Présentation

Les contributions réunies dans ce volume collectif interrogent, dans leurs diversités formelles, discursives et sémiotiques, les pratiques littéraires nativement numériques. Notre réflexion vise ici à accommoder notre regard critique et théorique aux spécificités, encore à défricher, d’une écriture Web. Si le support ne demeure pas indifférent à l’invention même – même si, dans le champ qui est le nôtre, papier ou Internet, c’est toujours de littérature qu’il s’agit –, alors apparaît la nécessité d’une e-poétique, qui sur le modèle prestigieux de l’e-science, se propose de retravailler les acquis de la poétique des textes, à l’aune de ces nouvelles productions mêlant souvent texte, image, son, et offertes à une lecture-consultation ubiquitaire, aléatoire ou résolue…

Web Satori, car nous tentons ici d’appréhender une e-poétique de l’instant dans les œuvres numériques – dont nous considérons qu’elles appartiennent bien, à l’instar des œuvres hypermédiatiques plus couramment rassemblées sous cette bannière, à la littérature numérique. Ces œuvres inventent-elles un nouveau rapport à l’instant saisi comme épiphanie ?

Les contributions que l’on s’apprête à lire, elles-mêmes rédigées en vue d’une publication en ligne, naissent d’un faisceau d’interrogations que j’énumèrerai rapidement :

  • En quoi les formes nouvelles d’écriture personnelle, en particulier sur les blogs [1] et les réseaux sociaux, induisent-elles une expérience spécifique de la temporalité qui à son tour informerait le texte (tweet, post…) orienté vers une saisie de l’éphémère ?
  • Comment la photographie, massivement sollicitée par les écritures nativement numériques, vient-elle inscrire le punctum barthésien au cœur de cette expérience du monde et susciter une grande diversité de textes (« ekphraseis » de Jean-Yves Fick [2], « photos brèves » de Dominique Hasselmann [3]…) qui proposeraient, par leur saisie de l’instant épiphanique, une poétique du détail ? Espace dévolu bien souvent au fragment, et de toute façon, à la discrétisation de ses contenus, Internet s’offre-t-il plus particulièrement à un geste de cadrage, d’extraction du détail, dans le cadre d’une « culture du clic » [4]?
  • C’est également tout un héritage, en particulier issu des avant-gardes du XXe siècle, que semble revisiter l’écriture Web. L’exploration de l’espace, au cœur d’un grand nombre d’entreprises littéraires numériques actuelles, semble ainsi s’inscrire dans un retravail de pratiques telles que les déambulations surréalistes et les errances urbaines situationnistes [5]. La sérendipité inhérente à la navigation Web, dans ces cas, renoue-t-elle par exemple avec l’objet trouvé surréaliste ? Hasard et instant nouent-ils ici de nouveaux rapports ?
  • Esthétique et poétique de la variation, caractéristiques des productions iconotextuelles nativement numériques, jouent-elles un rôle propre dans cette appréhension d’un instant, de la sorte décliné, voire ressassé ?
  • Dans quelle mesure les formes brèves privilégiées par bien des auteurs Web contribuent-elles à susciter ce satori, inspiré par le haïku – « une écriture (une philosophie) de l’instant) » [6] – d’ailleurs omniprésent sur le Web ? Sous quelles autres formes peut-il apparaître, au sein d’écritures de la Notation fréquentes et diverses sur le Net ?
  • Cette saisie qui fait Tilt est-elle favorisée par l’extrême performativité de l’écriture Web, propulsée dans la seconde, grâce à cette touche « Send » dont T. Crouzet fait l’une des clefs d’une poétique Web [7]?
  • Les spécificités techniques, plus largement (des traitements de texte, des modalités de connexion, de capture et de diffusion d’images [8], d’interopérabilité et de compatibilité de contenus de nature sémiotique différente) facilitent-elles une perception du monde sur le régime de l’expérience dans l’instant ? L’écrivain numérique, pour reprendre le titre du blog d’Ossiane Océane, a-t-il « l’œil ouvert » [9], dans une modalité propre de disponibilité ?
  • L’instant saisi, par texte et image, conserve-t-il alors sa puissance de satori, ou, parce que banalisé dans des pratiques massives facilités par la technologie numérique, perd-il de son aura ? L’écrivain vient-il travailler une forme de banalité, voire de trivialité, que les supports numériques accueilleraient d’autant plus aisément que la mise à jour et la suppression de contenus sont dans ce cadre perçues comme naturelles voire indispensables ? Autrement dit : l’instabilité du contenu Web détermine-t-elle un régime d’instantanéité spécifique ?
  • Qu’indiquent les formes de résistance à l’évidence, voire à la fascination de l’instant ? Les « Grains d’instants » de Christophe Grossi se jouent ainsi, de façon exemplaire, d’un rapport de l’écriture à l’immédiateté supposée de l’image déposée sur Instagram, en proposant décalages et déboîtements indispensables au surgissement d’une écriture décentrée [10]. Comment de tels décalages interrogent-ils le lien privilégié d’une écriture Web à l’actualité, via l’instant, reversé dans une entreprise mémorielle qui ferait du site ou du blog une archive chargée d’« enregistrer le présent, un peu de ma présence aussi » [11], comme l’écrit Arnaud Maïsetti ?

Remerciements

Ce dossier existe grâce à l’équipe scientifique en charge de la plateforme Komodo 21 (centre de recherches RIRRA21, université Paul-Valéry/Montpellier 3) et au travail fourni par les collègues dont les textes suivent : que tous et toutes trouvent ici la marque de ma gratitude.


Notes

[1] Par exemple la série « Morning à la fenêtre » de Christophe Sanchez (http ://www.fut-il.net/2015/12/morning-la-fenetre-s04.html).

[2] http ://gammalphabets.org/.

[3] http ://www.remue.net/spip.php?rubrique38.

[4] Voir Oriane Deseilligny, « Écrire pour quels lecteurs : capter l’attention des humains ou de Google ? », in Design & innovation dans la chaîne du livre, Stéphane Vial & Marie-Julie Catoir-Brisson (dir.), Paris, PUF, 2017, p. 55.

[5] Là encore, le rapport texte-image paraît primordial : que l’on se reporte par exemple au travail de Cathie Barreau et de Laurence Skivée, « Fictions beyrouthines et autres citadines » (http ://remue.net/spip.php?rubrique 421).

[6] Roland Barthes, La Préparation du roman I et II, Paris, Seuil/Imec, 2003, p. 85.

[7] Thierry Crouzet évoque ainsi la touche « Send », aux pouvoirs presque magiques : « Un Send n’est pas réversible, le Net mémorise, interdit l’oubli, tant chaque chose est aspirée, archivée au-delà de toute possibilité d’effacement, à moins d’un cataclysme. Pas de repenti, ou si peu, foncer en avant vers le texte suivant. Assumer son imperfection, jouir de l’éjection de bits vers les papilles sursensibilisées des récepteurs étrangers. » (http ://tcrouzet.com/2013/11/24/la-send-generation-pecha-kucha-remix/). V. également Thierry Crouzet, La Mécanique du texte, Publie.net, 2015.

[8] Se reporter à André Gunthert, L’Image partagée. La photographie numérique, Paris, Textuel, 2015, p. 137 : « Se munir d’une caméra impliquait autrefois l’anticipation d’une occasion de prise de vue. Au contraire le téléphone qu’on emporte avec soi pour ses fonctions communicantes ou ludiques rend la photographie disponible en permanence. L’occasion photographique correspond à une gamme codifiée d’événements, en dehors desquels la prise de vue est mal tolérée. Seule la situation d’exception du touriste et la justification de l’exotisme autorisent un recours intensif à l’outil photographique. En étendant à chaque instant de la vie la capacité d’enregistrement, le mobile transforme chacun de nous en touriste du quotidien, prêt à faire image dans n’importe quelle situation. »

[9] http ://ossiane.blog.lemonde.fr/.

[10] Voir http ://deboitements.net/spip.php?rubrique50.

[11] http ://www.arnaudmaisetti.net/spip/spip.php?article515.

Coordinateur du dossier

Gilles Bonnet est Professeur de littérature à l’université Jean Moulin-Lyon 3, où il dirige le centre de recherches MARGE. Ses travaux portent sur la littérature française moderne et contemporaine, et tout particulièrement sur les rapports entre littérature et Internet. Un essai, intitulé Pour une poétique numérique, est à paraître fin 2017 aux éditions Hermann. Il a édité les actes du colloque « Internet est un cheval de Troie : la littérature, du Web au livre », sur le site Fabula (lien).

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L’instant j1var0


La littérature nativement numérique, écrite sur les blogs, sites et réseaux sociaux, accorde une part privilégiée à l’instant. Par là, ce pan de la création contemporaine à la fois rejoint l’ensemble de la littérature du XXIe siècle, et crée sa spécificité. Temps adapté à l’expression du fragment, l’instant du satori, rejoint ailleurs le kaïros, ce moment propice ou occasion, où se révèle sa réelle complexité temporelle. Rencontre d’éléments disparates, l’instant créateur ouvre le Web à une écriture renouvelée du haïku et de l’essai

The digital native literature, written on blogs, sites and social networks, gives a privileged part to the instant. In this way, this part of contemporary creation simultaneously joins all the literature of the 21st century, and also creates its specificity. Time adapted to the expression of the fragment, the instant of the satori, joins the kaïros, this propitious moment or opportunity, reveals its real temporal complexity. Encountering disparate elements, the creative instant opens the Web to a renewed writing of haiku and essay.


1. L’instant contemporain

La culture numérique, profuse dans son extraordinaire diversité, naît paradoxalement d’une pratique jivaro : tout contenu, texte, image, son, parce qu’il peut se réduire à une suite de 0 et de 1, va entrer dans un réseau où partage et transfert constituent les deux actions principales dont il sera l’objet. De là deux spécificités techniques de ces contenus, également formulables en termes d’exigences implicites chez les usagers : disponibilité et accessibilité. Dans l’instant qui suit ma requête sur un moteur de recherche, voilà qu’afflue une masse de données, qu’il s’agisse de bibliothèques musicales, ou de la BnF, dont la totalité des ouvrages, somme inimaginable de connaissances, se niche dans quelques misérables Téraoctets. La réduction des productions humaines en données par le numérique, au prix d’une désémantisation [1],  a pour conséquence de consacrer l’instant comme la temporalité « naturelle » de l’accès à ces données compressées.

Quand l’informatique, depuis qu’Apple décida de hisser un voile opaque entre l’utilisateur et l’intérieur de la machine, aux programmes secrets, ressortissait au XXe siècle, qui fut celui de son avènement, à la lenteur et à la complexité, constatons, avec Milad Doueihi, que le numérique du siècle suivant autorise, au cœur même de nos expériences quotidiennes, « des accès souples et multiples » [2]. Plus qu’une pratique documentaire, la consultation semble devenue un rapport intime aux données comme au réel.

Notre temps, écrit ainsi Raffaele Simone, est interrompu sans arrêt par le besoin compulsif de contrôler les médias que nous portons sur nous, de consulter notre portable, de photographier, de chercher des sites sur des cartes et des informations. Toutes ces pratiques bouleversent l’expérience du temps continu et sans cassure, car elles transforment le temps en séquences d’interruptions et de moments fragmentés. [3]

Nos pratiques numériques franchissent constamment seuils et frontières : du réel au virtuel, et retour. Ouvrir un onglet, une fenêtre, sélectionner du doigt un message reçu, cliquer sur l’icône d’un navigateur, activer l’un de ces « signes passeurs » : autant de gestes marqueurs de notre contemporanéité, autant de promesses d’une interaction immédiate avec le dispositif technologique. N’envisager le Web qu’en termes de big data, constituer des stocks de données pour les proposer à quelque moulinette encodée, fût-ce à destination de nos sciences humaines, ne conduit-il pas parfois à perdre de vue la qualité de l’expérience ici en jeu ? Le dossier Web Satori, consacré aux productions littéraires nativement numériques, souhaite, lui, se saisir de cet instant de l’apparition du phénoménal numérique, en examinant ses versants multiples, à commencer par ceux de la réception-consultation et de la création-publication. C’est bien plutôt d’une dynamique d’hybridation, d’ailleurs, qu’il s’agira, derrière cette symétrie trompeuse, l’écrilecteur tendant à brouiller, on le sait, les catégorisations habituelles.

En questionnant la littérature telle qu’elle s’écrit et se lit dans et par le numérique par le prisme de l’instant, nous voudrions aussi éroder les représentations hâtives d’une « révolution » numérique, dont la rupture serait le seul mode d’être. Si les innovations caractérisent les textes étudiés ici, elles ne prennent sens que dans une historicité qu’il nous appartient de rappeler. Loin d’une hypothétique table rase, paradigme anachronique d’ailleurs, présentée avec trop d’insistance par bien des lectures médiatiques de « l’ère numérique », la littérature qui s’écrit sur sites, blogs et réseaux sociaux, revisite bien des formes et des gestes que notre modernité avait repérés comme constitutifs du littéraire. Si elle vient les interpréter de nouveau, optant pour la variation et le retravail, c’est également en raison de son dialogue constant avec l’ensemble de la littérature contemporaine. Qui souhaiterait s’en prendre à la ghettoïsation de la littérature numérique, encore considérée par certains comme une sous-pratique de geeks lettrés ou d’ingénieurs sur le retour, n’aurait qu’à noter la commune origine des écritures actuelles, qu’elles s’inscrivent sur papier ou dans le Web. Le réseau accueille en effet une production constamment mobile, différente à chacun de mes consultations, et ouverte sur un rhizome infini de ressources. D’un tel espace décentré, le sujet contemporain est l’hôte par excellence, comme il l’est des écritures contemporaines en général : « Moi je ne sais pas. Il y aurait un centre ? » s’interroge ainsi Spencer, le personnage tout mouvement, dont Arno Bertina fait le narrateur de son gros roman – presque 500 pages – Je suis une aventure [4], ouvert ici presque au hasard parmi tant d’autres. Un tel refus d’assignation identitaire du sujet contemporain convie à n’en pas douter à des expériences parallèles voire sécantes, en ligne et en librairie, sur le papier et sur la Toile. La littérature numérique ne saurait donc se voiler l’hapax : c’est avec un monde en bascule qu’elle interagit, tout comme le font les propositions les plus aventureuses des éditeurs traditionnels. C’est même bien parce qu’il lui incombe, à elle aussi, et avec des moyens technologiques qui l’y prédisposent probablement, de tenter de se saisir de l’instabilité contemporaine et des mutations en cours, sociales, politiques et culturelles, qu’elle s’impose comme pratique et partage. Puisque penser notre environnement dans les seuls termes de la continuité héritée du positivisme du XIXe siècle ne paraît plus guère possible, la discontinuité et la délinéarisation du récit, et par conséquent des identités narratives afférentes, que produit chaque jour la littérature Web, paraît tout particulièrement apte à enregistrer et moduler les ondes de choc de nos vies, volontiers fragmentées en posts et tweets.

Aussi l’instant peut-il à bon droit se prétendre le « chronotype » [5] de la littérature numérique.

2. L’instant & le fragment

Le Web archive du discret. Sites et blogs littéraires n’échappent pas à la règle, qui déportent le modèle classique de l’œuvre vers un paradigme neuf, où la liste et l’anthologie tendent à supplanter la continuité causaliste du récit. Dès lors, ma lecture n’en pourra être que préhensive, extraction répétée de fragments, comme autant de bornes dans mon parcours exploratoire. Quand face à de telles accumulations de contenus, constitutives de sites-bases de données, l’internaute bénévole se sent quelque peu désemparé, force lui est d’inscrire son geste de lecteur en rupture avec une telle tendance cumulative. Ce faisant, il redonne au fragment initial – billet, post – son statut premier, que l’inscription dans une collection aux contours flous érodait. C’est d’ailleurs dans notre contexte de surabondance et d’infobésité numérique, où le flux charrie constamment un nombre incalculable d’informations, que l’instant s’affirme comme résistance. Face au mouvement général de coagulation des données, destiné à organiser la traçabilité de ces informations comme de nos activités en ligne, sont apparus en effet des gestes censés trouer la Toile conçue comme nasse. Bien des auteurs et artistes numériques, à l’image d’Alexandra Saemmer, par exemple, inscrivent ostensiblement leur travail dans une obsolescence qui constitue l’une des qualités propres de l’œuvre. Puisque supports, logiciels, navigateurs, évoluent et menacent la pérennité des programmes, autant adopter cette instabilité pour doter l’œuvre d’une intensité neuve. De nombreuses applications récentes viennent confirmer l’esthétique de l’instant comme l’une des modalités centrales de la communication numérique : que l’on songe à Snapchat, ou à Instagram Stories.

L’intime semble trouver là ses espaces de publication privilégiés, prolongements naturels d’une écriture de soi en ligne revisitant, par le blog principalement jusque-là, la discontinuité définitoire du journal personnel. Aux biographèmes barthésiens, déjà imaginés d’ailleurs comme éléments d’une navigation – « quelques détails, […] quelques goûts, […] quelques inflexions, disons : des “biographèmes”, dont la distinction et la mobilité pourraient voyager hors de tout destin et venir toucher, à la façon des atomes épicuriens, quelque corps futur, promis à la même dispersion » [6] – correspondent ce que nous pourrions nommer des blographèmes, éclats de soi qu’il appartient au lecteur de parcourir, voire de relier. Le poète luxembourgeois Lambert Schlechter livre ainsi, à longueur de posts, une « liasse de dix mille fragments » appelée à constituer son œuvre autobiographique en ligne.

Sans doute l’écriture du blog suscite-t-elle un rapport propre à son contenu comme à ses lecteurs. Pour qu’un tel journal à ciel ouvert fidélise ses lecteurs, la mise à jour doit en être très régulière, et mise en valeur comme attention accordée, parfois avec une frénésie certaine, à la capture de l’instant présent, voire à une scénographie de ce dernier. La présentation antéchronologique des posts, caractéristiques du blog, conduirait ainsi, selon Fanny Georges, à une « survalorisation de l’instant présent » dont les causes résideraient dans la nécessité pour l’utilisateur de ces plateformes de « nourrir continuellement la structure identitaire qui le manifeste pour exister dans sa communauté », car, poursuit-elle, « le Web 2.0 compromet le développement d’un Soi consistant et autonome pour le livrer à la précarité de l’urgence immédiate [7]. » Le constat peut s’élargir à l’ensemble des réseaux sociaux, et finalement à tous les modes de publication en ligne. C’est donc également une forme d’hystérisation de soi qui contribue à ériger l’instant en temporalité privilégiée de l’écriture personnelle sur le Web vécue sur le mode de l’urgence.

3. L’instant & l’occasion

1 JY Fick D'ici là no7

Doc. 1 ‒ Jean-Yves Fick, « Ce qui demeure », D’ici là, no7, Pierre Ménard (dir.), Publie.net, 2011.

Sur la labilité du temps, de l’ombre qui couvre peu à peu la lumière, sur la labilité du flux qui affole le Web à chaque seconde, Jean-Yves Fick inscrit un poème. Bref, qui dit justement la saisie impossible de l’instant conçu ici très classiquement comme intervalle, mais qui vient, par son geste même, non pas vainement tenter de retenir d’aucune façon ce qui toujours fera défaut, mais évider bien plutôt le texte de cette nécessité même. « Ce qui demeure », selon Fick qui intitule ainsi sa contribution à la revue de création en ligne D’ici là [8], sera « ce qu’il a vu de l’instant », soit « ce qui ne peut se dire du moment un point suspendu ». L’instant Web contient et libère à la fois une poétique de l’empêchement qui se sait incapable de tout bon débarras, et s’écrit précisément dans ce creux d’un indicible et d’un infigurable. La profusion même, qui nourrit un site comme celui de Jean-Yves Fick, témoigne de cette relance incessante du poème face à l’instant.

Christophe Sanchez, qui publie simultanément des clichés d’aube sur Instagram, et le même cliché accompagné d’un poème, sur son blog, propose également une telle écriture de l’instant numérique, tout particulièrement sensible – photo-sensible – aux moments d’entre-deux. La rubrique « Morning à la fenêtre » y reprend le motif crépusculaire, si populaire sur FlickR ou Instagram, dans un cadre proche du journal personnel, pour apercevoir « l’instant dans l’eau obscure d’un tourment [9] », et par-là capter « tout ce qui est “entre” et peut échapper à la présence du présent » – un éphémère qui « capte du temps dans les flux imperceptibles et les intervalles des choses, des êtres et de l’existant [10] ».

Si le seuil et l’intervalle mobilisent tant, c’est comme expérience paradoxale d’un écart – entre chien et loup – plein. L’instant que texte et image, puisque ce compagnonnage domine, s’emploient à dire, résonne en effet d’une pluralité de temporalités qui l’irise. Davantage qu’un point fugace insaisissable sur la ligne du temps, l’instant s’offre comme entrelacs d’expériences. Remontons… à Stendhal, qui face à l’exceptionnelle richesse d’instants revécus par sa mémoire dans leur éclat d’épiphanies, expérimente, dans sa Vie de Henry Brulard, la nécessité d’une saisie polysémiotique. Face à la gageure d’une transcription, dans la successivité de la phrase, de la synchronie définitoire de l’instant, il fut contraint de recourir au dessin, à l’image comme dispositif synoptique : « le glissement d’une sémiotique verbale à une sémiotique de l’image », commente Jean-Marie Seillan, « consacre l’incapacité, au moins relative, de l’écriture littéraire à saisir et à restituer la pluralité des sensations qui coexistent dans l’instant heureux [11] ».

L’instant, haussé au rang de révélation épiphanique, se fait ici occasion, « instant qui est pour nous une chance », écrit Jankélévitch dans Le Je-ne-sais-quoi et le presque-rien. Or, l’occasion, propice, est une « coïncidence ponctuelle » de plusieurs temporalités, celle du sujet et celle de l’événement qui surgit, l’intersection de lignes temporelles, l’instant de synchronisation miraculeuse de plusieurs rythmes, comme une polyrythmie heureuse :

L’occasion est une chance, et une chance inédite, inouïe, inespérée, par la réunion exceptionnelle de facteurs ou de conditions qui demeurent en général disjoints. L’occasion est l’alternative surmontée […], la conjonction critique succède à la disjonction chronique, le cumul au sporadisme ! […] C’est donc le “simul” de la simultanéité qui est le miracle [12].

Par l’alliance du texte et de l’image, les poèmes en ligne de Jean-Yves Fick cherchent l’occasion, proche du Kaïros de l’instant grec. Si la photographie jouit déjà, en elle-même, d’une complexité temporelle, « nouement » qui « se saisit en une seule fois de plusieurs temporalités [13] », comment le texte peut-il jouer sa propre carte ? Probablement par la domestication du verbal :

  1. amuï au profit de syntagmes nominaux, libres de flotter sans attache temporelle fixe, d’autant qu’ils se juxtaposent et proposent le plus souvent un parcours paratactique,
  2. ou délivré de telles amarres, par le choix massif d’un présent de l’indicatif d’aspect sécant, élu pour ses emplois dits « omnitemporels », qui font de ce tiroir verbal l’équivalent grammatical du flou photographique, capable de rendre simultanés pour l’œil les mouvements pourtant successifs d’un objet.

Négociant sans cesse avec les flux, tramé d’une diversité de temporalités et de rythmes, l’instant Web, en quête de formes adéquates, associe donc volontiers l’iconique au scriptural. Quand les poèmes de Fick font le choix de la parataxe, faut-il s’étonner de ce que la mosaïque se soit imposée comme le mode de publication privilégié de l’image sérielle sur Internet ? Parataxe iconique et parataxe textuelle jouent en effet des frictions entre partie et tout et transforment, à la limite, le poème même, en l’une de ces anthologies caractéristiques de la culture numérique. Significativement, Jean-Yves Fick accole d’ailleurs poème et mosaïque d’images, pour clore sa contribution à la revue D’ici là.

2 JY Fick D'ici là no7

Doc. 2 – Ibid.

Ces deux formes convergent dans la tentative d’écrire l’instant, non pas tant extrait du flux numérique ou vital, que reversé dans cette labilité. L’œuvre qui témoigne de cette tension fructueuse et qui perçoit en synchronie la diachronie fuyante, qui stabilise fragilement une telle fluidité, est mosaïquée. L’occasion aura ménagé ce dépassement dialectique de l’opposition originelle entre un instant-punctum, isolé comme saillie existentielle, et le flux numérique.

« L’occasion », poursuit Jankélévitch, « est un cas qui vient à notre rencontre [14] ». De fait, le paradigme de la rencontre semble fonder une poétique de l’instant Web, mieux peut-être que n’y parvient celui de la rupture, souvent mobilisé. De là l’omniprésence des haïkus numériques dans la blogosphère littéraire. C’est bien parce que cette forme poétique brève relève d’une « écriture absolue de l’instant [15] », propice au satori qu’elle s’impose comme scène privilégiée de la rencontre. Christophe Grossi intitule ainsi « Rencontre du jour » le contact noué furtivement avec une aigrette, dont le cliché et le texte porteront trace et témoignage [16].

3 C Grossi

Doc. 3 ‒ Philippe Grossi, http://deboitements.net/spip.php?article761

Si le haïku incarne et se définit comme « art de la rencontre », il jouit en effet sur le Web de la coexistence de systèmes sémiotiques différents, dont la coprésence réalise et autorise cette rencontre même. Jean-Pierre Balpe inscrit ainsi systématiquement, dans un blog explicitement consacré aux haïkus, le texte à l’intérieur de la photo [17].

4 JP Balpe

Doc. 4 ‒ Jean-Pierre Balpe, http://meshaikus.canalblog.com/.

L’instant Web, par le haïku, rejoint le punctum barthésien, qui montre ce « détail [qui] emporte ma toute lecture. […] Par la marque de quelque chose, la photo n’est plus quelconque. Ce quelque chose a fait tilt, il a provoqué en moi un petit ébranlement, un satori, le passage d’un vide (peu importe que le référent en soit dérisoire [18]) ». La photographie comme instantané offre sa saisie du réel au haïku numérique, comme une note – notula – prise au vol, « comme un gangster sort son colt », écrivait encore Barthes : le « tir photographique » de Cartier-Bresson, qui glosait par-là son fameux « instant décisif », résonne du même écho : « Bang » ! écrivait Balpe.

« C’est ça » résumait le punctum pour Barthes ; « ça-a-été », la photographie : posons qu’un « c’est là » devient nécessaire aujourd’hui pour spécifier l’apport du numérique, dans ce rapport iconotextuel voué au partage en ligne. L’« hypercontextualisation » du cliché numérique – du selfie notamment – comme « rapport de l’acteur à la situation » [19], sert une écriture numérique de l’instant consacrée à la collecte d’objets trouvés, au gré d’errances souvent urbaines qui rappellent les pratiques surréalistes puis situationnistes, mais s’affichent également comme des équivalents IRL de la sérendipité au cœur de la navigation sur Internet. Le geste photographique et poétique de Cécile Portier, par exemple, prélèvera une vulgaire pièce de monnaie.

5 C Portier

Doc. 5 ‒ Cécile Portier, http://petiteracine.net/wordpress/2014/06/gagne-ma-langue/

Renouant avec la poétique du hasard objectif et de l’objet trouvé, l’écranvain propose ici comme une porosité des espaces, numérique et réel, où la même errance conduit à la rencontre du trivial. « Semée », autre dispositif de la série « Compléments d’objets » sur le site de Cécile Portier, illustre également une telle métalepse, puisque c’est cette fois une semelle oubliée là sur laquelle tombe l’auteure, comme au gré de mes parcours en ligne je peux croiser incidemment telle ou telle page Web depuis longtemps délaissée par son propriétaire.

6 C Portier Semée

Doc. 6 ‒ Cécile Portier, http://petiteracine.net/wordpress/2011/06/semee/

Perec aujourd’hui, parallèlement à son herbier urbain, nourri des traces – tracts, tickets… – de l’existence contemporaine, réaliserait peut-être un herbier numérique qui, dans le cloud ou sur un disque dur externe, archiverait des captures d’écran de ses navigations sur Internet… Telle pratique serait fidèle à l’esprit de l’auteur et à son goût du jeu. C’est même là, encore, un point de rencontre, que cette ludicité attachée à la sérendipité, comme le montre Servanne Monjour [20], et intrinsèquement, à l’instant, friand de surprises et d’impromptus quand la durée, elle, ne peut d’empêcher de planifier, en tablant sur quelque constance des individus et du monde. Aussi l’instant Web manifeste-t-il au mieux, dans ces productions littéraires nativement numériques, une intention d’invention.

4. L’instant & l’énonciation créatrice

La simplification technique du processus éditorial, rendue possible par les performances actuelles du réseau, des plateformes et des logiciels dédiés, autorise un mode de publication quasi instantané. Thierry Crouzet évoque ainsi la touche « Send », aux pouvoirs presque magiques :

Un Send n’est pas réversible, le Net mémorise, interdit l’oubli, tant chaque chose est aspirée, archivée au-delà de toute possibilité d’effacement, à moins d’un cataclysme. Pas de repenti, ou si peu, foncer en avant vers le texte suivant. Assumer son imperfection, jouir de l’éjection de bits vers les papilles sursensibilisées des récepteurs étrangers [21].

Le lecteur internaute accède à des productions qui conservent quelque chose de leur élan premier : découvrant un texte qui vient d’être rédigé, tweet ou post, j’en perçois non seulement le contenu mais également la force de projection, forme de dripping numérique, sur l’écran que je contemple. C’est bien le geste même de l’écranvain qui perdure et constitue partie du rayonnement de l’œuvre publiée en ligne.

Symétriquement, l’auteur tend à raccourcir, parfois jusqu’à l’infime instant, le délai attribué à la validation sociale du contenu édité : « Internet se définirait ainsi comme le lieu d’une prétention à l’immédiateté du feedback dans les processus littéraires », admettra-t-on aisément, avec Étienne Candel et Gustavo Gomez-Mejia [22]. Plus largement, la culture de l’engagement de l’internaute ressortit à l’immédiateté et à l’instantanéité. La viralité des mèmes, par exemple, exploite ce pan tacite de la pratique du partage d’un contenu par les internautes. Là encore, contrairement aux apparences, l’instant ne conteste pas tant le flux qu’il ne se découvre des aires communes où se réalise une coprésence polyrythmique. Le même, partagé parfois des millions de fois, y perd-il de son aura originelle ? Pas forcément, semble-t-il, puisque le modèle benjaminien de la reproductibilité technique ne se superpose que partiellement à ces pratiques, qui relèveraient davantage d’une (ré)itérabilité numérique de l’instant. L’instant originel – une vidéo, par exemple – est en effet censé conserver, même diffusé aussi largement, sa puissance disruptive première : c’est même parce qu’il la conserve qu’il m’incite, à mon tour, à entrer dans la chaîne du partage.

On le voit, les caractéristiques techniques qui définissent le support et donc ses pratiques, ne sauraient épargner l’énonciation même de l’œuvre. Présentant l’ouvrage de Dominique Hasselmann, 140 Tunnels – en 140 signes chacun – proposé en ligne par Publie.net, François Bon affirme nettement une telle interaction :

Il faut s’y faire. Twitter est désormais un outil adulte de création. Non par culte du bref, mais par ce rapport de publication immédiate, circulante, qui permet d’être au plus près du réel et en même temps de le construire comme fiction [23].

Le texte littéraire met alors ses pas dans ceux de la photographie, dont l’histoire peut, de ce point de vue, se résumer à la réduction progressive du temps de pose jusqu’à « une pointe presque invisible –, le suspens de l’instantané, qui est à la fois le plus bref et le plus absolu [24] ». C’est également l’horizon de la performance, dépendante d’un hic et nunc, ouverte au geste autant voire plus qu’au résultat-œuvre, qui se propose ici à l’œuvre littéraire numérique saisie à travers le prisme de l’instant. Chaque clic sur un lien hypertexte, d’ailleurs, souligne « l’énergie suggestive du langage, de l’image, de l’éclairage, de la mise en espace et de l’animation », pour Alexandra Saemmer [25].

L’hypertexte participe donc d’une poétique et d’une économie pragmatique du ravissement, le clic m’engouffrant brutalement dans un ailleurs inconnu. De même, le surgissement en ligne de l’œuvre littéraire hyperliée, ou tout simplement nativement numérique, parfois encore mal dépolie, entachée de scories qui pourront éventuellement disparaître lors d’une ultérieure relecture-mise à jour, lui confère l’intensité conservée du geste créateur. L’instant créateur, comme le soulignait déjà Bachelard, ouvre à la dimension du commencement [26].

Or, le commencement, toujours relancé, a déjà son genre : l’essai, dont la poétique se laisse caractériser par « cet élan permanent de l’entrée, pulsion de discours renouvelée à chaque phrase [27] ». Le site « en recomposition permanente [28] » et le blog perçu comme « enchevêtrements, marqueterie, hoquetante psalmodie [29] » entassant fragment sur fragment, renouent avec cette évolutivité inhérente à l’essai, en cela distinct du traité aux visées plus péremptoires. C’est même à une vitalité neuve qu’il aspire, reprenant à chaque occasion le fil de son discours, non seulement pour le moduler et le prolonger, mais bien pour y réinscrire un élan énonciatif capable de revigorer l’ensemble. Dès lors, multipliant les incipit, le site ré-arme et ré-ancre à chaque instant la performativité d’une parole d’écrivain. Il fait même de l’instant l’occasion d’une telle relance de la pensée. Si l’essai comme le site renoncent à l’affirmation de vérités intimidantes d’être présentées comme définitives et indépassables, c’est que tous deux s’ancrent de fait dans un terreau mouvant par définition, celui du présent de leur énonciation. « La philosophie prétend aux vérités éternelles, si l’on en croit Platon », rappellent Glaudes et Louette, « l’essai fait du circonstanciel l’objet de sa méditation [30]». Nommons e-ssai le terrain de jeu de cet « instant qui décide et qui ébranle » tant l’auteur que le lecteur, progressant par vagues successives, gages d’une nouveauté entretenue comme un feu précieux : « Il faut du nouveau », écrivait encore Bachelard, « pour que la pensée intervienne, il faut du nouveau pour que la conscience s’affirme et que la vie progresse. Or, dans son principe, la nouveauté est évidemment toujours instantanée [31]. »

Au terme de ce parcours, qui lui-même se contente d’ouvrir le dossier Web Satori, l’instant, considéré comme le régime de temporalité privilégié d’une écriture numérique, s’est déployé tant vers sa réception en aval, qu’en amont vers des formes et des genres anciens, revisités par l’activité de ces écrivains du Web, ou écranvains. C’est qu’un des strates les plus profondes des pratiques littéraires concernées se nourrit du rêve fou de dire, malgré tout, malgré la modernité et Mallarmé notamment, le monde par le langage. L’immédiateté, le fantasme de la synchronie perception/publication/réception, permettrait de rétribuer autrement le défaut des langues. L’efficace technique incarné par des outils performants, smartphone, tablette, ordinateur, l’éclatement sémiotique des contenus – son, image, texte – tentent ainsi de négocier avec l’embarras propre à notre littérature dans son rapport au monde. Les tenants d’un Web de l’information soulignent d’ailleurs à l’envi la puissance du réseau et saluent l’instant comme cet éclair performatif réduisant presque à néant bruit et retard dans la transmission des messages. Mais si les écranvains, on en aura vu quelques exemples ici, exploitent à leurs fins propres les capacités des plateformes, c’est bien pour mener, toujours, une interrogation sur le rapport de la langue au monde, voire pour évider cet instant trop plein, saturé d’informations, en le faisant dialoguer notamment avec l’image photographique. Les poèmes de Jean-Yves Fick déterritorialisent volontiers le référent de la photo, par la mise en espace de blancs, venus trouer le texte mais aussi susciter des circulations d’air entre l’écrit et l’image. Les « Grains d’instants » de Christophe Grossi se jouent ainsi, de façon exemplaire, d’un rapport de l’écriture à l’immédiateté supposée de l’image déposée sur Instagram, en proposant décalages et « déboîtements » – le titre de son blog littéraire – indispensables au surgissement d’une écriture décentrée [32].

7 C Grossi Grainns d'instants

Doc. 7 ‒ Christophe Grossi, http://deboitements.net/spip.php?rubrique50

Autant de formes de résistance vive à l’évidence, voire à la fascination de l’instant comme possibilité, ici reconnue vaine, de fixer le sens.

Notes

[1] Je renvoie ici à l’ouvrage de Serge Bouchardon, La Valeur heuristique de la littérature numérique, Paris, Hermann, « Cultures numériques », 2014, p. 12.

[2] M. Doueihi, Pour un humanisme numérique, Paris, Seuil, 2011, p. 18.

[3] R. Simone, Pris dans la Toile. L’esprit au temps du Web, Paris, Gallimard, 2012, p. 24.

[4] A. Bertina, Je suis une aventure, Paris, Verticales, 2012, p. 370.

[5] J’ai plaisir à emprunter cette notion à Yves Vadé, qui l’avait forgée dans son article « Pour introduire les chronotypes », in L’Invention du XIXe siècle, le XIXe siècle par lui-même, Paris, Klincksieck, 1999, p. 195-205.

[6] R. Barthes, Œuvres complètes, t. 3, Paris, Seuil, 2002, p. 706.

[7] F. Georges, « Représentation de soi et identité numérique. Une approche sémiotique et quantitative de l’emprise culturelle du Web 2.0 », Réseaux, no154, 2009, p. 191 et 168.

[8] D’ici là, no7, Pierre Ménard (dir.), Publie.net, 2011.

[9] http ://www.fut-il.net/2015/12/morning-la-fenetre-s04.html

[10] Christine Buci-Glucksman, Esthétique de l’éphémère, Paris, Galilée, 2003, p. 25.

[11] J.-M. Seillan, « L’instant stendhalien et les limites de l’écriture littéraire », Modernités, no11, « L’instant romanesque », Talence, Presses Universitaires de Bordeaux, 1998, p. 31.

[12] V. Jankélévitch, Le Je-ne-sais-quoi et le presque rien, t. 1, « La manière et l’occasion », Paris, Seuil, Points, 1980, p. 142.

[13] Jean-Christophe Bailly, L’Instant et son ombre, Paris, Seuil, 2008, p. 54.

[14] Op. cit., p. 16.

[15] Roland Barthes, La Préparation du roman I et II, Paris, Seuil / Imec, 2003, p. 85.

[16] deboitements.net/spip.php?article761

[17] http://meshaikus.canalblog.com

[18] Roland Barthes, La Chambre claire, in O.C. t. 5, Paris, Seuil, 2002, p. 828.

[19] André Gunthert, L’Image partagée. La photographie numérique, Paris, Textuel, 2015, p. 156 et 154.

[20] S. Monjour, La Littérature à l’ère photographique, Thèse de doctorat, Rennes 2 – Montréal, 2015, p. 103.

[21] http ://tcrouzet.com/2013/11/24/la-send-generation-pecha-kucha-remix/. Voir également Thierry Crouzet, La Mécanique du texte, Publie.net, 2015.

[22] Voir leur article « Écrire l’auteur : la pratique éditoriale comme construction socioculturelle de la littérarité des textes sur le Web », in L’Auteur en réseau, les réseaux de l’auteur, Orianne Deseilligny & Sylvie Ducas (dir.), Nanterre, Presses Universitaires Paris Ouest, 2013, p. 61.

[23] https ://www.publie.net/livre/140-tunnels/

[24] J.-C. Bailly, op. cit., p. 112.

[25] A. Saemmer, Matières textuelles sur support numérique, Presses universitaires de Saint-Étienne, 2007, p. 16.

[26] Voir son Intuition de l’instant, Paris, Le Livre de Poche, 1994, p. 18 notamment.

[27] Marielle Macé, Le Temps de l’essai. Histoire d’un genre en France au XXe siècle, Paris, Belin, 2006, p. 164.

[28] http ://www.tierslivre.net/spip/spip.php?article3749 .

[29] http ://lambertschlechter.blogspot.fr/search?updated-max=2015-09-25T12 :48 :00%2B02 :00&max-results=15&start=32&by-date=false; 19 septembre 2015.

[30] P. Glaudes & J.-F. Louette, L’Essai, Paris, Hachette, « Contours littéraires », 1999 ; 2ème édition, Paris, Armand Colin, 2011, p. 134.

[31] G. Bachelard, op. cit., p. 22 et 37.

[32] Voir http ://deboitements.net/spip.php?rubrique50 .

Auteur

Gilles Bonnet est Professeur de littérature à l’Université Jean Moulin-Lyon 3, où il dirige le centre de recherches MARGE. Ses travaux portent sur la littérature française moderne et contemporaine, et tout particulièrement sur les rapports entre littérature et Internet. Un essai, intitulé Pour une poétique numérique, paraître fin 2017 aux éditions Hermann. Il a édité les actes du colloque « Internet est un cheval de Troie : la littérature, du Web au livre », sur le site Fabula (lien).

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Écritures numériques, scènes du moment


À partir d’un poème de Victor Segalen, « Moment », issu de Stèles, composé en 1912, on se propose de penser (de rêver) l’écriture numérique à l’aune de la notion chinoise du Wen : l’écrit arraché au temps. Ce punctum du présent qui à la fois le fixe présent et le nomme, le réinventerait aussi et rendrait possible notre présent. Hypothèse : ce poème nommerait l’instant analogue à celui de l’écriture numérique : nommerait le temps dans lequel elle plonge, qui est celui de l’instant – un surgissement et un abime, une lancée et une perte, une apocalypse, un désastre et une épiphanie.

From a poem written by Victor Segalen, “Moment,” from Steles, composed in 1912, we propose to think (to dream) numerical writing by the yardstick of the chinese concept of Wen : word snatched from time. This punctum of the present, at once fixes it and names it, could also reinvent it and making possible our present. Hypothesis : this poem would name the moment analogous to that of digital writing : would name the time in which it plunges, which is that of the instant – an upsurge and an abyss, an impulse and a loss, an apocalypse, a disaster and an epiphany.


Texte intégral

1. Moment – enjeux du Wên

Moment

 

Ce que je sais d’aujourd’hui, en hâte je l’impose à ta surface, pierre plane, étendue visible et présente ;

Ce que je sens, — comme aux entrailles l’étreinte de la chute, je l’étale sur ta peau, robe de soie fraîche et mouillée ;

Sans autre pli, que la moire de tes veines : sans recul, hors l’écart de mes yeux pour te bien lire ; sans profondeur, hormis l’incuse nécessaire à tes creux.

Qu’ainsi, rejeté de moi, ceci, que Je sais d’aujourd’hui, si franc, si fécond et si clair, me toise, et m’épaule à jamais sans défaillance.

J’en perdrai la valeur enfouie et le secret, mais ô toi, tu radieras, mémoire solide, dur moment pétrifié, gardienne haute

De ceci… Quoi donc était-ce… Déjà délité, décomposé, déjà bu, cela fermente sourdement déjà dans mes limons insondables.

Victor Segalen, Stèles

 « Sous les Han, voici deux mille années – écrit Victor Segalen –, pour inhumer un cercueil, on dressait à chaque bout de la fosse de larges pièces de bois [1].… » Stèles percées qui permettaient que descendent en terre les tombeaux – et sur lesquels on écrivait en mémoire du mort des mots secrets, élégies ténébreuses ou joyeuses arrachées à l’instant de l’écriture pour les siècles à venir qui ne sauront pas les lire. « Le style doit être ceci qu’on ne peut pas dire un langage, car ceci n’a point d’échos parmi les autres langages et ne saurait pas servir aux échanges quotidiens : le Wên. Jeu symbolique dont chacun des éléments, capables d’être tout, n’emprunte sa fonction qu’au lieu présent qu’il occupe ; sa valeur à ce fait qu’il est ici et non point là [2]. »

Dans cette Chine impériale où le monde est un alphabet, chaque direction trace un signe dans l’air. Au sud sont les stèles du pouvoir, celles de l’Empereur et des dignitaires ; au nord celles de l’amitié ; à l’est, consacrées à l’amour – et à l’ouest, dédiées à la guerre.

Et puis, il y a les autres stèles, plantées au hasard le long des chemins où l’on vient ici se perdre pour cela : se perdre et lire les stèles et la mémoire perdue, ce qui jadis était présence pure et qui n’est plus que signes épars dans le lointain.

Enfin, il y a d’autres stèles, qui « ne regardent ni le sud ni le nord, ni l’est ni l’occident, ni aucun des points interlopes, [et qui] désignent le lieu par excellence, le milieu. Comme les dalles renversées ou les voûtes gravées dans la face invisible, elles proposent leurs signes à la terre qu’elles pressent d’un sceau. Ce sont les décrets d’un autre empire, et singulier. On les subit ou on les récuse, sans commentaires ni gloses inutiles — d’ailleurs sans confronter jamais le texte véritable : seulement les empreintes qu’on lui dérobe [3]. » Ce sont les stèles décisives, terribles et mineures. Les stèles du moi : non de l’intime exacerbée, plutôt d’un soi commun et insondable, partageable, ultimement dérobé et offert par l’écriture [4].

Segalen nomme Stèles le recueil qu’il compose en 1912 dans lequel il recompose les stèles vues dans Pékin, cherchant à traduire dans les mots de sa langue les idéogrammes déposés sur les pierres anciennes qui ont avalé les signes qu’il tâche de déchiffrer, de l’autre côté des siècles, par-delà la langue et par-dessus les cadavres en poussière en l’honneur de qui on creusa le bois, la pierre et la terre sous elle. Stèles, ou la volonté de dire en retour la mort et la langue pour la traverser, de redoubler l’élégie par l’écriture, la désigner soudain, et par là inventer, encore et encore, les formes de vie qui la renverse.

Soit dans Stèles, celles du milieu, et parmi elles, l’une que Segalen nomme « Moment [5] » – cette stèle qui désigne le geste d’écrire l’instant et ce qu’il dérobe de sa volonté pour toujours.

C’est une rupture, une brèche.

S’y engouffre le geste entièrement accompli d’écrire qui s’abîme en lui. Le poète rejoue la geste ancienne : il se penche sur la pierre pour dire l’instant, et au moment où il dépose les mots, l’oubli le terrasse. Mais comble du paradoxe : le poème est alors fait, de cet oubli même qui demeure seule trace de l’instant, signe élégiaque qui porte en elle toute mort, et surtout celle qui met la mort au passé [6].

Mais ce n’est pas un geste miroir, ou tautologique de l’écriture perdue en lui. Simplement, quand la pierre boit la lettre, quelque chose se décompose, dans l’instant, s’arrache et s’anéantit. Le temps de l’écriture devient l’espace d’un instant, cet instant qui, se fixant, produit son effacement.

La pierre qui devait être garante d’un sens fixe et pérenne modifie les contours de la lettre et redéfinit ces ombres  : l’espace de l’écriture prend corps non plus dans le socle d’une clarté éternelle, mais au contraire au lieu d’un secret transitoire, d’un mystère d’autant plus insondable que celui qui l’a déposé demeure à vif, et plus lourd encore d’un trouble intérieur, et non pas soulagé ou débarrassé d’un poids. Ce tressaillement prolongé relève de l’écriture autant que les lettres gravées : et entre la vitesse du désir d’écrire et la pérennité recherchée, quelque chose fraie et déchire davantage, qui est le moment d’un instant : ce temps suspendu, qui n’appartient ni à la pierre ni à soi, mais peut-être au temps lui-même : celui du Wên.

Le mot Wên est intraduisible : il est l’idéogramme chinois qui peut désigner, faute de mieux, l’écrit. Ou l’écriture ? C’est littéralement un croisement des traits [7]. Ce peut-être un tatouage, des lignes – l’aventure de leur rencontre, comme l’écrira Michaux [8] –, des dessins qui finissent par dégager des formes. C’est le visible des choses, telles qu’elles sont retranscrites à la surface du monde. Le Wên désigne surtout quelque chose de primitif, à la racine de l’être : une figuration simple arrachée à l’aura même du réel. C’est d’ailleurs le racine de tous les termes aujourd’hui employé pour évoquer le fait de tracer des lignes : « écriture » (wen-zi), « langue écrite classique » (wen-yan), « texte » (wen-zhang), « littérature » (wen-xue), « culture » (wen-hua), « style » (wen-ti)… C’est l’écriture au sens graphique – ou la littérature comme ensemble, voire l’espace où s’amassent les signes, ou le langage écrit par opposition au langage parlé : et c’est aussi le lieu de l’imaginaire. Le Wên est pour Segalen tout cela à la fois, mais surtout le territoire propice d’une modernité qui saura relever la poésie occidentale [9].

2. Intensité, radicalité, plasticité : Wên numérique

De la Chine médiévale à l’Orient aperçu par un poète européen dans un Empire à l’agonie, toute une distance : et quelle leçon pourtant, pour nous, aujourd’hui ?

C’est dans l’écart que Segalen avait désiré retrouver la force de refonder une langue, hors tout exotisme et volonté de nier la radicale altérité de l’ailleurs, mais dans la saisie d’un geste capable de transcender la nature propre de l’art, là où précisément l’instant a lieu. Et c’est dans cet écart qu’on peut, en retour, considérer le présent, notre moment et nos écritures les plus contemporaines. Écart qui n’est pas un détour : au contraire. Une façon de se réapproprier les outils et les formes.

Lire le présent, c’est puiser dans le temps ses devenirs pour en saisir les mouvements. Dans ses récents cours au Collège de France, Patrick Boucheron interroge l’histoire et le passé : le passé surgit dans la déchirure au présent, dit-il en substance, déchirure d’un temps qui soudain n’est plus. Penser la littérature dans ses formes présentes, c’est aussi considérer ces généalogies fécondes et tenir le présent sur la durée des siècles. Le pari ici [10] tend à considérer les écritures numériques non comme un pur surgissement du neuf, mais comme un prolongement de gestes et de pratiques qui toutes auront travaillé l’inscription de l’instant à la fois comme un procédé et comme une forme…

« Chaque temple avait sa stèle. Au moyen de l’ombre qu’elle jetait, on mesurait le moment du soleil », note Segalen dans l’avant-propos de Stèles. Mesurer le moment du soleil au moyen de son ombre, c’est peut-être la tâche de tous ceux qui voudraient non contempler l’art et ses formes, mais vouloir engager avec le temps un dialogue à travers les arts – cet envers de la vie –, ceux qui en recueillent les forces et en disposent pour les vivants, à l’instant de nos existences.

Alors, entre ces stèles et nos sites, quel rapport (de forces) ? Justement une question de rapport, et de forces, où le Wên tel que l’a conçu Segalen pourrait bien être un instrument de pensée du contemporain, puisqu’il est le geste de l’instant, du moment.

Ce moment est dans Stèles précisément saisi dans le poème « Moment », qui nomme cette stèle insondable devant lequel l’homme se tient, qui vient de la graver – ou qui est en train de la graver. Entre lui et la pierre, tout ce qui sépare la volonté et son l’inscription : et pourtant, le poème existe, qui dit l’inexistence d’un poème.

Hypothèse : ce poème nommerait l’instant analogue à celui de l’écriture numérique : nommerait le temps dans lequel plonge les écritures numériques, qui est celui de l’instant – un surgissement et un abime, une lancée et une perte, une apocalypse (catastrophe, révélation et redéploiement), un désastre et une épiphanie. Et la pierre qui reçoit la gravure, l’image de l’espace virtuel de ces écritures, qui à la fois accueille et remodèle, reçoit et refaçonne, inscrit et écrit, sculpte et diffuse. Quant au lieu élégiaque, singuliers sont les sites internet dressés dans l’au-delà même de leurs auteurs, et cependant livré à la précarité transitoire de technologies toujours menacées par leurs obsolescences en cours et programmés.

Si les Stèles sont comme nos sites, c’est aussi en raison de l’espace de leur surgissement qui désigne leur fonction. Segalen avait noté qu’elles sont dressées dans ces terres du milieu qui ne pointent vers aucune direction décisive du réel tel que le monde l’organise : aujourd’hui, les lieux et les paroles consacrés au pouvoir, à l’amitié, à l’amour et à la guerre sont si nombreux qu’ils occupent tout le champ du discours et de la vie : d’autres stèles sont livrées à ce qui reste, qui n’est rien et qui est tout : et signe notre appartenance à cette vie commune. Ce sont des stèles sans objet, sans autre direction que ce milieu au sujet duquel Deleuze et Guattari écrivaient qu’il n’est « n’est pas du tout une moyenne, c’est au contraire l’endroit où les choses prennent de la vitesse » [11]. Stèles et sites de l’entre des choses, l’entre « ne désigne pas une relation localisable allant de l’une à l’autre et réciproquement, mais une direction perpendiculaire, un mouvement transversal qui les emporte l’une et l’autre, ruisseau sans début ni fin, qui ronge ses deux rives et prend de la vitesse au milieu » [12]. Cet entre qui pourrait désigner de part en part le Web, à la fois relation et espace, vecteur et propulsion, semble bien cet espace décroché du réel, sans efficace sur la marche du monde, et qui cependant vient l’envisager, le dévisager, et tâche d’en intensifier l’expérience, et qui surtout est produit dans l’instant, par l’instant, pour l’instant – conçu comme une vitesse.

Ce milieu – « lieu par excellence », notait Segalen – est ainsi celui des sites par localisation, nature et fonction, parce qu’ils prennent appui sur ce qui littéralement, n’existe pas, n’ont pas d’autre utilité sociale que d’exister pour eux-mêmes, ni d’autres rôles que d’être cette ouverture infinie à l’instant de l’écriture qui viendrait en retour questionner le monde  : l’espace numérique, objet fermé, mais sans bord ni frontière pour paraphraser la physique moderne [13], « comme les dalles renversées ou les voûtes gravées dans la face invisible, proposent leurs signes à la terre qu’elles pressent d’un sceau. »

Sur les stèles chinoises, l’important était l’empreinte : elle relève autant du geste de l’artisan qui grave sur la pierre les idéogrammes que la pierre elle-même dont les aspérités irrégulières et la porosité relative écrit elle aussi, en agençant et recomposant les contours des lettres.

Les sites d’écritures numériques sont conçus ainsi : où ce qu’on y lit est autant le texte que leur support, la pierre dressée par le code qui sculpte et compose une page, dans sa matérialité sensible et plastique.

Ainsi le site propose-t-il un instant, un objet et une langue : un temps et l’expérience de sa saisie confondue dans une forme. Rien de différent en cela ni de neuf avec le livre imprimé ? Certes. Mais il s’agit de défendre, contre le mythe illusoire d’un surgissement neuf hors de toute histoire, que les écritures numériques prolongent des pratiques littéraires dans le triple sens d’une radicalité, d’une plasticité, et d’une intensité – comme l’avait proposé déjà Sébastien Rongier [14], suivant les travaux de Catherine Malabou et son regard sur la plasticité qui serait le régime de l’art de nos jours, qui supplanterait celui de l’écriture [15].

En cela le site est une stèle, mais triplement autre : une stèle radicalement dressée, plastiquement conçue, intensément éprouvée. Et ces trois directions s’orientent justement dans la perspective du temps, de la conjonction du présent et de la présence : celle de l’instant s’il est l’arrachement du passé et la transcription d’une durée vouée à produire son effacement. Sous l’image de cette stèle, c’est le crépuscule aussi d’un rapport au temps : et son renouement. Le passage d’un régime de l’écrit à celui de sa plasticité, une dynamisation intermédiale, multimédia, à la conjonction du texte, de l’image et de la voix.

En cela, le double détour par le passé de la Chine – celle de l’Empire médiéval et du début du XXe siècle tel que l’a lu Segalen – n’est pas une analogie, plutôt un essai de généalogie des écritures du présent, dont le présent serait le critère. Or, ce critère, c’est aussi la matière des écritures numériques – et c’est celui qui fonde en partie l’éthique du Wên.

3. Satori & Wên : fabrique du moment

Si le Satori est l’éveil – terme qui dans le vocabulaire spirituel désigne celui de Bouddha –, le Wên est ce geste qui réalise le temps au moment où celui-ci est saisi. C’est en somme le satori du langage : sa fabrique, ou ce qu’en grec on nomme la poïesis. Or, fabriquer du temps, c’est tout l’enjeu radical des écritures numériques – et c’est, dans l’espace plastique de sites qui composent incessamment et reconfigurent l’écriture dans l’espace de pages mouvantes que ce temps s’élabore, c’est dans l’intensité d’un présent par essence ajustée à sa production qu’il se crée : c’est en somme l’instant dont il émane et qu’il formule pour se réaliser.

Car ce qu’on lit sur les sites numériques, c’est du temps fabriqué en langage. L’écriture y est contemporaine de sa publication et de sa diffusion – et du monde qui surgit sur la surface même des écrans où on les lit. La date qui figure en tête ou sous les textes n’est pas seulement une indication : elle relève du texte en tant qu’elle le date, l’érige dans un présent qui ne peut se lire que comme du passé, même différé – mais qui demeurera présent à chaque vue sur la page.

Cette fabrique du présent [16] n’est pas seulement la production d’un temps tel qu’il passe : comme le Wên lu par Segalen – et singulièrement dans le poème « Moment » –, ce temps est travaillé par la surface qui l’accueille, et vient interroger en retour celui qui l’a déposé.

Combien de sites qui exposent la fabrique de leur travail, faisant du temps surgi sur l’écran non pas vraiment la cristallisation d’une vérité, mais plutôt le dépôt d’un moment transitoire que recompose la page ? Sur le site de Guillaume Vissac, Fuir est une pulsion [17], on peut lire les différentes versions écrites d’un même billet : brouillon ? Ou plutôt recomposition latente d’une écriture ? Sur le site de Daniel Bourrion, Face-écran [18], un onglet « révision » permet d’accéder également aux strates successives : l’état final n’est finalement qu’un instant plus proche du dernier passé, un présent provisoire toujours menacé par un achèvement plus contemporain.

Mais ces exemples limites ne font que spectaculariser – et rendre lisibles, à la surface – des pratiques qui partout essaiment, même invisiblement, et remuent en profondeur. Ce qu’on lit dans un site, c’est avant tout le site et l’instant de sa reconfiguration permanente : son architecture et ses réseaux propres. Voir le Commettre de Pierre Coutelle (aujourd’hui en sommeil), ou les travaux de Julien Kirch à partir de remue.net et au-delà.

À cet égard, le paradigme sans modèle pourrait bien être le désordre [19] de Phil de Jonckheere, dont la page d’accueil par exemple se reconfigure chaque jour, et dont chaque page est indépendante de sa source, construite pour elle-même comme sa propre totalité.

Le temps du site, c’est en somme cet instant qui abolit en lui-même toute la durée qui l’a élaboré – et qui lui donne son image.

À l’ouverture du site de Mahigan Lepage [20], on pouvait voir jusqu’à cet hiver un hall d’aéroport (en fait, plusieurs halls puisque différentes images s’enchaînaient en fondu) : et l’ensemble de la structuration du site jouait à sa propre fiction, avec portes d’embarquement, villes à visiter, passage par des sas de transition, salles d’attente… Le site donnait à lire son inscription et la manière dont il s’inscrivait pour lui-même : son temps était celui de sa fabrique, rigoureusement contemporaine à sa stratégie d’éditorialisation. Mais cette version n’est plus en ligne : dernièrement (à l’hiver 2016/2017), Gwen Catala a réorganisé le visuel du site, proposant des entrées en adéquation avec les activités actuelles de Mahigan Lepage (aujourd’hui engagé dans un travail de traduction). C’est aussi cela, l’instant du site : le Wèn de son organisation constante est celui de son passage incessant, d’une actualisation du présent. Tous les anciens textes se retrouvent dans la version actuelle du site pour laquelle ils n’ont pas été écrits, mais qui déterminent aujourd’hui la lecture, dans la partie « bazar » du site.

On pourrait multiplier les exemples de ces mises à jour qui plongent dans une autre lumière – et une autre obscurité aussi… – les textes déposés sur la « base de données » (on peut évoquer la réorganisation à l’automne 2010 de Liminaire [21], par Pierre Ménard, qui rassembla sur un même site plusieurs de ces blogs alors agencés en constellation…).

Mais si on devait s’attarder encore sur l’exemple du site de Mahigan, il faudrait aussi ajouter que la pénultième version de son site était née sur les ruines de son site précédent, perdu à la suite d’une erreur de saisie et d’un effacement de sa base. C’est encore cela, l’instant du site : son présent toujours suspendu dans sa précarité. Les travaux d’aménagement permanent d’un site disent ainsi son statut fragile et toujours en cours de modification : « transitoire, fugitif, contingent », écrivait Baudelaire [22] pour nommer quelques aspects de la modernité – ce fugitif est le risque auquel s’exposent des sites qui, tout en contenant les textes les plus précieux de leurs auteurs (et cette part de la vie la plus active en eux, la plus vitale), peut tout à fait être supprimé radicalement en quelques instants : stratégie du fugitif, fuir le temps qui le précède et celui qui le suit, marcher dans l’instant.

Et puis, il y a le moment d’un Satori terrible, d’un contre-Wèn : celui de la disparition qui est toujours ce qui menace, et ce qui est contenu dans l’écriture numérique en tant que telle. Ce n’est pas seulement sa faiblesse : c’est sa nature. Si le site est instant, exposition des textes, c’est dans la mesure où on s’expose aussi au danger de leur abolition : à l’instant de la mort [23]. Or, cet instant, c’est celui de l’écriture en tant que telle, puisque l’ajout d’un texte dans un site relègue au passé, et souvent à l’oubli, voire à l’invisibilité, le texte qui le précède. L’écriture de l’instant est mise à mort à la fois de la vie qui l’a appelée et des écritures qui étaient alors présentes. La fosse à bitume [24] qu’est le site est le fruit de cette tâche de l’instant qui lutte contre l’œuvre close pour dresser une stèle jamais achevable.

Cela sans parler de l’autre moment ultime d’un site arraché au présent : celui qui suit la mort d’un auteur, qui disparaît avec ses codes de bases de données (site alors voué à la disparition, pour cause de non reconduction des droits auprès du fournisseur d’accès…).

Ainsi, l’écriture numérique fabrique de l’instant et le révèle à lui-même : l’inscription en ligne est quasi contemporaine de sa composition, et l’ancien jeu (comme ce qui sépare deux pièces d’un mobile) entre écriture et publication se réduit à quelques secondes. L’écriture devient son propre surgissement, et c’est à cela qu’elle tient aussi son intensité et sa radicalité. La plasticité qu’elle arrache au site, on a vu qu’elle se donnait à lire comme écriture aussi : la forme d’un site est en tant que tel son texte, son tissu, sa matière malléable et fragile, sa structure et sa vitalité, un organisme et une organisation.

Ainsi, de l’intensité, de la plasticité et de la radicalité, l’écriture numérique tire une relation au présent qu’elle puise dans la tradition : celle des écritures déposées aux surfaces les plus sensibles – pierres, bois, parois de murs dans les villes aussi – qui bien souvent possédaient une utilité sociale que l’écriture contournait, graffiti qu’on lit à Pompéi, dessins obscènes, ou avertissement au passant sur la route de Thèbes qui dresse la première élégie de l’Occident, et le tout premier poème peut-être, gravé par Simonide de Céos : « Passant, va dire à Sparte que nous sommes morts ici pour obéir à ses lois ». Écritures numériques du présent qui transforment l’élégie du passé en lyrisme pour maintenant.

Épilogue. « Hormis l’incuse » : de l’élégie au lyrisme, ou le satori du silence

L’incuse, c’est cette surface (souvent pour une monnaie) frappée en relief : creux qui dit cette plasticité des écritures qui font surgir du temps – du temps qu’on lit, même dans l’écart : impression de toujours assister en ligne à la lecture d’un présent, comme d’un journal sans cesse présent – ; et creux qui dit le secret, aussi, ce qui dans le poème de Segalen est aussi lié à la mort.

Stèles donc, que nos sites ? Mais stèles qui gravent une mise à mort permanente de la mort : et c’est peut-être ici que se joue la radicalité la plus grande. Là où le livre imprimé joue l’inscription du temps comme mise à mort du présent, le site ne cesse de produire l’effacement du passé, et d’en rendre visible le corps spectral d’un présent toujours constitué.

Quand j’écris ces lignes, cet hiver 2017, François Bon propose ses premières vidéos à 360°. Dans la partie biographique (« mise à jour permanente ») de son Tiers Livre, il avait noté il y a quelque temps déjà, pour les années 2018 à 2023 – autant écrire le futur tant qu’il n’a pas encore eu lieu : c’est aussi cela, la force du Satori numérique…– ces quelques lignes : « Évolution progressive et définitive du site Tiers Livre en arborescence d’oeuvre transmedia et préparation d’un verre sphérique inaltérable et indestructible incluant la totalité de cette oeuvre unique [25]. » Ce verre sphérique est un singulier écho de ces vidéos à 360°, où l’écriture corporelle et l’engament de la voix tendent à se défaire des mots écrits pour faire surgir le corps d’un auteur traversé par l’écriture. Vidéo en direct, même si montée, dont la théâtralité est celle de l’épure et de l’évidence, du risque aussi à s’exposer sans la distance des mots écrits.

Écritures pourtant ici encore : scène de l’instant.

Comme sont écritures ces silences que Segalen note, en points de suspension, dans l’effacement qui soudain surgit entre la volonté et le dépôt sur la pierre.

Écritures qui ne tiennent pas au texte, mais plutôt au geste d’aller vers la surface du monde et d’en graver des signes qui diraient non la volonté d’une pensée établie, plutôt la terrible et joyeuse tâche de dire le présent et de l’habiter.

Notes

[1] Victor Segalen, Stèles, « Avant-propos », Gallimard, coll. « NRF/Poésie », 1973, p. 22.

[2] Victor Segalen, Stèles, op. cit., p. 23.

[3] Victor Segalen, Stèles, op. cit., p. 24.

[4] Ce poème a également été l’objet d’une lecture précieuse par Jean-Pierre Richard, in Microlectures. Pages paysages II, Paris, Seuil, 1984.

[5] Victor Segalen, Stèles, op. cit., p. 128.

[6] « Écrire, c’est ne plus mettre au futur la mort déjà passée, mais accepter de la subir sans la rendre présente et sans se rendre présent à elle, savoir qu’elle a eu lieu, bien qu’elle n’ait pas été éprouvée, et la reconnaître dans l’oubli qu’elle laisse. », Maurice Blanchot, L’Écriture du désastre, Paris, Gallimard, 1980, p. 108-109.

[7] Selon le plus ancien dictionnaire chinois, le Shuo Wen Jie Zi de Xu Shen (58-147). C’est à ce dictionnaire que le P. Wieger se réfère essentiellement pour rédiger son ouvrage Caractères chinois (étymologie, graphie, lexique), Ho-Kien-Fou, 1900. Ce livre était pour Segalen, comme pour Claudel, la principale source d’informations sur l’écriture chinoise. Cité par Qin Haiying, Segalen et la Chine, Écriture intertextuelle et transculturelle, Paris, L’Harmattan, 2003.

[8] Notamment dans « Aventures de lignes », titre d’un texte sur la peinture de Paul Klee in Passages, Paris, Gallimard, coll. « L’Imaginaire », 1950, 1963, p. 113 et suivantes.

[9] Au même moment, dans cette Chine du début du XXe  siècle en pleine mutation, c’est un étrange et paradoxal mouvement contraire qui s’opère, puisque le Wên était alors récusé par un large mouvement de lettrés modernes qui le considérait comme langue des élites, des dominants, du passé…

[10] Ce serait même presque une méthode : dans d’autres communications, ces lectures de la tradition m’ont servi à nourrir ces réflexions sur les écritures numériques (et récemment, au printemps 2016 lors d’un colloque à Montréal, sur l’éditorialisation de la figure de l’auteur ; ou à Rennes en 2012, sur la question des pratiques de lecture et de médiation…)

[11] Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux. Paris, Minuit, 1980, p. 37.

[12] Idem

[13] Et comme aime à le rappeler souvent François Bon – par exemple ici.

[14] Sur le site de Sébastien Rongier : « Numérique : plasticité et intensification » (billet publié le 10 janvier 2012, ici).

[15] Catherine Malabou, La Plasticité au soir de l’écriture. Dialectique, destruction, déconstruction, Léo Scheer, 2005.

[16] C’était le beau titre de la thèse de doctorat de Mahigan Lepage qui portait sur le travail de François Bon.

[17] http : //www.fuirestunepulsion.net/ ISSN 2428-9590

[18] http : //www.face-terres.fr/ ISSN 2429-3385

[19] http : //www.desordre.net/

[20] www.mahigan.com/

[21] http : //www.liminaire.fr/ ISSN 2267-1153

[22] Charles Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne, IV, « La Modernité ».

[23] C’est le titre d’un récit de Blanchot, si fondateur pour une pensée qui aura tâché toute la vie durant de mettre « la mort au passé ».

[24] L’expression est de François Bon, dans un texte fondateur sur le tiers-livre : http : //www.tierslivre.net/spip/spip.php?article749

[25] http : //www.tierslivre.net/spip/spip.php?article3569

Auteur

Arnaud Maïsetti, agrégé de lettres modernes, est maître de Conférences en Arts de la scène à l’université Aix-Marseille. Auteur, il a publié un roman, un essai sur Koltès, des récits numériques, et deux pièces de théâtre. Depuis 2010, il est dramaturge pour la compagnie de théâtre La Controverse. Il participe aux travaux des éditions publie.net, en coordonnant deux collections : Portfolio (livres d’artistes) et ThTR (textes pour le théâtre). Il tient ses Carnets en ligne depuis 2006 : www.arnaudmaisetti.net.

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Le flâneur, le collectionneur, le blogueur et l’art de la trouvaille


L’écriture littéraire du blog, en ses notes quotidiennes, micro-fictions ou poèmes, souvent suscités par des rencontres, et qui se donnent à lire à partir du plus récent, réinvente aujourd’hui une figure du flâneur (et, dans une moindre mesure, du collectionneur) et un art de la trouvaille dont les racines sont anciennes. Elle réactive une peinture de la vie moderne qui a conquis sa légitimité artistique au XIXe siècle, mais elle s’inscrit également dans une requalification des arts de faire et des pratiques quotidiennes dont Michel de Certeau a montré depuis les années 1970 l’importance dans la culture européenne, au côté de, et souvent en rivalité avec, les savoirs savants institutionnalisés depuis le XVIIe siècle. Nous voudrions ici analyser comment cette écriture du blog, en valorisant l’anodin, le fugace ou l’infime, approfondit un art de la déviance, politique, fictionnelle ou imaginaire, et réinterroge notre inscription dans un présent en devenir.

Literary writing on blogs in the form of daily notes, micro-fictions or poems, is often inspired by encounters, allowing the reinvention of the figure of the flâneur (and to a lesser extent, of the collector) and the ancient art of discovery. It revives the practice of the artistic depiction of modern life which gained legitimacy in the 19th century; but it may also be considered as one of the ‘arts of doing’ that Michel de Certeau regarded as so important in European culture. In the 1970s, Certeau showed how the ‘practice of everyday life’ was in competition with institutionalised scholarly knowledge from the 17th century onwards. Our aim here is to analyse how this blog writing, in placing value on the banal, allows us to question our own place in the ever-evolving present time.


Texte intégral

L’écriture littéraire du blog, en ses notes quotidiennes, micro-fictions ou poèmes, souvent suscités par des rencontres, et qui se donnent à lire à partir du plus récent, réinvente aujourd’hui une figure du flâneur (et, dans une moindre mesure, du collectionneur) et un art de la trouvaille dont les racines sont anciennes. Elle réactive une peinture de la vie moderne qui a conquis sa légitimité artistique au XIXe siècle, mais elle s’inscrit également dans une requalification des arts de faire et des pratiques quotidiennes dont Michel de Certeau a montré depuis les années 1970 l’importance dans la culture européenne, au côté de, et souvent en rivalité avec, les savoirs savants institutionnalisés depuis le XVIIe siècle. Nous voudrions ici analyser comment cette écriture du blog, en valorisant l’anodin, le fugace ou l’infime, approfondit un art de la déviance, politique, fictionnelle ou imaginaire, et réinterroge notre inscription dans un présent en devenir.

1. L’écrivain blogueur, peintre de la vie moderne

La présentation de la série « Balades photo » de Dominique Hasselmann par François Bon sur le site remue.net rappelle les grands modèles d’une écriture de la déambulation urbaine en dialogue avec l’image photographique :

Paris au gré de la flânerie, Paris des écrivains à portée d’œil, dans la magie baudelairienne des instants de la ville – entre instants d’épiphanie saisis sur le vif, et les livres et la littérature relus dans la rue, c’est sur remue.net manifester notre attachement à Nadja, au Paysan, à la grande tradition surréaliste d’entre la ville et les signes [1].

Ces chroniques urbaines intègrent d’ailleurs souvent une dimension réflexive, comme l’indique clairement la page « Flânerie interdite » de la série « La ville écrite » d’Arnaud Maïsetti, où tente de s’approfondir la relation avec les modèles invoqués, en même temps que le compagnonnage se tresse de renvois hypertextuels (ici soulignés) aux auteurs ou aux notions cités, qui essaie de conjurer l’angoisse d’un univers beaucoup plus contraint :

Baudelaire, Blanqui, Benjamin (Bataille, pour la destruction du but) (et Blanchot pour le désœuvrement) – dans nos errances, on voudrait rejoindre leurs ombres, on voudrait glisser la nôtre sous elles : et nos ombres sont errantes dans l’espace judiciarisé qu’est devenue la ville [2].

Quelques textes de la série de François Bon « Étrangetés concernant les villes » mettent particulièrement en abyme la figure du flâneur observateur, et questionnent la dimension problématique de la captation visuelle dans l’univers urbain. Dans « L’œil dans la ville », le flâneur (« moi, qui n’avait rien à faire ici et qui m’était arrêté une seconde photographier l’appareil ») tombe sur un œil autrement plus performant que le sien, un œil machine sur son trépied, qui capte, au-delà du visible, « notre réseau de relations, l’infini et grouillant nuage de notre totalité relationnelle », qui intègre et supplante la ville elle-même comme contexte de toutes les rencontres possibles. La série de photos qui accompagne ce texte progresse vers un gros plan de cet œil machine qui, occupant toute l’image, semble effectivement avoir englouti la ville et s’avancer avec voracité vers l’internaute [3].

Figure 1 oeil_2 (1)

Figure 2 oeil_3

Doc. 1 et 2 – « L’œil dans la ville », images en fin de texte (François Bon, Tiers Livre, série « Étrangeté concernant les villes », ici).

Dans la même série « Étrangetés concernant les villes », à la page « Branche 4 bis du tombeau de Joseph Beuys », composée d’une série de propositions cinématographiques (sous l’enseigne d’un miroir de surveillance, dont le passage de la souris provoque le grossissement), la Section 26 intitulée « développer l’inventaire des captations arbitraires » propose une réécriture de « l’homme des foules » de Poe puis Baudelaire, avec pour modèle non plus le peintre Constantin Guys, mais le cinéaste russe d’avant-garde Ziga Vertov :

images à hauteur de buste, et se déplacer soi dans une foule, devenir homme-caméra selon moyens mobiles d’aujourd’hui, transposer la suite des figures de Ziga Vertov dans une métropole contemporaine
passer aussi dans les tombes
explorer les lieux de travail
revenir à celui qui est dans son appartement et n’ose pas en sortir [4].

Ici s’articulent l’extérieur urbain dans la multiplicité de ses décors et l’intérieur-coquille du reclus, en une complémentarité qu’avait déjà décrite Walter Benjamin, quand les trouvailles chinées dehors se font ornementations d’un dedans à l’image de l’habitant [5].

Certains des textes de la série « Étrangetés concernant les villes », courts récits à tonalité fantastique [6], proches du poème en prose (qui peu à peu composent un Spleen des métropoles ?), n’oublient pas en effet de faire surgir les chambres, écrins des corps, en leurs métamorphoses contemporaines : cases superposées pour une humanité qui vit donc désormais en rampant [7] ; séries d’écrans qui matérialisent la chambre mentale, l’ancienne projection psychologique de l’individu sur son décor [8], en soutirant et affichant toutes ses données personnelles [9] ; série de chambres d’hôtels toutes semblables où l’identité du sujet ne peut plus s’affirmer que dans la scrutation de sa propre absence [10].

Les « instants d’épiphanie saisis sur le vif » peuvent donc susciter une dérive imaginaire où s’exprime l’angoisse inverse d’un vertige de la sériation, de la totalisation, qui piège le sujet singulier, entrave sa liberté et sa capacité à réagir. Ce sont les principes de ce surgissement fondateur, essentiel à la fertilité de la flânerie, et dont la perte est thématisée avec angoisse, que nous voudrions à présent analyser.

2. Un art du kairos

Il faut approfondir ce que la figure du flâneur et sa capacité de captation à l’aide des « moyens mobiles d’aujourd’hui » doit à une très ancienne intelligence tactique de l’occasion, du moment opportun (kairos), qui prédispose à la rencontre d’une trouvaille. Michel de Certeau en voit la trace dans la mètis des Grecs, analysée par Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant dans Les Ruses de l’intelligence (1974), et il choisit d’en détailler le mécanisme pour pouvoir mieux comprendre, au chapitre suivant de son essai L’Invention du quotidien, les « Marches dans la ville », la façon dont les « marcheurs », à l’opposé des totalisations d’une vision surplombante ou panoramique, redécouvrent l’étrangeté du quotidien, en préférant le fragment et en amplifiant le détail, d’une part, en défaisant la continuité et en déréalisant la vraisemblance, d’autre part (il y a ainsi pour de Certeau une « rhétorique cheminatoire » qui repose sur la synecdoque et l’asyndète [11]). Cette façon d’isoler et de singulariser le détail de la déambulation urbaine est de fait à l’œuvre dans la série « Fictions dans un paysage » de François Bon. Cette série, sous-titrée « De l’imaginaire du monde par nos photographies qui l’arrêtent » (je souligne), appartient, comme la série «  Étrangetés concernant les villes », à la rubrique plus vaste « Tunnel des écritures étranges », et peut nous aider à comprendre le dispositif d’écriture du blogueur-flâneur : F. Bon évoque en effet pour « seule contrainte un lien le plus organique possible entre le texte – censé ne rien connaître d’autre, à ce moment précis, que ce qu’elles isolent provisoirement – et la série d’images sur un même point très précis de réel qu’on arrête. » (je souligne). Il ajoute : « C’est une série au long cours, uniquement basée sur l’irruption – tellement rare bien sûr – de ce dépaysement [12]. »

Or l’« irruption du dépaysement », l’apparition soudaine de l’étrange dans le quotidien qu’arpente le flâneur, et le retournement déréalisant de la perception ordinaire, reposent sur une gestion spécifique du temps et de la mémoire, sur cette saisie de l’occasion, du moment opportun, qu’analyse précisément Michel de Certeau. Ce retournement, qui fait que l’ordinaire le plus pauvre devient la source d’un potentiel insoupçonné, implique la mise en œuvre d’une mémoire pratique, d’une mémoire des expériences passées, concentré de savoir qui s’actualise paradoxalement dans l’instant (« l’occasion loge tout ce savoir sous le volume le plus mince. Elle concentre le plus de savoir dans le moins de temps [13] »). Qu’on songe par exemple à la quête du chineur qui saura repérer, au plus obscur d’une boutique délabrée, une pièce de grand prix, parce qu’il aura reconnu la courbe ou l’éclat d’un type d’objets qu’il collectionne depuis longtemps. Autre paradoxe associé à la saisie du moment opportun, celui qui s’opère dans la « juxtaposition de dimensions hétéronomes [14] », dans la requalification de l’objet perçu, pour suivre l’exemple du chineur, où le plus ordinaire (le débris apparent) devient le plus précieux (un violon de faïence, un éventail peint par Watteau [15]…). Un ordre spatial stabilisé (ici la boutique ensevelie dans sa poussière séculaire) est modifié par l’irruption du temps tranchant de l’occasion, et un « invisible savoir » bouleverse le « pouvoir visible [16] » (le beau est découvert en un endroit étiqueté dans l’espace social comme lieu de rebut).

N’est-ce pas ce fonctionnement que l’on trouve à l’œuvre dans « La disparition de la jeune fille en rouge », extrait de la série « Étrangetés concernant les villes » de François Bon, où un escalier (de parking ?) est requalifié comme un « avaleur » ? Si l’escalier anodin, aux montants de béton maculés d’inscriptions taguées, est soudain perçu comme un prédateur, gueule ouverte vers une passante qui le frôle (comme le montre la photographie qui ouvre le texte), c’est parce qu’une mémoire de savoirs et d’expériences disjointes (« On dit que les villes sont vivantes. » ; « On leur a tant demandé, à nos villes. On les use […], on les creuse […] » ; « On dit que la fonction sacrificielle est si vieille dans nos sociétés […] »), s’actualise soudain dans un choc ici complexe, celui d’une rencontre sitôt doublée d’une disparition (« Elle était là et puis soudain plus [17] »), qui transforme la perception du contexte immédiat, soudain rendu responsable de la disparition, « de façon quantitativement disproportionnée » à l’équilibre alentour qui semble perdurer. La stabilité environnante, thématisée en amont par « la boutique étroite, l’air comme endormie » avec ses « alternateurs alignés sur des étagères » (de sorte que le narrateur est presque un collectionneur fasciné par la série, « répétition d’un objet de plus chargé pour moi de mémoire », « curieux assemblage » qui prépare la découverte de l’autre curiosité qu’est « l’avaleur »), l’est en aval par le vide dans lequel résonne l’événement (vide de la boutique, vide des alentours). Mais la saisie du moment a fait jaillir un savoir nouveau, la conscience que la « structure de fer et de béton, immobile », est en fait un « avaleur » dont il faut désormais s’éloigner prudemment. Face à la banalité anesthésiante de l’ordre urbain se dresse la dénonciation de sa violence cachée, qui programme la disparition perlée des individus auxquels on cesse d’être attentifs, plus radicalement encore que ces objets vieillissants des boutiques étroites auxquels s’attache encore la nostalgie du promeneur [18]. L’instant de la saisie est d’autant plus dramatisé qu’il résonne comme celui d’autres pertes à venir. Le kairos de la rencontre du flâneur est un moment d’autant plus précieux qu’il est plus fragile, et le flâneur connaît le maelström menaçant dans lequel il se produit (« La rue assourdissante autour de moi hurlait », dit Baudelaire) : pour l’écrivain blogueur, ce n’est plus seulement le tourbillon de la ville, c’est aussi celui de l’espace virtuel du web qui lui confère la conscience aiguë de cette fragilité.

Figure 3 disparition jfemme en rouge

Doc. 3 – « La disparition de la jeune fille en rouge », image liminaire (François Bon, Tiers Livre, série « Étrangeté concernant les villes », ici).

À la flânerie urbaine répond ainsi l’autre flânerie, dans le cyberespace, quand la rencontre dans l’espace réel transcrite par le texte et l’image devient chez le lecteur naviguant dans l’espace virtuel l’occasion d’une autre trouvaille, suscitant à son tour la mise en jeu d’une mémoire des expériences passées qui s’actualise en un instant. Ce jeu de réactions en chaîne a également été pensé par Michel de Certeau, qui met en valeur l’altérité qui stimule la mémoire que mobilise l’occasion :

La mémoire pratique est régulée par le jeu multiple de l’altération, non seulement parce qu’elle ne se constitue que d’être marquée des rencontres externes et de collectionner ces blasons successifs et tatouages de l’autre, mais aussi parce que ces écritures successives ne sont « rappelées » au jour que par de nouvelles circonstances. […] la mémoire est jouée par les circonstances, comme le piano « rend » des sons aux touches des mains. Elle est sens de l’autre. Aussi se développe-t-elle avec la relation […]. Plus que enregistrante, elle est répondante [19].

On comprend que cette mémoire répondante « du tac au tac [20] » est aujourd’hui particulièrement stimulée par la circulation de l’information en réseaux, et on peut voir l’exemple de ces trouvailles en chaîne lorsque les commentaires accueillis sur la page du blogueur ne sont pas simple acquiescement, mais rebondissement et surgissement d’une autre image. Ainsi, sur le site Gammalphabet où Jean-Yves Fick publie chaque jour un court poème proche du haiku, et parfois une photographie, peut-on trouver le texte suivant, dont nous donnons ensuite le commentaire qu’il a suscité un jour après :

infime — 112                         13 juillet 2016

aux lisières du jour
des rires d’étoiles
peu à peu qui s’effacent

sans jamais d’ironie
le fleuve découvre
leurs reflets sur ses rives

même aux sables noirs.

1 commentaire

loess de miroirs, grain à grain l’écho se mire [21]

Dans le poème de J.-Y. Fick se déploie un petit diptyque qui oppose un ciel d’aube à l’obscurité du fleuve, étrangement unifié par un picotement pâlissant d’étoiles. Or le commentaire est surtout sensible à cet émiettement, qu’il accentue, et transpose sur le plan sonore (dans l’image et l’allitération généralisée en r). Ce rebondissement est peut-être inconsciemment stimulé par la photographie postée le même jour par Jean-Yves Fick (sans lien direct avec le poème) et intitulée « Machiner la pluie – totem urbain 1 », où des architectures urbaines floutées par la double médiation, qui écrase la perspective, d’une vitre et de la pluie, donnent l’illusion d’un visage stylisé. Si le lien entre le commentaire (qui se rapporte au poème) et l’image (laissée sans commentaire), n’est pas délibéré, en dépit des jeux de miroirs et de délitements qu’ils partagent, l’architecture de la page dessine l’habituel carrefour qui appelle le surgissement d’autres rencontres, et peut-être, de nouvelles fulgurances, avec les autres interventions sollicitées, concernant le même poème (« Laisser votre commentaire »), ou répondant au premier commentaire (« Répondre »), ou renvoyant aux poèmes précédant (« Machiner la pluie – totem urbain 1 ») ou suivant (« infime – 113 »).

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Doc. 4 – « Machiner la pluie – totem urbain 1 » (Jean-Yves Fick, Gammalphabet, 13 juillet 2016, ici).

Figure 5 commentaire Infime 112

Doc. 5  – Commentaire signé « annajouy, 14 juillet 2016, 17h25 »,  au poème « infime – 112 » (Jean-Yves Fick, Gammalphabet, 13 juillet 2016, ici).

On voit comment cette écriture du blog maximise son ouverture à toutes les rencontres, et démultiplie la force subversive du kairos, en mobilisant une pluralité de mémoires, potentiellement riches de « détails ciselés, singularités intenses [22] », et susceptibles de produire des retournements inattendus. Michel de Certeau prolonge l’analyse de ce fonctionnement de la mémoire, dont il restitue l’étonnante plasticité dans ses actualisations instantanées et souvent disruptives, jusqu’à une sorte de préscience des usages contemporains du web :

Le plus étrange est sans doute la mobilité de cette mémoire où les détails ne sont jamais ce qu’ils sont : ni objets, car ils échappent comme tels, ni fragments, car ils donnent aussi l’ensemble qu’ils oublient ; ni totalités, car ils ne se suffisent pas ; ni stables, puisque chaque rappel les altère. Cet « espace » d’un non-lieu mouvant a la subtilité d’un monde cybernétique. Il constitue probablement […] le modèle de l’art de faire, ou de cette mètis qui, en saisissant des occasions, ne cesse de restaurer dans des lieux où les pouvoirs se distribuent l’insolite pertinence du temps [23].

Il en ressort que flânerie urbaine et flânerie sur le net relèvent toutes deux d’un art de faire, d’un savoir pratique où la saisie du moment joue un rôle crucial, à chaque instant, et le monde, mouvant, se réinvente, dans chacune de ces occasions captées et retournées.

En décrivant un « art de la mémoire » fondé sur la gestion empirique du moment, De Certeau s’oppose à une conception plus traditionnelle des techniques de mémoire depuis l’Antiquité, où la remémoration des choses repose sur leur insertion dans un quadrillage spatial, assemblage des éléments d’une architecture, voire vitrines successives d’une collection : de la sorte, « la spatialisation du discours savant » rationalise et contrôle l’imprévisible de l’occasion [24].

Or ces deux modèles coexistent en réalité : il y a de fait une tension persistante entre, d’une part, le quadrillage rationalisant de la taxinomie, qui garantit une visibilité du contexte, et, partant, une lisibilité de la trouvaille, progressivement enveloppée dans les couches successives de ses significations, de ses appartenances à des classifications, et, d’autre part, l’aléa des empilements d’expériences qui ont créé l’occasion et permis l’émergence soudaine de ladite trouvaille.

Cette tension est diversement gérée sur les blogs littéraires. Certains parient plutôt sur le surgissement : le poème du jour apparaît dès l’accès à la page d’accueil de Gammalphabet, il faut dérouler longuement celle-ci pour découvrir enfin le blogroll, menu latéral où sont listées d’abord les billets les plus récents, ensuite les différentes séries poétiques dans lesquels ils sont réordonnés. Sur la page d’accueil du site « Désordre » de Philippe de Jonckheere, des photos sont jetées en vrac (tas épars remélangé à chaque navigation), sur lesquelles il faut cliquer pour accéder à une série qu’on peut alors dérouler chronologiquement, mais sans jamais pouvoir visualiser une architecture d’ensemble du site [25].

Figure 6 De Jonckheere

Doc. 6  – Page d’accueil du site « Désordre » de Philippe de Jonckheere (https://www.desordre.net/), le 6 août 2016.

À l’opposé, d’autres sites s’ouvrent d’abord par un sommaire. Celui du Tiers Livre de François Bon, quoique détaillé, semble répondre à une rhétorique assez pragmatique, qui mime les interrogations du lecteur (sa première subdivision s’intitule « qui quoi comment ? », et chaque page contient dans son en-tête la formule « mais quelle est cette rubrique (se repérer) »). La page d’accueil des Carnets d’Arnaud Maïsetti propose quant à elle un sommaire extrêmement soigné, en diverses catégories qui contiennent chacune trois subdivisions, lesquelles listent les trois textes les plus récents. Mais chaque page du carnet présente ensuite, au-delà d’un menu latéral gauche avec un sommaire simplifié qui reprend le dispositif classificatoire initial, un choix de liens qui invite à une circulation plus libre sur le site, et qui répond à une rhétorique plus désinvolte : « par le milieu », « une autre page des carnets arrachée par hasard ». À contrepied des dispositifs taxinomiques qui balisent trop strictement la lecture et limitent la surprise des rencontres, il s’agit d’encourager celles-ci en multipliant comme on l’a vu les carrefours, mais on peut se demander si la quête du « moment », constamment stimulée puisqu’il suffit de cliquer sur un lien, n’est pas à tout moment menacée par la nomenclature, et la trouvaille sur le point de s’enliser dans l’exhibition ou le classement de la collection. Est-ce que les mises en listes piègent l’instant du surgissement ? À moins qu’elles ne le protègent et le pérennisent dans l’espace mouvant du web…

3. L’art de l’infime et de la fugue

On voudrait finalement s’attacher à la façon dont certains blogs littéraires s’efforcent de thématiser l’instant, quand il est moins temps du retournement que temps qui passe et temps qu’il fait, temps mouvant mais suspendu dans le moment de sa captation (sensorielle et/ou photographique) et de sa transcription (écrite), temps rendu sensible dans l’attention à l’infime, non plus temps électrisé du surgissement mais temps autrement arrêté dans sa continuité, par une préhension ponctuelle. Le flâneur, comme on sait, a la tête en l’air et le nez au vent, à moins qu’il ne scrute à terre un détail insignifiant.

La démarche n’est pas nouvelle. Comme le rappelle Marie-Ève Thérenty, « il ne faudrait pas imputer au Web l’invention de phénomènes qui lui sont bien antérieurs et qu’il amplifie et renouvelle comme l’écriture du quotidien, le travail sur le fragment [26] […] ». Le flâneur des poèmes en prose du Spleen de Paris est fasciné par « l’architecture mobile des nuages », « les merveilleuses constructions de l’impalpable [27] ». L’écriture diariste des Goncourt enregistre le jour qui « se lève pour la première fois dans la brume d’automne » (6 octobre 1870), « un ciel de sang, une lueur de cerise, teignant le ciel jusqu’au bleu ombre de sa nuit … » (24 octobre 1870), « un léger lavis de nuages violets sur une feuille de papier d’or » (27 octobre 1870) [28]. Le haïku a rendu compte aussi des instants du jour, et ajoute à l’éphémère de la notation, la brièveté de la forme et l’effet de surprise de la chute. Ces différents héritages (et le dernier cité, particulièrement) inspirent l’écriture littéraire des blogs, comme l’attestent ces deux exemples, emprunté l’un au site « Paumée » de Brigitte Célérier, l’autre au site « Fut-il » de Christophe Sanchez : « ciel de pierre bleue / sous coup de fouet modéré / du seigneur mistral » (mardi 2 aout 2016, « Dans les rues, matin ») [29] ; « L’attente de l’aube / Monte en ventre bleu / Et rouge, couperose / Sur le visage de l’im- / Patient » (vendredi 8 janvier 2016) [30].

On voudrait surtout s’attarder sur les poèmes du site Gammalphabet de Jean-Yves Fick, parfois rangés dans des séries au titre explicite (« Infimes », « Formes de peu »), qui comptent chacune plus d’une centaine d’items. Ces poèmes sont aussi tressés aux fils d’autres catégories : « Icaria », « Notes brèves », « Riens »… Dans ces séries ouvertes, qui classent tout en mélangeant, et étiquettent en blanc, car elles n’indiquent que le vide ou le presque néant, l’écrivain laisse en outre visibles des ratures et des tâtonnements, dans un site lui-même placé sous le signe de l’essai (avec son sous-titre « Des essais de voix par temps contemporain ») :

infimes – 118, 25 juillet 2016

des feuillages
d’encore l’été
et dessous des voix

que viennent mêler d’ombres
les formes diverses du jour
avant que les yeux ne se ferment

tout un monde bascule chute vers sa nuit [31].

L’instant fragile du soir d’été où des voix conversent se dit dans un feuilletage de formes, de sons, d’ombres, et la frêle épaisseur s’abolit. Confusions infimes d’échos ténus qui sont pourtant preuves de l’être :

infimes – 123, 3 août 2016

rumeurs
comme de voix
mais ce sont

tout bas
d’autres hôtes
qui bruissent

l’exister — [32]

formes de peu — 213,

cela que hisse delà
le corps soudain aboli  évanoui évanescent épuisé
regarde l’étrange
extrême de vivre [33].

Objets non finis, glissés dans des séries ouvertes, à l’intersection de fils à tresser encore, voilà ce que semblent être les instants captés, en mots transposés, de Jean-Yves Fick. Loin de la taxinomie qui fige l’instant, il suscite, comme Des Esseintes avec son orgue à parfums dont des touches manquent, de curieuses contre-collections [34], qui jouent de la perception et de son évanescence, de l’essence et de son abolition, de l’émergence et de la néantisation : le plus fragile, et le plus essentiel, de chaque instant, paradoxalement travaillé et esthétisé dans sa fragilité même.

Notes

[1] En ligne ici. Voir aussi la récente synthèse de Marie-Ève Thérenty, « La rue au quotidien. Lisibilités urbaines, des tableaux de Paris aux déambulations surréalistes », Romantisme, n° 171, 2016, p. 5-14.

[2] http ://www.arnaudmaisetti.net/spip/spip.php?article1726, consulté le 6 août 2016. Voir aussi la page « Enjoy », de la même série « La ville écrite ». La violence coercitive de la ville suscite un positionnement à rebours du flâneur, comme l’avait déjà montré Walter Benjamin (Chapitre III, « Le flâneur » dans Charles Baudelaire. Un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, Payot, 2002).

[3] « L’œil dans la ville », http ://www.tierslivre.net/spip/spip.php?article3231, consulté le 6 août 2016.

[4] « Branche 4 bis du tombeau de Joseph Beuys », http ://www.tierslivre.net/spip/spip.php?article3231, consulté le 6 août 2016.

[5] Paris, capitale du XIXe siècle, Exposé de 1939, « Louis-Philippe ou l’intérieur », Cerf, 1989, p. 40 sq.

[6] Sur l’utilisation de ce registre chez F. Bon, en lien avec la déambulation urbaine, voir notamment Gilles Bonnet, François Bon. D’un monde en bascule, La Baconnière, 2011 (chap. 5, « Mondes possibles », section « Dans la ville fantastique », p. 185 sq.)

[7] « Vivre en rampant ».

[8] Voir mon essai Poétique de la collection au XIXe siècle, Presses universitaires de Paris-Ouest, 2010, accessible en ligne : http ://books.openedition.org/pupo/618?lang=fr

[9] « Remembrance of things past », http ://www.tierslivre.net/spip/spip.php?article3536, consulté le 6 août 2016.

[10] « J’ai dormi dans mon absence (nuits Cergy) », http ://www.tierslivre.net/spip/spip.php?article4066, consulté le 6 août 2016.

[11] L’Invention du quotidien (1980), Gallimard, « Folio Essais », 1990, t. I, p. 151 sq.

[12] « Fictions dans un paysage. Sommaire général », http ://www.tierslivre.net/spip/spip.php?article4004, consulté le 6 août 2016. C’est F. Bon qui souligne le mot dépaysement.

[13] L’Invention du quotidien, op. cit, p. 126.

[14] Ibid., p. 127.

[15] Ce sont les trouvailles respectives des héros de Balzac et de Champfleury (Le Cousin Pons, 1847 ; Le Violon de faïence, 1862).

[16] Ibid., p. 128.

[17] « Un éclair… puis la nuit ! » (Baudelaire, « À une passante »).

[18] L’obsolescence est une thématique privilégiée de l’écriture littéraire du blog : voir par exemple Dominique Hasselmann, « Machine-aérolithe d’un temps disparu », http ://remue.net/spip.php?article1686, et, sous forme de séries de textes et d’images, les devantures condamnées du blog « Au petit commerce », http ://aupetitcommerce.tumblr.com. C’est « l’archéologie du présent » qui s’écrit alors sur le net, pour reprendre le titre évocateur d’un portfolio du photographe Georgios Makkas, « The Archeology of Now », http ://www.gmakkas.com/portfolio/C00005CBWq5gxTjk/G00005nk8B9pj9n4 (sites consultés le 6 août 2016).

[19] L’Invention du quotidien, op. cit., p. 132.

[20] « L’occasion, saisie au vol, ce serait la transformation même de la touche en réponse, un « retournement » de la surprise attendue sans être prévue : ce qu’inscrit l’événement, si fugitif et rapide qu’il soit, est retourné, lui est retourné en parole ou en geste. Du tac au tac. » (ibid., p. 133).

[21] https ://gammalphabets.org/2016/07/13/infime-112/, consulté le 6 août 2016.

[22] L’Invention du quotidien, op. cit., p. 133.

[23] Ibid., p. 133 (je souligne).

[24] Ibid., p. 134. M. de Certeau se refère à l’important ouvrage de Frances Yates, The Art of Memory (1966, première traduction française en 1975).

[25] https ://www.desordre.net/, consulté le 6 août 2016.

[26] Marie-Ève Thérenty, « L’effet-blog en littérature. Sur L’Autofictif d’Éric Chevillard et Tumulte de François Bon », Itinéraires [en ligne], 2010-2 | 2010, http ://itineraires.revues.org/1964, p. 61, consulté le 6 août 2016.

[27] Baudelaire, « Le port », « La soupe et les nuages ».

[28] E. de Goncourt, Journal, éd. Robert Ricatte, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1956, t. II, p. 304, 320, 322.

[29] http ://brigetoun.blogspot.fr/, consulté le 6 août 2016.

[30]  La série « Morning à la fenêtre » de Christophe Sanchez a été pensée à l’avance dans sa périodicité et dans sa mise en forme textuelle, mais aussi dans sa publication, comme l’atteste le commentaire de la dernière livraison, publié le 13 janvier 2016 : « C’est la dixième semaine du « morning » par la fenêtre. Deux strophes de quatre vers avec la contrainte de terminer par un vers court, un ou deux mots. Chaque « poème » est publié sur les réseaux sociaux. Un par jour. » (http ://www.fut-il.net/2016/01/morning-la-fenetre-s10.html, consulté le 6 août 2016). Il s’agit de « co-joindre le temps de l’écriture et de la publication », également « datés et préservés par la date », et par-là moins périmés que placés « sous la sauvegarde de l’événement », pour reprendre les termes d’Arnaud Maïsetti (« Lire et écrire numérique : journal d’un désœuvrement », 5 juin 2013, http ://arnaudmaisetti.net/spip/spip.php?article1077, consulté le 6 août 2016).

[31] https ://gammalphabets.org/2016/07/25/infimes-118/, consulté le 6 août 2016.

[32] https ://gammalphabets.org/2016/08/03/infimes-123/, consulté le 6 août 2016.

[33] https ://gammalphabets.org/2016/07/31/formes-de-peu-213-2/, consulté le 6 août 2016.

[34] Voir mon article « Huysmans et la collection : le bazar, le répertoire, le bouquet, le recueil », Bulletin de la Société J.-K. Huysmans, n° 101 (centenaire de la mort de Huysmans), dir. André Guyaux, 2008, p. 17-44.

Auteur

Dominique Pety est professeure de littérature française à l’Université Savoie Mont Blanc depuis 2008. Ses travaux de recherche concernent particulièrement les représentations de la collection au XIXe  siècle (Les Goncourt et la collection. De l’objet d’art à l’art d’écrire, Droz, 2003 ; Poétique de la collection au XIXe  siècle. Du document de l’historien au bibelot de l’esthète, Presses universitaires de Paris-Ouest, 2010), ainsi que l’organisation des savoirs et les pratiques de classement : elle a notamment codirigé la Bibliographie du XIXe  siècle Lettres-Arts-Sciences-Histoire, initiée par Claude Duchet, de 1999 à 2009 (SEDES puis Presses de la Sorbonne Nouvelle). Elle travaille actuellement sur les représentations de l’amateur, des anciennes pratiques savantes aux technologies du numérique (voir notamment Dominique Pety (dir.), Patrimoine littéraire en ligne : la renaissance du lecteur ?, Chambéry, Publication de l’Université Savoie Mont Blanc, « Corpus », 2015).

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Valoriser l’instant : Désordre de Philippe De Jonckheere


Désordre, site internet alimenté et développé par Philippe De Jonckheere depuis plus de quinze ans, est une œuvre hypermédiatique à la structure étoilée qui se caractérise par l’hybridation sémiotique et la transartialité dans un cadre oscillant entre l’autobiographique et l’autofictionnel. Sorte de journal polyphonique en ligne, fortement marqué par l’activité photographique, il rejoue la pratique diaristique en convoquant, de par son ancrage numérique, texte, images et sons. Composé de très nombreux projets, Désordre s’attache avant tout à investir et à explorer activement l’infra-ordinaire. Y est exalté le pas-grand-chose, le presque rien, de même qu’y est souligné le caractère composite, bigarré, de la vie. Nous mettons dès lors en lumière la manière dont Désordre, en offrant des recombinaisons de l’expérience du réel et en opérant un délitement de la temporalité linéaire, effectue la relance d’une dynamique sensorielle et affective, qui permet la revalorisation de l’instant trivial alors transfiguré en moment auratique, épiphanique.  Autrement dit, il s’agit d’illustrer comment De Jonckheere investit la masse, la pesanteur du quotidien – sa substance épaisse, compacte et mobile – pour y faire surgir des moments d’éclat, d’envol.

 

Désordre, website that Philippe De Jonckheere has been developing and maintaining for over fifteen years (since 2000), is an hypermediatic work with a star-shaped structure characterized by semiotic hybridization and transartiality, in a context oscillating between the autobiographic and the autofictional. Acting a kind of polyphonic online journal, strongly impacted by photography, it reenacts the diaristic practice by summoning, through its digital anchoring, text, images and sounds. Composed of numerous projects, Désordre is first and foremost devoted to vesting and actively exploring the infra-ordinaire. The work exalts the not much, the hardly anything, as well as the composite and variegated nature of life. We highlight therefore the way Désordre, by offering recombinations of the experience of the real and by operating a disintegration of the linear temporality, revives the sensory and affective dynamics that allows the revalorization of trivial moments then transfigured in auratic, epiphanic instants. In other words, this paper is about illustrating how De Jonckheere invests the mass, the weight of everyday life – its thick, compact and mobile substance – in order to reveal (bursting) moments of brightness and joyful surge.


Texte intégral

Non, plus de roman jamais,

mais cueillir à la croûte dure

ces éclats qui débordent

et résistent [1]

 

 

Désordre, site internet alimenté et développé par Philippe De Jonckheere depuis plus de quinze ans, est une œuvre hypermédiatique à la structure étoilée qui se caractérise par l’hybridation sémiotique et la transartialité dans un cadre oscillant entre l’autobiographique et l’autofictionnel. Sorte de journal polyphonique en ligne, fortement marqué par la pratique photographique, il rejoue la pratique diaristique en convoquant, de par son ancrage numérique, texte, images et sons. Composé de très nombreux projets, Désordre s’attache avant tout à investir l’infra-ordinaire. Y est exalté le pas-grand-chose, le presque rien, de même qu’y est mis en lumière le caractère composite, bigarré, de la vie. Il donne à voir, à lire, et surtout à ressentir l’expérience du quotidien et, par elle, celle du sensoriel, dans sa pluralité. Le temps constitue l’autre élément-phare de cette œuvre-monstre qui semble infinie. Les différents projets qui la façonnent, souvent à contrainte [2], témoignent en effet de réflexions spécifiques autour de la temporalité : qu’est-ce qu’un moment ? un jour ? une année ? Qu’est-ce qui en forme l’essence ? Quel rapport peut-on entretenir avec l’éphémère, le maintenant, le soudain ?

1. Investir l’infra-ordinaire, rejouer le temps

Désordre traite de la vie ordinaire. Elle est une œuvre de la vie et, plus, une œuvre-vie : « c’est l’existence même de son auteur qui fait le contenu du site » [3]. Les titres de plusieurs projets menés par De Jonckheere y font en effet explicitement référence : La Vie – en premier lieu –, Le quotidien, Tous les jours, Le petit journal, Février, etc. Elle aborde ainsi de front la question du quotidien, en suivant la double dimension qu’il renferme : temporelle – la succession des jours au fur et à mesure, de même que le « tous les jours » – et spatiale (chosique) – le décor de toute existence humaine. Le quotidien, « sol de toute existence », « fait primitif de toute existence humaine », « propriété d’essence de la vie humaine » pour reprendre les mots de Bruce Bégout qui lui a consacré un volumineux ouvrage [4], constitue, de prime abord, « le connu (accessible, compréhensible et familier) » [5]. Il témoigne en ce sens d’un « sur-présent » [6]. C’est pourquoi il est la plupart du temps considéré comme anodin ou quelconque ; on l’esquive, on l’escamote. En tant que « monde donné et pré-donné pour partie » [7], on ne le regarde généralement pas, on ne s’y attarde pas. Herman Parret soutient ainsi, dans une phrase qui convoque De Certeau et Merleau-Ponty, que « [l]e quotidien est « tout ce qui parle, bruit, passe, effleure, rencontre », c’est la « prose du monde », c’est l’événement dû au hasard de la circonstance mais ces événements sont des milliers et ils sont tous pareils » [8].

De Jonckheere, avec Désordre, choisit précisément d’investir le quotidien – ce « reste » de la vie qui en constitue pourtant la plus grande partie –, d’y prêter attention [9], afin de remettre en question la fausse évidence qu’il représente. Il se met en travers de l’indifférence qu’on lui oppose. Son œuvre, marquée par « un enjeu du minuscule » [10], s’inscrit ainsi dans la continuité de celle de Georges Perec, dont il reconnaît explicitement l’héritage [11]. Désordre explore le quotidien et se situe donc en-deçà de l’extraordinaire et du spectaculaire.

[…] c’est le frêle espoir, non de retenir un peu de ce qui s’écoule, projet fantasque, mais de maintenir en pleine lumière, ce qui justement reste et demeure dans l’ombre, une ombre qui s’épaissit à mesure que s’entasse sur eux de nouveaux événements pareillement minuscules et aussi peu aptes à émerger de la masse indifférenciée du temps qui englue ce que justement on oublie. [12]

Du reste, dans son texte Pourquoi – qui peut être appréhendé comme un long auto-commentaire sur son travail –, l’élément majeur qu’il retient du Nouveau Roman c’est « l’acharnement » que ce mouvement a déployé « à décrire le vernaculaire et l’infime » [13]. Le quotidien serait ainsi comparable à un bouquet d’orties, cette plante ni rare, ni munificente, dont on se détourne habituellement et qui peut même être vue comme négative (elle est urticante). De Jonckheere a d’ailleurs dédié tout un texte [14] à cette herbacée qui peut aussi être vue comme extrêmement vivifiante (sa piqure réveille) ; perspective qu’il rattache précisément au quotidien.

Ainsi que le note Bégout [15], la quotidienneté a pour foyer essentiel le moi. Désordre se fait dès lors également œuvre du quotidien par son ancrage éminemment subjectif, dont témoignent la narration à la première personne du singulier ainsi que le déploiement du diaristique. Les différents projets de De Jonckheere sont autant de récits de vie, de récits de soi, qui empruntent pour la majorité d’entre eux la voie photographique. À l’instar de l’identité, le quotidien, chez De Jonckheere, n’est pas lisse. Matière ample, informe et mobile, il n’incarne pas l’« espace du propre et de l’identique » [16]. Il apparaît plutôt comme l’espace de l’hétérogène, du divers, dessinant un domaine de l’inconstance, de la mobilité [17], de la précarité, de l’hétéroclite [18] ; ce dont rend superbement compte son projet La Vie (comme elle va) [19] qui se présente sous la forme de photographies disparates superposées venant dresser un chemin existentiel autre qu’agendaire : sensible.

illustration 1

Doc. 1 – Capture d’écran du projet La vie comme elle va (Toute la vie).

illustration 2

Doc. 2 – Capture d’écran du projet La vie comme elle va (Toute la vie).

Illustration 3

Doc. 3 – Capture d’écran du projet La vie comme elle va (Toute la vie).

Dans Désordre, l’attention est portée au détail, à ce qui relève de l’anecdotique, de l’inaperçu. La Vie rend ainsi compte du vitrail, de la fresque que peut composer le quotidien, cette « broderie baroque où des milliers de motifs s’entrelacent dans un capharnaüm optique » [20]. Le quotidien y est multiforme, indéfini, flottant, indécis, équivoque [21]. Désordre joue avec la nature ambivalente du quotidien qui oscille « entre endotique et exotique » [22], entre familier et inconnu, entre habituel et étonnant, entre évidence et opacité. L’œuvre de De Jonckheere investit ainsi la « tension frontalière entre ces deux pôles »[23] pour amener le quotidien vers une appréhension renouvelée [24]. Elle met à mal la quotidianisation, c’est-à-dire une « fixation unique sur le familier », les « diverses opérations de domestication de l’espace, du temps et de la causalité » [25]. De Jonckheere discute et réinterroge le quotidien qui est d’ordinaire indiscuté [26] (ou présenté comme indiscutable) et écarté de toute considération. Il creuse sa richesse et s’ouvre à son caractère dispersé.

Désordre est ainsi une œuvre de déconstruction, puis de reconstruction, du quotidien. Son auteur saisit ce dernier autrement que comme un simple décor et/ou comme un lieu qui serait celui de la déréliction. Il remet au premier plan la toile de fond à laquelle le quotidien est souvent rattaché et relégué. Avec lui, il ne s’agit donc pas de dépasser le quotidien, mais de l’investir, de le traverser, de voir ce qu’il recèle et, par là, de rejouer sa configuration. L’Album d’Adèle [27], qui retrace les six premières années de la vie de sa fille, en donne un exemple substantiel. Des 2191 jours écoulés, restent 234 photographies, 234 instants. Désordre offre ainsi des recombinaisons du réel, du temps, du quotidien, qui s’effectuent par la revalorisation d’instants, de l’instant.

Un autre mode d’investissement du quotidien opéré par De Jonckheere passe par une logique de la répétition, de l’accumulation. En effet, Désordre peut donner à voir « la quotidienneté comme [un] mode d’être du quotidien [qui] se manifeste dans une pluralité inépuisable d’apparitions quotidiennes de choses, de personnes, de faits » [28]. Le projet À quoi tu penses [29], qui reprend un ensemble de pensées qui ont émergé dans la tête de De Jonckheere lors de chacun de ses passages (allers-retours en train entre Paris et Clermont, durant six ans) devant les deux cheminées de la centrale nucléaire de Neuvy-sur-Loire, s’inscrit dans cette perspective.

Je pense que j’ai eu cette idée l’année dernière. Dans le train. Au retour. J’anticipais ces nombreux allers-retours entre Paris et Clermont, et naturellement, je suis décidément incapable de ne rien faire pour rien, je me demandais quel petit projet je pourrais entamer à propos de ces allers-retours. Et je pensais à ceci d’assez simple, un stratagème pas trop compliqué, faire des photographies du même endroit qui se trouve sur le parcours, à l’aller comme au retour, et levant le nez de mon livre, ou de l’ordinateur portable posé sur la tablette qui me tombe maladroitement sur le ventre, noter au vol ce à quoi je suis précisément en train de penser, manière de répondre comme si on m’avait demandé : à quoi tu penses? Je me disais alors qu’il fallait que je trouve un endroit, toujours le même, quelque chose que je ne pourrais pas rater sur le parcours. Il y avait bien le pont qui enjambe la Loire à Nevers. Je ne sais pas exactement pourquoi mais j’ai préféré la centrale nucléaire de Cosne-sur-Loire [30].

Chaque pensée (ou presque) est ainsi assortie d’une image de la centrale. Au fil des clics, s’amasse alors une quantité impressionnante de photographies de la centrale. L’expérience routinière est ainsi rendue, mais non pas comme quelque chose d’aride ou d’inutile, voire d’harassant, mais comme quelque chose de stimulant. Le caractère répétitif de l’expérience quotidienne devient fécond : il ouvre à la pensée. Aussi, chez De Jonckheere, l’expérience du quotidien n’est pas synonyme de fadeur.

La modalité itérative peut aussi plus simplement inviter à porter une attention accrue au détail, aux vétilles du monde sensible, afin de relancer une dynamique sensorielle, comme peuvent en témoigner deux montages réalisés par De Jonckheere, qui s’inscrivent par ailleurs dans la lignée des réalisations de Barbara Crane [31].

illustration 4

Doc. 4 Capture d’écran du projet Les rigaudières – mai 2004 ; voir ici.

illustration 5

Doc. 5 – Capture d’écran du projet Les rigaudières – mai 2004 ; voir ici.

La répétition qui a priori tend à familiariser, est investie d’une portée inverse dans l’œuvre de De Jonckheere. Cette dernière vient étrangéiser le banal en lui octroyant une profondeur. L’évident devient particulier, spécifique, parfois même mystérieux. Chez De Jonckheere, le quotidien n’est pas, pour reprendre les mots de Michael Sheringham, « un présent fluide, […] sans relief » [32]. Son œuvre ne vise pas à une simple reproduction de la réalité. De Jonckheere se réapproprie le quotidien, il l’explore, avec une participation active, hors des sentiers battus. « Seul un quotidien transformé pourrait résoudre cet éternel conflit entre le trivial et le festif » [33], allègue Sheringham ; De Jonckheere, dans Désordre, semble avoir trouvé une résolution à cette tension.

2. Entre mémoire et oubli : une structure labyrinthique

Désordre, qui peut être vu comme une plongée dans le millefeuille que constitue le quotidien, remet en question le cours régulier des choses. S’y établit une esthétique de la déliaison, de la diffraction. L’œuvre est ainsi à l’image des Mille Chemins photographiés par Hanno Baumfelder, qui constitue un des « invités » [34] du site.

illustration 6

Doc. 6 – Capture d’écran de différentes pages de Mille chemins, Hanno Baumfelder

En effet, la page d’accueil actuelle [35] du site offre au regard un ensemble d’images disparates, une constellation de photographies qui constituent autant de portes ouvertes sur des mondes, en s’affranchissant des contraintes du sens et de l’unité. On pense spontanément à un tiroir rempli de souvenirs qui aurait été retourné.

Illustration 7

Doc. 7  – Capture d’écran de page d’accueil de Désordre ; 1er décembre 2016.

Chaque image renvoie à un des projets menés par De Jonckheere (ou à un élément issu d’un de ses projets) depuis une quinzaine d’années. D’emblée, toute linéarité est mise à mal. Le visiteur du site se retrouve plongé au cœur d’une structure labyrinthique dans laquelle il n’a d’autre choix que de se perdre. La figure du labyrinthe est au demeurant représentée et signifiée à de nombreuses reprises sur des pages du site.

Illustration 8.1

Illustration 8.2

illustration 8.3

Doc. 8 – Figures de labyrinthes glanées sur le site.

Associée au sigle de l’infini (plusieurs fois reproduit sur le site), elle informe le processus global – entropique, de dislocation – suivi et engendré par Désordre.

Illustration 9

 

Doc. 9 – Voir ici.

Tout parcours de lecture de l’œuvre est ainsi déterminé par l’aléatoire, l’incertain, le changeant, le disjoint. René Audet et Simon Brousseau, dans un article qui évoque la poétique de la diffraction de l’œuvre littéraire numérique, évoquent au sujet de Désordre « une expérience de navigation sans cesse plus déroutante, complexe » [36]. Le hasard et l’égarement y sont programmés. La page d’accueil n’est en effet jamais la même, les images qui s’y trouvent s’y disposant différemment à chaque nouvelle actualisation. Une fluence permanente et multidirectionnelle, calquée sur celle du réel, caractérise ainsi l’œuvre. Suivant le principe d’un perpetuum mobile – propre à l’existence humaine –, rien n’y est jamais fixé.

Début 2011, je devais penser que ce n’était pas assez désordre comme cela, et donc pourqui [sic] est-ce que les vignettes de la page d’accueil devraient absolument être dans le bon sens? Ben pour aucune bonne raison, c’est tellement une question de bon sens. En 2016 cette page d’accueil est toujours la pour son principe de construction aléatoire, elle s’enrichit de chaque nouvel ajout dans le site et, beauté de la chose, elle donne, en fait, accès à la presque totalité du site, ses 289 450 fichiers, répartis dans ses 10192 dossiers, quand je pense qu’il y en a pour insinuer que ce site est mal conçu, quel autre site de presque 300.00 fichiers donne accès à la presque totalité de son site depuis sa seule page d’accueil [37] ?

La page d’accueil du Désordre étant ce qu’elle est également, extrêmement résistante au calcul de probabilités, et qui envoie vers autant de pages qui sont faites de cette façon désormais curieuse et non fixe, autant vous dire que dorénavant plus personne ne voit la même chose sur le site du Désordre. […] Sans compter qu’aussi nombreux que vous soyez à regarder cette page, et même plusieurs propositions de cette page, il est peu probable que deux visiteurs voient, ne serait-ce qu’une seule fois, la même combinaison. CQFD : cette page n’est pas partageable sur les réseaux asociaux, vous ne pourrez pas dire, tiens regarde-ça!, “ça” n’existe que par très faible intermittence. Et vous n’imaginez même pas à quel point cette pensée m’est agréable [38].

 

Le plan du site proposé par De Jonckherre, sorte de brouillon manuscrit, est, à l’avenant, lui-même labyrinthique. Il se trouve d’ailleurs sur une page qui est ironiquement intitulée « Je vous fais un plan, vous y verrez plus clair » [39].

Illustration 10

Doc. 10 – Plan du site dessiné à la main.

L’œuvre, qui ne cesse de figurer et d’exprimer l’intotalisable et l’impermanence, est ainsi mue par un principe d’errance, de dérive, qui se veut, en fin de compte, principe de rencontre(s), de convergence. Valorisant le dispars, elle est polyphonique. Elle invite à s’ouvrir à l’instant, porteur de possibles.

Désordre, marquée par un processus d’expansion progressive non-téléologique, est à la fois un labyrinthe et un champ ouvert qui traverse et plonge non seulement dans l’épaisseur du quotidien, mais aussi dans l’épaisseur temporelle de l’existence humaine, composée de multiples strates. Il vient reconfigurer ces deux expériences. En effet, comme l’a noté Bertrand Gervais dans le deuxième tome de ses Logiques de l’imaginaire, « l’expérience du labyrinthe est régulièrement conçue comme une sortie hors du temps, comme un désordre mis dans le temps. La désorientation n’y est pas que spatiale, elle est aussi temporelle. Tous les temps s’y mêlent, car ils ne se suivent plus selon une logique de consécution traditionnelle » [40]. L’œuvre de De Jonckheere opère un délitement de la temporalité. Elle fait ressentir la discontinuité ontologique de l’expérience du temps. Elle investit et creuse de nouveaux tracés ; elle fraye mille chemins. La réorganisation (déstructuration) du temps opérée par l’auteur embrasse ainsi un principe entropique et offre dès lors l’expérience d’une déambulation dans un espace labyrinthique en transformation constante, en perpétuel réajustement. Œuvre (du) nomade, elle ouvre au flottement, au « musement ». Théorisé par Gervais, ce dernier est défini comme « l’invention d’un nouvel ordre, l’irruption de l’inédit » [41]. « Confusion et émerveillement, ces deux traits résument bien les processus cognitif et affectif de l’être dans le labyrinthe » [42], observe Gervais. Or, De Jonckheere joue avec la confusion (liée à l’égarement) comme mode premier de réception de son œuvre et fait de l’émerveillement (des petites choses) son principe structurant. Désordre donne donc à penser la vie comme labyrinthe.

Nos existences sont des labyrinthes dont certains méandres sont communs à d’autres dédales empruntés par d’autres (pas toujours contemporains d’ailleurs). Ces réseaux sont amenés à s’intercroiser à l’envi, pourvu qu’on ait l’intelligence de s’y perdre. Sur la petite fenêtre lumineuse j’offrais enfin aux autres voyageurs ne serait-ce qu’un infime pixel, qui s’éteindrait sans doute un jour, mais qui aujourd’hui brillait de toute sa fierté de nouvel arrivant [43].

L’œuvre de De Jonckheere rend saillant le mécanisme de la ligne brisée tel que l’a développé Gervais dans son ouvrage éponyme. La linéarité laisse place à la tabularité. Marqué par la disjonction et le pluriel, échappant à la trajectoire nette et uniforme, Désordre se présente en effet comme un grand jardin aux sentiers qui bifurquent, pour reprendre le titre d’une nouvelle de Borges. Audet et Brousseau, qui insistent sur son caractère retors, affirment que la mémoire (et ses lacis) en constitue « le principe fondateur » [44]. On ne peut le dénier [45]. Toutefois, il est également possible d’approcher l’œuvre à partir du pendant antagonique de la mémoire : l’oubli, qui constitue « un trait dominant de l’imaginaire du labyrinthe » [46], selon Gervais.

Oubli de soi, de ses déterminations spatio-temporelles et de la façon de retrouver son chemin. Le labyrinthe, c’est l’errance provoquée par une multitude de choix à faire qui enfoncent le sujet toujours plus profondément dans la confusion. En fait, le labyrinthe n’est pas un lieu de mémoire, il en est tout le contraire, c’est-à-dire un endroit fait pour le musement, pour un esprit qui s’aventure dans des pensées disjointes [47].

Désordre peut en effet être vu comme un théâtre de l’oubli qui « abolit le temps et impose l’instant multiplié comme seule réalité » [48]. Sa structure labyrinthique aménage l’oubli, mais ce dernier n’y est pas saisi comme un manque ou un déficit, mais comme une opportunité de vivre (et revivre) le réel de manière plurielle.

Illustration 11

Doc. 11 – Capture d’écran du Petit journal – fragment 169.

Désordre est ainsi une œuvre qui propose d’entrer dans l’oubli : « entrer dans l’oubli c’est se défaire du temps » [49] étant donné que « l’instant [y] devient la seule réalité, multipliée à l’infini » [50]. L’oubli est au demeurant intimement lié à l’expérience du quotidien, ainsi qu’a pu le remarquer Bégout : « le monde quotidien est le monde de l’oubli » [51]. Tellement ample, qu’il est impossible de tout en retenir. C’est dès lors autour de cette perspective que se développe l’œuvre de De Jonckheere qui, à travers les différents projets qui la composent – et qui visent à une dislocation de l’expérience du temps –, épouse (une logique de) l’oubli. Une autre phrase de Gervais vient appuyer notre proposition : « Le labyrinthe permet en fait de juxtaposer l’oubli et le musement. Le musement est ce qui échappe à une mémoire ordonnée ou impérialiste et il ouvre l’oubli au domaine de la présence. [Le labyrinthe] s’impose ainsi comme la pierre d’assise d’un imaginaire de l’oubli » [52]. Par ailleurs, dans l’oubli, souligne Gervais, prévalent « la libre association, le coup de dés, l’air du temps, le jeu pur » [53], qui constituent quatre éléments centraux de Désordre, dont rendent compte, à titre d’exemple, trois pages tirées du Petit journal où une tension (de l’ordre du disruptif) naît entre ce qui est dit et ce qui est montré, entre texte et image.

Illustration 12

Doc. 12 – Capture d’écran du Petit journal – fragment 48.

Illustration 13

 

Doc. 13 – Capture d’écran du Petit journal – fragment 214.

Illustration 14

Doc. 14 – Capture d’écran du Petit journal – fragment 247.

Ancré dans un rapport à l’oubli, Désordre s’inscrit dans une perspective d’errance. Cette dernière engage une esthétique du pluriel et de l’hétérogène – que l’on retrouve dès la page d’accueil du site –, qui vient s’opposer à l’hégémonie de l’unité, de l’homogénéité et de la centralité. Comme l’a noté Gervais, « [l]a mesure de l’errance » est « l’instant comme multiplicité » [54]. La multiplicité évoquée est partout présente dans Désordre qui est organisée suivant une poétique du fragment associée à une esthétique de la délinéarité, de la discontinuité. À l’instar de nombreuses œuvres hypermédiatiques, le site affiche en effet une textualité ouverte, perpétuellement inachevée, marquée par « la fragmentation, l’indétermination, la multinéarité et le manque de clôture inhérents au médium » [55]. L’éclatement et la diffraction en composent les deux caractéristiques-phares. En d’autres mots – ceux de Bégout –, l’œuvre s’inscrit dans une « dynamique infinie et aventureuse de l’exploration tous azimuts » [56]. Remplie de projets, Désordre met en lumière le disparate. À travers une logique de la périphérie, y sont réhabilitées les « petites choses » et les faits futiles et volatiles du quotidien.

En investissant l’oubli, De Jonckheere revalorise positivement ce terme d’habitude saisi de manière dépréciative. Dans Désordre, l’oubli rend possible l’émergence du neuf, de dispositions de/du sens alternatives. Gervais note en ce sens que « [l]’oubli permet au nouveau de survenir. Il est disjonction, rupture, événement inattendu » [57] ; il est « un geste qui assure la progression […] et le renouvellement » [58]. Comme l’ont mentionné Sébastien Biset et Myriam Watthee-Delmotte, « en posant l’oubli ou le non-savoir en son centre, [l’œuvre] peut créer l’ouverture à un savoir nouveau, à l’insoupçonné » [59]. C’est par l’investissement de l’oubli que le site de De Jonckheere peut dresser de nouveaux chemins d’appréhension du réel. Autrement dit, avec Désordre, De Jonckheere rappelle que le quotidien, une fois saisi à partir de l’oubli positif propre au musement – « là où la durée cède le pas à une logique de l’instant » [60] –, peut être envisagé comme un chaos fécond d’où peut sortir de l’inédit, du différent, voire de l’inespéré.

3. Épiphanisation de l’éphémère

Désordre est le lieu d’un détachement de la temporalité linéaire, de la ligne du temps. Ce sont des instants particuliers qui se voient valorisés et investis d’une valeur intrinsèque. C’est à partir d’eux que s’établit une nouvelle temporalité. S’y retrouve ainsi une sorte de présent toujours en acte et l’instant épiphanique en constitue la pierre angulaire. Le site se présente en effet comme un stock d’expériences, de fragments d’existence, à tout moment potentiellement disponibles et activables. Chaque post/projet/image s’inscrit dans un régime de l’actuel, d’une possible réactualisation : tout post, toute image, est potentiellement ressurgissable à tout moment. Dans Désordre, le fugitif, le ponctuel, la fulgurance épiphanique sont conservés, retenus. Alors que Parret affirme que la quotidienneté enchâsse le sublime [61], De Jonckheere le fait ressurgir. Il réveille le « « bref instant d’indicible allégresse » (Greimas), [l’]immobilisation de l’objet-monde, [l’]éblouissement et [le] guizzo-tressaillement » [62]. Chez De Jonckheere, dont l’œuvre répond à l’impératif de Pénone – « que l’éphémère s’éternise » –, le momentané est conservé, maintenu en éclat(s), comme dans l’assemblage photographique extrait de son projet L’Album d’Adèle.

Illustration 15

Doc. 15 – Capture d’écran d’une des pages de L’album d’Adèle.

C’est par l’affect (la joie enfantine en ce qui concerne l’image ci-dessus) que l’instant peut être à nouveau rendu présent, investi, fixé. Comme le soutient Christine Buci-Glucksmann, « [l]’éphémère n’est pas le temps mais sa vibration devenue sensible » [63]. Le rapport à l’instant, son établissement, sa survenance, sont donc liés chez De Jonckheere au surgissement du pathémique. L’instant est toujours affectualisé. L’affect inscrit et instruit l’instant. Dit autrement : « L’instantanéisme [est] marqué par l’affect dans la présence du présent » [64]. Aussi, De Jonckheere investit le quotidien, cette « expérience résiduelle de la vie humaine » [65], à partir de sa modalité affective – qui lui est d’habitude soustraite. Il fait ressortir les résonnances pathémiques du quotidien qui viennent alors le magnifier. Désordre fracture ainsi la couche (couverture) grise et morne qui le tapisse habituellement et qui le rend par là invisible, insipide. En déployant des tonalités affectives et émotives, il fait craquer le vernis lisse et grisâtre dont on le farde couramment. De Jonckheere opère ainsi des trouées dans son « halo brumeux » [66], il le déneutralise, le déatonalise. Désordre dépasse la factualité (qui est, d’une certaine manière, facticité) du quotidien pour faire surgir son affectivité [67]. Est donc abandonnée une logique réaliste/descriptive, au profit d’une logique affective. Avec l’œuvre de De Jonckheere, on va de la perception vers la sensation. En interrogeant la perception, l’œuvre engage vers un retour de la sensation et de ses modulations les plus tenues. C’est pourquoi l’érotisme [68] (du corps féminin) se manifeste fréquemment dans l’œuvre, jetant ainsi un pont vers une phrase de Herman Parret : « Le sein : le toucher-goût, accès privilégie à l’aisthèsis, et le sein du corps féminin comme principe d’où se disséminent les expériences esthétiques. Dé-naturaliser, dé-moraliser le sein, pour en faire la condition de possibilité du sublime du quotidien. Corps lactifiés, corps organisés autour, à partir du sein » [69].

Illustration 16

Doc. 16 – Capture d’écran du Petit journal – fragment 226.

Illustration 17

Doc. 17 – Capture d’écran d’une page du projet Pola Journal.

Désordre ouvre à une autre manière de regarder et de sentir. Il introduit à une réexpérimentation du monde et du quotidien dans leur sensorialité brute. Il rouvre aux formes, aux sons et aux couleurs, au donné sensible et incarné. De Jonckheere, en jouant avec la plasticité (de l’expérience) du temps et du quotidien, construit ainsi le champ d’une expérience renouvelée de ces deux instances. Il les réarticule. La nouvelle temporalité établie par Désordre est donc pathétique. Le temps y est réagencé, re-produit (et non reproduit), autour d’instants investis affectivement. Par exemple, son projet CONTRE [70], qui est né à la suite d’un texte de François Bon, consiste en la rédaction d’une phrase ou d’un court texte qui va à l’encontre de quelque chose, que ce soit le moustique (novembre#1), les plaisanteries des collègues (novembre#7) ou encore le “petit monde des pensées (perdues)” (novembre#40).

Je me suis dit qu’il fallait que je travaille, que je photographie et que j’écrive contre. Tout du moins je vais essayer. Au moins une fois par jour. Une fois par jour, contre, au moins essayer. Et tenir, tenir le plus longtemps possible, contre.

Le texte est assorti d’une photographie qui laisse place à une deuxième si l’on place le curseur de la souris sur l’image. Un évènement, une pensée, un instant est ainsi épinglé, distingué, comme moment épiphanique. Des instants singuliers deviennent auratiques.

Illustration 18.1Illustration 18.2

 

Doc. 18 – Captures d’écran du 130ème fragment de Contre (série « Novembre »).

Avec Quotidien, De Jonckheere retrace neuf années d’une vie à l’aide de neuf images qui surgissent aléatoirement et qui viennent illustrer sa vie entre 2005 et 2013.

Illustration 19

Doc. 19 – Capture d’écran du projet Quotidien (2005-2013) ; 20 novembre 2016.

La Vie par les deux bouts [71], qui a pour visée de mettre côte à côte deux moments d’une même journée, de rapprocher la première photographie d’une journée avec la dernière photographie de la même journée (et cela pour toute l’année 2011), exemplifie l’épiphanisation d’instants anodins d’une autre manière encore.

Illustration 20

Illustration 21

 

Illustration 22

Doc. 20, 21, 22 – Captures d’écran du projet La vie par les deux bouts.

Par l’investissement du transitoire et du dérisoire, d’instants singuliers, l’œuvre de De Jonckheere rompt avec le temps horizontal du quotidien, qui est celui « de l’enchaînement mécanique des causes et des effets » [72]. Elle emmène ainsi vers ce que Michel Ribon a dénommé « le temps vertical » : un « présent perpétué qui nous offre une présence » [73] ; « un temps de secousse, de rupture, d’éveil » [74], d’irruption ; « un temps de création et de nouveauté ; un temps de métamorphose ou de transfiguration » [75]. De Jonckheere investit ainsi la masse, la pesanteur du quotidien (sa substance épaisse, compacte et mobile) en y faisant surgir des moments d’éclat, d’envol. Désordre est en ce sens une œuvre qui transfigure le quotidien et sa prétendue banalité. L’éphémère y est instant d’inflexion, ressac. Mais ces moments d’arrêt, de stase, ne figent en aucun cas la dynamique de l’œuvre dès lors qu’ils sont inscrits dans un flux [76] : le flux (du) sensible propre à toute vie humaine. Cette logique du flux s’observe entre autres dans son projet Carte postales d’Italie, où De Jonckheere investit le médium de la carte postale, objet de l’image (instant) en mouvement (entre deux êtres).

Illustration 23

Doc. 23 – 38ème page du projet Cartes postales d’Italie ; voir ici.

Illustration 24

Doc. 24 – 42ème page du projet Cartes postales d’Italie ; voir ici.

La poétique du fragment que De Jonckheere développe est intimement liée à sa pratique de la photographie. Les fragments textuels sont marqués par la même immédiateté que les photographies qui les accompagnent : ils s’accordent au régime d’instantanéité propre au cliché. Aussi, sa pratique de la photographie, extrêmement prégnante dans Désordre, informe non seulement sa poétique du fragment, mais aussi l’esthétique de l’éphémère qu’il met en place. Le fragment est lié à l’instant réinvesti ; réinvestissement (personnel) que rend possible la photographie. La poétique du fragment qui associe texte et image, participe donc du rapport épiphanique au temps.

Illustration 25

Doc. 25 – Capture d’écran du Petit journal – fragment 224.

Aura, éclats, épiphanies. De ces trois termes rattachés aux instants du quotidien tels qu’ils sont valorisés dans Désordre, surgit la notion d’éblouissement, qui permet de mieux encore les caractériser. L’éblouissement, c’est une étincelle sur un fond d’obscurité. L’étincelle, ici, ce serait donc le moment épiphanique, le satori [77] – soit souvenir, soit éclat soudain – qui ressort (au sein) du fond d’obscurité que constitue le quotidien dans la doxa occidentale. L’éblouissement vient condenser des affects autour d’un élément qui joue le rôle de catalyseur : un clair-obscur dans le cas évoqué ci-dessous.

Illustration 26

Doc. 26 – Capture d’écran du Petit journal – fragment 220.

L’éblouissement s’établit également toujours entre fascination et inquiétude. La fascination ressort des instants exposés par De Jonckheere tandis que l’inquiétude est celle que l’on peut rattacher au statut du temps dans l’œuvre, dont l’état étale est intranquillisé. De Jonckheere met donc en lumière des instants du monde – pour reprendre un syntagme merleau-pontien [78] –, des moments de félicité, qui, à leur tour, dans un mouvement de réversibilité, viennent éclairer et enluminer le quotidien. Les scènes d’éblouissements qui modèlent le Désordre ouvrent ainsi à la beauté de l’instant à portée de main en même temps qu’elles invitent à se rendre disponible et attentif aux frémissements du sensible ainsi qu’aux empreintes du sublime qui ponctuent toute expérience du quotidien ; right now, wrong then.

Illustration 27.1Illustration 27.2

Doc. 27 – Captures d’écran du 23ème fragment de Contre (série « Septembre »).

Notes

[1] François Bon, Impatience, Paris, Éditions de Minuit, 1996, p. 67.

[2] Voir notamment son projet 22042003.txt (http ://www.desordre.net/bloc/adam_project/index.htm).

[3] Voir https ://www.desordre.net/bloc/fluctuat/010.htm.

[4] Bruce Bégout, La Découverte du quotidien, Paris, Allia, 2005, successivement p. 44, 39 et 98.

[5] Ibid., p. 38.

[6] Ibid., p. 19.

[7] Ibid., p. 38.

[8] Herman Parret, Le Sublime du quotidien, Paris/Amsterdam/Philadelphia, Hadès-Benjamins, 1988, p. 18.

[9] Comme le note Michael Sheringham à la toute fin de la conclusion de son ouvrage Traversées du quotidien. Des surréalistes aux postmodernes (PUF, 2013) : « En fin de compte, c’est peut-être essentiellement à l’acte et au processus de l’attention qu’il faudrait associer le quotidien, plus encore qu’à un pouvoir de résistance et de résilience » (p. 484).

[10] Voir http ://www.desordre.net/bloc/pourquoi.html.

[11] Le lien à Perec est explicite chez De Jonckheere, qui reprend notamment le principe de la contrainte pour nombre de ses projets. L’auteur de La Vie mode d’emploi fait partie des quelques écrivains qui constituent ce qui semble être le panthéon littéraire (http ://www.desordre.net/textes/bibliotheque/auteurs/) de De Jonckheere et plusieurs de ses projets se présentent comme des hommages à des textes de Perec. Par exemple,  Je me souviens de Je me souviens de Georges Perec (ici) ou Tentative d’épuisement de Tentative d’épuisement d’un lieu parisien de Georges Perec (). L’œuvre perecquienne constitue ainsi un intertexte majeur de Désordre.

[12] Voir http ://www.desordre.net/bloc/pourquoi.html.

[13] Voir http ://www.desordre.net/bloc/pourquoi.html.

[14] http ://www.desordre.net/textes/nouvelles/orties.html.

[15] Voir Bruce Bégout, op. cit., p. 213-214.

[16] Ibid., p. 25.

[17] Le quotidien ne cesse donc « de se faire, de se défaire et de se refaire tous les jours dans la multitude éclatée des gestes ordinaires qui tentent d’apprivoiser le réel contingent » (ibid., p. 93).

[18] Ibid., p. 37.

[19]  http ://www.desordre.net/bloc/vie/reprise/index.htm.

[20] Bruce Bégout, op. cit., p. 71.

[21] Voir ibid., p. 37 et 43.

[22] Ibid., p. 42.

[23] Ibid., p. 44.

[24] On pourrait même dire qu’elle creuse l’exotique au sein de l’endotique.

[25] Voir Bruce Bégout, op. cit., p. 565 et 566.

[26] Voir ibid., p. 247.

[27] http ://www.desordre.net/photographie/numerique/adele/index.htm.

[28] Bruce Bégout, op. cit., p. 122.

[29] http ://www.desordre.net/bloc/a_quoi_tu_penses/voyages/index.htm.

[30] http ://www.desordre.net/bloc/a_quoi_tu_penses/voyages/20060331.htm.

[31] Il n’est pas anodin que la photographe fasse partie des « invités » du site.

[32] Michael Sheringham, op. cit., p. 23.

[33] Ibid., p. 159.

[34] http ://www.desordre.net/invites/hanno/index.htm.

[35] Elle a évolué à de nombreuses reprises au cours du temps. Voir ici.

[36] René Audet et Simon Brousseau, « Pour une poétique de la diffraction de l’oeuvre littéraire numérique : l’archive, le texte et l’œuvre à l’estompe », Protée, Vol. 39, no1, printemps 2011, p. 17.

[37] Voir « Le Désordre dans tous ses états ». Ou « Comment j’ai amplement merdé dans la réalisation de ce site » (lien).

[38] Voir http ://www.desordre.net/photographie/numerique/quotidien/titre.htm, nous soulignons.

[39] Voir http ://www.desordre.net/plan.htm.

[40] Bertrand Gervais, La ligne brisée : labyrinthe, oubli et violence, Montréal, Le quartanier, « Erres essais », 2008, p. 16, nous soulignons.

[41] Ibid., p. 35.

[42] Ibid., p. 113.

[43] Voir « Comment j’en suis arrivé à un tel désordre » (lien).

[44] Audet René et Brousseau Simon, op. cit., p. 11.

[45] Le jeu de prédilection de De Jonckheere est d’ailleurs le memory, dont le principe est repris à de nombreuses reprises sur le site. Voir notamment : http ://www.desordre.net/memory/index.html.

[46] Bertrand Gervais, op. cit., p. 33.

[47] Ibid.

[48] Ibid., p. 62.

[49] Ibid., p. 88.

[50] Ibid.

[51] Bruce Bégout, op. cit., p. 67.

[52] Bertrand Gervais, op. cit., p. 64.

[53] Ibid., p. 61.

[54] Ibid., p. 62.

[55] Guy Bennett, « Ce livre qui n’en est pas un : le texte littéraire électronique », dans Littérature, n°160, 2010/4, p. 39.

[56] Bruce Bégout, op. cit., p. 242.

[57] Bertrand Gervais, op. cit., p. 60.

[58] Ibid., p. 57 et 58.

[59] Sébastien Biset et Myriam Watthee-Delmotte, « Représenter in situ : Ernest Pignon-Ernest à l’interface de la mémoire et de l’oubli », dans Représenter à l’époque contemporaine. Pratiques littéraires, artistiques et philosophiques, Isabelle Ost, Pierre Piret et Laurent Van Eynde (dir.), Bruxelles, FUSL, 2010, p. 261.

[60] Bertrand Gervais, op. cit., p. 58.

[61] Voir Herman Parret, op. cit., p. 20.

[62] Ibid.

[63] Christine Buci-Glucksmann, Esthétique de l’éphémère, Paris, Galilée, 2003, p. 26.

[64] Herman Parret, op. cit., p. 166.

[65] Bruce Bégout, op. cit., p. 219.

[66] Ibid., p. 173.

[67] Ce n’est pas tant la représentation qui importe mais bien plutôt de rendre présent, de rendre présent l’expérience de l’éphémère. On ne doit donc pas parler de « littérature factuelle » (Genette) en ce qui la concerne et, en cela, le travail de De Jonckheere se distingue de celui de Perec.

[68] Voir aussi par exemple son projet « Anne ».

[69] Herman Parret, op. cit., p. 209.

[70] http ://www.desordre.net/bloc/contre/

[71] http ://www.desordre.net/photographie/numerique/bouts/index.htm.

[72] Michel Ribon, À la recherche du temps vertical dans l’art. Essai d’esthétique, Paris, Kimé, 2002, p. 12.

[73] Ibid.

[74] Ibid., p. 13.

[75] Ibid., p. 279.

[76] Pour un bon nombre de ses projets (dont La Vie par les deux bouts, Amorces ou encore Carroussel), le défilement des pages est programmé (suivant un algorithme établi par De Jonckheere). Le lecteur est dès lors de facto entraîné dans un flux.

[77] Instant épiphanique, moment d’éveil dans le bouddhisme zen.

[78] Voir Maurice Merleau-Ponty, L’Œil et l’Esprit, Paris, Gallimard, 1964, « Folio », p. 23.

Auteur

Corentin Lahouste est chercheur à l’Université catholique de Louvain (Louvain-la-Neuve, Belgique), au sein du Centre de recherche sur l’imaginaire (CRI) qui est rattaché à l’Institut des Civilisations, Arts et Lettres (INCAL)Il prépare, sous la co-direction de la professeure Myriam Watthee-Delmotte (UCL) et du professeur Bertrand Gervais (UQÀM, Montréal), une thèse de doctorat consacrée aux figures, formes et postures de l’anarchie dans la littérature contemporaine en langue française. Sa recherche porte plus spécifiquement sur les œuvres de Marcel Moreau, de Yannick Haenel et de Philippe De Jonckheere (hypermédia). Commencée dans le contexte du Pôle d’Attraction Interuniversitaire « Literature and Media Innovation », elle se poursuit actuellement dans le cadre d’un mandat d’aspirant du Fonds National de la Recherche Scientifique belge (FNRS). Un premier article lié à son travail de thèse a été publié dans la revue Mémoires du livre/Studies in Book Culture. Ce dernier est consacré à la poétique du graffiti dans le roman Les Renards pâles de Yannick Haenel.

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@AVeinstein “Retrouver le frisson du direct”


Dans l’écriture littéraire qu’il met en œuvre sur son fil Twitter, Alain Veinstein retrouve un certain nombre d’habitudes et d’exigences déjà expérimentées dans sa pratique radiophonique, particulièrement celle de s’exprimer « en direct ». Cette prise de parole profondément ancrée dans le présent de l’énonciation permet de faire advenir des instantanés d’une richesse poétique certaine, notamment par la qualité de présence au monde dont témoigne le twitteur.

In the literary writing showcased in his Twitter feed, Alain Veinstein finds a new avenue for some of the habits and requirements which he has already experimented in his radio broadcasts, and particularly live speaking. This mode of utterance, which is deeply embedded in the enunciative present, sets the stage for especially rich poetical moments, most notably because of Veinstein’s ability, through Twitter, to demonstrate his presence to the world.


Texte intégral

Lorsqu’il ouvre son fil Twitter, @AVeinstein, en avril 2012, Alain Veinstein est un homme de radio relativement bien connu du public pour ses émissions littéraires nocturnes, Les Nuits magnétiques puis Du jour au lendemain, diffusées depuis près de quarante ans sur France Culture. Il est aussi l’auteur d’une œuvre assez fournie, composée d’une vingtaine de livres, environ douze recueils de poèmes et huit récits romanesques ou autobiographiques. Selon l’auteur, cette nouvelle forme d’écriture s’inscrit dans une pratique de la communication de masse bien connue de celui-ci, car elle lui donne l’occasion de retrouver le « frisson du direct » : « Quand, le micro ouvert, ce qui est dit est immédiatement reçu par des milliers de personnes que vous pensez suspendues à vos lèvres [1]. »

L’instantanéité entre écriture et diffusion sur Twitter rejoint donc l’expérience déjà très riche d’Alain Veinstein comme interviewer pour la radio. Or, la pratique de l’entretien littéraire par celui-ci s’est distinguée pour le haut degré d’exigence vis-à-vis de l’échange mis en œuvre au point d’en faire une création à part entière. Dans Les Ravisseurs, évoquant un entretien avec Antonio Tabucchi, le journaliste évalue la qualité de la présence de cet auteur en entretien à sa capacité à recréer par la parole le livre dont il est question.

À l’entendre parler de sa relation à la littérature en général et avec la sienne en particulier, avec ce qu’il faut de distance pour la faire renaître comme s’il la réécrivait « en direct » pour ses auditeurs, j’ai vite compris que Tabucchi était un auteur pour moi. L’un de ceux que j’attends, souvent en vain, à chaque émission [2].

Pour Alain Veinstein, quelque chose se passe donc dans le « direct », ce dispositif de communication qui nécessite de mettre en jeu l’exercice de la parole dans l’instant immédiat de son énonciation, afin de se placer dans un « entre-deux qui est sans doute l’espace de la littérature [3] ».

Par extension, on peut alors se demander quel peut être le statut de l’instant dans le cadre d’une écriture élaborée selon les possibilités et les contraintes d’un réseau social de messagerie instantanée. Il importe de comprendre comment se tisse la temporalité mise en œuvre sur Twitter par cet auteur : jouant des contraintes associées à la diffusion instantanée, celui-ci fait partager au lecteur une expérience du temps bien plus riche que  le « présentisme » auquel semble vouée notre époque, tel que l’a analysé François Hartog, « celui de la tyrannie de l’instant et du piétinement d’un présent perpétuel [4] ». Avec Alain Veinstein, le présent constitue essentiellement une occasion de faire advenir quelque chose d’inouï par l’écriture et la parole. Il s’agit avant tout de se mettre à l’écoute du monde et de ses voix pour en révéler l’étrange beauté.

1. Sur le fil de l’énonciation

À première vue, l’écriture sur Twitter se présente comme un fil de messages brefs accumulés les uns au-dessus des autres, composant une série d’instantanés dont la lecture doit recomposer la cohérence en remontant vers les plus anciens. La temporalité induite par ce dispositif correspond à la fois à une suite d’unités temporelles potentiellement indépendantes les unes des autres – des instants pris dans leur singularité – et à une continuité orientée vers le passé. Cependant, la nature des tweets rédigés par Alain Veinstein produit un rapport au temps bien plus complexe car chaque instant révèle un présent d’une teneur particulièrement riche et intense.

1.1. Une subjectivité ancrée dans le présent de l’énonciation

Comme le haïku tel que Roland Barthes l’a étudié, le message rédigé dans Twitter s’inscrit pleinement dans la situation d’énonciation proposée par le réseau social, qui apparaît comme un ensemble de circonstances déterminantes pour l’expression subjective.

Un haïku, c’est ce qui survient (contingence, micro-aventure) en tant que cela entoure le sujet – qui cependant n’existe, ne peut se dire sujet, que par cet entour fugitif et mobile […] → Donc, plutôt que contingence, penser circonstance [5].

Bon nombre de tweets d’Alain Veinstein font directement référence au lieu et à l’heure de leur rédaction, au risque de se montrer redondants par rapport aux indications déjà données par le réseau social.

[23/08/2012 ; 11h44] Rue Ledru-Rollin à Malakoff. Une jeune femme, plutôt avenante, me demande où est la bouche la plus proche. Je n’entends pas « de métro » [6]. [03/12/2012 ; 9h18] 9h16, Malakoff. À l’arrêt du 171, l’attrait du rideau si vite baissé des jeunes filles…

Le sujet se dit et s’écrit dans la contingence des petites aventures quotidiennes, qui sont autant d’occasions de révéler l’état intérieur de l’écrivain en prise directe avec les hasards de ce qui advient. Le « je » révélé par cette écriture journalière est celui qui se laisse modeler par les circonstances infimes et contingentes de la vie la plus banale : regarder par la fenêtre, sortir son chien, prendre le métro, faire le marché… La subjectivité qui se dessine par ce dispositif d’écriture transforme l’ethos auctorial que les œuvres plus concertées ont élaboré, ajoutant de la nuance et de la distance à soi dans l’autoportrait déjà bien connu du lecteur [7].

La personnalité qui se dégage de ce portrait se présente d’emblée comme une figure d’auteur à part entière, qui s’interroge sur son usage des moyens d’expression mis à sa disposition par le réseau social. « Les 140 signes me contraignent parfois à écrire dans une langue qui  n’est pas la mienne. C’est dur pour qui n’a pas le don des langues » [11/05/2012 ; 15h16]. Selon Marie-Anne Paveau, cette métadiscursivité est liée à la nouveauté de ce genre de discours car celle-ci suscite un besoin d’expliciter la norme dans le cadre d’une forme de communication naissante : « On s’interroge beaucoup sur Twitter sur les formes langagières et discursives, on commente les formes, on ironise sur les fameux 140 signes : on ne dit pas seulement ce que l’on fait […] mais on dit ce que l’on… dit et comment on le dit [8]. »

Cette métadiscursivité entre en cohérence avec les usages traditionnels de l’écriture littéraire, dont l’objet essentiel est la recherche des formes langagières les plus appropriées [9]. Pour Alain Veinstein, ainsi que l’ensemble des écrivains qui s’expriment sur Twitter, il ne s’agit pas seulement de pratiquer un nouveau genre discursif, mais de contribuer à l’élaboration d’un nouveau genre littéraire, parfois désigné sous le nom de « twittérature », dont il est important de définir les usages. La réflexivité du propos est d’autant plus nécessaire que cette forme d’expression est empruntée à un espace hétérogène à la littérature. Au tweet du 11 mai 2012, un abonné d’Alain Veinstein, répondra par la référence à la tradition de la contrainte en poésie : « @AVeinstein “on” sait bien qu’en poésie les contraintes sont nécessaires et fécondes…. 🙂 » [@jabberwocky1949, 12/05/2012 ; 10h23]. Écrire en s’appropriant les normes liées à l’énonciation sur un réseau social comme Twitter implique donc que l’écrivain et le lecteur réaffirment régulièrement la spécificité de leur démarche afin de délimiter l’espace littéraire et de singulariser ses acteurs. Cette re‑médiatisation de la littérature par les dispositifs numériques pose aux écrivains des problèmes semblables à ceux qui se sont posés à leurs aînés dès l’avènement des formes médiatiques, comme l’a montré Marie‑Ève Thérenty, dans La Littérature au quotidien, en analysant les emprunts mutuels de l’écriture journalistique et des écritures romanesques et poétiques au XIXe siècle.

1.2. Un discours déterminé par la présence des destinataires

Le statut du lecteur se trouve lui aussi transformé par cette mise en question des normes de la littérarité. En effet, la saveur de l’écriture en direct tient à l’idée de savoir le lecteur présent dans l’immédiateté de la diffusion sur Twitter, comme l’auditeur à proximité de sa radio.

J’ai l’impression, toute nouvelle pour moi, d’une lecture « en direct » avec des retours immédiats. Mes lecteurs sont là, à l’autre bout du fil. Ils ont un nom et un visage. Je suis entré dans une partie, commencée avant que j’arrive, d’un grand jeu de la vérité. Pas de tricherie possible avec la règle des 140 signes [10].

Écrire dans Twitter implique donc une profonde transformation des conditions de l’écriture car cette démarche ramène au présent ce que les mécanismes de la publication tendent à différer ou à escamoter : l’influence du lieu et du moment, ainsi que la présence du lecteur, souvent envisagé comme une hypothèse plus que comme une présence réelle dans le cas de l’écriture d’un livre. Rompu à l’exercice de la radio, Alain Veinstein investit cet espace d’écriture de son expérience de la parole en direct qu’il a évoquée à plusieurs reprises. Dans le cadre de cette forme de communication, ce n’est pas la présence de tel ou tel auditeur réel et réactif qui compte, mais la conscience d’être entendu.

J’ignore vos réactions. C’est le noir absolu. Personne ne pipe. De temps à autre, je suppose l’esquisse d’un sourire dans le noir absolu. Je le sollicite même parfois par une remarque qui atteindra probablement son but. À force de m’écouter, et d’être devenus familiers de mes obsessions, de mes tics de langage, certains de mes auditeurs doivent se laisser aller à sourire de temps en temps [11].

L’auditeur de radio, tout comme la plupart des lecteurs sur Twitter, n’est assurément pas une personne réelle et identifiable qui interagirait sur la parole ou le texte en train de se produire. Il s’agit plutôt d’une présence qui galvanise la communication et interdit tout tête à tête entre l’auteur et ce qu’il écrit dans la solitude de son studio de la rue de Tournon.

Écrire dans le cadre d’un réseau social offre à l’écrivain une conscience plus aigüe encore qu’à la radio de la présence du lecteur car les tweets envoyés peuvent faire l’objet de retweets ou de réactions dont l’auteur est informé. Il est ainsi possible d’ajuster le propos aux effets qu’il produit dans le réseau. Ainsi, on peut observer que bon nombre des tweeteurs qui réagissent aux messages d’Alain Veinstein, sont des personnes qui animent des émissions ou des chroniques à la radio : Nicolas Demorand, Xavier de La Porte, Thomas Baumgartner, Sylvain Bourmeau, Bruno Patino, Isabelle Alonso, Laurence Le Saux, ainsi que le compte de la revue Syntone (@syntwit). Le compte le plus réactif s’intitule @jabberwocky1949, accompagné du nom d’utilisateur Radiolo et de la présentation suivante : « Adore la radio, Éric Rohmer, Chabrol et Julien Gracq, Soseki et André du Bouchet le tout dans le désordre ». Ainsi s’explique le fait que l’on trouve beaucoup de tweets en lien avec l’expérience de la radio dans les mentions du compte @AVeinstein visibles dans la base dlweb. Par exemple, le message « À la radio, les silencieux ne font pas assez parler d’eux », publié le 1er octobre 2012 à 21h44, a été retweeté trois fois, par le compte @syntwit le même jour à 22h34, par  le compte @antoineblin le 2 octobre à 8h45 et par @zenzine (compte de Clément Baudet) à 9h07. Les pensées sur la radio, très abondantes dans l’ensemble des tweets, répondent à une attente massivement exprimée du lectorat d’Alain Veinstein sur Twitter. Par exemple, le message « Quand je quitterai la radio, j’essaierai de toujours prendre un air mystérieux et d’être imbu de moi-même », publié le 25 mai 2012 à 22h51, a été retweeté par Nicolas Demorand le même jour à 22h58, ainsi que par Catherine Rambert à 23h30, accompagné du commentaire « @AVeinstein J’adore… ». Peu à peu, s’impose la récurrence des tweets commençant par « Quand j’arrêterai la radio », encouragée par les réactions rapides et enthousiastes des abonnés, qui fera de cette anaphore l’un des fils conducteurs du roman Cent quarante signes. L’interaction directe et rapide avec les lecteurs du fil agit sur ce que l’écrivain se sent encouragé à publier et détermine par conséquent le livre qui s’élaborera dans un second temps de l’écriture.

Cette interaction ne porte pas seulement sur les sujets mais aussi sur la manière de raconter les micro-événements de la vie quotidienne. Par exemple, les récits dans lesquels le narrateur se met en scène au marché obtiennent un certain succès à partir de l’automne 2012. Le 16 décembre, au terme d’une série de messages sur les commerçants du marché, dont le savoureux « Le poissonnier enveloppe un poulpe visqueux dans un papier et demande à la cliente : “Je vous le mets dans un petit sac ou ça va aller ?” » [16/12/2012 ; 11h45], le compte @jabberwocky1949 répond : « @AVeinstein Post-it : penser à passer de l’autre côté du miroir pour décrire les clients vus de l’autre rive de l’étal avec cette même acuité » [16/12/2012 ; 11h52]. Par la suite, Alain Veinstein témoigne du fait qu’il s’est approprié cette remarque en donnant la parole à la crémière du marché : « C’est vrai ce que raconte le poissonnier ? Vous parlez de moi dans des truites ? Je me demande bien de quoi vous pouvez parler. » [13/01/2013 ; 9h37]. Ce message sera immédiatement retweeté par @jabberwocky1949, à 10h32, qui manifeste ainsi sa satisfaction à voir ses remarques prises en compte dans les créations diffusées sur le fil.

Selon Thierry Crouzet, l’écriture numérique se caractérise par la présence de la touche Send au sein des dispositifs de publication en ligne, qui permet de rendre très rapidement public, et donc lisible, le texte produit. Grâce à elle, les étapes de remaniement éditorial sont éliminées et la circulation de l’écrit entre l’auteur et le lecteur est facilitée : « Je peux arrêter ce texte, le propulser, ou bien le continuer encore, mais pas indéfiniment, le Send me travaille, il me tend vers les lecteurs, urgentise chacune de mes phrases par sa simple possibilité [12]. » Cette réflexion s’inscrit dans une pratique du blog, qui  donne la possibilité de publier des textes longs. Sur Twitter, cette situation est d’autant plus intense que la contrainte des 140 signes pousse l’écrivain à actionner le bouton « Tweeter » bien plus rapidement et plus fréquemment. L’écriture se trouve donc profondément déterminée par la conjonction presque simultanée du temps de l’énonciation, du temps de l’écriture et du temps de la lecture. Il n’est pas étonnant que cette création dans l’instant, proche de la performance, ait pu renvoyer Alain Veinstein à sa pratique de l’entretien radiophonique, dans laquelle la nécessité de parler en direct, pour un auditeur supposé présent dans l’ici et maintenant, est utilisée comme un moyen de faire advenir une parole inouïe de la part des écrivains invités.

1.3. Un présent enrichi

Cependant, avec Alain Veinstein, la parole en direct ne se réduit jamais aux bornes étroites du présent de l’énonciation. Cet auteur ne se réfère en aucun cas à l’exaltation de l’instant présent stéréotypé, tel qu’il est avancé par toutes sortes d’experts et d’autorités médiatiques [13] comme le remède à nos consciences sollicitées à  l’excès par la généralisation des nouveaux modes de communication.

Au contraire, chez lui, écrire dans l’instant suscite un déploiement des différentes facettes qui composent l’unité temporelle. L’expérience présente peut renvoyer au passé, par l’intervention de la mémoire, voire même à un univers potentiel par la mise en œuvre de l’imagination. Le 3 décembre 2012, après avoir commencé la journée par une observation amusée des jeunes filles qui prennent quotidiennement le bus à l’arrêt situé sous sa fenêtre, Alain Veinstein se trouve en fin d’après-midi dans son studio de la rue de Tournon pour y travailler.

Paix toute relative avec les jeunes filles. Les yeux sur les livres rue de Tournon, j’ai la tête à Malakoff, à l’arrêt du 171. [16h37]
On dirait que les jeunes filles soufflent sur les lignes de mes livres pour les éteindre l’un après l’autre comme des bougies. [16h40]
Je pense à cette petite fille, il y a soixante ans, qui m’a ouvert les yeux à l’amour. [16h48]

L’instant où s’écrit le tweet témoigne d’une certaine forme d’ubiquité de l’esprit auctorial, qui, bien que géographiquement situé, peut se projeter dans le passé récent, dans celui de l’enfance, mais aussi dans un univers éventuel, relevant de l’imaginaire, marqué par l’emploi du conditionnel. Le présent n’est donc plus un ensemble de coordonnées spatio-temporelles déterminées, mais le lieu où se conjuguent différentes modalités du temps, qui peuvent faire référence à des éléments plus ou moins lointains et plus ou moins réels.

La richesse de cette expérience de l’instant trouve un accomplissement particulièrement plaisant dans les récits de rêves par lesquels le tweeteur prend peu à peu l’habitude de commencer ses journées [14].

Rêve. Un ami de Kafka prétend tenir de lui que La Métamorphose, c’est de la vie transformée en paroles. [03/12/2012 ; 9h07]
Rêve. Un homme passe dans toutes les maisons vers minuit comme l’allumeur de réverbères autrefois, pour en retirer la chaleur. [id ; 9h12]
Rêve. J’entreprends l’inventaire général des questions mal posées. [id. ; 9h14]
« Emmène-moi, emmène-moi », c’est tout ce que je sais dire à mon père sur son lit de mort [15]… [id. ; 9h16]

Quelle que soit l’authenticité de ces récits, il est intéressant de les mettre en relation avec l’importance accordée au rêve comme modèle ou référence dans la tradition radiophonique. Dans son article « Rêverie et radio », publié en 1951, Gaston Bachelard défend l’idée que la radio doit intégrer dans ses programmes des moments propices à entretenir l’auditeur dans un état de rêverie : « La radio est vraiment en possession de rêves éveillés extraordinaires [16]. » Ce projet a été celui qui a animé les pionniers de la diffusion radiophonique dès les années 1930, comme le rappelle Isabelle Krzywkowski, qui affirme que les premières pièces radiophoniques ont essayé d’« engendrer des impressions semblables à celles du rêve, si saisissant de vérité [17]  ». Étant donné la grande connaissance de l’histoire de la radio témoignée par Alain Veinstein, notamment dans Radio sauvage, il est probable que cet écrivain ait souhaité adapter à l’écriture en direct sur Twitter des procédés éprouvés dans le cadre de la diffusion radiophonique. Dans ce contexte, le rêve peut avoir pour rôle d’installer une ambiance et de donner une coloration spécifique à la journée qui commence. Par la continuité qu’il instaure entre réel et irréel dans l’expérience vécue, il ouvre le présent à toutes sortes de potentialités que les tweets qui suivront pourront mettre en œuvre. L’énonciation ne se réduit donc plus à ses circonstances, mais elle s’enrichit de toute la palette de la rêverie du tweeteur, faisant du langage un vecteur de dépassement des contingences et de création.

2. Écrire en direct

Si riche soit le moment de l’écriture, il n’est jamais spontanément le lieu d’une exaltation liée à la conscience du présent ou d’une épiphanie poétique suscitée par un instant vécu comme particulièrement évocateur. Chez Alain Veinstein, écrire sur le fil réactive les mêmes ambivalences que celles vécues dans la pratique radiophonique. Lorsque l’émission commence, l’émotion dominante est « une excitation mêlée de frisson [18]  » devant le micro ouvert, une peur de se fourvoyer dépassée par le désir de ce que l’obligation de parler fait advenir.

2.1. Regrets et repentirs

L’existence d’un fil Twitter peut s’apparenter à un micro ouvert pour une émission  de radio : les conditions de la communication étant réunies, il faut parler quelles que soient les hésitations ou les erreurs.

Lorsque le magnétophone tourne, pas de repentirs possibles, pas de place pour la fiction. La machine va plus vite que nous et surtout n’attend pas. Il faut réagir au rythme de son impatience. On est dans la vérité de l’instant. Tout ce qui est enregistré peut être retenu contre vous, vos mots aussi bien que vos silences [19].

Les phrases s’énoncent les unes après les autres, formant une temporalité linéaire dont l’ordre ne pourra être modifié. Les tweets reflètent régulièrement cette expérience du regret par rapport à un message mal rédigé ou mal envoyé par le dispositif lui-même : « Les tweetes [sic] qu’on s’interdit d’envoyer au dernier moment ; ceux qu’on regrette, aussitôt fait, d’avoir envoyés » [01/ 12/ 2012 ; 19h51]. L’écriture en direct est d’abord le lieu de la déception et de la difficulté à produire une parole véritablement juste et novatrice. En ce sens, le temps prend une valeur tragique car les regrets associés à ce mode d’écriture disent à quel point l’instant échappe au locuteur, qui constate dans l’après immédiat qu’il a manqué d’à-propos.

Cette situation conduit, en réponse, à l’émergence de la figure de l’épanorthose comme mode de construction de la linéarité du propos.

J’ai confondu dans un tweet précédent 14h44 et 11h44. Décidément, j’ai besoin de lunettes. Je devrais m’en soucier davantage. [30/11/2012 ; 15h56]
Programme des jours à venir : acheter des légumes, sortir le chien, déguster des pâtes au pistou et penser aux médicaments. [id ; 15h58]
Au programme des jours à venir, j’ajouterais, au cas où : penser aux lunettes. [id ; 16h29]
16h30, rue des Frères d’Astier de la Vigerie. Rien à ajouter si je ne veux pas me laisser entraîner à dépasser les 140 signes fatidiques… [id ; 16h34]
17h18. Rentrer lire Dicker ? J’ai déjà assez à faire à observer les blondes boulevard Brune. [id ; 17h19]
17h25. À propos de blondes, ne surtout pas oublier la charcutière réputée de la rue Notre‑Dame‑ des‑Champs. Mais c’est une autre histoire… [id ; 17h25]

Le récit journalier se construit par reprise, ajustement et enrichissement de ce qui s’est dit dans les tweets précédents. Inscrite dans le moment présent, la parole s’improvise à partir de l’expérience immédiate. L’incomplétude du propos engendrée par la contrainte des cent-quarante signes associée à celle de l’écriture en direct devient une invitation à tweeter encore pour retoucher le propos, le corriger, le préciser ou souligner un jeu de mots. Alain Veinstein rejoint ainsi les mécanismes de la pratique conversationnelle, qui se construisent eux aussi sur le principe de reprises et de rebonds par rapport aux derniers propos tenus par l’interlocuteur. Les entretiens littéraires qu’il a réalisés ont toujours recherché cette élaboration du propos dans l’écoute de ce qui se dit sur le moment entre l’interviewer et son invité : « Je ne voyais pas pourquoi la radio ne pourrait pas s‘ouvrir à  ce qui vient, sans références et points d’appui, faisant événement de ce qui arrive dans le libre cours de la parole [20]. » L’écriture dans Twitter pousse cette manière de faire encore plus loin, puisque l’interviewer devient auteur à part entière, seul en scène et que le contenu du propos n’est plus lié à la circonstance spécifique de la parution d’un livre, mais simplement à ce qui advient dans la vie quotidienne, au risque de la banalité.

2.2. Une présence attentive au monde

Ainsi, l’attention portée par l’écrivain aux réalités prosaïques du quotidien n’est pas sans évoquer l’importance accordée par Georges Perec à  l’infra-ordinaire. Certaines promenades relatées par les tweets rappellent la « Tentative de description des choses vues au carrefour de Mabillon le 19 mai 1978 » réalisée par ce dernier pour France Culture [21]. Pour cet essai radiophonique, Georges Perec s’installe dans une camionnette donnant sur le carrefour et s’enregistre au Nagra alors qu’il décrit, au fur et à mesure, les menus événements qui se déroulent sous ses yeux : passage des feux du rouge au vert, circulation des bus, défilement des publicités qu’ils véhiculent, activités des piétons avec évocation de leur habillement et de leurs objets… De même, Alain Veinstein se montre sensible à l’ambiance des rues, aux  passants, aux paroles échangées :

19h10, rue Ledru-Rollin. Rien. [26/11/2012 ; 19h12]
19h13, rue Gabriel-Crié. Les rares passants se hâtent en se méfiant des feuilles mortes. [id. ; 19h15]
19h17, rue Raymond-Fassin. La jeune femme au chien s’éloigne en balançant les hanches. Son chien essaie d’attraper les feuilles qui volettent. [id. ; 19h23]
19h24, avenue Pierre-Larousse. Au tabac, deux femmes croisent les jambes sur leur tabouret. L’une répète à l’autre : « C’est pas mon problème. » [id.. ; 19h28]
19h28, rue Victor-Hugo. Un homme, une femme. Un couple ? Je ne sais pas. L’homme : « Tu t’agites toujours après la bataille ». [id. ; 19h31]
19h33, rue Gambetta. C’est quoi cette obscurité ? Les lampadaires sont éteints. Pas une enseigne lumineuse. Rien que des volets fermés… [id. ; 19h38]
19h40, rue Gambetta encore. Toujours cette nuit noire et ce méchant petit vent. Bonjour le froid. Je fais demi-tour… [id. ; 19h41]
19h46, rue Victor-Hugo. L’homme et la femme sont toujours là. L’homme : « Tu n’as qu’à te boucher les oreilles… » [id. ; 19h49]
19h50, avenue Pierre-Larousse. Au tabac les deux femmes descendent de leur tabouret. « Je retourne à mes prières » annonce la plus grande. [id. ; 19h55]

Le tweeteur semble reprendre à son compte l’injonction de Perec à « interroger l’habituel » dans ce qu’il a de plus trivial et futile, parce que ce type d’observation pourrait être un moyen de « capt[er] notre vérité [22]  ». Sans avoir la portée anthropologique du projet de son aîné, l’écriture en direct d’Alain Veinstein répercute pour le lecteur les images et les bruits de la vie de tous les jours, leur donnant en écho une signification incertaine et plurielle qui ouvre tantôt à une vision humoristique des petits drames quotidiens, tantôt à une révélation de la violence qui traverse les relations familières. « Resocialisation de l’expression poétique et du fait littéraire en général autant que poétisation des relations sociales, la littérature renaît avec la conversion textuelle de notre relation induite par leur basculement dans cet empire du texte qu’est le Web [23] », écrit Alexandre Gefen à propos du microblogging. Le passage ci-dessus, adaptation littéraire de la pratique du Live Tweet, montre à quel point l’écriture sur Twitter d’Alain Veinstein s’inscrit dans ce mouvement plus général de transmutation du quotidien en objet littéraire par les moyens de l’échange au sein d’un réseau prévu au départ pour des interactions plus prosaïques.

Pour cet écrivain, cette forme d’expression instantanée doit donner lieu à la mise en œuvre d’une présence au monde particulièrement intense : « Tweeter à ses moments perdus, ce n’est pas chercher à tout prix la formule magique, mais envoyer des signes de présence » [23/05/2012 ; 10h16]. Or la présence est bien aussi ce que l’interviewer attend de ses invités lors de ses émissions nocturnes : « Je ne leur demande pas du cliquant, du faux-semblant. Je leur demande de l’inattendu et des cadences. Une présence entière et tendue dans l’imprévisible [24].  » Sur le fil, cette présence se manifeste par une attention sensible au réel, qui apparaît comme un ensemble d’occasions à saisir pour exprimer l’expérience vécue avec esprit et originalité. « 9h35. Art Press sur la table d’attente de la clinique. Décidément, la médecine fait des progrès » [01/08/2012 ; 9h38]. Peu importe la banalité des faits relatés, la valeur du tweet tient à la distance et à l’humour qui trouvent à s’exprimer par cette forme d’écriture.

Tout comme en entretien, l’attention du tweeteur révèle une qualité d’écoute très fine de tout ce qui s’entend et se dit dans l’espace public. Cette sensibilité acoustique ne se réduit pas à un simple enregistrement des paroles et des sons autour de soi, elle est constamment tendue vers la perception d’un sens qui dépasse le donné du son. Conformément à l’analyse de Jean-Luc Nancy, chez Alain Veinstein, « si “entendre” c’est comprendre le sens […], écouter c’est être tendu vers un sens possible, et par conséquent non immédiatement accessible [25]  ». Sertis par les suspensions du texte imposées par l’écriture d’unités de cent-quarante signes, les gestes et les paroles rapportés voient leur sens se décontextualiser et se dilater pour atteindre une portée énigmatique et poétique.

13h45, rue Didot. Seule à sa table du bistrot, elle note une phrase dans son carnet puis reste prostrée, la tête dans les mains. [23/11/2012 ; 13h41]
13h55, rue Didot. Autre table. Un homme, une femme. « C’est comme ça que tu veux vivre, dit-il, je n’ai pas ma place ; plus qu’à m’effacer. [id. ; 13h54]
14h, rue Didot. Dans ce bistrot, rien n’est bon et rien ne marche. Ça finit par être comique et par attirer la sympathie. Je reviendrai. [id. ; 14h]
14h05, rue Didot. Bistrot. Trois femmes entre elles. Les rumeurs fusent. « Elle a quitté son mariage pour la maternité » dit l’une d’elles. Rires. [id. ; 14h07]
14h12, rue Didot. Bistrot. Au lieu de déguster son plat à la bonne température, un type sort son portable toutes les cinq minutes pour tweeter. [id. ; 14h13]

Ainsi, la voix du tweeteur se fait caisse de résonnance pour restituer la poésie d’un instant fugace et éphémère par nature. Les notations successives constituent un ensemble de paroles entendues qui se font écho dans la conscience du scripteur, dont le rôle est de donner une unité – fût-elle celle de l’échec partagé par tous – aux différents éléments de l’instant vécu en co-présence. Selon Jean-Luc Nancy, « le sujet de l’écoute ou le sujet à l’écoute […] n’est pas un sujet phénoménologique […], il n’est peut-être aucun sujet sauf à être le lieu de la résonnance, de sa tension et de son rebond infini » [26]. Le philosophe élabore cette réflexion à propos d’un sujet en présence des sons écoutés. Mais cet effet se trouve encore amplifié par le dispositif de Twitter qui, comme à la radio, escamote la scène énonciative ainsi que la présence physique du locuteur pour ne garder que sa parole. La présence en direct de l’auteur se manifeste dans la subtilité d’une voix à l’écoute de l’instant pour en saisir les potentialités créatives.

2.3. Une parole poétique

Ainsi, cette attention ne se porte pas seulement sur l’expérience du réel mais sur les mots eux-mêmes tels que l’instantanéité du direct les produit. Une sorte d’étonnement jaillit de l’apparition de certains mots sur le fil. La rédaction d’un nouveau message en reprise par rapport au précédent permet d’entrer dans la profondeur du mot et de le faire miroiter au gré des phrases successives.

Passer sa vie à la radio en étant possédé par le silence. Je suis cet homme sous influence. [01/12/2012 ; 10h57]
Quand le silence me lâche, la longueur de la laisse est ma seule marge de manœuvre. Ni plus ni moins. [id. ; 10h59]
Lâché par le silence, je ne parle plus. Ou si je parle, ce n’est pas moi qui parle, qui dis ces mots dictés par la menace. [id. ; 11h03]

L’attention aux mots tels qu’ils résonnent dans le présent pour le tweeteur guide l’écriture, qui se trouve scandée par les instants délimités par la publication en cent-quarante signes. Le style adapté à cette forme médiatique se révèle assez proche des normes de l’écriture radiophonique : des phrases courtes, de structure simple (pas plus de trois propositions), des verbes au présent. Il s’agit en premier lieu d’atteindre efficacement le lecteur dans le cadre d’un espace de communication extrêmement dense où des publications très diverses peuvent apparaître en même temps sur un même fil.

Mais cette forme d’écriture rejoint aussi les recherches d’écriture poétique pratiquées par Alain Veinstein depuis les années 1960. Dans l’hommage qu’il rend à Michel Deguy, dans Les Ravisseurs, l’écrivain raconte que sa découverte de ce poète lui a permis de comprendre qu’« une poésie peut s’écrire, proche du “direct” qui me hante, à la radio comme à l’écrit [27]  ». En effet, on peut observer les effets de reprises et remise en jeu des mêmes mots au sein des poèmes d’Alain Veinstein comme on les a observés dans le déroulement du fil Twitter.

Une seule fois, un jour.

Comme un seul amour
sur cette terre.

S’il n’y a qu’un seul amour
sur cette terre,
rester un peu avec cet amour,
rien qu’un peu rester
avec toi.

J’écris, depuis, pour rester,
j’écris à côté
de cet amour [28].

Les mots « amour », « cette terre », « rester », « j’écris » sont relancés au rythme des vers et des phrases/strophes qui font progresser le texte. Le blanc, plus important dans la page du livre que dans cette retranscription, constitue l’équivalent des silences qui interrompent chacune des reprises pour qui suit l’écriture en direct sur Twitter. Dans le récit qu’il fait de sa rencontre avec Louis-René des Forêts, Alain Veinstein formule ainsi les questions qui accompagnaient alors sa démarche de création poétique : « Comment chasser des livres toute “littérature” ? Comment, sans rien céder de la défiance à l’égard du langage, composer avec des mots dont on ne s’efforce de capter que l’énergie [29]  ? » Dans ce cadre, la référence à un autre média, ‒ écriture « en direct » influencée par la pratique de la radio ou écriture sur un réseau social ‒, peut apparaître comme un moyen d’échapper à ce que l’écriture poétique peut avoir de plus conventionnel, afin d’atteindre une force d’expression qui se concentre dans une langue assez minimaliste, dépouillée afin que les quelques mots choisis atteignent toute leur puissance.

Cependant, sur le fil Twitter, la poésie d’Alain Veinstein ne saisit pas un instant de la même nature que celle qui se manifeste chez Yves Bonnefoy, l’un de ses poètes de référence. Jean-Pierre Richard a montré que, dans les poèmes de ce dernier, l’instant apparaît comme une unité mobile : il est « à la fois pivotant et lent [30]  ». Plus généralement, la poésie de cette époque, notamment chez Philippe Jaccottet, ne tient pas l’instant pour « un petit point étanche de durée », mais pour « un lieu de passage […] que son essence […] voue à l’ouverture [31]  ». Au contraire, la structure par messages successifs du réseau social tend à produire des unités closes sur elles-mêmes. Dans les tweets d’Alain Veinstein, il semblerait plutôt que l’instant s’approfondisse, révélant des perspectives inattendues, voire surréalistes. La jeune femme au chien que le narrateur rencontre lorsqu’il sort promener son chien n’est pas sans rappeler la Nadja de Breton. Tout comme son aînée, elle adresse au tweeteur des paroles énigmatiques.

7h50. De ma fenêtre j’aperçois la jeune femme au chien qui passe juste devant chez moi. Elle s’arrête et glisse quelque chose sous ma porte. [03/01/2013 ; 7h54]
Je me précipite. C’est une carte. Je lis : Alexandra web [sic], psychanalyste. Suivent un téléphone et une adresse que je n’arrive pas à déchiffrer. [id. ; 7h57]

L’évocation de la psychanalyse, l’attention portée aux coïncidences, les cartes de visites aux messages mystérieux évoquent le récit d’initiation poétique au surréalisme d’André Breton. Les occasions de rencontre donnent lieu à des instants marqués par l’étrangeté et la sensation que le réel dépasse ce que le narrateur en perçoit immédiatement.

7h40. Dans le petit jour hivernal, Alexandra web rentre chez elle, sans son chien, en titubant. [04/01/2013 ; 7h39]
Je reprends la carte de visite d’Alexandra et vérifie, même sans lunettes, que le « psychanalyste » est bien écrit en toutes lettres sous son nom. [id. ; 7h43]
7h45. Alexandra se cramponne à l’arrêt du 191, secouée par moments d’un rire inextinguible. [id. ; 7h45]
Pour finir, elle traverse la rue et glisse à nouveau sa carte sous ma porte. Est-elle identique à celle d’hier ? [id. ; 7h54]
C’est exactement la même, mais cette fois, elle a tracé ces mots : « Ne cherchons pas de sens, il n’y en a pas. » [id. ; 7h56]

Contrairement à ce qui a lieu dans Nadja, la rencontre restera fantasmée et n’ouvrira à aucune « conception du monde » [32] clairement identifiée par le narrateur. En bonne initiatrice à la poésie du Web, Alexandra est plutôt celle qui  invite à renoncer au sens, de même que le flux continu du fil ne permet pas l’élaboration d’une conclusion réflexive comme celle qui clôt Nadja.

La jeune femme au chien ne prendra jamais la dimension quasi biographique qu’a Nadja pour Breton. Elle reste un simple personnage de fiction : « 10h, Malakoff. Retour à la vie réelle. Être ce qu’on est. Pour moi, un homme qui promène un chien. Tout le reste relève de la vie secrète. » [31/12/2012 ; 10h37]. Mais la projection de cette inconnue dans la virtualité du réseau ouvre la perception de l’instant à quelque chose qui déborde du cadre de l’expérience dite in real life. En effet, Marcello Vitali Rosati rappelle que le virtuel correspond au *dunaton d’Aristote, une « force qui détermine la production de quelque chose de nouveau » [33]. Il oppose une conception traditionnelle  qui « extrait du réel l’idée de mouvement, d’évolution », –  concevant la réalité comme « une série d’arrêts sur image juxtaposés » – , et le virtuel envisagé comme une « force dynamique déterminant le mouvement du réel » [34]. L’écriture sur le fil de Twitter devient poétique à partir du moment où elle se saisit de l’occasion donnée par l’espace virtuel ouvert par le réseau social pour révéler une autre manière d’expérimenter le réel que celle où nous enferme ce que l’on appelle couramment la « vraie vie » par opposition à ce qui se vit sur le Web. Par son caractère intermittent et ses contradictions, la beauté qui en émane se révèle « convulsive » [35], comme celle qu’André Breton appelait de ses vœux. Cette beauté imprévisible, étrange et énigmatique que ce dernier finit par trouver simplement dans le « journal du matin » est aussi celle qu’Alain Veinstein cherche à capter lorsqu’il écoute la radio.

3. Le livre, une négation de l’instant ?

Une consultation attentive des archives numériques du fil Twitter de cet écrivain donne rapidement à percevoir l’intensité du travail de réécriture mis en œuvre pour la publication du roman Cent quarante signes réalisé à partir des tweets publiés entre avril 2012 et mars 2013. Bon nombre de messages sont amendés et comportent des corrections de lexique et de syntaxe. Ainsi, le tweet du 5 janvier 2013, « En sortant du sommeil j’ai pensé à ma mère. Enfant, c’était plutôt le contraire. C’était en m’endormant que je pensais à elle. » [9h43], devient dans le livre : « En me réveillant, j’ai pensé à ma mère. Enfant, c’était plutôt en m’endormant qu’elle occupait mes pensées [36]. » Certains messages sont entièrement supprimés. La série de tweets du 5 janvier 2013 commence par trois pensées sur le rapport de l’auteur à sa mère, suivi de cinq remarques sur le lien qu’il a entretenu avec son père. Ces derniers messages ne figurent pas dans le roman. De même, l’évocation de la mère est transformée puisque le « chagrin » [9h45] qui lui est attribué devient de l’ « angoisse [37] » et que le désir de « lui faire plaisir » [9h47] n’est pas mentionné dans le livre. Au contraire, d’autres fragments, au nombre de neuf, ont été rédigés sur ce même thème pour la publication papier.

Doit-on conclure de cette situation qu’Alain Veinstein met en doute la valeur de ce qui s’est écrit dans l’instant pour lui préférer une écriture plus concertée ? Cela pourrait sembler décevant de la part d’un interviewer qui a toujours préféré enregistrer et diffuser ses entretiens dans les conditions du direct : « Avec le montage, l’interview est un bien mal acquis [38]. » D’une part, celui-ci reconnaît que la nécessité du montage apparaît en cas d’échec ou d’accident survenu dans l’entretien. Faut-il alors penser que le fil Twitter, pourtant continué activement jusqu’en juin 2016 et encore ouvert aujourd’hui, est un échec aux yeux de son auteur ? L’écriture en direct ne serait alors pour lui qu’un avant-texte en attente d’être retravaillé pour devenir le véritable texte littéraire digne de la publication en livre. Mais, d’autre part, Alain Veinstein considère aussi le montage comme une trahison, voire un meurtre, puisqu’il nécessite de « trancher dans le vif » et laisse au monteur « du sang sur les mains [39] ». Selon lui, la recomposition d’un entretien fait perdre à l’auditeur la qualité de l’écoute qui a lieu entre les deux interlocuteurs, ainsi que leur présence corporelle dans le souffle et les silences. Faut-il donc, au contraire, regarder le roman comme une version non authentique, apocryphe, d’un happening définitivement passé et auquel il n’a pas ou n’a plus accès directement ? Ce serait alors mésestimer le profond travail de rédaction et de composition mis en œuvre dans Cent quarante signes.

L’analyse des transformations opérées par Alain Veinstein pour l’élaboration de son livre montre que la majorité d’entre elles va dans le sens d’un approfondissement de l’expérience relatée par le fil. Pour ce qui est de la série du 5 janvier 2013, le choix de supprimer les réflexions sur le père pour développer celles sur la mère permet de concentrer l’attention sur un sujet précis et d’éviter la sensation de dispersion que peut donner une collection d’instantanés. Le mal-être perçu chez la mère colore l’ensemble de l’unité consacrée dans le livre à la journée du 5 janvier, puisque son angoisse contamine le narrateur lui-même dans le dernier fragment : « Entortillé dans le fil d’alerte. L’étau d’une angoisse qui ne s’est jamais desserré  [40]. » L’ensemble des fragments rédigés pour le livre explore l’enfermement de la mère dans une « vie d’emprunt », une « vie d’actrice », dont le rôle est « verrouillé à tout jamais ». Les procédés d’écriture sont ceux du fil, dominés par la reprise de termes et l’épanorthose : « En tapant les lignes précédentes, j’ai omis les mots « l’aider à vivre » : impossibles à écrire [41]  ». L’ensemble de ces modifications apparaît comme une manière supplémentaire d’approfondir le moment où survient la pensée, comme une méditation qui s’appesantit sur l’instant présent pour atteindre une dimension plus intérieure de la réalité envisagée. L’expérience mise en œuvre par l’écriture en direct n’est jamais reniée ni trahie ; elle est plutôt mise à profit et dilatée dans une écriture a posteriori, qui demande parfois le courage d’affronter en toute sincérité un passé familial difficile à porter.

Avec Alain Veinstein, « retrouver le frisson du direct » n’est pas seulement retrouver par l’écriture sur Twitter des perceptions et des modes d’expression déjà mises en pratique à la radio. Il s’agit véritablement d’un retour à la fois sur des exigences existentielles vis-à-vis de la parole produite et sur ce que cette forme d’écriture permet de faire advenir. Comme à la radio, le direct est le lieu d’un « frisson » lié au risque de laisser échapper l’occasion de dire quelque chose d’inouï, mais aussi le lieu du « frisson » lié au plaisir de révéler tout ce que le réel comporte d’étrangeté, d’ambiguïté et de beauté.

Notes 

[1] Alain Veinstein, Cent quarante signes, Paris, Grasset, 2013, p. 10.

[2] Alain Veinstein, Les Ravisseurs, Paris, Grasset, 2015, p. 249.

[3] Ibid., p. 263.

[4] François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps [2003], Paris, Éditions du Seuil, « Points Histoire », 2012, p. 13.

[5] Roland Barthes, La Préparation du roman I et II, Paris, Seuil/Imec, « Traces écrites », texte établi par Nathalie Léger, 2003, p. 90.

[6] La rédaction de cet article s’appuie sur la consultation du compte Twitter d’Alain Veinstein, archivé à partir du 14 février 2014 par l’Ina dlweb. À cette date, conformément aux réglages prévus par la base, 3242 tweets ont été sauvegardés. Il ne m’a pas toujours été possible de déterminer avec précision si l’archive que je consultais était complète par rapport au fil Twitter réel d’Alain Veinstein. Je n’ai, par exemple, pas retrouvé de trace des tweets rédigés avant le 1er mai 2012. Je tiens à remercier amicalement Zeynep Pehlivan qui m’a permis, avec beaucoup de patience et de disponibilité, de consulter, avant que cet outil ne soit consultable par le public, la version Bêta des archives Twitter accessibles dans la base dlweb de l’Inathèque.

[7] V. Marie-Laure Rossi, « Le Ramdam et le gazouillis. Alain Veinstein, twitter dans le bruit du monde », article à paraître.

[8] Marie-Anne Paveau, « Activités langagières et technologies discursives. L’exemple de Twitter », 5 mars 2012, www.penseedudiscours.hypotheses.org/8338 [dernière consultation 28 décembre 2016].

[9] Dans Le Démon de la théorie, Antoine Compagnon rappelle que, depuis le milieu du XVIIIe siècle, la définition de la littérature qui s’est imposée est celle d’un « art verbal ». V. Antoine Compagnon, Le Démon de la théorie [1998], Paris, Seuil, « Points », 2001, p. 43.

[10] Alain Veinstein, Cent quarante signes, op. cit., p. 9.

[11] Alain Veinstein, Radio sauvage, Paris, Seuil, « Fiction et Cie », 2010, p. 254.

[12] Thierry Crouzet, tcrouzet.com, « La Send génération », 15 novembre 2013, www.tcrouzet.com/2013/11/15/la-send-generation/ [dernière consultation 28 décembre 2016].

[13] Par exemple, le best-seller de Guillaume Musso, paru chez XO Éditions en mars 2016, s’intitule L’instant présent.

[14] Selon les statistiques de la base dlweb, le terme « rêve » arrive en cinquième position des mots les plus employés, avec 186 occurrences.

[15] Ce dernier tweet est précédé de la mention « Rêve » dans sa reprise pour le roman Cent quarante signes, op. cit., p. 265.

[16] Gaston Bachelard, « Rêverie et radio », Le Droit de rêver, Paris, Presses Universitaires de France, 1970, « Quadrige », 2013, p. 223.

[17] Isabelle Krywkowski, Machines à écrire. Littérature et technologies du XIXe au XXe siècle, Grenoble, ELLUG, « Savoirs littéraires et imaginaires scientifiques », 2010, p. 208.

[18] Alain Veinstein, Radio sauvage, op. cit., p. 100.

[19] Ibid., p. 63.

[20] Alain Veinstein, id., p. 57.

[21] Georges Perec, « Tentative de description des choses vues au carrefour de Mabillon le 19 mai 1978 », France Culture, 25 février 1979, réalisation Nicole Pascot.

[22] Georges Perec, L’Infra-ordinaire, Paris, Éditions du Seuil, « La librairie du XXe siècle », 1989, p. 11-13.

[23] Alexandre Gefen, « Ce que les réseaux sociaux font à la littérature », Itinéraires, 2010-2, mis en ligne le 10 juillet 2010, http ://itineraires.revues.org/2065 [dernière consultation 28 décembre 2016].

[24] Alain Veinstein, Radio sauvage, op. cit., p. 85.

[25] Jean-Luc Nancy, À l’écoute, Paris, Galilée, 2002, p. 19.

[26]. Id., p. 45.

[27] Alain Veinstein, Les Ravisseurs, op. cit., p. 203.

[28] Alain Veinstein, L’Introduction de la pelle. Poèmes 1967-1989, « Une seule fois, un jour » [1989], Paris, Seuil, « Fiction & Cie », 2014, p. 409.

[29] Alain Veinstein, Les Ravisseurs, op. cit., p. 112.

[30] Jean-Pierre Richard, Onze Études sur la poésie moderne [1964], Paris, Éditions du Seuil, « Points Essais », 1981, p. 272.

[31] Id., p. 332.

[32] André Breton, Nadja [édition de 1963], Paris, Gallimard, « Folioplus classiques », 2007, p. 46.

[33] Marcello Vitali Rosati, S’orienter dans le virtuel, Paris, Hermann, « Cultures numériques », 2012, p. 157.

[34]. Id., p. 158-159.

[35] André Breton, op. cit., p. 132.

[36] Alain Veinstein, Cent quarante signes, op. cit., p. 331.

[37] Ibid.

[38] Alain Veinstein, Radio sauvage, op. cit., p. 64.

[39] Ibid.

[40] Alain Veinstein, Cent quarante signes, op. cit., p. 333.

[41] Id., p. 332.

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VITALI ROSATI Marcello, S’orienter dans le virtuel, Paris, Hermann, « Cultures numériques », 2012.

Auteur

Marie-Laure Rossi est l’auteur d’Écrire en régime médiatique, étude consacrée à Marguerite Duras et Annie Ernaux. Elle étudie les liens entre littérature et médias à l’époque contemporaine. Elle a déjà consacré un article à Alain Veinstein, « Le Ramdam et le gazouillis. Alain Veinstein, twitter dans le bruit du monde », et a écrit des articles sur les productions radiophoniques de Pierre Senges et d’Olivia Rosenthal.

Copyright
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La saga des nanomachines littéraires


Pourquoi avons-nous écrit des textes brefs sur le Web ? Pourquoi la littérature s’est-elle jouée à la vitesse de la lumière propre à la publication numérique ? Pourquoi aujourd’hui est-ce moins vrai ? Pourquoi les textes s’allongent-ils à nouveau ? Est-ce pour marquer un refus du temps réel ? Ou est-ce une illusion qui cache un désir de saisir l’instant ?


Why did we write short texts on the web? Why did literature play at the speed of light in digital publishing? Why is this less true today? Why are texts lengthening again? Is it to mark a denial of real time? Or is it an illusion that hides a desire to seize the moment?


Texte intégral

  1. Aujourd’hui, 26 décembre 2016, et pour être précis à l’instant même de 10 : 15, la publication de textes brefs en ligne ne me stimule plus guère, non pas que cette forme soit morte, mais parce qu’elle ne fonctionne plus pour moi (entendre « fonctionne » dans son sens le plus mécanique).
  2. Cette déclaration demande explications et nuances. La mention de la date du 26 décembre à 10 :15 pour commencer, parce que demain je risque de penser autrement, et même de revenir à des pratiques délaissées, qu’une innovation technique pourrait renouveler. Je n’attends que l’occasion de me contredire.
  3. Pour marquer le provisoire et le subjectif de mes propos, leur instantanéité, je revendique le droit de dire « je » même dans mes textes les plus théoriques, et plus ils le sont plus le « je » doit s’imposer. Faire disparaître le « je », c’est laisser croire à une vérité qui n’existe pas. Tout texte qui cache son « je » me paraît dangereux.
  4. Le mot fragment sous-entend généralement quelque chose de plus grand, auquel le fragment aurait été arraché. Pour moi, les choses fonctionnent dans l’autre sens : la réunion des fragments peut éventuellement constituer une œuvre. Je n’arrache pas les fragments, je les assemble. Un fragment est tout simplement un texte écrit en un instant. Il est nécessairement bref.
  5. Je n’ai jamais considéré mes fragments comme indépendants. Par leur accumulation, j’espérais et j’espère toujours créer de la complexité : un roman à partir de tweets, un essai à partir de billets de blog, un journal à partir de statuts sociaux illustrés de photos, une réflexion sur le bref à partir de textshots. Je considère à ce titre mon blog comme l’œuvre qui réunit des milliers de fragments, un commonplace book.
  6. Comme le temps est une succession d’instants, l’œuvre devient une succession de fragments. On travaille en un instant pour fabriquer des fragments qui, réunis, reconstituent le temps long.
  7. En cette fin 2016, quelques auteurs numériques francophones avec lesquels je me sens proche se mettent à publier leur journal sur le Web ou à l’aide d’une newsletter : Philippe Castelneau, Neil Jomunsi, Pierre Ménard… Où plus précisément ils se ressaisissent de cette possibilité comme le fait depuis 2008 Guillaume Vissac. À une différence, Guillaume publie quotidiennement des fragments en différé de quelques semaines, qu’il fait mûrir peu à peu avant de les diffuser, son journal n’est qu’une sorte de journal comme dit Daniel Bourrion, un objet encore trop littéraire d’une certaine façon. Les autres veulent en revenir à quelque chose de plus brut, non publier au jour le jour, mais par salves plus ou moins espacées qui compilent les fragments sur une période. Il s’agit de donc de différencier les instants de production de ceux de diffusion.
  8. Ce passage de la publication continuelle des fragments, ce qui se faisait sur le Web des origines, à la mise en attente, à la compilation, puis à la diffusion retardée, en dit beaucoup sur l’évolution du Web littéraire : une sorte de refus du temps réel, de sa dictature, de la course à la recommandation sociale, au besoin de visibilité… ce qui implique de trouver le titre qui fait mouche, les phrases-chocs, et qui nous entraînent sur la pente du journalisme trash plutôt que vers la littérature. Alors, au contraire, assez soudainement, les fragments se cachent dans un ensemble. Tout au plus numérotés ou horodatés, ils se replient pour ne revendiquer que leur littérarité.
  9. Ce refus du temps réel, et même du référencement, est-il un aveu d’échec ? J’entends souvent cette accusation : « Vous rejetez les règles du Web social parce que vous n’y êtes pas des stars. » Déjà, rejeter, pervertir, subvertir a toujours été notre travail. Puis, que je sache, peu de stars de la littérature sont venues sur le Web durant les années 2000 et je ne vois toujours pas pointer leur nez. Cette affaire n’a rien à voir avec le succès, qui se gagne ailleurs, et se matérialise par un compte en banque. Nous nous sommes retrouvés sur le Web entre expérimentateurs parce que les possibilités techniques nous fascinaient et nous stimulaient. Si aujourd’hui nous sommes nombreux à effectuer un pas de côté, non pas en quittant le monde numérique, mais en le pliant à de nouvelles contraintes, ce n’est pas parce que nous ne sommes pas assez populaires, mais parce que certains des mécanismes qui nous passionnaient ne fonctionnent plus et que nous devons en inventer de nouveaux.
  10. Pourquoi le bref s’est-il imposé sur le Web littéraire ? On a souvent dit : parce qu’on ne peut pas lire long sur écran, ce qui est faux. Pour preuve, depuis bien des années, pour un auteur donné sur le Web, ses articles les plus longs sont souvent les plus lus. C’est notamment vrai pour moi, comme si le nombre de lecteurs était proportionnel au temps que je passais à écrire un texte. Nous n’avons donc pas adopté le bref par un souci d’ergonomie (idée reçue, très peu littéraire, d’ailleurs).
  11. Parenthèse technique : plus un texte est long, plus il offre de portes d’entrée pour Google, donc a plus de chance d’être lu dans la durée. Faire bref pour être lu est une très mauvaise stratégie (dans le flux du temps réel, seuls les titres attirent l’attention, et encore une fois peu importe d’être bref ou non).
  12. Nous aurions pu publier des chapitres de livres sur nos blogs. Certains l’ont fait, pour se débarrasser de lourds fardeaux, mais plus communément, par le passé, j’insiste, nous avons pris l’habitude de publier souvent, même très souvent, frappés de frénésie. Vu la quantité de textes que nous avons produits, on ne peut pas nous accuser de nous être adonnés au bref par manque de temps.
  13. Pourquoi donc écrire bref ? Était-ce une mode ? Non, la forme est restée intimiste bien qu’universelle. Était-ce une stratégie marketing ? Bien médiocre alors au regard du Tout-Puissant Google. Il faut chercher ailleurs l’origine du phénomène. J’en trouve la racine dans la possibilité technique du direct : savoir que le lecteur est toujours potentiellement là, que je peux le nourrir, qu’il peut me répondre… alors, ça rend fou. On écrit vite, on répond vite, on recommence, et ensemble auteur/lecteur on s’entrelace, on danse, on jouit ensemble. Plus j’entretiens d’interactions, plus j’écris bref, plus je laisse d’interstices pour que les lecteurs se glissent entre mes mots (c’est une des clés). À un moment donné le temps de l’auteur et le temps du lecteur fusionnent. L’écriture et la lecture se jouent dans le même instant, dans une hypothétique communion ou extase.
  14. Le bref en littérature numérique aura été une sorte de conversation. On parle, on écoute, et on évite les monologues qui s’éternisent. Le bref est apparu comme une nécessité au moment où le canal de communication s’est ouvert à double-sens. Si les stars ne nous ont pas rejoints, c’est parce que leur popularité interdit l’interaction à double sens. Pour ces grands écrivains, venir sur le Web se serait résumé à donner ce qu’ils vendent d’habitude. Pour nous, c’était vivre quelque chose de neuf en littérature, ou tout au moins quelque chose qui s’est joué à une vitesse nouvelle et de façon bien plus ouverte que par le passé. Nous étions à la fréquence de la pensée, mouvement poussé à l’extrême avec la twittérature.
  15. Pourquoi accorder moins d’importance au bref en cette fin 2016 ? Un indice : quand je publie un billet sur mon blog, mes lecteurs me répondent plus souvent par mail que par un commentaire visible par tous. La conversation ouverte s’est tarie. Parce qu’elle s’est déplacée sur les réseaux sociaux, devenus trop bruyants pour songer à y faire encore de la littérature, parce qu’elle s’est réduite aux remarques ou invectives, parce que les commentateurs ne s’écoutent plus. Je les vois désormais se répéter là où, dix ans plus tôt, ils finissaient par oublier mon texte et se lançaient dans des débats passionnants, alors que moi-même j’écrivais d’autres textes pour leur répondre. À cette époque, j’étais par urgente nécessité bref, et faute de cette effervescence je peux à nouveau m’étendre plus longuement. Je suis comme un fleuve fatigué par les montagnes et qui rejoint la plaine où il pourra méandrer le plus longtemps possible avant la mer.
  16. Nous écrivions par fragments avant le Web et nous ne cesserons pas après, mais, durant un temps, nous avons été accaparés par le bref, aspiré par lui, aspiré par les lecteurs, qui même s’ils n’étaient pas innombrables étaient assez nombreux pour nous aiguillonner. Ça s’est cassé. D’un rapport ouvert auteur-lecteur, somme toute encore assez archaïque, nous sommes passés à un rapport plus égalitaire, où chacun est auteur et lecteur en même temps. Ce phénomène s’est déplacé des blogs, de chez les auteurs, vers les centres commerciaux privés que sont les réseaux sociaux. Il devient impossible pour un auteur seul de lutter contre ce déplacement.
  17. Pourquoi donc encore pratiquer le bref en accumulant des fragments dans des carnets Web ? Il subsiste des raisons intimes ou de circonstance, que nous retrouvons dans les journaux ou commonplace book de quelques écrivains Web du moment : pensées, impressions, notes de travail, citations… saisies dans l’instant sans la nécessité de mettre tout cela en interaction, juste le besoin de le consigner, et puis, à un moment, de le partager, parce qu’un peu de beauté glanée çà et là ne fait pas de mal, surtout quand de gros nuages noirs s’accumulent à l’horizon. Le bref reste vivant, mais se publie désormais par empilements.
  18. La littérature a toujours à voir avec ce qui marche ou ne marche pas, avec la contrainte qui stimule avant de finir par stériliser. Le frequent blogging a eu son heure de gloire comme l’alexandrin. Nous cherchons désormais à découvrir d’autres contraintes, d’autres rythmes, tout n’est souvent qu’une question de rapport au temps.
  19. Mais le bref reste important, et plus important que jamais, pour une raison quasiment ontologique : la complexité du monde ne cesse de croître. Une complexité plus grande s’accompagne de problèmes globaux, tels que le réchauffement climatique, qui ne peuvent pas avoir de solution mécaniste et déterministe. Pour survivre à cette transition, nous devons abandonner l’approche cartésienne pour une approche holistique, passer du modèle hiérarchique au réseau. Je dis bien « nous devons » même si tout le contraire se produit dans le champ politique, avec un penchant vers plus de hiérarchie et d’autoritarisme. Il nous reste alors la littérature pour nous battre. Plutôt que des textes monolithiques, les grands romans du XIXe et du XXe, des œuvres d’une certaine manière cartésiennes, nous devons envisager des œuvres réticulaires, faites de fragments interconnectés, qui ne disent pas une vérité, mais laissent entrevoir des faisceaux de possibles. Le bref réticulaire me paraît la forme la plus en adéquation avec la crise de la complexité que traverse notre temps.
  20. Un exemple. Quand j’ai écrit One Minute, j’ai assemblé 365 fragments qui tous racontent la même minute selon des points de vue différents. Pas question que le même personnage revienne, que tout soit analysé selon son prisme, ressenti à travers sa psychologie univoque, mais au contraire multiplier les perspectives, en quelque sorte augmenter l’intelligence collective pour l’élever à la hauteur des problèmes du monde. Je ne vois pas comment parler des particularités de mon temps sans invoquer encore et encore le bref. Une infinité de personnages remplace le héros. Une infinité de pensées, de sensations… La narration ne peut être linéaire, elle est interconnectée comme le Net. Toute linéarisation ne peut être qu’une projection simplificatrice.
  21. Si, au début du Web, l’interactivité seule a impliqué le bref, il s’impose dorénavant de manière plus profonde, et sans doute plus durable, par son potentiel politique, ou plutôt physique, dans un monde aux infinies nuances et facettes. En l’absence d’une vérité transcendante, il n’existe plus que des esquifs à la surface de la mer des possibles. Il ne peut émerger un grand récit unificateur de notre temps, mais seulement des constellations d’histoires qui s’entrelacent.
  22. Au contraire d’un refus de la globalité, le bref réticulaire entend l’accepter comme un objet complexe. Il ne s’agit pas seulement de saisir des instants, mais de les relier en une narration polyphonique aux voix innombrables (terrain polyphonique où le roman classique est toujours resté parcimonieux). Textes brefs, photos, séquences vidéo sont des échantillons qui, mis bout à bout, donnent l’illusion d’une continuité (exactement comme les échantillons de son dans la musique numérisée). On est dans le pointillisme narratif, non par faute de temps, ou d’une impuissance quelconque, mais bel et bien parce que nous vivons les prémices d’une ère de pluralité.
  23. Cette pluralité propre à la complexité doit être digérée, admirée, saisie, célébrée, d’autant plus que les conservateurs invoquent sans cesse avec toujours plus de force l’ancienne unité quasi divine, nous rappelant le besoin d’une grande Histoire et de grandes histoires pour la célébrer. Pratiquer le fragment, c’est refuser ces appels, c’est rechercher ce qui est propre à notre temps, ce qui est si neuf que tout pourrait s’écrouler en un instant.
  24. Alors, nous avons pratiqué le bref sur le Web avec jubilation aussi parce qu’il était en phase avec un mouvement tectonique propre à notre époque. C’est aujourd’hui, un peu comme si la vague de fond s’était soudain retirée, nous laissant en suspension dans le vide. Nous retenons notre souffle. Nous voyons des fronts réactionnaires se dresser, et contre leurs grandes sagas héroïques, nous opposons des nuages de nanomachines littéraires. Une grande bataille se joue.
  25. Les nouveaux carnets publiés sur le Web, ces empilements de textes brefs, souvent hétéroclites, en s’arrachant au temps réel, n’en restent pas moins positionnés à l’avant de la ligne de front.
  26. Le bref n’est pas propre au numérique, mais, à l’époque numérique, il devient incontournable. Et s’il m’arrive encore d’écrire long, c’est pour mieux glisser entre les pans les plus archaïques de mes textes des brindilles de présent.
  27. J’ai intitulé cette liste « La saga des nanomachines littéraires » parce que ce titre m’est venu, et qu’il évoque un autre texte qui pourrait être écrit, et dont ces quelques mots suffisent à tout dire peut-être.

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Auteur

Blogueur, essayiste et romancier, Thierry Crouzet est un auteur inclassable, situé au croisement de la science, de la philosophie et de la littérature. Il a notamment publié J’ai débranché, le récit d’un burn-out numérique, Ératosthène, un roman historique futuriste, La mécanique du texte, un essai sur l’influence de la technologie en littérature. Le geste qui sauve a été traduit en plus de dix-huit langues.

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