Chloé avec les vampires
« L’autofiction s’approche souvent de la magie noire » a déclaré Chloé Delaume dans un entretien avec Barbara Havercroft. Sous ce titre qui démarque explicitement la série télévisée Buffy the vampire slayer et La nuit je suis Buffy Summers, on se propose d’examiner, d’une part, la recherche de supports extra-littéraires dans le travail de Delaume, et d’autre part les aspects performatifs (différents de son activité de « performeuse ») de l’œuvre, dans sa relation avec la mort – mort cherchée, mort procurée – ainsi que dans sa volonté de provoquer un « haut-le-cœur du lecteur ».
“Autofiction often borders on black magic”, states Chloé Delaume in an interview with Barbara Havercroft. With this title, “Chloé with vampires” which refers to the TV serial Buffy the vampire slayer and Delaume’s book By night I am Buffy Summers, we intend to look for extra-literal basis in Delaume’s work, as well as the performative trends in several of her books, as linked with death and her wish to provoke “the reader’s nausea”.
Texte intégral
Lorsque [l’écrivain] publie un livre, il lâche dans la foule anonyme des hommes et des femmes une nuée […] de vampires secs, assoiffés de sang, qui se répandent au hasard en quête de lecteurs. À peine un livre s’est-il abattu sur un lecteur qu’il se gonfle de sa chaleur et de ses rêves. Il fleurit, s’épanouit, devient enfin ce qu’il est : un monde imaginaire foisonnant où se mêlent indistinctement […] les intentions de l’écrivain et les fantasmes du lecteur. Ensuite, la lecture terminée, le livre épuisé, abandonné par le lecteur, attendra un autre vivant afin de féconder à son tour son imagination […] [1].
Ces réflexions de Michel Tournier proposent de définir le livre, et non l’écrivain, comme un vampire, qui va se nourrir du lecteur. Or le vampire en littérature a de multiples usages, depuis le littéral (le personnage) jusqu’aux nombreuses fonctions métaphoriques. Il m’a semblé que cette image pouvait constituer une clef de lecture du travail de Chloé Delaume, d’autant qu’elle nous est obligeamment fournie par l’auteur à divers moments de l’œuvre. Parmi ces usages, on dénombrera le vampire littéral (dont on verra qu’il accède très vite au second degré) par exemple dans La nuit je suis Buffy Summers [2], le vampire intertextuel, le vampire psychologique (même si l’auteur casse sur la tête d’un psy qu’on espère imaginaire un cendrier de bonne qualité ‒ c’est du Baccarat [3]), vampire qui se rencontre entre autres dans Une femme avec personne dedans, le vampire performatif et le vampire métatextuel. Quant au vampire autofictionnel, il est en facteur commun avec tous ces avatars de la variété, dont on va voir qu’ils sont étroitement articulés.
Assez tôt dans La nuit je suis Buffy Summers, le personnage déclare « Je m’appelle Buffy Summers. Je suis un personnage de fiction » (LN 32). Or le titre et cette déclaration font écho avec le leitmotiv « Je m’appelle Chloé Delaume, je suis un personnage de fiction [4] », qui est précisément la signature de Chloé Delaume, son auto-présentation. Il s’agit d’un roman interactif, sur le modèle des « livres dont vous êtes le héros ». Ce type de livre, d’origine anglo-saxonne, fonctionne sur le principe de choix multiples proposés au lecteur, choix qui offrent des bifurcations possibles à l’histoire. La nuit je suis Buffy Summers est
une jolie utilisation nostalgique des Livres dont vous êtes le héros, immensément populaires durant les sept ou huit années qui suivirent la parution du The Warlock of Firetop Mountain, de Steve Jackson et Ian Livingstone, en 1982, avec leurs choix multiples numérotés en fin de paragraphe permettant au lecteur de développer une lecture « interactive ». […] Surprenante, réussie parodie, rusée et inquiétante, d’un livre dont vous et Buffy seriez les héros [5].
À ce titre, le livre de Delaume joue avec la frontière des genres, ou plus précisément avec leur hiérarchie : les « livres dont vous êtes le héros » n’appartiennent pas à la « bonne » littérature [6], hiérarchie que refuse implicitement l’auteur.
D’autre part, les bifurcations proposées à tout moment, même si elles ne sont pas sans exemple dans la littérature-papier [7], font évidemment signe du côté de la littérature numérique avec les liens, les renvois hypertextuels. On pourrait faire le même type d’analyse avec Corpus Simsi [8] ou Certainement pas [9], mais la spécificité de Buffy est précisément le motif vampirique. D’autant plus que le livre est lui-même un emprunt « vampirique » à la série télévisée Buffy contre les vampires. Cette série appartient à ce que Martin Winckler appelle des « fictions-miroirs », c’est-à-dire des fictions qui cultivent l’intertextualité et « s’interrogent ouvertement sur leur propre élaboration [10] ». Ce qui invite potentiellement le lecteur (ou le téléspectateur) à s’interroger aussi, voire à participer. Le livre de Delaume est plus précisément fondé sur un épisode de la série Buffy [11] qui met en question tout ce qui a précédé : l’épisode se situe dans un hôpital psychiatrique et suggère que, depuis le début de la série, Buffy est une schizophrène, toutes ses aventures ne sont que des projections mentales.
Delaume va jouer avec les éléments sémantiques fournis par la série, mais en pratiquant des crossover et en modifiant le pacte générique, notamment en proposant au lecteur une série de choix qui modifient son parcours de lecture, même si sa liberté est finalement restreinte.
1. Vampire et intertexte
La thématique du vampire, on l’a dit, est à multiples entrées. J’examinerai en premier lieu le fait que l’écriture est une opération de vampirisation des écritures antérieures. Delaume en a parfaitement conscience, à preuve la description qu’elle fait des opérations d’écriture dans un entretien avec Barbara Havercroft :
L’écrivain est un fossoyeur : des siècles d’histoire littéraire, alignement des urnes et Necronomicon [12]. Chaque lourd volume vous toise, tant d’œuvres vous contemplent, classiques, modernes et avant-garde. […] pratiquer l’écriture c’est user du charnier mis à disposition, prélever dans les entrailles un motif ici-même, tricoter sa syntaxe sur des nervures anciennes, si fragiles que souvent elles se changent en poussière au premier point de croix. Tous mes livres sont bâtis sur des monticules d’os et à base de fragments de moult cages thoraciques [13].
L’intertextualité est certes un phénomène général, mais dans le cas de Buffy elle est étroitement liée au genre du texte : en effet, le fait que le livre soit censé interactif induit notamment qu’il fonctionne avec un personnel, des décors, des actions reconnaissables par le lecteur. Au premier chef, l’usage du personnel de la série : Buffy et ses compagnons, réduits à une initiale, W pour Willow, A pour Alex, ou X pour Xander, nom d’Alex dans la série d’origine, tandis que les méchants sont nommés : Spike, qui est un vampire, garde son nom, ainsi que Cordelia. En second lieu, des scènes canoniques. Par exemple, la séquence 58 est un compendium de situations stéréotypées : désastre imminent et sauvetage in extremis. L’héroïne, captive, est entraînée dans des souterrains, cernée par des hommes encagoulés, ligotée sur un pentacle, incantations, surgissement de Zarathoustra réveillé par les incantations, il estourbit les méchants, tous les gentils arrivent, couverts de sang mais heureux, the end (LN 110-115). Sauf que ce n’est pas the end ; la séquence suivante récrit la précédente, mais finit mal : « Je suis désolé, dit le médecin. Cette fois-ci nous l’avons perdue » (LN 119). On reviendra sur cette fin.
En troisième lieu, le livre puise dans l’encyclopédie du fantastique, de la science-fiction, de la fantasy, fondée sur une culture filmique et télévisuelle, même si, à l’arrière-plan, il y a la tradition « gothique » : dans Le Monde [14], Alain Morvan, qui a procuré dans La Pléiade une édition de cinq romans gothiques (Frankenstein, Le Moine, Le château d’Otrante, etc.) déclarait son affection pour Buffy contre les vampires. Le champ sémantique du vampirisme est présent sous la forme éminente (car unique) d’un dessin, représentant un pieu, qui ponctue à intervalles réguliers les rubriques « Salubrité Mentale » et « Habitation Corporelle [15] ». Examinons quelques exemples de ces intrusions.
Le plus souvent, il s’agit d’allusions ponctuelles, assez faciles à repérer pour le lecteur familier de cette culture, et portant essentiellement sur des personnages. Ainsi la dame qui tient une bûche dans ses bras (LN 34) est un personnage de la série Twin Peaks de David Lynch, ce qui est confirmé par l’apparition de Laura Palmer (LN 45), héroïne (morte) de la série. De même Bree Van de Kamp (LN 86), sortie de la série Desperate Housewives, dont l’obsession du rangement et de la propreté est bien utile quand il s’agit d’éliminer quelques cadavres, ou Locke (LN 98) et le vol 815 d’Oceanic Airlines, en provenance de Lost. Mais les séries télévisées, familières certes aux « jeunes lecteurs » supposés de Buffy, ne sont pas la seule source intertextuelle. Le cinéma est également convoqué, avec des allusions parfois plus délicates à repérer. Certes, on identifie assez vite un certain Stéphane Blandichon, dont le nom ne nous dit rien, mais qui nous devient familier quand nous apprenons qu’il a fait ses études à Poudlard, dans la section Serpentard, où il a passé son Master de Sorcellerie sur le sujet suivant : « De l’utilisation de la littérature pour conquérir le monde. » (LN 70) Cet émule de Harry Potter définit ainsi son programme, qui pourrait bien avoir inspiré l’auteur :
Nous avons oublié d’évider les personnages de fiction. Puiser l’énergie des héros de légende, aspirer l’essence fictionnelle dont ils sont constitués. Se gorger de la vitalité de l’écriture. À terme rédiger un roman dans le seul but de s’emparer de la vigueur de ses personnages. (LN 70)
La série des films inspirés de l’œuvre de J.K. Rowling appartient peu ou prou au même univers culturel que les séries télévisées. Plus difficile est de cerner à quoi fait allusion le personnage qui déclare :
Le soleil vert, depuis longtemps, on sait que c’est de la chair humaine. […]
On n’a pas toujours mangé les morts dans les sociétés occidentalisées du xxième siècle. On préférait les animaux, c’est eux qu’on tuait exprès pour ça. (LN 21-22)
car la référence au film de Richard Fleischer, Soylent Green (1973), dont le titre français est Soleil vert, est moins immédiate que dans les exemples précédents. Plus difficile encore de décrypter le nom de Sutter Cane (LN 101), qui renvoie au film de John Carpenter, In the mouth of Madness (1994) (en français, L’Antre de la folie) : la thématique du film, par l’indécidabilité qu’elle programme entre le « réel » et la « folie », est en résonance évidente avec celle de La nuit je suis Buffy Summers [16]. D’autant que l’un des inspirateurs de Carpenter est précisément Lovecraft, déjà évoqué à propos de l’imaginaire Necronomicon, et qui ressurgit dans l’invocation à Cthulhu, dans une langue inconnue mais compréhensible pour les lecteurs de L’appel de Cthulhu (LN 100), identification confirmée peu après par le nom même de l’écrivain : « L’auteure n’entendait pas. Pour faire peur à ses personnages, elle avait invoqué un illustre Grand Ancien qui lui dévorait le crâne à cet instant maudit. Nul ne saurait décrire le monstre [17]… » (LN 102).
Dans tous ces cas, les « emprunts » sont à la fois des hommages (Lovecraft), des clins d’œil à une culture partagée avec le lecteur (Harry Potter) mais aussi des détournements (Bree Van de Kamp.) Surtout, ils constituent des étayages : le lecteur, dans la mesure où il a affaire à une encyclopédie dont il partage les références, accepte plus volontiers de s’immerger dans un univers fictionnel ; à la limite, il accepte le pivotement qui lui est proposé entre son « réel » et ce qu’il lit. C’est précisément la question posée par l’épisode de Buffy, comme dans le cas de Sutter Cane et d’autres, et qui renouvelle agréablement la question canonique à la fin d’un récit d’épouvante : « était-ce un rêve ? »
2. Vampire et psychologie
Quittons provisoirement Buffy pour examiner Une femme avec personne dedans. De ce texte on ne retiendra que la relation entre l’auteur et sa lectrice, qui est une variation sur le motif du vampire, mais pas exactement dans le sens suggéré par Tournier. Mais il faut préciser d’emblée que le savoir psy que détient à l’évidence l’auteur ne l’emprisonne pas. Elle ironise à plusieurs reprises sur les prétentions des analystes à « comprendre » ou commenter son histoire, son mal-être : dans Le Cri du sablier intervient de loin en loin un psy qui fait chaque fois fausse route, et dont le texte finit par dénoncer le caractère fictif :
Il me fallait seulement dialogue à l’avatar un double ficelé rôti pour enfourner proprette ma post-consomption […] Car depuis le début tout n’était qu’autopsy[18].
L’auto-analyse forge ses propres outils, même si elle fait usage de ceux que l’analyse peut lui fournir.
Une femme avec personne dedans relate l’identification pathologique d’une lectrice à l’écrivain, difficilement supportable pour celle-ci, car elle lui présente un miroir, mais déformant. Le manuscrit de la lectrice lui apparaît comme « un décalque malsain de [ses] trois premiers livres. […] sa langue […] ânonnait les stigmates de la mienne » (UF 8). La narratrice s’interroge sur la carence qui a provoqué cette assimilation morbide : « qui pouvait à ce point être devenu aphone pour se greffer fil blanc, au vif des cordes vocales, mes polypes étrangers ? » (UF 8) Nous reviendrons sur cette émergence de la voix, voix empêchée d’un côté, voix dérobée/dérobante de l’autre. La lectrice finit par énoncer son but : « Je veux être à mon tour Chloé Delaume » (UF 12). Face à l’impossible de cette demande, la narratrice tente de donner un conseil : « cesser d’aspirer mon ombre » (UF 8), c’est-à-dire : cesser d’être (ou d’essayer d’être) mon vampire. Mais la lectrice se suicide. Son secret : elle a été victime d’un inceste, et l’écriture ne lui a pas permis de surmonter son trauma. Commentaire, implacable mais lucide, de la narratrice : « Elle n’avait pas saisi qu’une plaie seule ne chante guère » (UF 11).
Ce suicide, point de départ du livre, ouvre ou plutôt accompagne une crise dans la vie de la narratrice, qui se dit « exsangue » (UF 9). Les ruptures, liaisons et déliaisons évoquées sont renvoyées à une cause unique :
Être en moins, c’est la cause. J’ai déserté mon corps il y a des années […] J’ignorais que la vacance pouvait être visible pour une âme extérieure. […] Un qui suis-je, n’est-ce pas, qui suis-je. Peut-être bien une femme avec personne dedans. (UF 15-16)
Je m’enfonce au divan, une enfant laissée seule, toujours seule. L’ennui. L’ennui, le vide. L’angoisse qui creuse, les os troués, l’attente attire les morts vivants (UF 27).
Et de fait, les morts-vivants sont bien arrivés : « Mon cœur a l’âge d’une reine vampire » (UF 35). Comme le prouve l’expérience du miroir, bien connue de tous les lecteurs de Bram Stoker et autres : « mon reflet n’y est plus » (UF 86). La narratrice a donc bien été vampirisée (« exsangue »), toutefois la conséquence n’est pas la mort, ou la transformation en un nouveau vampire qui répandrait à son tour la malédiction, mais la perte du langage, ou de la parole. Le lecteur est confronté à deux chapitres quasi-vides, l’un intitulé « Calliope, mutisme », l’autre « Calliope, autisme », qui ne comportent qu’une phrase chacun : « Ceci est le récit de ma propre Apocalypse » (UF 69). « Ceci est le récit de ma propre Apocalypse, il ne faudrait pas l’oublier » (UF 99). Calliope, muse de la poésie, de l’éloquence, est donc ici à contre-emploi, mais la référence érudite ne doit pas masquer la terreur, car c’est un mutisme qui remonte loin, à l’enfance et au silence imposé par l’entourage :
Vous fûtes témoin cuisine dénouement innommable pour tout individu benoîtement formaté. Chaque membre de la famille redoutait qu’un matin vous lâchiez le récit au petit déjeuner. Vous fûtes enfant rustine du silence imploré [19].
Mais mutisme et autisme ‒ apanages de la narratrice ‒ sont paradoxalement des auxiliaires de l’écriture, loin toutefois de l’écriture-sublimation, ou consolation, comme l’a peut-être cru la lectrice :
Écrire pour ne pas mourir, ça ne peut avoir de sens. J’écris pour déconstruire : modifier le réel, la fiction et la langue sont des outils guerriers. […] je suis de Némésis une enfant naturelle, le don de qui est dû j’en ai fait ma mission, seule la vengeance m’anime […] mon âme est un hachoir. (UF 74-75)
Après l’évocation du « désastre étranger » (UF 76) – même le désastre n’est pas de l’ordre du « propre », il est invasion [20] ‒ le dernier chapitre, intitulé « De l’autre côté », change de registre, devient interactif, et par là humoristique. Il fait appel au lecteur qu’il suppose « attendant lascivement la suite des événements » (UF 111) : « Au milieu est ma vie. Laquelle me souhaitez-vous ? » (UF 112) Suit un questionnaire, sur le modèle familier des magazines féminins, dont le résultat permet de savoir lequel des chapitres suivants vous est destiné [21]. Le temps des noyaux est une réponse post mortem à la lectrice, ou à tout lecteur : « Ne m’investissez pas en surface à transferts, entrez en votre Je […] Écrivez-vous vous-même, quelle vie vous souhaitez-vous » (UF139).
Une femme avec personne dedans (2012) est postérieur à La nuit je suis Buffy Summers (2007) alors qu’on serait tenté de croire que cette fin interactive, qui intervient à la fin d’un roman non interactif, prépare le passage de l’un à l’autre. En fait cette absence de fléchage pourrait être la marque de ce refus des hiérarchies de genres déjà signalé.
3. Performativité du vampire
L’enfant du Cri du sablier, prise dans la violence du père (et de la mère), prie : « Dieu vous qui êtes si bon et si juste exaucez ma prière par pitié tuez mon père et je promets d’être sage et de devenir bonne sœur et de plus jamais monter sur les marches de l’autel [22]. » Curieusement, elle ne prie pas pour la mort de sa mère, alors que celle-ci n’est pas mal non plus :
Combien de fois ma fille mon tourment mon dégoût ai-je espéré qu’enfin tu ne sois qu’un mirage. […] Ma Chloé mon erreur comprends-tu ton prénom je te crachais en mars à la vie à ma mort pensant t’inoculer cancer du nénuphar et […] j’ai fini première enterrée en juillet [23].
On sait que « Chloé » n’est pas le prénom natif de l’auteur, c’est le prénom de l’héroïne de L’Écume des jours, qui meurt d’un nénuphar dans le poumon : or la mère (dans la fiction) prononce le prénom que l’auteur s’est donné bien après la mort de la mère, comme une signature, un aval.
Dieu, pour une fois, répond, et même il exauce le vœu :
Tu as voulu du père la chute irrémédiable la chute au marécage parricide écumant. J’accède à ta requête. Mais contre prélèvement. Un modique tribu (sic) : je t’enlève la maman. Ton souhait est exaucé. Maintenant il faut payer. […] Car ma petite sirène, vois j’ai coupé la queue. A présent donne ta voix [24].
Quelles ont pu être les conséquences, pour l’enfant puis pour l’adulte, de cette efficacité de la pensée magique ? L’auteur lui-même y a réfléchi, et s’en explique :
L’autofiction s’approche souvent de la magie noire. Le Je n’est pas le Moi, il exige des rituels et souvent des victimes. La femme de Doubrovsky, en lisant le manuscrit du Livre Brisé, a bu de la vodka jusqu’à ce que mort s’en suive. Le père de Christine Angot est mort, lui aussi, d’avoir lu L’Inceste. Il est fort possible que les écrivains aient depuis fort longtemps perdu le pouvoir de changer le monde, mais la particularité de l’autofiction, c’est qu’elle manipule du vivant, les corps et les âmes sont réels, et au-dessus du grimoire nous sourit Némésis. La déesse de la vengeance, mais plus précisément “le don de ce qui est dû”. Le projet de mon roman Dans ma maison sous terre était de tuer ma grand-mère. Ça a bien fonctionné, mais je n’ai aucun mérite, elle était tellement vieille. Par contre, je l’ai payé [25].
La performativité de l’écriture est donc articulée, non pas à l’autobiographie, mais à l’autofiction.
4. Fiction, autofiction
Retour à Buffy.
Le pacte de base de la littérature, c’est le maintien d’une frontière ferme entre l’univers de la fiction et l’univers du lecteur, même s’il y a suspension d’incrédulité pendant le temps de la lecture. Des textes du type de Continuité des parcs de Cortazar [26] sont, en principe, l’exception. Or, dans Je suis Buffy Summers, le « dérapage » est une constante. La fiction contamine le réel, à preuve : « Tout a dérapé quelques années après que le premier personnage de fiction ait (sic) été élu gouverneur de Californie [27] » (LN 35) ? Mais ce dérapage ne consolide pas pour autant le statut des personnages de fiction, et les voix narratives s’en inquiètent : « Personnage de fiction, c’est la mémoire des hommes qui nous maintient en vie au-delà de nos aventures gravées dans un airain dont les supports varient » (LN 32).
Un personnage toutefois a un statut à part dans le texte, c’est Clotilde : elle semble se situer au même niveau que les autres mais elle est peut-être un avatar de C[h]loé, c’est du moins ce que l’on peut croire d’abord, comme le suggérerait ce qu’elle déclare :
Je ne m’entends pas si bien avec le reste du groupe […] Je suis une pièce rapportée. […] Ils disent que je suis paranoïaque, qu’on m’écrit au même niveau qu’eux, que je n’ai pris la place de personne, et que jamais ils ne pensent à ça. […] Laisse-toi écrire n’importe comment si tu veux. Mais moi je ne suivrai plus la moindre des lignes imposées. À partir de maintenant je me désolidarise de cette narration. (LN 46-47)
Cette liberté qu’elle prend pourrait nous faire penser qu’elle est l’auteur, ou l’un des auteurs possibles. Clotilde ne peut pourtant pas être confondue avec « l’auteur », elle se distingue de « son écrivain »:
Je suis une borderline tout ce qu’il y a de plus classique, je n’ai aucun pouvoir magique. […] Avant, là où j’étais, mon utilité, je ne sais pas. Mon insertion sociale non plus. Mais au moins j’écrivais des livres. […] Je n’ai jamais été héroïne principale, et ça c’est assez triste, voire décevant, pour un personnage de fiction. J’étais écrivaine terroriste, je posais des bombes dans les salons. Je m’amusais énormément mais la police m’a attrapée. Mon écrivain n’a rien pu faire […] (LN 85-86)
Discutant avec « Vous », qui incarne la nouvelle Buffy, elle la met en garde :
Je crois que notre auteure est furieuse […] Tu étais l’héroïne, tu avais le pouvoir et très souvent le choix. C’est pas tellement fréquent, elle était laxiste avec toi. A mon avis elle t’aimait bien, elle doit être extrêmement déçue. (LN 101)
Clotilde interpelle alors l’auteur, mais « l’auteure n’entendait pas. Pour faire peur à ses personnages, elle avait invoqué un illustre Grand Ancien qui lui dévorait le crâne à cet instant maudit. Nul ne saurait décrire le monstre… », monstre que nous avons déjà rencontré.
5. Où se situe donc l’auteur autofictionnel ?
Si on examine la dissémination des pronoms personnels, on constate que « Vous » désigne le lecteur, mais aussi la nouvelle Buffy, ce qui revient au même puisque le joueur/la joueuse est censé s’identifier au héros du jeu ; les « Je » (Miss Mildred, Clotilde…) sont variables, de mêmes que les « Il », « Elle ». Le seul pronom qui semble vraiment « personnel », c’est le « Tu » : « Tu ne commets le meurtre qu’à l’intérieur. Tu ne sais lutter que contre toi. Ton héritage c’est un sang rance, ton histoire inscrite aux cellules tu as voulu y échapper. » (LN117) Ce « Tu » est au centre de la séquence finale, mais c’est un centre immobile, cerné par les voix, car cette dernière séquence est une sorte de strette infernale, à voix multiples.
Les voix ennemies, sous couleur d’exempter « Buffy » de sa responsabilité ‒ « (Ce qui se passe en vrai, ce n’est pas de ta faute. C’est une tare génétique. […] Tu es atteinte, mon ange, d’une maladie terrible. Tu dois être née comme ça, l’inné de la souffrance » (LN 118) ‒ l’incitent à revenir « au réel », c’est-à-dire à l’hôpital, à la normalisation pathologique. Les voix amies, qui sont les voix de la fiction, l’appellent au contraire : « Être l’Élue pour soi ce n’est peut-être pas grand-chose mais tu resteras vivante, avec nous oui, vivante, car ici est ton monde. Renonce à leur là-bas, pour eux tu ne seras rien qu’une énième schizophrène » (LN 119). « Buffy » s’échappe dans la mort, ultime liberté : « Je suis désolé, dit le médecin. Cette fois-ci nous l’avons perdue » (LN 119). Ce qui était la fin de l’épisode de la série originale.
Dans cette strette, le lecteur retrouve les éléments qui lui sont familiers depuis les premiers livres de l’auteur, la folie familiale et ses conséquences sur la vie de l’enfant puis de l’adulte, mais ces éléments sont modulés dans le registre vampirique de la série, donc ludiques (« En guise d’arme un fémur est brandi cœur de poing […] la salle est un marais de sang, etc. » LN 118-9) ce qui laisse au lecteur la liberté de lire au degré qu’il voudra. Le tragique (incontestable) de l’histoire, Chloé Delaume ne l’a jamais modulé au premier degré. Ce que n’avait pas compris la lectrice d’Une femme avec personne dedans. Et l’auteur Delaume n’en reste pas à « la plaie seule ».
Il y a peut-être une efficacité particulière dans la série Buffy. En 2002, j’avais organisé avec Martin Winckler une décade à Cerisy sur les séries télévisées, et une soirée était consacrée à Buffy : c’était un épisode où les vampires avaient dérobé la voix des habitants de tout un village, et donc tous les humains de cet épisode étaient muets. Le lendemain, une participante du colloque était frappée d’aphasie… Heureusement, par-delà le drame et la psychose, la voix de l’écrivain continue de « chanter ».
Notes
[1] Michel Tournier, Le Vol du vampire, Paris, Gallimard, « Idées », 1981, p. 12-13.
[2] Chloé Delaume, La nuit je suis Buffy Summers, Alfortville, Éditions Ère, 2007. Désormais LN. Les références seront données dans le corps du texte.
[3] Chloé Delaume, Une femme avec personne dedans, Paris, Éditions du Seuil, « Fiction et Cie », 2012. Désormais UF. Les références seront données dans le corps du texte. « Un jour un thérapeute a émis l’hypothèse selon laquelle mes tentatives de suicide suivaient le modèle paternel, le modèle, la pulsion de mort en héritage, une singerie pour m’en rapprocher. Je lui ai cassé le nez avec le cendrier. Un baccarat, pas de la camelote, le cabinet était à Saint-Cloud » (UF 93).
[4] Déclaration notamment dans Chloé Delaume, La règle du Je, Paris, Presses universitaires de France, 2010, p. 5, 21, 35, 44, 79. Voir aussi Chloé Delaume, « S’écrire mode d’emploi », dans Claude Burgelin, Isabelle Grell et Roger-Yves Roche (dir.), Autofiction(s) : Colloque de Cerisy, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2010, p. 109.
[5] Charybde2, blog consulté le 2 février 2014.
[6] Lors de la publication de mon Atelier d’écriture (première édition : Paris, Bordas, 1989), j’avais proposé en guise de sous-titre « Un livre dont vous êtes le héros », et le responsable de la collection avait répondu en substance : vous ne connaissez certainement pas, mais c’est un intitulé très bas de gamme…
[7] V. Raymond Queneau, « Un conte à votre façon » [1967], dans Oulipo, La littérature potentielle, Paris, Gallimard, 1973, p. 273-276.
[8] Chloé Delaume, Corpus Simsi, Paris, Éditions Léo Scheer, 2003.
[9] Chloé Delaume, Certainement pas, Paris, Éditions Verticales, 2004.
[10] Martin Winckler, Les Miroirs de la vie. Histoire des séries américaines, Paris, Le Passage, 2002, p. 80.
[11] L’épisode 17 de la sixième saison.
[12] Le Necronomicon est un livre maléfique, mais imaginaire, inventé par H.P. Lovecraft. Après lui, d’autres auteurs de fantasy ont repris ce titre, au point de faire croire à son existence. Pour finir, le titre a été « décliné » en plusieurs réalisations.
[13] « Le soi est une fiction : Chloé Delaume s’entretient avec Barbara Havercroft », dans Barbara Havercroft et Michael Sheringham (dir.), Fictions de soi/Self-fictions, numéro de la Revue critique de fixxion françaisecontemporaine / Critical Review of Contemporary French Fixxion, n°4, juin 2012, p. 126.
[14] Double page « Fort accès de fièvre gothique » (Le Monde du 31 octobre 2014). Alain Morvan, « Un monde sans peur est un monde qui fait peur », propos recueillis par François Angelier : « Touchant le cinéma et les séries télévisées, je suis assez sévère avec “Twilight”, mais la série “Buffy contre les vampires” m’a semblé intéressante » (p. 3.)
[15] Il y a bien un autre graphisme, en bas de page impaire, représentant une paire de dés, mais contrairement au précédent il n’est pas inclus dans le texte.
[16] Rappelons que le livre est fondé sur l’épisode où est suggéré que toutes les aventures de Buffy ne sont que fantasmes schizophréniques.
[17] Les mots en italiques citent L’appel de Cthulhu.
[18] Chloé Delaume, Le Cri du sablier, Tours, Farrago, 2001, p. 122-123.
[19] Le Cri du sablier, op.cit., p. 82. Les lecteurs de Delaume savent à quel drame familial il est fait allusion : le meurtre de la mère par le père, le suicide de ce dernier, précédé par un geste de menace meurtrière vis-à-vis de l’enfant qui y assiste.
[20] Nous avons volontairement laissé de côté des pans entiers du récit et l’évocation des relations avec Igor ou la Clef.
[21] J’ai une majorité de B, mon chapitre est donc B5, F7, dame cavalier (UF 130), un hymne à la déconstruction. Lilith dolorosa (UF 119-128) est un hymne à la nulliparité et le récit du meurtre de la femme aimée qui annonce qu’elle veut avoir un enfant.
[22] Le Cri du sablier, op.cit., p. 37.
[23] Ibid., p. 65.
[24] Ibid., p. 80. Dans le conte d’Andersen, la petite sirène, amoureuse d’un humain, veut être semblable à lui : elle obtient des jambes à la place de sa queue de sirène, mais devient muette.
[25] Entretien cité avec Barbara Havercroft.
[26] Julio Cortazar, « Continuité des parcs » [1956], dans Les Armes secrètes, traduit de l’espagnol par Laure Bataillon, Paris, Gallimard, 1973.
[27] Il s’agit de l’acteur Arnold Schwarzenegger, qui n’est évidemment pas un « personnage de fiction » mais que le public a pu confondre avec les rôles qu’il a incarnés (Terminator…).
Auteur
Anne Roche, professeur émérite à l’Université d’Aix-Marseille, spécialiste de littérature française et francophone des xxème et xxième siècles, est l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages de théorie littéraire ainsi que de fiction (romans, théâtre). Dernière publication : Algérie, textes et regards croisés, Éditions Casbah (Alger), 2017.
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