Les cocotiers sont arrivés, ou la grille Perec

Le thème de ce numéro donne l’occasion d’affirmer qu’il y a parfois comme un complexe d’infériorité de la radio de création à l’égard de la littérature. On peut avoir le sentiment que la révérence est trop forte face au texte. Comme si la radio ne se pensait pas totalement légitime comme espace de création et matière à création, en tant que telle. Comme s’il fallait toujours avoir la littérature, le livre, dans le coin de l’œil. Pourtant, on se rend compte qu’il y a des auteurs littéraires pleinement légitimes dans la forme du livre qui ont considéré la radio comme un endroit de création complet. Avec un temps d’avance, parfois. Et Georges Perec en fait partie [1].

1. Tentative de description de choses vues au carrefour Mabillon

Pour parler Perec et Radio, il faudrait commencer par l’écoute de sa pièce radiophonique la plus célèbre, celle qui résonne encore le plus : Tentative de description de choses vues au carrefour Mabillon le 19 mai 1978, diffusée dans l’Atelier de création radiophonique de France Culture le 25 février 1979.

1979_Perec_Tentative_pg intérieure

Doc. 1 ‒ Prière d’écouter de Tentative de description de choses vues au carrefour Mabillon le 19 mai 1978. Page intérieure. « Collection du Musée de Radio France ».

Cette litanie descriptive devient à un moment quasiment hypnotique. Michel Créïs, qui effectuait la prise de son, était aux côtés de Georges Perec. Celui-ci était installé dans une petite camionnette, avec vue sur le carrefour Mabillon. On entend la voix de Perec. Il nous dit ce qu’il voit de la manière la plus banale qui soit ‒ c’est son projet ‒, mais aussi de manière forcément subjective. Ponctuellement, le comédien Claude Piéplu, enregistré en studio à un autre moment, arrive pour donner des éléments objectifs, le nombre de camionnettes, de parapluies, de voitures… Une autre forme de litanie. Cette pièce est d’une radicalité absolue : 2 heures 20 d’un exercice « infra-ordinaire », pour reprendre le terme utilisé par Perec. C’est de la poésie performée aussi, d’une certaine manière. Il y a une forme d’ironie à le voir comme cela, puisque Jacques Roubaud, qui a été un grand ami de Perec, ne cache pas son regard amusé sur ce type de « poésie debout », qui est un genre depuis Bernard Heidsieck [2]. On est ici à la lisière de ce genre.

La postérité de la pièce est également fascinante. Elle est très vraisemblablement liée à celle de Perec en général, qui l’est tout autant. On a l’impression qu’à chaque commémoration, et même entre chacune d’entre elles, on le redécouvre, on l’étudie et on le réétudie, comme s’il avait laissé des codes encore enfouis dans ses livres. La postérité de la pièce existe aussi pour ce qu’elle est, à savoir une pièce radicale. Qui est rediffusée, étudiée, éditée, réécoutable en ligne très « officiellement » sur le site de France Culture… Et qu’on célèbre aussi : pour les 40 ans de la pièce, ou plutôt de sa captation du 19 mai 1978, le comédien et homme de radio Jack Souvant a organisé une gigantesque « tentative de description de choses vues… » par tous ceux et celles qui le voulaient, durant 24 heures au Carrefour Mabillon, à Paris.

Tentative de description de choses vues… s’inscrit à l’époque dans un projet à long terme d’épuisement des lieux. Ce projet, Perec, le démarre en 1969 : il veut décrire 12 lieux parisiens, liés à certains moments de sa vie. Et y aller à tour de rôle une fois par mois pendant 12 ans, dans une démarche systématique caractéristique d’une partie de son œuvre. Cela a donné lieu à des textes publiés dans des revues, à un film (Les lieux d’une fugue), à un livre (Tentative d’épuisement d’un lieu parisien) et, donc, à cette émission de radio. Le carrefour Mabillon, Perec y pensait depuis un moment. Il en parle dans un plan de travail de 1976. Et dans l’iconographie de l’album Perec paru en bonus des volumes de la Pléiade en 2017, on aperçoit une enveloppe marquée : « Mabillon 1971 [3] ». J’avoue ne pas savoir le lien personnel de Perec avec ce carrefour.

Perec utilise l’ACR comme un lieu littéraire. Il l’inscrit dans son projet « multimédia » avant l’heure, mais littéraire avant toute chose. Il défend, en acte, une littérature hors du livre. Cela s’articule de manière très contemporaine. Pour Perec, cette attitude était déjà naturelle il y a quarante ans. C’est peut-être une des raisons de la postérité de cette pièce, au-delà de celle de l’auteur. Et cela contribue aussi à la modernité de l’ACR : la radio comme lieu littéraire hors le papier.

2. Jamais deux fois la même chose

 Au moment de l’enregistrement de cette pièce au carrefour Mabillon, Perec et l’ACR ont déjà des liens étroits. Ainsi, le 5 mars 1972, l’Atelier a consacré toute une émission (2 heures 50) à l’auteur, qui est alors âgé de 36 ans et a remporté le Prix Renaudot trois ans auparavant pour Les Choses. Cette émission s’intitulait « AudioPerec ». On y diffuse notamment une mise en onde de sa pièce L’Augmentation, l’extrait d’un Hörspiel qu’il a écrit pour la radio allemande, Tagstimmen. Et une collaboration avec le Groupe d’étude et réalisation musicales (GERM), Souvenir d’un voyage à Thouars. Et dans cette petite matrice-là, on a le schéma de ce qui sera son rapport à la radio comme à la littérature, revendiqué absolument : varier les formes. Jamais deux fois la même chose. Jamais deux fois le même livre. Et, quand on regarde le menu de cet ACR 1972, jamais deux fois le même type de pièce radiophonique. Il y a une grande cohérence entre son travail d’écriture à destination du livre, encore en grande partie en germe en 1972, et son existence de radio. Deux supports de création qui n’en font manifestement qu’une.

3. Le Hörspiel comme solution littéraire

 Cependant l’histoire de Perec avec la radio ne commence pas avec l’ACR, mais bien avec la radio allemande. Et en 1968, avec sa pièce Die Maschine, La Machine. C’est un Hörspiel : un genre radiophonique typiquement allemand, ce « jeu pour l’écoute » ‒ pour traduire littéralement ‒ qui n’est ni une fiction, ni une pièce musicale, mais bien un genre non transposable sur un autre support que la radio. Die Maschine est l’histoire d’un ordinateur qui joue avec un poème de Goethe et en épuise toutes les possibilités. Il y a des questions de protocoles, de mises en chiffres, d’objectivisation du texte. C’est la confrontation de la poésie et de la machine [4].

Die Maschine date de 1968. Or, 1968 est l’année communément retenue pour marquer la nouvelle vague du Hörspiel allemand [5]. La radio allemande avait déjà fait appel à des auteurs français à partir des années cinquante, notamment des auteurs du Nouveau roman, pour qu’ils produisent des Hörspiele [6]. Georges Perec se trouve dans cette continuité, mais à un moment où cette forme prend encore plus d’ampleur. Perec et son traducteur Eugen Helmlé participent à ce renouveau. 1968, ce moment-là, dans l’histoire de Perec, est crucial. L’année précédente, en 1967, il a été coopté à l’Ouvroir de littérature potentielle, dont il sera un acteur majeur. Et 1969, c’est la publication de La Disparition, ce lipogramme en « e » central dans l’œuvre de Perec, mêlant pleinement geste littéraire et résonance intime. Voilà ce que disait Perec à propos du Hörspiel, sur sa pratique et comment celle-ci l’a accompagné et même aidé dans sa pratique de l’écriture en général :

L’art du Hörspiel est pratiquement inconnu en France. Je le découvris au moment où s’imposa pour moi le besoin de nouvelles techniques et de nouveaux cadres d’écriture. Très vite je m’aperçus qu’une partie de mes préoccupations formelles, de mes interrogations sur la valeur, le pouvoir, les fonctions de l’écriture pouvaient y trouver des réponses, des solutions que je ne parvenais pas encore à trouver dans le cadre de mes recherches purement romanesques.

L’espace privilégié du Hörspiel – l’échange des voix, le temps mesuré, le déroulement logique d’une situation élémentaire, la réalité de cette relation fragile et vitale que le langage peut entretenir avec la parole – sont ainsi devenus pour moi des axes primordiaux de mon travail d’écrivain [7].

Quelque chose d’essentiel pour Perec se passe dans cette courte période. Il semble que la radio, et l’écriture radiophonique, le libèrent de quelque chose. Ou lui ouvrent des perspectives qui délient sa plume. Jusqu’en 1975, Perec produira quatre autres Hörspiele, soit pour la Saarländischer Rundfunk, la radio sarroise, soit pour la WDR (Westdeutscher Rundfunk).

Dans une interview réalisée par Bernard Noël pour Poésie ininterrompue sur France Culture le 20 février 1977, on entend Perec répondre à la question de la contrainte. Et il nous dit comment la contrainte lui permet de se structurer face au vide, au vertige, à l’impossibilité de l’écriture sans elle. Il y a un parallèle et une concomitance entre ce rapport libératoire à la contrainte et la découverte de l’outil de la radio comme solution aux problèmes d’écriture. Le rien, le vide, le vertige sont aussi présents dans la radio, comme « média sans corps » qui passe outre et existe malgré tout.

4. Un papa papou

 Il y a un autre espace radiophonique de création que Georges Perec a sinon nourri, en tout cas inspiré fortement. C’est ce que dit François Treussard, qui animait l’émission Des Papous dans la tête, sur France Culture, lieu littéraire et ludique. Perec est mort avant l’arrivée des Papous sur les ondes, mais il a contribué volontiers aux émissions qui les ont précédés. Ainsi, une des dernières interventions de Perec à la radio a eu lieu le 14 novembre 1981, quelques petits mois avant sa mort le 2 mars 1982. Il alors est l’invité de Mi-Fugue mi-raisin, devant le micro de son collègue de l’Oulipo Jacques Bens, pour une série intitulée « Cinquante choses qu’il ne faut tout de même pas oublier de faire avant de mourir… ». Perec en donnera 37.

D’après Françoise Treussard, qui travaillait avec Bertrand Jérôme sur les émissions Mi-Fugue mi-raisin, Allegro ma non troppo, ou Le Cri du Homard, Perec a été déterminant dans la mise en place des Papous dans la tête quelques mois après sa mort, dans les principes fondateurs de cette émission légendaire de France Culture : l’idée d’une écriture orale, sous contraintes, émanant des auteurs eux-mêmes, c’est une postérité de Georges Perec dans la radio.

 5. La grille Perec : ses libertés et ses structures

 Dans l’Album Pléiade qu’il lui consacre, Claude Burgelin montre un Perec géographe, dont le projet au plus long cours fut celui des lieux (où s’inscrivait donc Tentative de description de choses vues…). Perec en topographe collectionneur des lieux traversés, intimes, et soulignant qu’on ne les traverse jamais dans le même état, de la même manière. La mémoire des lieux, les traces…

Ce qui frappe chez Georges Perec, c’est une fascination pour la permanence des lieux. Avec, en regard et dans une symétrie paradoxale, la fragilité et le caractère éphémère de ceux et celles qui les traversent. Et c’est très lié à son histoire personnelle, à ses parents disparus ‒ c’est ainsi qu’on peut le lire un peu rapidement ‒. Ce mélange-là caractérise sa recherche littéraire. Un mélange entre le solide, le structurant, d’une part, et le faible, le contingent, le mou, d’autre part. Les deux étant combinés. Et on en tire cette question : comment se donner une existence pleine et souple au cœur de structures solides et qui durent ? Or, Perec a traversé les différents genres de la radio, ses différents espaces, et jamais deux fois de la même manière, comme il n’a jamais écrit deux fois le même type de livre. Nous avons la faiblesse de penser que ces deux dimensions sont liées.

*

Dans La Vie mode d’emploi, le lecteur parcourt tout l’immeuble de la rue Simon-Crubellier et passe d’une pièce à l’autre de l’immeuble sans jamais traverser deux fois la même pièce. Et quand on voit le plan que Perec avait fait de la vue en coupe de l’immeuble, dans ses documents préparatoires, quelque chose saute aux yeux : cela ressemble beaucoup à une grille de programmes. Le schéma est le même. Les murs sont les structures solides, les pièces sont les espaces libres. Mais imaginons ce qu’aurait donné une grille de programmes sous contraintes dessinée par Perec (par ailleurs aussi concepteur de mots croisés) : émissions souples et pleines, dans une structure radiophonique réfléchie. Georges Perec n’était pas un auteur de radio, mais un auteur dans la radio, lui qui en avait pratiqué quasiment toute la palette.

Notes

[1] « Les Cocotiers sont arrivés » reprend son titre à un texte écrit en collaboration avec David Christoffel pour le Cahier Perec des Éditions de l’Herne : « “Les cocotiers sont arrivés” – Radio Perec », Cahier Perec, Claude Burgelin, Maryline Heck, Christelle Reggiani (dir.), 2016, p. 142-153. Cet article synthétisait certains éléments de recherches préexistantes, notamment celles de Hans Hartje (« Georges Perec et le “neues Hörspiel” allemand », dans Écritures radiophoniques, Isabelle Chol et Christian Moncelet (dir.), Clermont-Ferrand, Université de Clermont-Ferrand, 1997, en ligne ici ; « Les pièces radiophoniques de Georges Perec », dans À travers les modes, Robert Kahn (dir.), Rouen, Presses universitaires de Rouen, 2004).

[2]    Jacques Roubaud « Obstination de la poésie », Le Monde diplomatique, janvier 2010 (en ligne ici).

[3] Album Georges Perec, par Claude Burgelin, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2017, p.103.

[4] Werner Klippert, le réalisateur allemand de Die Maschine, rapproche Perec des recherches modernistes de Max Bense et de son École de Stuttgart. Sur Bense, on lira avec profit l’article de Françoise Joly et Beatrice Nickel, « L’“École de Stuttgart” et les nouveaux romanciers », dans Aventures radiophoniques du Nouveau Roman, Pierre-Marie Héron, Françoise Joly, Annie Pibarot (dir.), Rennes, PUR, coll. « Interférences », 2017, p. 219-230.

[5]    Hans Hartje, « Georges Perec et le “neues Hörspiel” allemand », art. cit.

[6] V. Pierre-Marie Héron, Françoise Joly, Annie Pibarot (dir.), Aventures radiophoniques du Nouveau Roman, op. cit.

[7]    Note manuscrite de Perec laissée chez son traducteur allemand et ami, citée par David Bellos, Georges Perec, une vie dans les mots, Paris, Seuil, 1994, p.  407.

Auteur

Thomas Baumgartner est journaliste et auteur. Il a été producteur à France Culture (de 2006 à 2016) et rédacteur en chef de Radio Nova (2016-2018). Il a publié L’Oreille en coin, une radio dans la radio (Nouveau Monde, 2007), Le Goût de la radio et autres sons (Mercure de France, 2013) et tout dernièrement des “Notes sur la radio”, sous le titre L’Hypothèse du baobab (Hippocampe éditions, 2019). Il est l’auteur par ailleurs, en 2015, d’un récit pour écrans, Corps chinois couteau suisse (éd. Emoticourt) et d’un court détournement littéraire, Longtemps, je me suis couché de bonne heure pour raisons de sécurité (éd. Le Monte-en-l’air). La même année, il a imaginé Sur les bancs, un dispositif sonore immersif dans les parcs parisiens, faisant appel à une dizaine d’auteurs contemporains. Il a signé l’année dernière sur Nova une série radiophonique sur la paresse, intitulée Un été à ne rien faire (méthode).

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