François Billetdoux ou le Boulevard détourné
L’article revient sur la qualification de Billetdoux comme « auteur de boulevard », écrivant des intrigues de vaudeville. Il relit pour cela Tchin-Tchin (1959), pièce sans doute la plus responsable du malentendu, tout en s’autorisant des incursions dans Le Comportement des époux Bredburry (1960) qui interroge aussi la vie de couple, et dans l’« épopée bourgeoise » que constitue Il faut passer par les nuages (1964). Il s’agit de montrer comment les principes du boulevard sont « ironisés » et comment la mécanique attendue s’intériorise au profit d’un rituel de dépouillement quasi initiatique.
The article addresses the question raised by the expression “bedroom farce author” about Billetdoux and some plots of his theatre as falling within the “vaudeville”. In that perspective, Tchin-Tchin (1959), which is probably the most responsible for the misunderstanding, is chosen as main object, with incursions into Le Comportement des époux Bredburry (1960) that also questions the couple’s life, and into Il faut passer par les nuages (1964), which is an epic about the middle-class. The aim is to show how the principles of the boulevard are twisted and made fun of, and how the expected principles of bedroom-farce theatre get more internalized to virtually become a stark initiatory ritual that is very remote from the conventions of bedroom farce theatre.
Texte intégral
François Billetdoux est présenté comme un « auteur de boulevard » dans l’encyclopédie que Bordas consacre au théâtre en 1980, tandis que le Petit Robert parle de « vaudeville traditionnel » pour caractériser l’intrigue de ses pièces. L’aurions-nous mal lu ? Pour le vérifier, nous avons choisi de revenir à sa pièce Tchin-Tchin, la plus populaire et boulevardière en apparence, créée en 1959 au Théâtre de Poche-Montparnasse à Paris, traduite dans dix-neuf langues, représentée dans vingt-huit pays. Il y est question de l’épouse d’un chirurgien au nom assez ridicule, Mrs Paméla Puffy-Picq, qui fait la rencontre d’un homme, entrepreneur en bâtiment, autour de verres consommés sans modération. On pense alors à du théâtre bourgeois, convenu et sans surprise. On semble loin de l’épopée métaphysique de Comment va le monde, Môssieu ? Il tourne, Môssieu ! donnée à voir quelques années plus tard (1964). La programmation de la pièce en novembre 1962 dans une tournée Karsenty, avec Daniel Gélin et Madeleine Robinson dans les rôles principaux, peut accréditer encore cette impression. Mais alors, comment comprendre la reprise de la pièce par Peter Brook, assisté de Maurice Bénichou, au Théâtre Montparnasse vingt-cinq ans plus tard, en 1984 (avec dans la distribution un certain Marcello Mastroianni…) ? Cela invite à aller au-delà des apparences. Autour de Tchin-Tchin, deux autres pièces nous permettront d’élargir nos analyses et de questionner davantage l’appellation d’auteur de boulevard : Le Comportement des époux Bredburry, qui date de 1960, et Il faut passer par les nuages (1964).
1. Premiers écarts génériques
Dans le vaudeville, et plus largement dans le théâtre de boulevard, le personnage n’a pas d’identité propre, tant il est « dépourvu de substance » pour jouer le rôle « d’un instrument destiné à mettre en œuvre l’intrigue [1] ». Comme l’écrit Michel Corvin, les personnages du boulevard « sont les rouages – somme toute secondaires – d’un dispositif agencé pour les besoins d’une démonstration [2] ». Beaucoup d’entre eux sont interchangeables et s’apparentent à des types récurrents d’une œuvre à l’autre, voire à l’intérieur d’une même pièce. Que l’on songe ainsi aux deux prétendants d’Henriette dans Le Voyage de monsieur Perrichon (1860) d’Eugène Labiche (1815-1888), aux scènes 3 et 4 de l’acte I. Comme le fait remarquer Corvin à propos d’une pièce de Guitry : « l’amant ne saurait être qu’amant, la femme qu’infidèle à son mari et maîtresse de l’amant, le mari que cocu [3]… »
Leur classe sociale est secondaire par rapport à leur métier ou à leur statut familial. Certes, ils appartiennent pour la plupart d’entre eux à l’univers de la bourgeoisie, sans remettre en question son fonctionnement. Mais on ne saurait y voir pour autant une peinture fidèle de cette classe. Le prétendre, comme le fait Philippe Soupault à propos de Labiche [4], c’est faire selon Henri Gidel « un contresens total [5] ». Car le bourgeois, dans ce théâtre, n’est « nullement défini par son appartenance à un groupe social déterminé [6]», mais par opposition à « l’artiste », peu soucieux du conformisme et des biens matériels. Le bourgeois sur scène doit répondre à une esthétique théâtrale, être un anti-héros, une source de comique. Il n’a que très peu de « réalité sociologique [7] ». Et il en est de même chez Feydeau : « On aurait tort […] de chercher dans cette œuvre […] une peinture, même caricaturale, de la société de la “Belle Époque” [8]. »
Quant à l’espace, il « est très généralement figuratif [9] », soucieux d’illusion réaliste pour installer le spectateur dans un cadre bourgeois, un salon très souvent : « C’est que l’espace dans les pièces de Boulevard est un lieu de passage et de rencontres [10] […] » Comme les personnages, le lieu est au service de l’action, tout particulièrement dans le vaudeville où les portes peuvent se multiplier sur scène jusqu’à l’invraisemblance. Michel Corvin proposait d’ailleurs de donner à cette forme théâtrale « le titre générique de “Les portes claquent” [11] ».
L’intrigue cependant s’installe rarement dans une époque donnée, elle n’a pas le souci d’un ancrage historique tant elle fait appel aux clichés, aux conventions qui traversent le temps. Comme le fait remarquer l’encyclopédie Larousse en ligne (article sur le théâtre de boulevard) : « C’est l’inactualité même des pièces de Guitry (nul n’a moins que lui reflété son époque) qui fut le gage de leur succès. »
Sacha Guitry illustre bien par ailleurs une autre caractéristique du théâtre de boulevard et la principale fonction scénique des personnages : l’échange de bons mots. C’est en effet « un théâtre de la parole [12] ». Michel Corvin parle à son propos de « conversation sous un lustre [13] ». Le comique de mots y occupe une large place : « […] le spectateur assiste souvent à une véritable fête du langage [14] ». Et les mots d’auteur s’y multiplient. Il s’agit de faire rire à tout prix.
La pièce Tchin-Tchin et les deux autres œuvres convoquées, répondent-elle à ces critères génériques? C’est ce que nous nous proposons de mesurer.
Notons déjà un premier écart avec le Boulevard : le cadre temporel de la pièce semble en décalage avec les attentes sur cette forme théâtrale. L’action est située « à Paris en 1958 », « à l’époque de la conception de l’ouvrage [15]». Et cela se traduit par une couleur locale précise dans le texte lui-même :
Alors, les tagliatelles [16] faisaient figure de nouveauté, les pizzerias étant peu nombreuses, le whisky ne se vendait pas dans les épiceries arabes et la nuit, les Halles [17], pour les gens de toute espèce et les rats et au petit matin les oiseaux, étaient encore le lieu le plus enchanteur au cœur de la capitale, qui cette année-là perdait la tête [18].
Le contexte historique est plus affirmé encore dans Il faut passer par les nuages. Non seulement l’action est de nouveau située à l’époque de l’écriture de la pièce, « en l’année 1963, au long des quatre saisons [19] », mais certaines réflexions semblent annoncer mai 1968 et des formes de vie en vogue dans ces années-là. Cela est sensible dans les propos de Jeannot :
Si maman avait une ferme, je m’y retirerais, j’exploiterais, j’expérimenterais les nouveaux procédés en matière d’élevage, je ferais le pain moi-même, je vivrais du produit de mon travail, un bol de lait de chèvre au réveil, un œuf à la coque et une pomme à midi, puis la vie en plein vent […] (p. 197)
Marielle, la jeune bonne de seize ans (p. 240), fait allusion pour sa part à une célèbre chanson de 1962 en faisant la vaisselle : « Zut ! L’assiette est cassée. Où est-ce qu’est la poubelle, belle, belle ? » (p. 198). À la fin du premier « mouvement » passent des jeunes gens « qui chantent et dansent un twist » (p. 209).
Le désir d’émancipation sociale est lui aussi perceptible dans cette œuvre de 1964, quand Claire incite Manceau à « favoriser l’action des divers groupements ouvriers qui militent au sein de notre établissement afin qu’ils en arrivent à revendiquer très vite la co-gestion, puis l’auto-gestion » (p. 223). De même, les craintes sur l’importance donnée à l’« automation » (p. 234), à la modernisation, nous replongent bien, elles aussi, dans les années 1960. La grande Histoire fait même une discrète apparition avec la guerre d’Algérie, où Lucas « abandonnait sa faction pour s’égarer dans le désert vivre au milieu des Arabes […] » (p. 274).
Par leurs références historiques, les pièces de Billetdoux ne relèveraient donc pas du boulevard.
Qu’en est-il du trio traditionnel constitué par le mari, la femme et l’amant, et de la structure en trois actes récurrente dans cette forme de comédie ?
La structure des pièces de Billetdoux retenues dans notre champ d’étude est soit en quatre, soit en cinq temps, donc bien distincte du rythme habituel du vaudeville (les vaudevilles de Labiche en cinq actes, peu nombreux, sont perçus comme des écarts par rapport à cette norme).
Quant à l’intrigue, aucune de ces pièces ne repose sur l’infidélité conjugale : celle-ci est extérieure à l’action dans Tchin-Tchin, esquissée sans être vécue dans Le Comportement des époux Bredburry, et l’amant potentiel dans Il faut passer par les nuages appartient au royaume des ombres… Certes, l’institution du mariage est questionnée, tournée plusieurs fois en dérision, comme dans Le Comportement des époux Bredburry :
Rébecca. […] Sait-on jamais qui on épouse ! On regrette toujours [20].
L’inspecteur. […] Les événements se précipitent sur nous et nous en sommes tout étonnés.
John. Je pense que vous donnez là une juste définition du mariage. (p. 29)
John. Je suppose qu’ils sont malheureux tous les deux, puisqu’ils sont mariés ensemble. (p. 37)
Mais cette approche du mariage n’en reste pas moins elle-même d’une tonalité plus grinçante, plus cynique, que celle que l’on rencontre d’ordinaire dans un vaudeville.
2. L’accueil critique de Tchin-Tchin
Ce qui est certain, c’est qu’à la création de Tchin-Tchin en 1959, la critique théâtrale ne perçoit ni théâtre de boulevard, ni vaudeville. Marcelle Capron salue dans Combat la découverte d’un auteur « dès les premières répliques, dès les premiers silences, dès ce long presque-monologue de Césario Grimaldi […] » Elle se dit saisie « par la nouveauté du ton, par sa qualité aussi ». Elle dit son enthousiasme pour cette « voix encore in-entendue » qui parle d’un amour « qui vous porte plus loin que dans un lit », d’un village « où les femmes sont en deuil d’on ne sait quoi parmi les rochers ». Ce sont pour elle « des mots tout neufs, des images toutes neuves » d’un « jeune dramaturge-poète [21] ». Georges Lerminier, dans Le Parisien libéré, perçoit l’auteur comme « énormément spirituel, vaguement inquiétant » et juge sa pièce « amèrement humaine ». Il précise le ton en ajoutant « qu’il y entre pas mal de préciosité, une préciosité ironique, très consciente », cela à côté d’un humour qui reste dominant. Jean-Jacques Gautier, dans Le Figaro, croit « déceler dans son ouvrage une nécessité intérieure », « cette immanence si rare au théâtre ! » et invite ses lecteurs à aller voir la pièce, malgré son écœurement à voir des personnages « qui se pochardent». Prolongeant cette dernière remarque, Jean Vigneron dans La Croix, qui s’attendait justement à voir « un vaudeville » ou une autre forme théâtrale répertoriée dans l’histoire littéraire, n’y voit que l’emploi de l’alcool comme « nouveau ressort dramatique » (et confie s’être profondément ennuyé face à une œuvre « où se mêlent humour noir et considérations pessimistes »). Gabriel Marcel salue pour sa part dans Les Nouvelles Littéraires« un talent indiscutable », « une des bonnes surprises de cette saison », même s’il trouve la pièce « gênante », « d’un bout à l’autre ». Il ne peut que remarquer un dialogue « d’une qualité exceptionnelle. Serré, incisif », et la nouveauté d’une œuvre qui « sort absolument de l’ordinaire ». Morvan Lebesque ira même jusqu’à parler, dans Carrefour, de « chef-d’œuvre, [d’]un miracle de tendresse et d’ironie », nous maintenant en permanence entre rire et larmes. Il s’émerveille de la performance consistant à avoir bâti « une pièce avec deux personnages qui ne se quittent jamais et ce, sans aucune « astuce », sans le moindre décrochement scénique ». Il ne fait aucun doute, pour lui, qu’un « nouveau poète de théâtre » est apparu avec ce « spectacle qui tranche sur tout ce qui nous a été offert depuis le début de la saison ».
Si l’on synthétise cette rapide revue de presse, on notera l’insistance sur la nouveauté de l’œuvre aux yeux de ces critiques, sur le talent de son auteur. Ils y perçoivent tous une forme de rupture plutôt qu’une manière de s’inscrire dans une tradition, quelle qu’elle soit. Cette modernité est associée à un ton qu’il semble difficile de caractériser, où l’humour se teinte d’amertume de façon troublante, mais aussi à une langue originale et très soignée, voire précieuse, et à des dialogues d’une extrême précision. La dimension humaine et poétique de l’œuvre est soulignée, même si elle passe par l’ironie. Les premiers critiques nous conduisent donc bien loin des conventions du boulevard et de la mécanique du vaudeville.
3. Le couple autrement menacé
Ce qui retient l’attention dès qu’on entre dans Tchin-Tchin, c’est le décalage installé par Billetdoux dans la situation initiale elle-même. Nous sommes mis en présence d’un couple improbable, lui entrepreneur en bâtiment d’origine italienne, Césaréo Grimaldi, elle femme de chirurgien d’origine anglaise, Mrs Paméla Puffy-Picq, dans un salon de thé de « genre anglais » que l’entrepreneur en bâtiment ne doit pas habituellement fréquenter. Ils se reconnaissent à la photo que chacun a apportée, celle de leurs conjoints respectifs. Nous comprenons assez vite que ces conjoints forment eux-mêmes un couple illégitime et que la pièce nous met en présence des exclus, des délaissés de cette histoire d’amour. En cela, nous n’avons nullement le couple traditionnel du boulevard et les amants resteront absents de la pièce. Le troisième personnage ici sera Bobby, le fils que Paméla a eu avec son mari chirurgien.
Le décalage se manifeste aussi dès la première réplique en français de Césaréo, par la fantaisie de ses enchaînements, ou plutôt, de la discontinuité de ses propos : « Je ne connais que quelques mots anglais. Mother, father, kitchen, good bye, pencil. Et ceux que je vous ai dits, bien sûr. Et Shakespeare. » La référence à cet auteur introduit immédiatement une rupture avec la vraisemblance. Certes, il n’est pas impossible qu’un entrepreneur en bâtiment connaisse Shakespeare, au moins de nom, mais le surgissement de ce nom a un effet inattendu, déroutant, que la réplique suivante du personnage, citant un poème de Christina Georgina Rossetti (1830-1894) mis en musique par Charles Wood en 1916, confirme : « J’entends la musique ! “What is white? A swan is white, sailing in the light [22]”. Le nord ! Le vent marin ! Parlez-vous italien ? »
Une forme de décousu semble s’installer où le son, la musicalité des mots l’emportent, au profit des images qu’ils font surgir et qui semblent éloigner l’interlocutrice, comme si Césaréo s’adressait moins à elle qu’à lui-même. Ce début de texte montre que le dialogue est en lui-même problématique, pas seulement parce qu’il faut décider en quelle langue se fera la conversation, mais parce que chaque réplique semble inventer un langage, une musique, qui isolent celui qui la profère et rendent la communication difficile, incertaine. Certes, ce n’est pas la forme d’incommunicabilité qui caractérise le théâtre de l’absurde, car le personnage garde ici une présence, d’autant plus forte qu’elle est sonore, très intime. Mais le dialogue semble en quelque sorte miné par une tendance au monologue, plus exactement au soliloque (pour reprendre la distinction que Jean-Marie Lhôte propose de ces deux termes [23]), renforçant du même coup la solitude des personnages.
Cette parole qui semble avoir du mal à parvenir jusqu’à l’autre, peut prendre un air exalté, se perdre dans une démesure un peu inquiétante, ainsi de cet échange, après avoir bu du vin français qui « éveille des délicatesses » :
Césaréo. […] Tenez ! Vous me paraissez jolie dans ma brume. Dites-moi que je suis beau et fruité.
Paméla. No ! No !
Césaréo. Je suis vilain, vilain, vilain ! Soyez joyeuse, madame, s’il vous plaît ! Entraînez-moi ! Jouez de la cornemuse ! Mais ne restez pas plantée là, pleine de jugements, d’idées, de lois, de drapeaux ! Allons boire, que diable ! (p. 18)
La parole, autant sinon plus que l’alcool, conduit à des vertiges [24] qui malmènent les certitudes, les identités. Au fil de la pièce, Mrs Puffy-Picq est de moins en moins l’épouse d’Adrien, le chirurgien ; elle se réduit de plus en plus à Paméla, engagée dans une étrange relation avec le mari de la maîtresse du sien.
Pour autant, le nouveau couple en construction n’échappera pas à la solitude, et on les verra même « soliloquer » chacun de son côté à l’acte III (p. 40-41), prendre conscience de leur commune solitude un peu plus tard (« Paméla. Comme nous sommes seuls ! », p. 50), tenter de dialoguer avec une chaise, avec les choses (p. 47) [25] (car « il faut bien parler à quelqu’un ! »), s’adresser à l’autre sans être entendu de lui :
Paméla. […] Il y a quelques années à peine, j’étais adolescente et je savais qu’il y avait quelque chose de miraculeux à atteindre.
Césaréo. Vous me parliez ?
Paméla. Oui.
Césaréo. Je n’ai pas entendu. (p. 51)
Il est vrai que Paméla vient d’évoquer un passé proche mais révolu, qu’elle prend conscience de la distance parcourue depuis. Or ce passé est devenu inaudible, il ne parvient pas à l’oreille de Césaréo.
Dans Il faut passer par les nuages, c’est même un revenant des années 1920 qui exprime, pour Claire seule, leur bonheur d’autrefois : « […] nous nous en irons promener notre vieil air de jeunesse à pas lents, partout où nous aurons rêvé un baiser au bord de la bouche […] » (p. 186). On ne peut s’étonner de retrouver dans les répliques du personnage le décousu constaté dans celles de Césaréo :
Oh n’ayez plus de pudeurs sottes ! Il y a la guerre, il y a la guerre, comprenez-vous ? Partout ! Le monde est ouvert ! Aboli le temps qui dure ! Mon père est mort hier du côté des Ardennes. Et le vôtre, où est-il ? Vous ne me l’avez jamais dit ! Je veux faire l’amour avec vous. (p. 203-204)
Des vivants, Claire a elle aussi du mal à être entendue : « […] je ne connais autour de moi que des personnes sans oreilles » (p. 207). Et son acharnement à tout vendre ne peut déguiser ce qu’elle ressent : « Savez-vous que je suis bien seule ? » (p. 251).
Dans Le Comportement des époux Bredburry, Rébecca tente de son côté de préciser sa difficulté à communiquer avec son mari : « On ne s’entend pas. Au début, on cherche en tâtonnant. On ne dit trop rien. Puis on essaie des phrases, l’un et l’autre. Puis on s’aperçoit qu’on dit les mêmes mots et qu’ils ne signifient pas la même chose » (p. 24). Elle en est convaincue : « […] personne ne dit rien à personne. » (p. 65). Et Jonathan confirme plus tard son impression :
Notre solitude nous devient un peu plus sensible. Nous vieillissons face à face au lieu de vieillir côte à côte. Chacun voit dans les yeux de l’autre non pas la sottise de l’espérance, mais une attente qui n’a pas de nom et qui est peut-être la seule expression de l’amour. (p. 34-35).
Aussi, quand Elsbeth lui déclare qu’ils étaient faits pour s’aimer elle et lui, il s’insurge : « Non ! Non, vous vous trompez, chère amie. Personne n’est fait pour quelqu’un » (p. 59).
Dans les trois pièces retenues, la relation à l’autre est difficile, douloureuse, tant elle fait mesurer la solitude de chacun.
4. Boire pour redessiner la carte du Tendre
Bien sûr, l’effet de l’alcool explique partiellement l’exaltation fréquente de la parole dans Tchin-Tchin, si l’on veut conserver à la pièce une part de réalisme. Il peut permettre à Paméla d’être « sans retenue », si elle est « ivre morte » (p. 30-31). Il n’a pas le pouvoir de rendre heureux, selon Césaréo, seulement celui de mettre en mouvement l’intériorité d’un être : « Ce qui compte, c’est ce quelque chose que ça permet d’éveiller quelquefois par là-dedans » (p. 32). Mais la boisson semble avoir un rôle bien plus important encore. Ici, comme le dit Césaréo, on ne boit pas « pour oublier » (p. 54), mais « pour donner des couleurs », pour libérer l’imaginaire, pour voir la réalité autrement, la revisiter culturellement :
Et ce soir, par exemple, Mrs Puffy-Picq, je voudrais que vous soyez une négresse, mafflue et toute nue, dans un désert aux broussailles rares, et nous chanterions sous la lune pour conjurer les esprits. » Cela ne l’empêche pas de mesurer les résistances de sa partenaire, « impérialiste sans empire […] refusant les mirages et les oasis. (p. 18)
Mais c’est bien d’une quête intérieure qu’il s’agit à travers les verres consommés et qui fait écho à la phrase du mage Krishnamurti mise en exergue de la nouvelle édition de 1986 : « Tant que l’esprit est à la recherche de sa satisfaction, il n’y a pas une grande différence entre la boisson et Dieu. »
Cette dimension spirituelle prend la forme d’un dépouillement, d’un rituel, où il s’agit de se délester d’une vie passée, apparemment très heureuse pour Césaréo et Paméla, mais qui semble compromise pour l’un et l’autre depuis que leurs conjoints sont en couple.
Certes, le renoncement n’est pas facile, et ce n’est pas pour lui que Césaréo et Paméla se retrouvent, initialement, mais pour mettre sur pied une stratégie, une contre-attaque. Comme le déclare Paméla : « Nous avons décidé de séparer votre Marguerite et mon Adrien » (p. 19). Ils veulent encore y croire, Paméla du moins. Césaréo pour sa part paraît assez vite prêt à capituler (« Quelle importance ! Si elle ne me préfère pas à n’importe quel inconnu ! »), avant de rêver de reconquête : « Nous les retirerons de la circulation, nous les isolerons comme des fleurs précieuses. Marguerite, je l’emmènerai chez moi, dans mon village, où les femmes sont toutes en deuil d’on ne sait quoi, parmi les rochers. Et je l’enfermerai ! » (p. 20). Il oscille entre son envie de la reprendre, de « bramer » sa peine, son amour pour Marguerite, et son désir de se sacrifier pour le bonheur de sa femme :
[…] dire à toute une rue que j’aime Marguerite ! Que je pleure Marguerite, que l’on m’a prise parce qu’une Anglaise prévoyante n’a pas su retenir son mari dans son lit ! Pour dire que je suis tragique et que ça ne me va pas du tout, à moi, pauvre homme ! qui aime Marguerite comme le pain, parce que c’est bon et nécessaire, et que je comprends trop bien que quelqu’un d’autre aime le pain ! (p. 20-21)
Et : « Alors, je me dis qu’il est bien triste qu’une femme aussi belle que Marguerite et un homme aussi glorieux que votre époux ne vivent pas ensemble un amour admirable. » (p. 24).
Dès l’observation des photos apportées par l’un et l’autre au début de la pièce, il s’était exclamé : « Franchement ! […] Et regardez-les, l’un à côté de l’autre ! Comme ils sont beaux ! C’est à pleurer ! » (p. 16). Paméla, comme le lecteur ou le spectateur, s’en étonne : « Êtes-vous en train de dire que nous devons accepter […] Et les bénir ? » (p. 24) Césaréo confirme son désir à présent de « les laisser libres, oui », pour qu’ils « soient capables d’un amour énorme »… Une telle générosité, un tel don de soi et de ce que l’on chérit serait déplacé dans un vaudeville qui fonctionne avec des réactions attendues, les passions humaines ordinaires. Billetdoux choisit de toute évidence une autre façon de faire sourire son destinataire.
5. Aimer bien au-delà du lit
À contrepied du boulevard, l’homme et la femme réunis dans Tchin-Tchin ne forment pas un couple d’amants, au sens où on l’entend d’ordinaire.
D’une part, l’un et l’autre aiment profondément celle et celui qui les ont délaissés. La jalousie, si elle peut apparaître, reste très ponctuelle, éphémère, et n’est pas suffisante pour que l’entreprise de séparer les amants aboutisse. Ce sont eux qui l’éprouveront, une fois installés dans leur vie de couple (acte IV, scène 2, p. 58). Le plan est vite abandonné au profit d’une nouvelle relation à nouer entre Paméla et Césaréo.
D’autre part, ils ne cherchent pas à profiter de la situation, en se vengeant de leurs conjoints par une autre liaison adultérine. Quand ils se retrouvent dans une chambre d’hôtel de catégorie B (acte III, scène 2), c’est d’abord pour faire des économies en consommations, loin du Harry’s Bar (p. 29) qui avait remplacé le salon de thé de leur rencontre : « Césaréo. […] Savez-vous combien nous avons dépensé dans les cafés le mois dernier ? J’ai fait le calcul ! » (ibid.). En cela, il l’affirme, ils reprennent une pratique connue ailleurs qu’en France : « Dans tous les pays civilisés, il existe des clubs spécialisés où l’on peut louer des chambres uniquement pour y boire » (p. 30). Rien de très original à cela, selon lui. Ce décalage d’emploi de la chambre d’hôtel ne doit pas être interprété : « Ne faites pas une aventure d’un événement tout à fait banal. Buvons et bavardons » (p. 31). Le fils de Pamela, Bobby, est donc dans l’erreur quand il déclare à Césaréo : « […] je ne sais pas ce que vous fricotiez avec elle […] » (p. 33). Contresens bien naturel, bien facile. Il se croit dans le théâtre de boulevard et Césaréo doit lui ouvrir les yeux en disant à Bobby comment il voit sa mère : comme une autre Jeanne d’Arc : « C’est exactement le même genre de personne. Absolue, excessive, militaire ! Alors reconnaissez qu’on a lieu par moments de se montrer réticent. La grandeur, à la longue, ça fatigue ! » (p. 34). Elle ne peut donc pas être aimée « comme on doit aimer une femme » (p. 35) :
[…] c’est une personne qui regarde haut, elle, et pour qui l’amour n’est pas une occupation ni une situation, mais une raison de vivre ! Et ce n’est pas de la morale, ça ! Car cet amour-là ne vous étrique pas, ne vous limite pas, mais il vous porte et pas seulement dans un lit, mais plus loin, beaucoup plus loin. (ibid.)
Il y a une forme de ressemblance entre Césaréo et Paméla, plus « frère et sœur » (p. 52) qu’amants, car on devine que Césaréo parle davantage ici de son amour pour Marguerite, qu’on est de nouveau proche du soliloque. De ce fait, quand Césaréo fait sa déclaration à Paméla, on ne peut la croire vraiment sincère et authentique, non seulement parce qu’il est ivre mort et s’écroule sur un lit dès qu’il l’a terminée, mais aussi car son lyrisme a la particularité de mettre en scène une forme d’abolition du Moi, une dissolution, où l’objet aimé ne compte pas en lui-même mais pour la fusion avec le monde qu’il permet :
Je vous aime ! Vous êtes monstrueusement belle et vulgaire ! Comme une foule dans l’allégresse des victoires ! Je vous aime ! Vous êtes immense, immensément immense et chaude et bleue comme la Méditerranée. Emportez-moi ! Noyez-moi ! Respirons, respirons de toute la puissance de cette épaisseur bleue, toute remuée de poissons énormes et d’algues effrayantes ! Roulons-nous ! […] Je vous aime et je vous salue ! Et je vous dis que je vous aime, mais ce n’est pas moi qui parle ! C’est le vent ! Et vous êtes l’herbe ! Je vous caresse et ce n’est pas vous seulement que je caresse, c’est la terre ! Et ce n’est pas nous qui sommes là, c’est un tourbillon ! (p. 32)
Cette conception poétique de l’amour n’a rien à voir, on en conviendra, avec l’usage qui est fait de ce sentiment dans des œuvres commerciales et faciles.
6. Un réalisme mis à mal, une fantaisie de langage parfois plus convenue
En fait, la pièce s’écarte trop du réalisme pour s’apparenter au boulevard ou au vaudeville.
Par le personnage de Césaréo déjà, qui peut déclarer à Paméla : « Je ne suis pas fait pour ce monde-là ! Je ne suis pas réaliste, moi. Je suis bête, bête. » Il lui évoque ses enthousiasmes d’enfant à l’annonce d’une nouvelle naissance (« Et moi, je me roulais par terre ! »), son besoin de « vivre passionnément » (p. 28). De Marguerite, il peut dire : « Je la voulais heureuse et débordante comme je veux le monde brûlant autour de moi ! » (ibid.). Sa vie, il préfère la rêver quand elle ne répond pas à ses attentes, ce que lui reproche Paméla : « Vous rêvez, vous rêvez, vous rêvez ! Vous passez votre temps à rêver au lieu d’agir » (p. 23). Il est à des lieues de l’homme qu’elle espérait trouver en lui : « […] vous devez vous battre pour défendre ce que vous aimez […] Votre affaire est de vous montrer à la hauteur de ce que vous êtes, pour réduire votre adversaire sur un terrain qu’il n’a pas choisi » (p. 22). Ses accusations à son égard s’écartent elles aussi des propos attendus dans un tel cas : « Vous, vous êtes faible, vous êtes complaisant, vous êtes chanteur, vous êtes chèvre et chou, gris ! » (p. 46).
La langue, une nouvelle fois, détone avec fantaisie, soucieuse de sa sonorité (« chèvre et chou »), de sa liberté poétique, sans souci de sa vraisemblance. Cette liberté se manifeste pleinement quand Césaréo décline les diverses façons de dire « boire un verre » (p. 49-50), rappelant au passage le goût de Billetdoux pour le parler populaire, régional, paysan (« chopinons »). Sa longue réplique prend l’allure d’un petit cours sur la langue française, ses niveaux de langue, son histoire, sa conjugaison. On le voit recourir au dictionnaire pour constater son insuffisance : « Il n’y a rien dans le dictionnaire. Des mots ! Des mots ! Des mots ! Il faut dire : “À boire !” Il faut dire “Je brûle”, il faut dire “Hop”, n’importe quoi ! » (p. 50). Il avait précédemment cherché en vain le juste mot pour définir Paméla avant de capituler : « Il y a trop de mots dans ce dictionnaire » (p. 46).
Cette interrogation explicite sur la langue, on la retrouve plus discrètement dans Il faut passer par les nuages quand Verduret se reprend, après son emploi troublant d’un verbe : « Lorsque tu m’as engagé, je veux dire : quand nous nous sommes épousés… En anglais, c’est en anglais, il me semble, que l’on utilise le verbe « engager » pour l’autre […] » (p. 205).
La démarche de Bobby vers Césaréo, dans Tchin-Tchin, est elle aussi éloignée de tout réalisme, quand il vient le trouver parce que depuis un mois Paméla « reste enfermée toute la journée et a […] abandonné toutes ses activités […] ne s’occupe même plus de la maison, des repas ni de rien et […] a mis la bonne à la porte », tout cela, sans doute, pour se saouler (p. 33). Le voilà donc qui, pour sauver sa mère et parce qu’il n’aime pas les ennuis, vient l’offrir à Césaréo : « À mon avis, vous l’épouseriez, vous ne feriez pas une mauvaise affaire et moi, ça ne me dérangerait pas. En ce moment, elle est un peu remuée, mais c’est une femme pas mal » (p. 35). Billetdoux installe ses pièces dans un univers de fantaisie où l’improbable peut sans cesse se produire. Cette fantaisie se traduit aussi par un humour très fréquent, qui concerne les situations comme celle que nous venons d’évoquer, mais aussi le langage lui-même, des réparties surprenantes ou des propos paradoxaux. Césaréo apprenant de Bobby que son père va se remarier, lui réplique : « Eh oui ! un homme marié n’est pas fait pour vivre seul » (p. 34).
Quand Paméla et lui décident de s’enfermer ensemble, Césaréo se présente comme « un homme faible qui sait ce qu’il veut… » (p. 37).
On trouvera encore de ces notations plaisantes dans Il faut passer par les nuages, dans la bouche de Verduret : « Si vous avez un tempérament d’intellectuel, n’épousez jamais une veuve ! » (p. 180), ou dans celle de Paupiette parlant de lui : « Si ton beau-père avait du caractère au lieu d’avoir des idées… » (p. 181-182). Mais c’est Claire qui l’emporte dans ce domaine aussi, lorsqu’elle évoque son mari : « […] mon pauvre Verduret le soir feuillette quelque ouvrage ingrat, oubliant qu’il peut encore effeuiller la marguerite […] » (p. 203).
Un comique des évidences se manifeste dans Le Comportement des époux Bredburry, dans la bouche de l’inspecteur Coockle : « Si vous n’avez rien à me cacher, ne cherchez pas à me cacher quelque chose, car je m’en apercevrais » (p. 17) ; « Parce qu’il y a des situations inadmissibles ; je ne les admettrai pas » (p. 18). On y découvre aussi des enchaînements déroutants dans les propos de Rébecca : « C’est ce jour-là qu’il a démoli la porte du garage à coups de hache. Nous avons vécu de bons moments tous les deux. » (p. 23).
Il y a dans ces usages humoristiques du langage une forme de préciosité qui n’est pas sans faire penser à Jean Giraudoux. Toutefois, l’usage qui est fait du langage, quand il devient moins poétique, moins lyrique, plus soucieux de la phrase qui fait mouche, qui rappelle le « clou » cher aux auteurs de vaudeville, peut permettre de mieux comprendre pourquoi Billetdoux a pu être considéré comme un auteur de boulevard. Il y a bien, ponctuellement, dans ses œuvres, cet échange de bons mots caractéristique du genre. Il n’autorise pas pour autant une appellation qui demeure abusive, et ce point commun est sans doute lui aussi illusoire. Ne faut-il pas y voir plutôt, de la part de Billetdoux, un simple clin d’œil à un théâtre qui n’est pas le sien, et accorder plus de crédit à sa propre déclaration : « […] tenter d’accommoder luxueusement et abruptement quelques formes traditionnelles du spectacle aux nouvelles manières de saisir le temps qui passe » (Lettre à Jean-Louis Barrault, 16 mars 1963) ?
6. Repartir à zéro
L’enfermement ensemble que choisissent Césaréo et Paméla à la fin de l’acte II de Tchin-Tchin n’est qu’une étape dans le dépouillement qu’ils ont entrepris et qui s’accomplira pleinement à l’acte III. Jean-Marie Lhôte le dit « fondé sur les règles franciscaines, où règne la volonté de dépouillement, ce principe de pauvreté, le premier des Béatitudes [26] ». Césaréo se met ensuite à écrire quotidiennement à Marguerite pour l’accabler de reproches et l’injurier, avant de s’en lasser avec brutalité : « On ne parle pas à un volatile, on le consomme ! » (p. 43). Il rompt les ponts par le même moyen avec ses frères et sœurs et décide de ne plus leur donner un sou. Il remet la direction de son entreprise « au comité ouvrier qui assurera le partage des bénéfices » (ibid.). Quant à la « totalité de (ses) parts d’actionnaire », il la place entre les mains de son ancienne femme de ménage. Le personnel de son entreprise est licencié, le bilan déposé, et le capital est reversé à un organisme philanthropique. Le voilà ruiné, « quinze années d’efforts éliminés en quelques mots » (p. 44). On est loin déjà de celui qui voulait s’efforcer « de gagner beaucoup d’argent pour être protégé de tout », qui se rêvait « hygiénique et capitonné» (p. 28) ! Paméla et lui ont fait le vide autour d’eux, la rupture avec la société est généralisée :
Oui, qui nous reste ? Nous avons injurié les voisins, le concierge, votre époux, mon épouse, mes beaux-parents, mes frères et sœurs, le pasteur anglican, mon curé, mon adjoint, mon ancien capitaine, le commissaire du quartier – anonymement, mais quoi ! –, quelques amis familiers et nos relations les plus huppées. Bon. Qui nous reste ? (p. 45)
Ce progressif dépouillement de tout se retrouve dans Il faut passer par les nuages. Le titre de la pièce est en lui-même significatif. Emprunté à Joubert, il suggère une forme d’épreuve nécessaire, salutaire : « Pour arriver aux régions de lumière, il faut passer par les nuages. Les uns s’arrêtent là ; mais d’autres savent passer outre » (p. 169). Dès la séquence 15 du premier « mouvement », Maître Couillard l’annonce sans le savoir, en s’adressant à Claire « dans le privé de (sa) tête » :
[…] vous aimez gagner, vous savez perdre, vos victoires vous ennuient, vos défaites vous profitent […] les affaires de ma petite Madame se portent beaucoup trop bien […] nous sommes trop riches […] nous ne pouvons plus que perdre beaucoup d’argent […] Il faut reconvertir, oui, chère Madame. Nous devons tout reconsidérer à zéro, sacrifier la routine […] Peau neuve ! Peau neuve ! Il n’y a pas d’autre solution. (p. 200-201)
Et c’est à lui, tout naturellement, que Claire confie dès le début du deuxième mouvement la « reconversion » de ses biens au profit de son mari et de ses fils, à savoir ses « quatre volontés […] testamentaires » : « Je vous prie simplement d’étudier la façon la plus avantageuse de leur céder la plupart des actions, titres de propriétés ou autres qui dépendaient jusqu’alors de ma disposition exclusive » (p. 214). Renoncer à sa fortune se veut ici un acte pleinement généreux et libérateur à l’égard de sa famille. Claire veut aider ses proches à se « décoconner » (p. 246) de son influence, en faisant en particulier que Jeannot devienne Jean (p. 268-269) : « Je voudrais que chacun d’eux soit assuré des moyens d’accomplir son rêve profond » (p. 215) ; « Je veux faire cadeau à mon fils de quelques raisons de se battre » (p. 245). Couillard, en « comptable de ses biens » (p. 235), ne pourra que désapprouver en vain ce « confusionnisme sentimental » conduisant à « jeter l’éponge, se lancer dans l’improvisation et saborder son navire » (p. 228) : il est hors-jeu, « il confond l’argent et l’amour » comme le dit Claire (p. 241). Quand il fait le bilan des ventes effectuées, Claire l’encourage à poursuivre « la chanson de ce qui reste à vendre» (p. 244) : « Oui, oui, oui, liquidons. » (p. 243).
Mais ce dépouillement, là encore, est une façon de retrouver une identité, de s’appauvrir pour se connaître, s’élever :
Je transforme des murs en argent, de la terre en papier-monnaie, je n’enlève rien à personne, à qui suis-je en train de sucer le sang ? Ce que j’ai fait, je le défais, où est le mal ? Au nom de quoi m’accusez-vous ? C’est moi qui me dépossède. Laissez-moi donc au bout du compte prendre des ailes comme il me plaît. Une personne de mon âge a bien le droit de s’envoler. (p. 250)
L’abbé Mamiran ne s’y trompe pas quand il confie à Dieu qu’il croit que « cette femme est tentée par la sainteté » (p. 253-254). Ni Lucas quand il la voit essayer « de transformer le bordel en reposoir » (p. 254). Elle ne se veut rien d’autre « qu’une pauvresse » (p. 258) et deviendra à la fin de l’œuvre une nouvelle « madone à l’enfant » (p. 295).
Pour Paméla et Césaréo, une fois la page de leurs vies passées tournée, la relation avec Bobby compte encore. Mais celui-ci veut partir, et son départ serait pour Paméla le signe d’un complet échec :
J’ai sacrifié mon époux, ma vie de femme, les années, ma fureur ; les promesses de ma jeunesse, je ne les ai pas tenues, à cause de lui. Je lui ai donné raison contre tout et contre moi-même, il est encore accroché là, et aujourd’hui il me juge et il s’en va ! Je ne veux pas qu’il s’en aille ! (p. 38)
Ce sentiment d’échec se retrouvera chez Claire dans Il faut passer par les nuages : « Monsieur l’abbé, je n’ai rien su faire de ma vie. J’ai couru, sans savoir au juste après quoi, bâtissant des murs et des murs, étendant toujours mes domaines » (p. 207). « […] je n’ai pas fait ce que je dois pour moi-même ni pour quiconque […] » (p. 208). Et sa lucidité annonce celle, plus tardive, de Paméla : « […] mon père, je n’ai jamais aimé. Il me faut tout recommencer ou bien peut-être disparaître. Ce soir j’ai désir de crier. […] Je voudrais devenir absente […] » (p. 209).
Dans Tchin-Tchin, Bobby se retrouve un temps enfermé dans un placard (on veut l’empêcher de quitter le foyer) : c’est un fils, non un amant, qui s’y cache à présent. Mais cette détention ne peut empêcher son départ, dès que Césaréo le libère (p. 48-49). Il reviendra néanmoins pour emprisonner sa mère à son tour, l’empêcher de revoir Césaréo, avec aussi peu de succès : ils se retrouvent tous les deux pour vivre dans la rue. Et quand Bobby sera chassé de chez son père pour avoir couché avec Marguerite, quand il sera trouvé ivre mort sur les quais par sa mère et Césaréo, c’est sa mère qui lui fera les poches et lui dérobera son portefeuille : il n’est plus alors son enfant, mais un gamin qui a réussi.
Ce détachement total du lien maternel était annoncé par Paméla à l’acte précédent : « Je n’aime pas Bobby. Je ne t’aime pas, Bobby ! Je ne suis pas capable d’être entièrement occupée de Bobby comme je l’ai été. » (p. 46). Moins lucide sur elle-même et ses sentiments, le personnage avait encore des exigences quand il menaçait de la quitter : « Il doit obéissance à sa mère ! Gratitude ! Amour ! Il doit la vie à sa mère ! On ne renie pas sa propre source ! » (p. 38). Elle ne mesurait pas alors qu’elle ne parlait que d’elle-même, de la « mère douloureuse » (p. 39) dont elle se voulait l’image à tout prix, au détriment de son propre enfant.
Si Bobby a voulu se libérer de sa mère, c’est elle en fait qui consomme la rupture en en faisant un étranger à sa vie, en mettant à nu son égoïsme. Tout comme le fera Claire Verduret-Balade dans Il faut passer par les nuages, quand elle parviendra à « se dégager de ses petits » et qu’ils iront « s’affronter au monde librement » (p. 173).
Un certain pessimisme sur la vie et les relations humaines finit parfois par dominer, bien illustré par cet échange entre Jonathan et Elsbeth dans Le Comportement des époux Bredburry : « Elsbeth. Comment vit-on alors ? En se séparant de ceux qu’on aime ? Jonathan. Oui, madame. En se séparant de ceux qu’on aime » (p. 59).
Au dernier acte de Tchin-Tchin, réduits à l’état de clochards, passés du vouvoiement au tutoiement, Césaréo et Paméla reviennent dans le quartier des Halles qu’ils avaient fréquenté quand ils avaient noué connaissance, ou errent sur les quais en bord de Seine. Leur vie pourrait s’arrêter là, mais ils font au contraire des projets de départ, sans savoir leur destination précise : « Césaréo. Demain, on prend la route, Paméla. Par la porte d’Italie » (p. 61). Et l’on ne peut être surpris qu’à la question « Où on va ? » de Paméla, Césaréo réponde tout à la fin de la pièce : « Où on veut » (ibid.). Ils réalisent ainsi le projet formulé l’été précédent par Paméla : « Vendons tout ce qui peut se vendre ici et partons. Nous rencontrerons peut-être des gens agréables » (p. 52). Une perspective s’ouvre alors pour eux, comme pour Jonathan et Rébecca à la fin du Comportement des époux Bredburry. On les quitte alors qu’ils se sont retrouvés et sont partis « voir tomber le soleil » (p. 81). Quant à Claire, elle semble bien avoir traversé les nuages en conservant Pitou près d’elle, en le sauvant de la pension où les autres voulaient le placer…
Que reste-t-il du boulevard, du vaudeville, après notre exploration ?
Bien sûr, les pièces étudiées en ont vaguement l’apparence : les signes d’un univers bourgeois, dans le statut initial des personnages, dans leur cadre de vie – même s’il ne se réduit pas à un salon aux portes qui claquent –, une relation de couple souvent compliquée, un adultère parfois au lointain, des réparties vives et brillantes propices à séduire l’oreille…
Mais les personnages, comme on a pu le voir, n’ont rien de fantoches interchangeables, sans épaisseur psychologique, au simple service du mouvement comique. Rien de ces figures colorées et sommaires, propices à déclencher le rire par leur naïveté ou leur stupidité. L’intrigue ne comporte pas non plus ces rebondissements convenus, avec découverte de celui qui se cachait, confusion sur son identité, courses-poursuites, qui ont fait la saveur du théâtre de boulevard.
De toute évidence, l’essentiel ici est ailleurs : dans un rituel qui se met en place à l’écart de tout réalisme véritable, une mécanique non des chassés-croisés et des quiproquos, mais celle, bien plus originale, d’une relation en plusieurs saisons, où chacun cherche, grâce à l’autre, à devenir lui-même, et cela en dépit d’une communication complexe, menacée en permanence de renforcer les solitudes [27].
Tchin-Tchin plus de cinquante ans après sa création, continue à nous surprendre, à nous dérouter, à nous déranger. C’est bien le signe de sa vitalité. Certes, la pièce ne s’inscrit pas dans la radicalité du théâtre de l’absurde, mais elle questionne également les rapports humains, les zones d’ombre de l’individu (« en moi-même il fait noir et triste » dit Césaréo, p. 18). Elle le fait par le biais d’une comédie insolite teintée d’amertume, de noirceur, qui montre à la fois les limites et les pesanteurs des conventions sociales, tout en laissant deviner qu’on peut s’en libérer, en sacrifiant les futilités matérielles et en prenant la route de l’aventure…
Notes
[1] Brigitte Brunet, Le théâtre de Boulevard, Paris, Nathan Université, « Lettres sup. », 2004, p. 102.
[2] Michel Corvin, Le Théâtre de boulevard, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 1989, p. 63.
[3] Id., p. 42.
[4] Philippe Soupault, Eugène Labiche, Paris, Mercure de France, 1964.
[5] Henri Gidel, Le Vaudeville, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 1986, p. 64.
[6] Henri Gidel, Le Vaudeville, op. cit., p. 64.
[7] Ibid.
[8] Id., p. 87.
[9] B. Brunet, Le théâtre de Boulevard, op. cit., p. 113.
[10] Id., p. 116.
[11] Michel Corvin, Le Théâtre de boulevard, op. cit., p. 43. On a pu aussi parler d’ « hennequinade », en référence au vaudevilliste Alfred Hennequin (1842-1887) pour désigner « toute pièce où les portes jouent un rôle important » (Henri Gidel, Le Vaudeville, op. cit., p. 118).
[12] B. Brunet, Le théâtre de Boulevard, op. cit., p. 120.
[13] M. Corvin, Le Théâtre de boulevard, op. cit.,, p. 46.
[14] B. Brunet, Le théâtre de Boulevard, op. cit., p. 123.
[15] François Billetdoux, Tchin-Tchin, Arles, Actes Sud-Papiers, (1986), 1998, p. 7. C’est le cas de toutes les pièces de Billetdoux qui « essaye toujours d’écrire au plus près de “l’esprit du temps”, afin de tenter de le comprendre en profondeur en cherchant à lui trouver, sinon à lui donner, un sens » (Jean-Marie Lhôte, Mise en jeu François Billetdoux, Arles, Actes Sud-Papiers, 1988, p. 80).
[16] Évoquées en I, 1, p. 17.
[17] Évoquées p. 17 et p. 59.
[18] F. Billetdoux, Tchin-Tchin, op. cit., p. 7. Désormais toutes les références à cette édition se feront in texto.
[19] F. Billetdoux, Il faut passer par les nuages, in Théâtre, Paris, La Table Ronde, 1964, vol. 2, p. 172. Désormais toutes les références à cette édition se feront in texto. La pièce a été rééditée chez Actes Sud-Papiers en 1987, et réimprimée cette année (2015).
[20] F. Billetdoux, Le Comportement des époux Bredburry, Arles, Actes Sud-Papiers, 1991, p. 24. Désormais toutes les références à cette édition se feront in texto.
[21] L’Avant-Scène, n° 193, 15 mars 1959, p. 24, pour cet article de presse et les suivants.
[22] “Color”, in The Golden Book of Poetry, New York, Simon and Schuster, 1947.
[23] « […] le monologue peut raconter bien des choses, tandis que le soliloque est un entretien avec soi-même » (op. cit., p. 64). On sait la place que les monologues occupent par ailleurs dans son œuvre radiophonique ou théâtrale…
[24] « Paméla. […] quand votre verre est aux trois quarts plein […] et que vous n’avez pas soif, comment en venez-vous à le prendre et à le vider ? / Césaréo. Par vertige » (Tchin-Tchin, op. cit., p. 25).
[25] Voir aussi Il faut passer par les nuages, op. cit., p. 254 et p. 256.
[26] Jean-Marie Lhôte, Mise en jeu François Billetdoux, op. cit., p. 90.
[27] Sans qu’il soit question d’y renoncer, le but restant d’aller au-delà de la solitude… Voir J.-M. Lhôte, Mise en jeu François Billetdoux, op. cit., p. 166.
Bibliographie
Corpus d’étude
BILLETDOUX François, Tchin-Tchin, Arles, Actes Sud-Papiers, 1998. Paru initialement dans Théâtre 1, Paris, La Table Ronde, 1959.
‒ Le Comportement des époux Bredburry (1961), Paris, Actes Sud-Papiers, 1991.
‒ Il faut passer par les nuages, in Théâtre 2, Paris, La Table Ronde, 1964. Réédition : Actes Sud-Papiers, (1987), 2015.
Ouvrages
L’Avant-Scène n° 193, 15 mars 1959.
Europe, n° 786 : « Le Vaudeville », octobre 1994.
AUTRUSSEAU, Jacqueline, Labiche et son Théâtre, Paris, L’Arche, 1971.
BARROT, Olivier, & CHIRAT, Raymond, « Ciel, mon mari ! » ‒ Le Théâtre de Boulevard, Paris, Gallimard, coll. « Découvertes », 1998.
BRUNET, Brigitte, Le théâtre de Boulevard, Paris, Nathan Université, « Lettres sup. », 2004.
CORVIN, Michel, Le Théâtre de boulevard, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 1989.
GIDEL, Henri, Le théâtre de Georges Feydeau, Paris, Klincksieck, 1979
‒ Le Vaudeville, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 1986.
LHÔTE Jean-Marie, Mise en jeu François Billetdoux, L’arbre et l’oiseau, Paris, Actes Sud-Papiers, 1988.
SOUPAULT, Philippe, Eugène Labiche, Paris, Mercure de France, 1964.
Auteur
Jean Bardet, professeur agrégé de Lettres modernes, longtemps chargé de cours à l’Université de Paris Est/Marne-la-Vallée, est l’auteur des huit notices consacrées aux œuvres dramatiques de François Billetdoux dans le Dictionnaire des pièces de théâtre françaises du XXe siècle (Jeanyves Guérin (dir.), Champion, 2005), et de sept éditions critiques parues aux éditions Gallimard, dont celles du Paradoxe sur le comédien de Diderot (folioplus classiques n°180) et de la comédie Poil de Carotte de Jules Renard (folioplus classiques n°261).
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