Un poème oublié de Blaise Cendrars

Texte intégral

Blaise Cendrars fit tout son possible pour assurer un plein succès à Paris, en juin 1926, à l’exposition de peinture de Tarsila do Amaral [1], l’amie d’Oswald de Andrade [2]. Il composa même des poésies en guise de préface au Catalogue de l’exposition. Grande a été notre surprise lorsque nous avons constaté que l’un de ces poèmes, non retenus pour le catalogue, était également absent des Poésies complètes de Cendrars [3].

Situons tout d’abord l’organisation de cette exposition dans les relations de Blaise avec le couple Tarsila-Oswald, Tarsival, selon l’heureuse expression de Mario de Andrade.

Depuis leur première visite au domicile de Raymone, rue du Mont-Dore, le 23 mai 1923, Tarsila et Oswald étaient devenus de grands amis de Cendrars. Pendant plusieurs années leurs trois existences seront intimement liées et leurs activités artistiques dépendront étroitement les unes des autres [4]. En effet, c’est à la suggestion d’Oswald que Cendrars fut invité au Brésil par Paulo Prado de janvier à septembre 1924. A l’aller, il écrit des poèmes sur le vapeur Le Formose dont le nom donnera le sous-titre de la première livraison de Feuilles de route. Tarsila et Oswald font partie du groupe qui accompagne Cendrars « à la découverte du Brésil » : Carnaval de Rio et voyage aux villes historiques de la province de Minas Gerais.

Au cours du voyage, Oswald publie, en mars 1924, le manifeste Pau Brasil, au Sans Pareil, l’éditeur de Cendrars. Tarsila fait de nombreux croquis. Dès son retour à Paris, Cendrars publie Feuilles de route I, Le Formose, avec des dessins de Tarsila (décembre 1924) [5] Il est enchanté de ces illustrations. C’est lui qui présenta l’élégante Brésilienne à M. Level, le propriétaire de la galerie Percier, qui accepta d’organiser une exposition des œuvres de Tarsila.

Cendrars repart au Brésil pour un deuxième voyage, de janvier à juin 1926. De Lisbonne, à bord du Flandria, il envoie une carte postale à Tarsila : « en vous souhaitant de beaucoup travailler ». De Las Palmas, il lui adresse des poèmes… qui se sont perdus, comme il apparaît d’après une lettre de São Paulo, datée du 1er avril 1926 [6] :

Dommage que vous n’ayez pas reçu les poèmes que je vous ai adressés de Las Palmas. Ils seront perdus. Je vais vous en faire d’autres que vous recevrez par le prochain courrier.

Il me faut quelques jours pour en faire d’autres et St Paul ne m’inspire pas cette fois que vous n’y êtes pas, ni vous, ni Oswald.

Je pense rentrer prochainement. Donnez-moi tout de même de vos nouvelles.

Je suis sûr de votre succès et je vous souhaite beaucoup, beaucoup de joie.

Ma main amie

Blaise

Dans une lettre jointe, adressée à Oswald, il lui donne des conseils précis pour l’organisation de l’exposition et confirme  le nouvel envoi de poèmes : « Tarsila recevra mes poèmes dans quelques jours, ils arriveront à temps… »

La promesse fut tenue. Le 25 avril 1926, dans une même enveloppe, quatre feuilles dactylographiées : sur une feuille, une lettre pour Tarsila suivie d’une lettre pour Oswald et sur les trois autres feuilles, les poèmes promis [7]. Voici la transcription des deux lettres :

Ma chère Tarsila

Ci-joints les quelques poèmes promis pour le catalogue de votre exposition. Publiez-les tous ou deux ou trois, à votre choix. Ce que vous ferez sera bien. En vous souhaitant tout le succès que vous méritez et que je vous donne.

Ma main amie

Blaise

Mon cher Oswald

J’aurais pu en faire une préface pour le catalogue de Tarsila. Voici quelques poèmes. Fais-en d’autres et signe-les (de mon nom) si ceux-ci ne conviennent pas. Tout ce que vous ferez sera bien.

Je n’ai pas fait de préface me réservant à mon retour d’ENGUEULER tout le monde si tout Paris n’a pas dit que Tarsila a du génie, qu’elle est la plus belle et le plus grand peintre d’aujourd’hui. QUI T’AIME DOIT AIMER TARSILA DO AMARAL.

(Tu parles d’un sonnet ! Fais-le)

Je t’embrasse

Blaise

Sur la première feuille de poèmes, il y avait les six compositions intitulées : « Debout », « La ville se réveille », « Klaxons électriques » « Menu fretin », « Paysage », « Saint-Paul » ; en haut le titre général São Paulo. Sur la deuxième feuille, il y avait un seul poème : « Promenade matinale ». Sur la troisième feuille, il y en avait trois : « Promenade nocturne », « Bahia », « Pernambuco ». Soit dix poèmes EN TOUT. Quel fut le choix du couple Tarsival ? Seuls furent retenus pour le catalogue [8] les six poèmes de la première feuille, en bloc, dans l’ordre où les avait présentés Cendrars et avec le titre général qu’il leur avait donné,  São Paulo. Ce choix paraît judicieux. Les six poèmes retenus, composés à São Paulo, constituent un tout : les cinq premiers évoquent des aspects particuliers de la ville, le dernier en donne une vision synthétique. Ils sont en parfaite corrélation avec les tableaux exposés, peints par Tarsila, peintre de São Paulo. Les poèmes de Cendrars présentent donc les tableaux avec pertinence et originalité.

Dans les éditions postérieures des Poésies de Cendrars les six poèmes du catalogue ont été republiés, dans le même ordre, avec le titre commun. Ils forment la totalité de Feuilles de route São Paulo. En d’autres termes le catalogue constitue l’édition originale de ce recueil.

Mais que sont devenues les autres poésies écrites pour Tarsila et non imprimées dans le catalogue ? Nous avons procédé à l’examen des diverses éditions des Poésies complètes de Cendrars ainsi que des pré-publications de ses poèmes. Des trois compositions de la 3e feuille originale, deux ont été publiées avec quelques variantes, dans le 3e cahier de Feuilles de route, « Bahia » et « Pernambuco » [9], et l’autre « Promenade nocturne », dans Sud-Américaines dont elle constitue la première poésie, sans titre. Quant au poème intitulé « Promenade matinale », dactylographié sur la 2e feuille originale, nous ne l’avons retrouvé dans aucune des éditions ou publications examinées [10].

Promenade matinale

Pirituba est un passage à niveau

Défile un train se composant exclusivement de wagons blancs avec cette inscription

Soracoba Soracoba Soracoba Soracoba Soracoba Soracoba Soracoba

Le train passé il y a une petite hutte en pisé

Et sur le seuil

Une femme enceinte jaune ravagée

Deux gosses

Et un chien à longs poils brunâtres

Le chien est typique me dit mon ami quand vous voyagerez

à l’intérieur vous rencontrerez des milliers de huttes

semblables et toujours un chien similaire devant la porte

quand il y a une porte

Et ce chien n’a pas de race

Ces huttes sont fort petites extrêmement basses obscures bâties avec de

la terre battue et des bâtons entrecroisés

Il n’entre dans leur charpente ni tenons ni mortaises ni chevilles ni clous

Les filières étant supportées par quatre poteaux terminés par une fourche et toutes les pièces de bois sont attachées avec des lianes

La route monte et descend

Terre rouge

Ciel bleu

Les agents voyers sont munis d’un petit drapeau orangé ils nivellent

la route à l’aide d’un gros tronc tiré par deux taureaux zébus

On traverse quelques rares hameaux

De toutes petites colonisations de petits colons italiens et des

plantations d’arbres fruitiers minutieusement soignées et

enfantinement entretenues qui appartiennent à des Japonais

Dans un virage c’est tout à coup la forêt vierge

Des arbres géants aux branches desquels pendent des lichens

blanchâtres qui ressemblent à la barbe des vieillards et que

la plus légère brise balance

Barbe fleurie de Charlemagne

C’est plein d’arbrisseaux dont le fruit s’appelle vulgairement

camboui

Par sa disposition typographique, le poème, essentiellement descriptif et où prédominent les sensations visuelles, est divisé en trois grandes parties. Seule la partie centrale nettement séparée des deux autres développe un sujet unique : les huttes. Le reste est constitué par une série de « tableaux » qui se succèdent tout au long du trajet en auto. L’ordre de déroulement du poème correspond à la succession chronologique des choses vues. Nous pouvons donner des titres à ces divers « tableaux » en indiquant les principaux éléments constitutifs :

  • passage à niveau
  • huttes et personnages (femme enceinte, gosses, chien)
  • huttes (ensemble, détails, murs, charpente)
  • paysage (terre, ciel, route, hameaux, plantations)
  • forêt vierge (arbre à lichens, camboui)

Une correspondance s’impose avec certains tableaux de Tarsila dont la liste est imprimée sur la page intérieure de la dernière couverture du catalogue. Le premier « tableau » du poème correspond parfaitement à la toile n°3 « Passage à niveau » ; les gosses du deuxième évoquent la toile n° 16 « Les Enfants du sanctuaire » (As Meninas). Les divers paysages décrits par Cendrars peuvent être rapprochés des trois tableaux de même titre : 4− Paysage n°1, 5− Paysage n° 2 et 12− Paysage n°3. Cendrars accorde trois vers (6 lignes) au chien : c’est qu’il fait partie de la réalité brésilienne et que, les deux choses étant une fois de plus liées, Tarsila dessinait des chiens.

Dès le début du poème, les noms propres Pirituba et Soracoba plongent le lecteur dans la réalité brésilienne. Ils désignent des lieux réels : Pirituba était, en 1926, un passage à niveau où la route traversait la voie ferrée reliant São Paulo à Soracoba, localité à l’Ouest de São Paulo, aujourd’hui intégrée à la grande métropole. Dépaysement encore par les sonorités exotiques de ces noms provenant de la langue primitive tupi-guarani. La réitération, sept fois, de Soracoba amplifie l’effet phonique. Elle crée une onomatopée reproduisant le bruit rythmé des wagons qui passent devant l’observateur. C’est aussi une façon de concrétiser le mouvement du train et la durée du passage du convoi. Enfin, la vision globale du vers, disposé sur une seule ligne, formé de la juxtaposition de sept substantifs identiques, restitue l’image linéaire du train composé de sept wagons semblables. Cette réussite  ne nous surprend guère de la part du poète de la Prose du Transsibérien et du co-scénariste de La Roue de son ami Abel Gance.

L’utilisation des couleurs appartient également à l’art du peintre : les rectangles d’un blanc cru des wagons, le rouge et le bleu, fréquents dans les tableaux de Tarsila comme dans le paysage brésilien. Le parallèle « Terre rouge/ciel bleu » [substantif (élément)/adjectif (couleur)] évoque l’automatisme du geste de va-et-vient du peintre portant la couleur de la palette au tableau. La réalité brésilienne est transcrite avec fidélité et minutie, jusqu’au « petit drapeau orangé » digne de la technique d’un peintre naïf qui n’oublie pas non plus la bosse des « taureaux zébus ». La présence des Italiens et des Japonais s’adonnant à l’agriculture est également  conforme à la réalité brésilienne, surtout dans la région de São Paulo, où l’immigration d’étrangers de ces deux  nationalités a été très importante.

Et la forêt vierge ? Bien sûr, depuis São Paulo une « promenade matinale », serait-ce dans l’Alfa Romeo de Cendrars ou dans la Cadillac découverte d’Oswald, ne permet pas de l’atteindre ! On ne peut la rencontrer, inopinément [11], au détour de la route entre São Paulo et Soracoba ! Mais elle faisait déjà partie du paysage intérieur brésilien de Blaise Cendrars et il a voulu lui faire sa place, à la fin du poème. Tarsila a d’ailleurs peint un tableau intitulé Floresta (Forêt).

Le Brésil,  c’est également les fruits exotiques, comme ceux représentés dans le tableau n°13 de l’exposition de Tarsila, « Marchand de fruits ». Le substantif final « camboui », crée un calembour inattendu par son homonymie avec cambouis, mais c’est aussi la transcription phonétique du nom « cambui », désignant divers arbustes de la flore brésilienne et leurs fruits.

Tarsila avait fait des dessins pour les poèmes de Cendrars qui composa des poèmes pour les tableaux de Tarsila. « Promenade matinale » aurait pu servir de préface au catalogue de l’exposition ; mais cette composition n’a pas été retenue et elle est tombée dans l’oubli [12]. Nous y trouvons un syncrétisme frappant avec les tableaux de Tarsila : Cendrars les connaissait bien et c’est spécialement pour eux qu’il a composé le poème. Poème et tableaux sont la manifestation d’une même réalité brésilienne par deux artistes qui ont su établir une sympathie jamais démentie dans leurs relations et une harmonie dans leurs arts respectifs, différents mais complémentaires. Ce beau poème complète et précise la vision que Cendrars avait du Brésil, pays cher à son cœur au point qu’il le considérait comme sa « deuxième patrie spirituelle ».

Notes

[1] Voir Aracy A. Amaral, Tarsila, sua obra e seu tempo, São Paulo, Editoria Perspectiva, 2 vol., 1975.

[2] Voir Adrien Roig, « Une nouvelle “rencontre”, Oswald de Andrade-Blaise Cendrars : interprétation du poème “Morro Azul”, Cahiers du Monde hispanique et luso-brésilien (Caravelle) [Université Toulouse-Le Mirail], n°33, 1979, p. 133-156.

[3] Dans ce texte d’abord donné en avril 1981 dans le bulletin des études cendrarsiennes Feuille de routes n°5, repris dans Feuille de routes n°42-43 en 2004, Adrien Roig publiait « Promenade matinale », un poème envoyé à Tarsila, qui a retrouvé depuis sa place dans les éditions des Poésies de Blaise Cendrars. En 2004, il ajoutait : « Il s’agit évidemment des éditions antérieures à celle de la série “Tout Autour d’Aujourd’hui” ; ce poème figure dans une version plus longue sous le titre “Première promenade matinale”, à la page 259-260, sous la rubrique “Poèmes inédits de Feuilles de route” » (Note de l’éditeur).

[4] Voir A. Eulálio, A Aventura brasileira de Blaise Cendrars, São Paulo, éd. Quiron/M.E.C., 1978 ; et la réédition de l’ouvrage d’Eulálio par Carlos Augusto Calil, édition revue et augmentée, Edisup, São Paulo, 2001.

[5] Ce sont ceux qui illustrent à présent la nouvelle édition Denoël (collection TADA).

[6] Aracy Amaral, op. cit., vol. 1, p. 196-197, donne la reproduction des deux lettres dactylographiées.

[7] Heureusement ces documents ont été conservés. Ils sont actuellement à São Paulo (Arquiva Oswaldo Estanislau do Amaral), v. Alexandre Eulalio, A Aventura brasiliera de Blaise Cendrars, op.cit., éd. 2001, p. 309.

[8] Nous avons pu localiser deux exemplaires du catalogue. La couverture, ornée de l’autoportrait du peintre, porte les indications : « Tarsila/ du 7 au 23 juin 1926/38, rue de La Boëtie/ Paris ». Ils se trouvent l’un au Museu de Arte Contemporánea de l’Université de São Paulo (cote 02414), l’autre à Paris à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet.

[9] La variante la plus importante est au dernier vers : « Du bagne de la chaleur et de la tôle » qui a été édulcoré en « Du soleil de la chaleur et de la tôle ondulée ».

[10] Outre les éditions complètes disponibles au moment de sa recherche, Adrien Roig mentionne les prépublications Sud-Américaines dans Les Feuilles libres, Paris, n°44, novembre-déc. 1926, p. 81-84 ; « Feuilles de route inédites de Blaise Cendrars » dans Montparnasse, n°49, février-mars 1927 et n°51, mai-juin 1928, « Poèmes de Feuilles de route II ». Ce poème a désormais rejoint le recueil intitulé Du Monde entier au cœur du monde en Poésie Gallimard et Œuvres romanesques  précédées des  Poésies complètes, vol. 1, édition de Claude Leroy, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2017 (Note de l’éditeur).

[11] Cendrars a traduit en français, sous le titre Forêt vierge, le roman A Selva de Ferreira de Castro, livre que lui avait fait connaître Paulo Prado.

[12] Rappelons que Aracy A. Amaral, la nièce de Tarsila, avait donné une première version de ce poème en 1970 dans  Blaise Cendrars no Brasil e os modernistas, São Paulo, Martins, 1970, p. 144 (Note de l’éditeur).

Auteur

Adrien Roig, agrégé d’espagnol, est professeur émérite de littérature portugaise à l’Université Paul-Valéry Montpellier 3. Ses domaines de recherche sont les littérature du Portugal et de l’Espagne au XVIe siècle (António Ferreira, Camões, Sá de Miranda, Diogo Bernardes, Gil Vicente, Garcilaso) ; Inés de Castro, la Reine morte ; la  littérature brésilienne du XXe siècle (Manuel Bandeira, Oswald de Andrade, Mário de Andrade, Raúl Pompeia, Ferreira de Castro) et les artistes O Aleijadinho, Tarsila do Amaral ; Blaise Cendrars, en particulier ses rapports avec le Brésil auxquels il s’est attaché dans  « Présence de Blaise Cendrars à la Bibliothèque Municipale de São Paulo (manuscrits et imprimés) », Quadrant (1987), p. 93-113.

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