« En marge de tout ce monde idiot ». Les Lettres de Blaise Cendrars à Jacques-Henry Lévesque
Texte intégral
Les correspondances, autant ou plus que les autres livres, sont guettées par la péremption : l’échange qui pendant 37 ans, de 1922 à 1959, a lié Cendrars et Jacques-Henry Lévesque, ne relève pas de l’exhumation d’un trésor caché, puisque Monique Chefdor a procuré la première édition, épuisée aujourd’hui, dans le cadre des Œuvres complètes parues chez Denoël en mars 1991 dont elle constituait le 9e volume, sous le titre « Je vous écris. Écrivez-moi ». Correspondance Blaise Cendrars – Jacques-Henry Lévesque, 1924-1959. On y découvrait 652 lettres, la plupart de Blaise Cendrars et quelques-unes des réponses de son destinataire, des reproductions des sommaires et couvertures de Orbes, revue que dirigea Lévesque, les prières d’insérer, complétés d’informations sur Jacques-Henry et sa famille. La source majeure de cette correspondance était en effet la femme du destinataire, Angèle Lévesque, dont la collection a rejoint le fonds Cendrars à Berne ; mais les archives nationales suisses ont, depuis, acheté certains lots passés en vente. Monique Chefdor, Olivier Brien, Claude Leroy, Maurice Poccachard et d’autres collectionneurs ont découvert des lettres depuis 1991, qui portent les échanges connus entre les deux écrivains à 740 lettres soit 666 lettres de Cendrars et 74 de J.-H. Lévesque (auxquelles s’ajoutent trois lettres seulement partielles de Cendrars).
Que peut apporter, au-delà de ces compléments au corpus, une nouvelle édition ? Quelques corrections de date, au vu des cachets postaux, conduisent à réviser la place de telle ou telle lettre, ce qui n’est pas sans incidence sur la biographie ni sur l’histoire des œuvres : les dates de certains déplacements, les premiers signes d’un projet d’écriture, les dates d’achèvement d’un ouvrage, tenus pour acquis sur la foi de la correspondance publiée, sont dès lors à vérifier ; l’accès aux originaux a aussi permis de rétablir une expression tronquée, un verso de lettre oublié dans les photocopies fournies autrefois par Angèle Lévesque, de déchiffrer des séquences illisibles, de corriger des leçons erronées en assez grand nombre – Cendrars par exemple se dit « retranché des vivants », non « des avants », et une mystérieuse « éthique de Raut » nous dissimulait celle de Kant, plus familière. Immanquablement, il sera nécessaire de reprendre un jour la nouvelle édition, on ne peut en la matière déclarer un ensemble clos, d’autant que ce qui périme sans doute le plus une édition critique, c’est la vie posthume de l’auteur, la masse des connaissances nouvelles qui ont enrichi la lecture et l’apport d’un nouveau lectorat dans une contemporanéité qui redéfinit sa littérarité et sa place. Ainsi, les strates successives de la critique cendrarsienne sur un quart de siècle ont profité à l’élucidation de nombre d’allusions laconiques et internet a permis d’identifier certains protagonistes obscurs. Le développement de la sociologie littéraire, la publication de nombreuses correspondances d’écrivains contemporains de l’auteur, l’apport des historiens [1], notamment le changement de regard induit par les travaux de Paxton sur l’histoire de la Seconde Guerre mondiale et de l’Occupation ouvrent l’appareil critique à des analyses renouvelées.
Je ne m’arrêterai pas sur les supports ni sur la graphie bien qu’ils soient la part directement émouvante pour le chercheur : ils n’ont rien de spécifique dans ces échanges avec Lévesque, sinon par le contraste qui se manifeste visuellement entre les deux interlocuteurs. Les cartes postales et les cartes de correspondance, les feuillets bleus adhésifs (du Tremblay, de Hyères, du Gelria au retour du Brésil, des Ardennes, de Biarritz, d’Aix-en-Provence, de Villefranche-sur-Mer, de la rue Jean Dolent à Paris, ou de l’hôtel d’Ouchy), se retrouvent d’un destinataire à l’autre, de même que les papiers à en-tête des Deux Garçons, le café-restaurant que fréquente Cendrars à Aix pendant la guerre, des grands hôtels de France, de Biarritz, de Rio, ou les blocs à petits carreaux écrits à l’horizontale à l’encre bleue ou violette sur des demi-feuillets. On retrouve dans la graphie toutes les couleurs de l’humeur du jour : l’écriture du Blaise pressé, pour une demande urgente avant la dernière levée, celle du Blaise exaspéré que signale une nette gradation vers l’illisible ; on suit le sismographe de la fatigue, les tremblements dans les périodes de création intense et dans les petits mots laconiques qui succèdent au premier AVC de 1956 ; on constate les progrès du retour à l’écriture, avant le grand silence qui suit le second AVC en 1958, que rompt seulement la signature déformée de la « main amie », au-bas d’une carte envoyée par Raymone. La lettre suit au plus près la voix dans une conversation qui lie les amis séparés ; l’intonation se marque dans la véhémence typographique : traits de soulignements – deux, trois, ou plus ; tirets démesurés (double ou triple cadratin), points d’exclamation en rafales, lignes de pointillés. Tantôt la phrase méandre, accueillant des énumérations, incises et détails d’une précision obsessionnelle ; tantôt la violence expéditive des jugements, le lexique cru, les émotions débordent et serpentent sur le bord, jusqu’en haut du feuillet. À l’éditeur d’assurer la lisibilité et une certaine régularité de la mise en page et des codes de transcription, sans sacrifier totalement le geste d’écriture, le tempo de l’humeur, que seul le fac-similé pourrait rendre fidèlement.
En contraste, Jacques-Henry Lévesque sature ses pages – souvent deux ou plus – d’une écriture prolixe, régulière, avec des ajouts à la relecture et toutes sortes de marques d’intensité. Il signe invariablement « votre AMI » avec une naïveté d’enfant affectueux et le plus souvent, abonde dans le sens de Blaise, prodigue en actes d’allégeance. Il faut dire que le maître pratique méthodiquement l’assassinat thérapeutique et le coup de bâton zen. Cendrars a la dent dure avec ses correspondants – à l’exception peut-être de t’Serstevens : il se fait un devoir de dire à Poulaille ses réticences sur ses publications, de descendre en flèche le dernier livre de Guiette qui lui demandait son avis et de corriger longuement dans plusieurs lettres de suite le texte d’introduction aux Poésies complètes qu’il a sollicité de son ami Lévesque, un texte dont il s’était pourtant déclaré entièrement satisfait.
Le statut de document autobiographique d’une correspondance demande quelques précautions : si le cachet de la poste a valeur de preuve, une fois vérifié l’appariement de la lettre à l’enveloppe, le contenu ne lève pas tous les voiles et demande des recoupements [2] ; ainsi, les voyages en Espagne avant, pendant et après la guerre civile restent en partie mystérieux : certains s’éclairent grâce aux lettres à Louis Brun, ou à d’autres aficionados de corridas. D’autres non. La lettre, exceptionnellement espace de confidence où s’avoue, en prolongement d’une conversation nocturne à bord du Normandie, un désir suicidaire, protège aussi les secrets ou permet dans d’autres circonstances de nourrir la légende près d’un destinataire crédule qui la répandra. Comme toute correspondance celle-ci, surtout si nous la mettons en parallèle avec les lettres à Raymone, permet de combler quelques lacunes biographiques à la fin des années trente lors de la brouille avec la comédienne [3] et d’éclairer d’un autre jour la vie quotidienne à Aix. Dans les lettres à Lévesque, les détails d’intendance sont plus sobres, tandis que se précisent quelques zones douteuses de l’histoire, par exemple une escapade en Irlande où Cendrars prétend être allé boire un bon whisky pour justifier près de Maximilien Vox son silence, se trouve démentie par le cachet des courriers envoyés d’Aix à Jacques-Henry Lévesque aux mêmes dates, dans lesquels on lit un compte rendu de l’avancée de l’écriture quotidienne. Mais on attend des correspondances autre chose que ces « exploits d’huissier » comme dirait Breton, ou ces flagrants délits de (petits) mensonges. Tout au plus vérifie-t-on ici que la lettre permet de tendre au destinataire une image de soi conforme à son attente : celle de de l’homme viril, libre et imprévisible, qui peut braver la guerre pour aller boire un verre et qu’aucun éditeur n’enchaînera à sa table d’écrivain, mais pour Jacques-Henry celle du moine reclus qui sacrifie l’ailleurs à la cellule d’écriture. Le premier paradoxe de cette correspondance pourrait s’intituler « ne le dites à personne [4] », une phrase qu’on retrouve dans d’autres échanges de Cendrars, qui permet de constituer le cercle des intimes – ceux avec qui on partage des secrets – ou du moins ceux auxquels Cendrars veut faire savoir ou croire qu’il les distingue de tous les autres.
Après avoir rapidement dessiné la construction de la relation au fil des lettres – car la lettre n’est pas dans ce cas seulement un document qui témoigne, un support médiateur, elle est l’agent même de cette construction –, je m’arrêterai sur un aspect central de cette correspondance : le journal de bord de l’œuvre, riche en discussions métapoétiques. Cendrars s’adresse à Jacques-Henry Lévesque lui-même poète, lecteur sensible aux techniques de narration, de composition. Avec lui il peut parler des ficelles du « métier », congédier les images d’Épinal de l’écrivain baroudeur au profit d’une autre figure de soi, celle de l’ascète et du « constructeur ». Le refus de l’Histoire, l’angoisse de mort, le pessimisme misanthrope et la certitude du pire s’aggravent au fil de la guerre et, conjugués à la lecture des mystiques, montrent chez Cendrars, comme chez plusieurs poètes du XXe siècle, que l’attraction de l’espace a pu constituer une alternative au temps linéaire jugé hostile.
1. « Je ne puis compter que sur vous »
Jacques-Henry Lévesque (1899-1971) est le fils d’un couple d’amis proches de Cendrars, Marie et Marcel Lévesque, un comédien reconnu, que Cendrars n’a pas pu manquer lorsqu’il jouait Judex dans Fantômas. Marcel Lévesque poursuit à la fois une carrière au cinéma et au théâtre – Cendrars ne manque pas de saluer chacun de ses retours à la scène et fait transmettre ses amitiés aux parents de Jacques en fin de lettre. Les archives conservent quelques lettres échangées entre Cendrars et Marcel ou Marie, qui partagent en voisins les loisirs et les apéritifs de Blaise et Raymone au Tremblay-sur-Mauldre où ils se sont installés pour les vacances et le week-end. Ils accueillent aussi Blaise et Raymone dans leur villégiature à Hyères. C’est justement dans le Sud, sur la Promenade des Anglais à Nice, que Cendrars a fait la connaissance du fils de son ami, un jeune homme de 19 ans, timide, porté vers la poésie et la littérature, fasciné par la liberté d’allure et de langage de cet ami de son père. La relation bienveillante de Cendrars avec ce jeune poète attiré par Dada devient au fil du temps une amitié en passant par toutes les couleurs du prisme affectif.
La correspondance de Blaise le montre enclin à « mettre le pied à l’étrier » aux jeunes poètes – quitte à se montrer sévère avec les écrivains « arrivés » : il s’entremet près des directeurs de revue pour faire publier les textes de Luc Elgidé (Luc Dietrich), de Raymond Lèques, répond aux sollicitations du jeune Guiette, et plus tard accueille à Saint-Segond Frédéric Jacques Temple et rue Jean Dolent Georges Brassens ou le jeune Jacques Roubaud. Il envoie volontiers ses textes à publier à ceux qui se lancent dans l’aventure d’une revue (Orbes, Réalités, Souffle…). Cendrars a manifestement pris sous son aile Jacques-Henry Lévesque, et lui confie de petites tâches de factotum – dépôt, récupération de manuscrits, recherche en bibliothèque quand il veut éviter de se déplacer, report de corrections sur les épreuves quand il est au Brésil. Puis, la formation du disciple préféré se poursuit par étapes dans les années trente : il rédige les prières d’insérer, les comptes rendus, les articles et présentations pour les journaux. Promu secrétaire de rédaction et chargé de presse, documentaliste, premier lecteur et conseiller technique, il est aussi éditeur : Blaise donne un texte presque dans chaque numéro de la revue Orbes co-fondée par son jeune ami. Ce dernier joue pendant la période d’Aix le rôle d’intermédiaire dans les négociations éditoriales, récupère les chèques, relance les radios qui diffusent sans payer [5] et la reconnaissance de Blaise se marque lors de l’édition des Poésies complètes chez Denoël en 1944 : le poète lui confie la redoutable tâche de réunir les poèmes et recueils épars [6], l’envoie à la chasse aux manuscrits, aux revues éphémères et lui confie l’écriture de l’introduction. Jacques-Henry Lévesque ayant passé l’épreuve avec succès se voit chargé d’écrire en 1946 le premier essai officiel sur le poète, proposé par Keller aux éditions de La Nouvelle Revue Critique. Avant même la publication de l’ouvrage en 1947 il est invité à constituer l’anthologie qui doit compléter l’essai de Louis Parrot chez Seghers, et s’en acquitte à marche forcée avant son départ pour New York où il rejoint Angèle, sa future femme. Désormais, le ton a changé. Cendrars met les formes à ses demandes : « Vous voilà encore avec du travail sur les bras, mon pauvre Jacques. Excusez-moi, mais je ne puis compter que sur vous. »
Le rythme des échanges dépend des aléas habituels. La moisson est très inégale selon les années, avec des années blanches comme 1934, une période où Blaise en plein marasme se terre, à moins que, plus simplement, les deux amis se voient assez souvent à Paris et au Tremblay pour n’avoir pas besoin de s’écrire. Toutefois ce silence total – pas même un billet fixant une date de rencontre – suggère plutôt qu’une partie des lettres reste enclose dans des collections privées ou a été détruite. Certaines périodes clairsemées de billets brefs et factuels s’expliquent par la dépression, la maladie, les abîmes psychiques dans lesquels Cendrars peut s’enfoncer par cycles, notamment lors de la rupture avec Raymone [7]. Dans ce désert des années trente, où il se réfugie dans l’écriture de reportages, presque aussitôt repris en livres (Rhum) ou constitués en recueils (Histoires vraies, La Vie dangereuse, D’Oultremer à indigo), le séjour dans les Ardennes chez Élizabeth Prévost, une oasis dans un moment de crise, se traduit par une exaltation lyrique sur fond de désespoir et de joie suicidaire. C’est aussi une parenthèse enchantée de la correspondance avec Lévesque, où Cendrars écrit des lettres de haut vol émaillées de descriptions sensorielles saisissantes de la nature, d’anecdotes de la vie locale lorsqu’il s’imagine un instant en gentleman farmer dressant les chevaux du haras. Ses lettres prennent de l’ampleur, y compris sur un registre rare, celui de la confidence personnelle. Jacques-Henry Lévesque est un des seuls destinataires auquel Cendrars ouvre un soupirail sur les caves piranésiennes de ses angoisses sans fuir aussitôt dans l’auto-dérision.
La courbe d’ensemble dessine bien la montée en puissance d’une amitié qui devient paternelle. Des lettres rares et circonstancielles des débuts de la relation épistolaire en 1922 jusqu’en 1938, on passe au début des années quarante à une ou plusieurs lettres chaque mois. Le rythme se précipite quand Cendrars rédige « Le Vieux port » pour une édition de luxe chez Vigneau. Lorsque s’engage la « Rhapsodie gitane » qui va ouvrir les écluses de L’Homme foudroyé, l’énergie de la création déborde dans l’activité épistolaire : deux ou trois lettres par semaine, et même parfois deux voire trois par jour, accompagnées parfois de listes de plusieurs feuillets : titres d’ouvrages à consulter en bibliothèque, corrections à reporter, titres des journaux qui ont assuré la réception du dernier livre, florilège de citations des critiques. La prolixité des années 44-46 vient aussi en partie de ce que, une fois revenu le flot de l’écriture, devant l’imminence du débarquement puis les destructions et les règlements de compte, le sentiment d’urgence s’est emparé de Cendrars qui demande à son ami d’accepter d’être son exécuteur testamentaire [8]; il s’agit d’aller au bout de l’œuvre, de rééditer ce qui n’est plus disponible avant de disparaître. Après la guerre, lorsque l’écrivain redevient visible pour les journaux, les revues et les radios, se multiplient les demandes de services divers au documentaliste-secrétaire-agent-attaché de presse. Par exemple une recherche de citation en décembre 1944, ou un service commandé en bibliothèque :
Pouvez-vous me trouver chez l’un des bouquinistes ecclésiastiques des environs de la place St -Sulpice (il y en a un bien achalandé rue de Rennes, un peu avant la rue du Vieux-Colombier, à droite en descendant) le bouquin signalé au dos. Payez-le n’importe quel prix. Je vous rembourserai par mandat.
voir au dos [9] :
En 1848 sortirent des fameux ateliers de l’abbé Migne, au Petit Montrouge, près de la carrière d’Enfer à Paris, deux in-quarto, intitulés : Monuments inédits sur l’apostolat de sainte Marie-Madeleine en Provence et sur les autres apôtres de cette contrée : S. Lazare, S. Maximin, Ste Marthe et les saintes Maries Jacobé et Salomé, — pour servir de supplément aux Acta Sanctorum de Bollandus, etc., etc.
L’auteur des Monuments inédits est FAILLON, un sulpicien; mais bien des catalogues portent ce bouquin sous le nom de MIGNE…
Bonne chance et merci.
Après le débarquement, Jacques-Henry devient le fil qui relie à la vue littéraire parisienne un Cendrars isolé à Aix, où les journaux arrivent erratiquement. Il envoie les revues, page à page dans la période où les courriers ne peuvent dépasser 100g. :
Merci, mon petit Jacques, du grand plaisir que vous m’avez fait en m’envoyant Les Lettres françaises, bien arrivé in extenso. C’est tout de même l’air de Paris. Ici on étouffe. — Continuez chaque semaine, voulez-vous ? Et envoyez-moi un no de Carrefour. Merci. — Quand vous aurez reçu L’Homme foudroyé, je vous dirai ce qu’il faut faire du manuscrit [10].
Mais il doit aussi être prêt à répondre dans l’instant à des billets comme ceux-ci : « Pouvez-vous me dire quelle est la date de naissance de Marcel Proust ? » (mardi 28 [11/44]), « Quelle était la lettre minéralogique de l’immatriculation des automobiles du département de la Somme avant 1914 ? / Vous pouvez trouver ce renseignement dans un vieil almanach Hachette (sur les quais) » (lundi 16 [7/45]).
Comme il est aussi le premier lecteur, critique et rédacteur publicitaire, Jacques-Henry Lévesque donne son avis, toujours enthousiaste, sur les manuscrits que Blaise lui adresse dès achèvement, un avis attendu avec insistance à partir de 1944 [11]. Cendrars, après avoir prodigué de sévères leçons de style et infligé ses corrections aux introductions de Jacques, peut désormais demander conseil :
Je voudrais avoir votre avis sur une question d’écriture : j’ai l’impression que les Rhapsodies fourmille de « mais » au début et dans la construction des phrases. De même beaucoup de «pour» dans l’emploi des verbes à l’infinitif. Cela vous a-t-il frappé ? Avez-vous remarqué d’autres faiblesses de style ou affaissements ? Je corrigerai sur épreuves. Cela est dû au fait que je reste des 15 jours sans parler. Il ne faut pas que le murmure intérieur déborde dans l’écriture. J’y mettrai le holà! Comme tout est difficile ! Embrassez Angèle si elle est encore là [12].
Si les débats sur le conformisme politique et l’auto-censure ou sur l’art romanesque sont passionnants en ce qu’ils obligent Cendrars à expliciter ses choix, le maître se rend rarement aux arguments d’un disciple qui, après tout, pourrait l’aimer pour de mauvaises raisons :
Mon cher Jacques,
[…]
Dites-moi en quoi ce livre est «pathétique » ? (qualificatif que vous employez). Je serais curieux de connaître vos raisons ?
Je vous enverrai la Rhapsodie III à la première occasion. C’est un sacré morceau.
[…]
Je suis assez d’accord avec ce que vous me dites de mon reportage Chez les Anglais. Un chapitre comme l’Avionnerie me réjouit encore. Mais, justement, ce chapitre n’est pas objectif. Tout au contraire. J’ai été le seul parmi mes confrères à noter ce « cri de bébé» qui fait de l’avionnerie une pouponnière. Eux, j’en ai eu le témoignage, ne l’avaient même pas entendu. Qu’est-ce donc l’objectivisme ? Une façon d’être et de sentir. La forme la plus intime du subjectivisme [13] ! —
Il le répète désormais régulièrement, il a besoin, dans sa solitude, de l’avis de son premier lecteur mais conscient de quémander des conseils qu’il ne suit jamais, Cendrars flatte parfois son interlocuteur : « Beaucoup de ces petites choses ne me seraient pas venues à l’esprit si je ne vous avais connu, mon cher Jacques, et tenu à vous faire plaisir. Ceci dit en toute simplicité » (vendredi 22 [12/44]) mais il doit revenir à la charge pour décider son destinataire à sortir d’un silence prudent devant les passages les plus agressifs de L’Homme foudroyé :
Mon cher Jacques,
A deux ou trois reprises vous m’avez annoncé que vous aviez encore beaucoup de choses à me dire au sujet des Rhapsodies. Je voudrais bien que vous m’envoyiez vos observations avant que je ne reçoive les épreuves. Vous savez bien que j’en tiendrai compte dans la mesure du possible et, qu’en tout cas, vos remarques intelligentes me font réfléchir [14] —
Le rapport de forces semble peu à peu s’inverser, notamment quand Jacques-Henry peut enfin, en 1946, s’installer à New York : Blaise attend la visite de Jacques à chacun de ses séjours en France – et désormais le dit, même s’il use de l’alibi de la nostalgie du voyageur pour dissimuler la demande affective : « C’est gentil de m’envoyer ce petit mot ; naturellement, j’imagine bien que vous avez un monde de commissions à faire ! Mais quand vous serez un peu plus libre, poussez donc jusqu’ici pour me raconter N.Y. ! » écrit-il le mardi 1er avril (1947) ; le jeudi 10 il réitère son invitation : « Mon cher Jacques, / Merci de votre lettre. Je suis impatient d’entendre New York sortir de votre bouche ! […] Quand rappliquez-vous pour que j’entende parler d’un autre monde. Je suis impatient de N. Y. / Blaise ». On le voit se pencher avec sollicitude sur la santé de Jacques, ou s’inquiéter pour Angèle, le 5 mars 1940 : « P.S. Aperçu Angèle chez Raymone avant mon départ. J’ai été frappé de ce qu’elle avait mauvaise mine. Attention. Que se passe-t-il ? » Le 1er juillet 1942 : « […] Mais je me demande aussi pourquoi vous avez tant maigri ? C’est inquiétant. Êtes-vous bien sûr de ne pas être malade, mon cher Jacques, de ne pas couver un microbe de mauvaise fièvre ? Dormez-vous bien et suffisamment ? Et excusez mon indiscrétion. » Il propose ses remèdes de bonne femme, prodigue ses conseils : dès lors, Jacques et Angèle font partie de la famille d’élection et la correspondance prend un tour protecteur qu’on ne rencontre que dans les lettres à Raymone. On passe sans transition des nouvelles du monde des lettres à la recette médicinale – et cette brutalité du coq-à-l’âne est un trait constant des lettres de Cendrars, révélateur du statut de son écriture épistolaire : la lettre n’est pas un futur morceau d’anthologie mais un simple substitut conversationnel d’un locuteur qui se livre dans l’instant, à bâtons rompus.
Mon cher Jacques,
J’ai oublié de vous dire hier que Le Cheval de Troie, la revue du R.P. Bruckberger, paraît à la fin du mois. J’ai un gros paquet (80 pages) dans ce 1er no. Malheureusement ils [ils = la censure dominicaine] ont cru bon de faire sauter une quinzaine de pages tout de suite après le début de mon histoire si bien qu’elle est déséquilibrée et boite furieusement. Néanmoins procurez-vous le premier no. Je serai curieux de savoir ce que vous en penserez. Ce sera une surprise pour bien des gens. Je ne vous en dis pas plus —
La pyorrhée se rapporte souvent des États-Unis. Cela est dû neuf fois sur dix à une trop forte consommation de conserves ou de conserves de mauvaise qualité ou trop pauvres en vitamines B. Cela se soigne comme le scorbut. Mangez beaucoup de verdure. Frottez-vous les gencives avec du citron frais ou avec une pomme de terre crue. C’est ce que faisaient les baleiniers à Chiloé. / [15] […]
Jacques semble immunisé contre les accès de mauvaise humeur ; en bon fils, il rapporte de New York des cravates amusantes pour Blaise, qui le remercie par courrier.
2. Au foyer de la création
Au-delà des demandes de renseignement, des missions et comptes rendus de Jacques, qui confèrent à la correspondance une valeur documentaire, les lettres de Cendrars ont bien d’autres fonctions qu’informationnelles – d’expulsion, exécration, expression du désespoir et de l’euphorie, construction de figures vivables de soi. Elles sont en profonde capillarité avec les chantiers successifs, notamment dans les années quarante-trois à quarante-six, où le rythme des lettres s’accroît parce que Cendrars retrouve l’inspiration et que ce polygraphe se repose de l’écriture d’un récit en rédigeant des lettres; l’activité épistolaire n’est pas un substitut au tarissement de la fiction, ni à l’échec de John Paul Jones [16], elle suit les aléas de la pulsion d’écriture, elle est la mise en forme du matin et la récréation salubre du soir où s’ouvrent les vannes, après une écriture plus surveillée, tendue par la mise en jeu des souvenirs personnels et l’ambition d’un grand projet : « je travaille comme un possédé » écrit-il en décembre 1944, « […] et écrire 12-14 heures par jour, comme je le fais, congestionne le cerveau au point que je ne sens pas le froid ». Sans pouvoir toujours dire dans quel sens opère la transfusion entre les chantiers en cours et la correspondance, on lit dans les lettres à Lévesque des citations de Descartes, des spéculations sur le mysticisme, des discussions patristiques, des anecdotes et des réminiscences qui se retrouvent presque in extenso dans tel ou tel volume de la tétralogie – ce qui fait de la lettre cendrarsienne, comme l’ont depuis longtemps noté les spécialistes des correspondances d’écrivains, le « laboratoire de l’œuvre », et de Jacques-Henry le premier témoin et le premier destinataire du chapitre en cours.
Dès les années trente, où il s’adonne davantage à l’écriture journalistique, Cendrars reconnaît que quoi qu’il en ait, il lui faut choisir entre pêcher la truite, écouter les histoires des contrebandiers à la frontière espagnole ou assumer sa condition d’écrivain. L’Occupation précipitera dix ans plus tard la réalisation de la prophétie [17] : Diogène se fait moine et s’enferme à Aix dans son tonneau d’écriture : après un long temps de sidération devant la capitulation de la France et l’omniprésence de la langue allemande dans les rues de Paris, il vit comme une renaissance le retour à la création. L’emballement de l’inspiration et l’intensité de l’écriture se trahissent certains jours dans l’exaltation d’une lettre, d’autres jours au contraire par le laconisme des billets ‒ pas le temps d’en dire plus ! Ce que retrace aussi cette correspondance, c’est l’émergence de la conscience, à partir de 1943, que ce qui s’écrit est bien un monde à soi, à la merci du prochain bombardement [18] ; malgré les doutes et les échecs, la certitude d’être un écrivain appelle une résolution : assumer ce « sale métier » d’homme de lettres, qui passe aussi par la « gestion » des publications. Il lui faut à la fois achever les nouveaux chantiers et assurer la pérennité de ce qui précède, rééditer les anciens titres, rassembler les poèmes dispersés en urgence en ce temps où il doute de sa survie. La proposition que lui fait Denoël en 1943 de réunir ses poésies vient à pic en dépit des obstacles. L’éloignement de Cendrars qui le prive de ses exemplaires personnels, de ses manuscrits, de l’accès aux petites revues où dorment des poèmes qui n’ont encore jamais été recueillis, la perte de certains manuscrits font plus que jamais de Jacques-Henry Lévesque « la main » de Cendrars, qui téléguide les opérations dans des lettres qui nous dévoilent la fabrication du volume, les conflits avec Denoël sur le titre… C’est aussi l’occasion pour nous aujourd’hui de découvrir, au-delà des poèmes retrouvés et des recueils connus, la partie immergée de projets avortés, et parfois des références et des modèles insoupçonnés. Cendrars est conduit à préciser la place d’un poème dans un recueil resté en pièces détachées et à en exposer le plan initial :
La place du poème que je vous ai envoyé est bien après le « Ventre de ma mère», donc en queue de volume. Au cœur du monde est un long poème (ou Prose) dans lequel viennent s’inscrire ce que j’appelais à l’époque des poésies « à forme fixe » qui elles portent un titre : « Hôtel N-D », « Le Ventre de ma mère » et (la 1re strophe) « Hôtel des Étrangers ». Tout cela se suit et se tient. Il y en a 400 pages dont 175 poésies titrées. Un MS est au Tremblay, un autre à Biarritz, un troisième au Brésil. Tout cela dort depuis 1917, date à laquelle j’ai pris congé des poètes sans leur dire un mot, les laissant à leur « malentendu». Jugez si j’ai vu juste. Néanmoins, je suis responsable de leur gâchis… pour autant que je me suis tu. Merci de votre lettre [19].
Il précise le même jour :
Tout cela se tient, se suit. Dans aucun cas les poèmes fixes ne doivent être isolés de leur contexte. Un blanc serait trop brutal. Un numéro arrêterait l’écoulement du poème. Le titre de chaque « poème fixe » suffit pour marquer un temps d’arrêt et en même temps le titre me sert de tremplin imaginaire…
Vous ne pouviez saisir cet ensemble ni son agencement puisque vous avez ramassé ces fragments détachés dans différentes revues. D’où l’erreur de la mise en pages où tous ces fragments ne se tenaient pas épaule contre épaule. Je vais les bloquer. Nous n’aurons plus qu’un seul fragment : le début de l’ensemble : un seul morceau.
Vale
Blaise
N.B. à chaque point de chute ou domicile correspond également une femme ou tout au moins une aventure, qui n’est pas toujours amoureuse… comme vous vous en rendrez compte un jour quand cette tapisserie sera dépliée [20].
À la veille de l’impression, le poète envoie « un poème absolument inédit tiré de Au cœur du monde, si cela ne doit pas faire de complications avec la censure », à ajouter en fin de volume. Et il peut enfin décerner à son éditeur bénévole un satisfecit tempéré : « Tel quel le volume ne se présente pas mal. Il est un peu un Cendrars… des familles ! / Je vous remercie du mal que vous vous êtes donné. Mais en voici la fin ! »
Si Raymone reçoit aussi des nouvelles détaillées de ce « front » d’écriture, et des tractations éditoriales, Jacques-Henry Lévesque est le seul destinataire que Blaise laisse à ce point entrer dans le débat technique qu’il entretient avec lui-même ; à lui, Cendrars découvre ses intentions et ses présupposés poétiques. Il préfère souvent laisser croire au grand public et à ses confrères qu’il écrit à la hussarde, en voyageant librement dans ses souvenirs et en laissant s’enchaîner les anecdotes au fil des rencontres mémorables de sa vie. Mais vexé que les critiques [21] mordent à l’hameçon et que ses confrères [22], saluant sa facilité native, méconnaissent la part d’un art concerté, il tente dès cette époque de substituer au baroudeur des lettres l’image du travailleur acharné, du reclus dans la cuisine d’Aix, « en marge de ce monde idiot ». Si ses lettres ne sont pas destinées à un public posthume, Cendrars a donné explicitement à Jacques l’autorisation de s’en servir pour exposer ses conceptions de la création dans son essai en 1946. À Jacques-Henry, il se montre comme l’orchestrateur minutieux d’architectures novatrices ; il insiste sur son souci de la composition – s’étonnant que le titre des « Rhapsodies gitanes » n’ait pas averti la critique de L’Homme foudroyé de la structure subtile de son récit. Il revient sur ce principe de composition, et en fait un argument décisif quand son interlocuteur effrayé lui suggère qu’il faudrait retrancher ou atténuer certaines attaques : le texte apparemment décousu obéit à un ordre secret et la moindre intervention affecterait l’ensemble.
Je suis bien content que vous ayez reçu la Rhapsodie III. Vous ne pouvez pas vous rendre compte de la composition du livre tant que vous n’avez pas lu la IV où tous les personnages du livre et les thèmes traités viennent s’éteindre, mourir ou s’apaiser les uns après les autres sur un grand point d’orgue qui vous est nominativement dédié et qui entame cette IVe (et dernière !) Rhapsodie [23].
Modèle musical ou non ? Lui-même semble se contredire à ce sujet ― « La Rhapsodie n’a de la musique que dans le titre » écrit-il le 24 juin 1944 ― mais le 31 janvier 1945 :
Dans La Main coupée […] je n’ouvrirai aucune parenthèse ni ferai aucune interférence, dont j’ai abusé dans les Rhapsodies — par analogie avec la composition musicale, selon laquelle la composition des Rhapsodies progresse. —
À Jacques-Henry qui s’inquiète de le voir multiplier les prépublications, il expose sa conception de la structure rhapsodique, à géométrie variable, dans laquelle les significations de l’ensemble sont indépendantes de celles de chaque pièce. C’est finalement un art du temps qu’il dévoile à partir de l’agencement et de la combinatoire spatiale de séquences autonomes :
si les hebdos publient tout ce que je leur ai adressé, fragments qui représentent un bon tiers du livre, L’Homme foudroyé ne sera en rien défloré, et la surprise sera entière à la parution du bouquin ! Et cependant je n’ai pas tripatouillé ces fragments dont certains sont même très longs. Cela tient à la composition en contrepoint de ce livre et au rôle qu’y joue « le temps » — chaque histoire ou chaque fragment d’histoire peut faire une nouvelle « détachée » — et ce n’est que dans le livre qu’elles font un « tout ». J’ai tellement battu les cartes que dans la version finale du bouquin tout pourrait encore y être interverti sur une ultime épreuve sans que rien ne soit changé. C’est que je suis maître du temps. Et c’est pourquoi mon bouquin n’est pas linéaire mais se situe dans la profondeur. Et c’est pourquoi j’en suis content — [24]
D’un livre au suivant, la correspondance permet de comprendre comment se poursuit en dépit de la diversité des sujets et les ruptures formelles la même quête de la « profondeur », en lien avec la mystique – là encore Jacques-Henry, parce qu’il s’est ouvert tout jeune à Blaise de son attraction pour la mystique orientale, est le seul interlocuteur auquel Cendrars puisse exposer ses propres sources, opposer ses préférences pour la mystique chrétienne et débattre de l’expérience contemplative [25]. On voit ainsi se construire une image de soi en « stylite éveillé » qui s’assortit d’une profonde réflexion sur la vie monacale actuelle et ce que pourrait être une vie vraiment contemplative (lettre du lundi 27 [11/44]) ou, dans la lettre qui suit, sur l’écriture et la sainteté :
Les deux heures de travail à l’aube, je les consacre à la création. Si j’étais religieux et si j’avais la foi, je les aurais consacrées à la prière matinale, et je n’écrirais pas mais serais depuis des années à la Trappe pour laquelle je suis mûr, si j’avais un sou de foi. Mais, attention, ces deux heures du petit jour, et en vue de La Carissima, je les consacre d’ores et déjà à la contemplation. — C’est ainsi qu’une ligne de conduite se perfectionne ou s’avilit dans la pratique, de même que la pratique peut ennuyer à la longue et devenir une mauvaise habitude. La vertu est souvent un vice et tel saint trouve le diable au cloître. La vie n’a rien de théorique et se plaît à se contredire elle-même. Le plus gros danger pour un écrivain est la déformation professionnelle. La poésie n’est pas un métier. La création est une puissance. Et la magie n’est pas dans les recettes, aussi abracadabrantes soient-elles. Tout cela, c’est bon pour les cocos d’Académie et d’Université [26] !
Le travail sur le temps narratif et la fragmentation est ce qui assure le lien entre les lectures de Remy de Gourmont et celle des Pères de l’Église, entre l’écriture de L’Homme foudroyé et les projets de Vie des Saints – Marie-Madeleine (La Carissima, ouvrage inachevé) puis Saint-Joseph de Cupertino (chapitre du Lotissement du ciel) –, et implique un usage différent du dialogue dans le roman. C’est dans la correspondance qu’on saisit alors les enjeux fondamentaux de la construction romanesque de Cendrars qui, tirant parti d’autres modèles (le montage cinématographique et la composition musicale), attente à l’ordre narratif à chaque roman depuis Moravagine – ce dont seul Dos Passos s’était très tôt avisé, étonné de voir les Français le créditer de ce qu’il prétend avoir appris de Cendrars.
Le 22 février 1945 après sa journée d’écriture, Cendrars dresse ce bilan :
Le travail marche dur. Je suis tellement maître de la dislocation du temps que je l’applique jusque dans d’infimes détails, et ce matin pour la première fois dans un dialogue ! Cela m’amuse beaucoup. Mais je pense déjà à employer tout autrement le temps dans La Carissima, sur le sujet mystique, où le temps est supprimé et l’époque de Ste Madeleine, aujourd’hui, hier et demain, où le temps est sublimé… Mais, je n’en suis pas encore là [27] !
Cendrars éclaire sa conception du dialogue dans le roman dans des formulations qui annoncent ce qu’il ne réalisera que dans Emmène-moi au bout du monde !… (1949-1956), le dernier roman qui se déroule dans le monde du théâtre, et dont la protagoniste, une vieille comédienne, justifie une composition en longs monologues, arias, duos, récitatifs et a parte :
Mon cher Jacques. Je voudrais que vous me donniez votre opinion sur mes dialogues dans L’Homme foudroyé. J’en emploie beaucoup dans La Main coupée, non pas pour remplacer l’action comme au cinéma depuis qu’il est parlant, mais pour la précipiter et aussi pour remplacer les considérations psychologiques de l’Auteur sur ses personnages (encore une de ces conventions des romanciers qui me crispe parce qu’elle est fausse !). Sonnent-ils juste ? Est-ce nature ? Le dialogue fait si facilement théâtre. Vu le grand nombre de personnages qui grouillent dans La Main coupée je voudrais que chacun de mes dialogues ouvre au moins des lucarnes sur la vie intérieure de mes personnages en plus de ce qu’ils peuvent dire. En somme, on ne devine ses semblables que par ce qu’ils laissent entendre sous leurs paroles, même celui qui ne sait pas s’exprimer. Y a-t-il de cela dans les dialogues de l’H.F. [28] ?
La carte-lettre suivante, le 10 décembre 1945 poursuit cette réflexion sur la portée indicielle des propos anodins jusqu’à l’image de « ce son de cloche fêlée » qui éclaire avec finesse la partition du poète romancier, à l’écoute de ce que livre la langue :
(suite au sujet des dialogues) Je crois que seul dans un dialogue on peut marquer, sans avoir l’air d’y toucher (et sans faire un plat !) les qualités et les défauts essentiels d’un personnage, tels que la gentillesse, l’ignominie, l’honneur, l’avarice secrète, la grossièreté, la parfaite éducation, etc., etc., et jusqu’à l’atavisme et les tics individuels. Tout cela se sous-entend dans les paroles dites — et même dans les plus maladroites. Quelle économie d’écriture si l’on touche juste et quand l’on arrive à faire entendre ce son de cloche fêlée sous les propos ! Est-ce que j’y arrive ? Assurément pas à chaque coup. Mais je vais pousser ça [29]…
S’il est un secret à extraire des lettres à Lévesque c’est bien celui de la cohérence de l’œuvre et de la solidarité formelle qui lie comme autant d’épisodes d’une même quête les récits disparates de l’après-guerre, sans « faire système » car il ne s’agit pas de répéter d’un roman à l’autre une technique brevetée ; là aussi il faut savoir quitter ce qu’on aime, selon l’éthique du voyage qui conduit son écriture.
Composition et décomposition du récit dans le temps : je viens de terminer un long chapitre où la dislocation du temps est poussée à l’extrême et se termine sur un enchevêtrement de toutes petites mesures qui se chevauchent — le passé après, le futur avant le présent — fragmentations qui tiennent souvent à quelques minutes ! Je crois qu’on ne peut pas aller plus loin sans en faire un système emmerdant —J’ai hâte de faire autre chose, La Carissima par exemple — mais ce ne sera hélas pas avant un an! Oui, je vais encore passer toute l’année 46 sur La Main coupée — [30]
La composition reste la préoccupation majeure de La Main coupée, mais le changement de registre passe toujours par la polyphonie et le travail sur les dialogues :
Tel que j’en ai établi le plan La Main coupée aura 50 chapitres. C’est peut-être beaucoup… […] La technique en est tout autre que celle des Rhapsodies. Tout en style direct. Je pense faire quelque chose d’absolument nouveau sur un vieux sujet comme la guerre. Je vous en dirai plus long d’ici un mois quand j’aurai terminé la première partie.
La Main coupée va bon train. Je suis mon programme d’assez près. Aucun problème de style. Aucun lyrisme. Toute mon attention est portée sur la composition du récit. Je voudrais arriver à faire plus vrai que vrai. Je suis assez content jusqu’à présent. Mes bonshommes sont dépouillés de toute gloriole ou vantardise, ce qui n’est pas toujours commode vu le genre du récit et son sujet : la Guerre. Mais je crois pouvoir y arriver. C’est, comme vous dites, un tour de force [31].
En réponse à une description topographique précise des bistros du quartier de la gare du Nord, de leur enseigne, de leur allure et du nom du patron longuement détaillée le 26 novembre 1945 par Jacques-Henry, Cendrars, qui n’utilisera aucun de ses renseignements directement, justifie la place qu’il accorde à l’exactitude de la fiche de terrain dans un usage fictionnel :
Merci, ces renseignements me sont très utiles. Grâce à vous je revois tous ces bistros pouilleux que je connais tous, mais où l’on entre habituellement sans prendre garde ni aux enseignes ni aux noms des patrons. On y ribote avant de reprendre le train et de prendre congé d’une donzelle. C’est plein de petites gens du Nord bruyants, fumeux, vazouillards… Merci [32].
De même qu’il a retourné la définition de « l’objectivisme », il place ici le réalisme non dans la fidélité à la référence mais dans la recréation de l’atmosphère et, pourrait-on dire, dans ce que les théoriciens des années soixante-dix appelleront « l’effet de réel ». Cela passe par l’emploi des « vrais noms » contre certaines hypocrisies ou prudences conventionnelles de la fiction :
L’écriture maya est une des plus anciennes du globe. D’où l’analogie dont vous parlez entre la caverne symbolique et chaque lettre de l’alphabet dit « des villes saintes». […] Mais ce passage n’est pas un hors-d’œuvre curieux. Son but est de pénétrer le plus avant possible dans la mentalité de Paquita (cf. la férocité mexicaine) et de faire assister à la formation de son caractère dès son enfance (Rhapsodie IV, les Poupées de Paquita) et donner la raison profonde de son suicide… (Paquita, encore un nom que je ne voudrais pas à avoir à changer car elle vit encore !) — Autre chose : puis-je laisser le terme dont je qualifie Cingria ? Et si je change son nom, tout le passage ne rime plus à rien ! Je voudrais pouvoir appeler tous mes personnages par leur nom. C’est tellement mieux. J’ai l’impression de tailler en pleine chair de la réalité. Je suis fatigué du fictif [33]…
On suit d’une lettre à la suivante, le débat que l’écrivain a poursuivi dans la solitude. Ainsi, le lendemain, il ajoute de nouveaux arguments à son refus de la convention romanesque et semble envisager le « réalisme » du récit comme incrustation ou collage :
Vous souvenez-vous de mon article sur Paul Laffitte dans Les Nouvelles littéraires ? Il m’avait brouillé avec Laffitte (plutôt avec Madame). C’est cette réaction d’un ami à propos d’un article sympathique qui me fait tiquer sur la réaction possible des gens que je nomme dans mon MS. Comme vous le dites je les éclaire d’une lumière qui ne leur plaira pas (et à laquelle ils ne sont pas habitués). Alors, que faire ? changer les noms me dégoûte. Ne mettre que les initiales comme je l’ai fait pour « les 3 délicats » de banlieue, Rhapsodie III, c’est toc. Les laisser, c’est s’exposer à un procès perdu d’avance. Un nom, c’est encore de la réalité et je ne voudrais travailler que dans la réalité [34].
Cette correspondance est bien la grande correspondance littéraire de Cendrars que complètent les échanges très riches mais plus circonscrits dans le temps avec certains éditeurs comme Louis Brun, Maximilien Vox, Guy Tosi ou des amis proches comme Paul Gilson et t’Serstevens. Là où les lettres aux éditeurs les plus amicales sont toujours suspectes d’intentions stratégiques, celles qu’il adresse à Lévesque font entrer véritablement dans les coulisses de la création des textes majeurs de Cendrars ; chaque réédition des textes antérieurs lui permet d’éclairer ses intentions d’alors et de mesurer son évolution à la relecture de ses propres textes. Il expose ses lubies intérieures, ses procédés de fabrique, laisse apparaître les obsessions et les rituels, d’une vie en écriture, combat de Titan mené quotidiennement pour résister à l’attraction de la fuite, de la défaite et de la mort.
Notes
[1] Robert Paxton, Olivier Corpet, Claire Paulhan, Archives de la vie littéraire sous l’Occupation, Paris, Tallandier / Imec, 2009 ; Robert Mencherini, Midi rouge, ombres et lumières, Paris, Syllepse, t. 3, Résistance et Occupation (1940-1944), 2011 ; Henri Amouroux, La Grande Histoire des Français sous l’Occupation, Robert Laffont, rééd. « Bouquins », t.7, 1999 ; Jacques Semelin, Persécutions et entraides dans la France occupée, Paris, Seuil, 2013.
[2] Par exemple, sur un feuillet de petit format manuscrit à l’encre noire dans une enveloppe bleue à l’en-tête des Deux Garçons, avec cachet du jeudi 6 février 1941 : « Jeudi // Mon cher Jacques, // Je pars tout à l’heure pour Vichy, puis Madrid, puis Lisbonne ― Mme Duchâteau fera suivre votre courrier et j’ai donné des instructions au facteur. J’espère qu’il n’y aura pas d’anicroches. » De ce voyage Lévesque ne saura rien de plus… mais les recoupements nous apprennent que Cendrars, qui s’est rapproché de Raymone, l’accompagne lorsqu’elle s’embarque au Portugal pour sa grande tournée en Amérique du Sud avec la troupe de Louis Jouvet. Voir Blaise Cendrars – Jacques-Henry Lévesque, Correspondance 1922 – 1959, « Et maintenant veillez au grain ! », édition critique de Marie-Paule Berranger, Genève, Éditions Zoé, 2017, p. 174.
[3] Voir ci-dessus Myriam Boucharenc, « “Sans ta carte je pourrais me croire sur un autre planète” »…
[4] Cette carte postale d’avril 40 montrant le château de Tilloloy (Somme) en est l’archétype : « Samedi soir 13/4/40/ Mon cher Jacques, // Je suis rentré, ne le dites à personne et surtout pas chez Grasset — Et venez déjeuner mardi » (éd. cit. p. 164).
[5] Se faire verser ses droits, notamment pendant et après la guerre, devient un souci constant de Blaise qui dépend entièrement de sa plume et dresse souvent dans ses courriers la liste des sommes dont il attend la rentrée.
[6] Certaines archives que Cendrars conservait au Tremblay ont disparu avec le pillage de sa maison pendant la guerre et il en va de même de certains manuscrits et livres laissés à Biarritz chez Eugenia Errazuriz, qui accueillait libéralement les artistes – Cendrars et Picasso notamment – et chez laquelle il a souvent séjourné.
[7] Voir sur ce moment de rupture l’article déjà cité de Myriam Boucharenc dans ce numéro.
[8] Ce que Lévesque ne semble pas avoir accepté puisque c’est Paul Gilson qui s’en chargera.
[9] Lettre du 17 juillet 1943, éd. cit., p. 228. La suite est écrite horizontalement au verso.
[10] Lettre du samedi 11 [11/44], ibid., p. 309.
[11] Par exemple, le jeudi 9 (11/44) où il s’agit de stratégie littéraire en une période politiquement sensible : « […] Je suis curieux d’avoir votre impression de première lecture et votre sentiment sur l’opportunité de publication, non à cause de certains détails (et j’en ai biffé !) mais vu “l’esprit” de la chose » (ibid., p. 307).
[12] Lettre du jeudi 7 [12/44], ibid., p. 320.
[13] Lettre du lundi 27 [11/44], ibid., p. 313.
[14] Lettre du mercredi 21[3/45], ibid., p. 345.
[15] Lettre du vendredi 11 [4/47], ibid., p. 524.
[16] On suivra les épisodes majeurs de ce long combat d’écriture dans la notice de Jean-Carlo Flückiger dans le volume II des Œuvres romanesques, sous la direction de Claude Leroy, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2017.
[17] « ———— Je suis content de tout ce que j’ai fait jusqu’à présent, mais je crains fort en avoir encore pour six mois ! tellement le fignolage des documents est difficile dans sa minutie —— Quel sale métier que celui d’écrire ou plutôt quelle saloperie d’écrire quand ça devient un métier voilà où le bât me blesse, c’est si contraire à mon tempérament —— un jour je finirai peut-être comme Diogène dans un tonneau —— » [lettre du 14 mars 1933].
[18] « Poussez à la roue pour que je reçoive le bon à tirer. / Il ne faut pas perdre de temps, sinon, les événements… » écrit-il à Jacques le 13 janvier 44, à propos des Poésie complètes, éd. cit., p. 86.
[19] Lettre datée du jeudi [20/1/44], éd. cit., p. 249.
[20] Ibid., p. 250.
[21] « Lundi 21 [1/45]/ Mon cher Jacques, / Article sympathique d’Yves Gandon dans Minerve du 18. Mais lui aussi écrit textuellement “insouci complet de la composition”. Combien d’années mettront-ils pour découvrir la dislocation du temps et la technique musicale des Rhapsodies qui saute aux yeux rien que pour la division extérieure en 8 chapitres chacun et de même longueur… […] Ils me font pouffer » (ibid., p. 471).
[22] « Mardi 26 [26/12/44] / Mon cher Jacques, / Hier, Peisson, chez qui j’ai été manger le coq de Noël, qui ne connaît pas une ligne des Rhapsodies mais à qui j’ai fait lire comme je vous l’ai déjà dit, Le Vieux-Port, il y a six mois, Peisson m’a dit : “En somme Blaise, tu as trouvé la bonne formule. Tu racontes des histoires à tire-larigot et l’on sent que tu peux encore en raconter dix mille ; alors que nous, nous nous battons les flancs pour mener un roman à bout.” C’est bien ça ! Mais ils s’imaginent que c’est facile de se laisser aller à raconter des histoires, ils se trompent. Primo, il faut avoir vécu. Secundo, réagir. Tertio, etc., etc. Qu’en pensez-vous ? La remarque de Peisson est symptomatique » (ibid., p. 326).
[23] Lettre du 22 décembre 1944, ibid., p. 325.
[24] Lettre du 6 août 1945, ibid., p. 405.
[25] « […] et voici la citation complète et lisible de ce que je vous avais un jour, gribouillé sur une carte. Je regrette que dans votre introduction vous n’ayez jamais cité un Père de l’Église plutôt que tous ces mahométans et hindous. — C’est là le seul point faible (parce que frisant la mode littéraire) de votre introduction par ailleurs si remarquable. Les Pères ont tout dit concernant le Verbe — et plusieurs étaient d’immenses poètes. Nous leur devons le peu que nous sommes, nous, les poètes modernes, et, finalement, nous sommes chrétiens — de cœur, d’esprit, de corps, de sensibilité et d’intelligence — même si nous avons perdu la foi — » (ibid., p. 258).
[26] Mardi 30 [1/45], ibid., p. 346.
[27] Ibid., p. 358-359.
[28] Samedi 24 [11/45], ibid., p. 443.
[29] Ibid., p. 444.
[30] Lettre du 10 décembre 1945, ibid., p. 450.
[31] Lettre du 21 mars 1945, ibid., p. 358.
[32] Ibid., p. 447.
[33] Lettre du Jeudi 4 [1/45] ibid., p. 334-335.
[34] Lettre du vendredi 5 [1/45], ibid.
Auteur
Marie-Paule Berranger est professeur de littérature française du XXe siècle à l’Université Sorbonne nouvelle, au sein de l’UMR Thalim. Ses travaux portent sur le surréalisme (Dépaysement de l’aphorisme, Corti, 1988), la poésie de Robert Desnos, Blaise Cendrars, Frédéric Jacques Temple (Périples et parages, l’œuvre de Frédéric Jacques Temple, actes du colloque de Cerisy en collaboration avec Pierre-Marie Héron et Claude Leroy, Hermann, 2016), les genres dans la poétique des avant-gardes et l’histoire de la critique (Évolutions/Révolutions des valeurs critiques, Presses de la Méditerranée, 2015). Elle a édité en 2017 le dernier roman de Blaise Cendrars Emmène-moi au bout du monde !… (Bibliothèque de la Pléiade) et la correspondance Blaise Cendrars ‒ Jacques-Henry Lévesque aux éditions Zoé.
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