« La radiophonie devrait nous empêcher de dormir »

Cette phrase d’Alain Veinstein au début d’un « Radiotopsie » de 1981 [1] incarne parfaitement ce que j’ai pu ressentir lors de mes premiers pas dans les Nuits magnétiques. À l’époque, en 1983, il n’y avait bien sûr pas de podcast, pas vraiment de rediffusion. La radio était impérativement sous le signe du maintenant, du moment de la diffusion, et ces Nuits magnétiques ont empêché de dormir beaucoup de gens.

En 1983, je revenais avec Jean Couturier de Guéret où nous avions lancé, sous la houlette de Martin Even mandaté par Michèle Cotta, la radio décentralisée Radio La Creuse – comme elle se nommait alors [2]. Yves Jaigu était le directeur de France Culture et Alain Veinstein, sans m’impressionner autant que Claude Mettra – qui me fascinait, et à qui je n’ai que tardivement adressé la parole tant je lui accordais statut de totem –, incarnait alors une urgence à inventer et créer qui pour moi, débarquant littéralement dans cette France Culture de légende, m’allait droit au cœur. Il va sans dire que je subissais l’influence de Jean Couturier qui allait devenir mon mari, et nourrissait estime et enthousiasme pour celui qui avait été son élève avant de devenir un formidable allié. Jeune réalisateur, Jean Couturier avait écrit une lettre féroce à René Jentet ; il estimait que ce dernier « régnait en despote », et Alain lui offrait sans limite, comme à tant d’autres, le pouvoir de créer. Bref, dans ce contexte, j’ai osé me lancer dans l’aventure des Nuits magnétiques, sans trop réfléchir, alors que c’était en fait un territoire extrêmement impressionnant, quasi sacré. Évidemment il y avait en 1983, déjà, un goût d’après. La période fondatrice était passée. Il s’agissait d’intégrer un club déjà formé, fermé. Je me souviens d’Olivier Kaeppelin, Mehdi El Hadj, Bruno Sourcis, Marie-Ange Garrandeau, Franck Venaille, Marie-France Thivot, Andrew Orr [3], Nicole-Lise Bernheim, Michel Creïs, Pamela Doussaud, Marie-Christine Clauzet qui assurait l’intendance de tout ce petit monde, Jean-Loup Trassard, Gilbert Maurice Duprez, Pascal Quignard et tant d’autres…

Il y avait le bureau des Nuits magnétiques où nous allions très peu, car Alain Veinstein fonctionnait sur un désir, une suggestion… puis feu vert inconditionnel. Rien à voir avec la culture du projet écrit telle qu’elle se pratique aujourd’hui. Notre vie à la radio se passait dans les cellules de montage dédiées, où s’empilaient les bandes magnétiques dans un désordre apparent amplifié par les visiteurs de la nuit. Le matin, la cellule ne présentait jamais le même désordre que la veille. Il faut aussi évoquer l’inénarrable trac du mixage – voire montage – en direct dans la tour centrale, où s’alignaient magnétophones et tourne-disques devant des techniciens de mixage – oui essentiellement des hommes, qui avaient la fièvre dans le sang.

Me demandant quel avait été mon premier pas, j’ai eu recours à Inamediapro [4]. J’ai découvert que mon premier contact avec les Nuits magnétiques s’était fait le 21 octobre 1982, à l’occasion d’une Nuit magnétique diffusé depuis Radio La Creuse, où j’ai fait mes premières armes durant un an et demi [5]. À ce moment, Alain avait décidé d’adjoindre des magazines aux séries documentaires, qui vivaient une forme d’épuisement, et l’un de ces magazines le conduisait à Guéret avec Laure Adler, tous deux très jeunes, beaux et amoureux. Laure faisait des micro-trottoirs au contenu pas très gentil pour notre ego puisque les Creusois rencontrés, soit n’avaient pas de poste en FM, soit n’écoutaient pas cette radio décentralisée, soit n’y croyaient pas – « ce truc envoyé de Paris ! non merci ». Une année plus tard Radio La Creuse caracolait en tête des audiences parmi les radios décentralisées.

Quant à mes vrais débuts dans les Nuits magnétiques, ils ont eu lieu le 5 septembre 1983 avec une série intitulée « T’as vu mon look [6] ! » Nous étions vêtus de noir et dans la rue cela se voyait. C’était le temps du punk, du no future et aussi de la new wave. Cette musique imprégnait à sa façon les créations sonores.

L’année suivante, le 14 mars 1984, nous avons avec Jean Couturier emprunté les titres de notre série à la poésie d’Alain Veinstein [7]. Dans l’émission de ce jour, intitulée « Un drame enserre ma main, qui se débat avec tout ce qui n’arrivera pas », on pouvait entendre un concert de musiques limites à Bordeaux, dans le cadre du Festival « Divergences/Divisions » organisé par André Lombardo.

Et puis il y eut un cadeau : vendredi 6 avril 1984 naissait le numéro zéro d’Art sons, « fanzine radiophonique, gratuit sur France Culture » comme annoncé alors. Pour ce off mensuel des Nuits magnétiques ensuite sous-titré « radio alternative sur courant continu », nous avions carte blanche avec Jean Couturier pour écrire les mondes qui nous passionnaient. À l’image des fanzines de l’époque en noir et blanc, extrêmement morcelés, nous proposions un agencement de séquences courtes dans un ensemble très éclectique. Se croisaient Ghislain Mollet-Viéville, marchand d’art, fervent défenseur de l’art minimaliste [8], Christophe Bourseiller pour une Revue de presse des réseaux [9], Roberto Gutierrez et les artistes de la revue Plages [10], ou encore Sophie Calle racontant son voyage en transsibérien [11]. Il s’agissait de compter sur les muses de la radio pour faire entendre ce qui se tramait dans les interstices. Le dernier Arts sons, celui avec Sophie Calle, a été diffusé le 1er octobre 1987.

Il faut citer aussi les Nuits magnétiques en Avignon sous des titres divers, de Festival d’Avignon (été 1980) à Avignon Ultra Son (été 1986) [12] Une étude serait sans doute à mener sur ce que ces territoires de l’été ont apporté aux documentaires et à la création. C’est dans cette configuration que j’ai le plus ressenti la famille des Nuits magnétiques. Dans cette ville chère, la solution était de louer de grandes maisons. Dans l’une d’elles il y avait une piscine de l’époque romaine autour de laquelle toute l’équipe, preneurs de sons, producteurs, réalisateurs, se retrouvait. La radio se tramait autrement. La rencontre avec Bartabas y était aussi naturelle que le chant des cigales ou l’évocation de Michel Journiac.

L’occasion était belle de nouer des liens particuliers avec certains auteurs. Je pense à Robert Marteau, Michel Jauberty, Jean Parvulesco, Daniel Zimmermann, Marcelle Delpastre.

Robert Marteau a été la rencontre forte et essentielle. Celui qui avait pratiqué l’alchimie avec Eugène Canseliet, était passionné de tauromachie, écrivait ses sonnets chaque jour en marchant, m’a honoré de son amitié jusqu’à ses derniers jours.

Michel Jauberty, d’origine creusoise, vivait à Istanbul sa passion pour des corps turcs, écrivant dans L’homme refusé aux Éditions Manya : « C’est vrai, je suis malade. Malade d’identité. Et cela ne se soigne pas. Je suis inguérissable. »

Jean Parvulesco puisait à des sources mystérieuses de troublantes prophéties. On pouvait croiser dans son sillage F. J. Ossang comme son ami Eric Rohmer.

Daniel Zimmermann, lui, était un des premiers à avoir écrit sur la guerre d’Algérie (Robert Morel avait publié en 1961 80 exercices en zone interdite, vite censuré). Il n’avait pas épuisé sa révolte convulsive et non loin du Marché du Livre à Paris, dans le quinzième arrondissement, vouait sa vie à l’écriture.

Marcelle Delpastre, elle, menait en Creuse une vie où la poésie sans cesse la faisait circuler dans les replis d’une mémoire têtue et magnifique. Sa poésie érotique, répondant à de minutieux romans sur la vie paysanne, lui valut d’être invitée par Bernard Pivot. Peu dupe des simagrées parisiennes elle était cependant venue.

J’allais oublier Pierre Drachline, ami croisé plusieurs fois avec Ingrid Naour dans les Nuits magnétiques puis dans Clair de nuit, où il nous donna son Cœur à l’horizontale [13]. Car il faut dire que Jean-Marie Borzeix nous confia, avec Jean Couturier, Clair de nuit en 1985, deux heures le samedi et le dimanche, de minuit à une heure du matin, pour écrire la radio à notre façon. Notre goût des écrivains trouva matière à se développer et nous eûmes la chance d’accueillir à l’année des auteurs qui écrivaient chaque semaine un texte inédit qui à la fin devenait un livre. En parallèle, Alain Veinstein gardait la porte ouverte à nos propositions. Les écrivains étaient toujours là en veilleurs de ces nuits passionnées. Certains auteurs sont entrés dans l’histoire, comme Marcelle Delpastre ou Christian Bobin. D’autres plus discrets, comme Rodolphe Clauteaux [14] ou Anne-Marie Bauer, mise au secret par Barbie, sont entrés dans mon cœur.

Et puis un beau jour Alain Veinstein a passé le relais à Colette Fellous. L’équipe était ébranlée ; déjà certains producteurs des débuts s’étaient évaporés. Nous avons essuyé les plâtres avec Jean Couturier et partagé l’émotion de sa première prise d’antenne. Au début étaient organisées au domicile de Colette des rencontres où toute personne extérieure au cercle des Nuits magnétiques devait se sentir bien isolée, tant nous étions obnubilés par la radio et plus précisément la radio la nuit. Très vite Colette a donné son impulsion aux néo-Nuits magnétiques.

Il me semble qu’il est difficile d’évoquer après-coup l’existence des Nuits magnétiques alors que le démantèlement a eu lieu, nous condamnant à une nostalgie de mauvais aloi. Demeure un mystère. Vous l’aurez compris, les Nuits magnétiques auront été pour moi un berceau, une forme d’exigence, au contact des écrivains qui la fabriquaient autant que de ceux que nous rencontrions, un tremplin aussi, puisque la suite de ma vie radiophonique s’est inscrite à Radio France. Je salue le poète Alain Veinstein d’avoir permis l’existence de ces territoires magiques où une véritable initiation était possible sans exclusion.

Notes

1 Radiotopsie, cinq émissions, Jean Couturier prod., Nuits magnétiques, France Culture, du lundi 12 au vendredi 16 octobre 1981.

2 Radio décentralisée de Radio France, née le 5 septembre 1982, renommée Radio France Creuse en 1986, France Bleu Creuse en 2000. Ses débuts sont difficiles, comme en garde trace un article de Llibert Tarrago dans Le Monde du 13 juin 1983, « La valse de Radio-la-Creuse ».

3 Grande figure de l’ACR, qui produit six documentaires pour Nuits magnétiques en 1990-1991.

4 Il est possible aux auteurs de passage à Paris d’avoir un accès à ce service et ces archives dans la Maison des auteurs de la SCAM (http://scam.fr/La-Scam/maison-des-auteurs).

5 « Carte blanche à Radio La Creuse », Nuits magnétiques, France Culture, jeudi 21 octobre 1982.

6 Série en cinq émissions, du lundi 5 au vendredi 9 septembre 1983.

7 Alain Veinstein, L’introduction de la pelle. Poèmes 1967-1989, Paris, Éditions du Seuil, 2014.

8 Arts sons, émission du 21 novembre 1985.

9 Arts sons, émission du 2 octobre 1986.

10 Art sons, émission du 2 juillet 1987.

11 Art sons, « numéro illisible » (sic), émission du 1er octobre 1987.

12 21-25 juillet 1986. En clin d’oeil aux origines de Nuits magnétiques, Laure Adler reprend ce titre qu’Alain Veinstein avait adopté en 1977 et 1978 en succédant lui-même à Avignon 76.

13 Pierre Drachline, Le coeur à l’horizontale, éditions l’instant/ table rase, 1988.

14 Rodolphe Clauteaux, Sous le pont des corbeaux, Éditions Gallimard, 1996.

Auteur

Entrée à Radio France en 1982, Irène Omélianenko rejoint les Nuits magnétiques en 1983 et y reste fidèle jusqu’en 1998. Co-productrice avec Jean Couturier de Clair de nuit sur France Culture (1986-1997 ; 1999-2001), puis productrice de L’Atelier de la création (2011-2015) et de Sur les docks (2011-2016), elle est nommée en 2011 conseillère de programmes au documentaire et à la création radiophonique. Elle est conduite à prendre sa retraite en 2018. Membre de nombreux jurys (Italia, Europa, Creadoc, Scam, Phonurgia Nova, Longueur d’ondes…), elle a co-fondé en 2009 l’Association pour le développement du documentaire radiophonique (Addor).

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