« Georges Perros, Jean Daive », au miroir de la radio
La série de cinq émissions qui résulte de l’entretien mené avec Georges Perros par Jean Daive en 1975, profondément originale, contribue à renouveler le genre de l’entretien-feuilleton tel qu’il se déploie depuis les années 1940 à la radio. S’affichant comme un montage, l’ensemble de l’entretien rompt avec l’illusion pour l’auditeur d’assister à une conversation directe entre un écrivain et son interviewer : on n’y entend pas un auteur répondant à des questions, mais une parole se déployant librement dans l’espace abstrait des ondes. Une forme d’autant plus étrange que l’œuvre de Perros repose tout entière sur un désir de conversation, ici frustré. C’est pourtant par ce dispositif que Daive parvient à élaborer une image sonore convaincante de Perros, homme et œuvre, tout en faisant apparaître la radio comme le meilleur moyen de donner écho à sa parole.
The series of five broadcasts made from the interview that Jean Daive conducted in 1975 with George Perros is so deeply original that it helps renew the genre of the “entretien-feuilleton” which dates back to the 1940s. Ostentatiously a montage, the interview breaks with the illusion of attending a direct conversation between a writer and an interviewer: we do not hear an author answering questions, but a speech unfolding freely in the abstract space of the airwaves. A form all the more bizarre as Perros’ work rests entirely on a desire for conversation, here frustrated. And yet this device enables Daive to create a convincing audio image of Perros, the man and his work, while foregrounding the radio as the best means to echo his word.
Texte intégral
« Papiers collés, Poèmes bleus, Une vie ordinaire, Papiers collés 2, Georges Perros, Jean Daive ». Telle est la singulière phrase de générique d’entrée adoptée par Jean Daive pour la diffusion de son entretien avec Georges Perros en 1976. Déjà la forme d’une simple liste d’œuvres citées dans leur ordre de parution constitue en soi un choix original pour un générique ; mais ce qui est plus surprenant encore, c’est la juxtaposition des deux noms à la fin, sans qu’il soit explicitement dit, comme c’est d’ordinaire le cas dans les entretiens radiophoniques, qui « s’entretient avec » qui. L’auditeur avertit sait, naturellement, que l’écrivain invité est Georges Perros, auteur des livres cités. Ce détail, frappant à l’audition, car le mot attendu d’« entretien » n’est même pas prononcé, n’indique pas seulement une volonté de modernisation, par une sorte d’épurement de la forme, du genre de l’entretien ; il invite aussi à réfléchir sur la relation entre interviewer et interviewé que construit Jean Daive dans son émission. L’enregistrement de l’entretien avec Perros eut lieu le 17 décembre 1975 ; il fut ensuite distribué en cinq épisodes de 25 minutes environ, diffusés à 22 h 35 entre le 16 et le 20 février 1976 dans la série Entretiens avec. Il s’agit du premier entretien mené par Jean Daive, qui en 1975 vient de prendre ses fonctions de producteur à France Culture. C’est également l’année où Yves Jaigu, tout juste nommé directeur de l’antenne, entreprend de rénover une nouvelle fois la grille des programmes. Il s’entoure pour cela de jeunes écrivains et poètes, comme Alain Veinstein, qui relate cette expérience dans Radio sauvage [1], Claude Royet-Journoud, qui produit dès 1975 la très novatrice série Poésie ininterrompue, laquelle, quatre fois par jour pendant une semaine (« le matin, le midi, le soir et la nuit [2] »), fait entendre un poète lisant ses propres textes au micro et le dimanche dialoguant avec un poète de son choix. Jean Daive, pour sa part, qui avait été le poète invité de Poésie ininterrompue dès les débuts de la série [3], semble avoir eu à cœur de participer au renouvellement de la radio littéraire et culturelle. En matière d’entretien, le modèle honni était alors, d’après ses souvenirs, celui où l’invité comme l’invitant, « assis dans des fauteuils chacun devant son micro […] lisaient les réponses comme les questions [4] » (il donne en exemple les entretiens avec André Breton et Pierre Jean Jouve). Avec Georges Perros, dont il a lu et aimé Papiers collés dès sa parution, puis le poème « Ken avo » découvert dans un numéro de La NRF, Jean Daive met en place un autre dispositif : laisser l’auteur parler, librement, sans autre fil conducteur que l’ordre de parution de ses livres (« un livre par entretien, chacun de trente minutes », mais Perros « était tout à fait libre d’aller où il voulait » [5]). Cette liberté de parole, qui déborde sans cesse le mince cadre fixé, se fait sentir de bout en bout, non seulement à l’intérieur de chaque entretien, mais aussi à l’échelle de l’ensemble des émissions. En effet, si l’on considère que la phrase de générique, avec sa liste de quatre livres, fixe le programme de chacune des parties de l’entretien, on se demande sur quoi portera la dernière. « Georges Perros, Jean Daive » : la formulation annonce une rencontre, ou plutôt un face à face. Notre thèse ici est que c’est la relation même entre les deux hommes en présence, mise en abyme dans le dernier entretien, qui contribue à renouveler en profondeur le genre et à lui donner une valeur nouvelle. Que devient en effet la parole de Perros une fois enregistrée et montée ? Quel rôle se donne Jean Daive ? Et au fond que peut apporter la radio de spécifique dans la connaissance d’un auteur et de son œuvre ? Quelle est la valeur d’un entretien de ce type ? À première vue, l’ensemble des cinq entretiens pourrait apparaître comme une forme de détournement radiophonique de l’œuvre et de la parole de Perros, pris au piège du montage. Mais il faut entendre ce qui proprement naît de la situation de parole singulière que propose Jean Daive pour cet entretien, ce que la voix parlante de Perros révèle. Je montrerai au bout du compte que l’entretien, conçu ici comme une œuvre radiophonique à part entière, constitue tout à la fois une authentique proposition de lecture de l’œuvre et un portrait tout subjectif de Georges Perros par Jean Daive.
1. Perros pris au piège de la radio ?
1.1. Un montage
L’auditeur habitué à entendre un écrivain se livrer au jeu de l’entretien radiophonique croit assister, du moins lorsque l’auteur ne lit pas ses réponses, à une conversation réelle. De là son plaisir, car il a le sentiment, l’espace de l’émission, d’approcher l’auteur, d’entrer dans la confidence [6]. Généralement, il sait pourtant que cette apparente retransmission de conversation a été filtrée, retravaillée au montage ; mais la plupart du temps, il l’oublie, car tout est fait pour cela. Or dans le cas des entretiens de Georges Perros avec Jean Daive, l’illusion du direct ne joue pas, car le montage est d’emblée hautement perceptible [7]. Le début du 1er entretien est en effet particulièrement élaboré sur le plan sonore : il s’ouvre sur vingt secondes d’une musique superposée à des bruitages (violon gémissant sur ambiance de bistrot), sur quoi se détache alors la voix de Daive qui, d’une façon grave, lente et plate, déclame des phrases tirées de l’œuvre de Perros :
« Tout commence, # tout finit par le langage. » [Un nouvel élément sonore surgit sur le fond musical déjà en place, puis disparaît.]
« Mais vivre # reste à faire », # qui « a quelque chose d’impossible. » [Un chœur de femmes et d’hommes s’ajoute, provenant de l’extrait musical choisi, puis s’estompe.]
« Être des hommes avec des hommes. # Parler. » [Extrait musical seul : violon + chœur + réverbération très forte.]
« Comme un léger décollement # du discours perpétuel. » [La réverbération s’amplifie.]
« J’essaie # d’établir un rapport de conversation # à distance, # conversation # impossible, qui exige # l’intervention # du hasard. » [La musique reprend, retour du violon, suraigu, qui se mêle aux voix de femmes et à la réverbération ; puis retour, en superposition, des bruits de bistrot.] [8]
Cette série de citations extraites du texte « en guise de préface » de Papiers collés 2 procède en elle-même d’un montage : Daive a non seulement sélectionné ces phrases, mais les a réordonnées, collées (citations 2 et 3), et même tronquées (la dernière [9]). Ce n’est qu’au bout de deux minutes de cette étonnante entrée en matière, qui joue le rôle à la fois de décor sonore et d’atmosphère mentale dans laquelle s’installe l’auditeur, que s’élève la voix de Perros, introduite par la comédienne Michèle Cohen. Le contraste avec ce qui précède est saisissant : Daive lisait, d’une voix trouée de silences ; Perros improvise, parle vite, cherche ses mots, ses images. Mais cette parole vive est elle-même rapidement interrompue par la voix de la comédienne lisant un bref passage de Papiers collés 2 : « Je peux jouer correctement en coulisses. J’étais voué à la littérature, chose solitaire. Dès qu’on me regarde, je suis foutu. » Or voilà l’écrivain au micro : on ne le « regarde » pas, mais on l’écoute, il n’est pas sous les projecteurs, mais dans les haut-parleurs. Serait-il donc pris au piège, lui qui au début de la préface de Papiers collés 2 s’accusait d’un « perpétuel délit de fuite [10] », ici impossible ?
L’entretien commence donc à brûle-pourpoint, à partir des citations, sans question explicitement posée. Perros parle du « décollement » cité par Daive : ce n’est pas une « réponse » comme dans les entretiens traditionnels, mais plutôt le déploiement d’un écho. De plus, l’auditeur sent bien qu’il n’a pas affaire au début de l’échange réel, celui qui a été enregistré, mais qu’il s’agit d’un moment prélevé dans cet enregistrement. Le montage utilise donc la voix de Perros comme matériau, au même titre que les lectures d’extraits de l’œuvre, les musiques, les bruitages. Le générique intervient quant à lui un peu avant la 5ème minute, ce qui permet d’entendre rétrospectivement ces cinq premières minutes comme une séquence introductive pré-générique, un procédé utilisé d’ordinaire au cinéma et dans les feuilletons télévisés, mais rarement à la radio. On s’attendrait à ce que, passé le générique, l’entretien se poursuive sur un mode plus habituel, c’est-à-dire sous la forme d’un dialogue entre Perros et Daive. Mais il n’en est rien.
Les cinq entretiens donnent à entendre le tressage de trois voix, celles de l’auteur, de l’interviewer et de l’interprète, sans qu’il reste rien, ou presque [11], des interactions réelles qu’on ne peut qu’imaginer avoir eu lieu lors de la séance d’enregistrement. Les interventions de Daive, rares, semblent avoir été enregistrées après coup, puis montées : on ne peut en effet imaginer qu’il ait pu s’adresser à Perros sur ce ton, un ton qui n’est pas de conversation, mais de lecture ou bien de parole à soi-même. D’ailleurs ces interventions ne sont souvent pas des questions ou, si elles le sont, elles ne sont que rarement adressées directement à Perros (seules deux d’entre elles comportent un « vous » d’adresse). La plupart du temps, ses interventions, souvent courtes, apparaissent comme une manière d’intituler les propos qui suivent : « Une fiction », « Les notes, mobile d’un corps en perpétuel éclatement », « Le corps de la note » [12]. Ce laconisme abstrait renvoie certes à la poétique de Daive-auteur, mais dans le cadre de l’entretien, il contraste surtout violemment avec la profusion verbale de Perros et frustre en permanence le désir fondamental de « conversation » que ce dernier ne cesse d’exprimer. Le montage met ainsi en avant une distance semble-t-il radicale entre les deux hommes – qui contraste avec l’effet de familiarité auquel le genre de l’entretien radiophonique a jusque-là habitué l’auditeur. La fin du premier entretien pourrait de ce point de vue paraître tristement comique (avec l’impression d’un dialogue de sourds), mais il faut plutôt l’entendre comme la mise en lumière criante, au moment du montage, de deux langues – deux états de la langue – la langue écrite et la langue parlée :
Jean Daive : Le mystère : vouloir tout dire et s’apercevoir que la marge est tout aussi grande qui nous sépare de, qui nous sépare du.
Georges Perros : Alors moi je suis pour la conversation. Pourquoi ? Parce que je me parle tout seul toute la journée, tu vois. J’ai un discours ininterrompu, ce n’est pas la poésie, c’est le discours qui est complètement ininterrompu : pfuit ! comme ça. Ça n’arrête pas de se trimbaler dans le crâne. Et je ne peux pas le livrer [13].
Il faut donc se rendre à l’évidence : l’entretien avec l’écrivain, en tant qu’objet radiophonique, émission montée, n’est pas ici conçu comme dialogue, ni même comme conversation. Les codes de l’entretien sont défaits : il n’y a ni question, ni réponse, une présence ambiguë et lointaine de l’interviewer (une forme de présence-absence), une gêne sensible de l’interviewé par rapport au fait même de devoir parler de lui dans un studio de radio… Si Perros, depuis son entrée au micro, suscite une forme de pitié chez l’auditeur, c’est moins parce qu’il serait soumis à la question comme dans d’autres entretiens (puisqu’ici il n’y a pas de questions) que parce qu’il semble parler dans un espace vide, sans répondant autre que son propre écho.
1.2. La radio, espace de parole complexe
On sait que Perros n’a pas aimé le moment de l’entretien, et qu’il n’a pas écouté le résultat final : « Je ne me suis pas écouté à la radio, horrifié à l’avance. En fait d’entretiens, la chose s’est faite en trois heures trente, entre deux trains. Et Daive n’inspire que le silence. J’imagine comme il a fabriqué l’émission. Sans importance[14] ! » De cette épreuve de parole, il se plaint dans le moment même de l’entretien. Dans la version montée en sont gardées au moins quatre traces explicites. À chaque fois, Perros pointe le danger que courent sa parole aussi bien que lui-même dans l’espace radiophonique, qu’il oppose à la « vie » :
Je pourrais vous dire ce temps-là dans ma vie, mais pas par l’entretien. Je ne peux pas, ça. On ne peut pas poser une question à quelqu’un sur sa vie. C’est la vie qui répond, ce n’est pas… Autrement dit, on ne peut pas couper la vie en morceaux et on ne peut pas la faire mourir de temps en temps pour la décrire, pour l’expliquer, parce que c’est un peu la faire mourir [15].
Et dans le cinquième entretien, en écho au premier :
Je ne peux pas prélever mon réel pour le distribuer dans un micro. Je ne peux pas. En ce moment, je suis dans mon réel. Mais c’est un réel de manifestation. C’est un réel d’oral. Enfin, je passe un oral. Mais quand je suis tout seul, dans la rue à Douarnenez, voilà mon réel. Il est là mon réel [16].
Ce que Perros exprime à plusieurs reprises, c’est la peur d’être extrait, isolé de son milieu, lui comme sa parole. C’est au fond la peur de l’abstraction :
Alors évidemment, écrire, c’est donner des renseignements. C’est un peu… On peut faire de l’ethnologie avec un livre. Même quand il est… il donne des renseignements. Des renseignements sur le monde dans lequel elle existe. Ça n’a rien à voir. C’est pourquoi les entretiens et l’individualisation de l’écrivain sont extrêmement périlleux. On devrait s’y refuser [17].
C’est la peur d’être pris pour un autre, pour ce qu’il n’est pas, pour un « grand écrivain », d’être « naturalisé en poésie ou en pensée [18] », c’est-à-dire empaillé, figé, tué : « [le fragment] est comme ça, comme son auteur et comme sa victime : il est dans le vent et il vaudrait mieux le laisser tranquille. Vous voyez ce que je veux dire [19] ? »
Aujourd’hui encore, Jean Daive se souvient de l’inconfort dans lequel s’est déroulé l’entretien :
[Perros] installe une distance qui est à peine fraternelle. Je crois qu’il ne comprend pas mon intérêt pour son « œuvre ». Il se pose la question. Souvent. Trop souvent. Et parfois je cède à contre cœur. Pourquoi lui Jean Daive qui n’existe pas s’intéresse-t-il tant à mon travail qui n’existe pas. Ce n’est pas dit mais je l’entends se l’avouer et même se le répéter. Il est susceptible à mourir. Plaintif de sa vie, pas heureux en somme, dur ou injuste à l’égard du monde humain. Il est pitoyable sur lui-même et sans pitié pour les autres [20].
Georges Perros était très conscient de l’existence de différents espaces de parole, il était sensible à ce qu’un lieu, un contexte, suscite comme type de conversations. Dans Une vie ordinaire par exemple, il rapporte avec une ironie féroce la conversation des salons mondains auquel il s’est trouvé assister : coincé à table « entre deux cuisses féminines [21] », il voudrait échapper à cette fausse parole par le silence. Le « bistrot » lui plaît davantage, avec ses « gens de café » qui se livrent quand ils sont ivres, lieu où il ne fait que passer, « en toute clandestinité » [22]. C’est là d’ailleurs qu’il a donné rendez-vous à Michel Kerninon, avant de le conduire dans « sa piaule », soit au cœur même de l’espace d’écriture, pour l’entretien écrit qu’il réalise en mai 1973 [23]. Dans le 4ème entretien avec Daive, il revient assez longuement sur ce lieu pour lui confortable qu’est le bistrot :
Il y a une espèce d’intonation du bistrot qui est théâtrale, qui donne une liberté, une tranquillité peut-être, oui, parce qu’on est là entre choses aussi. Le bistrot, on ne pas y rester et c’est liquide aussi, c’est la boisson. On boit un coup. On est utile à quelque chose. On paye. Ça n’est pas gratuit. Il y a tout ça dans un bistrot, et puis il y a le bruit alentour, il y a toutes ces espèces de bruits de la vie… C’est la vie qui vient se réchauffer, disons. C’est le bruit de la vie qui vient se réchauffer là. […] C’est comme l’oasis parce que c’est comme dans un désert, et on trouve tout à coup à boire un coup avec des gens qui vous connaissent, mais qui vous connaissent comme ça, qui vous connaissent par le bistrot, qui ne vous demandent pas autre chose. C’est bien. J’aime bien ça. J’aime assez ça. Cet incognito [24][…]
Lieu de passage, lieu de vent, le bistrot apparaît comme le lieu même de l’échappée. Ce désir d’« incognito », Perros le satisfait aussi avec le livre, puisqu’il n’y rencontre pas son lecteur :
Ruisseau plus ou moins tourmenté
par les méandres de son lit
[…]
ainsi me font l’effet d’aller
tous ces mots que je te destine
ami que par définition
je ne rencontrerai jamais
puis je souffre mal qu’on me parle
de ce que j’écris dans le vent
son auteur ni vu ni connu [25].
Avec la radio, évidemment, c’est autre chose puisqu’il y vient précisément pour parler, en tant qu’« auteur », de lui et de son œuvre… Espace inconfortable donc. Mais la radio ouvre en fait un double espace de parole : il y a l’enregistrement, où l’auteur invité fait face à un interlocuteur ; et il y a l’entretien monté et diffusé, qui s’adresse aux auditeurs, avec qui, comme pour les lecteurs, il n’y a pas de rencontre directe. Cette seconde dimension, il est possible que Perros n’en ait pas eu conscience, aveuglé par la réalité désagréable du premier échange, qui pourtant au montage disparaît.
L’exhibition du montage affirme en soi l’existence de ce lieu de parole spécifique que constitue l’espace radiophonique. Ces cinq entretiens, conçus comme un tout (effet renforcé par la reprise à la fin des citations du début), forment un objet radiophonique qui échappe à l’auteur venu parler. « Ainsi j’ai souvent remarqué / que la photographie dépend / bien plus de celui qui la prend / que de celui qui pose [26] », écrit Perros dans Une vie ordinaire. Il en va bien de même à la radio…
2. L’émergence d’une voix, « intime extérieur »
La radio, comme l’appareil photo et la caméra, enregistre un réel qu’elle transforme. À la radio, cette capture du réel passe par le son seul. Un entretien radiophonique avec un écrivain consiste à faire surgir une présence sonore. La voix de l’écrivain est évidemment centrale. Elle n’est pas un pur contenant, un simple canal pour dire des choses : elle est en soi un vecteur d’émotions et surtout une fenêtre ouverte sur la subjectivité. Une voix, ce n’est pas seulement un timbre, mais aussi une diction, un rythme, une allure, une syntaxe. Elle est l’« intime extérieur [27] », pour reprendre une belle formule d’Henri Meschonnic.
Georges Perros est donc venu parler dans ce lieu abstrait qu’est un studio radiophonique. Il s’est trouvé face à Jean Daive, qu’il ne connaît pas, et qui en tant qu’auteur développe de tout autres voies esthétiques que lui. Ce dernier ne lui pose guère de questions, mais lui ouvre un vaste espace de parole avec pour seul fil conducteur la chronologie des œuvres publiées au moment de l’entretien. Certes, il y a la présence amie de Jean-Marie Gibbal qui aide sans doute Perros à se sentir plus à l’aise. Mais cette séance d’enregistrement, aux dires de Perros comme de Daive, fut difficile, voire pénible. Pourtant, en écoutant l’ensemble de ces cinq entretiens, on a l’impression qu’il se passe quelque chose, que le dispositif radiophonique est parvenu à faire surgir de l’inattendu, de l’imprévu, quelque chose qui échappe à Perros lui-même. Jean Daive se souvient :
Nous avançons titre après titre. Il ne parle pas, il chante, il gazouille, le terme est de lui au micro ou hors micro. […] Il y a une vitesse de la pensée et donc de la parole. Il en a conscience et se demande pourquoi il s’entend chanter de cette façon. Pourquoi cette précipitation [28].
Sur le fond, Perros se redit par rapport à ses écrits. L’auditeur familier de l’œuvre n’apprend presque rien de nouveau. Il y a bien quelques aveux personnels (il n’a pas d’autorité sur ses enfants, il est superstitieux, etc.), car l’espace de l’entretien appelle la confidence, mais là n’est pas l’essentiel bien sûr. Ce qui est proprement inouï, c’est sa voix : manière de parler, mais aussi de penser et de ressentir. On y entend un homme en quête, qui cherche le mot juste, la précision des images, qui se confirme à lui-même qu’il a trouvé la bonne expression, comme dans ce passage du 3e entretien à propos de Une vie ordinaire :
C’est quelque chose de vertical. Voilà c’est ça. C’est quelque chose qui coule. Quelque chose qui coule verticalement, plutôt comme un robinet. Plutôt comme un robinet que comme un ruisseau en fait. C’est plutôt quelque chose qui descend [29].
Perros procède par reprises successives, sortes d’esquisses verbales. Tout au long des entretiens, l’auditeur assiste ainsi au surgissement de la pensée et de l’expression, lancées sans frein dans l’espace des ondes, contrairement à ce qui se passe dans l’écriture :
Oui il y a quelque chose en moi qui ne tient pas en place, c’est certain. Et que, évidemment, je ne peux pas suivre, parce que ça va beaucoup plus vite que moi. […] Les mots que je trace sur une feuille, ce sont peut-être des mots de freinage. De freinage et de dérapage [30].
L’écriture donne un cadre : le papier accroche et ralentit la pensée, donne une forme, une longueur visibles aux mots que l’on y dépose. On pèse ses mots, et la contrainte du vers, d’autant plus quand il est compté comme dans Une vie ordinaire, accentue le ralentissement inhérent au fait d’écrire. Mais quand Perros parle, sans être interrompu, pensée et paroles suivent leur pente naturelle, à toute allure, dérivent d’image en image, par enchaînements pseudo-logiques. Les exemples de cette dérive foisonnent dans les cinq entretiens. En voici un, particulièrement frappant, qui intervient au moment même où Perros évoque l’état physique et mental dans lequel il se trouve lorsqu’il écrit :
Pour moi, le langage, c’est quelque chose – le mien – c’est quelque chose qui a de temps en temps, la chair de poule c’est tout, c’est comme la mer quand on la regarde, la mer est très frileuse (de temps en temps, en fait). [brève respiration] Eh bien… ou comme quand on touche le la la peau d’un cheval, quand on le le caresse et tout à coup, sloup ! ça fait ça fait une espèce de mouvement comme ça, comme la comme la chair de poule.
[respiration] Eh bien, c’est c’est comme ça que j’écris, c’est comme ça que je peux écrire, c’est quand ma langue, mon mon chant de de mots a la chair de poule. Y a un petit vent qui passe là, comme les blés de temps en temps, comme… [brève respiration] Et alors c’est là, là, j’écris avec ça. Seulement, c’est c’est écrire heu même pas sur le sable, c’est écrire sur le vent.
[Brève interruption] Il faut tout d’même être dans un certain état, je ne peux pas… toujours heu… être heu… susceptible de cette liberté. Parce qu’en fait, c’est un mouvement de liberté, c’est un mouvement de… comme quelqu’un qui tour qui tourne la tête doucement, c’est comme un mouvement de nuque en fait, c’est comme un mouvement d’épaules, [inspiration] qui peut être heu… un signe. Un signe pour personne, enfin, un léger signe amoureux, disons… Qui renouvelle le bail, [inspiration] d’une vie qui voudrait bien heu… se fondre en… en eau et en… [inspiration] Enfin, oui, c’est la mort, le la la la l’horreur. Alors il vaudrait mieux pouvoir mourir avant d’être pris comme ça. C’est un peu le rêve heu que fait ma… ma langue : piéger la mort. Pour me laisser sur le carreau, mais au moins comme ça j’aurai… battu heu… l’œuf. C’est la mayonnaise, en fait c’est ça ce que je veux dire. Il faut pouvoir faire la mayonnaise avant de… de tomber en ruines [31].
Perros est ici dans un effort de définition. Il cherche vraiment, par une succession rapide d’images, de sensations, par le recours à l’onomatopée, aux déictiques, à faire comprendre, ou mieux, à faire sentir à ses interlocuteurs, Daive et Gibbal, ce qui chez lui déclenche l’écriture : ce qu’il appelle la « chair de poule », qu’il décrit d’abord comme un « mouvement », à la fois comme une soudaine agitation de surface (sur la mer, sur la peau du cheval, sur les blés), et comme une sorte de dégagement, de sursaut, tendu vers autrui (« signe » corporel), comme pour échapper à une certaine tendance à la dissolution, à la disparition. L’idée de « mort » arrive ici de manière abrupte et inattendue, au creux d’une hésitation, avec pourtant une force d’affirmation sans précédent (« Enfin, oui, c’est »). Cette pensée de la mort vient remotiver l’image de départ, celle de la « chair de poule », qui devient, par effet de connotation, l’expression toute simple de la peur. Les trois dernières phrases de cet extrait, qui amènent l’image insolite et triviale de la « mayonnaise », sonnent à la fois comme un pied de nez goguenard à la mort, une sorte de revanche absurde, dérisoire (« au moins comme ça j’aurai… »), mais aussi comme un défi au langage (et aux interlocuteurs présents), car que veut dire « battre l’œuf », « faire la mayonnaise » dans ce contexte ? On comprend que cette course effrénée d’explications, cette voix qui se précipite d’image en image en ne respirant qu’à peine, se débat dans la langue : Perros bat le langage, pour le faire monter et lui donner consistance, face au néant qui vient. On entend le poète tisser un échafaudage au-dessus du vide.
La voix de Perros, dans cet entretien où la parole s’écoule sans entrave, fait ainsi entendre, en même temps qu’elle la réalise, une véritable poétique, qui puise à l’angoisse de la conscience de la mort. À la fin du dernier entretien, Perros oppose les « beaux vers » et « l’intelligence de la trouvaille » (chez Claudel, Saint-John Perse, Valéry par exemple) au poème comme ensemble organique, animal (comme chez Verlaine) :
Un beau vers chez Verlaine, vous ne le trouvez pas. C’est le poème qui est… hein. « Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant… ». Mais y a pas… c’est pas de beaux vers ça. Une espèce d’enroulement [32] tout à coup du langage qui se fait animal, qui se fait chat, qui se fait… Et en fait un poème, c’est un animal, ce sont les animaux du langage les poèmes, ce sont les animaux ! Moi quand je regarde un chat – et maintenant je vis avec des chats, parce qu’ils viennent sur le paillasson alors on les prend – eh bien c’est un animal très poétique effectivement. Et un poème pour moi maintenant, c’est un chat [33].
La définition lapidaire et insolite à laquelle aboutit Perros (« un poème, c’est un chat ») procède de rebonds définitionnels successifs, de répétitions s’inscrivant dans un déroulement en apparence logique (« en fait ») et authentifiés par l’expérience quotidienne (« eh bien c’est un animal très poétique effectivement »). Il y a dans ce passage plein d’un humour touchant à la grâce du nonsense [34], une légèreté d’invention, une fantaisie, une gaieté qui font sourire l’auditeur et le surprennent. « Il y a donc des poèmes chats, des poèmes vaches… Tout ce que vous voudrez », poursuit Perros… Nulle « trouvaille » ici, mais un enchaînement verbal nécessaire, animé de l’intérieur par une poussée à la fois imaginative et rythmique.
Faire parler Perros de cette façon, c’est un peu le mettre en état d’écriture, mais sans qu’il puisse vraiment écrire, sans qu’il puisse « freiner », sans qu’il puisse maîtriser ce qui sort de sa bouche. D’où un certain plaisir à parler, qui s’entend dans ces moments d’humour, de provocation joyeuse de l’interlocuteur, mais aussi une certaine angoisse devant ce qui échappe, qui sera gravé, diffusé, sans qu’il puisse y redire… Suivre la voix de Perros, c’est d’ailleurs aussi entendre ses silences, lesquels, autant que ses constructions de langage « dans le vent », disent le « désarroi » qui « mijote » « dans la casserole » [35]. C’est là aussi l’une des grandes valeurs de l’entretien que de faire entendre ces silences, ces non-dits, qui ne sont nullement des équivalents des blancs sur la page. Une forme de silence, d’ellipse, est aussi perceptible dans certaines répétitions, qui s’entendent comme l’écho d’un véritable abîme intérieur. Ainsi dans le premier entretien, ce passage sur le mystère de l’origine, mystère de la nécessité d’écrire :
Et c’était déjà peut-être le décollement, cette espèce d’accent parisien, déjà peut-être… puisque j’étais à Paris et qu’il y avait ce côté-là. Peut-être, je ne sais pas. Mais ça ne justifie pas l’écriture ça. D’ailleurs, rien. Rien [36]…
Le dernier « rien » s’entend à peine : en se perdant ainsi dans les limbes d’un lointain radiophonique, il ouvre un espace d’indicible qui auréole Perros d’une sorte de profondeur sonore et existentielle. De même, dans un autre passage, la répétition finale, tout en faisant apparaître un désarroi, une souffrance profonde, coupe l’élan métaphorique dans lequel il s’était engagé :
[…] je défends l’intellect. Oui, je le promène. Je le fais voyager. Je lui montre des choses. Beaucoup plus dans ma vie quotidienne que dans mon écriture qui est une écriture à la mesure de mes moyens et, alors évidemment, pour moi ce n’est pas suffisant. Ce n’est pas suffisant [37].
D’emblée, l’auditeur avait été prévenu : Perros se présente sans masque, non pas tant parce qu’il a quitté le métier d’acteur, nous dit-il, que par le simple fait qu’il parle au micro en son nom, c’est-à-dire à découvert. Mais ce qui est découvert au fond, c’est sans doute moins Perros, qui demeure insaisissable, que la résonance de cette parole, vive aussi bien qu’écrite, sur celui qui la reçoit, Jean Daive.
3. Un portrait radiophonique
La dernière partie de l’entretien est la seule qui ne prenne pas comme point de départ un livre de Perros. Il y est question de la lecture, de Perros lecteur, des admirations littéraires de ce dernier ; il est y aussi question de la meilleure manière de parler des auteurs aimés. C’est la partie la plus implicitement réflexive par rapport à ce que Daive, en tant que médiateur de Perros et de son œuvre auprès des auditeurs, entreprend de faire à la radio. L’entretien monté ne cherche pas ici à faire assister l’auditeur à une conversation entre l’auteur et son interviewer : il s’assume plutôt comme une forme élaborée de ressaisie sonore d’une œuvre et d’une figure d’écrivain, procédant par prélèvements (extraits de l’œuvre imprimée, extraits de l’entretien enregistré, musiques et bruitages), collages, superpositions de pistes sonores. Si l’artifice du montage est assumé comme tel, c’est qu’il garantit paradoxalement l’élaboration d’un portrait radiophonique fidèle à l’esprit (plus qu’à la lettre) de l’œuvre et de son auteur.
Tout d’abord, comment présenter un auteur ? Jean Daive, à l’écoute de Perros, montre ici qu’il suit l’une de ses leçons. En effet, à travers les exemples de Paulhan puis de Valéry, tous deux côtoyés et éperdument admirés par Perros, ce dernier invite à désacraliser la figure de l’écrivain, à le faire descendre de son piédestal mondain pour le rendre à son humanité. Selon lui, c’est en ce sens que Paulhan faisait passer des épreuves à ceux qui voulaient l’approcher :
Il fallait l’oublier, n’est-ce pas ? Il fallait faire en sorte que… ne pas le traiter lui comme il était traité d’habitude, c’est-à-dire très mal, comme un monsieur. Il ne voulait pas être traité comme ça non plus ; il voulait être traité comme un homme d’amitié justement. Et il faisait donc passer des épreuves à ce degré-là [38].
Cela fait bien sûr écho au désir d’incognito, tout comme à la relation d’amitié avec le lecteur, que Perros n’a de cesse de revendiquer pour lui-même. Or l’entretien fait entendre, juste à la suite de ce passage sur Paulhan, quelques vers d’Une vie ordinaire relatant avec humour une rencontre des plus intimes avec Valéry (« Moi je l’ai rencontré un jour / Valéry, dans les vespasiennes / et fait pipi tout près de lui / écoutant la chanson bien douce / qui s’écoulait de sa vessie ») ; puis Perros raconte les cours auxquels il assistait au Collège de France, ému moins par la parole du maître que par le simple fait d’être là, en sa présence, et de découvrir en Valéry un mortel plutôt qu’un dieu :
Pour moi, c’était vraiment l’homme total. Pour moi, Valéry était ce que Léonard de Vinci était pour lui, une espèce de… Moi j’étais tout à fait à genoux. Mais je ne l’ai pas connu. J’allais au Collège de France à tous ses cours. C’était pendant la guerre. Je ne peux pas dire que c’était passionnant. D’ailleurs, il n’y avait grand monde. Il n’était pas tellement aidé, parce qu’il y avait trois duchesses de La Rochefoucauld qui étaient au premier rang. Ce n’était vraiment pas très passionnant. Et ça ne l’amusait pas tellement non plus. Il faisait froid […] Et il était âgé ; enfin, il en avait marre. Et il ne faisait aucun effort pour nous aider. Il ouvrait ses papiers, ses cahiers, et puis il nous lisait des trucs. On ne comprenait rien. […] Enfin, ce n’était pas extraordinaire. Mais c’était extraordinaire d’être là. Naturellement. Et de le voir. Sa femme dormait. Il la regardait de temps en temps. Son œil bleu, magnifique, et il regardait sa femme qui dormait. C’était émouvant, disons. C’était émouvant [39].
Par le fait même d’assembler au montage ces anecdotes et cet extrait de poème, Jean Daive non seulement signale à l’auditeur la manière dont Perros conçoit la relation à l’écrivain aimé, mais encore met en évidence sa propre tentative, avec l’entretien radiophonique ainsi conçu, de faire entendre l’auteur dans sa vérité humaine plutôt que littéraire, l’œuvre écrite comme l’écho ou la poursuite du discours spontané. Non seulement la radio fait entendre la pensée de Perros, mais elle cherche à la réfléchir : le dispositif de l’entretien tel que Daive le met en place fonctionne comme un miroir, renvoyant aux auditeurs une image (sonore) correspondant à l’idéal formulé par Perros. À plusieurs reprises d’ailleurs au cours de l’entretien, Perros exprime des « rêves », que précisément la radio semble pouvoir réaliser. Ainsi de ce passage du premier entretien où il déclare : « Le rêve pour moi, ç’aurait été ça : ç’aurait été de graver sur le mur du vent, quelque chose qui se serait ajouté aux choses de la nature [40] » Les ondes hertziennes rendent possible ce rêve. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’expression « graver sur le mur du vent » a été choisie comme titre pour publier la transcription des entretiens avec Jean Daive, transcription qui n’a pourtant pas d’équivalent, elle, avec l’écoute des entretiens eux-mêmes : il y manque justement la voix, son mouvement, sa vie propre, ce qui fait que la parole enregistrée devient bien « quelque chose […] ajouté aux choses de la nature ». L’entretien, tel que le met en œuvre Jean Daive, est bien une manière de « graver sur le mur du vent », c’est-à-dire de fixer une parole sans lui ôter son mouvement, de la faire entendre plutôt que lire, de la dégager d’un support, la page, qui lui fait courir le risque d’être figée en chose littéraire. Un autre « rêve » auquel la radio donne une chance de prendre corps, c’est celui d’être entendu, et même chanté plutôt que lu, comme un « air » que l’on retiendrait par cœur au fond de soi, plus ou moins exact, et qui pourrait servir de signe de reconnaissance. Georges Perros évoque ainsi sa rencontre, à la fois réelle et fantasmée, avec Francis Poulenc :
Un jour, j’ai rencontré Francis Poulenc dans la rue. Rue de Médicis. Il habitait là d’ailleurs. Je n’ai pas osé, mais c’est ce que je voulais dire un peu à propos de la note, je n’ai pas osé l’arrêter, mais je voulais absolument lui chanter une partie de son concerto pour piano et lui demander s’il n’y avait pas une note dans ma mémoire qui clochait un peu. […] Et quand on me dit qu’on lit mes notes, j’aimerais que ce soit comme ça : j’aimerais qu’on me chante l’air. Et qu’on me dise, tiens ! on va se retrouver ensemble sur la Terre grâce à un petit air que j’ai retenu en lisant la note. Autrement dit, je voudrais que ça fasse chanter plutôt que lire, parce que ce n’est pas à lire une note. Ça se chante. C’est un petit air. Et alors on pourrait se reconnaître comme ça : une société secrète de la note. Il y aurait un air qui nous rassemblerait. Oui, ce serait une société presque clandestine. Naturellement ! Mais ce serait exactement comme ça, comme quand je voulais arrêter Francis Poulenc. Je voulais lui prouver que je le connaissais et que j’avais rien à lui dire, et que ce n’était pas du tout pour lui demander de le connaître ou… Il n’y a rien à connaître. J’avais envie de me mettre à côté de lui et de lui chanter un petit air. Évidemment, il se serait retourné, il m’aurait regardé et il m’aurait peut-être pris l’épaule, je ne sais pas, dans une espèce… C’est ça le rêve que je fais d’une amitié possible grâce à la note [41].
Comme dans cette rencontre manquée avec Poulenc, dont l’entretien monté cherche d’ailleurs à créer un simulacre (en faisant entendre, sous la voix de Perros qui non seulement en parle mais encore en chante quelques mesures, le concerto en question), Daive semble avoir manqué le rendez-vous fraternel. Celui-ci n’a pas lieu au moment de l’enregistrement ; mais il a lieu en différé, par cette tentative d’élaborer avec la radio une sorte d’« équivalent [42] » de la parole et du projet perrossiens, ou au moins un écho fraternel. Cette fraternité, Perros ne la reconnaît pas, puisqu’il n’a pas écouté le résultat final de l’entretien, qu’il s’en détourne (il ne s’est pas « retourné » !) comme si cela ne le concernait plus. Cette rencontre manquée que figure ici l’entretien explique sans doute l’importance que Daive donne à une formule de Perros, celle de « conversation à distance ». Tirée de la préface de Papiers collés 2 et caractérisant pour l’auteur la relation désirée avec le lecteur, elle s’accorde bien elle aussi (comme « graver sur le mur du vent ») avec le medium radiophonique. Jean Daive l’utilise pour ouvrir et fermer la série des entretiens : « J’essaie d’établir un rapport de conversation à distance, conversation impossible, qui exige l’intervention du hasard ». Jean Daive modifie la phrase originelle de Perros en la tronquant : ce faisant, il se la réapproprie, se la dit pour lui-même (se la chante ?), fait coïncider le « je » de Perros avec le sien propre. L’inexactitude de la citation ici n’est pas trahison : elle figure l’opération même de réception intime d’une parole lue ou entendue, qui revient en mémoire. Elle doit au fond s’entendre comme un signe de fraternité. Cette pratique de la citation modifiée apparaît plusieurs fois au cours des entretiens. Dans le 3ème, celle-ci est clairement perceptible (y compris dans le temps de la diffusion pour un auditeur attentif) puisque la citation originale est d’abord dite par Michelle Cohen au début de l’émission (« À qui n’est-ce pas arrivé / d’avoir à dire la parole / celle de toute éternité / à l’homme que vous avez là / devant vous présent mais précaire [43] »), puis reprise par Jean Daive à la fin (« Dire la parole, celle de toute éternité, à l’homme que vous avez là, devant vous, présent mais précaire [44]») : une fois encore, le « je » de Perros a fait place à celui de Daive, si bien que « l’homme […] présent mais précaire » en vient à s’identifier, dans la bouche de l’interviewer, pour l’auditeur, à Perros lui-même.
La relation entre Perros et Daive est donc particulièrement ambivalente. Daive n’est pas un ami élu pour la conversation, comme ont pu l’être tous ceux, nombreux, avec qui Perros a tenu correspondance, autre forme de « conversation à distance » (Jean Grenier, Jean Roudaut, Jean Paulhan, Michel Butor, Bernard Noël, Carl-Gustav Bjurström, Lorand Gaspar, Henri Thomas, etc.). C’est lui qui l’a fait venir, parce qu’il aimait son œuvre ; et visiblement il n’a pas réussi à le lui montrer. Il n’est pas allé à lui, dans son lieu, comme l’avait fait Roger Pillaudin pour la radio en 1969, enregistrant son entretien dans la Baie des Trépassés [45], ou comme Pierre-Jakez Hélias pour l’entretien télévisé réalisé par Paul-André Picton en 1971 [46]. L’entretien avec Daive, une fois monté, assume donc cette distance et épouse l’idée que Perros formule à propos de la relation au lecteur. Jean Daive y joue finalement le rôle d’un médiateur en retrait, distant, laissant la plus grande place audible à son invité, tout en ouvrant la voie pour que l’auditeur, destinataire final de l’entretien, entende à son tour Perros et puisse laisser sa parole faire son miel en lui. Jean Daive est en effet celui qui entend et redit à part soi, reformule ce qu’il a compris – d’où ce ton, si étrange à première audition, qui est en fait celui-là même de la « conversation à distance » et non celui de la conversation directe. Ainsi à la fin du premier entretien, Daive ressaisit la pensée de Perros, en se coulant dans les mots mêmes de ce dernier : « La parole écrite voudrait bien passer inaperçue. Elle voudrait bien être égale au vent, à la pluie, aux personnages et aux choses du quotidien qu’elle vise pour s’y fondre [47] » L’auditeur, quant à lui, est appelé à jouer le même rôle que l’ami-lecteur anonyme, que Perros ne choisit pas mais auquel il se livre pourtant, même par-delà la mort : auditeur chez qui se produira peut-être, réponse muette et intime à la parole délivrée, un tressaillement intime, un mouvement de « chair de poule », une émotion enfin, seul « signe » désiré par Perros en ce qu’il fait triompher de la mort. « Voilà ! La mort ne prend pas ça, c’est ce que je voulais dire. La mort ne peut pas… la mort est battue, là [48]. »
Ce premier entretien que mène Jean Daive à la radio assume pleinement le fait d’être un objet sonore construit plutôt que l’apparente retransmission d’une conversation à laquelle on ferait mine de convier muettement l’auditeur. La radio s’y affirme non seulement comme moyen d’expression, mais encore comme moyen spécifique de représentation du réel. Il s’agit de capter, sur le plan sonore, non seulement ce que dit Georges Perros, mais ce qu’il est, non seulement sa parole, mais aussi toute son épaisseur humaine. Captif, Perros l’est indéniablement dans ce studio impersonnel ; et il s’en défend puisqu’il rejette, dans le même temps qu’il s’y prête, l’exercice de l’entretien. Mais ce que réussit à capter Jean Daive, secondé par le réalisateur Alain Pollet, c’est une parole suffisamment libérée des questions et, plus généralement, des contraintes de la conversation courante, pour qu’on puisse y entendre tout un prisme d’émotions, une sensibilité à nue, un accès sonore direct à cette « nuit » que Perros disait rechercher chez les autres [49]. En même temps, si l’auteur est bien sans masque, il est cependant en partie revêtu de la sensibilité propre de son interviewer, Jean Daive, qui, dans le tissu des textes et des paroles de Perros, découpe, prélève ce qui lui parle et qui fait signe, aussi bien à lui-même qu’à l’espace radiophonique où pour l’auditeur se déploie l’entretien. De même, le choix de monter des extraits musicaux et des bruitages pare la parole de Perros d’un tissu affectif qui oriente l’écoute et qui contribue à faire de l’entretien un portrait tout subjectif de l’écrivain. L’entretien monté constitue ainsi dans son ensemble une forme de réponse différée à Georges Perros. Mais le son qui revient à l’auditeur, comme un écho, n’est ni tout à fait un autre ni tout à fait le même (par rapport à ce qu’il fut au moment de sa prise), augmenté qu’il est de la présence de Jean Daive, lequel s’affirme non seulement comme médiateur mais aussi pleinement, quoique discrètement, comme auteur de l’entretien. « Georges Perros, Jean Daive » : l’entretien apparaît ici au fond comme la mise en tension de deux espaces-temps, à l’origine disjoints mais superposés au montage, de la parole auctoriale. Par ce dispositif de relais, Jean Daive contribue bien à faire « passer la douane [50] » à son invité, s’effaçant lui-même au maximum, pour laisser parvenir jusqu’à nos propres rives intérieures, la « petite musique » si émouvante, si inoubliable, de Georges Perros.
Notes
[1] Alain Veinstein, Radio sauvage, Paris, Seuil, 2010, p. 40 suiv.
[2] « Le temps qu’on la cherche, elle est déjà commencée, on la trouve, elle est finie. Mais elle surgit parfois sans qu’on l’attende. C’est la poésie sur France-Culture, le matin, le midi, le soir et la nuit, “Poésie ininterrompue” » (Le Monde, lundi 14 mars 1977), cité par Abigail Lang, « “Bien ou mal lire, telle n’est pas la question”. Poésie ininterrompue, archives sonores de la poésie », dans Pierre-Marie Héron, Marie Joqueviel-Bourjea et Céline Pardo (dir.), Poésie sur les ondes. La voix des poètes-producteurs à la radio, Presses universitaires de Rennes, 2018.
[3] Émission diffusée du 2 au 8 juin 1975.
[4] Propos de Jean Daive recueilli par mail le 1er mai 2017. Je remercie ici Jean Daive d’avoir bien voulu répondre à mes questions.
[5] Propos recueilli de Jean Daive recueilli par mail le 16 mai 2017.
[6] Voir Céline Pardo, « Avec un écrivain, les yeux fermés. L’art du portrait d’écrivain à la radio », dans Ivanne Rialland (dir.), Critique et médium, Paris, CNRS éditions, 2017, p. 271-285.
[7] Jean Daive affirme qu’il n’est pas responsable du montage. Il faut donc sans doute l’attribuer à Alain Pollet qui réalise l’émission.
[8] Le signe # marque une pause dans la diction. Entre crochets sont indiqués les sons ajoutés au montage.
[9] La transcription de l’entretien, qu’on peut lire dans Graver sur le mur du vent, Thierry Gillybœuf (éd.), Illiers-Combray, éditions Marcel le Poney, 2010, restitue entre crochets la phrase originale de Perros : « conversation impossible [à l’état brut], qui exige l’intervention [d’un heureux] hasard ». Mais pour d’autres citations modifiées par Daive, il n’y a pas de restitution de l’original.
[10] Georges Perros, Papiers collés 2, Paris, Gallimard, « L’Imaginaire », 1973, p. 9.
[11] On entend seulement, à de rares moments, plutôt dans les derniers entretiens, de brefs acquiescements de Jean-Marie Gibbal, un ami proche de Perros, qui était présent lors de l’enregistrement.
[12] 1er entretien.
[13] Pour plus de lisibilité, j’ai repris ici la transcription éditée (p. 22), bien qu’elle ne rende qu’imparfaitement compte de la diction et du parler réels de Perros.
[14] Lettre à Jean Roudaut, 24 février 1976, citée dans Graver sur le mur du vent, op. cit., p. 12.
[15] Premier entretien, transcription éditée, op. cit., p. 16.
[16] Cinquième entretien, ibid., p. 64.
[17] Quatrième entretien, ibid., p. 59.
[18] Premier entretien, ibid., p. 21.
[19] Ibid.
[20] Propos de Jean Daive recueilli par mail le 1er mai 2017.
[21] Georges Perros, Une vie ordinaire [1967], Paris, Gallimard, 1988, p. 104-105.
[22] Ibid., p. 159-160.
[23] Georges Perros, Je suis toujours ce que je vais devenir, Brest, éditions Dialogues, 2016. Le texte de cet entretien paraît pour la première fois de façon posthume en 1983 (coédition Calligrammes/Bretagnes), scandé par des « illustrations » de Perros et clos par une signature manuscrite. L’auteur de l’entretien, Michel Kerninon, s’efface complètement devant la parole auctoriale de Perros.
[24] Graver sur le mur du vent, op. cit., p. 54.
[25] Une vie ordinaire, op. cit., p. 121.
[26] Ibid., p. 94.
[27] Une expression qu’on retrouve dans plusieurs textes de Meschonnic, par exemple dans Le Rythme et la lumière. Avec Pierre Soulages, Paris, Odile Jacob, 2000, p. 173.
[28] Propos de Jean Daive recueilli par mail le 1er mai 2017.
[29] Il s’agit ici de ma propre transcription qui restitue ce que Graver sur le mur du vent a effacé (op. cit., p. 44), l’expression « Voilà c’est ça ».
[30] Deuxième entretien, Graver sur le mur du vent, op. cit., p. 30.
[31] Je transcris ici les paroles de Perros réellement prononcées. Les points de suspension indiquent un silence (le reste du temps, tout est dit en un souffle, très vite). Le silence est particulièrement long avant « l’œuf », signe d’un bref scrupule peut-être devant l’incongruité de cette image, scrupule qu’il dépasse cependant avec la métaphore filée et assumée (« en fait c’est ça ce que je veux dire ») de la « mayonnaise ».
[32] Ce terme d’« enroulement », il l’avait employé déjà en 1963, dans une lettre à Butor, suite à une émission sur la Bretagne qu’il avait réalisée pour la radio en décembre 1962 et dont il avait repris le poème « Amour d’Armor » devenu « Marines » dans les Poèmes bleus. Voici ce qu’il écrit à propos de « Marines » : « Je t’envoie ce que j’ai tiré du truc radiophonique. En fait, j’ai simplement retiré les citations et les nœuds musicaux. […] Ce qui m’a intéressé, ce sont les enroulements, quand le langage s’ouvre comme une fleur, et se déplie, dans la mesure de son inspiration. Ça s’arrête malheureusement toujours un peu vite », lettre citée par Estelle Ferrux, « “Mesure de ce que je suis”. La poésie de Georges Perros », thèse de doctorat de l’université Paris-Sorbonne, 19 octobre 2007, p. 53. Je remercie ici Estelle Ferrux de m’avoir communiqué son beau travail.
[33] Cinquième entretien, transcription personnelle.
[34] Voir la très éclairante mise au point de Nicolas Cremona, « Le nonsense », séminaire ENS Paris 2005-2006, [en ligne], http://www.fabula.org/atelier.php?Nonsense, dernière consultation le 11 octobre 2017.
[35] Une vie ordinaire, op. cit., p. 163.
[36] Graver sur le mur du vent, op. cit., p. 15.
[37] Deuxième entretien, ibid., p. 31.
[38] Cinquième entretien, ibid., p. 62.
[39] Ibid., p. 63.
[40] Premier entretien, p. 17.
[41] Ibid., p. 42-43.
[42] Georges Perros dit quant à lui que certains « lieux », en Bretagne, sont « l’équivalent naturel » de ses écrits (Troisième entretien, ibid., p. 39).
[43] Une vie ordinaire, op. cit., p. 71.
[44] Troisième entretien, transcription de Graver sur le mur du vent, op. cit., p. 47.
[45] Des hommes et la mer : Georges Perros, émission produite par Roger Pillaudin, France Inter, 29 août 1969, 23h, 30 min.
[46] « Une vie ordinaire », dans Lu et approuvé (collection « Atlantique »), réalisation de Paul-André Picton, ORTF, 1ère chaîne, 27 novembre 1971.
[47] Premier entretien, transcription de Graver sur le mur du vent, op. cit., p. 22.
[48] Troisième entretien, ibid., p. 43.
[49] « Quand je disais la sensibilité d’autre, c’est quoi ? C’est leur nuit. C’est la nuit de l’autre que je sollicite et que je recherche. Ce n’est pas le fait de se dire bonjour. Je veux dire que ce n’est pas si simple le réel et le quotidien. On dit toujours : vous êtes un type du réel, du quotidien. Ce n’est pas si simple, parce que c’est très difficile à prélever justement. » (Cinquième entretien, ibid., p. 65).
[50] Dans le 3e entretien, Perros s’écrie : « Parce que je crois que, tout de même, il vaut mieux avoir du génie. Je crois… quand on écrit. Mais quand on n’en a pas, il faut s’arranger avec cette espèce de son, de bruit que fait la langue en nous, et… pour s’en débarrasser tout simplement. Parce que je voudrais bien passer la douane, moi. C’est-à-dire basculer de l’autre côté, et alors là je me dirais : tiens ! tu écris et ça a un sens » (op. cit., p. 39).
Auteur
Céline Pardo est membre du Centre d’étude de la langue et des littératures françaises (Cellf) de Paris-Sorbonne. Elle est l’auteure de La Poésie hors du livre (1945-1965). Le poème à l’ère de la radio et du disque (PUPS, 2015) et a codirigé plusieurs ouvrages dont Poésie et médias (Nouveau Monde, 2012) et Poésie sur les ondes (PUR, 2018). Elle poursuit des recherches sur la part sonore de la littérature (radio, enregistrements, lectures publiques) et sur la poésie des XXe et XXIe siècles.
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