D’une avant-garde l’autre. Les entretiens de Robbe-Grillet avec Jean Thibaudeau
L’article se propose d’examiner les entretiens d’Alain Robbe-Grillet avec Jean Thibaudeau sur France Culture en 1975 sous différents aspects : une analyse radiophonique montre que la « mise en son » constitue un degré zéro de l’esthétique radiophonique. L’analyse du dialogue dévoile que l’entretien est plutôt homophonique (Bakhtine) et se base sur un consensus de fond entre les deux auteurs, tandis que la mise en scène met en relief la spontanéité et l’authenticité d’un dialogue dont profite Alain Robbe-Grillet pour livrer une interprétation de sa propre carrière comme auteur, cinéaste et peintre. Celle-ci consiste avant tout à s’attribuer lui-même le rôle du Jeune Turc ou de l’avant-garde pas encore reconnue (Bourdieu), dont il décrit l’ascension vers la légitimité selon le métarécit (Lyotard) avant-gardiste, alors que tout porte à croire que sa position est en réalité bien différente, une attitude qui lui fait adopter, dans l’entretien le rôle de « bonimenteur » (John Rodden).
The article examines the interviews conducted by Jean Thibaudeau with Alain Robbe-Grillet on France Culture in 1975 from different angles: a radiophonic analysis shows that the sound editing constitutes a kind of zero degree of radio aesthetics, the analysis of the dialogue reveals that the interview is rather homophonic (Bakhtin) and based on a substantial consensus between the two writers, while the staging highlights the spontaneity and the authenticity of a dialogue which Alain Robbe-Grillet benefits from to deliver an interpretation of his own career as an author, filmmaker and painter. In this interpretation he always attributes himself the role of Young Turk or the position of the vanguard not yet recognized (Bourdieu), an attitude that permits him to describe his rise to legitimacy according to the vanguard meta-narrative (Lyotard), while everything suggests that his true position is actually very different, an attitude that makes him adopt the interview role of a literary “huckster” (John Rodden).
Texte intégral
Les entretiens entre Thibaudeau et Robbe-Grillet diffusés sur France Culture début 1975 ont lieu à un moment important des parcours respectifs des deux écrivains. Pour Jean Thibaudeau, ils se situent après son départ du groupe Tel Quel et la publication de son roman Ouverture, Roman noir ou Voilà les morts, à notre tour d’en sortir aux éditions du Seuil en 1974 [1]. Quant à Alain Robbe-Grillet, l’entretien intervient au moment où il a terminé le tournage de son dernier film, Glissements progressifs du plaisir (1974), pour lequel il avait écrit un ciné-roman du même titre [2]. Dans le domaine strictement littéraire, il se trouve à une époque de changement, car Projet pour une révolution à New York, son dernier roman, date déjà de 1970. Deux ans après l’entretien, en 1977, il écrira un texte devenu célèbre après avoir été publié dans Le Miroir qui revient et qui prend déjà ses distances avec la poétique du Nouveau Roman. Pour les deux interlocuteurs, l’entretien intervient donc à un moment charnière de leur carrière et qui présente pour Alain Robbe-Grillet la possibilité d’une rétrospective. Et l’auteur profite de l’occasion pour présenter sa version de sa carrière d’écrivain et de cinéaste.
Mais en plus de sa fonction de commentaire sur ses œuvres, qui peut également se manifester sous d’autres formes et dans d’autres médias, l’entretien entre Thibaudeau et Robbe-Grillet a une dimension spécifique concernant la forme de l’entretien radiophonique et dont une analyse de l’entretien doit tenir compte. Cependant, une telle analyse pourrait être considérée, du moins à première vue, comme une entreprise secondaire, présentant peu d’intérêt dans le cadre d’études littéraires. En fait, la question de l’appartenance à la Littérature des entretiens d’écrivains publiés dans des journaux, un genre qui dispose pourtant d’une longue tradition bien établie, est déjà assez controversée [3]. La question se pose évidemment encore plus à propos de l’entretien radiophonique, qui non seulement est marginal par rapport à l’œuvre littéraire et à son inscription dans le champ littéraire, mais joue aussi un rôle plutôt négligeable dans l’acquisition du capital symbolique spécifique des écrivains [4]. Si, toutefois, l’affirmation selon laquelle « sans livre, il n’y a pas d’entretien » est une évidence, c’est bien aussi en partie sa médiatisation qui « fait » le livre, et l’entretien en est un des principaux éléments. Les émissions littéraires à la radio et à la télévision en sont la meilleure illustration. Apostrophes en est un exemple emblématique : la célèbre émission de Bernard Pivot a largement contribué à consacrer, voire à « créer » des œuvres et aussi des auteurs [5]. Ainsi, une étude dédiée aux entretiens d’écrivains s’inscrit logiquement dans une recherche plus globale qui essaie de tenir compte des conditions économiques, sociales et médiatiques de la production et de la réception littéraires [6]. Elle appartient à une approche plus vaste dont la base méthodologique fondamentale réside dans la thèse selon laquelle une œuvre, un auteur et à plus forte raison encore un courant littéraire ne sont pas seulement constitués par les livres et les pratiques d’écritures mais également par tout un ensemble de discours ou de métadiscours qui se greffent sur ces derniers et dont les entretiens accordés à la presse ou à la radio font partie [7]. Dans un champ social comme celui de la littérature, où les enjeux sont hautement déterminés par des stratégies symboliques, les métadiscours ne réfléchissent pas seulement sur les œuvres, mais les « créent » également ainsi que les mouvements ou groupes littéraires [8].
Cette approche, déjà tout à fait pertinente en soi, devient encore plus convaincante, quand elle s’applique au Nouveau Roman, car très tôt les livres de Sarraute, Robbe-Grillet, Butor ou Simon ont été accompagnés par de nombreux entretiens, prises de positions poétologiques et théoriques qui ont constitué un véritable métadiscours sur le Nouveau Roman [9]. Parmi tous les auteurs de ce mouvement littéraire, Alain Robbe-Grillet est probablement celui qui a mené avec le plus grand acharnement ce combat symbolique contre le roman traditionnel et qui a su se servir si habilement des journaux, de la radio et même de l’université pour propager ses idées sur le roman, la littérature et le cinéma que cette pratique lui a valu le titre de chef de file du Nouveau Roman [10]. Si l’on veut donc expliquer le phénomène « Alain Robbe-Grillet », un cas assez particulier dans l’histoire littéraire, il n’est pas suffisant de se pencher uniquement sur les œuvres et les écrits théoriques du nouveau romancier : il faut également examiner les conditions médiatiques et matérielles de leur production et réception et tenir compte de leur mode de diffusion et de leur propagation, dans laquelle les entretiens jouent un rôle considérable. Dans ce domaine de recherche, l’interview radiophonique présente quelques avantages. Contrairement aux médias écrits comme par exemple le journal, la revue ou le livre, la radio, en tant que média acoustique est capable d’enregistrer et de transmettre l’interview dans toute sa réalité pleine, avec le timbre, la sonorité et le volume des voix qui font partie de la conversation normale. À la différence des médias du « symbolique », la radio est un média du « réel » qui est capable de reproduire un événement en temps réel, sans nécessairement opérer des coupures et sans obligatoirement pourvoir celui-ci d’interprétations [11]. En principe, elle peut donc rendre à l’enregistrement et à la diffusion de l’entretien la réalité de l’expérience vécue. De ce fait, il est indispensable de prendre en considération non seulement le contenu ou énoncé de l’entretien, mais également la forme spécifique de sa présentation médiale.
De là surgissent quelques questions : les premières concernent évidemment les prises de positions de Robbe-Grillet sur la littérature et le cinéma. Quels commentaires fait-il de son œuvre ? Le deuxième aspect relève de l’analyse du dialogue. Quels rôles les deux interlocuteurs s’accordent-ils ? Thibaudeau se limite-t-il à donner les répliques à son interlocuteur ou s’exprime-t-il également sur ses propres convictions esthétiques ? S’agit-il d’un véritable dialogue avec des prises de positions différentes ou bien plutôt d’une conception « chorale » de l’entretien où « les voix » au sens bakhtinien du terme sont plutôt homophoniques ? Le troisième volet d’interrogations concerne la dimension médiale de l’entretien. Sous quelle forme se présente-t-il, comment l’espace sonore est-il organisé, y a-t-il des plans acoustiques, des coupures, ou bien l’entretien se fait-il dans la continuité ? Dans l’ensemble, il s’agit donc de dégager également la poétique spécifique de l’entretien. Dans ce qui suit sera d’abord analysé l’aspect médial, ensuite la structure du dialogue, enfin l’analyse du métadiscours de Robbe-Grillet et en particulier la manière dont il présente ses prises de positions poétologiques et son cheminement comme écrivain et cinéaste.
1. Le « degré zéro » de la mise en son : une esthétique radiophonique de la transparence
L’analyse médiale des entretiens à la radio comprend différents aspects. La « mise en scène » se rapporte à tout de ce qui se passe devant le microphone ou bien ce qui est enregistré par celui-ci : contenu (message), interlocuteurs, son des voix, forme de leur interaction et espace sonore. La « mise en son » concerne tout ce qui relève de l’appareil technique, à savoir les plans acoustiques configurés par la distance du micro, les effets monophoniques ou stéréophoniques et le bruitage [12]. La « mise en chaîne » se rapporte aux différentes formes de montage acoustique [13], tandis que la « mise en ondes », au sens propre du terme, concerne la forme spécifique de diffusion, comme par exemple le format de l’émission, la station de radio, la fréquence de l’émetteur, les dates et les rythmes des émissions, etc.
La mise en ondes de l’entretien entre Jean Thibaudeau et Alain Robbe-Grillet se réalise sous la forme de l’entretien-feuilleton, un des formats courants sur les chaînes culturelles françaises d’après-guerre [14]: l’ensemble est divisé en dix parties, radiodiffusées tous les jours sauf le week-end pendant deux semaines, du 3 jusqu’au 15 février 1975. Chaque émission dure quinze minutes, la diffusion a lieu toujours à la même heure, entre 11h45 et 12h précisément [15]. Le découpage des émissions se fait en fonction des sujets évoqués : dans le premier volet de la série (É1), il est question des débuts de Robbe-Grillet, de la réception de ses œuvres et des critiques souvent défavorables, la deuxième émission (É2) tourne autour du film L’Année dernière à Marienbad, la troisième (É3) est consacrée au rôle des écrits théoriques de Robbe-Grillet, la quatrième (É4) à l’avant-garde et à la position de l’écrivain dans la société, les émissions suivantes (É5- É6, É7) traitent des romans de Robbe-Grillet et de leur poétique, tandis que les suivantes (É8, É9, É 10) se consacrent à ses films en mettant l’accent sur Le Jeu avec le feu et Glissements progressifs du plaisir. Cependant, du fait de la diffusion sous forme de feuilleton, la cohérence thématique de l’entretien n’apparaît probablement pas très clairement pour l’auditeur. Du fait de la forme de mise en ondes et du découpage, le dialogue entre les deux écrivains apparaît sous une forme discontinue, la cohérence thématique disparaît au profit d’une impression de spontanéité s’apparentant à une conversation normale qui ne suivrait pas non plus un « script » préétabli. De plus, à moins d’enregistrer les différentes émissions ou bien de se trouver tous les jours à la même heure devant son poste de radio, cette forme de diffusion favorise probablement un type de réception que Walter Benjamin a considéré comme caractéristique des mass-médias modernes, à savoir la « réception par la distraction [16] ».
Si la radiodiffusion de l’entretien ne se fait pas de manière continue, la mise en chaîne, par contre, fait tout pour en souligner la continuité, car le montage fait rarement montre de coupures perceptibles. De sorte que l’entretien ressemble à un dialogue ininterrompu, sans que l’on puisse apercevoir de véritables marques distinctives entre les différents moments de son enregistrement. Ce manque d’indices vaut également pour l’espace : la distance du microphone reste toujours la même, qu’il s’agisse de Thibaudeau ou de Robbe-Grillet. Il n’y donc aucune différence entre les différents plans acoustiques. Cette absence notoire de toute focalisation radiophonique, qui correspond, dans la terminologie narratologique, à une focalisation zéro, correspond à un élément caractéristique du dialogue, car il souligne le fait que, pendant leurs échanges, les deux écrivains adoptent en principe une attitude plutôt consensuelle.
Il n’y a pas non plus d’effet stéréophonique qui aurait permis de situer la position précise des deux interlocuteurs dans l’espace. L’espace radiophonique restant complètement abstrait, les voix de Jean Thibaudeau et de Robbe-Grillet semblent ne venir de nulle part, d’un « non-lieu radiophonique ». En combinaison avec la focalisation zéro, le manque de positionnement dans l’espace crée une espèce « d’indifférenciation » des interlocuteurs qui empêche l’auditeur d’identifier les positions respectives des deux dialoguistes. Si la position d’un individu dans le cadre d’un champ social correspond à ses prises de position, l’absence de positionnement identifiable dans l’espace radiophonique configure un type d’entretien qui se fait sur la base d’un accord de fond, il crée un espace homogène et harmonieux propice à des entretiens où les prises de paroles et de positions se font sous forme de conversation de type « chorale ». Cet effet est également souligné par une autre technique de mise en scène radiophonique qui, à la différence de bien d’autres entretiens enregistrés dans un contexte naturel, confronte l’auditeur à un espace insonorisé. La mise en scène configure un espace neutre et abstrait, sans bruits, qui n’existe pas dans la réalité. Tout compte fait, les techniques radiophoniques évoquées servent à créer un effet de transparence, elles servent à effacer la dimension matérielle et radiophonique d’un entretien dont elles soulignent le caractère plutôt consensuel.
Cette « transparence radiophonique » relèverait d’une analyse de « l’écriture » radiophonique au sens de Roland Barthes, terme qui renvoie à l’engagement de la forme esthétique elle-même [17]. La suppression des plans acoustiques, l’effacement des coupures dans le montage, la création d’un espace insonorisé produisent une espèce de « degré zéro » de l’écriture radiophonique, qui fait passer au premier plan le dialogue entre les deux écrivains. Elles servent à faire oublier le média de la radio dont les conditions de communication spécifiques provoquent une certaine gêne et la critique de Robbe-Grillet :
Je ne cherche pas particulièrement les entretiens à la radio, car le public manque. Le public, il est là, il écoute en ce moment, mais en somme, il ne parle pas. Je ne sais pas quand il tourne son bouton, quand il en a assez, quand il est intéressé. Alors ce que j’aime beaucoup et ce que je fais beaucoup en France ou en particulier en Amérique, ce sont des entretiens avec un public actif alors, un public qui parle, je réponds vraiment à ses questions, je le laisse parler et… et… j’essaie de répondre, quelquefois bien sûr aussi avec des fuites ou quelques pirouettes, mais en tout cas, il y un contact, et c’est ce contact qui m’intéresse dans le public, alors que la radio coupe ce contact (10, 25 : 10).
En dehors du fait de constituer une contradiction performative consistant à critiquer l’entretien radiophonique dans le cadre d’un entretien radiophonique, l’on pourrait objecter à cette thèse qu’elle se méprend sur l’interaction véritable, car il ne s’agit point d’une conférence que l’auteur adresserait à un public mais d’une interview accordée à un interlocuteur qui est écrivain lui-même et qui est tout à fait présent. Cependant, aussi contradictoire et désapproprié qu’il soit, le commentaire de Robbe-Grillet attire l’attention sur l’influence que ce parti pris « anti-radiophonique » a pu avoir sur la façon dont les deux interlocuteurs conçoivent la mise en scène et la « poétique » de leur dialogue.
2. Une poétique dialogique de présence pleine
En fait, cette absence de public « naturel » qui gêne Robbe-Grillet transforme les données de l’entretien, car en plus de celui de l’intervieweur, Jean Thibaudeau qui se voit attribuer le rôle du public absent [18]. Et il s’ensuit une conception de la mise en scène du dialogue comme une conversation spontanée, authentique et impromptue, dont la vivacité et la présence compensent l’absence de public radiophonique invisible. En ce qui concerne la distribution concrète des rôles entre les deux interlocuteurs, c’est évidemment, l’interviewé Alain Robbe-Grillet qui se trouve au centre de l’entretien, tandis que Jean Thibaudeau se limite en principe à poser des questions et à donner les répliques à son interlocuteur. Mais en même temps, Jean Thibaudeau tient bien sûr les rôles du « scénariste » et du « metteur en scène » qui essaie de réaliser le déroulement des questions et des réponses comme il l’a prévu, tout en suivant la liste des questions qui en constituent le scénario. De temps à autre, toutefois, son « acteur principal » en modifie le plan initial. Ainsi, il arrive à Jean Thibaudeau d’avouer qu’il avait initialement prévu de parler d’autre chose mais que ce que Robbe-Grillet vient de dire l’a fait changer d’idée [19]. Robbe-Grillet quant à lui, admet quelquefois qu’il n’est pas tout à fait sûr d’avoir pu dire ce qu’il pense et se reprend ensuite pour essayer de nouveau. Grâce à un montage qui a laissé ces passages tels quels, sans opérer de coupures, l’auditeur a l’impression d’assister à un échange pris sur le vif, à une parole vivante et à des voix présentes qui sont impliquées dans un dialogue authentique. Cet effet d’authenticité se trouve également souligné par les hésitations et les pauses qui marquent les réponses de Robbe-Grillet et de temps à autre aussi les questions de Jean Thibaudeau [20]. Le fait que le montage renonce non seulement à supprimer les hésitations, les reprises et les autocorrections – ce qui correspond plutôt à une pratique courante des entretiens plus longs – mais qu’il conserve aussi les pauses est tout à fait remarquable dans un contexte radiophonique, car normalement, la radio cherche à les éviter étant donné que – contrairement à la télévision – les pauses à la radio sont « absolues », vu que ce média ne connaît que le seul canal acoustique. Dans un média purement acoustique, une pause éveille toujours le soupçon que la diffusion a été interrompue. Si le réalisateur a tout de même opté pour la conservation des silences, c’est clairement dans le dessein de conférer à l’entretien une spontanéité et une vivacité qui soulignent l’authenticité et la présence pleine du dialogue.
Ceci est particulièrement perceptible dans les moments où Jean Thibaudeau demande des précisions à son interlocuteur, comme par exemple dans un passage sur les stéréotypes dans les romans de Robbe-Grillet où, après avoir prononcé un « oui » qui marque plutôt des réserves ou même un manque d’intérêt, et non content de la réponse obtenue, l’intervieweur invite Robbe-Grillet à approfondir sa pensée : « Oui ! J’aimerais … j’aimerais que vous alliez un peu plus loin » (6, 2 : 20), invitation à laquelle Robbe-Grillet donne volontiers suite. L’exemple cité montre que les deux écrivains partagent une conception de l’entretien qui relève d’une espèce de « maïeutique » voulant faire accoucher l’interlocuteur d’une pensée que, jusque-là, il n’a pas encore été capable de formuler. Cependant, à la différence de la maïeutique socratique, les moments où Thibaudeau se permet de faire des objections aux explications proposées par Robbe-Grillet sont plutôt rares. À ce moment-là, il quitte son rôle de simple donneur de répliques pour transformer, grâce à ce changement de statut, l’entretien en un dialogue entre deux écrivains qui ont des convictions différentes :
Jean Thibaudeau – Vous pensez que la révolution est toujours faite par des marginaux ? Vous pensez que l’écrivain est dans une marge ?
Alain Robbe-Grillet – Ah oui !
– Moi, je pense que l’écrivain a une fonction bien précise dans la société. Elle peut être marginale, éventuellement.
– Elle est marginale.
– Actuellement, elle est marginale.
– Elle est marginale partout et elle le sera probablement toujours.
– Je ne pense pas que Victor Hugo avait une position marginale.
– Eh ben, bravo pour Victor Hugo [rires] (4, 14 : 27).
Il en est de même à un autre moment où Jean Thibaudeau fait également une objection aux thèses de Robbe-Grillet pour relever une contradiction entre la thèse selon laquelle il ne saurait jamais à l’avance ce qu’il écrit d’une part et son parti pris esthétique évident contre la profondeur et l’intériorité de l’autre (7, 8 : 52). Parfois, Thibaudeau met aussi en doute l’image que son interlocuteur veut donner de lui-même comme auteur maudit, en objectant par exemple à Robbe-Grillet qu’il mentionne seulement les critiques négatives de ses romans du début, tout en passant sous silence les avis positifs d’un Roland Barthes ou d’un Georges Bataille (3, 08 : 46). S’installe de cette manière une controverse que Robbe-Grillet arrive à clore en rappelant que les rares critiques positives qu’il avait reçues au début de sa carrière provenaient d’auteurs qui étaient eux-mêmes marginalisés (3, 09 : 39). Un autre élément souligne également l’authenticité du dialogue : comme Jean Thibaudeau n’est pas critique ou journaliste mais écrivain, lui aussi, l’interview prend de temps à autre plutôt l’allure d’un échange entre deux pairs, au point d’entraîner quelquefois une véritable inversion des rôles. Ceci est par exemple le cas quand Robbe-Grillet demande à Thibaudeau comment il a perçu une certaine scène dans un de ses films ou bien quand les deux interlocuteurs manifestent des divergences concernant le statut de l’écrivain dans la société (voir supra).
En ce qui concerne le dialogue en général, l’on peut dire que la conversation entre les deux écrivains s’organise sur la base d’un consensus fondamental qui fait que la poétique de leur entretien correspond plutôt à une homophonie de fond au sens bakhtinien du terme [21]. Cependant, cet accord de fond qui se note dans la plupart des prises de positions des deux auteurs étonne, car les positions respectives des deux auteurs au sein du champ littéraire sont très différentes, car les différences d’âge, d’expérience, de renommée littéraire et de positions politiques les opposent. En 1974, Alain Robbe-Grillet, de treize ans l’aîné de son collègue, est un romancier reconnu qui se trouve, dans le champ de la production littéraire, dans la position de l’avant-garde consacrée, tandis que Jean Thibaudeau, avait fait partie de Tel Quel, un groupe littéraire qui, nonobstant sa proximité avec certaines positions esthétiques du Nouveau Roman, occuperait la place de l’avant-garde non encore consacrée [22]. Mais malgré cette différence, nous pouvons constater une certaine complicité entre les deux écrivains. Celle-ci est certainement due à une redevance personnelle de Thibaudeau à Robbe-Grillet car, comme il se plait à le rappeler au début de l’entretien, ce sont les romans de Robbe-Grillet qui l’ont poussé à écrire, et qui plus est, c’est Robbe-Grillet lui-même qui lui a permis de publier son premier roman Une cérémonie royale chez Minuit [23]. Mais en plus de cette dette personnelle de Thibaudeau à l’égard de Robbe-Grillet, la sympathie qui règne d’une manière palpable entre les deux écrivains malgré leurs positions différentes, s’explique probablement aussi par une homologie entre leurs positions respectives, car en 1974, Thibaudeau se trouve dans une situation qui montre quelques ressemblances avec celle dans laquelle se trouvait Robbe-Grillet dix ans avant, exactement à la sortie de sa première série de romans et du recueil Pour un nouveau roman, qui réunissait les articles théoriques qu’il avait écrits auparavant pour justifier et légitimer son œuvre et celle de ses contemporains (3, 08 : 00). C’est probablement cette homologie des positions respectives à des moments différents de leur carrière qui explique l’accord de fond entre les deux dialoguistes et également le choix de Thibaudeau pour réaliser l’entretien. Mais la raison la plus importante pour avoir choisi ou accepté Jean Thibaudeau comme intervieweur réside dans la critique que Robbe-Grillet a souvent faite des entretiens avec des journalistes, qui selon lui ne sont pas des spécialistes de son œuvre et font souvent preuve d’un manque de connaissance, ce qui n’arrive certainement pas avec un interlocuteur aussi bien renseigné que Thibaudeau qui de surcroît est écrivain lui-même [24].
Tout compte fait, l’on peut constater que tous les procédés de la mise en scène contribuent à créer l’impression d’un dialogue pris sur le vif et d’une pensée présente qui se cherche et qui cherche à produire des idées. Il s’agit d’une poétique de la parole vive, vivante et d’une pensée qui ne connaît pas encore sa fin au moment où elle commence à se faire. La plupart des techniques radiophoniques et les conceptions dialogiques de l’entretien sont plutôt redevables à un art de la conversation qui mise sur la capacité des interlocuteurs de produire, dans et par leur échange, des idées parfois nouvelles, parfois exposées autre part mais dont la version radiophonique a l’avantage de la présence pleine d’une parole prise sur le vif [25] compensant complètement cette absence de public qui gêne Robbe-Grillet. Que les deux dialoguistes aient parfaitement conscience de la dimension poétique de leur entretien apparaît de manière explicite à la fin, quand Jean Thibaudeau pose une question sur le caractère poétique ou bien politique de l’entretien :
Jean Thibaudeau – Alors, à la fin de ces entretiens une question [coupe] : Qu’est-ce que ces entretiens ont de révolutionnant ?
Alain Robbe-Grillet – Quelqu’un qui fait des romans ou des films, en fin de compte n’a rien d’autre à dire que cette œuvre, ces œuvres qu’il a produites et qu’il a proposées au public. Le système des mass-médias, les journaux, les radios etc. ont tendance justement, dans un souci de promotion – d’ailleurs louable pour faire connaître tel ou tel créateur au public – a [sic] tendance à chaque instant à lui demander des explications en dehors en somme de son œuvre. Et il y a là quelque chose de tout à fait gênant. Il y a d’ailleurs des créateurs – je pense par exemple à Samuel Beckett ou Henri Michaux – qui refusent absolument, c’est-à-dire que… (10, 11 : 55).
Dans sa réponse, Jean Thibaudeau objecte que Robbe-Grillet a toujours voulu tenir un rôle public et relève de cette manière le fait que l’attitude de Robbe-Grillet est du moins contradictoire pour ne pas dire paradoxale, car à quoi cela rime-t-il de donner une interview pour finir par critiquer la nécessité d’en donner et par remettre son intérêt en question ou bien de vouloir tenir un rôle public tout en en critiquant la nécessité [26]?
Si ce métadiscours de l’entretien sur l’entretien révèle donc le fait que les deux dialoguistes sont parfaitement conscients de la dimension poétique de leur entretien, ils constatent néanmoins de manière plus ou moins explicite que leur échange manque justement d’éléments qui puissent la révolutionner. Robbe-Grillet ramène ce défaut aux mass-médias, parmi lesquels il compte seulement les médias audio-visuels, mais curieusement pas les livres et les conditions de communication qu’ils imposent aux écrivains. Mais la véritable question ne réside probablement pas dans ce constat mais plutôt dans le fait que les deux écrivains se croient obligés de répondre à une attente de poétique révolutionnaire. D’où vient cette expectative ? Il est à supposer qu’elle provient d’une métonymie discursive qui transpose les attentes relatives à leurs propres pratiques esthétiques sur l’entretien radiophonique, une attente qui se trouve encore renforcée par le fait que, dans ses pièces radiophoniques, comme par exemple Reportage d’un match international de football, Jean Thibaudeau a montré que l’on peut révolutionner la poétique de la radio [27]. Or, si nous comparons la forme spécifique de la réalisation radiophonique de l’entretien avec les principes esthétiques du Nouveau roman ou de Tel Quel, force est de constater qu’il existe une divergence considérable entre les deux poétiques. Tandis que les différentes esthétiques du Nouveau Roman et en particulier celle de Robbe-Grillet font tout pour mettre en relief l’écriture dans sa matérialité et pour y puiser de nouvelles formes esthétiques, les principes de la réalisation de l’entretien contribuent à créer une transparence et un certain « effet de réel ». Cependant, la poétique de l’entretien n’est pas tout à fait homogène, car à la différence de la mise en son, la mise en scène du dialogue s’approche un peu plus de l’esthétique du Nouveau Roman et de Tel Quel en ceci qu’elle enregistre en temps réel un dialogue propice à faire surgir une idée de la pratique robbe-grilletienne [28]. Cette impression de présence est toutefois, en dernier lieu, le produit d’une absence voulue, à savoir celle du signifiant radiophonique.
3. Comment on écrit l’histoire littéraire ou le portrait de l’auteur célèbre en Jeune Turc permanent
Si les écrits théoriques de Robbe-Grillet constituent principalement des prises de position esthétiques et idéologiques, l’on peut constater que l’entretien avec Thibaudeau, qui contient certes également des éléments poétologiques, est surtout complémentaire de ses conférences, discussions et livres théoriques. Tandis que dans Pour un nouveau roman et lors de ses conférences et colloques, l’auteur a surtout développé la théorie de son œuvre, dans l’entretien avec Thibaudeau, il écrit sa version de l’histoire littéraire du Nouveau Roman et de sa propre carrière.
Son parcours, Robbe-Grillet le présente sous la forme d’une constellation et d’un récit qui, malgré les différences entre les époques, les genres et les médias, respectent toujours la même structure et dont on peut relever les éléments constitutifs suivants : dans la littérature et le cinéma, il s’assigne toujours la même position, à savoir celle d’un éternel débutant. Déjà, dans sa jeunesse, il n’a pas beaucoup lu et il connaissait mal les auteurs du canon littéraire (3, 03 : 35). Sa position externe au champ littéraire se confirme plus tard, vu qu’il gagnait sa vie comme ingénieur agronome avant de commencer à écrire. Mais selon lui, cette position constitue un grand avantage, car « la révolution vient toujours des marges » (4, 14 : 27). C’est à cette position qu’il attribue également le vif rejet que ses premiers romans ont rencontré auprès d’une critique lui objectant que « c’est pas comme ça qu’on fait ». Ses préoccupations théoriques sont expliquées par le rejet de la critique et par l’obligation de mener une lutte acharnée pour imposer sa propre vision de la littérature et pour se faire reconnaître comme auteur (1, 08 : 30). La raison particulière de l’hostilité de la critique réside, selon lui, dans une particularité esthétique de ses premiers romans, qui tournaient tous autour d’un vide, d’une attente créée chez le lecteur mais jamais satisfaite : ainsi, Les Gommes est présenté comme un roman policier sans crime, Le Voyeur est le récit d’un vicieux sans vice et La Jalousie la mise en jeu d’un triangle érotique sans scène d’amour (5, 06 : 12). Les trois premiers romans apparaissent donc comme des réalisations à la fois esthétiques et stratégiques destinées à attirer des lecteurs traditionnels par leurs thèmes, personnages et histoires pour ensuite décevoir leurs attentes afin de diriger leur attention vers autre chose. Ainsi, Robbe-Grillet interprète la poétique de ses premiers romans dans les mêmes termes que ses préoccupations théoriques : c’est une autre forme d’une pédagogie destinée à éduquer le lecteur.
Malgré la différence indéniable entre les premiers romans et ceux à partir de Dans le labyrinthe, cette éducation poétologique continue après, car les schémas, stéréotypes et clichés dont l’écrivain fait usage dans la deuxième série de ses romans sont puisés dans une culture populaire, et sont donc également faits pour attirer les lecteurs. C’est Jean Thibaudeau qui relève la base commune de ces deux esthétiques, à savoir un rejet de toute prétention à une profondeur ou intériorité quelconque (6, 09 : 41), accompagné d’une préférence nette pour la surface des phénomènes. Tout compte fait, le pari d’une éducation esthétique des lecteurs a été gagné, car les œuvres de l’ancien romancier maudit rencontrent aujourd’hui un accueil plus favorable de la critique et une reconnaissance de plus en plus grande des lecteurs (1, 09 : 04) qui se termine donc par la consécration de l’auteur comme écrivain admis (1, 09 : 25).
En général, Robbe-Grillet présente donc sa carrière de romancier selon le modèle du cheminement de l’avant-garde, à savoir comme une ascension constante du créateur révolutionnaire vers la reconnaissance.
En fait, dans les passages dans lesquels il parle de ses débuts comme conseiller littéraire aux Éditions de Minuit, les attitudes qu’il perçoit chez les responsables correspondent exactement à la structure du champ littéraire telle que la sociologie structurale l’a conçue. Selon lui, l’édition littéraire de l’époque était marquée par une opposition très nette entre les grandes maisons d’édition d’une part, qui publiaient des livres traditionnels dont le lectorat était pratiquement assuré et, de l’autre, les petits éditeurs qui publiaient des livres par sens du devoir avant-gardiste sans se soucier de l’accueil qui leur serait réservé et sans essayer particulièrement de les faire lire ou vendre (3, 14 :20). Au contraire, la relation entre le succès de vente d’un livre d’une part et sa légitimité au sein de la littérature de l’autre était inversement proportionnelle : aux éditions de Minuit par exemple, dès qu’un livre se vendait à plus de 300 exemplaires, le conseiller responsable commençait, selon Robbe-Grillet, à douter de sa qualité littéraire.
Or, les structures décrites par l’auteur ne datent pas des années cinquante, car elles correspondent en tous les points au modèle du champ littéraire avant-gardiste tel que par exemple Pierre Bourdieu l’a analysé : elles opposent des auteurs reconnus qui se trouvent au sommet de la hiérarchie littéraire, disposant d’un capital symbolique et économique élevé à une avant-garde qui n’est pas encore reconnue, ayant un capital symbolique et économique réduit, ce qui lui assigne une position subordonnée, mais lui donne la possibilité de dénoncer chaque succès de vente comme une trahison des valeurs littéraires inhérentes au champ [29]. La stratégie décrite par Robbe-Grillet se conçoit dans le cadre du processus habituel de la modernité par lequel tout mouvement avant-gardiste ayant un capital symbolique spécifique très élevé et un capital économique très réduit en dehors du champ littéraire se transforme, au cours du temps, en avant-garde consacrée et reconnue, qui de ce fait disposera ensuite également d’un capital symbolique et d’un capital économique considérables au sein du champ social [30]. Cette ascension ne se produit évidemment pas toute seule, mais est amorcée par la déclaration d’une « crise » de l’avant-garde consacrée par l’avant-garde qui n’est pas encore reconnue, une crise qui ne consiste en rien d’autre que dans l’ensemble de stratégies symboliques (dont la publication de manifestes et de critiques) qui ont pour dessein de la produire [31]. L’analyse des chiffres de vente de La Jalousie proposée par Pierre Bourdieu confirme cette évolution car les statistiques montrent une lente mais constante progression des ventes qui – selon lui – serait due à l’économie secondaire du marché scolaire et universitaire, promue par la théorisation de la pratique d’écriture du Nouveau Roman [32].
Jusqu’ici, la teneur du parcours tel que Robbe-Grillet le présente est donc très claire : il trace son propre cheminement dans la littérature et dans le cinéma selon le « métarécit » de l’avant-garde qui s’étend de ses débuts comme écrivain non légitime jusqu’à la reconnaissance finale comme auteur reconnu.
Mais selon ses propres paroles, Robbe-Grillet ne s’est pas contenté de suivre le chemin prescrit par la structure du champ littéraire en progressant au sein de cette structure tout en acceptant ses règles implicites, mais comme pour l’esthétique du roman et du cinéma : il l’a également révolutionnée.
Après son arrivée dans la maison d’éditions de Jérôme Lindon, Robbe-Grillet a dit-il essayé de dynamiser la structure statique du champ littéraire en développant une stratégie éditoriale propice à créer un public capable d’apprécier les livres qui ne trouveraient pas de lecteur sans ce travail « d’éducation esthétique ». De ce fait, selon lui, il a été le premier à vouloir faire passer une lutte d’avant-garde au grand public et à faire admettre chez le lecteur « normal » des œuvres avant-gardistes. La publication de Pour un nouveau roman s’inscrirait donc entièrement dans cette stratégie de pédagogie et de publicité avant-gardiste qui révolutionne en même temps les structures du champ littéraire. Au cours de l’interview, Robbe-Grillet ne cesse de répéter que ses écrits théoriques n’ont jamais été conçus en vue de prescrire des concepts poétologiques établis d’avance, mais qu’ils sont intervenus après-coup, une fois les œuvres de Butor, Simon, Sarraute et les siennes publiées (4, 04 : 09 ; 4, 11 : 27).
Toutes ces structures et stratagèmes s’appliquent également à ses œuvres cinématographiques. Tout au début de l’entretien, Jean Thibaudeau raconte qu’il avait observé, lors de la projection du film Glissements progressifs du plaisir, que son auteur se trouvait toujours confronté à des critiques négatives (1, 02 :03). Robbe-Grillet confirme tout de suite en constatant qu’avec ses premiers films, il s’était trouvé exactement dans la même position qu’à ses débuts littéraires. Et effectivement, les premiers films de ce réalisateur venu de la littérature rencontrent un rejet presque unanime de la part de la critique traditionnelle. Pour celle-ci tout est « faux » et elle attribue les nombreux « défauts » des films au fait que l’écrivain est un débutant dans le domaine de la mise en scène (1, 10 : 25). De ce fait, Robbe-Grillet se trouve dans une position double, où la désormais bonne réception de ses livres va de pair avec la mauvaise réception de ses premiers films (1, 11 :18). Thibaudeau voit tout de même une exception à cette règle : L’Année dernière à Marienbad, ovationné par la critique et les festivals du cinéma malgré son esthétique révolutionnaire [33]. Mais selon Robbe-Grillet, ce succès ne vient pas de son propre travail, mais de celui du réalisateur Alain Resnais qui voulait plaire au public (2, 04 : 40) [34].
Dans l’ensemble, on peut constater que le récit de la carrière du metteur en scène Robbe-Grillet se construit selon le même schéma que celui de son cheminement en littérature, car comme auparavant dans la littérature, l’écrivain est désormais admis comme cinéaste reconnu dans le champ de la production cinématographique (1, 11 : 57). Or, si l’on peut considérer qu’il décrit son cheminement comme écrivain avec justesse, on remarquera qu’il oublie de tenir compte du fait qu’en tant que cinéaste, il a pu mettre à profit tout le capital symbolique déjà acquis dans le domaine littéraire pour faire ses premiers films. C’est entre autres grâce à sa renommée littéraire qu’il a pu réunir l’argent nécessaire pour faire des films. On peut donc dire que, contrairement aux cinéastes de la Nouvelle Vague, comme Truffaut ou Chabrol, dont il se moque par ailleurs ouvertement (1, 02 :02), il n’a jamais occupé, dans le champ du cinéma, la position d’avant-gardiste à laquelle il prétend.
Cette différence entre la position présentée par l’auteur et sa position réelle fait surgir la question des motifs. Quelle est la fonction de cette insistance presque permanente sur la postériorité de la théorie par rapport à la pratique esthétique qui présente par ailleurs une chronologie inverse à celle des avant-gardes historiques ? Si en effet celles-ci lancent un manifeste pour exhorter les membres du groupe à certaines pratiques, les théories littéraires de Robbe-Grillet sont postérieures aux pratiques esthétiques qu’elles expliquent après-coup.
En fait, l’activité constante de réflexion théorique et d’explication pédagogique a fini, au plus tard au milieu des années soixante-dix, par conférer à Robbe-Grillet le statut de véritable théoricien programmatique et de chef de file du Nouveau Roman, une position qui lui a permis de s’ériger comme juge impitoyable de ses confrères. ON se souvient qu’il s’était plu, lors du fameux colloque de Cerisy consacré au Nouveau Roman, à accuser Claude Simon et particulièrement Michel Butor d’avoir cherché à transcender la matérialité du signifiant littéraire pour établir – horribile dictu – une signification ou un sens [35] ! Il est probable que c’est justement pour dissiper le soupçon d’avoir enfermé le Nouveau Roman dans les théories d’une écriture autoréférentielle et auto-génératrice et d’avoir exercé une certaine terreur théorique, que Robbe-Grillet insiste tant sur la motivation « pédagogique » originelle de sa propre réflexion théorique [36].
5. Conclusion
En résumé, on peut dire que cet entretien de Robbe-Grillet avec Thibaudeau constituent un métadiscours complémentaire des écrits et interventions théoriques de l’écrivain. Si la fonction de ces derniers consiste avant tout à développer une théorie littéraire des pratiques esthétiques du Nouveau Roman en général et de Robbe-Grillet en particulier, l’entretien sert surtout à écrire l’histoire littéraire de ce mouvement avant-gardiste et de la carrière de son chef-de-file. Comme nous avons pu le constater, cette histoire littéraire prend la forme d’un métarécit où Robbe-Grillet se présente toujours comme un débutant et révolutionnaire permanent dans les domaines de la littérature – et aussi celui du cinéma. Dans ses entretiens avec Thibaudeau, Robbe-Grillet affirme avoir acquis la reconnaissance de la critique littéraire à l’âge de 40 ans, donc seulement dix ans après ses débuts, et celle de la critique du cinéma pas avant l’âge de 50 ans, donc dix ans après ses premiers films. Immédiatement après, il raconte qu’il se tourne maintenant vers la peinture : cela laisse supposer qu’en plus de ses préoccupations pour de nouveaux modes d’expression esthétique, c’est bien la possibilité d’occuper chaque fois de nouveau la position de l’avant-gardiste non reconnu mais légitime qui présente un grand intérêt pour lui, car elle le rend dépositaire d’un haut degré de reconnaissance au sein du champ même (1,12 : 34) [37]. Grâce à cet autoportrait de l’artiste reconnu en auteur maudit, Robbe-Grillet s’arroge également un rôle qui incombe habituellement aux jeunes écrivains ou cinéastes débutant leur carrière. L’affirmation selon laquelle il aurait toujours été un débutant (1, 06 : 57) revient à déclarer qu’il occupe ce rôle d’une manière presque permanente, ce qui n’est certainement pas le cas.
Comme nous le savons, ce n’est pas en peinture que Robbe-Grillet a provoqué une nouvelle fois une « révolution », mais dans le domaine de la littérature. En fait, le renouveau poétique et esthétique que l’auteur entreprendra dans les années 1980 avec la « nouvelle autobiographie » obéit au même schéma de « révolution permanente » examiné ci-dessus. Mais cette fois-ci, c’est le Nouveau Roman lui-même qui est visé, avec ses partis pris théoriques et esthétiques comme la « mort de l’auteur », la « productivité de l’écriture » et une poétique basée sur la « matérialité du signifiant » – des acquis théoriques et esthétiques qui sont tous traités de « niaiseries rassurantes » par l’auteur du Miroir qui revient [38]. Avec cette petite différence toutefois que, cette fois-ci, Robbe-Grillet essaie d’occuper en même temps deux positions diamétralement opposées et contradictoires dans le champ littéraire : d’une part, en tant qu’auteur jouissant d’un grand prestige, il se trouve dans la position supérieure de l’avant-garde reconnue et consacrée, tandis que de l’autre, il se situe volontairement dans la position inférieure en promouvant le courant de la Nouvelle Autobiographie, ce qui lui donne l’avantage de se présenter comme le seul candidat légitime à sa propre succession. Mais cet autoportrait de l’écrivain reconnu en Jeune Turc de la littérature est évidemment une « posture littéraire [39]». En réalité, elle correspond même à une imposture qui rend mensonger le métarécit avant-gardiste qui lui sert chaque fois de légitimation. Dans la classification proposée par John Rodden des différents rôles adoptés par les auteurs dans les entretiens littéraires, Alain Robbe-Grillet ferait donc partie des « bonimenteurs [40] », mais dans un sens plus profond que celui d’un auteur qui ment sur des détails de sa vie privée ou de sa vie d’écrivain car ici, le mensonge porte sur le mythe créé par lui autour de sa propre carrière et des positions auxquelles il prétend sans qu’elles correspondent à sa véritable situation ou position. Cela dit, l’entretien montre également à quel point ces mensonges ont été propices, pour ne pas dire nécessaires, à une carrière littéraire qui n’aurait peut-être pas été possible sans eux.
Notes
[1] La rupture avec Tel Quel se fait sur le fond d’une continuité, à savoir de son engagement au Parti Communiste Français qu’il ne quittera qu’en 1979 et qui lui fait adopter un positionnement différent de celui de Robbe-Grillet, car – contrairement à Robbe-Grillet – il défend le lien entre littérature et politique. En ce qui concerne la radio, au moment où il réalise l’interview avec Robbe-Grillet, il dispose d’une longue expérience dans la production radiophonique, car il a déjà à son effectif plusieurs productions, entre autres des pièces radiophoniques réalisées pour Radio France et le Süddeutscher Rundfunk, un poste émetteur situé à Stuttgart.
[2] Alain Robbe-Grillet, Glissements progressifs du plaisir (film), France, 1974 ; Alain Robbe-Grillet, Glissements progressifs du plaisir (ciné-roman), Paris, Minuit, 1974.
[3] David Martens et Christophe Meurée. « Ceci n’est pas une interview. Littérarité conditionnelle de l’entretien d’écrivain », Poétique, vol. 177, no. 1, 2015, p. 113-130, ici p. 113 ; Martine Lavaud / Marie-Ève. Thérenty, « Avant-propos », L’Interview d’écrivain. Figures bibliques d’autorité, Montpellier, Presses universitaires de la Méditerranée, 2004, p. 1-22, ici p. 2 [en ligne ici].
[4] Pour l’analyse du champ littéraire voir Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art, Paris, Seuil, 1994.
[5] Édouard Brasey, L’Effet Pivot, Paris, Ramsay, 1987.
[6] Pour l’analyse de la condition médiale de la littérature voir Jochen Mecke, « Medien der Literatur », dans Jochen Mecke (dir.), Medien der Literatur. Vom Almanach zur Hyperfiction, Bielefeld, transcript Verlag, 2011, p. 9-25.
[7] Voir Galia Yanoshevsy, Les Discours du Nouveau Roman. Essais, entretiens, débats, Villeneuve d’Ascq, Presses du Septentrion, 2006.
[8] Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art, Paris, Seuil, 1994, p. 181.
[9] Galia Yanoshevsky, op. cit.
[10] Roger-Michel Allemand, Alain Robbe-Grillet, Paris, Seuil, 2002.
[11] Dans sa théorie des médias, Friedrich Kittler attribue les trois catégories lacaniennes du « symbolique », de « l’imaginaire » et du « réel » aux médias respectivement littéraires, audiovisuels et acoustiques (Grammophon, Film, Typwriter, Berlin, Brinkmann & Bose, 1986, p. 27-29).
[12] Pour les catégories et dimensions de l’analyse radiophonique voir Jochen Mecke, « Das Hörspiel als mediale Kunstform der Literatur », dans Jochen Mecke/Hermann Wetzel (dir.), Französische Literaturwissenschaft. Eine multimediale Einführung, Tübingen, Francke, UTB, 2009, p. 213-248, ici p. 233-236.
[13] Ibid., p. 236-237.
[14] Voir à ce propos les différentes formes de poétique de l’entretien développées par Pierre-Marie Héron, « Introduction : Repères sur le genre de l’entretien-feuilleton à la radio », Écrivains au micro. Les entretiens-feuilletons à la radio française dans les années cinquante, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010, p. 9-23.
[15] Voir la fiche technique de l’Ina : « Titre collection : Entretiens avec…, Chaîne : France Culture, Dates de diffusion : 03.02.1975-15.02.1975, Statut de diffusion : Première diffusion, Heure de diffusion : 11 : 45-11 : 58 : 00, Canal : FM, Type de description : Émission simple, Générique : Producteur et Présentateur : Jean Thibaudeau. »
[16] Walter Benjamin. « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée » [1935], trad. fr. P. Klossowski avec l’auteur, Zeitschrift für Sozialforschung, Paris, Librairie Félix Alcan, 5e année, 1, 1936, p. 40-68.
[17] Roland Barthes, Le Degré zéro de la littérature, Paris, Seuil, 1953.
[18] Dans sa préface à Préface à une vie d’écrivain, Bernard Comment raconte qu’il avait exactement, si ce n’est uniquement, ce rôle-là dans ses entretiens avec Robbe-Grillet : « Il ne s’agissait pas d’entretiens. Simplement, pour les besoins de l’interlocution, il fallait une présence, un regard, une écoute, à qui Alain Robbe-Grillet puisse s’adresser. Un substitut présent de l’auditeur, si l’on veut. J’ai joué ce modeste rôle (Alain Robbe-Grillet, Préface à la vie d’écrivain, Paris, Seuil, « Fiction et Cie », 2005, p. 7).
[19] Jean Thibaudeau, Entretiens avec Alain Robbe-Grillet, 2, 5 : 30.
[20] Ibid., 7, 13 : 30.
[21] Qu’une véritable polyphonie, voire une conception agonale, de l’entretien fasse défaut, apparaît d’une manière encore plus claire si nous comparons l’entretien entre les deux écrivains avec une représentation littéraire telle que Yasmina Réza l’a fournie dans sa pièce Comment vous racontez la partie où l’antagonisme entre la journaliste et l’écrivaine produit une véritable joute oratoire (Paris, Flammarion 2014.
[22] Pierre Bourdieu, op. cit., p. 175 sq.
[23] Jean Thibaudeau, Une cérémonie royale, Paris, Minuit, 1960.
[24] Voir la critique qu’il opère des entretiens en général dans la longue interview avec Benoît Peeters et surtout dans le deuxième chapitre intitulé « Je déteste les interviews » (Benoît Peteers, Alain Robbe-Grillet, DVD, Paris, Impressions Nouvelles, 2001, 2, 01 :54-09 :21).
[25] Voir Pierre-Marie Héron, op. cit.
[26] Gala Yaneshovsky a relevé cette contradiction permanente chez Robbe-Grillet entre une théorie négative de l’entretien d’une part et une pratique abondante du genre (op. cit., p. 69). S’y ajoute évidemment une autre entre la déclaration de la mort de l’auteur d’une part et, d’autre part, les nombreuses interviews où il est question justement du point de vue de l’auteur. Galia Yaneshovsky a expliqué ces contradictions par la nécessité de promotion de l’œuvre et une déviation inévitable de la pratique d’écriture par rapport aux positions poétologiques (ibid., p. 66-67).
[27] Jochen Mecke, « Techniques radiophoniques du Nouveau Roman : l’esthétique intermédiale de Jean Thibaudeau », dans Pierre-Marie Héron, Françoise Joly, Annie Pibarot (dir.), Aventures radiophoniques du Nouveau Roman, Presses universitaire de Rennes, 2017, p. 157-170.
[28] Jean Ricardou, Le Nouveau Roman suivi de Les raisons de l’ensemble, Paris, Seuil, « Points », 1990, p. 86 sq.
[29] Pierre Bourdieu, Les règles de l’art, op. cit., p. 179.
[30] Ibid., p. 177.
[31] Ibid., p. 181.
[32] Ibid., p. 204 sq.
[33] Si tout au début, le film a fait, certes, l’objet du rejet de la profession, il a été néanmoins reconnu très tôt – en fait, dès le festival de Venise – comme un chef d’œuvre.
[34] Ce qui lui semble parfaitement injuste car il avait consenti à travailler avec Resnais pour la simple raison que celui-ci était le seul réalisateur prêt à accepter un scénario sous forme de découpage décrivant déjà le film entier dans tous ses détails. Dans son scénario, Robbe-Grillet avait décrit le film comme s’il existait déjà (2, 2 : 57), ce qui revient à dire que le travail avait déjà été fait quand Resnais a commencé à diriger les acteurs.
[35] Jean Ricardou/ Françoise van Rossum-Guyon (coord.), Nouveau Roman : hier aujourd’hui, Paris, U.G.E., « 10/18 », volume 2 : Pratiques, 1972, p. 279 sq.
[36] Que le reproche qu’on lui a alors adressé d’avoir exercé une certaine « terreur » ne soit pas complètement dépourvu de fondement apparaît clairement au colloque de Cerisy de 1975, cette fois-ci consacré uniquement à Robbe-Grillet et où Jean Ricardou revendique la notion de terrorisme pour les écrits de Pour un nouveau roman : « Toutes les procédures du Terrorisme [sic !] se trouvent en effet intensément actives dans ce chapitre de Pour un nouveau roman (Jean Ricardou, Robbe-Grillet : analyse, théorie, Paris, U.G.E. « 10/18 », volume I : Roman/cinéma, 1975, p. 17). Cette hypothèse est corroborée par la révocation spectaculaire de la théorie du Nouveau Roman dans Le Miroir qui revient, où Robbe-Grillet affirme par exemple qu’il n’avait jamais parlé d’autre chose que de lui-même (Alain Robbe-Grillet, Le Miroir qui revient, Paris, Minuit, 1983, p, 10).
[37] Le script révolutionnaire proposé par Robbe-Grillet est même tellement omniprésent que Thibaudeau ne peut résister à la tentation de l’appliquer à l’entretien présent (10,13 : 59).
[38] Ibid., p, 11.
[39] Jérôme Meizoz, Postures littéraires. Mises en scène modernes de l’auteur, Genève, Slatkine, 2007.
[40] John Rodden, « L’entretien comme performance publique. Vers une typologie des pratiques et des stratégies littéraires », dans David Martens, Galia Yanoshevsky, Pierre-Marie Héron, L’Entretien d’écrivain, Presses universitaires de Rennes, à paraître.
Auteur
Jochen Mecke, Professeur de cultures et littératures romanes à l’Université de Regensburg (Allemagne) et directeur du Centre de Recherches Hispaniques, a consacré de nombreux travaux à la littérature française moderne et postmoderne, au cinéma, à la radio, à l’esthétique intermédiale et à la temporalité du roman. Dernière publication : « Esthétiques de l’horreur de la Grande Guerre », Romanische Studien / Études Romanes, 2018.
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