et tout comme le deuxième habitant de la maison y construit sa propre vie tout en gardant le papier-peint mais en refaisant cuisine et salle de bains, Chloé Delaume, dans ses textes, choisit des aspects de la vie antérieure qu’elle intègre dans l’autofiction qu’elle construit depuis 2000.

La scène précise de la vie de Nathalie qui attire le plus l’attention du public et des chercheurs – la scène où même le corps de celle-ci en sort marqué – c’est celle du meurtre -suicide parental. Les deux exemples les plus concis et explicites figurent dans deux textes séparés d’une dizaine d’années, Le Cri du sablier et Où le sang nous appelle. Le premier, intégré au Cri se transmet comme une réponse au psychiatre qui veut tout savoir sur ce qui s’est passé le 30 juin 1983 :

Mon synopsis est clair. En banlieue parisienne il y avait une enfant. Elle avait deux nattes brunes, un père et une maman. En fin d’après-midi le père dans la cuisine tira à bout portant. La mère tomba première. Le père visa l’enfant. Le père se ravisa, posa genoux à terre et enfouit le canon tout au fond de sa gorge. Sur sa joue gauche l’enfant reçut fragment cervelle. Le père avait perdu la tête sut conclure la grand-mère lorsqu’elle apprit le drame [13].

Le deuxième fait partie de Où le sang nous appelle, texte signé en tandem avec le journaliste Daniel Schneidermann, l’actuel conjoint de Delaume. Ce texte, annoncé comme le dernier du cycle autofictif, présente [14], en partie, le face-à-face avec le père et sa famille, à Kobayat, au Liban, mais n’esquive pas pour autant le face-à-face avec le crime et son contexte :

Trente ans après, comment résumer le fait divers ? On pourrait essayer ainsi : c’est le début de l’été, on va partir en vacances. On est tous dans la cuisine. Il semble que papa n’est pas d’accord avec ce départ en vacances. On s’en fiche. On va partir sans lui. Dans l’escalier, la petite Nini l’a un peu nargué. On s’en va lalalère. Nini est née Nathalie Abdallah, récemment francisée Nathalie Dalain, et ne sait pas du tout qu’elle deviendra Chloé Delaume. Il faut croire que papa n’est vraiment pas content. Tout d’un coup papa prend son fusil et le dirige vers maman. Et puis il tire. Ensuite il vise la petite Nini recroquevillée dans un coin de la cuisine. Mais heureusement il ne tire pas. À la place, il retourne le fusil contre lui, cale le canon sous son menton, et il tire encore. La petite Nini ne partira pas en vacances cette année, lalalère. Pour l’instant, elle est éclaboussée par des morceaux de cervelle, que des voisins vont venir nettoyer, après l’arrivée de la police. Mais c’est une enfant solide. Elle perd quelques mois l’usage de la parole, puis elle est recueillie par son oncle et sa tante maternels qui habitent les Yvelines, dans un HLM [15].

Dans ces deux extraits, le lecteur est surtout conscient du fait que c’est une enfant qui a assisté à cette scène criminelle : des « nattes brunes » qu’on voit dans le premier au « lalalère » qu’on entend – deux fois – dans le deuxième, tous les marqueurs soulignent le bas âge du témoin. Bien qu’elles soient de longueur inégale, les deux scènes partagent les même détails – une petite famille, 3 personnes : père, mère, et fille ; un lieu : leur cuisine ; l’ordre des coups et des morts : la mère d’abord, ensuite le père ; la fille visée entre les deux mais pas tuée et l’effet immédiat sur elle : les morceaux de cervelle qui lui tombent dessus. Il y a une unique suppression d’une description à l’autre : la mauvaise blague de la grand-mère. La distinction entre les deux réside surtout dans l’ajout de détails dans la deuxième – le départ en vacances imminent et l’attitude négative du père, le canon du fusil enfoui « tout au fond de sa gorge » ou calé « sous le menton », le surnom et le changement de nom récent de la fille (ainsi que celui à venir), la description de celle-ci comme « une enfant » solide qui finira par vivre chez son oncle et tante. Ainsi, malgré le glissement du temps de la narration du passé vers le présent historique, une distance dans le temps d’une dizaine d’années, et le remaniement de quelques détails supplémentaires, les deux textes se ressemblent largement, surtout dans le ton distant et quasi neutre et l’emploi de phrases courtes et simples qui scandent rythmiquement le déroulement des étapes de l’événement.

Malgré toutes ces ressemblances, il n’est pas exclu de se poser tout de même des questions concernant les différences entre les deux mises en fiction des événements. D’ailleurs, dans des colloques et conférences où je présentais des recherches sur le travail delaumien, il est arrivé qu’on me demande si le crime avait vraiment eu lieu, car, dans les divergences, il y en a qui voient le signe du mensonge et l’indice selon lequel Delaume aurait tout inventé. Comment alors gérer ces différences en regardant dans son ensemble non seulement les textes, mais le projet autofictionnel de l’auteure ? Un point de départ serait d’examiner des documents externes à l’œuvre de celle-ci. Ce sont les résultats de ces recherches en archives qui informeront le prochain point de notre analyse de la relation entre Nathalie Dalain et Chloé Delaume.

Les premiers documents à prendre en considération – les plus neutres de tous – sont les documents officiels de la République française. Selon un extrait du registre civil de la ville de Versailles, délivré le 21 juillet 2014 à l’auteure de cet article, Nathalie Anne Hanné Dalain – les prénoms et nom déjà vus dans les citations de La Vanité et de Dernière fille ci-dessus – y est bien née le 10 mars 1973 – date qui paraît aussi dans La Vanité, ainsi que sur le site web. De même, deux actes de décès fournis le 16 juillet 2014 par la commune de Bourg-la-Reine confirment que Sylvain et Soazick (Leroux) Dalain sont décédés le 30 juin 1983 dans leur appartement au 32, rue Jean Roger Thorelle, dans la même ville. Les éléments de base – noms, lieu, dates de naissance et de décès – qui figurent dans les écrits de Chloé Delaume bénéficient donc de cette preuve documentée de véracité.

En revenant aux textes signés Delaume, il convient de remarquer que les références à la scène traumatique sont souvent accompagnées d’une autre répétition : la formule « fait divers », contre lequel l’écrivaine s’écrit et se construit, dans sa prise de position et de pouvoir littéraire. Dès l’ouverture du Cri, on lit : « Par-dessus la croûte fine de maman sur ma robe s’étala contiguë la mélassonne pitié le jus du parvenu la déjection des pleutres qui jalousent en geignant le clinamen aride qui s’abat sur tous ceux ornant les faits divers [16] » (c’est moi qui souligne) ; et « Mais quand se pétrifie à l’envie et aux sabres le chuintement poumonneux qui flagorne à tout vent il n’est pas étonnant qu’amygdales faits divers [17] » (c’est moi qui souligne). Dans les lignes d’Où le sang nous appelle qui précèdent la narration du crime citée ci-dessus, un des coauteurs y revient encore : « La famille de Chloé Delaume n’est pas une famille, c’est une blessure encore à vif. Un éclair rouge dans la cuisine d’un appartement de Bourg-la-Reine, Hauts-de-Seine. Drame familial, titrent les manchettes de journaux. Le 30 juin 1983, il est probable que Le Parisien, édition des Hauts-de-Seine, a titré Drame familial. Trente ans après, comment résumer le fait divers[18] ? » (c’est moi qui souligne). En fait, l’expression « fait divers » revient régulièrement dans les écrits de Delaume et l’évaluation des copies numériques des textes donne le décompte suivant : Où le sang nous appelle (2013), 4 mentions ; Le Cri du sablier (2001), 2 mentions ; Le Deuil des deux syllabes (2011), une mention ; Une Femme avec personne dedans (2012), une mention ; La Vanité des Somnambules (2003), une mention. Néanmoins, la formule ne figure pas dans tous les romans analysés de cette manière, et se trouve absente des Mouflettes d’Atropos (2000), de Certainement pas (2004), et de Dans ma maison sous la terre (2009). Alors afin de voir de près contre quels faits divers, autrement dit des versions de son « histoire » qu’elle ne contrôle pas, Chloé Delaume se construit, des recherches dans les archives des quotidiens, France-Soir et Le Parisien, se sont imposées. Ces recherches ont montré qu’il existe trois versions journalistiques [19] du meurtre de Soazick Dalain et du suicide de Sylvain Dalain. Ces articles présentent des différences importantes entre eux, ainsi que, bien sûr, des différences avec les variantes incorporées à l’œuvre de Delaume.

Avant donc de passer à une comparaison entre les articles de presse et les écrits de Delaume, il faut se faire une idée du contenu et du contexte des trois articles, parus dans deux numéros de France soir et un du Parisien, entre les 1er et 3 juillet 1983. L’article paru dans Le Parisien est très court, 72 mots seulement ; mais les deux autres, bien plus longs et publiés dans France-Soir, ne donnent pas seulement les détails du crime, mais esquissent aussi un portrait de la famille concernée. Un tableau récapitulatif permet de prendre connaissance des points saillants de chaque article :

 

France Soir1 juillet 1983, p. 3195 mots France Soir2 juillet 1983, p. 6444 mots Le Parisien23 juillet 1983, p. 672 mots
titre de l’article Drame de la rupture à Bourg-la-Reine // Le mari évincé tue sa femme et se suicide Privé de mer, le capitaine a craqué, et tué sa femme avant de se suicider à Bourg-la-Reine Il tue sa femme et se suicide(Rubrique « En bref »)
heure/lieu 32 rue Roger Thorelle, à Bourg-la-Reine ; jeudi ; 17h 32, de la rue Jean-Roger Thorelle, à Bourg-la-Reine ; jeudi ; début de soirée son appartement à Bourg-la-Reine
le père Sylvain Dalin ; 38 ans ; d’origine libanaise ; officier de la marine marchande Sylvain Dalin ; capitaine au long cours ; d’origine libanaise ; frappé d’une crise de folie subite ; courtois avec les femmes Sylvain Dalain ; officier de la marine marchande
la mère Soizic ; 36 ans enseignante Soizic ; 36 ans ; institutrice ; réservée ; heureuse de vivre ; son mari lui manquait sa femme – sans nom
enfants 2 enfants ; 3 et 10 ans ; pas de nom ; dans une pièce voisine Nathalie, 10 ans, et Frédéric, 3 ans ; presque sous leurs yeux 2 enfants ; 3 et 10 ans ; pas de nom ; confiés aux grands-parents ; témoins du drame
lettre du père « il ne pouvait pas supporter l’idée que sa femme voulait se séparer de lui » pas mentionnée explication de « son geste dû à une mésentente familiale »
arme/blessures un fusil à pompe ; elle : balle en pleine poitrine ; lui : pas de détails un fusil à pompe ; elle balle en pleine tête ; lui : 1ère balle dans la poitrine, 2e dans la bouche devant un voisin aucun détail

Malgré les différences dans les détails (présence des enfants, blessures, lettre d’explication) ces trois brefs textes ne laissent aucun doute : jeudi le 30 juin 1983, Sylvain Dalain a assassiné sa femme, dans l’appartement familial, avant de se suicider. Ce sont les mêmes détails qui parcourent l’autofiction de Chloé Delaume, qui retient aussi sa propre présence au crime et la blessure de la mère. Il est intéressant de noter que le deuxième article de France soir, le seul qui donne des détails sur la blessure du père – une balle dans la poitrine, une deuxième dans la bouche – présage le glissement de cette blessure dans les deux citations de Delaume offertes ci-dessus, où l’auteure écrit dans le premier texte qu’il a placé le fusil au fond de la bouche mais dans le deuxième sous le menton. Les ressemblances figurent aussi dans la mention, chez la romancière, du journal Le Parisien (bien que l’édition locale Hauts-de-Seine n’existait pas en 1983), ainsi que dans le titre de l’article proposé dans Où le sang : « Drame de rupture », et non pas « Drame familial. »

En ce qui concerne les faits proprement dits racontés dans les articles et leur relation à l’œuvre de Chloé Delaume, ces aspects sont certainement les moins intéressants pour la critique, sauf dans le fait que, malgré les variations, ils confirment l’existence du crime en dehors des textes de l’écrivaine. Par contre, ce sont les dissemblances voire les contradictions entre journaux et romans qui méritent une attention plus élaborée.

Par exemple, le portrait de la famille demande une analyse plus approfondie. Bien que ce soit seulement les textes de France Soir qui mentionnent la nationalité libanaise de Sylvain, aucun des trois articles ne manque de fournir sa profession – capitaine ou officier de la marine marchande, ce qui fait de lui un homme à profession responsable. À cause des exigences de cette profession, nous apprenons en lisant les articles, que Sylvain était souvent loin de sa famille, absent de longs mois d’affilée quand il était en mer. Avec ces réalités matérielles, le portrait psychologique de ce père de famille devenu assassin – et qui finit par « se faire justice » – se ressemble d’article en article. Dès les titres, les journaux nous proposent des raisons (presque des accusations contre Soazick) qui l’auraient motivé – le marin est « évincé » et « privé de mer » par sa femme. Les textes développent ce portrait en insistant sur le fait que Soazick était sur le point de quitter Sylvain, parce qu’il refusait de travailler davantage à terre, faisant ainsi passer sa « grande passion », la mer, avant sa famille. Le long article de France soir propose la conclusion d’un voisin selon laquelle « M. Dalin a dû être frappé d’une crise subite de folie », mais on peut avoir des doutes sur l’exactitude des commentaires des voisins et des conclusions des journalistes. S’il s’agissait d’une crise subite de folie, pourquoi est-ce que Dalain se serait procuré un fusil deux jours plus tôt (détail de l’article « Privé de mer ») et quand aurait-il écrit une lettre d’explication, comme c’est indiqué dans les deux autres articles ?

Qui plus est, toujours dans le long article de France soir, on lit la description suivante de Sylvain Dalain : « D’origine libanaise, il était très courtois avec les femmes. À commencer par son épouse. “Le dimanche, il ne manquait jamais de lui rapporter un bouquet de fleurs…” raconte une voisine. » On y reconnaît la description d’un mari heureux, « normal », qui cherche peut-être à faire pardonner son absence quasi obligatoire, en offrant à sa femme des fleurs, « chaque dimanche ». Il est vrai qu’aucun des deux autres articles ne parlent de ces fleurs, mais elles ne sont pas pour autant absentes des écrits de Delaume, surgissant presqu’à la fin de Dans ma maison sous terre, où le crime de Dalain est quasiment absent du récit. Dans ce texte, Delaume écrit : « Elle est allée chez le fleuriste avant. Quand les pompiers m’ont demandé d’ouvrir la porte, c’était longtemps après, les roses avaient séché, des brassées sur le lit [20]. » Avec ces deux phrases, Delaume l’autofictionaliste s’affirme, et continue à se créer contre les fictions collectives et les voisins, derrière les détails d’un fait divers. C’est, au moins en ce qui concerne le dernier exemple du geste, la mère de l’auteure et narratrice, ce personnage de fiction, qui s’est offert des fleurs.

Finalement, ces articles offrent, tout discrètement, un élément de la vie de Nathalie Dalain qui n’est jamais présent dans les écrits de Chloé Delaume. Il s’agit de l’existence du jeune frère de Nathalie, Frédéric, qui, selon les trois articles de journal, avait seulement 3 ans au moment du crime de 1983. Les raisons derrière une telle absence peuvent être multiples… un sentiment de protection à l’égard de cet individu ou bien une peur des poursuites judiciaires, comme celles lancées contre Angot ou Laurens, sont peut-être les deux plus évidentes. Elles sont d’ailleurs tout à fait raisonnables comme hypothèses. Nous en avons une autre par contre, et elle est la clé du projet d’autofiction de Chloé Delaume : c’est tout simplement véritablement que Chloé Delaume n’est pas, n’a jamais été, ne sera jamais Nathalie Dalain. Nathalie avait un petit frère. Chloé n’en a pas.

Jusqu’ici nous avons examiné le rôle des noms propres et celui de la mise en fiction des faits réels, car, en tant qu’autofictionaliste, Delaume construit son travail en grande partie sur ces deux notions. Bien qu’il s’agisse pour la plupart de pratiques normales sinon obligatoires pour l’autofiction, la relation entre le nom et la mise en fiction a quelque chose de particulier chez elle – la création d’un nouvel être : Chloé Delaume, qui est à la fois personnage de fiction, écrivaine, et femme française. Ceci dit, Delaume n’est pas la seule autofictionaliste à imposer l’emploi du deuxième nom dans son quotidien, et nous pourrons la comparer dans ce fait à sa contemporaine belge Amélie Nothomb. Celle-ci, semble-t-il, vit sous le prénom que nous lui connaissons et qu’elle s’est attribué, pour remplacer Fabienne, qui figure dans les documents officiels [21]. Ce changement, ainsi que le fait que l’écrivaine est née en Belgique et non pas au Japon, mène le critique Benjamin Hiramatsu Ireland à tirer la conclusion selon laquelle Stupeur et tremblements ne remplit pas les critères obligatoires pour une œuvre d’autofiction. Dans son article, « Amélie Nothomb’s Distorted Truths : Birth, Identity, and Stupeur et tremblements », en citant l’État présent de la noblesse belge et Le Bulletin de l’Association de la Noblesse du Royaume de Belgique, Ireland propose :

[…] chez ses lecteurs, la falsification de ses date et lieu de naissance est une imposture qu’elle commet, et tout en sabotant la confiance entre l’auteur et ceux-ci, le geste façonne aussi une identité qui rend encore plus flou, d’un côté, les limites entre l’expérience vécue et la narration authentique, et, de l’autre, la création et performance d’un personnage-auteur imaginaire [22].

Ireland se sert de cette interprétation pour renforcer son opinion selon laquelle Stupeur et tremblements ne tombe pas dans la catégorie de l’autofiction :

Sans doute, ce qui place Stupeur et tremblements dans la catégorie « fiction » (et non pas celle de « fiction autobiographique », ni celle d’ « autofiction », par exemple), c’est le fait que le court roman rompt le « pacte de confiance » entre l’écrivaine et ses lecteurs à cause du récit externe et falsifié. […] [Q]uand cette confiance est brisée, les frontières deviennent flous et l’autobiographie devient la fiction [23].

Sans contredire le fait que de pareilles modifications du vécu compliquent le cas de Nothomb – on peut se demander quel cas d’autofiction n’est pas compliqué – nous proposons donc que les « mensonges » signalés par Ireland ne suffisent pas à nous obliger à rayer Stupeur et tremblements des grandes listes d’œuvres d’autofiction, tout en confirmant, comme lui, qu’il ne s’agit nullement d’un exemple d’autobiographie, bien sûr. Toutes les deux, surtout en ce qui concerne le rôle du nom, Chloé Delaume et Amélie Nothomb poussent avec audace les limites de l’autofiction, sans pour autant nuire à la participation primaire à un projet autofictionaliste. Comme le dit Natalie Edwards à propos de Jane Sautière :

Les lecteurs ne savent pas quand c’est l’autobiographie qui prime ni quand le texte devient fictif, puisque l’autofiction de Sautière insinue que les faits et la fiction sont tous les deux présents, avec entre eux la création de frontières fluides et indistincts. […] Plutôt, elle représente cela comme un processus progressif, ancré dans l’investigation de soi – « j’ai, au fil du temps, créé mon histoire » [24].

Dans La Règle du Je, Delaume a écrit, « Par la littérature, l’énoncé contient simultanément l’acte auquel il se réfère. Déclarer institue, parce que dire c’est faire. L’autofiction contient des gènes performatifs [25]. » Quelques années plus tard, dans son entretien avec Barbara Havercroft dans la revue Fixxion, elle souligne l’importance de se créer et du pouvoir qu’elle s’est accaparé pour ce faire en se disant :

Il était nécessaire de me créer une nouvelle identité, qui porterait mon propre Je, l’imposerait dans le réel. Se définir comme personnage de fiction c’est dire je choisis qui je suis, je m’invente moi-même, jusqu’à l’état-civil. Je ne suis pas née sujet, mais par ma mutation en Chloé Delaume, je le suis devenue [26].

Récemment, le roman de Laurent Binet, La Septième Fonction du langage, nous a rappelé de manière ludique les relations théoriques entre langue et réalité, entre dire et faire ou devenir, bref, entre la langue et la performativité :

La théorie d’Austin, c’est le performatif, tu te rappelles ? L’illocutoire et le perlocutoire. Quand dire, c’est faire. Comment on fait des trucs en parlant. Comment on fait faire des trucs aux gens simplement en leur parlant. Par exemple, si je disposais d’une force perlocutoire plus conséquente, ou si tu étais moins con, il me suffirait de te dire « conférence de Derrida » pour que tu sautes dans tes pompes et qu’on aille déjà réserver nos places [27].

Peut-être que, pour devenir Chloé Delaume, il suffit de dire, ou écrire plus précisément, « Je m’appelle Chloé Delaume » devant des personnes moins « cons », pour reprendre le terme de Binet. Ceci dit, il se peut aussi que Delaume, en se créant dans le réel, soit allée plus loin encore que la simple parole, quand son intentionnalité illocutoire ne s’est pas réalisée de manière perlocutoire chez les lecteurs. Face à pareil échec, on peut trouver deux manières de se faire véritablement, définitivement Chloé Delaume. La première se trouve toujours du côté du langage, et nous l’avons vu avec les citations du site web : il s’agit pour le moins de distancer la mention « personnage de fiction » du nom Chloé Delaume, ou au moins mettre davantage de distance littéraire entre la remarque et le nom qui veut s’imposer dans le réel. Mais cela ne garantit pas non plus que Chloé Delaume soit autre que personnage de fiction, au mieux, ou simple pseudonyme banal, au pire. Il faut aller plus loin encore, et rayer Nathalie Dalain d’autres écrits, qui ont de leur côté la puissance de l’état français. Dans Où le sang, Delaume écrit :

[…] elle n’existe plus, tu sais, Nathalie. Un avocat s’occupe de l’effacer de mes papiers, identité définitive, je suis Chloé Delaume. Je reprends la parole. Ça ne sert à rien de poursuivre. Seconde partie de vie, mon corps et l’écriture, l’abandon de Calliope, être asséchée de soi pour devenir sibylle, cette fois c’est terminé [28].

Nonobstant, comme nous l’avons signalé à l’ouverture de ce texte, prendre la littérature pour la réalité chez Delaume est une stratégie problématique.

Notes

[1] Le moteur de recherche des archives d’Internet (www.archive.org) a répertorié le site pour la première fois le 19 novembre 2003. Toutes les citations des anciennes versions du site web de Delaume figurent dans cette archive.

[2] Chaque date indique une mise en archive de www.chloedelaume.net sur le site www.archive.org, qu’il ne faut pas prendre pour la date de publication sur le site de l’auteur.

[3] Les premières années, il n’y a pas de rubrique « accueil » et l’internaute visitant chloedelaume.net tombe d’abord sur la page « bio ».

[4] Chloé Delaume, La dernière fille avant la guerre, Paris, Naïve, p. 107.

[5] Après la première référence à chaque titre, les abréviations suivantes serviront à les identifier : La dernière fille avant la guerre : Dernière fille ; La Vanité des Somnambules : La Vanité ; Le Cri du sablier : Le Cri ; Où le sang nous appelle : Où le sang ; La Règle du Je : La Règle ; « S’écrire mode d’emploi » : « S’écrire ».

[6] Les principaux textes publiés entre-temps sont Corpus Simsi (2003), Certainement pas (2004), Les juins ont tous la même peau (2005), J’habite dans la télévision (2006), La nuit je suis Buffy Summers (2007) et La dernière fille avant la guerre (2007).

[7] Chloé Delaume, Dans ma maison sous terre, Paris, Éditions du Seuil, « Fiction & Cie », 2009, p. 202.

[8] Id. p. 205.

[9] Chloé Delaume, La Règle du Je, Paris, PUF, « Travaux pratiques », 2010, p. 5.

[10] Id. p. 3.

[11] Id. p. 5.

[12] Chloé Delaume, « S’écrire mode d’emploi », dans Autofiction(s) : Colloque de Cerisy, Claude Burgelin, Isabelle Grell, Roger-Yves (dir.), Lyon, PUL, 2010, p. 113.

[13] Chloé Delaume, Le Cri du sablier, Paris, [Scheer, 2001], Gallimard « Folio », 2003, p. 20.

[14] En effet, bien qu’annoncé avec la publication d’Une Femme avec personne dedans, le cycle autofictif s’est prolongé avec Où le sang… En réalité, c’est ce texte-ci qui marque la fin du cycle, le roman annoncé pour la rentrée littéraire de 2016, Les Sorcières de la République, n’a aucun élément d’autofiction.

[15] Chloé Delaume, Où le sang nous appelle, Paris, Seuil, « Fiction & Cie », 2013, p. 49-50.

[16] Le Cri du sablier, op. cit. p. 9.

[17] Id. p. 13-14.

[18] Où le sang nous appelle, op. cit. p. 49.

[19] Je tiens à remercier chaleureusement mon amie Michèle Bošković pour sa contribution aux sources de cet article. C’est en 2015, en faisant ensemble des recherches à la BnF, que nous avons découvert les trois articles dont il s’agit ici. Actuellement, Michèle Bošković étudie le thème des suites littéraires au suicide d’un proche, et prépare un volume au titre provisoire Endeuillés après suicide. Études de cas littéraires contemporains, dans lequel elle se penchera sur le cas de Delaume, entre autres.

[20] Dans ma maison sous terre, op. cit. p. 171.

[21] Le texte d’Ireland offre un aperçu des circonstances dans lesquelles Nothomb se fait appeler soit Amélie soit Fabienne. Il semblerait que, exigences légales à part, elle vive depuis l’adolescence sous le nom d’Amélie.

[22] « The falsification of her birth date and place for her readers constitutes a deceptive gesture on her behalf, which not only undercuts reader-author trust, but also forges an identity that further blurs the boundaries between lived experience and authentic narration, on the one hand, and the creation and performance of an imaginary writer-persona on the other » (Benjamin Hiramatsu Ireland, « Amélie Nothomb’s Distorted Truths : Birth, Identity, and Stupeur et tremblements », New Zealand Journal of French Studies, vol. 33, n°1, mai 2012, p. 154).

[23] « Arguably what makes Stupeur et tremblements belong to the genre of fiction (and not “autobiographical fiction” or autofiction, for example) is that the
novella ruptures the established “pact of trust” between the author and reader because of the external, falsified narrative. […] [O]nce the trust is broken, the borders become blurred and autobiography becomes fiction » (ibid., p. 152).

[24] « The reader does not know when the autobiography takes precedence and when the text becomes fictional, as Sautiere’s brand of autofiction hints that both fact and fiction are present but creates fluid, indistinct boundaries between them. […] Instead, she presents this as a gradual process that is rooted in self-invention – “j’ai, au fil du temps, créé mon histoire” » (Natalie Edwards, « Jane Sautière’s Autofictional Explorations : Nullipare », Contemporary Women’s Writing in French Seminar : Non-Motherhood in Contemporary Women’s Writing in French, University of London, Senate House, 21 février 2015, inédit, p. 10-11.

[25] La Règle du Je, op. cit. p. 179.

[26] Barbara Havercroft, « Le soi est une fiction. Interview avec Chloé Delaume », Revue critique de fixxion contemporaine, nº4, 2012, p. 126.

[27] BINET, Laurent, La Septième Fonction du langage, Paris, Grasset, 2015, ebook, Troisième partie – Ithaca, p. 74.

[28] Où le sang nous appelle, op. cit., p. 134.

Auteur

Dawn M. Cornelio est professeure titulaire à la University of Guelph (Canada). Ses recherches se font principalement dans deux domaines : l’autofiction et la théorie et la pratique de la traduction littéraire. Elle a fait de nombreuses communications et publié plusieurs articles sur Chloé Delaume, dont le plus récent est « Fragmentation des corps et des identités chez Chloé Delaume » (@nalayses, vol 11.1, Hiver 2016, n. p.). Ses traductions sont régulièrement publiées dans Contemporary French and Francophone Studies. Actuellement, elle prépare une longue étude de cas de Chloé Delaume, publiée en ligne sur le site ChloéDelaumeCritique.com, et une traduction vers l’anglais de Certainement pas de Delaume à paraître aux presses de l’université du Nebraska (University of Nebraska Press).

Copyright

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La quête de l’origine et la sortie du cycle autofictionnel


Une évolution est perceptible au sein de l’œuvre autofictionnelle de Chloé Delaume : celle de l’image du père et de la relation de l’écrivaine à sa lignée paternelle. À cette évolution correspond un changement d’éthos. Dans Le cri du sablier (2001), l’identité de l’écrivaine se construit contre son père et sur la haine de l’homme, auteur d’un double crime. Dans Dans ma maison sous terre (2009), son écriture se développe en relation avec un trouble lié au vide de la filiation symbolique. Enfin dans Là où le sang nous appelle (2013), elle s’engage dans une quête de l’origine et un désir de connaissance à la fois de sa petite enfance libanaise et de la lignée paternelle d’où elle est issue. Son éthos d’écrivaine s’en trouve modifié et son œuvre évolue vers une sortie de l’entre-deux qu’est l’écriture autofictionnelle.

It is possible to detect a change in the autofictionnal work of Chloé Delaume by examining the image of the father and the relationship with her paternal line. This change is in keeping with a change in her writer’s ethos. In the Cri du sablier (2001), her writer’s identity is built in opposition to her father and on the hatred of this man who committed a double murder. In Dans ma maison sous terre (2009), her writing is focused on the trouble of the lack of symbolic filiation. Finaly, in Là où le sang nous appelle (2013), she begins to seek her origin and tries to know more about her Lebanese childhood and her paternal line. Her writer’s ethos changes and her work evolves out of the perspective of autofiction.


Texte intégral

Le Petit Robert, cher à Chloé Delaume, indique que le mot origine a deux sens : d’une part, celui d’ascendance, d’ancêtres, de milieu d’où l’on vient ; d’autre part celui de début, naissance, commencement. Concernant cette écrivaine, les deux sens du mot renvoient à des déclarations complexes et quelquefois contradictoires. La question de l’ascendance – notamment la lignée libanaise du père – a dans un premier temps été considérée comme résolue. Chloé Delaume s’est construite contre son père et à partir de la haine éprouvée à l’égard de l’homme qui un jour de juin 1983 a assassiné son épouse avant de se donner la mort. Même refus – bien que celui-ci se fonde sur un contexte biographique différent – en ce qui concerne les ascendants du côté maternel. Chloé Delaume a dénoncé à maintes reprises le côté inhumain et socialement conformiste à la fois de sa grand-mère s’excusant pour son absence de vernis à ongles le jour de l’enterrement de sa fille et de l’oncle et la tante qui l’ont accueillie quand elle s’est trouvée orpheline. Quant à la question du commencement, de la naissance, on est aussi dans le refus, la rupture du lien avec la naissance réelle : l’écrivaine ayant souvent affirmé que c’était de la littérature qu’elle était née, comme l’atteste le nom qu’elle s’est donné, tiré de livres de Boris Vian et Lewis Carroll.

Si cependant on examine plus attentivement les textes de Chloé Delaume, on s’aperçoit que cette idée évolue et que la lignée paternelle notamment fait partiellement l’objet d’une revalorisation, voire d’une revendication de traits communs. La relation au père n’est pas la même dans Le Cri du Sablier et Dans ma maison sous terre et elle subit un nouvel infléchissement avec Là où le sang nous appelle. Dans ce dernier livre l’auteure revendique une origine non plus tirée de la littérature mais bel et bien du réel avec le récit du voyage effectué dans le village des ancêtres paternels. On peut postuler que Chloé Delaume « boucle la boucle » avec ce livre, sortant ainsi du cycle autofictionnel pour entrer dans une autre forme d’écriture.

Cet article étudiera successivement trois étapes de la relation à l’origine et au père dans son articulation avec l’éthos de l’écrivaine : d’abord la création du je autofictionnel contre le père, ensuite l’ébranlement de cette construction, les doutes lorsque cette création est menacée par les affirmations malveillantes des proches et enfin le voyage au pays du père marquant la sortie de l’autofiction.

La première image du père qui se dessine dans les livres de Chloé Delaume est extrêmement négative : c’est celle du tueur. Dans Le Cri du sablier, ne figure aucun nom pour cette personne. Il est simplement nommé « le père » (de même que son épouse n’est autre que « la mère »), par exemple dans le récit du double meurtre, où la progression à thème constant accentue l’idée de sa responsabilité : « Le père visa l’enfant. Le père se ravisa […] Le père avait perdu la tête […] [1] » Le refus d’utiliser un nom propre pour le désigner peut être considéré comme un rejet, un refus de donner un statut humain à un être dont les actes ont été ceux d’un monstre, exclu par sa violence de l’univers symbolique et de la société.

Ce n’est que dans les dernières pages du livre que l’on trouve les deux syllabes du mot « papa ». La narratrice affirme que celles-ci n’étaient pas utilisées par la petite fille : « L’enfant parla fort tôt. On la jugea bavarde. Le seul mot qui manquait désignait classiquement le statut géniteur [2]. » Le père frappe l’enfant au point qu’elle en vient à associer son nom au bruit et la répétition des coups : « Si l’on doit par à-coups toujours nommer le père c’est qu’il tape rythmiquement [3]. »

Cet homme est donc caractérisé à la fois par le crime qu’il a perpétré et par la violence qui l’habitait bien avant cet acte. Outre celle-ci, c’est son étrangeté, son côté hors normes qui sont mis en avant au sein du récit d’enfance. Le père de Chloé Delaume s’absentait souvent : « Il était capitaine de navires imposants [4] […] », accomplissait des actes inexplicables pour sa fille, revenait avec des billets verts dans la doublure de sa valise et les distribuait à « ses femmes ». Il jouait des tours « pendables », a tué le chat et, selon une anecdote où le gag rejoint l’autofiction, il en fait de même du hamster et l’a donné à manger à des invités dans des « mezzés [5] ». Le père est associé à l’injustice et à l’incompréhension dans le récit où il met la petite fille de huit ans sous un jet d’eau froide sans lui en expliquer la raison [6].

L’enfant souhaite la mort du père : « Dieu vous qui êtes si bon et si juste exaucez ma prière par pitié tuez mon père et je promets d’être sage […] » et « […] le père étant capitaine un bon typhon et hop l’affaire serait réglée [7] ». Le père est associé au dégoût, au refus. C’est ainsi que la narratrice explique sa difficulté à assimiler les mathématiques, la mère ayant dit un jour que les chiffres utilisés sont des chiffres « arabes » : « L’enfant comprit alors. Les chiffres appartenaient à la langue du père [8]. »

La création de Chloé Delaume se fonde sur un désir d’extraction, selon un terme qui lui est cher [9] et qu’elle utilise dans Le Cri du sablier [10]. Il s’agit d’arracher la part de folie destructive en elle, la part qui la lie au père, afin de vivre et de créer de façon autonome. Plus loin, il est question de « s’amputer du père » ou de « se délier du père [11] ». Tel est le projet de l’auteur à sa naissance comme écrivaine.

Très discrètement apparaît cependant dans Le Cri du sablier une valorisation de la langue du père, l’arabe. La petite fille aurait aimé la parler. Après la mention de la découverte de l’épisode biblique de la Pentecôte et du don de s’exprimer en langues étrangères, la narratrice confie : « quand rentrait le père elle aurait bien aimé lui répondre en arabe [12] ». Cette référence positive à la langue du père, revient à la fin du livre lorsque l’écrivaine indique que son premier mari portait aussi un nom arabe. Elle nuance cet élément valorisant par le fait qu’elle n’a jamais porté ce nom et dit que cela s’est fait involontairement sans qu’elle s’en rendît compte : « Elle n’y avait pris garde et lorsque la grand-mère blêmit qu’avez-vous toutes avec vos noms arabes, ta mère mit des années à s’en débarrasser et toi qu’est-ce que tu fais tu en reprends un autre oh c’était bien la peine [13]. » Si le lien entre ce premier époux et le père est explicite – « L’époux devint l’époux parce qu’il portait en lui le grain à fleur de peau le pistil paternel [14] » – apparaît rapidement une autre ressemblance : l’instabilité affective. Ce n’est donc que très sporadiquement, voire implicitement qu’on trouve dans ce livre des références à la sphère du père échappant à la haine et au refus. À quelques nuances près, le père n’est autre que « la folie en héritage [15] ». Chloé Delaume craint d’être atteinte de folie comme son géniteur : « la mauvaise graine le mauvais grain. Elle a un grain comme son père répétaient à l’envi les hébergeurs [16]. » On est dans une identification négative et c’est pour échapper à ce risque que Chloé Delaume crée son identité d’écrivaine et auteur d’autofiction. Le Je qui apparaît vers la fin du livre semble s’extraire du chaos de la relation au père, puis de la relation à l’époux. « Et puis un jour le Je. Le Je jaillit d’une elle un peu trop épuisée de se radier de soi [17] », lit-on dans la dernière partie du Cri du Sablier. Ce Je se constitue contre le père, de même que le langage articulé et l’écriture qu’elle utilise se constituent contre la répétition dénuée de sens et renvoyant à la violence des deux syllabes de « papa ». C’est donc clairement contre le père et la menace de folie qui lui est associée que se constitue l’ethos de l’écrivaine. Celui-ci va cependant évoluer à la fois sous l’effet d’événements dans le réel et de l’exploration des possibilités de l’écriture autofictionnelle.

Un tournant important apparaît dans Dans ma maison sous terre. On sait que la fiction de ce livre est située dans un cimetière et qu’il s’agit d’un ouvrage où la mort occupe une place centrale. Il y est question de morts réels, connus et inconnus. Le livre se développe comme un texte de haine contre la grand-mère, un ouvrage qui joue avec la fonction performative de l’écriture et le désir de tuer l’aïeule. Mais ce qui est avant tout détruit, c’est une création personnelle de l’auteur : le moi constitué à partir de la haine du père, du désir de l’extraire de soi. Cette construction a été invalidée, démolie par une déclaration de la cousine de Chloé Delaume, une information transmise par sa grand-mère, selon laquelle l’homme Sylvain qui a tué sa mère et s’est lui-même tué n’est pas son père biologique. Si cette information (qui s’est par la suite révélée erronée) s’avère déstabilisante pour la narratrice, c’est parce qu’elle est difficile à intégrer dans sa construction personnelle, dans le mythe fondateur de son moi d’écrivain. Elle dit longuement son trouble et se lance dans des explications complexes sur les changements de prénoms de son père. On lit notamment : « Sylvain n’est pas ton père ce n’est pas une phrase correcte, elle relève de l’inacceptable dans la bouche de la cousine [18] […] » La narratrice née d’une fiction est bouleversée par le vide créé en elle après la révélation de la grand-mère : « Je n’ai plus de père, comprenez-vous. Cela fait vingt-cinq ans que je suis orpheline et me voilà maintenant à moitié fille de rien. Je ne sais plus qui je suis, je ne sais plus d’où je viens ni à qui je ressemble ni contre qui je lutte [19]. »

Chloé Delaume a perdu son cadre de référence. Elle n’est plus rien, alors qu’elle s’était construite personnage de fiction contre (ce qui suppose en référence à) quelqu’un et une histoire. Ce qui est atteint est la constitution même du sujet de l’énonciation. S’adressant au personnage fictif de Théodile qui l’accompagne dans ses pérégrinations à l’intérieur d’un cimetière, la narratrice l’interroge avec angoisse : « J’étais la fille d’un assassin et me voilà moins que ça encore. J’étais la fille d’un suicidé, à présent ce que je suis, dites-moi Théophile, dites, comment ça s’appelle [20]. » La réponse de Théophile ne peut bien sûr que commencer par « Je ne sais pas ». Seul le nouveau « je » qui – selon le principe de l’autofiction – se construira dans l’écriture pourra apporter des éléments de réponse.

Dans ce livre est évoqué plus directement que dans Le Cri du sablier, le refus par la mère de l’identité arabe de son conjoint et donc de son patronyme ainsi que des idées politiques de gauche de celui-ci. Dans Dans ma maison sous terre, est narrée l’adhésion forcée par son époux de la mère au parti socialiste, alors que ses idées politiques personnelles et familiales se situent nettement à droite. Devient plus explicite ici, le fait qu’un trait d’identification positive entre Chloé Delaume et son père passe par les convictions politiques. Elle évoque la personne de son oncle, Georges Ibrahim Abdallah, arrêté et considéré comme criminel et terroriste international. Cet oncle est présenté comme proche du père, voire un double qui aurait canalisé l’énergie meurtrière (que le père a utilisée contre lui-même et sa famille) vers la cause révolutionnaire : « Je me souviens que Tonton Georges, dans la télévision, c’était mon père avec une barbe [21]. » La narratrice prend position dans le conflit ayant opposé ses parents. L’implicite du texte révèle sans ambiguïté son choix pour les idées du père. Cela se fait principalement par l’ironie à l’égard de sa mère, femme profondément conservatrice, défendant l’ordre établi et soucieuse du regard des voisins. Dès lors apparaît une seconde raison, contradictoire avec la première, au trouble de la narratrice à l’égard de la nouvelle de la non paternité de Selim/Sylvain, c’est la perte du lien identificatoire avec les idées politiques d’extrême gauche du clan Abdallah. Il s’agit à la fois d’une perte de contours, mais aussi de celle d’un lignage et d’une communauté d’idées :

Les Abdallah étaient une terre, escarpée et dangereuse, hébergeant tout un peuple ayant le goût du sang. Il m’a fallu du temps, une conscience politique et des renseignements pour saisir les enjeux de cet étrange lignage. Quand la grand-mère m’a transmis la bonne nouvelle, j’en tirais une fierté, de cette famille paternelle, je l’avais intégrée, elle faisait partie de moi. […] Mon père était cinglé mais ses frères activistes, physiquement engagés, c’était toujours ça de pris [22].

Il y a indéniablement une solidarité de l’auteur avec l’arabité paternelle. Elle s’oppose nettement à la famille maternelle qui était raciste. Dans sa haine et désir de mort de la grand-mère, il y a aussi la haine du racisme et du refus de son père à cause de son origine ethnique. C’est indéniablement cette solidarité avec le père pourtant meurtrier qui s’exprime lorsqu’elle écrit : « J’ignore ce que cela peut faire, voyez-vous Théophile, d’être l’époux d’une raciste lorsque l’on est arabe [23]. » Si on va jusqu’au bout de l’implicite, on peut lire une accusation claire contre les préjugés de sa mère et une explication (accusation ?) du climat familial explosif, ayant précédé l’acte criminel. Tout se passe donc dans ce livre comme si la négation du père par la famille maternelle dans la vraie vie entraînait un déplacement du sujet de l’écriture qui ne se définit plus seulement par le rejet de son origine mais partiellement par sa revendication.

La question du nom de famille joue également un rôle. Celle qui s’est par la suite baptisée Chloé Delaume a vu son patronyme de naissance modifié lorsque son père a été naturalisé. Née Nathalie Abdallah, elle est devenue Nathalie Dalain. Un nom de famille n’est pas seulement une poignée de sons ou une manière pratique de désigner quelqu’un, il renvoie à une origine, à une filiation. Lors de ce premier changement de nom a été exercé sur la petite fille une violence symbolique forte, dont elle fait porter la responsabilité, plus sur sa mère que sur son père. Dans La Règle du Je, essai publié un an après Dans ma maison sous terre, on lit : « C’était le patronyme qui, pour ma mère, relevait de l’innommable, c’est ça qui ne facilitait les choses pour personne. Abdallah un supplice [24]. » Elle explique que le patronyme Abdallah ne lui posait pas de problème car comme tout enfant elle l’utilisait peu et surtout parce que c’était le sien, celui avec lequel elle avait commencé à grandir : « Jusqu’à l’âge de sept ans j’avais un nom : Nathalie Abdallah. À en croire mes souvenirs, cela m’était égal [25] ». Le changement de nom par contre a été un problème pour elle parce que le nouveau patronyme Dalain venait de nulle part, ne faisait pas sens. Elle écrit dans La Règle du Je : « Lorsque vinrent mes sept ans et une poignée de mois, Abdallah fut biffé de mon état civil. Selim devint Sylvain et Abdallah Dalain. Dalain ça ne veut rien dire, et quelle que soit la langue [26]. » L’absence d’origine dès lors n’est plus seulement revendiquée mais présentée comme un manque, quelque chose de négatif et de subi. Dès lors le père apparaît comme une victime du changement de nom, conséquence du conformisme social de son épouse.

Dans le livre Les Mal Nommés, Claude Burgelin soutient la thèse selon laquelle un lien existe chez de nombreux écrivains entre un malaise vis-à-vis du nom propre – reçu en général de leur père – et leur entrée en écriture, comme si cette dernière se développait en réponse à ce trouble. Pour ceux que ce chercheur appelle les « mal nommés », c’est la difficulté à accepter leur nom propre qui les amène à développer une écriture palliant cette indétermination. Il écrit : « Notre hypothèse est que ce ressentiment, cette inquiétude parfois, autour de ce nom demeuré question ont été pour certains auteurs (quelques-uns ? plus qu’on ne croit ?) un des ressorts de leur écriture, un des fils qui en soutiennent la trame [27] » et plus loin de façon simple et explicite : « Le rapport au nom est indissociable du rapport à la langue [28]. » Un tel point de vue fait particulièrement sens pour Chloé Delaume, même si dans son cas le rapport au nom est plus complexe encore que pour les écrivains étudiés par Claude Burgelin. En effet, ce n’est pas contre le nom du père qu’elle a créé ce qui pourrait sembler être (mais est selon ses propres termes « bien plus que ») son pseudonyme d’auteur, mais contre le manque, le vide créé par l’effacement du nom du père. Il s’agit bien dans son cas d’un trouble de la nomination et de la filiation qui lui est liée, mais d’un trouble à plusieurs niveaux.

C’est ainsi que, déclenché apparemment par la fausse confidence transmise par la grand-mère, se met en place, chez l’écrivaine, un essai pour répondre au vide symbolique de l’origine et donc une quête d’informations sur la lignée paternelle, quête dont l’un des épisodes est narré dans le livre Où le sang nous appelle, entraînant une nouvelle modification de la constitution du sujet d’énonciation autofictionnelle.

Ce livre publié en 2013 explore une piste d’écriture nouvelle : la rédaction à quatre mains. Selon une alternance chapitre par chapitre, puis par groupes de chapitres, sont donnés à lire des textes de Chloé Delaume et Daniel Schneidermann, dont les deux noms sont indiqués comme auteurs sur la couverture. L’identité de l’énonciateur n’est jamais explicitée mais identifiable par les pronoms personnels, les références, le style. Même si sur le site de l’écrivaine, la mention autofiction figure parmi les désignations génériques du livre, l’ancrage dans le réel y est particulièrement fort. On peut dire aussi qu’il s’agit, notamment dans la seconde partie du livre d’un récit de voyage. Celui-ci se déroule au pays de la famille paternelle de Chloé, une région montagneuse du Liban et peut aussi être considéré comme une quête de l’origine au double sens du terme puisqu’il s’agit pour la narratrice d’aller à la rencontre à la fois de son enfance (puisqu’elle est née au Liban) et de ses ancêtres.

Le livre est de plusieurs façons et à plusieurs niveaux placé sous le signe du père et de la filiation. L’interrogation sur celle-ci n’est plus portée par le désir de contrer une tierce personne puisque la grand-mère ayant affirmé que le père n’était pas le père est revenue sur ses propos (« la vieille s’est rétractée mais en moi le doute subsiste [29] ») mais un désir de compréhension, de vérification d’un lien devenu ambivalent après avoir été source d’angoisse et de haine. « Je suis venue ici avant tout pour comprendre, reconstituer les faits [30] » écrit-elle dans la dernière partie du livre.

Daniel Schneidermann est de toute évidence une figure masculine positive et indéniablement paternelle. Cette idée est suggérée sur le mode de l’ironie dans les premières pages du livre qui narrent la rencontre des deux « partenaires ». Les traits du journaliste mis en avant sont ceux de courage, d’élégance, de solidité. On lit dans le premier chapitre : « Lui, si brillant, intelligent, le type le plus intelligent qu’il m’avait été permis de croiser. Intelligent, droit, courageux. L’incarnation de l’intégrité, toujours debout malgré les coups [31] […] » Les substituts nominaux utilisés pour le désigner – même si une pointe d’ironie y est présente – vont dans le même sens : « super-souris », « chevalier », « vrai monsieur », etc. La différence d’âge est formulée explicitement. On lit même à propos du projet de voyage : « il saura me protéger [32] […] » Daniel Schneidermann apparaît dans ce livre comme un archétype paternel, voire un cliché du père idéal, construction personnelle dont la narratrice n’hésite pas à se moquer sans pour autant la remettre en question : « Il incarnait le père en image d’Épinal, sévère mais animé par une pure bienveillance [33]. » Et pour renforcer cette situation, une première rencontre entre eux avait été annulée mais était déjà sous le signe du père : Daniel Schneidermann venait de faire lire à Chloé Delaume son livre, Les langues paternelles, et celle-ci venait de recevoir la révélation : « Sylvain n’est pas ton père. » C’est donc accompagné par cet homme que Chloé Delaume effectue enfin un voyage qu’elle n’avait pas réussi à accomplir jusque-là, puisqu’en 2003, alors qu’on l’attendait au Liban lors d’un salon du livre, elle avait annulé son voyage et laissé Christine Angot recevoir à sa place les fleurs qui lui étaient destinées [34]. Indéniablement une réconciliation avec l’idée de père parcourt le récit.

Le projet d’aller au pays de ses ancêtres est présenté par Chloé Delaume comme une démarche nouvelle pour elle et non exempte de contradiction pour une personne dont l’identité s’est construite sur la solitude et le refus des liens familiaux. À la seconde page du livre, on lit : « Seule, si totalement seule, sans aucun héritage et dénuée de lignée [35]. » Et un peu plus loin: « Moi qui suis aujourd’hui sans ascendance ni descendance, si parfaitement seule, si parfaitement libre, un chat pour tout foyer, j’ai une famille au-delà de la mer [36]. » Ce voyage constitue bien quelque chose de nouveau, une rupture, mais aussi une démarche fragile qui vient remettre en question la construction personnelle antérieure. Elle écrit : « Je n’avais rien de commun avec ma dite famille, je m’en suis délivrée à ma majorité ; sans attaches et sans lien […] J’étais totalement libre, avec pour seul projet de grandement contrarier le déterminisme social [37] […] » Il s’agit pour elle d’aller en-deçà de ce qu’elle connaît d’elle-même, un en-deçà qu’elle désigne de façon un peu étrange comme un au-delà: « ce voyage mène au-delà de mon histoire » dans une « terre d’outre-monde » et « outre-siècle [38] ». Cet outre ou cet au-delà est ce qui est antérieur au crime paternel mais aussi au mythe personnel sur lequel elle a construit son identité d’écrivaine. « Laisser leurs souvenirs antérieurs à l’horreur envahir crâne et cœur [39] » écrit-elle. La narratrice est à la recherche de souvenirs de sa petite enfance libanaise auprès des différents membres de la famille Abdallah. Avant d’arriver dans la région de Kobayat, elle est déjà en quête de traces sensibles de ses premières années. Elle s’interroge : « À quoi ressemblaient mes tartines, dans quel bol me servait-on le lait. Les mains qui nettoyaient la table, j’en verrai bientôt les taches brunes [40]. » Et écrit : « Mes trente-neuf ans s’approchent de ce petit village où j’ai la première fois écorché mes genoux, articulé un rire, frôlé un papillon [41]. » Elle retrouve d’autres souvenirs de sa petite enfance comme la visite à Paris d’une amie libanaise de ses parents [42], souvenirs antérieurs au crime, mémoire d’une époque où elle n’était pas encore Chloé Delaume, auteur d’autofictions. On peut parler d’émergence d’un sujet autobiographique en-deçà du projet autofictionnel.

Les mots en relation avec l’idée de filiation, hérédité, famille sont abondamment employés dans le livre. Le mot sang, utilisé dans le titre constitue une syllepse, puisque employé dans le double voire triple sens de liquide qui circule dans le corps, de crime (le sang versé) et d’hérédité. Cet usage met en valeur à la fois la référence aux crimes passés sans qu’il soit possible de savoir s’il s’agit du double assassinat familial, de l’engagement révolutionnaire et terroriste de la famille paternelle ou du lien héréditaire. Ce dernier sens du mot sang, le quatrième mentionné dans le petit Robert et défini comme « traditionnellement considéré comme porteur des caractères raciaux et héréditaires » est particulièrement fort et idéologiquement situé. On peut donc y lire de l’autodérision, de la mise à distance d’une démarche non exempte de doutes. Le champ lexical du lien familial et héréditaire est omniprésent dans le livre. On y trouve, employés de façon forte et répétitive – quelquefois au second degré avec une pointe d’ironie – les mots : héritage, lignée, famille, clan, patronyme, tribu, gènes.

Le voyage dans l’espace est aussi un voyage dans le temps puisqu’il y est longuement question des années 80. La seconde partie du livre plonge le lecteur à la fois dans la mémoire personnelle des deux co-auteurs et dans la mémoire collective autour des attentats liés aux mouvements révolutionnaires du Moyen-Orient et au terrorisme européen. Les deux narrateurs évoquent successivement la façon dont chacun a perçu ces actes de violence et reviennent sur les circonstances de leur vie personnelle. Chloé Delaume décrit son adolescence chez son oncle et sa tante, dans une famille surdéterminée par le racisme et le conformisme social. Il est ensuite question de groupes anarchistes et situationnistes au début du XXIe siècle et il est difficile de ne pas faire le lien entre l’engagement révolutionnaire de la famille paternelle et la fréquentation par Chloé Delaume de tels groupes autour de 2000.

Le Liban évoqué dans la quatrième partie du livre n’a rien d’un pays rêvé. Il s’agit d’un monde bien réel, décrit même avec un certain réalisme. On y lit des détails sur les maisons, la température, les voitures, l’habillement, les ruines, les pannes d’électricité, la présence d’armes etc. Ainsi cette description de Tripoli : « Une enseigne Pizza Hut jouxte celle de Beretta. Dans les vitrines, des vêtements fabriqués en Chine, couleurs criardes. De la nourriture. Des grenades. De la hi-fi d’occasion [43] […] » Le style, par le recours aux phrases nominales, est celui d’un journal de voyage et comme tel fortement ancré dans le réel. La laideur et la pauvreté sont soigneusement mentionnées par la narratrice, tout comme ce qui relève de la politique et du social.

Les co-auteurs essaient de comprendre et de démêler les fils des différents engagements communistes, terroristes, pro-palestiniens etc., de ceux qu’ils nomment « le clan Abdallah ». De nombreuses pages du livre sont consacrées à l’oncle de la narratrice, Georges Ibrahim Abdallah emprisonné depuis 1984. Chloé Delaume raconte ses lettres, ses hésitations à aller le voir à la prison de Lannemezan où il est détenu. La ressemblance avec le père est rappelée. Une formule à double sens figure deux fois dans le même chapitre et unit les deux hommes, c’est « Dans sa famille, on tue les gens [44] », en référence à la fois aux actes terroristes et au double crime perpétré par le père de Chloé Delaume. La narratrice n’hésite pas à avouer sa tendresse à l’égard de son oncle lors de son enfance. Ce qu’elle ou Daniel Schneidermann écrit à ce propos est on ne peut plus explicite :

Le seul adulte mâle avec qui elle se soit sentie heureuse et en confiance, c’est Tonton Georges. Elle a beau tenter d’intellectualiser le rapport, d’invoquer le politique, marxisme, terrorisme, lutte armée et tout ce qui lui vient, la vérité, c’est que Tonton Georges, elle l’aime bien [45].

La nouvelle version qu’elle donne du crime paternel est nettement accusatrice à l’égard de la mère. Celle-ci aurait eu un amant et aurait vidé le compte en banque du couple pour refaire sa vie avec lui, provoquant ainsi la violence de son époux. Un chapitre entier du livre est rédigé à la seconde personne et le père criminel en est le destinataire. La narratrice s’adresse à lui face au tombeau de la famille et dit adhérer à cette nouvelle version des circonstances du crime, version confirmée par une confidence d’une amie de sa mère et par un ami libanais de ses parents, qui modifie les responsabilités, faisant apparaître le double crime comme un acte passionnel et celui qui l’a perpétré comme une victime. Certaines phrases résonnent comme proches du pardon ou en tout cas de la compréhension : « Tu étais furieux, mais blessé, perdu, avec la sensation d’avoir été trahi par-delà le divorce lancé contre ton gré [46] » et plus loin : « Même si tu étais un monstre, un vrai monstre, le compte commun était vide. […] je te l’avoue, je peux comprendre [47]. »

Tous les éléments d’analyse précédents montrent que Où le sang nous appelle est en rupture avec les livres précédents. On a d’abord une irruption du réel, sous sa forme géographique, politique, humaine, hors de toute création fictionnelle. On a également une revalorisation de la sphère masculine et paternelle à travers les pages consacrées aux différents membres du clan Abdallah mais aussi la place accordée à Daniel Schneidermann, à travers l’écriture à quatre mains, impliquant de la confiance et une acceptation de l’altérité. Ce livre opère aussi indéniablement une réévaluation des responsabilités dans le double crime, fondée sur une image du père qui reste un monstre mais n’est plus un monolithe. Enfin le sujet de l’énonciation est clairement autobiographique à la fois lors de l’évocation de la petite enfance mais aussi comme sujet de la quête de sens quant au passé et à l’origine.

On peut penser que l’écriture de Où le sang nous appelle défait le nœud du réel et de l’imaginaire, laissant apparaître un éthos d’auteur qui est celui d’une quête dans le réel et plus une construction fantasmée. De ce changement la narratrice est consciente. C’est ainsi que les derniers mots du chapitre adressé au père dans ce livre sont : « j’ai déjà ma BO du retour, et tu sais quoi, papa ? Je passerai à autre chose [48] » et vers la fin du même livre, lorsque la narratrice reformule le motif de ce voyage, on lit : « Provoquer quelque chose pour m’écrire autrement [49]. »

Le livre publié à l’automne 2016, Les Sorcières de la République, se fonde effectivement sur un choix explicite pour la fiction contre l’écriture du réel. Même si les thèmes, les anecdotes, l’usage de la mythologie sont en continuité avec les livres antérieurs, on est dans un autre éthos d’écrivain, qui n’est plus l’entre-deux – l’espace entre fiction et autobiographie – où se déploie l’autofiction mais un choix clair pour le premier de ces deux pôles. Tout naturellement, la mention autofiction, présente à côté du mot roman dans la présentation que fait l’auteur de ses livres sur son site a disparu.

Notes

[1] Chloé, Delaume, Le Cri du sablier, Paris, Farrago-Léo Scheer, 2001, cité d’après l’édition en collection « Folio », p. 19.

[2] Id., p. 20.

[3] Id., p. 21.

[4] Id., p. 22.

[5] Id., p. 23.

[6] Id., p. 37.

[7] Id., p. 36.

[8] Id., p. 31.

[9] C’est le nom de la collection qu’elle dirige chez l’éditeur Joca Seria.

[10] Le Cri du sablier, op. cit., p. 87.

[11] Id., p. 89.

[12] Id., p. 56.

[13] Id., p. 71.

[14] Id., p. 101.

[15] Id., p. 72.

[16] Id., p. 85.

[17] Id., p. 107.

[18] Chloé Delaume, Dans ma maison sous terre, Paris, Seuil, 2009, p. 49.

[19] Id., p. 71.

[20] Id., p. 49.

[21] Id., p. 100.

[22] Id., p. 101.

[23] Id., p. 58.

[24] Chloé Delaume, La Règle du Je, Paris, PUF, 2010, p. 10.

[25] Ibid.

[26] Id., p. 11.

[27] Claude Burgelin, Les Mal Nommés, Paris, Seuil, 2012, p. 25.

[28] Ibid.

[29] Chloé Delaume & Daniel Schneidermann, Où le sang nous appelle, Paris, Seuil, 2013, p. 88.

[30] Id., p. 286.

[31] Id., p. 12.

[32] Id., p. 88.

[33] Id., p. 15.

[34] L’épisode est narré dans Où le sang nous appelle, op. cit., p. 272.

[35] Id., p. 10.

[36] Id., p. 52.

[37] Id., p. 197.

[38] Id., p. 88.

[39] Id., p. 290.

[40] Id., p. 275.

[41] Id., p. 276.

[42] Id., p. 190.

[43] Id., p. 295.

[44] Id., p. 124 et p. 131.

[45] Id., p. 357.

[46] Id., p. 343.

[47] Id., p. 344.

[48] Id., p. 349.

[49] Id., p. 309.

Auteur

Annie Pibarot est maître de conférences honoraire de l’Université de Montpellier. Membre de l’équipe RIRRA21, elle a publié deux livres et des contributions à des revues et ouvrages collectifs autour des questions de l’autobiographie, l’autofiction et la littérature de l’extrême contemporain.

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« J’ai fait le deuil de moi, oui, le deuil de moi-même » : la maladie de la mort dans Eden matin midi et soir de Chloé Delaume


Chloé Delaume a écrit le monologue Eden matin midi et soir en 2009 pour la comédienne Anne Steffens. La pièce n’est pas sans évoquer celle de Sarah Kane, 4.48 Psychosis : il y est question de la jeune Adèle, 28 ans, obsédée par le désir de mourir. Immobile sur un lit d’hôpital, dans un état semi comateux après une énième tentative de suicide, elle converse avec sa pulsion de mort et analyse minutieusement les ravages de la « thanatopathie » sur son corps et son esprit en miettes. Dans cette pièce en forme d’exorcisme qui occupe dans l’œuvre une position charnière (on verra notamment les liens qui l’unissent à Dans ma maison sous terreLa Règle du Je et Une femme avec personne dedans), Chloé Delaume tire un trait sur son propre suicide, enterre définitivement Nathalie Dalain et choisit de s’armer de mots pour agir sur le réel.

Chloé Delaume wrote the monologue Eden matin midi et soir in 2009 for the actress Anne Steffens. The play reminds that of Sarah Kane, 4.48 Psychosis: it’s about an 28 years old girl, Adèle, obsessed by the desire to die. Immobile on a hospital bed, in a comatose state after a suicide attempt, she is talking to her death drive and analyses meticulously the ravages of the “thanatopathie” on her body and spirit. This play is a sort of exorcism which occupies in the work a pivotal position (we shall see the links which unite it with Dans ma maison sous terre, La Règle du Je and Une femme avec personne dedans). Chloé Delaume puts her own suicide behind her, buries definitively Nathalie Dalain and chooses the words as weapons to modify the reality.


Texte intégral

Introduction. Adèle sur la scène de son théâtre intérieur

Chloé Delaume a 35 ans lorsqu’elle entame, en 2008, l’écriture d’Eden matin midi et soir pour la comédienne Anne Steffens : « J’ai vraiment construit le personnage avec elle, on faisait des réunions de travail pour construire la psychologie du personnage [1]. » La pièce, un monologue, est mise en scène par Hauke Lanz [2] et donnée du 24 au 28 avril 2009 à la Ménagerie de verre dans le cadre du festival Étrange Cargo. Elle dure cinquante minutes, car « c’est le temps moyen qui sépare deux suicides en France. » Dans Une femme avec personne dedans (2012), Chloé Delaume l’évoque en ces termes : « J’ai commis un ouvrage sur le refus de vivre […] Adèle Trousseau vingt-huit ans quarante-huit kilos. Par sa bouche faire entendre une âme thanatopathe [3]. » Spectatrice de sa vie, Adèle explore la « maladie de la mort » qui la ronge, tandis qu’elle attend la venue du psychiatre, allongée sur son lit d’hôpital, après une énième tentative de suicide : « J’ai besoin de savoir, de cerner ma maladie [4]. »

Avec cette œuvre dépourvue d’action scénique, Chloé Delaume s’inscrit dans la tradition d’un théâtre fondé uniquement sur la puissance dramatique du texte, d’un théâtre de la voix, à entendre plutôt qu’à voir, ce que vient confirmer l’adaptation pour la radio réalisée par Alexandre Plank en 2010 [5] et le texte accompagné de musique présenté sous une forme performative par Anne Steffens et Chloé Delaume, notamment au FRAC Lorraine le 10 février 2011. À la radio, dans le noir des ondes qui nous plonge dans l’obscurité intérieure, la densité de la parole est encore plus sensible. Car le drame de ce moi immobile, traversé d’un flux verbal, est tout entier dans les paroles. Les paragraphes de tailles inégales se succèdent, séparés par des blancs. On songe inévitablement aux solos crépusculaires de Samuel Beckett, auxquels la pièce se rattache par les motifs de l’attente et du pourrissement, mais aussi à la dernière pièce de Sarah Kane, dont Chloé Delaume se réclame explicitement : 4. 48 Psychosis. Comme la dramaturge britannique, elle dépouille son théâtre du spectaculaire pour travailler la musicalité pure de la langue : « Rien qu’un mot sur une page et le théâtre est là [6]. »

Dans Eden matin midi et soir, rien ne signale le théâtre, aucune didascalie ne vient esquisser un décor. Le voir est déplacé vers le dedans bien plus qu’orienté vers une scène de théâtre réel. La metteure en scène Hauke Lanz choisit d’ailleurs le dépouillement : une pièce au plafond particulièrement bas qui peut rappeler la métaphore employée par Sarah Kane au début de 4.48 Psychosis : « a darkened banqueting hall near the ceiling of a mind whose floor shifts as ten thousand cockroaches [7] », des projecteurs braqués sur l’actrice, une baignoire au fond du plateau dans laquelle elle plonge à la fin, et une multitude de paillettes colorées recouvrant le sol, peut-être pour figurer les éclats d’une conscience en miettes, dévastée [8].

Photo article Florence Thérond

Fig. 1 – Photographie issue du site de Hauke Lanz. Compagnie deus ex machina.

On entre directement dans la psyché du personnage, sur la scène de son théâtre intérieur où Adèle est confrontée à la multiplicité des états de soi-même. Elle parle. Mais à qui s’adresse-t-elle ? Elle « converse avec [sa] pulsion de mort [9] » (« Laide, tu es je suis laide », « Vide, tu es je suis vide », « Pesante, tu es je suis pesante [10] »), elle s’adresse au chœur des voix qui peuplent son esprit (« Laide, vide pesante mais taisez-vous [11] »), mais aussi aux absents, le psychiatre (« Bonjour, je m’appelle Adèle, s’il vous plaît, laissez-moi partir [12] ») ou, dans la dernière partie de la pièce, sa mère (« Je renonce, maman, je renonce. Je renonce à l’espoir [13] »), enfin à nous qui sommes là, assis dans l’obscurité de la salle, petit fragment de cette société coupable de « fiction collective ».

Cette pièce monologuée peut faire figure d’exception parmi les œuvres de cette période : comme la plupart d’entre elles en effet, elle n’est pas à proprement parler une œuvre autofictionnelle. Est exposée aux regards l’intimité d’un Je, qui n’est pas celui du personnage autofictif. Toutefois, pour deux raisons au moins, la pièce s’inscrit profondément dans la continuité du reste de l’œuvre. On peut en effet considérer que, temporairement, Chloé Delaume s’est incarnée dans le corps d’Adèle Trousseau, son alter ego. Nous verrons qu’à travers la voix de cette jeune femme l’auteur poursuit son questionnement sur l’identité et persiste à faire de « [son] vécu un matériau » : « Mon Je est fragmenté, analyser de quoi il peut être constitué [14]. » D’autre part, même si le théâtre, art de la parole représentée, est un genre assez peu pratiqué par l’auteur en tant que tel [15] (avant 2009 on ne relève à son actif qu’une seule pièce, dialoguée celle-là, Transhumances), on peut considérer que la plupart des textes de Chloé Delaume ont en réalité à voir avec l’écriture théâtrale, comme elle le suggère dans Visite guidée : « J’écris une parole physiquement articulée avec l’intention de la communiquer […] J’écris ma parole. Ma parole est une écriture [16]. »

La publication d’Eden matin, midi et soir se situe à un moment clef de la vie de Chloé Delaume ; à cette époque elle confie à l’écrivain Colette Fellous qu’elle n’a « plus de pulsion de mort classique comme avant » :

J’ai fait ma dernière tentative de suicide il y a six ans maintenant et j’ai décidé que je n’en ferai plus. J’ai la volonté de vivre désormais puisque j’ai trouvé quoi faire de mon existence et que je ne souffre plus de ce que j’appelais dans une pièce de théâtre que j’ai faite sur le suicide récemment, la thanatopathie en fait. Je crois que je ne suis plus atteinte par ce mal-là [17].

Chloé Delaume tire un trait sur le suicide dans ce texte en forme d’exorcisme : nous verrons dans un premier temps qu’elle y passe en revue les ravages de la thanatopathie sur le corps et l’esprit de celle qui en est atteinte et y explore les fractures du moi. Nous verrons ensuite qu’en réaction aux fictions collectives, médicales en particulier, le personnage reprend le contrôle de son existence en optant pour la subversion et en votant définitivement la mort, pour vivre enfin, quitte à ce que le prix en soit la mort. Là où le personnage cherche les causes d’une impossibilité de vivre, Chloé, elle, choisit de mettre en jeu une construction identitaire par l’écriture et opte pour l’autofiction, « sorte d’hygiène mentale », qui « ira toujours plus loin que la psychanalyse [18]. »

1. La maladie de la mort : « je suis née parasitée par un virus funèbre [19] »

1.1. Fictions médicales

Chloé Delaume fait s’exprimer, à travers le personnage d’Adèle, le peuple des « thanatopathes », qui souffrent de « la maladie de la mort », désirent voir s’effacer « jusqu’à l’acte de naissance » et qui finalement sont voués à se taire. Adèle attend la venue du psychiatre, qui devrait lui permettre de rentrer chez elle, pour être tranquille et enfin recommencer : « De retour à la maison je prendrai un couteau, et me l’enfoncerai dans le cœur [20]. » Mourir est une obsession, c’est tout ce qu’elle souhaite malgré ses tentatives ratées : « La maladie de la mort. S’il est un peu lettré il me répondra tout de suite que c’est un titre de Duras, ce n’est pas recevable pour convenir des symptômes. Pourtant. Je ne vois que ça […] [21] » L’ancienne étudiante en Lettres classiques décortique et analyse ce qui la ronge avec finesse, symptôme par symptôme. Comment faire comprendre au médecin, qui lui proposera un paradis factice en comprimés, que sa maladie, la thanatopathie, n’est pas guérissable ? Une pulsion de mort, à « l’haleine glacée et profonde [22] » la ronge, incurable et incompréhensible pour ses proches : « j’ai tout le temps envie de mourir [23] », « je suis malade, mais de vouloir crever. Tout le temps et malgré tout [24] », « je suis un processus dont je connais la fin, quand le jour déclinera, je ne serai plus au monde [25]. » Chloé Delaume explique dans un entretien avec Colette Fellous qu’ « Adèle est une fille qui n’a pas eu de trauma singulier à la base », « elle se trimballe cette espèce de chose qui est différente du mal de vivre, qui est vraiment la pulsion de mort en permanence [26]. »

Le cas de l’auteur est sensiblement différent : le retour obsessionnel du motif suicidaire dans l’œuvre trouve son origine dans une enfance tragique hantée par la mort violente du père : « J’ai attrapé la maladie de la mort le 30 juin 1983. Depuis je n’avance qu’en rappel [27]. » Elle se définit comme la « fille d’un suicidé [28] » en référence au drame familial qui hante toute son écriture. Alors qu’elle n’a que dix ans, son père tue sa mère devant ses yeux puis retourne l’arme contre lui : « le père l’avait visée mais il ne la tue pas. Le père savait sûrement que le meilleur décès qu’il pouvait lui offrir consistait en ce legs ce lien inaliénable […] Lien du sang bien touillé folie en héritage [29]. » L’héritage du père est celui d’une violence qui infecte l’intérieur de l’être. Son image envahit la conscience de sa fille et lui transmet la folie (« Il était psychotique, avec des tendances schizophrènes [30] »), comme ne cessent de le lui rappeler « les hébergeurs », c’est-à-dire les membres de sa famille maternelle, qui l’ont recueillie après le drame : « J’entends je sens je vois folle comme son père tordue comme lui caractérielle. Leur bouche se plisse aux commissures, leurs pupilles se rétractent, une sorte de plaisir pervers à éructer ce genre de phrases [31]. » Chloé a manifesté dès l’adolescence des troubles de la personnalité qu’elle craignait être une manifestation de la schizophrénie. Du fait de ses nombreuses tentatives de suicide, treize selon l’autofiction, elle est internée plusieurs fois et enfin diagnostiquée maniaco-dépressive ou bipolaire à tendance psychotique. En 2004, dans le courrier destiné à son médecin traitant elle lit : « État limite et border line. Troubles schizo-affectifs. Affection longue durée, psychose dysthymique [32]. » Chloé a fait de l’hôpital psychiatrique le cadre de plusieurs de ses livres : de Certainement pas (trois femmes et un homme internés à l’hôpital Saint-Anne se retrouvant au cœur d’une partie de Cluedo), à La Nuit je suis Buffy Summers (roman interactif s’inspirant des traditionnels « livres dont vous êtes le héros », dans lequel le lecteur doit enquêter sur les rumeurs et les incidents qui se multiplient dans un hôpital psychiatrique de Los Angeles) en passant par la pièce Transhumances (représentant un programme de radio-réalité consacré à « l’Optimisation des Aliénés Incurables »). Mais elle ne considère pas l’écriture comme un outil thérapeutique : « je crois qu’on ne guérit pas. Comme on ne fait pas une analyse pour guérir, mais pour être au plus près de sa parole et de soi-même [33]. »

Chloé Delaume affirme dans La Règle du Je : « S’écrire, c’est s’abroger des fictions collectives [34]. » Elle ne cesse en effet de défendre l’autofiction comme force politique et l’écriture comme un moyen d’émancipation et d’affirmation de soi. Elle qui n’a jamais accepté de se conformer aux normes imposées par la société entend vivre comme bon lui semble, à partir de ses choix propres. Adèle a tenté, en vain, « l’insertion le plus longtemps possible, la fonte dans le social, moulée confite morale [35]. » Trop longtemps pensée par d’autres [36], Chloé Delaume s’engage au sein de sa pratique ; l’humour noir, l’insolence et l’ironie grinçante sont ses armes favorites pour dénoncer le système et les fictions familiales, économiques et même médicales, notamment la psychiatrie :

Relire Histoire de la folie à l’Âge classique de Foucault, c’est aussi décrypter des décennies de fictions médicales. Se plier aux directives de ma psychiatre, c’est plier sous le joug d’une fiction extérieure, qui se veut supérieure mais ne peut m’apporter aucune preuve établie de son autorité [37].

Adèle refuse les diagnostics des médecins et le titre de la pièce, en forme d’ordonnance, ironise sur l’inutilité de la chimie. « Diagnostic : maladie de la mort. J’ajouterai : balancez le Tranxène, j’attends que vienne le Paradis. J’exige du 50 mg, procédez à la transfusion. Mais sachez que ça ne sert à rien [38] », « j’ai des cachets pour me faire taire […] il me prescrira des gouttes jaunes, un antipsychotique lilas et une kyrielle de comprimés de forme oblongue, d’un blanc de talc [39]. » Tous veulent la soigner jusqu’à l’acharnement thérapeutique, mais la médecine reste impuissante : « les promenades dans le jardin et le salon télé, ça ne pourra rien changer. Pareil pour les traitements, les ateliers dessin et toutes les perfusions [40]. » Toute définition clinique de son état lui semble inappropriée : « je ne suis pas schizophrène », « je ne suis pas dépressive », « je ne suis pas psychotique [41]. » Figurante passive de sa propre dégradation, Adèle n’a pour seul recours que de s’approprier son mal, de le nommer, car « ne pas nommer, c’est nier [42] » :

Je ne vois que ça, que ces mots-là, cet ordre-là, article défini nom commun préposition article défini nom commun. Les médecins, eux, ils disent que ça n’existe pas […] Moi je dis que ça existe, la maladie de la mort. Que c’est un mal en soi qui mérite qu’on s’y penche et qu’on lui trouve un nom [43].

Adèle a choisi le nom de sa maladie, mais elle n’a pas choisi le sien. Les mots « Bonjour. Je m’appelle Adèle. Adèle Trousseau » répétés trois fois dans la pièce pourraient faire songer à la célèbre formule de l’auteur, « je m’appelle Chloé Delaume », mais Adèle n’habite pas son nom. Elle ne l’a pas choisi, comme l’a fait Chloé Delaume par décision ferme. « Trousseau » résonne même ironiquement : elle qui dénonce l’inefficacité des thérapeutiques en psychiatrie doit porter comme patronyme le nom d’une lignée de médecins et le nom par conséquent d’une célèbre maternité parisienne, elle qui renonce à la vie et, s’adressant à sa propre mère, dit, pour évoquer son suicide prochain : « j’accomplis notre propre avortement [44] ».

 1.2. « Cancer existentiel. Phase terminale [45]»

Non seulement Adèle présente sa maladie comme incurable, mais elle affirme aussi qu’elle est déjà morte. Pour elle, le suicide n’est qu’« une confirmation [46] » et la vérité de la vie se situe dans la mort, ce dont témoignent les expressions morbides qu’elle emploie pour décrire ce corps horrifiant qu’elle ne supporte plus : la « pourriture », le « pus », les « bubons », l’abcès ». La pulsion de mort s’écrit dans une esthétique de l’abjection : elle se sent rongée de l’intérieur, sa chair est « faisandée [47] », son sang « corrompu [48] », son cœur est une « boule de viande avariée », « un coton plein de pus [49] », son haleine « celle d’un tombeau entrouvert [50] », son âme « une nécrose ».

Ultime violence faite à l’identité, Adèle est réduite à l’état de cadavre : « Laide, tu es je suis laide en charogne. La chair est dépravée, déliquescence sillons. L’œil droit pend, le nerf frotte [51] ». À la fragmentation du sujet correspond la décomposition du corps : « je finis toujours face au miroir en train de me décomposer [52] ». La déliquescence du corps rappelle ici l’obsession qui structure Dans ma maison sous terre, celle des cadavres décomposés de la mère et du grand-père. L’odeur de charogne attire les mouches. Le personnage de 4.48 Psychosis évolue à la merci des cafards qui hantent ses cauchemars ; Adèle est en proie aux mouches « qui font des grappes à noircir le papier peint [53] », métonymies de la mort et de la pourriture : « je fais un rêve où toutes les mouches ont des bouches à la place des yeux. » Dans les deux pièces, à partir d’un état psychotique, la vision se fait hallucination et s’estompe la limite entre le réel et l’imaginaire. Sophie Marret [54] analyse le regard des cafards comme étant « celui du sujet, des cafards intérieurs à son esprit mais délocalisés comme venant de l’extérieur », regard persécuteur, « omnivoyant », « omni-sachant ». Chez Chloé Delaume le sujet est moins donné en pâture aux regards qu’aux voix qui le tourmentent : les lèvres des mouches « sont épaisses comme la bave qui s’écoule [55] ».

1.3. Une conscience fragmentée

À Claire Castillon Chloé Delaume confie : « contrairement à ce qu’on croit parfois, je ne suis pas schizophrène, mais j’ai un véritable problème de dissociation […] Disons que dans mon cas, on est plusieurs quand je me pose sur une chaise. » Dans Eden matin midi et soir, à la décomposition du corps, correspond la fragmentation de l’identité : « Tu ne maîtrise rien, même pas ton propre Moi. Des éclats sur un sol indéfini, mouvant. » La voix d’Adèle est « collégiale [56] », « dedans, c’est le brouhaha, ça s’agite et s’affole, c’est un chant chaotique [57] », « un colloque, 74 intervenants [58] » : les voix entravent le monologue en changeant les pronoms, s’écorchant les unes les autres, sans relâche. Dans la version radiophonique de la pièce, trois voix, celles de Marie Remond, Laure Calamy et Caroline Breton, accompagnent celle d’Anne Steffens pour exprimer la désintégration de l’être. Elles viennent mettre en application les propos d’Adèle : « C’est comme si chaque pensée avait son timbre à elle, son grain particulier et son argumentaire [59]. » Le tissu textuel du monologue toutefois rend assez peu compte de cette déconstruction de la voix propre en voix des autres, comme c’est le cas dans 4.48 Psychosis. Sarah Kane torture le corps même du langage à la place du corps de chair : une syntaxe privée de ponctuation, une langue se décomposant en chiffres, des voix se répondant, se contredisant. Aux monologues intérieurs se mêlent chez elle des fragments de répliques, des bribes de conversations, des séries de mots. La source de parole n’est jamais clairement identifiée. À la lecture de la pièce de Chloé Delaume on perçoit plutôt l’effort de maîtrise réalisé pour retrouver une unité et « suivre un même et unique fil [60] », même si de temps à autre apparaissent les bribes d’une conversation intérieure :

Tu ne parles pas tu geins geindre : faire entendre des plaintes faibles et inarticulées, émettre un bruit plaintif, je ne fais rien entendre, peut-être que je me plains mais sans jamais émettre c’est pas parce que tes lèvres sont muettes que tu nous soûle pas au-dedans, on en a marre à l’intérieur, marre tu comprends, de toi ras-le-bol, arrête de bavasser [61].

Ce Je « friable, éclaté, souvent perdu de vue » s’oppose aux « Moi monolithiques » : « pas la moindre scission, des personnalités sans troubles, stables, solides, dans l’incapacité de percevoir les efforts inouïs fournis au quotidien par le psychotique lambda [62]. »

L’écroulement de l’ego a pour corollaire la dépersonnalisation (« Vide, tu es je suis vide [63] »), l’impression d’être détaché de soi : « mon corps, je l’ai laissé vacant, très jeune […] Je suis partie très loin, je ne me souviens plus où. Peut-être bien nulle part. Quand je suis revenue, les voix avaient poussé [64]. » Souvent dans les textes de Chloé Delaume le corps se vide et se spectralise, comme dans Une femme avec personne dedans dont le titre est déjà significatif du phénomène : « Sachez, je ne suis personne, à l’intérieur personne, je me gonfle de vide, une baudruche anémiée [65]. » À la fin de la pièce c’est « l’absorption dans le néant » qui triomphe, et le silence : « le silence garrotte dernières voix réfractaires [66] », les voix des mouches « qui susurrent qu’hier comme toujours un raté parce que nous devons vivre, que nous je sommes suis faite pour ça, qu’il suffit de respirer que ce n’est pas si dur et que [67]. » Vivre enfin (« Pour la première fois, entière. Je dis Moi, oui, entière [68] »), quitte à ce que le prix en soit la mort.

2. Reprendre le contrôle 

2.1. Le suicide, acte subversif par excellence

L’affirmation du Moi à la fin de la pièce passe par son annulation et sa néantisation, par l’acte volontaire du renoncement et une véritable ascèse dont le spectateur suit le parcours. Adèle veut renoncer « à l’espoir », « au devenir » : « mon désir dans les limbes ne s’agence qu’en soustraction [69]. » Elle s’applique à renoncer « à tout flux de sentiment humain », non sans difficulté. Les dégâts de son mal-être sur l’entourage familial sont importants. La culpabilité lancinante s’empare de la mère (« Maman culpabilise comme si elle m’avait conçue de travers [70] ») tandis que la sœur est envahie d’une lassitude mêlée de ressentiment (« la fatigue de ma sœur qui pense qu’on en finisse, qui me voit comme une cancéreuse volontaire [71] »). Adèle relève les traces du chagrin sur le visage de ses parents avec des accents pathétiques : « J’aimerais tant leur être étrangère. L’impuissance dans l’œil de mon père, son poids humide, qui creuse et cerne. L’infinie affliction qui auréole bleu clair les pupilles délavées de ma pauvre maman. » Aucune froideur ni indifférence chez elle, plutôt de l’empathie : « L’effet de ma mort sur ma mère. Je pense à ça », « je veux juste abréger ma propre souffrance, aucunement en créer ailleurs. Je voudrais préserver mes proches [72]. » Adèle renonce à ses cinq sens (« les cinq, oui, je l’affirme [73] »), mais son corps la trahit : « Soif. Que le corps réclame, c’est le pompon [74]. » Elle renonce à sonner car cela équivaudrait à un appel au secours, mais elle s’étonne encore que personne ne pénètre dans sa chambre d’hôpital (« Pourquoi personne ne vient, je ne comprends vraiment pas [75]. »)

Chloé Delaume exploite ici le potentiel hautement subversif du renoncement dans notre société où le « toujours plus » et le « jamais assez » sont de rigueur. Le suicide, choix radical, violent, est le renoncement ultime, qui viole l’interdit social et religieux. Son essence est la négation et la transgression. Au regard de la société, le suicide est une « faute » et le suicidé un criminel qui doit « réparer » : « peut-être qu’ils veulent me punir. Me laisser croupir dans ma sueur [76]. » Le suicidaire se place en marge, il dérange, il déstabilise. Il figure la limite de notre capacité à comprendre. Le contexte idéologique de la société actuelle ne fait que renforcer cette incompréhension : le refus de la douleur (« J’ai mal […] On ne dit pas : j’ai mal, c’est extrêmement problématique dans nos sociétés performantes [77] »), le mythe de la guérison toujours possible (« le corps médical n’aime pas perdre [78] »), la vie à tout prix (« Ma sœur me dit toujours : maintenant il faut lutter. Lutter contre la mort et s’inscrire dans la vie. Parce qu’on n’a pas le choix [79] ») trahissent une psychose sociale, collective. Comment dans ce contexte entièrement orienté vers la jeunesse et la vie, où tout est fait pour vivre mieux et plus longtemps, peut-on vouloir se donner la mort ? : « L’infirmière chuchotera, m’apportant mes cachets, vous êtes jeune et jolie, il ne faut pas vouloir mourir [80]. »

Si Chloé Delaume évoque, dans La Règle du Je, Michel Foucault et son Histoire de la folie à l’Âge classique, la pièce étudiée trouve, elle, un éclairage particulièrement pertinent dans la fin de La Volonté de savoir, du même Michel Foucault ; la mort y est analysée comme le moment où l’individu échappe à tout pouvoir :

C’est sur la vie maintenant et tout au long de son déroulement que le pouvoir établit ses prises ; la mort en est la limite, le moment qui lui échappe ; elle devient le point le plus secret de l’existence, le plus « privé ». Il ne faut pas s’étonner que le suicide ‒ crime autrefois puisqu’il était une manière d’usurper sur le droit de mort que le souverain, celui d’ici-bas ou celui de l’au-delà, avait seul le droit d’exercer ‒ soit devenu au cours du XIXème siècle une des premières conduites à entrer dans le champ de l’analyse sociologique ; il faisait apparaître aux frontières et dans les interstices du pouvoir qui s’exerce sur la vie, le droit individuel et privé de mourir [81].

Dans l’œuvre de Chloé Delaume l’acte suicidaire est donc à interpréter comme une tentative chez le sujet clivé, miné par les fictions collectives, de reprendre le contrôle de son Moi et paradoxalement de sa vie. Cette reprise en main du sujet par lui-même passe aussi par une déconstruction de la figure maternelle, voire son annulation, par exemple, dans Eden matin midi et soir, avec une expression comme : « j’accomplis notre propre avortement [82] » pour évoquer le suicide, et son corollaire dans La Règle du Je pour désigner l’invention de soi par l’autofiction : « je me suis moi-même engrossée [83] ».

2.2. Renaître en littérature pour modifier le réel 

Dans la pièce le spectateur assiste à une confession qui relève de l’urgence à se confier, parole où s’affirme d’emblée un « je » agent de son destin revendiquant pleinement son statut de sujet en choisissant de mettre fin à sa vie (« Hier soir, j’ai voté la mort [84] »). Pièce sur le suicide du Moi, Eden matin midi et soir a pour corollaire l’écriture quelques mois plus tard de La Règle du Je, essai sur le meurtre du Je, meurtre de Nathalie Dalain par Chloé Delaume, comme origine de la pratique autofictionnelle : « Il était nécessaire de me créer une nouvelle identité, qui porterait mon propre Je, l’imposerait dans le réel. Se définir comme personnage de fiction, c’est dire je choisis qui je suis, je m’invente seule, moi-même, jusqu’à l’état civil. Je ne suis pas née sujet, mais par ma mutation en Chloé Delaume, je le suis devenue [85]. » L’autofiction procède ici du meurtre du Je, « celui d’avant », au bénéfice d’un nouveau, devenu « personnage de fiction qui s’écrira lui-même [86] ». Tandis que la fin de l’essai ouvre sur le futur du work in progress (« Le reste est à venir alors il adviendra [87] »), la pièce, elle, se clôt sur un présent figé à l’instant de la disparition du Moi, sans dépassement possible (« Je m’éteins peu à peu, moi à moi, je m’éteins [88]. »)

En 2009, l’auteur a renoncé au suicide (il est significatif que la pièce ne convoque pas le personnage autofictionnel, mais celui d’Adèle Trousseau) et fait « le deuil d’un Je qui ne savait qu’être Elle [89] » : « Mon Je est fragmenté, analyser de quoi il peut être constitué [90]. » Tandis que le personnage d’Adèle Trousseau trouve dans l’abandon à la pulsion de mort une occasion de réunifier son Moi émietté avant de disparaître, l’auteure choisit d’assumer et même de cultiver la dissémination (dans plusieurs formes littéraires et artistiques et sur de multiples supports), pour affirmer sa présence au monde. La Règle du Je publié quelques mois plus tard, en 2010, fera définitivement de l’autofiction « le laboratoire de la déconstruction, de la dissémination, de la prolifération folle des Je [91]. »

L’écriture de la pièce est contemporaine de celle de Dans ma maison sous terre qui questionne aussi le rapport à la mort. La narratrice se promène dans les allées du cimetière aux côtés d’un certain Théophile, un poète nécrophage avec lequel elle converse ; mais Théophile n’est « rien », « qu’une oreille attentive [92] » et la forme du monologue n’est pas loin ; Chloé dialogue en vérité avec le double d’elle-même et convoque ses aïeux autour d’elle pour un règlement de comptes familial :

Mon corps est l’habitacle des morts de ma famille. Des morts et des fantômes, je ne guérirai pas. Je voudrais que ça cesse, que je sache qui je suis. Toutes les nuits, le même rêve : dans mon crâne, ils habitent, une maison de poupée coupée par tronçonneuse, une scène de dîner et la putréfaction [93].

Le livre joue un rôle important dans sa construction identitaire : elle y enterre définitivement son ancien Je (Nathalie Anne Abdallah devenue en 1980 Nathalie Dalain) et règle le problème du deuil. Dans le dernier chapitre de « condoléances » adressé aux membres de sa famille maternelle, elle déclare que « Nathalie est morte en 99 » : « Vous refusez de l’entendre, cessez votre déni et assumez le deuil […] L’esprit de Nathalie ne trouvait pas le repos […] Je me dois de vous prévenir, je viens de l’enterrer [94]. » Chloé tire un trait sur son passé de thanatopathe et renaît définitivement en littérature.

Adèle Trousseau dit : « Au commencement était le Verbe, je ne suis plus que des mots, mais des mots pleins ma tête [95]. » On reconnaît ici l’attachement particulier de Chloé Delaume pour le lexique :

On est dans un monde où il n’y a plus que les mots qui peuvent nous sauver parce que le pouvoir s’est tellement réapproprié la langue, quel qu’il soit. La langue est aussi à la base assez phallocrate, donc pour les femmes, ce n’est pas très évident de se dépatouiller avec le dictionnaire et les données grammaticales et je crois vraiment que c’est par la langue […] que je peux essayer de faire quelque chose d’actif pour qu’on s’en sorte un peu plus [96] !

Lorsqu’elle était enfant, elle aimait, raconte-t-elle, consigner dans un petit carnet rose, perdu à la mort des parents, des mots, rares ou bizarres, avec leur définition recopiée dans le Petit Robert. Dans la pièce, plusieurs remarques liées à l’étymologie des mots émaillent le texte : l’étymologie de « thanatopathie », ou celle d’ « anosognosie » par exemple, pour plonger au cœur de la langue, par plaisir de scruter les mots. Le fameux dictionnaire est cité dans la pièce pour le terme « Faute » employé dans la phrase « Se suicider, une faute [97] » :

Le Petit Robert dit : Faute : I.1. Le fait de manquer, d’être en moins […] II.2. Acte ou omission constituant un manquement à une obligation légale ou conventionnelle dont la loi ordonne la réparation […] II.3. Manquement à une règle, un principe. Voir inexactitude, irrégularité, omission, incorrection, barbarisme. Après je ne me souviens plus. Mais il est évident que je suis un défaut, je porte en moi le crime et suis un barbarisme pour la langue de la vie [98].

Ou plus loin pour l’adjectif « faible » « employé comme une insulte » par son entourage, mais qu’Adèle « assume parfaitement » :

Qui manque de force, de vigueur physique ; qui a peu de résistance, de solidité, qui n’est pas en état de résister, de lutter ; qui manque de capacités ; sans force, sans valeur ; qui manque de force morale, d’énergie, de fermeté ; qui a oui je sais moi aussi je la connais l’étymologie, flebilis ; pitoyable, digne d’être pleuré. Pitoyable, je le suis [99].

Pourtant c’est la force et la vigueur du personnage que l’on retiendra au final, et sa détermination : son « Hier soir j’ai voté la mort » inaugural contraste avec le « I have resigned myself to death this year [100] » de Sarah Kane dans 4.48 Psychosis. À propos de la phrase « au commencement était le Verbe », Chloé explique que pendant très longtemps elle n’entendait pas Verbe avec une majuscule. Elle entendait bien « au commencement était le langage », mais aussi « au commencement était le verbe au sens de faire ou être. Enfin, quelque chose de très actif dans la langue [101]. » Non seulement Chloé Delaume entretient un rapport ludique à l’écriture, mais elle croit fermement en la performativité du langage, à une langue en mouvement qui peut agir sur le monde : c’est sur cette notion qu’elle bâtit tout son projet d’écriture. Aussi attribue-t-elle un pouvoir aux mots et à l’écriture comme moyen de résistance. Ici la force du texte réside dans l’humour, c’est ce qui la différencie de Sarah Kane ; « J’ai fait un peu ma Sarah Kane, mais avec plus de blagues », dit-elle :

Les ruptures sont souvent nécessaires pour atomiser le pathos qui s’infiltre très facilement, beaucoup trop, si on n’y prend pas garde. L’humour, si possible noir, est un bon allié. Après un passage extrêmement lyrique, poétiquement si tarabiscoté que la seule chose qu’on en retienne à première lecture est un flux rocailleux agonique, genre ohlala elle morfle tellement la pauvre, la seule façon de contrer l’empathie dégoulinante et son ignoble copine la pitié, c’est une bonne blagounette. Alors, oui, les registres changent très fréquemment, le danger avec mes thématiques tournant autour de la mort et de la folie, c’est que la tragédie reste drapée dans une douleur vive et soyeuse, alors que les cothurnes, en soi, faut avouer que c’est tout de même assez ridicule [102].

Dans Eden, matin, midi et soir, elle multiplie les blagues mâtinées d’humour noir et de fantaisie iconoclaste (« Maman nous sommes la solution à la crise du logement [103] » ou « Faut toujours vérifier que personne n’est garé sous la fenêtre d’où on saute, sinon on rebondit en détériorant le bien d’autrui […] Jamais je ne me défenestrerai. C’est un coup à finir tétraplégique avec un dossier au surendettement [104] »), les détournements parodiques (Adèle est une Ariane gaffeuse qui use d’un filtre de fidélité pour s’attacher Grégoire, mais se trompe de dosage et le rend stérile). Plusieurs sources se trouvent synthétisées dans le creuset littéraire : des références implicites ou explicites à la tragédie antique, à la Bible, à Marguerite Duras, à Samuel Beckett, à Michel Foucault. Les registres aussi s’entrechoquent en une étonnante polyphonie : langage familier, statistiques, lois physiques, questionnaire médical, ordonnances, anecdotes, étymologies tirées du dictionnaire, portraits chinois… Chloé Delaume touille dans le vivier des mots et invente un langage. Elle parle de son travail comme d’une « petite cuisine » car elle est attachée aux notions de laboratoire et d’expérimentation : « J’aime qu’il y ait ce que j’appelle du joli. Un côté colifichet, qui n’apporte rien en soi mais qui est esthétique. Comme quand ça fait des bouillonnements sympathiques dans la casserole [105]. » Plus profondément, son projet est politique : dans son laboratoire, Chloé Delaume pratique la sorcellerie et concocte la potion magique ou le filtre capable de faire des mots des armes de combat : « Je ne crois plus en rien si ce n’est en le Verbe, son pouvoir tout-puissant et sa capacité à remodeler l’abrupte. Écrire c’est pratiquer une forme de sorcellerie [106]. » Adèle aussi a des pouvoirs : ceux que lui confère la thanatopathie (« Morsures, serment de vouivre, lente agonie, puis suppression. Les seuls qui en réchappent sont ceux qui m’ont quittée[107] »), poison capable d’infecter toute la société et tout l’Occident ; telle une nouvelle Ariane, débarrassée de Thésée, elle veut affronter seule le Minotaure capitaliste grâce à la thanatopathie :

Dire au capitalisme : vois tu es autophage […] Entendre pour seule réponse : ma chair se fait exsangue, rendez-moi mes enfants, réunis par centaines sur les toits des immeubles ils se font pluie de sang avant que ma mâchoire n’ait pu se refermer. J’ai faim dira le Capitalisme. Des millions d’hommes et de femmes chaque jour échapperont à son estomac, grâce à cette bonne vieille astuce qu’est le suicide collectif à échelle un peu sérieuse [108].

La jeune Adèle Trousseau, engendrée par Chloé Delaume, « conséquence de [son] Je répandu », « chair de [sa] psychose [109] » et fille de sa douleur, étonne par la détermination et l’énergie qui se dégage d’elle. Au seuil de la mort, elle est maîtresse de sa vie : elle nomme, cerne sa maladie, dont elle est parfaitement consciente, refuse de s’inscrire « dans cette grande fiction qu’on nomme l’Histoire des hommes [110] », prend la décision de mourir. Action : « Matin, midi, bonsoir [111]. » Aucun flou dans la pensée, aucune faiblesse dans le renoncement. De la force plutôt. Avec ses mots, Adèle déconstruit, corrige, transforme. Nulle passivité. L’échec devient victoire et la « toquée » lève le voile sur la violence des rapports hommes-femmes, sur une médecine dépourvue d’humanité, sur la folie du monde.

On n’écrit pas pour guérir de la thanatopathie, « l’écriture n’apaise pas, elle redouble la douleur [112] », explique Chloé Delaume dans Une femme avec personne dedans, où, pour le chapitre 9, elle prend la place d’Adèle sur la scène du théâtre, face à un public de mères éplorées : « des jeunes filles se suicident, dans leur chambre mes livres, leurs mères entrent en contact parce qu’elles cherchent à comprendre [113] » : « pourquoi elle et pas vous [114] ? » Pour Chloé Delaume l’écriture est un combat guerrier : « Le réel est hostile à tous ses survivants et j’ai bien trop de haine, trop de ressentiment, pour le laisser broyer ma subjectivité. Il est là le secret, le secret du pourquoi, pourquoi elles et pas moi [115]. »

Et sur Chloé le rideau ne tombe pas.

Notes

[1] Entretien avec Colette Fellous, « Vingt-quatre heures dans la vie de… », France Culture, 9 août 2009, en ligne.

[2] Auparavant, en 2007, Hauke Lanz avait adapté au théâtre le roman de Chloé Delaume Le Cri du sablier sous le titre Angstblau. La pièce avait été donnée au Theater Freiburg.

[3] Chloé Delaume, Une Femme avec personne dedans, Paris, Éditions du Seuil, « Points », 2013, p. 69.

[4] Chloé Delaume, Eden matin midi et soirEden matin midi et soirEden matin midi et soir, Nantes, éditions joca seria, 2009, p. 24.

[5] Diffusée le 11 septembre dans l’émission « Fictions/Perspectives contemporaine » de France culture (Anne Steffens y est accompagnée de Marie Remond, Laure Calamy, Caroline Breton).

[6] Sarah Kane, 4.48 Psychosis, in Complete Plays, Bloomsbury, p. 205 : « une salle de banquet assombrie près du plafond d’un esprit dont le parquet bouge comme dix-mille cafards », traduit par Evelyne Pieiller, Paris, L’Arche, 2009, p. 19.

[7] Ibid., p. 9.

[8] À propos de cette mise en scène, on pourra consulter le billet d’Arnaud Maïsetti daté du 28 mars 2009 en ligne ici.

[9] Eden, op. cit., p. 16.

[10] Ibid., p. 8-9.

[11] Ibid., p. 15.

[12] Ibid., p. 33.

[13] Ibid., p. 40.

[14] Chloé Delaume, S’écrire mode d’emploi, publie.net, p. 8.

[15] Voir à ce sujet, l’article d’Annie Pibarot, « Quand la tragédie est en amont : Théâtralité et théâtre dans l’œuvre de Chloé Delaume », Florence Thérond (dir.), La Violence du quotidien, formes et figures contemporaines de la violence au théâtre et au cinéma,  Montpellier, éditions L’Entretemps, 2015, p. 193 à 205.

[16] Chloé Delaume, « Visite guidée », dans Neuf leçons de littérature, Paris, Éditions Thierry Magnier, 2007, p. 40.

[17] Entretien avec Colette Fellous, « Vingt-quatre heures dans la vie de… », France Culture, 9 août 2009, en ligne.

[18] Chloé Delaume, S’écrire mode d’emploi, op. cit., p. 8.

[19] Eden, p. 43.

[20] Ibid., p. 15.

[21] Ibid., p. 20.

[22] Ibid., p. 45.

[23] Ibid., p. 17.

[24] Ibid., p. 19.

[25] Ibid., p. 45.

[26] Entretien avec Colette Fellous, « Vingt-quatre heures dans la vie de… », France Culture, 9 août 2009, op. cit.

[27] Chloé Delaume, Dans ma maison sous terre, Paris, Seuil, 2009, p. 127.

[28] Entretien avec Colette Fellous, « Vingt-quatre heures dans la vie de… », France Culture, 9 août 2009, op. cit.

[29] Chloé Delaume, Le Cri du sablier, Paris, Gallimard, coll. folio, p. 72.

[30] Chloé Delaume, Dans ma maison sous terre, op. cit., p. 48.

[31] Ibid., p. 69.

[32] Chloé Delaume, La Règle du Je, Paris, puf, collection « Travaux pratiques », 2010, p. 89.

[33] « Castillon-Delaume : ni prudes ni soumises », Propos recueillis par Grégoire Leménager, Nouvel Observateur du 19 janvier 2012, en ligne.

[34] La Règle du Je, op. cit.,p. 23.

[35] Eden, p. 42.

[36] « Mes parents m’imposèrent leur propre fiction, mon enfance à Beyrouth, les origines de mon père, les fondements de mon identité, soudain tout cela n’était plus. Nous étions français, tous, et depuis toujours. Le roman familial disposait de moi comme d’un personnage modifiable pour des raisons de bienséance. À l’âge de dix ans, j’assistais au chapitre final de cette première fiction collective imposée. Ma mère fut abattue à bout portant par mon père qui retournera l’arme contre lui. Je passais un an chez mes grands-parents maternels : pour des raisons de commodités, leur nom était accolé au mien à l’école, on m’a durant toute cette année nommée Dalain-Leroux. J’avais la sensation d’être un corps étiqueté par son hébergeur-maître, où chaque tuteur légal pouvait projeter le rôle, la place que je devais occuper dans le récit social. » (Entretien avec Barbara Havercroft, « Le soi est une fiction », Revue critique de fixxion française contemporaine, 2012, en ligne.)

[37] La Règle du Je, op. cit., p. 23.

[38] Eden, p. 20.

[39] Ibid., p. 11.

[40] Ibid., p. 32.

[41] Ibid., p. 16.

[42] Ibid., p. 21.

[43] Ibid., p. 20-21.

[44] Ibid., p. 42.

[45] Ibid., p. 32.

[46] Ibid., p. 34.

[47] Ibid., p. 33.

[48] Ibid., p. 19.

[49] Ibid., p. 23.

[50] Id.

[51] Ibid., p. 8.

[52] Ibid., p. 7.

[53] Id.

[54] Sophie Marret, « Le regard des cafards 4.48 Psychosis : la folie d’une femme sur scène », dans Claude Le Fustec et Sophie Marret (dir.), La Fabrique du genre, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2009.

[55] Eden, p. 35.

[56] Ibid., p. 8.

[57] Ibid., p. 15.

[58] Ibid., p. 10.

[59] Ibid., p. 9.

[60] Eden, p. 11.

[61] Ibid., p. 24.

[62] Une femme avec personne dedans, op. cit., p. 60.

[63] Eden, p. 8.

[64] Ibid., p. 26.

[65] Une femme avec personne dedans, op. cit., p. 109.

[66] Eden, p. 45.

[67] Id.

[68] Id.

[69] Ibid., p. 41.

[70] Ibid., p. 35.

[71] Ibid., p. 37.

[72] Ibid., p. 34.

[73] Ibid., p. 40-41.

[74] Ibid., p. 37.

[75] Ibid., p. 34.

[76] Eden, p. 34.

[77] Ibid., p. 22.

[78] Ibid., p. 32.

[79] Ibid., p. 21.

[80] Ibid., p. 34.

[81] Michel Foucault, La Volonté de savoir, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des histoires », 1976, p. 182.

[82] Eden, p. 42.

[83] Chloé Delaume, La Règle du Je, op. cit., p. 6.

[84] Eden, p. 7.

[85] « Le soi est une fiction. Chloé Delaume s’entretient avec Barbara Havercroft », Revue critique de Fixxion française contemporaineop. cit.

[86] Eden, p. 13.

[87] La Règle du Je, op. cit., p. 93.

[88] Eden, p. 46.

[89] La Règle du Je, op. cit., p. 13.

[90] S’écrire mode d’emploi, op. cit.,p. 8.

[91] La Règle du Je, op. cit., texte de présentation de la quatrième de couverture.

[92] Chloé Delaume, Dans ma maison sous terre, op. cit., p. 169.

[93] Ibid., p. 139.

[94] Ibid., p. 205.

[95] Eden, p. 44.

[96] Entretien avec Colette Fellous, « Vingt-quatre heures dans la vie de… », France Culture, 9 août 2009, op. cit.

[97] Eden, p. 16.

[98] Ibid., p. 14.

[99] Ibid., p. 36.

[100] 4.48 Psychosis, op. cit., p. 208 : « je me suis résignée à la mort cette année », p. 12.

[101] Entretien avec Colette Fellous, « Vingt-quatre heures dans la vie de… », France Culture, 9 août 2009, op. cit.

[102] Entretien avec Barbara Havercroft, « Le soi est une fiction », Revue critique de fixxion française contemporaine, op. cit.

[103] Eden, p. 40.

[104] Ibid., p. 13.

[105] Cité dans « Au pays des contes défaits » portrait de Chloé Delaume par Catherine Dupérou, Matricule des Anges, en ligne.

[106] Chloé Delaume, La Règle du Je, op. cit., p. 6.

[107] Eden, p. 27.

[108] Eden, p. 31.

[109] Une femme avec personne dedans, op. cit., p. 44.

[110] Ibid., p. 22.

[111] Titre du chapitre 9 de Une femme avec personne dedans.

[112] Une femme avec personne dedans, p. 72.

[113] Ibid., p. 69.

[114] Ibid., p. 70.

[115] Ibid., p. 72.

Auteur

Florence Thérond est maître de conférences de littérature générale et comparée à l’Université Paul-Valéry-Montpellier 3 et membre du laboratoire RIRRA21 où elle coordonne le programme « La littérature à l’heure du numérique ». Elle a dirigé ou codirigé plusieurs dossiers consacrés à cette question : La fin du livre, une histoire sans fin et Tiers Livre, dépouille et création (en ligne sur la plateforme Komodo21) ; « Les formes brèves dans la littérature Web » (Cahiers virtuels ALN|NT2, mai 2017). Elle travaille en outre sur les nouvelles écritures théâtrales.

Copyright

Tous droits réservés.




« Naître dans la fiction » (entretien)

« Naître dans la fiction »

Extraits de l’entretien de Chloé Delaume avec Thierry Guichard[1] réalisé le 5 novembre 2014 lors de la journée d’étude « S’écrire par-delà le papier ».

(Université Paul-Valéry-Montpellier  III, site Saint-Charles)

Transcrits par Annie Pibarot et Florence Thérond

 

 

TG

Nous allons dans un premier temps reprendre la question de l’autofiction. Pourquoi l’autofiction ? Je voudrais, pour expliquer le rapport entre la biographie et l’écriture tel que je le perçois, qu’on revienne sur la biographie ou plutôt sur l’antébiographie, celle de Nathalie Abdallah ou Nathalie Dalain. Et je voudrais revenir là-dessus parce qu’on a beaucoup insisté sur le mois de juin 1983, où a lieu ce fait, qui serait comme un fait divers pour les autres et qui est un drame pour toi. Il me semble qu’avant cela, il y a quand même des indices qui indiquent l’impossibilité de faire autre chose que de l’autofiction. Ces indices sont ceux-ci, que je vais énumérer de manière un peu brutale pour aller vite : tu nais à Versailles mais tu n’es pas Versaillaise, tu nais à Versailles parce que ta mère vient accoucher en France, alors qu’elle vivait à Beyrouth, donc déjà une ville natale qui ne correspond à rien. Deux ans plus tard, tu connaîtras la guerre civile dans un pays qui se déchire, qui perd son identité. Tu retournes en France au moment où l’immeuble dans lequel vous habitez perd sa façade après un bombardement. On peut imaginer ce que c’est que de vivre dans une maison menacée, où tout à coup un mur entier tombe à cause d’une bombe. Cela doit être un peu déstabilisant. La famille arrive en France et là il y a déjà un gros mensonge qui va être fait, c’est-à-dire que la mère, qui est enseignante, a honte de l’origine libanaise du père et fait passer le père pour un Niçois.

Chloé

Un Marseillais

TG

Un Marseillais, enfin quelqu’un du Sud de la France, et même son prénom va changer. Il va devenir Sylvain.

Chloé

Sylvain à la place de Selim dans la naturalisation.

TG

Tout à coup le père change de nom, change d’origine, donc il y a déjà un mensonge qui se fait avant le drame.

Chloé

Il y a une fiction dès le début. Il n’y a pas de rapport. L’identité ne peut pas… un nom ça ne veut rien dire. Un nom, ce n’est pas là que ça se passe.

TG

Le pays non plus. Après le drame de 83, tu te retrouves dans la famille de ton oncle et ta tante, qui veulent faire croire que tu es une fille de ce couple.

Chloé

Ils veulent être appelés papa et maman pour des raisons de conventions sociales. Oui bien-sûr. C’est vrai. Tu as raison.

TG

Et moi, ce qu’il me semble, c’est que sur ce terreau-là, qui est très friable, tout à coup, les mots n’ont plus de sens. Je remarque que dans tous tes livres, il y a énormément de questionnements du lexique. On y trouve plusieurs fois LPetit Robert, des définitions de mots, des périodes sur un mot pour trouver les définitions qu’il peut avoir. Donc tout à coup, j’avais l’impression que, pour toi, la littérature était le lieu où enfin quelque chose pouvait être stable et c’était le lexique.

Chloé

Oui, le Petit Robert était le seul à être gardien de la vérité. Il y avait vraiment quelque chose. C’était sacré, il allait y avoir une mise à jour annuelle. C’est un référent qui est premier et intouchable.

TG

Et pour finir sur la question de l’autofiction : tout à l’heure tu évoquais Christine Angot, Camille Laurens et d’autres. Moi, il me semble que tu n’es pas du tout dans l’autofiction en réalité, dans la mesure où il me semble que Christine Angot – et on l’a vu avec Quitter la ville par exemple – a fait d’elle-même un personnage de roman. Tu as cité Vu du ciel, où Christine Angot n’apparaît que comme étant la personne que protège un ange-gardien qui est le narrateur du livre, mais, très vite, Christine Angot devient le personnage de ses romans. Donc, dans son cas, c’est quelqu’un de réel qui devient le personnage de ses romans. Alors qu’il me semble que, chez toi, Chloé Delaume va naître dans la fiction, va naître dans l’écriture, dans le lexique et donc ce n’est pas du tout un personnage réel qui devient fiction, mais c’est un personnage de fiction qui devient tout à coup personnage réel.

Chloé

En fait je provoque les événements, c’est-à-dire, qu’il y a les premiers livres qui vont parler du drame de l’enfance… mais, de toutes façons, tout le monde, sous une forme ou une autre, revient toujours sur son enfance quand il veut écrire. Mais là c’est du subi, ce sont des choses subies qui vont être redistribuées en fictions. Mais les trois quarts des autres livres après, ce sont des expériences où je me force. Je me force à aller chercher dans le réel une expérience que je vais restituer, où je suis le cobaye. Donc, c’est vrai que là-dessus, c’est un peu différent.

TG

Oui, c’est par exemple J’habite dans la télévision.

Chloé

Oui … Mais même dans Dans ma maison sous terre le dispositif du cimetière est forcé. Mais ce ne doit pas être le seul…

TG

Dans Dans ma maison sous terre toutefois, ce qui déclenche l’écriture du livre, si on prend ce déclenchement pour réel, c’est la naissance de Chloé Delaume, due à la mort des parents de Nathalie Dalain et notamment du père. Et on n’a pas encore parlé de l’oncle qui vit en prison en France depuis …

Chloé

Cela fait 30 ans.

TG

Si je laisse tomber Nathalie Abdallah et Nathalie Dalain, si je considère la naissance de Chloé Delaume avec le XXIème siècle qui arrive, cette naissance tout à coup est mise en péril par l’annonce, via une cousine, que la grand-mère aurait dit que le père n’était pas le père.

Chloé

C’est pour cela que je veux la tuer dans Dans ma maison sous terre. On est en 2009, je suis toute contente : c’est bon, j’ai mon identité, je commence à avoir même une petite biblio un peu sérieuse et puis effectivement surgit ma cousine que je n’ai pas vue depuis des calendes et qui m’explique qu’en fait ma grand-mère a avoué. Il faut absolument qu’on me prévienne, que mon père n’était pas mon père. J’ai construit mon identité sur une idée de vengeance. Qui ne le ferait pas ? Quand j’ai eu le prix Décembre, j’ai hurlé dans les toilettes « j’ai niqué papa ». Tout le monde était mort de rire ; moi j’étais très sérieuse et l’identité Chloé Delaume, elle est là. C’est aussi que je ne me sois pas pris un coup de la cervelle du père pour rien dans la figure ; et au bout du compte on m’explique que ce n’était pas mon père… En plus de la terreur que j’avais déjà gamine dans la vraie vie – le décès parental, mon oncle terroriste libanais en prison – la terreur de passer pour une mythomane… Certains ont commencé sur les forums internet, voire dans Wikipedia, à réclamer des références pour la mort des parents. Il aurait fallu que je présente l’acte de décès pour avoir la paix. On a déjà une image du père aussi compliquée que celle-là : il était vraiment schizophrène. Il faut passer 24 ans pour être sûre d’y échapper quand c’est d’ordre de transmission. Moi, jusqu’à mes 24 ans, j’étais terrifiée à l’idée d’en hériter vraiment. En fait, je suis bipolaire, c’est déjà beaucoup … et se dire d’un seul coup « le père c’est pas le père » : quand est-ce que ça s’arrête ? Et tout ça pour ça : en fait ma grand-mère avait baratiné juste pour le plaisir que je vienne la voir. C’est pour cela aussi que je préfère provoquer plutôt que de mener l’enquête…

TG

Enfin on comprend quand même la nécessité de naître dans la fiction, dans le récit en tout cas, et que ce récit-là repose sur le lexique. Le lexique est important. Or il me semble qu’il y a une ambiguïté qui va être apparente dans les trois premiers livres et surtout dans l’écriture, c’est que si le lexique est important, dès qu’on écrit, il faut autre chose que le lexique, il faut de la syntaxe, il faut un rythme. Et chez toi assez rapidement c’est l’alexandrin qui surgit ou l’octosyllabe. Or si ce que tu m’as dit il y a quelques années est juste, l’octosyllabe et l’accent grave étaient une manière que ta mère avait de te faire travailler pour avoir la paix.

Chloé

Enfant, je ne savais pas dessiner, j’étais très bavarde, j’étais pénible. Je pense qu’elle voulait corriger les copies, tranquille.

TG

Et donc finalement, dans cette auto-gestation, cette manière de naître à soi-même par l’écriture, il y a quand même une trace génétique, qui est là, qui n’est pas forcément celle de la biographie mais qui est la langue. Alors je voudrais savoir par rapport aux trois premiers livres, qui me semblent vraiment travaillés au forceps, quel travail tu as fait pour accoucher d’une langue qui soit la tienne et pas celle héritée de la mère.

Chloé

Je ne sais pas…

TG

Est-ce que par exemple il y a eu des contraintes que tu te donnais ?

Chloé :

Ah, ça oui !

TG

Je pense à Georges Perec par exemple. Quand il écrit la disparition sans la lettre E, c’est aussi par rapport à son histoire personnelle.

Chloé

C’est sûr, les contraintes, au début, c’était plus pour me forcer à un exercice toute seule… c’était des trucs fous quelquefois, c’était aussi parce que je me sentais seule : prendre une édition d’un poème de Rimbaud dont le titre va faire écho avec le paragraphe – des choses que personne ne voit – prendre tous les mots qui sont avec astérisque dans un texte, les mots qui sont les moins connus. « Barcarole » entre autres… Sinon après ce sont des contraintes qui vont être par exemple des listings de mots. Quelquefois, je me fais aussi des playlists que j’écoute, qui sont liées à ce que je veux provoquer émotionnellement par rapport au chapitre en cours et donc quelquefois il y a des parasitages que je me force à faire. Mais ce n’est pas obligatoire. C’est comme si les ateliers formels pouvaient permettre aussi un détachement total de l’émotivité de la langue, pour éviter de laisser couler quelque chose qui serait trop biologique. C’est aussi l’héritage des formalistes. Moi, ce qui m’a vraiment intéressée, un peu moins avec l’âge, ce sont les idées de contraintes et d’atelier. Je sais que ce qui m’avait le plus agacée en « début de carrière », c’était l’expression « écriture automatique ». Je hais les surréalistes, je suis complètement chez les pataphysiciens (ou alors on passe chez les Viennois ou chez Dada, mais là on est dans du politique). Je n’ai pas du tout un rapport au rêve. Je n’ai pas un inconscient de névrosée, puisque je suis psychotique. Ces choses-là ne me parlent pas et l’écriture automatique, étant donnée la difficulté que c’est pour retravailler les phrases, c’est vraiment tout le contraire de ce que je recherche. Comment fait-on pour mettre de la raison dans l’évocation. C’est peut-être un peu difficile à expliquer. Je parle d’une sorte de geste technique qui va empêcher le lyrisme dégoulinant. Cela avait des côtés dramatiques quand j’étais plus jeune, le côté « les organes fumants sur la table » !

TG

Oui ce sont les rives du fleuve qui permettent à l’eau de couler.

Chloé

Oui, je m’interdis le champ lexical de l’intestin dégoulinant. Par contre, je vais me forcer à mettre de la pierre. C’est par mesure de précaution.

TG

En tout cas l’écriture va petit à petit aller vers plus de fluidité me semble-t-il, notamment avec Dans ma maison sous terre, qui me semble être le plus fluide avec le dernier en date. On a parlé de la collection chez Joca Seria ; mais tu avais commencé avant, chez Léo Scheer, à faire de l’édition avec toujours un leitmotiv qui était de faire entendre des voix nouvelles, des jeunes etc. Cet engagement-là que tu as placé dans l’édition, il me semble qu’il apparaît très vite dans la littérature. Les Mouflettes d’Atropos c’est quand même aussi quelque chose sur le corps féminin qui est très important. Tu as cité Dada, je voudrais en passer par Dada pour dire que peut-être Dada fait la révolution dans la langue et essaie de faire table rase, mais est-ce que finalement Chloé Delaume n’est pas la page blanche que la fin de Nathalie Dalain a permise, est-ce que ce n’est pas la table rase qui t’a permise ?

Chloé

Si, et je me disais même l’autre jour, je ne sais plus pourquoi, qu’en fait ma mère, comme beaucoup d’autres femmes dans ces cas-là, rêvait d’être auteur. Cela fait longtemps que j’ai dépassé son âge, mais je me dis aussi que finalement maintenant j’assume un peu aussi de me retrouver la survivante qui endosse. C’est la situation classique des gens à qui il arrive des choses difficiles. Se dire, quelques années après, quelques décennies après : s’il n’y avait pas eu cette catastrophe, je ne serais pas celle que je suis maintenant.

TG

La question n’était pas sur un plan biographique, mais plutôt sur un plan éthique et politique. Le fait est que tu montres qu’on peut créer sa vie, qu’on peut créer son nom, son personnage. On peut créer sa vie et on la crée notamment dans différentes directions possibles : la musique, le théâtre, la littérature, la performance, le film… Tout ce qu’on peut faire, tu le montres et quand tu veux tendre la main à de jeunes écritures, tu leur dis « allez-y ». Je me demande si tu ne dis pas cela aussi à un moment donné dans chacun de tes livres.

Chloé

C’est le but du jeu. Je n’ai jamais vraiment écrit des histoires. Le but du jeu c’est quand même vraiment de contaminer, d’expliquer aux gens que moi j’ai pris l’écriture, la littérature pour le faire, mais que la réappropriation de leur vie, cela ne passe pas du tout obligatoirement par une pratique artistique. Je pense au Parti du cercle et aux Sorcières de la République, à tous les dispositifs que je développe depuis 2011, avec de nombreux ateliers ou des séances participatives. Lors des ateliers d’écriture, qui sont un passage obligé dans les résidences, on monte un projet de performance à la fin de la semaine. Par exemple, dans les ateliers d’écriture, je travaille sur l’auto-prophétie en demandant aux participants de faire un transfert de telle ou telle échéance pour essayer d’être au plus vrai. Je leur demande, comme on essaie d’être au plus juste de la langue, d’être au plus vrai d’eux, mais pas à la manière de Lacan. Non, il s’agit juste au bout d’un moment d’assumer, de savoir où est la volonté. Il n’y a pas besoin d’aller dans des collectifs politiques officiels pour, à un moment donné, un peu se secouer. C’est comme pour les performances, j’adore kidnapper les gens, qu’ils se sentent mal, mais en partant de choses très simples que je peux tourner de façon poétique. La question « qu’est-ce que veut votre cœur ? Vous en êtes où dans votre cohérence de vie ? ».

[…]

TG

Si je résume un peu ce que tu dis, il y a la volonté de dessiller le regard des gens sur eux-mêmes. Le mouvement Dada c’était la société dans son ensemble, là c’est chacun…

CD

Moi j’écoute Foucault, ce sont les subjectivités qui sont les armes de demain !

TG

Je n’ai pas eu le temps de développer un point… Cela fonctionne justement avec l’autofiction qui arrive en France, dont on peut dire que l’apogée c’est peut-être Hervé Guibert. Quand l’autofiction arrive en France et est nommée comme telle par les médias, c’est le moment où justement on essaie de faire que chacun ait… son quart d’heure de gloire, comme Warhol avait prédit. Et donc on est à fond dans le système.

Chloé

Du coup c’est très dangereux d’expliquer que ce n’est pas pareil. Est-ce que tu voulais dire, qu’il y a une différence entre la mise en scène du moi et…

TG

Du je

Chloé

Et voilà. Du je ? C’est cela le problème, c’est qu’en fait le quart d’heure de gloire en question, il n’y a pas de voix dedans. Pas de je. Des moi et des ça, et éventuellement un peu de surmoi. Il n’y a pas de je. Ils ne disent pas ; ils sont. Maintenant on ne fait plus, on est. Moi, je trouve cela décevant. Il ne s’agit pas juste de la célébrité pour la célébrité éphémère, mais de la question de ce qu’est la parole. Sinon on est uniquement dans les images, la mise en scène, la narration pure, la narration événementielle, sans fond, sans parole à défendre.

TG

Si je peux faire un peu de psychanalyse de bas étage : quand tu dis « il n’y a pas de voix », cela me fait penser à la biographie de Nathalie Dalain : après le drame, elle est muette pendant neuf mois.

Chloé

Oui. J’ai fait neuf mois d’aphasie, quelque chose de bien symbolique

TG

Et c’est quand tu es muette qu’on te donne un nom, un rôle, une tâche. Quand tu ne veux pas prendre la parole, on va te dire : tu es notre enfant et tu n’es pas l’enfant de tes parents etc.

Chloé

Bien-sûr.

TG

Donc l’écriture vise aussi me semble-t-il chez toi – tu utilises la métaphore du virus – le pouvoir de se reprendre en main. Tu utilises aussi beaucoup le mot de « colonisation », et pas seulement à propos de la télévision. D’où l’importance de pouvoir se décoloniser. J’en viens donc à la troisième étape de mon entretien avec toi, sur la question de « s’écrire par-delà le papier ». Quand tu as évoqué la collection Extraction chez Joca Seria, tu as dit : cela ne peut pas marcher, parce que la mise en place de 300 exemplaires…

Chloé

Ce n’était pas que cela. Le problème c’est aussi le fait que les gens, le lectorat n’est plus intéressé que par du narratif. Tu le sais bien. J’avais de très bons livres, mais comment faire pour les faire connaître ? Comment résumer les contenus ? Comment fait-on ?

TG

Je comprends ce que tu veux dire, mais c’est lié à tout un mécanisme du commerce, de la société actuelle, qui fait qu’on prend de très gros tuyaux. Il faut que le message soit très visible et on ne peut pas commencer à vouloir faire dans la subtilité. Or ces textes-là ont besoin de temps et de subtilité. Donc j’en viens à la question des pistes internet, de la scène etc. Est-ce que finalement, puisque dans ton écriture qui est vitale il y a aussi un projet politique pour les autres, est-ce que l’internet et les autres medias, pour exprimer ce que tu dis, pour faire valoir l’œuvre artistique que tu as en route, ne sont pas une façon d’intensifier la possibilité d’être entendue, la possibilité d’être vue et finalement que ce message – je n’aime pas trop le terme de message – que ce virus politique soit utilisé par une opinion plus large ?

Chloé

Bien sûr, mais après, ce qui est compliqué, c’est que dans ces formes-là, les formes, cela ne dit pas plus clairement. J’ai vraiment un problème de formation du message. Je n’arrive jamais à le faire. J’ai du mal à faire des phrases moches, mais il n’y a que les phrases moches qui sont entendues et du coup, si je déploie autre chose, il y a un risque… Quand tout à l’heure Anaïs a travaillé sur les performances, c’était clair ; mais moi, quand je démarche à la maison de la poésie pour expliquer mon travail, ils ne comprennent rien à ce que je raconte et pourtant ils connaissent mon travail. C’est très difficile d’expliquer et ce ne devrait pas l’être quand tu pratiques… Le problème aussi c’est le taux de médiatisation. Quand je fais sous forme sonore ou radio, je touche un public encore plus petit et qui souvent est déjà convaincu. Le problème c’est que les gens que j’arrive à toucher sont d’accord avec moi. On se raconte une histoire entre nous mais cela ne sert qu’à prêcher à des convertis… C’est pour cela que je refais des ateliers plus sérieux avec des ados par exemple.

[…]

[1] Thierry Guichard est journaliste littéraire. Il est le co-fondateur avec Philippe Savary du magazine mensuel indépendant d’informations littéraires Le Matricule des anges dont le premier numéro est sorti en octobre 1992. Il en est aujourd’hui le directeur de publication et il anime régulièrement des débats en France et à l’étranger. En 2013, il a ouvert un café-librairie à Portiragnes (Hérault) baptisé La Part de l’ange. En février 2009 il a réalisé pour le numéro 100 du Matricule des anges un dossier consacré à Chloé Delaume, qui fut elle-même pendant quelques temps chroniqueuse pour ce magazine.




Chloé Delaume, lectures

Lors de la journée d’étude du 5 novembre 2014 à l’Université Paul-Valéry Montpellier 3 (« S’écrire par-delà le papier : hybridation des formes et des supports dans l’œuvre autofictionnelle de Chloé Delaume », RIRRA21), Chloé Delaume a lu, en écho aux travaux présentés, des extraits de ses textes publiés et inédits à cette date. Elle a ainsi choisi un passage situé vers la fin du roman Une femme avec personne dedans (chapitre 17 : « De l’autre côté », p. 111 à 117, éditions du Seuil, « Fiction et Cie », 2012), le début de son second livre Le cri du sablier (p. 9 à 11 de l’édition dans la collection « Folio », 2001), le début de Dans ma maison sous terre (« Premier carnet », p. 7 à 13, éditions du Seuil, « Fiction et Cie », 2009) et deux extraits de la pièce de théâtre Eden matin midi et soir (p. 7 à 9 et 35 à 40, éditions joca seria, 2009).

Cette lecture a été suivie de celle d’un texte qu’elle désigne comme un extrait d’une réunion de la société secrète : le Parti du Cercle. La première partie de ce passage figure légèrement remaniée dans le livre édité en 2016, Les sorcières de la République (Seuil, « Fiction et Cie », p. 255 à 260). La seconde partie (« paroles de la Sybille ») est très différente du texte publié.

Nous avons souhaité intégrer les lectures de Chloé Delaume à la publication de ce dossier. La vidéo est hébergée sur la chaîne YouTube de Languedoc-Roussillon livre et lecture, notre partenaire pour l’organisation de la journée d’étude. Pour y avoir accès activez le lien.