Il en fait trop ! Place de la radio dans l’œuvre et la vie de Michel Butor
En examinant la production d’émissions de radio avec Michel Butor, la première chose qui saute aux yeux est son abondance. En effet, de 1956 à sa mort, en 2016, ce sont, grosso modo, pas moins de 520 émissions radiophoniques auxquelles il participe ou dont il est l’objet. On peut dire par ailleurs que ces émissions sont de trois sortes : de type entretien, les plus nombreuses mais aussi les plus diverses, par leur longueur, leur importance, leur objet ; de type lecture de textes ou de poèmes ; de type création radiophonique enfin, les plus originales mais aussi les moins nombreuses. L’essentiel reste que Michel Butor a su comme nul autre faire de la radio un pan entier de son œuvre, qu’il en a tiré des écrits bien sûr, mais surtout qu’il a su faire de ce mode d’expression un instrument à sa mesure.
In examining the production of the radio broadcasts with Michel Butor, the first thing that jumps out is its abundance. In fact from 1956 until his death in 2016 there is no less than 520 radio broadcasts in which he takes part or of which he is the subject. We can say that these broadcasts are of three kinds : those of type interviews, the most numerous and the most diverse by their lenght, their importance, their subject ; the type reading of texts or poems and those of radiophonique creations, the most original but least numerous. The essiential remains that Michel Butor knew as no one else how to make of the radio a whole part of his body of work, that he drew from it writings of course but mainly that he has been capable of making this mode of expression a tool for his unique talent.
Texte intégral
Comme il le disait de Victor Hugo dans l’un de ses derniers livres : il est partout, il en fait trop [1]. En matière de livres, Michel Butor a tout pratiqué : les romans, les recueils de poésie, les essais, les anthologies (les siennes et celle de Hugo que je viens de citer), les catalogues de peinture, les textes en étroite relation avec la musique, les suites inclassables, les très nombreux livres d’artiste, les livres à plusieurs mains, etc. Cependant, dans le domaine de l’expression non plus écrite mais orale, il s’est également illustré de multiples manières, et notamment à travers la radio.
Son goût pour la radio remonte sans aucun doute à l’enfance, ou tout au moins à l’adolescence, c’est-à-dire à une époque où la radio occupait une place tout à fait privilégiée et importante comme moyen de diffusion de la pensée. Privilégiée, car c’est à ce moment que ce média entre véritablement dans sa première maturité et concurrence l’écrit de façon très évidente (au début des années 50, les postes de radio ont envahi les foyers de la plupart des Français) ; et importante, car des philosophes comme Gaston Bachelard [2], mais aussi des écrivains – et non des moindres – se sont déjà illustrés dans la réalisation d’œuvres et d’entretiens pour la radio.
Tel est le cas en particulier de l’un d’entre eux, Paul Claudel, dont les 41 entretiens avec Jean Amrouche datent de 1951-1952 [3]. C’est un écrivain qui compte pour le jeune Michel Butor, et l’un de ceux dont la voix l’aura le plus marqué [4] : « Je suis allé l’écouter lire des poèmes à la Sorbonne : c’était magique. Il avait une gueule incroyable, on aurait dit un crapaud pétrifié : un visage carré, qui semblait insensible mais qui déversait des trésors [5] ». Michel Butor sait écouter, et il était donc normal qu’il cherche lui-même à se faire entendre en prise directe, soit à travers la lecture de textes ou de poèmes, soit à travers de multiples entretiens et conversations, soit encore, un peu plus tard, à travers des œuvres musicales dans lesquelles il intervient en tant que récitant.
Mais il voulait mener l’expérience plus loin, et c’est ainsi qu’il commence à réfléchir à une écriture radiophonique spécifique, comme en témoignent ses 6 810 000 litres d’eau par seconde de 1965 [6], œuvre sous-titrée « Étude stéréophonique ». Cette œuvre sera diffusée le 22 novembre 1967 en stéréophonie sur France Musique et le 23 « en version normale » sur France Culture, après des réalisations en versions anglaise et allemande [7].
Dans un compte-rendu de l’émission, Marcelle Michel écrira en particulier :
L’essentiel est peut-être que la radio a transmué cet essai verbal, un peu monotone et systématique à la lecture, en un véritable poème épique : à partir du moment où ces petits personnages habillés de cirés jaunes pour affronter les eaux tourbillonnantes se mettent à parler, à exister, avec leurs émois, leurs regrets et leur solitude, l’évocation abstraite se charge d’une densité et d’une valeur humaine que l’auteur lui-même n’avait peut-être pas mesurée [8].
On le voit donc, la radio est extrêmement importante pour la réception de l’œuvre de l’écrivain. Il le précisera d’ailleurs en 1965 dans la Nouvelle Revue de Lausanne : « J’aime travailler pour la radio, où les possibilités sont presque illimitées, j’aime travailler pour l’oreille, j’aime le mot qui se fait entendre [9] ».
1967, c’est aussi l’année de la diffusion et de la publication des Entretiens avec Michel Butor [10] de Georges Charbonnier, un livre qui éclaire bien des aspects de l’œuvre, et qui revient notamment – et très longuement – sur le livre de Butor qui fit le plus scandale : Mobile (1962). Matthieu Galey, parlant de la version radiophonique de l’œuvre, dira par exemple :
Georges Charbonnier, pour une fois, a trouvé son maître : il n’arrive pas à placer un mot, submergé qu’il est par la facilité, l’intelligence, l’éloquence, disons le bagou supérieur de cet illustre Gaudissart de sa propre marchandise qu’est l’auteur de Mobile. […] Cette sûreté, cette lucidité, cette simplicité aussi, quel exemple [11] !…
L’entretien devient une composante de l’œuvre de Butor, un besoin vital d’expression. Il y a recours très souvent et se plaît à répondre à toutes sortes de questions, certaines revenant comme un leitmotiv (« Pourquoi avez-vous cessé d’écrire des romans ? » par exemple). Jamais il ne se dérobe.
Le même Georges Charbonnier lui avait déjà demandé en 1962 un texte sur l’aviation, et ce sera Réseau aérien, qui porte le sous-titre : « texte radiophonique [12] ». Cette œuvre sera diffusée sur France III National [13] (qui deviendra bientôt France Culture) le 16 juin. Le talent de l’écrivain s’adapte parfaitement à ce média, et son écriture semble alors redoubler d’invention. Même si elle déçoit, la réalisation française est reprise en Allemagne et en Angleterre un peu plus tard, et alors, dit Butor lui-même, cette fois « de façon remarquable [14] ». Dans un autre entretien avec Marcelle Michel, cependant, il précise qu’en réalité c’est une émission sur Mobile [15] qui l’a orienté vers la radio, et il précise alors que s’agissant de cet « extraordinaire moyen d’expression », « on devrait y tenter ce qu’on ne peut justement montrer ni sur scène ni à l’écran [16] ». C’est souligner que la radio est un média autonome, qui a ses structures et ses moyens propres, et qu’elle n’a pas toujours pour finalité un livre, fût-il d’entretiens comme pour Claudel (Mémoires improvisés) ou pour Butor lui-même.
Certains de ces entretiens, comme la Radioscopie avec Jacques Chancel (1er juin 1979), ou encore, plus proche de nous, Le Grand Entretien de François Busnel (diffusé sur France Inter le mardi 27 novembre 2012), appartiennent à une catégorie précise. Ils s’inscrivent dans une série périodique dont chaque épisode est consacré à un invité, chacun répondant au même intervieweur, avec des codes à peu près identiques à chaque fois. Selon les catégories de Pierre-Marie Héron, l’intervieweur pourrait alors être défini moins comme un « critique » que comme un « reporter culturel » [17].
Certaines émissions ont une valeur peut-être plus historique, comme la première de La semaine littéraire, magazine de l’actualité littéraire animé par Roger Vrigny, qui a lieu au moment de l’inauguration de la Maison de la Radio et de la naissance de France Culture en 1963. Butor y participe pour nous parler de son livre qui vient de paraître, Description de San Marco (qui sera adapté pour la radio en Allemagne en 1970 [18]). « Claudel », dira-t-il notamment dans cette émission, « est certainement un des écrivains qui ont eu la plus grande influence sur moi […] J’ai une immense admiration pour un texte comme l’Introduction à la peinture hollandaise et Claudel m’a beaucoup appris à voir des tableaux, à voir des œuvres […], il m’a beaucoup appris à les faire parler [19] » .
S’agissant de San Marco, il y a matière, en effet, à faire parler ce monument (y compris dans le sens premier du terme, avec la foule tout autour qui ne cesse d’émettre toutes sortes de bruits et de paroles), avec ses strates successives jusqu’au XXe siècle – cette œuvre étant dédiée à un grand musicien, Igor Stravinski, dont le Canticum sacrum, œuvre à la fois vocale et instrumentale, est lui-même construit à l’imitation de la basilique et lui apporte ses propres voix. La question de la sonorité est donc partout présente dans ce livre, et l’on peut même dire que ce monument bruit de tous côtés. En effet, selon les mots de l’auteur, ce monument n’est « pas seulement une architecture de briques et de marbres et de petits cubes de verre, mais une architecture d’images, mais une architecture de textes. De tous les monuments de l’Occident, peut-être celui qui comporte le plus d’inscriptions [20] ».
À ce propos, comme un écho au Roi-Lune d’Apollinaire, l’auteur consacrera le 27 mars 1967 sur France Inter toute une émission aux divers bruits et aux musiques qui parcourent le monde. Il y évoquera alors les bruits et les musiques non seulement de Venise, mais aussi d’Égypte, d’Angleterre, d’Amérique ou de Russie [21].
D’autres émissions ont une portée plus singulière, même si elles se déroulent dans le cadre de telle ou telle programmation. Je pense en particulier à celle de Gilles Davidas, Histoire de la poésie par Michel Butor, sur France Culture, dont les séances se succèdent sur quatre semaines : du 29 août au 2 septembre ; du 5 au 9 septembre ; du 12 au 16 septembre et du 19 au 23 septembre 2005 [22]. De telles performances requièrent un investissement de l’auditeur qui prend en quelque sorte un rendez-vous quotidien avec l’écrivain durant les jours ouvrables de ces quatre semaines, et qui tisse avec lui une relation sinon d’élève à professeur, du moins de confiance et d’intérêt partagé.
Certains réalisateurs d’émissions de radio semblent d’ailleurs avoir noué une relation privilégiée avec Butor, comme Alain Veinstein ou encore André Velter au cours d’émissions où un véritable dialogue et une relation d’amitié s’instaurent entre l’intervieweur et l’interviewé. Le premier, poète lui-même, mènera avec lui un dialogue au long cours, de 1979 à 2012, soit sur un peu plus de trente ans, et notamment dans ses émissions Surpris par la nuit et Du jour au lendemain. Butor lui dédicacera la première partie de son Michel Butor par Michel Butor [23], « Alphabet d’un apprenti », la seconde étant un « Choix » de textes poétiques.
Le second, André Velter, lui aussi poète, animera avec Claude Guerre, entre autres choses, la soirée Les Poétiques de France Culture dédiée à Michel Butor, avec Michel Butor et Michäel Lonsdale en récitants et Alina Piechowska au piano, soirée diffusée le 12 décembre 1996 sur France Culture. Il réalisera surtout, entre 1987 et 2008, l’émission Poésie sur parole, au cours de laquelle il recevra notre auteur à pas moins de sept reprises pour s’entretenir avec lui de poésie. En 2002, Butor lui dédicacera sa préface à L’art d’être grand-père [24] de Victor Hugo, dans la collection « Poésie » de Gallimard. André Velter décrit quant à lui la poésie de Butor comme
une parole fleuve qui garde la fougue et les débordements du torrent, une marée de mots en submersion permanente, mais une parole démontée, explorée en ses rouages, soudures et fractures, puis reconstruite, architecturée selon d’autres plans, d’autres logiques, d’autres rythmes, jusqu’à inventer, par-delà des sédimentations de syllabes, un verbe nouveau, un verbe comme un souffle qui traverserait rochers et forêts, laves et cendres, ciels et abîmes, pour jaillir étourdi, désemparé, toujours violent, toujours ébloui au spectacle du monde et des hommes [25].
Quant à Marc Voinchet, qui rencontre l’auteur pour son émission Tout arrive lors de ses déplacements à Lucinges entre 2003 et 2005, il semble tout particulièrement apprécier l’« homme rieur et charmant qui se trouve être aussi l’un des plus grands écrivains français vivants [26] ».
Beaucoup d’entretiens ont un aspect plus ponctuel, étant liés à l’actualité, à telle ou telle circonstance, à tel ou tel événement de la vie de l’auteur. Ainsi le premier voyage aux États-Unis de l’écrivain en 1960 sera-t-il marqué, entre autres choses, par son passage à Radio-Canada lors d’une de ses nombreuses échappées liées à ce voyage.
D’autres sont encore suscités par un événement éditorial d’importance dans la vie de l’auteur ou par ses liens avec telle personnalité dont, pour une raison ou pour une autre, la presse s’est emparée (anniversaire, sortie ou réédition d’ouvrages marquants, rencontre, disparition). Ainsi en va-t-il de :
‒ La leçon de Marcel Proust selon Michel Butor, deuxième volet d’une série d’émissions composée par Robert Valette à l’occasion des 50 ans de la sortie de Du côté de chez Swann ;
‒ « Michel Butor sur les traces de Joyce à Dublin » (env. 1 h 30), émission de Thierry Garcin dans la série de France Culture, Un homme, une ville (8 décembre 1978), émission qui donne un autre regard sur l’auteur d’Ulysse que les textes critiques déjà publiés dans Répertoire [27], et dans laquelle on entend notamment les bruits de la ville de Dublin disséqués par l’oreille aux aguets de Butor ;
‒ Tout arrive, émission d’Arnaud Laporte (2006) qui invite Butor à l’occasion de la publication de ses Œuvres complètes [28] et de l’exposition Butor à la BnF ;
‒ l’entretien avec Christophe Bourseiller (La Matinale, France Musique, 27 novembre 2012), quand paraît Le long de la plage de Butor et Copland [29], œuvre qui donne lieu à pas moins de cinq autres interventions, dont une télévisuelle, et à la retransmission de la soirée Butor-Copland le 14 décembre 2012 à Paris.
Certaines radios se font une fête toute spéciale de recevoir Michel Butor, comme TSF jazz, en 2006 et 2007 : « On se fait beau, alors, pour M. Butor [30] ». Cette même année 2007, toujours sur ce thème de la musique, Jean-Luc Rieder lui consacre une série de cinq entretiens pour l’émission Musique en mémoire à la Radio Suisse Romande.
Trente ans auparavant, France Musique demandait à Butor de « remplir pendant une semaine les nuits » de la station, si bien qu’il a pu disposer de dix-huit heures d’écoute. Cette expérience donnera lieu à la publication, cinq ans plus tard, du texte original intitulé « Une semaine d’escales ou les sept oreilles des virages de la nuit », dans Répertoire V [31] – l’expérience radiophonique n’étant donc pas détachée de l’œuvre écrite et engendrant elle-même de nouveaux textes.
Dans ce même livre de 1982, cinquième et dernier de la série Répertoire, on peut lire aussi un autre texte issu d’un travail radiophonique : « Les révolutions des calendriers, conversation pour présenter les trente-deux sonates de Beethoven lors d’une journée de France-Musique ». Cette « conversation » n’a rien évidemment d’une quelconque transcription des propos tenus durant cette émission, mais donne lieu, au contraire, à l’élaboration d’une œuvre nouvelle. Nouvelle en ce sens qu’elle est entièrement structurée par l’écoute d’œuvres musicales. De plus, elle prend place dans la série des textes de Butor sur la musique de Beethoven, comme l’indique la suite du sous-titre : « Post-scriptum au Dialogue avec 33 variations sur une valse de Diabelli ».
Toujours à propos de la musique et du travail avec les musiciens, je voudrais citer aussi celui de René Koering, qui réalise Centre d’écoute en 1972, et à propos duquel Butor disait : « Le fait radiophonique est utilisé ici dans toute sa profondeur [32] ». Radio et œuvre littéraire marchent de concert, échangent quelques-uns de leurs procédés, s’enrichissent mutuellement.
Centre d’écoute sera bientôt suivi de Manhattan inventions sur France Musique le 23 mars 1973. René Koering s’est ici servi d’un texte venant tout droit de Mobile. Puis ce sera Une semaine d’escales, dont les sept plages rempliront les nuits de France Musique du 5 au 11 novembre 1977, avant la diffusion d’Elseneur, opéra en 4 actes, sur France Musique en 1980. À quoi l’on peut ajouter divers entretiens radiophoniques de Koering qui émaillent toutes ces années.
Dans le domaine de la musique, il faudrait bien évidemment aussi parler des importantes collaborations avec Henri Pousseur, et en particulier des diverses réalisations autour de l’opéra Votre Faust, ou encore de celles avec Jean-Yves Bosseur. L’un et l’autre compositeurs ont accompagné Michel Butor au fil des années (même si les œuvres et les entretiens qu’ils donnent à la radio ne se déroulent pas toujours avec lui), et, pour connaître au mieux le travail en collaboration de Jean-Yves Bosseur avec Michel Butor, il suffit de renvoyer à l’excellent entretien du musicien paru dans le magazine du site l’Archipel Butor, dirigé par Aurélie Laruelle, du 12 novembre 2020 [33].
Parmi d’autres émissions qu’il n’est pas possible de traiter ici, il faut au moins citer, dans le domaine des arrangements radiophoniques cette fois, les remarquables réalisations de Kaye Mortley avec l’Atelier de Création Radiophonique (ACR), en 1985 notamment, autour du thème de l’Australie [34].
*
Depuis l’émission Le masque et la plume du 2 décembre 1956, portant sur L’Emploi du temps, le deuxième roman de Butor, jusqu’aux toutes dernières de l’année 2016, soit quelque soixante ans plus tard, la liste des interventions de et sur Butor à la radio est longue. Dans mon Dictionnaire Butor, j’ai répertorié plus de 520 émissions le concernant avant la date fatidique du 24 août 2016. Sauf erreur de ma part, la toute dernière est celle de Philippe Vandel, Tout et son contraire, sur France Info, qui a pour objet ou pour prétexte l’anthologie Hugo par Michel Butor que je citais au début de cet article, et qui date du mardi 28 juin 2016. Cette très longue liste s’étend par ailleurs aussi bien aux radios nationales qu’aux radios locales, tant françaises qu’étrangères – et en particulier aux radios suisses, étant donné le lien privilégié que Butor entretenait avec l’Université de Genève et avec de nombreuses personnalités intellectuelles suisses, notamment avec Jean Starobinski.
Sans doute toutes ces émissions n’ont-elles pas une égale importance, mais toutes comptent, parfois par des détails. Ainsi en va-t-il de l’irruption du chien Éclair au beau milieu de l’entretien avec Alphonse Layaz pour l’émission Fin de siècle de 1996 à la RTS (Radio Télévision Suisse) [35]. Ces aboiements nous rappellent, en effet, le lien très étroit que Michel Butor entretenait avec le monde animal du fait de son nom-même, lui qui, par ailleurs, aimait se portraiturer, dans les années 60, en jeune singe. Mais sur un autre plan, critiquant la notion sartrienne d’humanisme, Butor dira dans une conférence prononcée à La Chaux-de-Fonds en 1986 : « Nous sommes beaucoup plus des animaux que nous le pensons d’habitude, et nous devons retrouver la communauté avec l’animal, et la sensibilité, et la sensualité animales [36] ». À cet égard, je renvoie à deux passages significatifs d’Une semaine d’escales, l’émission de 1977 déjà citée. Dans le premier,
Butor évoque son récent voyage aux antipodes et les oiseaux australiens : tout d’abord le « kookaburra » (« qui rit un peu comme moi » et qui « donne tout à fait l’impression qu’il se moque de vous », dira Butor), puis le « ménure superbe », plus couramment nommé « oiseau-lyre », qui est capable d’imiter de nombreux autres oiseaux et même des bruits industriels – l’émission faisant entendre alors enregistrements de ces oiseaux aux chants et aux registres extraordinaires. Dans le second fragment,
Butor évoque les hurlements des loups qu’il décrit comme des bruits « très complexes et très élaborés », son propos étant suivi de ce que l’on pourrait appeler un « concert de loups », le premier commençant à peu près en suivant le schéma mélodique ci-dessous, avant que les voix des autres ne s’y mêlent dans une remarquable polyphonie :
Il n’est pas possible ici de développer davantage ces éléments, sur lesquels reviendront d’autres contributions de ce numéro, qui permettront de découvrir ou de redécouvrir certains de ces rendez-vous et nous feront apercevoir quelques-unes des mille et une facettes du poète-écrivain-artiste des ondes qu’était Michel Butor. Quant à ses autres interventions orales, télévisuelles notamment, également très nombreuses, elles constituent un autre objet de recherche qui reste encore à investiguer.
Bref, la relation de Butor à la radio n’est pas accessoire. Elle est riche d’expériences multiples et originales, qui constituent un développement de son œuvre, qui nous amènent, nous auditeurs, à mieux saisir notre relation au monde qui nous entoure, et qui, en même temps, nous débordent de toutes parts.
Notes
[1] Michel Butor, Hugo. Pages choisies, Paris, Buchet-Chastel, « Les auteurs de ma vie », 2016.
[2] Au sujet de la « causerie » du philosophe en 1949 à la radio, je renvoie à l’émission « La radio comme possibilité de rêve éveillé » sur France Culture, qui redonne l’intégralité de l’exposé du philosophe et les discussions qui ont suivi : Gaston Bachelard : “La radio comme possibilité de rêve éveillé” (franceculture.fr) [consulté le 15 août 2021].
[3] Ces entretiens ont été repris sous la forme de douze CD en 2009 chez Frémeaux.
[4] Il évoquera à plusieurs reprises son fameux livre sur l’art, L’Œil écoute, mais, surtout, il lui consacrera un cours tout entier à l’Université de Genève : Claudel et l’Extrême-Orient (1983-84) – que l’on pourra écouter sur Internet à l’adresse suivante : https://mediaserver.unige.ch/search/butor, comme les nombreux autres cours de Butor sur la littérature française donnés à Genève entre 1974 et 1991.
[5] Michel Butor, Curriculum vitae, entretiens avec André Clavel, Paris, Plon, 1996, p. 33.
[6] Michel Butor, 6 810 000 litres d’eau par seconde, Étude stéréophonique, Paris, Gallimard, 1965.
[7] [Allemagne] 6 810 000 Liter Wasser pro Sekunde [6 810 000 litres d’eau par seconde], SDR /NDR, mercredi 1er décembre 1965 [monophonie]. Durée : 1h20. Trad. Helmut Scheffel. Réal. Heinz von Cramer. Avec : Rolf Boysen, Monika Debusmann, Melanie de Graaf, Edith Heerdegen, Paul Hoffmann, Mila Kopp, Werner Pochath, Lieselott Reger, Uta Rücker, Heiner Schmidt, Marianne Simon et alii. [Grande-Bretagne] 1 ½ Million Gallons of Water a Second [6 810 000 litres d’eau par seconde], BBC Home Service, mercredi 1er décembre 1965, 20h-21h. Adapt., trans., réal. : Rayner Heppenstall. Avec : Heron Carvic, Cécile Chevreau, Robert Eddison, Nigel Graham, Garard Green, Eva Haddon, Marvin Kane, Arthur Lawrence, Miriam Margolyes, Allan McClelland, Jane Jordan Rogers, Alan Tilvern, Mavis Villiers, Mary Wimbush. [France] 6 810 000 litres d’eau par seconde, France Culture, 22 novembre 1967. Réal. : Guinard, Philippe ; Interprètes : Chaumette, François ; Negroni, Jean ; Renaud, Madeleine ; Gence, Denise ; Alari, Nadine ; Achard, Marie Claire ; Barbulée, Madeleine ; Caprile, Anne ; Doat ,Anne ; Girard, Danièle ; Loran, Marion ; Lasquin, Christiane ; Légitimus, Darling ; Versane, Claire ; Pigaut, Roger ; Orefice, Gastone ; Mann, Colin ; Fisher, Fred ; Ledoux, Fernand ; Brunel, Jean ; Caussimon, Jean Roger ; Fertey, Jean Marie ; Galbeau, Patrice ; Manuel, Denis ; Mazzotti, Pascal ; Messica, Vicky ; Seck, Douta » (Inath.). 2ème diffusion le 10 octobre 1968 sur France Culture en monophonie et simultanément sur France Musique en stéréophonie.
[8] Marcelle Michel, « Une étude stéréophonique de Michel Butor », Le Monde, n° 7116, 29 novembre 1967, p. 15.
[9] « Les projets de Michel Butor », propos recueillis par J. H. , Nouvelle Revue de Lausanne, n° 219, 18 septembre 1965, p. 13. Voir ici.
[10] Georges Charbonnier, Entretiens avec Michel Butor, Paris, Gallimard, 1967.
[11] Matthieu Galey, « Un illustre Gaudissart », Arts, 12-18 avril 1967, p. 22-23.
[12] Michel Butor, Réseau aérien, « Texte radiophonique », Paris, Gallimard, 1962.
[13] Alain Barroux (réalisation), Réseau aérien, France III National, 16 juin 1962.
[14] Michel Butor, Curriculum vitae, Paris, Plon, 1996, p. 147.
[15] Probablement l’émission intitulée « Mobile de Michel Butor », sur France III Nationale, du 9 mars 1962. Producteur : Charbonnier, Georges ; Interprètes : Mazzotti, Pascal ; Nerval, Nathalie ; Fechter, Françoise ; participant : Butor Michel (Inath. ).
[16] Marcelle Michel, « Michel Butor nous parle de Réseau aérien qu’il a spécialement écrit pour la radio », Le Monde, 15 juin 1962, p. 17. Repris dans Michel Butor, Entretiens. Quarante ans de vie littéraire, Nantes, Joseph K éditeur, 1999, 3 volumes, vol. I, p. 197-198.
[17] Pierre-Marie Héron, « La Matinée littéraire de Roger Vrigny : un esprit NRF à France Culture », in L’entretien d’écrivain à la radio (France, 1960-1985), textes réunis par Pierre-Marie Héron et David Martens, Komodo 21, n° 8, 2018 (https://komodo21.fr/matinee-litteraire-de-roger-vrigny-esprit-nrf-a-france-culture/).
[18] [Allemagne] Beschreibung von San Marco [Description de San Marco], SDR/BR/WDR/SWF, dimanche 13 mai 1970 [stéréophonie]. Durée : 1h14. Adapt. par l’auteur. Trad. Helmut Scheffel. Réal. Heinz von Cramer. Avec : Gerd Anthoff ; Marlies Compère ; Hannelore Cremer ; Michael Lenz ; Jürgen Netzger ; Karl Heinz Peters ; Horst Sachtleben ; Monika Schwarz ; Klaus Schwarzkopf ; Gertrud Sorge ; Gisela Stein ; Selma Ufer ; Uli Wagner.
[19] La semaine littéraire, magazine de l’actualité littéraire animé par Roger Vrigny, France Culture. 2 décembre 1963 : https://www.ina.fr/audio/PHD89042223/la-semaine-litteraire-emission-du-2-decembre-1963-audio.html
[20] Michel Butor, Description de San Marco, Paris, Gallimard, 1963, p. 26.
[21] « Soirée en Île-de-France : les voyages », France Inter, 23 mars 1967. Tout au long de cette émission, les interventions de Butor ponctuent celles des autres invités.
[22] Histoire de la poésie, France Culture, 29 août-23 septembre 2005. Titres des émissions : « Poésie et religion, l’utilité poétique », « Le texte sacré », « La guerre des Dieux », « La Katchinax [sic] mickey », « Les Dieux et l’amour », « Charmes c’est-à-dire poèmes », « Charmes c’est-à-dire poèmes », « Vers et prose », « La prosodie généralisée », « Les phares », « Calligrammes », « La muse Uranie », « La matière subtile », « De l’âge d’or à la Jérusalem céleste », « Le langage de la monnaie ».
[23] Michel Butor, Michel Butor par Michel Butor, Paris, Seghers, 2003.
[24] Michel Butor, « Les confitures du proscrit », pour André Velter, préface à Victor Hugo, L’Art d’être grand-père, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 2002, p. 7-27. Texte repris dans le t. X des Œuvres complètes, Paris, La Différence, 2009, p. 430-444.
[25] Michel Butor, Ballade du Rond-Point : Les Poétiques de France Culture par André Velter & Claude Guerre. Document audio, Paris, Compacts Radio France, Harmonia mundi, 1997.
[26] Voir Henri Desoubeaux, Dictionnaire Butor, « Voinchet, Marc », à la date du 6 mars, le lien « émission de radio » : (http://henri.desoubeaux.pagesperso-orange.fr/butorweb-u.html#Voinchet,%20Marc [consulté le 15 août 2021]).
[27] Michel Butor : « Petite croisière préliminaire à une reconnaissance de l’archipel Joyce (1948) » et « Esquisse d’un seuil pour Finnegan (1957) », Répertoire, Paris, éditions de Minuit, 1960, p. 195-218 et p. 219-233.
[28] Michel Butor, Œuvres complètes, vol. I à XII, sous la direction de Mireille Calle-Gruber, Paris, La Différence, 2006-2010.
[29] Le long de la plage, Michel Butor, voix (et textes), Marc Copland, piano, Paris, label Vision fugitive, distribution Harmonia Mundi, 2012.
[30] Henri Desoubeaux, Dictionnaire Butor, onglet Jazz : « Jeudi 22 juin 2006. C’est le pape du Nouveau Roman, il a écrit une ode à Charlie Parker, et la BnF lui rend hommage pour ses 80 ans. Il n’en fallait pas moins pour que ce fou de jazz de Michel Butor soit sur TSF ! On se fait beau, alors, pour M. Butor. » (http://www.radio-music.org/article.php?sid=6078).
[31] Michel Butor, Répertoire V, Paris, Minuit, 1982, « Une semaine d’escales ou les sept oreilles des virages de la nuit », p. 245-273 ; « Les révolutions des calendriers, conversation pour présenter les trente-deux sonates de Beethoven lors d’une journée de France-Musique », p. 149-170.
[32] Cité par René Koering, « Être musicien et collaborer avec Michel Butor », Butor, Colloque de Cerisy, Paris, 10/18, 1974, p. 299.
[33] « Jean-Yves Bosseur : collaborations musicales avec Michel Butor », https://www.archipel-butor.fr/jean-yves-bosseur-collaborations.
[34] Atelier de création radiophonique, « C’est au printemps qu’on moissonne les moutons », France Culture, 17 mars 1985. Production : Mortley, Kaye ; avec Michel Butor, écrivain ; Chris Mann ; Pierre Marécaux ; Jean Davila ; Atelier de création radiophonique, « Des antipodes aux antipodes », France Culture, 24 mars 1985. Production : Mortley, Kaye. Avec Michel Butor, écrivain (115’55) ».
[35] Entretien avec Michel Butor – rts.ch – Fin de siècle
[36] Les journées littéraires de La Chaux-de-Fonds, 15 novembre 1986 (https://www.club-44.ch/question/Butor/0/).
Auteur
Henri Desoubeaux a fait sa thèse de doctorat sur Passage de Milan, sous la direction de Georges Raillard, et poursuivi l’étude de l’œuvre butorienne à travers ses entretiens avec, en 1997, la publication des trois gros volumes d’Entretiens. Quarante ans de vie littéraire (1956-1996). À partir de l’année 2000, a lancé sur le Net le Dictionnaire Butor, auquel l’écrivain a largement contribué ; entreprise qui se poursuit encore aujourd’hui et vient de s’enrichir, à l’occasion de cette Journée d’étude, d’une copieuse « Tentative de récapitulation des émissions de radio avec Michel Butor ». Dans l’intervalle, a codirigé un ouvrage collectif d’hommage à l’écrivain à l’occasion de ses quatre-vingt-dix ans, Dix-huit Lustres, et fait paraître un volume de Promenades butoriennes qui réunit l’ensemble de ses textes critiques sur l’œuvre de Butor entre 1986 et 2017.
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